EN SOCIETE

Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel, 1995-2, n° 138, réédition Classiques Garnier, 2023, 41 p., 28 €. Voici une réédition très bienvenue. Ce numéro, qui semblerait mince par son apparence matérielle, ne contient en effet rien moins qu’un important poème de jeunesse inédit, Le Printemps, ainsi qu’une étude sur les relations Paul Claudel — Jacques Hébertot. La destinée de ce poème est singulière : envoyé à Mallarmé en 1887, il resta enfoui pendant près d’un siècle dans le fond du cabinet de laque de celui-ci. Ce n’est qu’en 1970 que, par un hasard vraiment miraculeux, François Chapon en fit la découverte. Nul n’était mieux désigné que lui pour présenter sa trouvaille dans « Le Printemps. Un poème inédit de Paul Claudel », et analyser ce qu’il nomme « l’un des rares reliquats, pour ne pas dire le seul, de la production poétique du génial adolescent ». Il souligne notamment « la cadence jubilatoire » de ces vers, dont la grande simplicité évite le vocabulaire symboliste alors à la mode. On y trouve déjà la respiration du verset claudélien, où la voix et le sens se trouvent confondus. François Chapon indique par ailleurs que ces vers n’ont rien de religieux : « l’incantation est encore toute païenne ». Se trouve également reproduite par ses soins la toute première lettre de Claudel à Mallarmé, lui annonçant précisément l’envoi du Printemps : « […] Je vous envoie un petit poème que j’ai fait. Si vous vouliez lire cette pauvre chose et surtout si vous daigniez m’en donner votre avis, ce serait un acte de bonté charmante qui répondrait tout à fait à l’idée que je me fais de vous et dont je vous serais toujours reconnaissant ». Le manuscrit de ce poème se trouve à présent conservé à la Bibliothèque Doucet. Le Printemps sera ensuite, en 1994, édité sous forme de plaquette de luxe par le libraire genevois Quentin : Le Printemps. Paul Claudel. Postface de François Chapon. Sept pointes-sèches de Brigitte Simon, tiré à 100 exemplaires. C’est un très beau « livre de peintre », où les gravures se marient parfaitement avec le texte. Du manuscrit, le Bulletin reproduit la première page, qui montre que la belle graphie de Claudel est déjà celle de la maturité et qui ne changera guère. Suit la transcription intégrale du poème, et, comme le remarque François Chapon, on est frappé par « son ampleur, comme si la respiration était liée à cette exaltation du bonheur où les larmes, mêlées au chant, au rire, traduisent et répètent l’intensité d’une sensation presque insoutenable », liée à l’apparition d’une femme dans une prairie :

Ah ah ! j’ai été dans une prairie où volent les abeilles
Ah ah ! Ah ah ! abeilles ! pourquoi volez-vous et grondez-vous ?
Nous tombons partout ! nous nous roulons impétueusement dans les
fleurs A la volante petite poussière jaune comme un petit enfant sur son édredon !
Ah ! la musique des bois est douce !
Éclatant est le matin, éclatantes sont les fleurs et l’arbre aux fleurs éclatantes Chante !

Le second volet de ce numéro est constitué par l’étude d’Alain Baretta « Paul Claudel et Jacques Hébertot. Contribution à l’étude des préoccupations scéniques de Paul Claudel (1947-1951) ». Il s’agit, on le voit, de la dernière partie de la vie du poète-dramaturge. Très fouillé et documenté, cet intéressant article s’attache essentiellement à la mise en scène de L’Échange au Théâtre Hébertot en 1948, et fait largement appel à la correspondance inédite échangée par les deux hommes. Amorcée en 1946, leur collaboration sera d’abord fructueuse et confiante, pour se terminer en 1951 par un désaccord et une rupture. Claudel se montrait très satisfait de pouvoir contrôler à la fois la mise en scène et l’interprétation, dirigeant lui-même les répétitions. Des difficultés surgirent cependant, aussi bien à propos du metteur en scène (qui sera finalement Jean Vernier) que de la distribution. La première (12 mars 1948) fut un grand succès. Néanmoins, Claudel ne se montra guère satisfait des représentations suivantes, surtout à cause de la distribution. Sur ces entrefaites, un projet de représentation de L’Échange au Vatican échoua, « pour des raisons religieuses ». Et Claudel, qui fulminait toujours contre les fréquents changements d’interprètes, écrira en 1951 à Ève Francis : « Hébertot avait trouvé original de faire jouer en alternance aux mêmes actrices les rôles de Violaine et de Mara. […] C’était aberrant. Je me suis immédiatement dégagé […] pour protester contre cette indéfendable et dangereuse fantaisie. Les comédiennes engagées étaient des débutantes incapables de réaliser ce tour de force. » Dès lors, les relations ne cessèrent de se dégrader et aboutiront en 1952 à un arbitrage donnant raison à Claudel. Ainsi s’achevait cette collaboration, qui aura au moins permis au dramaturge d’expérimenter ses idées sur la pratique théâtrale et la mise en scène. Suivent divers comptes rendus de livres sur Claudel, qui ferment ce numéro, d’un intérêt certain pour l’histoire littéraire.

LIVRES REÇUS

Bernhardt. Jules Huret, Sarah Bernhardt, préface d’Edmond Rostand, suivi par Les Fous de Sarah, textes réunis par Gérald Duchemin, Éditions Le Chat rouge, 2023, 296 p., 21 €. Le centenaire de la naissance de Sarah Bernhardt nous a valu, outre une grande exposition au Petit-Palais, diverses publications, dont celle-ci est sans doute la plus intéressante. Publié en 1899 chez Félix Juven, le texte de Jules Huret est un montage d’interviews, de fragments de critiques et de documents divers, un collage réalisé avec une grande habileté. Deux récits de Sarah Bernhardt évoquent son enfance difficile et ses tournées américaines, et atteignent un ton presque épique : « J’ai traversé les Océans emportant mon rêve d’art en moi », « J’ai planté le verbe français au cœur de la littérature étrangère ». Alternent des lettres de l’actrice hautes en couleur, le détail des recettes de certaines pièces, un florilège de critiques significatives. Le livre s’achève sur le récit de la grande journée du 9 décembre 1896, où le monde des lettres et du théâtre lui rendit un monumental hommage, avant un bref épilogue : l’actrice abandonnant le Théâtre de la Renaissance, loue la vaste salle du Châtelet, à laquelle elle donne son nom et qu’elle inaugure le 15 mars 1900 avec la création de L’Aiglon. Son livre étant publié plusieurs mois auparavant, Huret fait erreur en parlant d’une reprise de La Samaritaine en 1900, car il ignore la création la nouvelle pièce de Rostand. Contrairement à ce qui arrive trop souvent avec ce genre de publication, il ne s’agit en rien d’une hagiographie : s’il admire infiniment l’actrice, Jules Huret ne dissimule ni ses échecs ni les crises de sa vie privée — et il sait le faire avec humour (« Le mariage était, en effet, la seule excentricité qui manquât à la collection de Sarah »). Les questions d’argent forment un thème presque obsédant du livre : lucratives, les longues tournées à travers le monde sont nécessaires au financement des créations parisiennes au résultat toujours incertain ; et les sempiternelles reprises, en particulier de La Dame aux camélias qui a la « fonction de pièce terre-neuve », permettent de renflouer les caisses après chaque échec grave. Les scandales qui ont bruyamment émaillé sa carrière sont aussi évoqués, en particulier le terrible saccage de l’appartement de Marie Colombier, où, en compagnie de Jean Richepin, Sarah Bernhardt entra violemment, « renversant les meubles, cassant les objets d’art, lacérant les robes », avant de cravacher celle qui avait écrit un violent roman-pamphlet, Sarah Barnum. Autre signe de l’absence de complaisance de l’auteur : les deux critiques qu’il cite le plus souvent sont Francisque Sarcey, dont l’opinion sur l’actrice varie beaucoup, et Paul de Saint-Victor, presque toujours hostile. — La deuxième moitié du volume propose une anthologie de textes consacrés à la comédienne : mémoires de collaborateurs (Reynaldo Hahn, Mucha) ou d’une collègue (Marguerite Moreno), chronique mondaine du jeune Marcel Proust, sonnet de Robert de Montesquiou, journal intime de son ami Pierre Loti, souvenirs de Louis Verneuil, gendre de l’actrice. Le plus inattendu de ces textes est sans conteste l’évocation par Sigmund Freud d’une représentation de la Théodora de Sardou, à laquelle il assiste à Paris en novembre 1885 et qu’il raconte dans une lettre à sa fiancée Martha Bernays (il ne s’agit en rien de « paroles rapportées », comme l’avance curieusement l’éditeur). Le livre est précédé de la préface affectueuse et brillante que lui avait donnée Edmond Rostand. Il y défend Sarah contre sa légende (« celle des cercueils et des alligators »), contre les anecdotes pittoresques qui ont popularisé et déformé le personnage de l’actrice. Corrigeant un vers célèbre qu’il écrivit sur son interprète (« Reine de l’attitude et Princesse des gestes »), Rostand la décrit avec admiration comme « la Dame d’énergie ». À défaut d’une annotation qui n’aurait pas été inutile pour éclairer les nombreuses allusions au théâtre de l’époque, une chronologie, une bibliographie (très) sommaire et une note sur Jules Huret complètent le volume, le tout formant un portrait complexe et très vivant d’une figure essentielle de la fin de siècle.

Dumas. Caroline Julliot, Monte-Cristo, le procès ! Feuilleton juridique, Paris, CNRS Éditions, « Les décalé·e·s », 2023, 277 p., 24 €. Disons-le d’emblée : ce livre est remarquable tant par l’intelligence de son propos que par la connaissance de son objet et par l’humour mâtiné d’ironie qui en rend la lecture jubilatoire. Combinant avec maestria analyse littéraire, perspective juridique, de la loi des hommes à celle de Dieu, réflexions éthiques et philosophiques non dépourvues d’incidences politiques, Caroline Julliot entreprend de transformer le lecteur en juge. S’appuyant sur l’idée que lire c’est juger, organisant le livre selon le rythme d’une procédure judiciaire, elle instruit le procès du héros, surmontant habilement les difficultés inhérentes à une telle manœuvre intellectuelle, consistant à juger un être de papier.
Solidement informé, se fondant sur une abondante bibliographie, convoquant à bon escient d’autres romans dumasiens, se référant aux diverses adaptations cinématographiques et télévisuelles du
Comte de Monte-Cristo, ainsi qu’à ses suites et pastiches, comme Le Fils de Monte-Cristo de Jules Lermina, cet ouvrage se distingue également par sa tonalité à la fois enjouée et sérieuse et un rythme allegro ma non troppo. On apprécie de même l’implication de C. Julliot dans son texte et la mise en scène de son propre rapport à l’œuvre d’Alexande Dumas. Cofondatrice avec Pierre Bayard du réseau Intercripol (l’INTERnationale de la CRItique POLicière), C. Julliot fait ici preuve d’un séduisant talent. Si le personnage a déjà été interrogé par la critique sur son rapport à l’abbé Faria, sur sa « résurrection » et métamorphose d’Edmond Dantès en Monte— Cristo, sur son statut, convaincant ou non, de surhomme, sur la légitimité de sa vengeance et ses conséquences, comme la mort du jeune Édouard de Villefort, sur le pardon qu’il accorde à Danglars, pourtant le plus coupable de son arrestation et de sa captivité, etc., l’angle d’attaque choisi par C. Julliot lui permet d’examiner à nouveaux frais les fondements de la justice humaine, les prescriptions de la loi divine, la portée de la loi du talion, les rapports entre les intentions et les actes, le jugement de Dumas sur sa créature, la nature de ce genre si difficile à véritablement évaluer — mais, au fond est-ce si important ? —, le roman populaire, la part et la place du lecteur.
On relève quelques erreurs vénielles, sans conséquence quant à l’intérêt de l’ouvrage. Ainsi Mondego se prénomme-t-il Fernand dans le roman et non Fernando. Manifestons enfin une légère irritation devant la systématique alternance « lecteur/lectrice » censée renforcer la féminisation des fonctions. Le genre grammatical n’a rien à voir avec le sexe, et « lecteur » considéré comme sujet dans l’opération de lecture est un neutre sémantique.
On recommandera sans réserve la lecture de ce savoureux essai, qui nous fait retraverser avec un éclairage et un questionnement renouvelés un roman devenu patrimonial, et nous confirme que l’on a bien raison de prendre un plaisir immodéré à le lire et le relire. Pour plus d’informations sur les motivations et les attendus du travail de C. Julliot, on renverra à son entretien avec Sarah Al-Matary dans
La Vie des idées du 21 janvier 2022, disponible en ligne https://laviedesidees.fr/Pas- de-justice-pas-de-litterature.html

Élégie. Lætitia Reibaud, L’Élégie européenne au XXsiècle. Persistance et métamorphoses d’un genre poétique antique, Paris, Classiques Garnier, 2022, 1194 p., 59 €. Ce fort volume, refonte d’une thèse dirigée par Jean-Yves Masson et soutenue à la Sorbonne en octobre 2014, vient combler un manque important dans le champ des études sur la poésie moderne et contemporaine. Il n’existait pas de synthèse aussi approfondie sur l’élégie au XXe siècle en Europe. L’enquête menée par l’autrice sur ce genre embrasse non seulement un empan chronologique assez large (tout le siècle), mais couvre également des aires linguistiques multiples, puisque sont étudiées les littératures de langue française, allemande, anglaise, italienne, espagnole et grecque. Il s’agit donc d’un travail d’une ampleur inédite, dont on doit saluer tant la qualité que la richesse de documentation. Remettant en cause la prétendue disparition de l’élégie après le romantisme triomphant — idée reçue malheureusement encore tenace dans l’histoire littéraire, bien que les travaux de Pierre Lotibier et de Jean-Michel Maulpoix en aient déjà montré le caractère infondé —, Laetitia Reibaud cherche à dévoiler non seulement l’importance quantitative du genre dans la production poétique du siècle dernier, mais également sa position cruciale au sein des questions et des tensions qui ont travaillé celle-ci. Loin d’occulter le rejet dont l’élégie a pu être l’objet de la part de nombre de poètes qui l’ont suspectée d’une complaisance à l’épanchement et à la lamentation larmoyante, l’autrice replace ce rejet dans l’histoire propre au genre et dans celle de l’émergence de « nouveaux lyrismes », en particulier après la Seconde Guerre mondiale.
Une première partie, qui explicite la méthodologie de l’ouvrage, expose d’abord les résultats d’une impressionnante enquête sur ce que représente quantitativement l’élégie au sein de la production poétique des aires linguistiques concernées. Cette enquête associe des données bibliométriques précises, récoltées par la consultation des catalogues des bibliothèques nationales, et des données empiriques, une partie de la production élégiaque étant occultée par sa dissémination au sein de recueils dont les titres ne renvoient pas au genre. Sans viser à une utopique exhaustivité, Laetitia Reibaud parvient ainsi à donner un tableau relativement fiable et précis d’une production souvent largement sous-estimée. Mais surtout, la première partie expose avec clarté les difficultés rencontrées par les théoriciens et les critiques du XXe siècle à définir le genre de l’élégie. Une telle situation amène l’autrice à proposer une approche historique du genre — démarche généalogique qui semble une absolue nécessité chez tous ceux qui ont tenté de définir l’élégie, tant la souplesse du genre, sa labilité, paraissent défier toute tentative d’approche autre qu’empirique. Cela n’empêche pas Lætitia Reibaud, cependant, de ne pas se limiter à une définition en extension de l’élégie, et de proposer des avancées majeures pour sa définition en compréhension.
Le fil conducteur de l’enquête est ainsi, comme le suggère le sous-titre du livre, la manière dont le genre, lourd de son héritage antique, se définit au XXe siècle dans la continuité, mais aussi dans la réécriture et dans la réorientation d’une tradition. On voit à quel point le projet est ambitieux, qui oblige Lætitia Reibaud à observer minutieusement les « fondements antiques et modernes » du genre (titre de la seconde partie du livre). L’analyse scrupuleuse de l’étymologie grecque du mot « élégie », qui ouvre cette partie, est particulièrement riche de renseignements, et reprend avec courage la question complexe du lien entre l
’elegos et le thrène, impliquant un réexamen sérieux de l’association traditionnelle de l’élégie antique avec la flûte, probable « fantasme littéraire tardif » (p. 229), mais dont Lætitia Reibaud souligne avec justesse l’influence sur l’imaginaire du genre. Parfaitement informée de la place de l’élégie dans la critique et la théorie littéraires contemporaines, l’autrice propose une synthèse des critères multiples qui doivent être pris en compte pour définir l’élégie antique, déjà remarquablement diverse dans ses actualisations grecque et romaine (pp, 304-313), et à laquelle elle ne cherche jamais à imposer une grille rigide : « L’élégie est un genre tout modelé de nuances et de contrastes, mais qui marque certaines préférences formelles, rhétoriques et thématiques combinées de façons variables selon les auteurs et les époques » (p. 312). L’identité originelle du genre est ainsi moins construite, selon l’autrice, sur des critères stables que sur des combinaisons ou des dosages variables de ces critères. L’élégie antique est en outre à la source de « mythologies élégiaques » (p. 315) où se joue tout un imaginaire du genre, qui lui donne sa souplesse : flûte, pleureuse (« en longs habits de deuil », ajoutera Boileau) et rossignol sont les topoï d’une représentation pensive de l’élégie par elle-même. L’histoire de l’élégie après l’Antiquité est également largement étudiée, même si le parcours se fait alors plus rapide, pour des raisons évidentes : l’empan chronologique et l’ampleur de la production visées sont considérables. Mais Lætitia Reibaud propose d’habiles repères, telle l’ouverture, sur fond de pétrarquisme, d’une troisième et « nouvelle voie » pour le genre, entre l’élégie funèbre et l’élégie galante, par le « métissage de l’amour et de la perte » en « élégie d’amour mélancolique » (p. 451), ou, à l’époque de Baudelaire et de Leconte de Lisle, le procès contre l’élégie, accusée de mollesse et d’impudeur.
Les troisième et quatrième parties sont probablement celles qui suscitent le plus l’intérêt du lecteur. Y sont en effet abordées deux problématiques complexes, traitées avec une grande rigueur épistémique et une finesse remarquable. La troisième partie étudie l’épineuse question de l’identité formelle de l’élégie, d’habitude trop facilement évacuée au prétexte d’une dilution de la forme dans le registre élégiaque. Or il n’en est rien : Lætitia Reibaud, quoique fort attentive à l’extrême diversité formelle de l’élégie contemporaine, propose des analyses convaincantes sur les survivances (évidentes ou latentes) du distique élégiaque antique, et montre également comment les élégies qui rejettent ce modèle formel s’appuient souvent sur une certaine longueur, une tendance au développement, certes relatives, mais qui engagent un travail formel sur la continuité et la discontinuité qui leur est propre — sans ignorer, pour autant, une veine élégiaque fondée sur la brièveté ou sur le vers bref, que l’autrice illustre en particulier par Brecht et par Guillevic, et qu’elle rattache à la tradition antique de l
’elegidion et de la poésie gnomique grecque. La quatrième partie suggère alors une autre voie d’appréhension du genre, en examinant comment il se tend tout entier, au XXe siècle, vers des inaccessibles (destinataire éloigné ou défunt, mais aussi vérité métaphysique comme chez Rilke, ou encore monde des objets comme chez E. Hocquard) et opère un ressaisissement du JE, en cherchant un équilibre entre pudeur et épanchement.
L’ouvrage, on l’aura compris, constitue une somme incontournable pour qui s’intéresse à la complexité et au caractère fuyant de ce genre réputé dépassé, mais qui hante plus que jamais notre poésie, pourtant réticente à lui accorder une place majeure (et les études littéraires actuelles plus encore). Lætitia Reibaud propose des analyses décisives, étayées par des microlectures toujours aiguës, mais trop nombreuses pour qu’une recension puisse les citer toutes. Écartant les pénétrantes analyses menées ici ou là sur Rilke, Montale ou Elÿtis (dont Lætitia Reibaud a par ailleurs récemment traduit
Les élégies d’Oxopétra aux éditions Unes), on retiendra, pour le domaine français, de belles pages consacrées à Jammes (p. 412-414), à Jouve (p. 933-938), à P. Emmanuel (p. 427-436), à Aragon (p. 375-378), à Grosjean (p. 823-829), à Senghor (p. 929-933 et 1036-1041) ou à D. Fourcade (p. 746-755).
Il est sans doute possible d’exprimer quelques réserves. S’il est trop facile de remarquer telle ou telle absence, surtout à propos d’une somme déjà plus que complète et qui s’avoue volontiers non exhaustive, on relèvera deux oublis particulièrement regrettables au vu du souci de prendre en compte ce qui, du genre antique, perdure ou hante encore l’élégie contemporaine. On peut s’étonner que le nom de Gilbert Lély n’apparaisse pas ; le recueil
Aréthuse ou les élégies (1924) aurait pu trouver place entre les Élégies (1893) de Verlaine et les Élégies à Lula (1996) de Rezvani pour illustrer la « persistance de l’élégie légère *à la romaine* » (p. 514). Plus curieusement encore, il n’est pas fait mention des Élégies posthumes d’Ovide (1963) du poète est-allemand Ernst Fischer, recueil qui retourne au distique et joue sur l’intertextualité ovidienne de façon singulière. Ce second oubli nous amène à souligner ce qui peut sembler le défaut majeur de l’ouvrage de Laetitia Reibaud : la sous-estimation de la dimension politique de l’élégie au XXe siècle. Certes, lorsque sont abordées les œuvres des élégiaques grecs antiques, de Pierre Emmanuel, de Guillevic, de Nelly Sachs, d’Aragon (Élégie à Pablo Neruda), entre autres, le rapport des poètes à l’Histoire n’est pas négligé ; mais l’on peut regretter qu’aucun chapitre n’aborde de front le lien que l’élégie peut entretenir avec la question politique, que celle-ci se pose dans un contexte de guerre, de dictature ou de deuil national. Il en résulte l’impression que cet angle d’approche est relégué, pour le moins, au second plan, et que la part du lyrisme y est hégémonique. Cela correspond, de fait, à une certaine réalité quantitative de la production élégiaque du siècle, et, dans l’ouvrage, à un effet d’écrasement des allusions — pourtant existantes — à la dimension politique par les considérations sur les orientations amoureuses, endeuillées et métaphysiques du genre. Mais on peut estimer qu’un rééquilibrage eût à cet égard été bienvenu, grâce à un chapitre supplémentaire.
Ces quelques dernières remarques n’ôtent rien, bien entendu, à l’importance de ce fort volume, dont il est à parier qu’il marquera durablement les études consacrées à l’élégie, et à la poésie du XXe siècle en général. Sa lecture ne peut que stimuler non seulement les comparatistes, mais également toutes celles et tous ceux qui placent la poésie au cœur de leurs préoccupations.

Feydeau. Violaine Heyraud, Georges Feydeau, Paris, Gallimard, coll. « Folio biographies », 2023, 352 p., 10.20 €. Spécialiste aguerrie du plus célèbre des vaudevillistes, Violaine Heyraud propose une nouvelle biographie de Georges Feydeau (1862-1921). Elle fait suite, entre autres, à celle qu’avait réalisée Henry Gidel en 1991, lequel avait largement contribué à faire sortir Feydeau (et le vaudeville avec lui) de l’oubli littéraire et académique à la fin du siècle précédent. Violaine Heyraud entame cette biographie par un court portrait généalogique. C’est logique : Ernest Feydeau, père de Georges, fut lui aussi un écrivain ayant rencontré un succès important quoiqu’éphémère, avec la publication en 1858 de Fanny, dont la thématique principale, l’adultère, fait beaucoup penser à celle d’un roman publié un an plus tôt par un certain Gustave Flaubert, avec lequel il était ami. Georges Feydeau naît donc dans un monde où la littérature occupe une place prépondérante : l’auteur de Madame Bovary fait partie de son entourage et les Goncourt observent avec acuité sa croissance. Toutefois, à la différence de son père, le succès sera presque ininterrompu pour Georges. C’est du moins ce que l’on constate grâce à la systématicité qu’adopte Violaine Heyraud pour nous présenter la vie du vaudevilliste : elle la suit au rythme de ses créations théâtrales, dont elle dresse un inventaire complet. Elle s’attelle à un véritable numéro d’équilibriste lorsqu’elle résume de la façon la plus concise possible les intrigues de Tailleur pour dames, La Dame de chez Maxim ou La Puce à l’oreille, sans pour autant passer sous silence les fours auxquels Feydeau et son habituel collaborateur Maurice Desvallières — l’occasion de nous rappeler qu’au XIXe siècle, l’écriture dramatique est bien souvent une affaire d’équipe — ont dû faire face, notamment au début de leur carrière. Bien entendu, la spécialiste de Feydeau ne s’arrête pas là : chaque pièce est une opportunité de rendre compte de l’état du champ théâtral au tournant du XXe siècle, mais aussi de choisir quelques extraits d’une pièce pour en décortiquer les aspects propres à l’écriture de Feydeau ou permettant d’illustrer quelque débat de société suscité par les représentations de ladite pièce. Ainsi, on apprend par exemple que La Dame de chez Maxim n’a pas tant choqué par le fait que l’interprète de la Môme Crevette prononce le mot « merde » sur scène, mais plutôt par la monstration peu reluisante d’un abbé naïf, qui ne saisit pas certaines allusions peu catholiques de la Môme. Ces anecdotes servent aussi à rappeler que Feydeau est un homme de théâtre complet : une fois ses pièces écrites, il en assure la mise en scène avec méticulosité et n’hésite pas à retoucher son texte en fonction des retours des comédien·ne·s. Ces historiettes, si trépidantes et captivantes qu’elles soient, ne fonctionnent donc jamais à vide : elles permettent, d’une façon ou d’une autre, de mieux comprendre comment et pourquoi s’agitait la société bourgeoise et la manière avec laquelle s’organisait la vie théâtrale durant cette période. Le parcours proposé par Violaine Heyraud offre également la possibilité d’aborder la question de la légitimité littéraire durant la deuxième moitié du XIXe et début du XXe siècles pour les auteurs d’une littérature dite marchande. Heyraud explique que le père, Ernest, en a beaucoup souffert, n’ayant pas joui de la reconnaissance espérée de la part de ses pairs, et que le fils, Georges, cherche à se défaire de l’étiquette de simplicité que l’on accolait volontiers au vaudeville à l’époque (et encore aujourd’hui sans doute). « Il y a des gens qui supposent qu’une pièce, parce qu’elle est légère d’allures et sans prétention, est aisée à construire », se plaindra-t-il dans une interview écrite donnée au Figaro en 1899 que l’autrice cite. Il tente ainsi quelques pas de côté, en écrivant des comédies plus sérieuses, dont Le Bourgeon en 1906, qu’il qualifiera plus tard de « défi » qu’il s’était imposé pour prouver qu’il était capable de produire autre chose que du vaudeville. Ce défi est couronné d’un joli succès, avec 92 représentations au (mal nommé) Théâtre du Vaudeville. On découvre aussi, grâce aux retours de la presse que Violaine Heyraud nous livre, que même les plus grands détracteurs du vaudeville ne pouvaient que s’incliner devant le talent de Feydeau, sacré « roi du vaudeville et empereur de la folie » par Le Figaro en 1908 après le triomphe à’Occupe-toi d’Amélie ! S’amorce toutefois dans les années 1910 une forme de déclin, quoique le succès sera toujours au rendez- vous : Feydeau n’écrira toutefois plus jamais de pièces aussi conséquentes et se tourne vers des petites pièces en deux actes ou moins, à l’image de Feu la mère de Madame (1908) et On purge Bébé ! (1910). Toutes les deux sont plébiscitées, mais leurs intrigues tournent essentiellement autour des difficultés de la vie de couple, fidèles reflets, apparemment, de celles que Feydeau vivait avec sa femme, Marie-Anne : sa dernière pièce, Hortense a dit « Je m’en fous ! » (1916), précède d’ailleurs de peu son divorce. Accablé par les désastres provoqués par la Grande Guerre, pour laquelle son fils Jacques est mobilisé, Feydeau rédige ainsi déjà son testament et ne parvient pas à mettre un point final à deux pièces qui resteront inachevées, Cent millions qui tombent et On va faire la cocotte. Et alors que la France sort vainqueur du conflit mondial en 1918, Heyraud raconte la triste fin du vaudevilliste : Feydeau sombre dans la sénilité, symptôme de la syphilis qu’il avait contractée, et se prend pour Napoléon III. Il entre au sanatorium de Rueil-Malmaison en 1919 et n’en sortira jamais. Ses amis, toutefois, le visitent sans relâche, Sacha Guitry en tête. Il décède le 5 juin 1921. Les hommages dans la presse sont unanimes : Georges Feydeau était un colosse théâtral.
Cette biographie de Feydeau est non seulement écrite dans un style accessible à tou·te·s, mais elle paraît également indispensable à toute personne s’intéressant à l’état de la vie littéraire et théâtrale à la fin du XIXe et début du XXe siècles. En effet, si le parcours que mène Violaine Heyraud est passionnant, il est aussi très documenté et l’appareil critique de l’ouvrage l’atteste. L’autrice explique, dans une note d’édition, avoir pu travailler avec un large fonds d’archives grâce au concours indirect du petit-fils de Georges, le comédien Alain Feydeau qui, bien que décédé en 2008, avait pu échanger avec les deux premiers biographes de son grand-père. Ainsi, à travers la biographie du vaudevilliste, Violaine Heyraud propose d’observer le monde littéraire et dramatique de ce tournant de siècle par le biais d’une lunette singulière, celle de la vie d’un auteur représentant d’une littérature dite marchande et jugée traditionnellement peu digne d’intérêt. Toutefois, en lisant Violaine Heyraud, on se rend compte que cette scission du champ littéraire en deux pôles (marchande donc non légitime vs non marchande donc légitime) et les conséquences qu’elle impliquerait ne disent rien de la qualité d’une œuvre. Au contraire, si la richesse d’une œuvre littéraire peut se calculer à l’aune de la multiplicité de ses possibilités de réception, il est naturel de considérer Feydeau comme un classique. Car Georges Feydeau est certes privilégié par des troupes novices, mais a aussi été prisé par les plus prestigieux acteur-ice s et metteur euse-s en scène et a même été considéré comme un précurseur du surréalisme et du théâtre de l’absurde pendant les années 1960, comme le rappelle Violaine Heyraud. Avec cette biographie donc, mais aussi par la publication récente d’œuvres choisies de Georges Feydeau à la Pléiade en 2021, l’autrice confirme plus que jamais que le vaudevilliste mérite d’être lu, joué et étudié. Et le monde académique et dramatique peut s’en réjouir.

Pozzi. Catherine Pozzi, Agnès suivi de Peau d’Ame. « Les cahiers de curiosités », Marguerite Waknine, 2023, 89 p., 10 e. Cette plaquette réunit deux textes, parus respectivement le premier en 1927, et le second, posthume et inachevé, en 1935. Il s’agit de deux écrits fort différents. Agnès, brève nouvelle ou conte (on ne saurait dire), se présente comme une longue lettre adressée à un amant imaginaire. S’y exprime une impatience de l’amour, mêlée à de persistants doutes sur la religion. Brochant sur le tout, un plaidoyer féministe : « Le sort des femmes dépend excessivement du hasard : elles vous rencontrent trop tôt, trop tard, et celles qui vous rejoignent quand même ne vous ont jamais à l’heure qui sera la plus délicieuse. » En réalité, Agnès (publié dans la NRF en 1927 et signé seulement C. K.) est un décalque, ou une refonte, de lettres que l’adolescente Catherine avait écrites pour elle-même à un amant également fictif. On y trouve des évocations attristées de la maison familiale et de l’enfance de l’auteure, avec un père souvent absent : « … Une multitude d’esprits charmants, de femmes à la fois mélancoliques, gaies, profondes. Tant de science. Tant d’élégance… Tant d’art… Mais papa est revenu à son journal, et à la pile de lettres qui déborde sur les compotiers. /Il se lève, il part. Où va-t — il ? ». Il est cependant dommage que l’éditeur ait fait sauter la dédicace du texte : « l[n] M[emoriam] Audrey Deacon ». Il s’agit en effet d’une jeune Américaine, avec laquelle Catherine Pozzi avait vécu en 1903-1904 une passion saphique partagée et qui mourut tragiquement à Florence en 1904. Or, Agnès fut écrite en 1922- 1926, c’est-à-dire durant la liaison de l’auteure avec Paul Valéry. Voilà qui montre toute la complexité à la fois de ce texte et de la sexualité plurielle de son auteure. Peau d’Ame, rédigé de 1915 à 1932, est infiniment plus déroutant. Il se présente comme un « conte » : singulier conte ! Il reflète avant tout l’immense ambition, à la fois philosophique et scientifique, de Catherine Pozzi. Dans un style haché, où le lecteur se trouve souvent interpellé, se mêlent sans cesse des considérations philosophiques, métaphysiques, psychologiques et scientifiques en tout genre. On s’y interroge sur le JE, sur le Non-Moi, l’Autre-que-moi, la Non-pas-chose, sur la nature de la sensation, sur l’énergie, sur les propriétés de la matière, sur la biologie, sur la chimie, et sur bien d’autres choses encore. L’accumulation de thèmes, de noms propres (surtout scientifiques et philosophiques : Husserl, Berkeley, Bergson, Fechner, Langevin, De Broglie, Perrin, Eddington…), de notions parfois absconses, est telle qu’on s’y perd, et qu’on arrive fourbu à la fin. Au milieu de tout cela, des pirouettes, des traits d’humour, d’amusantes tournures enfantines, et, parfois, une humeur folâtre qui rend un son très curieux. On ne peut cependant se défendre de l’impression que l’auteure aura, dans une sorte d’écriture automatique, déversé là tout son savoir, avec ce qu’on pourrait appeler le pédantisme de l’initiatrice. Le moins que l’on puisse en dire est donc qu’il s’agit d’un texte profondément original, mais dont la lecture se révèle assez coriace : « La réponse à la question qui importe le plus dépend de l’existence permanente en chacun d’une somme de signes passés, du monde ; car ces signes n’étaient pas isolément, hors de chacun, ce qu’ils sont à l’état de somme en chacun. Quand chaque instant qui les compose arrivait, cet instant n’était qu’une action de points, qu’un nombre agité. Ainsi cinq cent vingt milliards de kilocycles, périodes par seconde ; rien de moins littéraire, rien de moins émouvant, — c’est un signe qui est isolé, loin de la somme animée, (loin du ciel). » Pour absorber et digérer tout cela, il faut assurément une immense culture, une réelle aptitude à l’abstraction, et surtout un certain courage. Doit-on en conclure gu’Agnès et Peau d’Ame représentent à leur manière les deux faces de Catherine Pozzi : l’amour et la connaissance ? Sa tragique existence montre qu’elle n’aura sans doute pas réussi à les concilier dans la vie.

Proust. Laure Murat, Proust, roman familial, Paris, Robert Laffont, 2023, 252 p., 20 €. Le dessein de Laure Murat dans Proust, roman familial est double : éclairer son milieu d’origine et rendre hommage aux pouvoirs d’émancipation, aux vertus consolatrices de l’œuvre proustienne. De l’admirable citation placée en exergue (« Nous sommes tous devant le romancier comme les esclaves devant l’empereur : d’un mot, il peut nous affranchir ») au dernier chapitre « À la recherche du temps perdu ou la consolation », Laure Murat met en perspective son expérience avec une fiction dont l’importance se mesure sur le temps long. La Recherche est un roman que l’on promène le long d’une vie ou, en termes tout aussi stendhaliens : « Ce roman total me suit partout depuis trente ans » (p. 212). Embarquée sur les chemins de la fiction, Laure Murat traque la présence des membres de sa famille dans le grand récit proustien, l’amenant à révéler combien Proust se livre, à partir du Côté de Guermantes, à une critique acerbe de son milieu d’origine dont le fonctionnement à « vide » (p. 17) apparaît dès l’introduction. L’ouverture de l’essai sur une scène fameuse de la série Downton Abbey opère une plongée vertigineuse dans le monde des apparences : tirer ce fil de « l’invisibilité » revient, pour la critique, à opérer une véritable traversée du miroir.
Durant vingt-et-un chapitres, l’essai avance comme une enquête à la croisée du récit personnel et de l’analyse littéraire. Cette conjugaison rend sa lecture passionnante. Parce qu’elle est
située, cette étude de la Recherche décrypte des codes observés et assimilés dès l’enfance : « mariages d’argent », « tensions » au sein de la noblesse, « détours clandestins par Sodome » (p. 65) révèlent la théâtralité de l’aristocratie et sa propension à arrêter, pour chaque personne de sa famille et donc pour chaque noble, un rôle unique. La comparaison éclairante avec le garçon de café de Sartre n’est pas seulement prétexte à affirmer la dimension théâtrale d’un monde que Proust explore magnifiquement. Elle est surtout matière à traduire la confusion entre « le rôle et la personne, la représentation et le référent, la fiction et la réalité » (p. 81) qui constitue le propre de l’éducation aristocratique. Jouant son propre rôle, l’aristocratie participe entièrement et exclusivement à ce « grand spectacle du temps » (p. 94) qu’invente Proust, et que la chercheuse reconstitue à partir de son œuvre, à partir également d’archives et documents glanés ailleurs. L’étude de la scène finale du Côté de Guermantes est captivante. En effet, la duchesse de Guermantes, qui n’a pas chaussé les souliers accordés à sa robe, ne peut écouter Swann moribond lui annoncer sa mort. Le temps presse, les mondanités n’attendent guère. Comme elle l’explique, ces « deux comptes à rebours face à face » (p. 105) servent à inaugurer le « tombeau » (p. 106) de l’aristocratie dont l’étiolement et l’anéantissement occuperont le romancier dans les tomes de son œuvre publiés posthumes.
À partir de ce chapitre médian, la seconde moitié du livre est davantage personnelle. Les rapports de l’écrivaine avec sa mère prennent place sous des auspices crépusculaires. « Le long cauchemar » (p. 120-135) trace le portrait d’une mère peu affective et distante, que l’homosexualité assumée de sa fille éloignera définitivement. La lecture de Proust vient donc consoler — compenser ? — l’exclusion hors de ce milieu car l’homosexuel(le) dans la
Recherche devient un sujet à part entière, un être qui accède (enfin) à son « universalité » (p. 144). Les derniers temps de l’étude s’arrêtent sur la propre enquête de Proust au bordel de Le Cuziat, sur sa présence évanescente ou tentaculaire à Venise et à Los Angeles. Achevant son essai sur la consolation de l’écriture proustienne, Laure Murat choisit les mots de Victor Hugo pour traduire son passage de l’aristocratie vide au livre-total, du château familial à la cathédrale proustienne, du « livre de pierre » au « livre de papier » (p. 212).
L’analyse minutieuse de Laure Murat dessine une lecture transitive. Délaissant une vision verticale et hiérarchique du monde, la chercheuse interprète sa profondeur, ses dimensions, son éclatement, sa réversibilité, sa complexité à la lumière de Proust. Liquider le passé pour mieux comprendre le présent, pour mieux anticiper l’avenir. Entre mouvement de soi et immobilité de l’aristocratie, entre l’infinie (re)lecture de Proust et la vacuité du langage mondain, entre la réalité et la fiction, l’existence se donne à lire, sous la plume de Laure Murat, comme une incroyable constellation qu’il s’agit de cartographier par l’écriture.
La lecture de
Proust, roman familial est primordiale, y compris pour des lecteurs novices. Laure Murat déconstruit bon nombre d’idées reçues. Deux retiennent l’attention. La première est l’amenuisement du lectorat à mesure que le cycle tend vers sa fin. Les chiffres des ventes fournis par les Éditions Gallimard (p. 111-112) attestent d’une chute significative des romans à partir du Côté de Guermantes, moment où le narrateur dresse un tableau virulent de l’aristocratie. La seconde réside dans le poncif sur l’écriture proustienne : « Proust, qu’on se le dise une fois pour toutes, n’est pas difficile. Et Proust ne fait pas que des phrases longues. » (p. 191) L’universitaire convoque d’ailleurs l’image de la baignade en eau froide — celle qu’elle exécute fréquemment dans le Pacifique — pour traduire l’immersion progressive dans un univers dense et chatoyant, mouvant et profond, et dont la tangue, ciselée à merveille, promet des trésors poétiques incomparables. À ce titre, la citation des nymphéas jonchant un parterre de ciel (p. 210) illustre le principe cardinal de cette étude kaléidoscopique de l’œuvre proustienne au prisme d’une subjectivité construisant son propre itinéraire : l’inversion et la réversibilité. Temps de la lecture et lecture du temps se rejoignent pour attester du pouvoir d’émancipation des mots — ces mondes à soi. Souvent employée par la chercheuse lors des entretiens qui accompagnent la parution du livre, l’expression « comment Proust a changé ma vie » est révélatrice de l’importance de cet essai dans l’œuvre prolifique de Laure Murat, et dans le vaste continent proustien.

Sand. Françoise Genevray, La Suisse de George Sand, Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuvièmistes », 2023, 428 p., 48 €. L’ouvrage est né d’un constat : la Suisse constitue un point aveugle dans le paysage des études sandiennes. Par ce que Françoise Genevray identifie comme un « phénomène optique », le regard des chercheurs, lorsqu’il n’est pas dirigé sur la France, semble porté vers un ailleurs plus lointain et passe au-dessus du pays helvétique sans s’y arrêter. Au-delà des études sandiennes et à l’échelle des recherches sur la littérature de voyage, ce livre paraît combler une lacune, car la Suisse est généralement peu traitée : elle n’est ni un lieu de pèlerinage spirituel ni une étape incontournable du Grand Tour, si ce n’est comme porte d’entrée à l’Italie. Le présent ouvrage prend la forme d’un « répertoire alphabétique », ou d’un dictionnaire qui n’en prend pas le nom, des rapports de Sand à la Suisse, saisis aussi bien sous l’angle de la biographie (ses contacts, sa sociabilité) que de l’imaginaire. La démarche annoncée justifie la forme choisie : procéder par entrées pour appréhender un imaginaire permet de ne pas lui faire bloc. La forme du dictionnaire est par ailleurs très en vogue depuis une dizaine d’années : pensons notamment au Dictionnaire Marcel Proust (2014), au Dictionnaire George Sand (2015), au Dictionnaire Gustave Flaubert (2017), au Dictionnaire Balzac (2021) ou encore très récemment au Dictionnaire Victor Hugo paru en 2023, édités soit par Honoré Champion soit par Classiques Garnier. Derrière cette volonté de réaliser une synthèse des travaux effectués sur un auteur ou un sujet donné (dans le cas qui nous occupe), faut-il voir une forme de résistance à théoriser un propos ? ou au contraire une approche didactique de la critique ? La Suisse de George Sand compte en effet pas moins de cent-trente-sept entrées très variées, qui s’attachent à caractériser aussi bien des noms de personnes que des toponymes, des titres d’ouvrages (de Sand ou de sa bibliothèque suisse), des notions théoriques, des voyages, des thèmes. De toutes ces entrées, nous retiendrons ici quelques grands axes transversaux qui correspondent à quatre grands champs de la recherche.
Un certain nombre d’entrées répondent ainsi à une approche biographique, et s’attachent à représenter la sociabilité de Sand en Suisse. La très vaste correspondance de l’écrivaine fournit en effet de nombreuses informations sur des personnalités helvétiques, ou ayant séjourné un temps en Suisse, dont elle a fait la connaissance ou avec qui elle s’est liée d’amitié. Ces personnalités, artistes pour la majeure partie, appartiennent à différent cercles. Françoise Genevray recense ainsi des peintres (Gustave Castan, Barthélémy Menn, Nancy Mérienne, etc.), des compositeurs (Franz Liszt, Franz Grast), des femmes et des hommes de lettres (Caroline Olivier, Marie d’Agoult, Sainte- Beuve, Juste Olivier, Adolphe Pictet, etc.), des penseurs (Pierre Leroux, Agricol Perdiguier, etc.).
Françoise Genevray s’intéresse également à des notoriétés que George Sand n’a pas connues, mais dont elle peut apprécier les vues par l’entremise de lectures ou de leur réputation. L’essayiste croise ainsi le
Catalogue de la bibliothèque familiale de Nohant avec les correspondances en vue de reconstituer la bibliothèque suisse de George Sand. Des notices sont dès lors consacrées à des personnalités comme Salomon Gessner, poète dont l’œuvre reconduit l’idée d’un âge d’or qui aurait été préservé dans sa patrie ; ou encore Eugène Rambert, l’un des pères de la « littérature romande ». Par ailleurs, l’ouvrage a le mérite de faire apparaitre un corpus original en regard de la bibliothèque de Sand habituellement convoquée par la recherche universitaire. De nombreux titres peu connus émergent. Des (possibles) lectures suisses de George Sand, on retiendra Le Robinson suisse de Johann David Wyss, dont le héros délaisse la solitude afin de perpétuer un idéal de moralité chrétienne et du sens de la famille ; ou encore Lina Dale d’Ernestine Mara, roman qui met en scène le récit d’un mariage libre. Pour autant, le corpus canonique n’est pas écarté, ce qui permet à Françoise Genevray de rappeler l’importance géolittéraire de certains lieux pour Sand : des notices sont ainsi consacrées à la « cascade de cristal » de Reichenbach par exemple, ou encore au col du Grand Saint-Bernard, sommet qu’évoquent ou gravissent les héros du Génie du Christianisme, de Delphine ou encore d’Oberman.
Par ailleurs, Françoise Genevray rappelle que les souvenirs des propres voyages de George Sand en Suisse (1834,183 6) viennent souvent se superposer à l’imagination et à la fiction en vue de reconstituer un imaginaire topographique de la Suisse singulier. Ainsi, « la Suisse de George Sand » se retrouve tout aussi bien dans sa contrée imaginaire de la « verte Bohême » que dans la Bohême véritable, ou encore que dans sa chère vallée de La Creuse en Berry, sorte de « Suisse en miniature ». Ces entrecroisements de pays (réels et rêvés) correspondent surtout à une atmosphère : la Suisse de George Sand, ce sont avant tout les forêts, les grandes étendues uniformisées par la neige, l’eau qui ruisselle au cœur d’une vallée, les hauteurs, les horizons lointains. Au-delà des paysages, que Sand retrouve par analogie aussi bien à Crozant que dans le Jura, et jusque dans le tableau représentant Gargilesse offert par le peintre Gustave Castan qui trône au-dessus du piano du salon de Nohant, Françoise Genevray évoque aussi les résonances de la mélodie grave du Ranz des vaches ou des études de Liszt sur l’orgue de Mooser à Fribourg. À la lecture du livre, on constate que la Suisse utopique de George Sand procède aussi d’un certain nombre d’idées, ou plutôt d’idéaux, vocable cher au lexique sandien. Un idéal de simplicité d’abord, que l’écrivaine érige en type dans sa contemplation de la vierge d’Holbein ; un idéal de liberté ensuite, associé au protestantisme ; et enfin un idéal d’amour de la nature, d’inspiration rousseauiste. Cet imaginaire est réinvesti dans l’ensemble de son œuvre, et en particulier dans ses romans : Françoise Genevray rappelle les quelques mois d’idylle dans un chalet en Suisse des amants de Leone Leoni qui répondent à cette aspiration à la vie primitive ; ou encore de la veine de la musique populaire réexploitée dans Les Maîtres sonneurs, La Mare au diable, et Consueio. De même, la grandeur sublime des reliefs, enfin, est dépeinte dans des romans comme Vatvèdre par exemple, ou encore médiatisée par des réminiscences de Rousseau dans Lélia.
Enfin, l’ouvrage de Françoise Genevray n’oublie pas de présenter une étude de la réception de l’œuvre de Sand en Suisse. Dans le camp des détracteurs, on retiendra les vues conservatrices de Rodolphe Tôpffer qui blâme la modernité des romans sandiens et les réduit à de simples produits de consommation ; ou encore celles de Joël Cherbuliez qui récuse l’asservissement de l’art à des principes sociaux ou politiques, et dénigre ainsi une partie de la production de Sand dans laquelle il juge que la vie réelle est représentée de façon trop vulgaire. Dans le camp des défenseurs, les vues d’André Cherbuliez-Bourrit se constituent en antithèse des vues de son frère cadet. Les idées qu’il expose dans son Esquisse d’une théorie du roman semblent en effet s’harmoniser en tout point avec la poétique sandienne : la littérature doit être « la fidèle peinture de la vie » réalisée sous la forme de « types admirablement frappés » (cité p. 81). Enfin, Genevray rappelle que Mikhaïl Bakounine a lui aussi été un grand lecteur de Sand : il confie (dans une lettre à ses sœurs) le sentiment de devenir meilleur à la lecture de ses romans. Essayer de cerner l’imaginaire d’un auteur sur un sujet précis reste sans doute l’une des études les plus difficiles qui soit. Françoise Genevray avait sans doute raison de ne pas qualifier son livre de « dictionnaire ». Il n’est pas un objet froid qu’on consulte au besoin : il faut le lire d’une traite, tant il développe des hypothèses et des réflexions convergentes d’une entrée à l’autre. Son « répertoire » présente ainsi l’avantage de brouiller les frontières entre l’essai et le dictionnaire, tout en permettant d’arpenter des lieux méconnus de l’œuvre de George Sand.

Shoah. Maxime Decout, Faire trace. Les écritures de la Shoah, Paris, Éditions José Corti, « Les Essais », 2023,246 p., 22 €. Spécialiste reconnu des écritures juives (Albert Cohen : les fictions de la judéité, 2011 ; Écrire la judéité. Enquête sur un malaise dans la littérature française, 2015) et théoricien de la littérature (En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, 2015 ; Qui a peur de l’imitation 22017 ; Pouvoirs de l’imposture, 2018), Maxime Decout publie, en cette fin de l’année 2023, aux Éditions Corti, Faire trace. Les écritures de la Shoah. Sous ce beau titre, l’auteur nous offre une véritable somme théorique dont la clarté et une certaine pédagogie ne sont pas les moindres des qualités. On le sait, le domaine de la Shoah en littérature est vaste et toute analyse de quelque envergure court le risque de s’enliser dans une évocation encyclopédique des œuvres les plus marquantes ou de verser dans une théorisation excessive faisant appel aux champs scientifiques et disciplinaires qui, à bien y réfléchir, ont peu de choses en commun avec la littérature. M. Decout évite habilement ces deux écueils. Certes, Faire trace est le fruit d’une longue recherche et la bibliographie sur laquelle il s’appuie fort solide, mais le sujet est abordé avec une telle justesse et l’économie des moyens si fermement maintenue, qu’à aucun moment le lecteur ne risque de perdre le fil de la démonstration. La thèse essentielle de l’ouvrage — le mot n’est pas à prendre dans son acception réductrice et toute négative d’hypothèse hasardeuse, mais bien de proposition scientifique — trouve son origine dans le constat, historiquement exact, mais insuffisamment connu du grand public, selon lequel le génocide juif était conçu dès le départ comme un crime sans lieu ni témoin. Pour les officiers en charge de sa réalisation, rien ne devait subsister des camps ni des ghettos, rien non plus des lieux de massacres de masse dans la profondeur du territoire occupé de Russie et d’Ukraine : les témoins devaient être mis à mort, les installations dans les camps de concentration dynamitées, les ravins dans lesquels s’entassaient les corps des civiles exécutés comblés, les documents administratifs attestant les faits brûlés. Maxime Decout écrit : « Regarder les textes depuis cette zone, c’est faire le pari que là se tient l’un des éléments déterminants de l’écriture. C’est se situer à l’endroit où son rapport au savoir, à la trace et à l’archive a été sapé et refondé. » L’idée même de la littérature de la Shoah, son sens et sa nature, ne peuvent être compris si l’on ne tient pas compte de cet aspect du projet d’extermination du peuple juif. D’une certaine façon, témoigner de la Shoah, pendant ou après la guerre, sous quelque forme que ce soit, revient à s’inscrire dans la lignée des résistants d’Oneg Shabbat, qui, dans le ghetto de Varsovie, au cœur même des événements, ont réussi à constituer l’une des archives historiques les plus importantes sur la « Solution finale ».
La littérature, donc, comme l’anti-néant. Comme quête du savoir empêché, également. Le livre se structure autour de cette idée rectrice, qui permet de réinterpréter un corpus largement connu.
Les moments-clés en sont clairement définis et ne coïncident que fort trompeusement avec la chronologie communément admise par les historiens de la littérature. En prenant pour guide la question du savoir — qui, certes, n’est pas inédite dans le domaine des études de la Shoah (on pensera ici notamment à Philippe Mesnard et à son
Témoignage en résistance), mais qui, dans Faire trace, est posée avec une grande rigueur —, l’auteur fait ressortir des périodes qui ne se fondent pas sur l’évolution de l’édition, de la culture ou de « la conscience collective », encore moins sur celle de la forme du récit ergo d’une esthétique qui a fini, tout de même, par se constituer au fil du temps, mais bien sur les visées proprement cognitives de l’écriture du génocide juif.
Le problème de la connaissance est ardu, non seulement parce qu’il se trouve au cœur de l’épistémologie des sciences et d’une bonne partie de la philosophie occidentale, mais également parce qu’il aboutit, dans l’ouvrage que nous lisons, à la question de la connaissance indirecte ou indicielle particulièrement difficile à débrouiller. La formulation que l’auteur en donne rappelle, d’ailleurs, les travaux du grand historien italien, fondateur de la « micro-histoire », Carlo Ginzburg, dont les effets se font encore sentir dans le champ de la critique littéraire contemporaine. Une autre difficulté s’ajoute à cette première : le corpus principal sur lequel travaille Maxime Decout intègre de nombreux textes proprement littéraires. Par conséquent, la question de la connaissance — de la trace, dirait l’auteur — se transforme en celle du degré d’éloignement, le discours de l’art étant, généralement, un discours au second degré et esthétisé, un discours détourné et tout allusif. Autrement dit, le théoricien se trouve confronté au problème de l’ouverture de l’empan, qui dans son essai, va du document le plus concret rédigé par les victimes peu de temps avant leur exécution (les archives Ringelblum) aux enquêtes romanesques publiées au tournant du millénaire par les petits enfants des déportés
(Les Disparus de D. Mendelsohn). Du témoignage à l’enquête, en passant par le roman et le récit-essai : voilà le champ d’investigation et la principale difficulté de ce travail. Voilà pourquoi Faire trace — nous l’avons dit — n’est pas une banale histoire chronologiquement ordonnée d’une littérature. C’est une enquête épistémologique qui permet de comprendre les métamorphoses du savoir littéraire de la Shoah.
On l’aura compris, en s’interrogeant sur le savoir de la littérature, Faire trace pose, in fine, la question de son pouvoir. Chacun des sept chapitres de ce bel essai examine ainsi l’un des aspects de cette quête du pouvoir du récit, qu’il s’agisse de la constitution des archives pendant les événements, de l’écriture des premiers témoignages après la guerre, des récits-essai qui leur succèdent, de la mise en littérature entreprise par Perec et Kertész dans les années 1960-1970, des enquêtes à prétention historique des auteurs contemporains. L’auteur, pourtant, se garde bien de verser dans l’eschatologie. C’est une sage précaution. Dans son ouvrage, il a esquissé les contours d’un vaste territoire dont il a déterminé avec précision et intelligence des points cardinaux. Il en a exploré les œuvres les plus significatives en cernant chaque fois leur qualité maîtresse qui détermine leur place dans la filiation littéraire. Mais il a évité d’en faire une mythologie de la raison triomphante ou d’une victoire de la culture sur la barbarie. Au contraire, les dernières pages de Faire trace mettent l’enthousiaste lecteur en garde contre « trois illusions » qui le menacent : « de tenir les faits pour des données entièrement objectives que les textes pourraient retrouver » ; « de croire qu’il est possible de réparer le passé » ; de « penser que la littérature pourrait ressusciter les morts ».
Il reste quelques regrets et une question. Il est dommage que l’auteur n’ait pensé à inclure dans son corpus l’œuvre incontournable de Danilo Kis, grand romancier de la Shoah et du Goulag, qui aurait permis de mieux comprendre les enjeux de l’écriture de la Shoah dans les années 1960- 1970 : son roman
Sablier (1972), notamment, aurait pu être avantageusement comparé au Wou le Souvenir d’enfance de Perec auquel Decout consacre des passages substantiels. De même, l’absence d’une analyse plus approfondie de l’œuvre d’Elie Wiesel surprend, vu son importance pour la première réception de la littérature de la Shoah en Occident. Enfin, le plus important : la question de l’esthétique, sans être négligée par Maxime Decout, n’occupe pas, ce nous semble, dans sa réflexion, la place qu’elle mérite. Or, la forme, en littérature, a un pouvoir de signification considérable. Lui consacrer un chapitre n’aurait pas été entièrement dépourvu d’intérêt. Mais c’est peut-être un reproche injuste (on ne peut tout dire dans un livre : écrire un essai, c’est forcément choisir ses sujets et ses méthodes au risque précisément de se voir plus tard reprocher ses choix) fait à un remarquable ouvrage, qui a l’ambition légitime de devenir une référence dans le domaine des études de la Shoah.

Clémence Baise, Patrick Besnier, David Galand, Gérard Gengembre, Jean-Paul Goujon,
Alexis Junod, Alexandre Prstojevic, Corentin Zurlo-Truche.