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On oppose parfois le chercheur de terrain au chercheur de cabinet, celui qui s’immerge au fond des bibliothèques pour l’amour des paperasses caduques et celui dont l’horizon doit être parfaitement dégagé pour y déployer une pensée libre d’interpréter le passé afin de lui donner sens. Ce numéro d’Histoires Littéraires montre une fois de plus qu’il n’y a pas de document qui n’exige ou suscite une réflexion et pas de théorie qui tienne si elle ne se confronte aux aléas des réalités empiriques. Jacques-Rémi Dahan met en scène exemplairement, dans une deuxième tranche de leur correspondance, le va-et-vient précieux entre deux monstres d’érudition, Nodier et Peignot, qui ne cessent de s’interpeller et de s’aiguillonner pour chercher toujours mieux et comprendre avec finesse les textes et leurs auteurs. Outre son apport documentaire d’une très grande richesse, cet échange nous offre aussi le délicat plaisir des jeux de l’affection et de la politesse entre deux esprits si bien faits pour s’entendre. L’article de Joséphine Vodoz sur la photo et les romans illustrés met quant à lui en évidence la complexité au premier abord insoupçonnée d’une juxtaposition déroutante d’images et de textes, mais qui est tout sauf une juxtaposition capricieuse. Pour en comprendre le sens, il faut regarder de très près des productions à la fois débordantes et négligées mais aussi de bien plus haut pour en saisir la dynamique dans un contexte éditorial bien plus large. Quant à nous éclairer sur André Godin et Louis de Gonzague Frick, comment mieux le faire qu’en mettant sous nos yeux des documents d’archive qu’un précédent article avait donnés en transcription et savamment annotés ? C’est de photographie encore qu’il est question dans l’article de Laurence Le Guen sur Doisneau et ses albums inachevés pour enfants.

Jeanne Zéphire, Froide comme un glaçon, Éditions Police-Journal, 1952. (collection Richard Saint-Germain, P58, Service des bibliothèques et archives de l’Université de Sherbrooke)

Où l’inachèvement est l’occasion d’une interrogation sur une démarche intrigante qui fait du photographe un écrivain qui écrit parce qu’il photographie. Les lettres inédites de Farrère transcrites et annotées par J.-P. Goujon sont elles aussi porteuses d’images étonnantes, mais virtuelles cette fois, et ne peuvent manquer de nous rappeler que les mots peuvent peindre et, pour ce faire, se passer d’illustration. Vaste débat que rappellera encore J.-P. Goujon dans sa chronique des ventes et des catalogues. Avec l’article de Marie-Pier Luneau et l’entrevue avec Matthieu Letourneux la question de l’illustration se déplace sur le terrain de l’édition populaire, ce continent immense si longtemps ignoré mais dont d’intrépides explorateurs commencent à nous apporter des nouvelles. Découvertes qui ne sont rendues possibles que parce que des collectionneurs fous sont allés repêcher en chiffonniers avisés les trop fragiles produits d’une industrie méprisée. Pour le Québec, c’est maintenant tout un projet d’équipe qui appuie ses études sur la masse documentaire que des collectionneurs visionnaires ont accumulée et confiée à des universités. Matthieu Letourneux se défend quant à lui d’être un collectionneur mais qu’est-ce que le terrain qu’il arpente sinon une archive colossale qu’il a lui-même amassée et dont il se fait le guide incollable ? Pas d’institution cependant ici pour la reprendre en charge : frilosité bien française du monde académique qui préfère collectionner à prix d’or la moindre ligne de Proust et tourne le dos à des océans d’imprimés populaires qui en disent plus long sur la vie de millions de lecteurs ordinaires que sur les souliers rouges de la duchesse de Guermantes. Jean-Yves Mollier poursuit dans ce numéro la série de ses formidables chroniques sur le monde éditorial des deux derniers siècles dont il est le connaisseur sans égal. C’est l’étonnante histoire de Stock qu’il restitue ici – une histoire fort différente de la fable que raconte complaisamment l’éditeur qui en porte le nom aujourd’hui. À travers le destin du fondateur, c’est toutes les contradictions culturelles et politiques de son époque qui nous sont restituées.

Le lecteur retrouvera dans ce numéro une chronique réactivée depuis le précédent numéro d’Histoires littéraires. L’histoire de la littérature n’est pas seulement déployée dans les pages des livres. Elle l’est aussi dans les espaces muséaux et, en l’occurrence, les trois expositions qui font l’objet de notre attention mettent en jeu, à nouveau, le commerce des textes et des images, avec Balzac et Grandville à la Maison de Balzac, Huysmans critique d’art au Musée d’Orsay et Dotremont et les surréalistes au Musée BelVue de Bruxelles.

Sommaire Histoires littéraires n°81