Assurément, nous avons fait bien du chemin depuis cent-cinquante ans. Qu’est-ce qu’écrire à une époque où n’importe quel puissant peut se saisir des ciseaux d’Anastasie ? Où le battage des procès assure la promotion du livre mieux que les affiches et les réclames ? Là, le lecteur moderne doit faire effort d’imagination.
Alors, imaginons : en ce temps-là, on faisait un procès à un poète qui s’était efforcé d’édifier la jeunesse en exposant à ses yeux ébaubis toutes les puissances du vice. Il est certain que pour susciter aujourd’hui « le cri de l’hypocrisie violée », il faut déployer moins de talent, et que toutes les parties, organisées en associations en un vigoureux élan démocratique, se trouvent fort aise de battre monnaie de leurs blessures intimes. Pourtant, cette censure qui fait le cœur de notre dossier Baudelaire,
et dont Delfeil de Ton nous raconte la lente récession sous les coups de boutoir de Hara-Kiri, elle nous dit quelque chose. Est-ce dans un quotidien, un hebdomadaire, un journal gratuit, ou dans le secret des commandes de notre bibliothèque, on jurerait l’avoir croisée ces jours-ci. Signe qu’il serait bien naïf de croire que notre âge fatigué est celui des tabous caducs et des défenses tombées.
Et puis… avant 1914, un photographe bruxellois se débarrassait
de boîtes pleines de vieilles plaques en verre, parmi lesquelles une plaque de 16 par 12, épaisse de 3 mm, due à Charles Neyt, photographe ami de Baudelaire. Elle attira l’œil du père de Marc Angenot qui, fidèle à son œuvre de passeur du xixe siècle, a bien voulu la confier à Histoires littéraires pour en orner la couverture de cette livraison.