Voici un numéro presque entièrement monographique. Il est en effet, dans sa plus grande partie, consacré aux marginalia — autrement dit, aux annotations manuscrites ou aux dessins qui se trouvent portés par tel ou tel lecteur sur un exemplaire servant, en quelque sorte, de cobaye. Comme on le verra, la variété de ce genre d’interventions est souvent extrême, et c’est précisément ce que nous avons voulu montrer, en réunissant les diverses collaborations de ce numéro. Une telle entreprise suppose cependant de nombreuses recherches, car les livres annotés sont très loin de tous se trouver dans les bibliothèques publiques. La plupart de ceux qui sont évoqués ici appartiennent donc à des collections particulières, et surtout, comme c’est souvent le cas, aux collaborateurs eux- mêmes. À ce propos, il serait intéressant de savoir s’il existe des collectionneurs de livres annotés. La chose n’est point impossible, car on sait que la plus grande fantaisie s’exerce souvent dans le thème choisi par les collectionneurs pour se livrer à leur vice impuni.
Pour revenir à ce numéro, nous devons dire que nous avons été surpris par la grande variété des articles que nous avons reçus, notamment de ceux réunis dans ce qui constitue la partie centrale du numéro : le Dossier Marginalia. Il apparaît aussi que ces marginalia ne se limitent pas au livre proprement dit, annoté soit par un lecteur, soit par l’auteur, mais s’appliquent aussi bien à toutes sortes de support (tout est littérature…) : une lettre annotée par un tiers, un dessin sur un manuscrit, une carte postale, voire un mur de Paris !
Sans vouloir paraphraser la présentation dudit Dossier par Marcela Scibiorska et David Martens, nous indiquerons brièvement que les contributions font d’abord intervenir nombre d’écrivains : Nerval, Laforgue, Rachilde, Cendrars, Willy, Cocteau, Aragon, Mariën, Paulhan, Carême, Thurston, Ponge, Simon. On y trouve aussi une carte dessinée par l’auteur du livre, des dessins portés par l’auteur sur un sien manuscrit, un catalogue d’exposition annoté par un critique, des annotations anonymes en hollandais sur un Paludes, deux photos extraites de Nadja annotées, une carte postale anonyme, des annotations successives sur le prix d’un livre, un graffiti sur un mur parisien… Ne pouvaient enfin manquer les annotations rageuses dépréciant le livre (Le Dantec ; un anonyme).
Ce Dossier Marginalia se trouve opportunément complété par des articles de fond, traitant le même sujet. C’est à une véritable archéologie des marginalia que se livre Gergory Bacou, en nous livrant de précieuses informations bibliographiques sur des exemplaires qui vont d’un incunable de 1494 au retentissant Merde tracé par Desnos sur la dédicace d’un livre qu’il avait reçu. Autre archéologie, conduisant à une véritable résurrection, l’impeccable démonstration de Christophe Beaufils, selon laquelle des annotations cursives portées par Chateaubriand sur son exemplaire de Florus, éclairent et expliquent incontestablement la genèse de certains passages des Mémoires d’Outre-Tombe. Jarry annotateur de lui-même, c’est ce que nous donne à voir Vérène de Diesbach, en détaillant avec une extrême précision un exemplaire d’épreuves inconnu d’Ubu roi, destiné à une représentation aux Quat-z’Arts en 1901. Feuillets supprimés, texte réduit, nombreux ajouts et béquets : bref, « le texte non expurgé des représentations de 1901 », ce qui nous vaut en prime des passages inédits. Une démarche un peu analogue est celle analysée par Emmanuël Souchier, à propos d’un exemplaire du roman d’Eric Villeneuve, La Lune seule, où l’auteur a inséré deux débuts de romans autographes, restés inédits et permettant une lecture différente de celle proposée par le texte imprimé.
Le reste du numéro contient les chroniques habituelles. Dans Lecture, lectures, Olivier Barrot rend pleine justice à Jean Lemarchand, qui, en même temps qu’un écrivain non négligeable, fut un acteur important de la vie littéraire des années 1940-1970. Outre deux romans, on lui doit un remarquable recueil de critiques dramatiques, et également les trois volumes d’un Journal posthume, témoignage capital sur l’Occupation et la Quatrième République. Suit la chronique des ventes de Jean-Paul Goujon, qui nous fait assister, entre autres, à diverses ventes ressemblant fort à des braderies. Enfin, un entretien avec Eleara Bertho porte sur sa récente biographie de Senghor, ce qui lui donne l’occasion de battre en brèche certains stéréotypes et de montrer que le poète est loin de s’être montré complaisant vis-à-vis du colonialisme.
Autant dire que ce numéro tente de refléter le mieux possible l’histoire des livres, voire d’autres supports, sur lesquels certains de leurs possesseurs ont tenu à laisser des traces…