Osons un paradoxe : il faut beaucoup aimer les livres pour s’acharner à les détruire – ce dont ne se soucierait pas l’indifférence. Tout au moins faut-il leur reconnaître un réel pouvoir et les percevoir comme un insupportable défi pour les envoyer au bûcher. Les livres sont dangereux et leurs lecteurs (leurs lectrices plus encore) des menaces d’autant plus inquiétantes qu’elles sont incernables précisément. L’histoire ténébreuse de la Justine de Sade envoyée au bûcher en 1841 est l’occasion pour Patrick Challande et Jean-Paul Goujon de s’interroger sur les Noël père et fils et sur ce qu’un bibliophile transmet ou non à ses enfants. Autre figure des extrêmes en matière de passion pour l’encre et le papier : Gérard de Lacaze-Duthiers, dont Vittorio Frigerio rappelle avec ampleur la prolifique production à la gloire de ce qu’il avait dénommé l ‘aristocratie.. Passé du parcours académique sans faute au flirt avec les libertaires, ce polygraphe infatigable s’est dépensé sans compter au service des ouvriers révolutionnaires – il n’en sera pas moins couronné par l’Académie française en 1946. Charles Müller, au rebours de Lacaze-Duthiers, consacre toute son énergie à diverses facettes de ce qu’on a appelé le rire fin-de-siècle. On le connaît comme complice de Paul Reboux et de Curnonsky, mais moins bien comme chroniqueur de « La vie drôle» dans Le Journal. Philippe Chauvelot retrace l’activité de toute une joyeuse équipe, que la mort de Müller au front vient interrompre — disparition qui est aussi le signal de la fin de toute une époque. Ivan Goll et Édouard Dujardin permettent en revanche à Stephen Steele de nous faire mieux connaître l’époque qui a suivi à travers leur échange compliqué, pour une large part autour des Cahiers idéalistes. Précieuse correspondance, dont il nous donne la transcription savamment commentée. On ne quittera pas la poésie en suivant Mathilde Ollivier et Tim Trzaskalik dans leur découverte du Musée Verlaine, parcouru en connaisseurs attentifs qui nous livrent un reportage très documenté.
Bien différente de ce Musée, mais non moins passionnément littéraires, les librairies sont des hauts lieux de la circulation et de la vie des livres. Il en est peu d’aussi emblématiques de la modernité littéraire que celles d’Adrienne Monnier et Sylvia Beach. Anne Reverseau ne se contente pas ici de le rappeler mais s’attache de manière parfaitement originale et très actuelle dans son esprit à l’extraordinaire scénographie composée par la collection de portraits photographiques d’écrivains exposée au mur de ces librairies. Jean-Yves Mollier poursuit de son côté ses explorations avec un nouveau chapitre de ce qui devient avec chaque chronique un tableau de plus en plus détaillé du monde de l’édition au XIXème siècle. C’est cette fois à Abel Pilon qu’il se consacre en montrant comment ce personnage peu connu a joué un rôle crucial en inventant un mode de financement de grandes entreprises éditoriales par le crédit. On ne manquera pas de philosopher avec un certain optimisme sur ce que peut nous inspirer la juxtaposition d’autodafés et de célébrations, d’autorités brûleuses de livres et d’amoureux des livres pour qui ceux-là seuls possèdent une authentique autorité. Des livres, partout des livres, grâce aux auteurs et aux éditeurs, aux librairies qui les diffusent, mais aussi et peut-être surtout aux bibliothèques. Et pour ponctuer comme il se doit un tel parcours, c’est entre les murs de l’une d’entre elles, celle de l’Arsenal, que nous retournons grâce à l’entretien que nous accorde Claire Lesage en répondant à toutes nos curiosités sur ce lieu sans égal et sur l’itinéraire qui l’y a conduite.