EN SOCIÉTÉ

Larbaud. Cahiers Valéry Larbaud n° 59, Marie Laurencin – Valéry Larbaud : Correspondance, 1920-1929, sous la direction de Delphine Viellard, Classiques Garnier, 2023, 116 p., 35 €. Larbaud et Marie Laurencin s’étaient rencontrés en 1920, et les trente lettres publiées ici s’étalent de 1920 à 1929. Il s’agit cependant d’une correspondance à une seule voix, celle de Marie Laurencin. Il est étrange que les lettres de Larbaud n’aient pas été retrouvées. Marie Laurencin les aurait-elles détruites, afin de ne point nous documenter sur les réactions de son correspondant ? Quoi qu’il en soit, ses lettres à elle montrent de constantes manœuvres de séduction assez retorses. Delphine Viellard observe justement que « les indications que donne Marie Laurencin sur elle-même […] paraissent plus destinées à séduire Larbaud qu’à le tenir informé de sa situation personnelle ». Dès juillet 1921, elle constate avec dépit : « pour moi m’être jetée à votre tête ne m’a pas réussi ». Mais la stratégie de la séduction ne cesse pas pour autant. Ce sont des alternatives de dépression et d’exaltation, des plaintes sur elle-même et sa solitude. Elle réclame souvent une lettre, une visite. « Je ne demande pas qu’on me plaigne — je serai offensée, mais qu’on s’occupe un petit peu de moi ! » Puis : « ce soir je pense à vous », « je suis vraiment dans la nuit », « je suis triste quand vous ne m’écrivez pas »… Egocentrisme complet : pas un seul mot sur les livres de Larbaud, que celui-ci lui a certainement offerts. On peut penser que Larbaud, qui poursuivait alors (1921) une liaison avec son amie anglaise Gladys Day, ne tenait pas autrement à s’encombrer d’une seconde maîtresse, dont la réputation galante n’était plus à faire. De plus, il devait regarder d’un curieux œil le ménage à trois que formaient la peintre, son ex-mari Otto von Wâtjen et Yvonne Chastel-Crotti, puis Nicole Groult. Peut-être s’était-il rendu compte que Marie aimait au moins autant les femmes que les hommes. Peut-être aussi savait-il que Philippe Berthelot était alors l’amant de Marie…. Face aux avances répétées de celle-ci, il adopta donc, semble-t-il, une attitude distante et prudente. Il ne refusa cependant pas de la voir, et il y eut des rencontres, mais le temps les sépara, et la dernière lettre, de 1929, montre la résignation de Marie Laurencin, qui avait appris que Larbaud vivait avec Maria Angela Nebbia (« à votre femme et à vous »). Les lettres de Marie sont d’une disposition linéaire bien particulière, faites de lignes isolées et quasiment sans ponctuation, comme reflétant les mouvements successifs de son esprit ou de son humeur. Le gros de ces missives, souvent difficiles à dater, se situe de 1920 à 1922, suivies par une dernière lettre de 1929. Ce trou de six années signifierait il que les relations s’étaient interrompues ? Sans doute, et la dernière lettre sonne comme un adieu nostalgique. Il est remarquable, à ce sujet, que, dans tout le Journal de Larbaud, il n’y ait qu’une seule et unique – insignifiante — mention de Marie Laurencin. On peut se demander quel souvenir il aura gardé de ses relations avec elle. Cette correspondance, réduite à un seul volet, laisse une impression assez étrange, qui serait peut-être moins favorable encore à Marie Laurencin si nous disposions des réponses de Larbaud. Les lettres sont suivies d’une sorte de dictionnaire d’Elisa Borghino « Marie Laurencin et Valéry Larbaud, l’ABCdaire d’une correspondance », dont certaines rubriques feraient parfois sourire. On y trouve aussi une de ces contre-vérités à la mode par les temps féministes qui courent : « [Marie Laurencin] a dû se battre pour se faire une place au sein d’un milieu profondément masculin ». Il faut donc qu’elle ait été une victime. Avait-elle vraiment été en butte à l’exclusion et à l’oppression masculine ? On peut en douter. En réalité, elle ne fut jamais exclue des cercles littéraires et artistiques, bien au contraire, et Pascal Pia a pu écrire : « Combien d’artistes fort virils eussent été fondés à envier les succès que lui valurent un génie modeste et un métier plutôt pauvre ». On en a une preuve supplémentaire, si besoin était, dans le fait que Gaston Gallimard publia en 1922 Eventail, luxueux recueil de poèmes tout à la gloire de Marie Laurencin, illustré de gravures de celles-ci et réunissant des pièces d’Allard, Breton, Carco, Cremnitz, Codet, Fleuret, Gabory, Max Jacob, Larbaud, Pellerin et Salmon. Ne soyons point surpris d’y trouver Breton, avec son poème plutôt précieux « L’an suave » : le Breton d’avant Dada était très féru de l’art gracieux de la peintre, comme en témoignent ses lettres inédites à Théodor Fraenkel et le « portrait » assez précieux qu’il lui avait consacré dans Le Carnet critique du 15 décembre 1917. Une petite erreur dans la note 75 : il est écrit que le prénom de Mme Muhlfeld « n’est jamais mentionné ». Dans les lettres, non, mais, on sait qu’elle s’appelait Jeanne. Dans la lettre du 31 octobre 1921, il faut corriger loca de tus oyos et lire : loca de tus ojos (traduction que nous suppléons : folle de tes yeux).

Livres reçus

Aragon. Adrien Cavallaro, L’Amour en ruine. Autour d’un poème de « La Grande Gaîté » d’Aragon, Éditions Le Bord de l’eau, « Études de style », 2023,130 p. 10 €. L’« étude de style » menée par le spécialiste de Rimbaud et fin connaisseur d’Aragon Adrien Cavallaro (Aragon polémiste, in Revue des Sciences Humaines n° 343, 2021) porte sur le « Poème à crier dans les ruines », issu de La Grande Gaîté (1929), recueil d’Aragon encore trop peu fréquenté par la critique. En dépit de la brièveté de l’étude (130 pages) et de la modestie de son objet (un poème de 131 vers), il s’agit là d’un très grand petit livre, érudit et sensible à la fois. L’introduction rappelle utilement au lecteur le contexte d’écriture : celui de la grave crise amoureuse et existentielle vécue par Aragon en 1928 à Venise, à l’occasion de sa rupture avec la milliardaire et future auteure d’une anthologie de la poésie noire américaine, Nancy Cunard. Ce poème au lyrisme âpre, violent et blasphématoire, dont Philippe Forest affirme dans sa biographie qu’il est « l’une des plus poignantes poésies d’amour de la littérature française » (Aragon, Gallimard, 2015) invite entre autres, au moment où « tout prend ce sens abominable » (v. 111) de la fin, à cracher sur l’amour (« Tous deux crachons tous deux/Sur ce que nous avons aimé », v. 1-2). Dans son essai en huit courts chapitres, l’auteur donne de ce texte qui a, dans l’œuvre profuse d’Aragon, « l’éclat d’un diamant noir » (p. 23), une analyse qui apporte les éclairages biographiques indispensables à la compréhension du lecteur en montrant comment l’épisode vénitien constitue un biographème majeur sans cesse repris au fil de l’œuvre, aussi bien poétique (Le Roman inachevé, 1956), romanesque (Les Voyageurs de l’impériale, 1939 ; La Mise à mort, 1965), que dans les témoignages tardifs apportés par les commentaires de L’Œuvre poétique (« Tout ne finit pas par des chansons », 1974). Faisant se télescoper des textes qui s’éclairent mutuellement, il montre ainsi combien chez Aragon la mémoire se trouve « en perpétuelle instance de recomposition romanesque » (p. 24). L’étude éclaire également le lecteur sur la manière dont le poème retravaille nombre de références (par exemple celle à Mazeppa, chez Victor Hugo) et de motifs canoniques de la poésie amoureuse (dont le paraclausithyron, ou attente devant la porte, que l’on trouve notamment chez les élégiaques latins et qui rencontre effectivement une fortune considérable dans l’œuvre d’Aragon, des années surréalistes aux Chambres ou à Théâtre/Roman). L’auteur met ainsi vigoureusement en relief la manière dont, chez Aragon, la plus grande modernité n’est pas exclusive d’une étourdissante mémoire littéraire. C’est enfin et surtout une lecture stylistique remarquable que nous offre Adrien Cavallaro, qui lui permet d’aborder frontalement certaines questions de poétique qui, quoique centrales dans l’œuvre aragonienne, n’ont pas toujours été très travaillées par la critique. Ainsi du fameux « ton traduction » évoqué par Aragon dans ses échanges avec Dominique Arban au sujet d’un poème du Mouvement perpétuel (1926), « Bouée », inspiré de la forme des traductions juxtalinéaires, comme de ce « Poème à crier dans les ruines », dont la lecture permet à Aragon d’illustrer pour son interlocutrice ce qu’il entend quand il évoque une volonté partagée par les surréalistes de « remise en question de la syntaxe elle-même » (Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers, 1968). Adrien Cavallaro consacre à ce procédé – calqué sur le modèle de la syntaxe balbutiante des traductions juxtalinéraires, et qui fait fond sur un démembrement syntaxique couplé à des jeux d’ellipses discursives – un chapitre dense, très inspiré et tout à fait bienvenu. Au fil d’une analyse serrée, il montre comment l’expérimentation poétique, loin d’être gratuite, soutient l’expressivité et la portée émotive du poème : c’est ainsi que les répétitions forcenées du verbe moteur, « attendit », au mépris de la progression logique de la phrase, « distribuent une forme de ponctuation lancinante » (p. 76) pour scander dans la chair même du texte le temps qui ne passe pas, tel qu’il est vécu par l’amant éconduit.
Ajoutons, au passage, qu’Aragon reprendra son analyse pour l’étoffer et la pousser plus avant dans L’Œuvre poétique (1974) : il y produit une page de la traduction juxtalinéaire du Nègre de Lokman, qui l’avait frappé, et date cette expérience fondatrice des premières années vingt, alors qu’il suivait des cours de malais à l’école Berlitz. Il va alors jusqu’à constituer en avant-texte de toute son œuvre la révélation de la puissance poétique associée à la dislocation syntaxique, comme l’avait par ailleurs montré Johanne Le Ray dans un article consacré à la fécondité de la traduction comme vecteur de « défamiliarisation créatrice » (Australien Journal of French Studies, 2013). Mais ces expérimentations cristallisent aussi vraisemblablement une réflexion entamée dès 1918 par Aragon et Breton, ce dont témoigne notamment un projet d’article sur le lyrisme évoqué à plusieurs reprises dans leur correspondance, pour lequel Breton pose succinctement quelques « jalons » significatifs : « Confusions : de plan, de ton […] Mille autres péchés adorables contre la langue (tu passes à une autre), la syntaxe (d’abord l’ellipse […]) » (Lettre du jeudi 12 septembre 1918, citée par Damiano de Pieri, Aux origines du surréalisme, thèse de doctorat, 2018). L’arrière-plan de préoccupations d’ordre linguistique communes à Breton et Aragon est ainsi rappelé par Adrien Cavallaro, qui cite justement la volonté de « dépaysement du langage » qui était celle de Breton (p. 65).
Autre motif stylistique prégnant auquel Adrien Cavallaro consacre un chapitre sensible et très informé : celui de l’air de valse, qui marque de son empreinte rythmique le début du poème, d’ailleurs thématisé comme tel : « Tous deux crachons tous deux/Sur ce que nous avons aimé/Sur ce que nous avons aimé tous deux/Si tu veux car ceci tous deux/Est bien un air de valse et j’imagine […] » (v. 1 à 5). C’est l’occasion pour l’auteur de rappeler la récurrence du signifiant valse dans l’œuvre romanesque comme poétique d’Aragon, au-delà du célèbre « Elsa-valse » des Yeux d’Elsa, et de constater que ce motif a « tous les attributs d’une sorte de madeleine d’Aragon ». Engageant à la fois une topique et une poétique, la valse « définit le tempo de la confidence amoureuse » tout en fonctionnant comme « agent affectif du souvenir » (p. 88). À l’opposé du « désordre du langage aux frontières du cri » (Aragon parle, p. 79) évoqué plus haut, elle assure cohésion et mémoire, tout comme les vingt-sept alexandrins que charrie en contrebande le poème, et c’est de la tension entre ces deux aimantations que se nourrit le lyrisme empêché du texte, propre à rendre le « ton si particulier de l’amour en ruine ». C’est ainsi entre « le cri et la mémoire », pour reprendre le beau titre de l’un des chapitres de l’étude d’Adrien Cavallaro, que se situe ce poème : ancré dans la grande tradition élégiaque par la vertu de l’alexandrin, il donne aussi à entendre une langue déchirée, « comme on se laboure la poitrine des ongles » (Aragon parle). L’Amour en ruine offre donc une entrée originale, stimulante et séduisante dans l’œuvre d’Aragon, dont l’ambition dépasse très largement ce qu’on attend communément d’une étude de style consacrée à un poème isolé. Soutenue par une connaissance approfondie et sensible de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur dont on devine une fréquentation intime et attentive, cette lecture accueillante, érudite sans être intimidante, est une très belle introduction aux paradoxes de l’œuvre d’Aragon.

Art nouveau. Cyril Barde, Littérature et Art nouveau : de Mallarmé à Proust, Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2023, 758 p., 58 €. Dans cet ouvrage, Cyril Barde œuvre en faveur du rapprochement entre littérature et arts en s’intéressant à la réception, par les écrivains contemporains, de l’Art nouveau sous toutes ses formes : arts du feu (céramique, verre), orfèvrerie, ferronnerie, ébénisterie, mobilier, architecture, arts de la rue, art de l’affiche, typographie, reliure, miniature, papiers peints, etc. Son travail vient donc compléter judicieusement les expositions consacrées en cette année 2023 à Alphonse Mucha, Sarah Bernhardt et René Lalique, témoignant d’un regain d’intérêt récent pour l’Art nouveau. Le livre s’appuie sur de très nombreuses citations, issues d’essais contemporains et actuels, du dépouillement de multiples organes de presse littéraire ou artistique de l’époque, extraites d’œuvres littéraires et complétées par onze articles ou fragments donnés en annexe. Cyril Barde entreprend ici de montrer aussi bien « ce que la littérature fait de l’Art nouveau » que « ce que l’Art nouveau fait à la littérature », comme il l’annonce dans son introduction. Par souci de rigueur, il limite le champ de son analyse aux textes qui renvoient explicitement aux arts décoratifs et leurs créateurs. L’ouvrage s’articule en trois parties : la première se consacre à un rappel chronologique et s’appuie surtout sur les textes critiques, tandis que la deuxième étudie les imaginaires de l’Art nouveau en se penchant davantage sur les œuvres de littérature. La troisième partie enfin s’intéresse à l’influence de l’Art nouveau sur la poétique des formes littéraires, en particulier l’essor du vers libre et les expérimentations de Mallarmé et Marcel Proust.
Le rappel chronologique retrace l’histoire de ce courant artistique né de l’influence conjointe du japonisme et des Arts and Crafts anglais. Il en suit l’évolution, de sa naissance à son déclin, en trois étapes clés : « Émergence de l’Art nouveau dans la littérature fin-de-siècle (1889-1895) », « Consécrations et contestations de l’Art nouveau littéraire (1895-1900) », et enfin « 1900 et après. Destins littéraires d’un style d’époque ». Cyril Barde choisit cependant de se concentrer sur des jalons ou événements décisifs, propices à la diffusion des idées, mais également générateurs de discours, quand ce ne sont pas les textes eux-mêmes qui font événement. La période choisie s’étend ainsi de l’Exposition universelle de 1889 jusqu’au retour d’intérêt des années 1960, en passant notamment par l’ouverture d’une section « Objets d’arts » au Salon du Champ-de-Mars en 1891, les prémices de l’École de Nancy en 1893, le Salon de La Plume ou Salon des Cent en 1894, l’Exposition universelle de 1900, le Salon d’Automne de 1910 et la réhabilitation par les surréalistes autour de 1930. En prolongeant son exploration de la période centrale de l’Art nouveau par la convocation de Mallartné et de Marcel Proust, l’ouvrage avoue son ambition extensive, même s’il ne vise pas une impossible exhaustivité, si l’on en croit l’auteur lui-même.
Le rappel historique est surtout l’occasion de dégager les enjeux esthétiques, mais aussi éthiques, sociaux et politiques de ce renouveau des arts décoratifs. En mettant la beauté à la portée de tous, ce courant artistique endosse une mission sociale essentielle, remet en cause la hiérarchie des arts et s’inscrit au cœur d’un débat sur « le Beau et l’utile ». Cyril Barde fournit en outre un éclairage terminologique bienvenu sur ses diverses dénominations : l’appellation « Art nouveau » ne sera en effet reconnue qu’avec l’ouverture de la galerie de Siegfried Bing ou « Maison de l’Art nouveau » en 1900, au beau milieu d’importants « débats lexicologiques ». L’étiquette « Modem Style », qui vient très vite la concurrencer, concentre la plupart des reproches adressés à ce nouveau courant : celui d’un cosmopolitisme douteux, cible de l’antisémitisme de l’époque, d’une tendance à la surcharge délirante ou encore à une exténuation des formes. Très rapidement, textes journalistiques et littéraires ne retiennent de l’Art nouveau que sa caricature et celui-ci devient l’incarnation d’un snobisme rebutant et ridicule, meublant des appartements qui abritent ces couples nommés par Cyril Barde « ménages Bing-bling » (sic).
Les jugements et commentaires portés dans le petit monde de la presse et de la littérature sur les créations de l’Art nouveau dépendent en fait clairement de l’individualité de l’écrivain, de sa ligne idéologique et de son appartenance à tel ou tel mouvement littéraire. Décadence, symbolisme, Naturisme et provincialisme se succèdent et se chevauchent en effet tout au long de la période considérée. L’ouvrage révèle ainsi parfois une collision de points de vue extrêmement contrastés, selon les affiliations diverses : l’exemple d’un bijou de Lalique, aux connotations maléfiques dans le regard décadent ou admirables selon le Naturisme, démontre bien que « toute description est une interprétation, tout discours porté sur l’objet est une reconfiguration de celui- ci ».
Cyril Barde dégage également les diverses composantes caractéristiques de cet « Art nouveau littéraire » : l’imaginaire de la matière, les motifs animaux et végétaux ou encore la ligne arabesque omniprésente. Les analyses stylistiques et poétiques de détail, qui alternent dans l’ouvrage avec les considérations plus globales qui en découlent, mettent en lumière leurs diverses évocations : fascinante ductilité du verre coloré chez Montesquiou, formes boursouflées et grotesques chez Henri de Régnier, graciles et merveilleuses filles-fleurs de Tristan Klingsor ou végétation dévoratrice et asphyxiante chez Jean Lorrain. Mallarmé célèbre la danseuse Loïe Fuller, dont la forme meurt et renaît à chaque envol de ses voiles, et Proust fait des vases de Gallé les réceptacles d’une subjectivité ou la cristallisation dynamique du souvenir. La ligne arabesque enfin, apte à figurer les formes stylisées de la nature, s’impose d’abord comme un signe de modernité avec les représentations de Sarah Bernhardt en égérie sur les affiches d’Alphonse Mucha. Le « Modem style » réduit néanmoins cette ligne souple et libre à une nouille visqueuse et écœurante, symbole de putréfaction.
La part la plus stimulante du travail de Cyril Barde réside cependant dans ses dernières sections : à partir des écrits de Gustave Kahn, Remy de Gourmont et Robert de Souza, il montre comment « les théories du vers libre se sont élaborées à l’aide de métaphores visuelles et plastiques qui empruntent le vocabulaire des arts décoratifs ». Proposant une relecture du Coup de dés de Mallarmé à travers le prisme de l’Art nouveau, il y révèle « un principe d’arrangement et d’agencement, une recherche d’équilibre et d’harmonie » qui gouvernent la disposition dynamique des mots et du blanc sur la page. De telles expérimentations sur la matérialité du livre mettent en valeur le rôle décisif d’une spatialisation du texte, que Cyril Barde explore en s’appuyant sur les recherches récentes de Jean-Nicolas lllouz, Dominique Peyrache-Leborgne ou Bernard Vouilloux.
Cet ouvrage intitulé Art nouveau et littérature fait donc bien plus que dévoiler les liens entre ces deux domaines artistiques : il éclaire, analyse et donne sens aux rapports d’innutrition réciproque qui se nouent entre eux et les vivifient. Constituant une véritable somme de connaissances et de réflexions sur la base d’œuvres trop souvent occultées, il reste d’un accès aisé grâce à sa table des matières détaillée, sa bibliographie organisée et son index des noms propres, dont on regrettera seulement qu’il n’inclue pas les spécialistes récents. L’ouvrage fera néanmoins date dans la recherche consacrée au rôle joué par les écrivains dans le développement des arts aux XIXe et XXe siècles, rôle dont il propose pour la première fois une vaste étude solidement étayée.

Barres. Emmanuel Godo, Maurice Barrés : le grand inconnu (1862-1923), Paris, Tallandier, 2023, 688 p., 27 €. L’année du centenaire de la mort de Maurice Barrés marquera-t-elle une nouvelle étape de la réception de l’écrivain, donnera-t-elle lieu à une redécouverte de ses écrits ? Insufflera-t-elle une impulsion à mener des travaux sur l’auteur et à établir des éditions de ses œuvres ? S’il est encore tôt pour en juger, on peut, sans trop s’avancer, dire qu’il n’y aura rien de comparable à la riche moisson proustienne de l’année 2022 et que la comparaison des deux anniversaires constituera un exemple frappant du renversement de la fortune entre les deux plumes qui s’est établi en un siècle.
L’ouvrage, Maurice Barrés : le grand inconnu (1862-1923), signé par Emmanuel Godo et paru chez Tallandier en avril 2023, donne le coup d’envoi de cette actualité, dont le sommet aura lieu cet automne avec le collectif dirigé par Antoine Compagnon À l’ombre de Maurice Barrés pour la collection « L’Esprit de la cité » chez Gallimard, le colloque organisé pour la Société de l’Histoire littéraire de la France à la Bibliothèque nationale de la France, par Vital Rambaud et Denis Pernot, qui sont par ailleurs les maîtres d’œuvre d’une volumineuse anthologie de la Chronique de la Grande Guerre (Classiques Garnier, 2023), tandis que l’édition de Jean Borie des Déracinés est réimprimée chez Folio. D’autres parutions sont attendues pour la fin de l’année et 2024, parmi lesquelles citons quelques ouvrages importants issus de thèses de doctorat : Séverine Depoulain, Maurice Barrés, journaliste et critique littéraire (Honoré Champion), Vital Rambaud, Un maître ou rien.
Emmanuel Godo est l’auteur de plusieurs travaux sur Barrés : une monographie, La Légende de Venise. Barrés et la tentation de l’écriture (Presses du Septentrion, 1996), un volume d’actes de colloques qu’il a dirigés, Ego scriptor : Maurice Barrés et l’écriture de Soi (Krimé, 1997), en plus d’avoir supervisé avec Jean-Michel Wittmann une édition des Déracinés chez Honoré Champion (2004). Une vingtaine d’années plus tard, il fournit un volume épais de 688 pages, qu’il présente comme la somme de sa longue fréquentation d’une œuvre qu’il date, en conclusion, de 1987 à 2023. Le titre Maurice Barrés : le grand inconnu (1862-1923), la maison d’édition, ainsi que l’approche chronologique qui régit l’ordre des chapitres programment le genre de la biographie. De ce point de vue là, E. Godo n’est pas le premier à entreprendre de présenter une vie de Barrés. Depuis une quarante d’années, il s’agit même du genre privilégié, adopté pour les monographies qui ne sont pas issues de thèses et aux titres assez proches. Rappelons les livres d’Yves Chiron, Maurice Barrés : le prince de la jeunesse (Perrin, 1986), de François Broche, Vie de Maurice Barrés (J. C. Lattès, 1987 ; Paris, Bartillat, 2012), de Sarah Vajda, Maurice Barrés (Flammarion, 2000), de Jean-Pierre Colin, Maurice Barrés : le prince oublié (Gollion (Suisse) /Paris, Infolio, 2009)… En 2011, plusieurs chercheurs, historiens et littéraires, émettaient néanmoins quelques réserves sur ces travaux « qui ne sont pas de nature proprement universitaire » (Olivier Dard et Michel Grunewald dans Maurice Barrés, la Lorraine, la France et l’étranger, Peter Lang, 2011).
L’ouvrage pourra séduire ceux qui ne sont pas familiers de cette série de livres biographiques. Pour les autres, le nouveau volume paraîtra manquer d’imprévus. E. Godo entrelace à des chapitres consacrés aux principaux livres – avec un tropisme plus grand pour les romans (Sous l’œil des Barbares, Un homme libre, Le Jardin de Bérénice, L’Ennemi des lois, Les Déracinés, Chronique de la Grande Guerre, Pascal, La Grande Pitié des églises de France, Une enquête aux pays du Levant et Un jardin sur l’Oronte) – des chapitres qui portent sur des étapes du parcours intellectuel de l’écrivain, politique, sentimental et spirituel, sans gommer ses zones d’ombre : le boulangisme, l’affaire Dreyfus et l’antisémitisme, le nationalisme, Anna de Noailles, la Grande Guerre, la question religieuse. On observe un certain déséquilibre dans la présentation du corpus : il est ainsi peu question des romans de Barrés après Leurs figures (1902), hormis Un jardin sur l’Oronte, et des brochures et écrits de voyages avant Le Greco (1911), tandis que nombre de textes de la presse, peu connus, sont passés sous silence. Il est vrai qu’il est difficile, par son ampleur, d’embrasser dans une seule étude l’ensemble des écrits d’un auteur polygraphe. Dans les derniers chapitres, E. Godo reprend l’un de ses terrains de recherches de prédilection, en traitant du rapport de Barrés à la foi, au catholicisme et à sa réception par les catholiques. En complément de ces analyses, on renverra sur cette question complexe de la religion aux articles de Claire Bompaire-Évesque.
L’intérêt de l’étude d’E. Godo réside avant tout dans le détail des lectures proposées pour chaque roman dont l’auteur suit le fil linéaire de l’intrigue. Nombre d’interprétations stimuleront ceux qui sont déjà connaisseurs des écrits de Barrés ; c’est dans les micro-lectures que l’on goûte le plus le long côtoiement par l’auteur de la prose barrésienne. Notons en particulier son attention portée à l’ironie ou à la continuité de l’imaginaire d’un cycle romanesque à l’autre, lectures qui prennent le contrepied de celles qui rangent rapidement Barrés dans la rubrique du romancier « à thèse » et gomment son ambiguïté depuis l’étude sur « l’autorité fictive » de Susan Rubin Suleiman (1983), ou qui présentent son parcours en deux temps sous le signe de la rupture.
L’ouvrage d’E. Godo est avant tout celui d’un herméneute, grand amateur d’une œuvre qui a compté pour lui et qu’il cherche à comprendre, plus que d’un historien de la littérature ou des idées politiques, auquel il adresse plusieurs piques tout au long d’un volume au ton parfois vif. « Trop souvent, les biographies instrumentalisent les textes de l’écrivain, en font des sortes de documents ou de jalons illustratifs. » (p. 9) De ce fait, E. Godo n’est pas un chercheur d’archives ; il n’exploite aucun document inédit issu du fonds Barrés conservé à la BnF, immense vivier de plus de 100 000 lettres, d’une centaine de carnets et cahiers de notes, d’une bibliothèque de 30 000 ouvrages, de nombreux dossiers de genèse. Quelle biographie pourrait-on écrire à partir de leurs analyses ? Quels portraits de Barrés inconnus en sortiraient ? Quelles nouvelles lectures de ses écrits ? Un livre n’y suffirait sans doute pas, tant le nombre de perspectives qui s’ouvriraient paraît grand. On pourra regretter cette absence de documents nouveaux dans un ouvrage dont le titre annonce de « l’inconnu », tout comme l’omission des travaux les plus récents de la bibliographie finale : la liste des ouvrages critiques consacrés à Barrés s’arrête à 2000. Mais peut-être que pour faire relire Barrés et donner envie aux nouvelles générations de refréquenter son œuvre, défendre le retour aux textes et pratiquer le close-reading semblera-t-il une manière de faire bienvenue, voire courageuse, au regard de la réception polémique d’un écrivain que beaucoup jugent sans l’avoir lu ?

Céline (1). Céline, Romans 1932-1934. Édition établie par Henri Godard, avec Pascal Fouché et Régis Tettamanzi. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2023, 1425 p. 75 €. Ce volume contient Voyage au bout de la nuit, La Volonté du Roi Krogold, Guerre et Londres. Son intérêt réside tout d’abord dans ces trois derniers textes, miraculeusement resurgis en 2021. Ils avaient certes déjà fait l’objet, en 2022-2023, d’une publication dans la Collection Blanche, mais le présent volume en offre une véritable édition critique. Nous ne nous appesantirons pas sur le Voyage, dont le texte et les notes bénéficient cependant des leçons du manuscrit à présent conservé à la BnF. Ajoutons que ce roman est l’objet d’une foisonnante notice de pas moins de 122 pages, extrêmement précise et fouillée, due à Henri Godard (contenant notamment d’intéressantes informations sur la genèse du roman, la possible influence de Freud, et les écrivains qui ont pu inspirer Céline). Pour les trois autres textes, ils constituent une trilogie composite, et il faut séparer La Volonté du Roi Krogold, de Guerre et Londres, qui forment un tout continu. Il est vrai que les deux premiers de ces manuscrits retrouvés sont incomplets, alors que Londres, lui, est bien complet.
Krogold, d’abord. De cette légende médiévale, il existe deux versions bien différentes : La Volonté du Roi Krogold et La Légende du Roi René. Elles se rattachent toutes deux à une inspiration fondamentale de Céline, si attaché à la Bretagne et qui se qualifiait lui-même de « rêvasseur bardique ». Avec ces deux textes, il effectue un saut dans l’inspiration celtique et bretonne. La genèse s’en place de 1939 à 1940, mais ils demeurèrent inachevés. Des passages en seront cependant cités dans Mort à crédit. Maintenant, René est d’une écriture bien plus classique que Krogold, postérieur et bien plus abouti. Dans ce dernier texte se fait jour une perpétuelle exubérance du langage éclaté, constitué d’accumulations et d’exclamations. Dès le début, avec le monologue de Gwendor agonisant, la mort affirme sa présence inquiétante. Ce ne sont que combats, terreurs paniques doublées de fastueuses cérémonies. Céline y adopte le « style troubadour », pour se lancer dans l’épopée et se laisser emporter par ses visions : « Il reconnut dans les lambeaux de brume tous les sorciers en sarabande, qu’il avait fait chasser tout au cours de son règne, de ses États, et ceux qu’il avait fait brûler exemplairement. Ils voguaient à présent, ondulaient les sorciers dans les brumes, empressés, boursouflés, effilés, là devant lui à tortiller d’autres malfaisances, ourdir sortilèges visqueux ». Mais rien n’est gratuit, et nous voyons Céline citer au passage des poèmes de Bertrand de Born et d’autres troubadours. Plein de son sujet, il retrouve toute sa faconde : « Et des Indes voulez-vous ? Des athées au-delà des Iles, en terres si chaudes, si brûlantes, en leurs saisons, que leurs enfants grillent tout noirs au ventre des mères, à naître ainsi tout enfumés, portant l’odeur… Et ceux qui amblent en Borée loin dessus l’Islande, idolâtres, en tels glaciaux neigeux séjours que le nez de froid ne leur pousse… jamais ! ». Étonnante leçon d’écriture, où Céline quitte pour une fois le roman autobiographique, pour composer un fabuleux opéra médiéval. Et la féerie brutale où il se submerge ainsi ne fait qu’exprimer une de ses rêveries profondes.
Restent Guerre et Londres. Lors de la première publication, divers critiques partisans ont pris soin de déclencher un tir de barrage, en affirmant qu’il ne s’agissait là que de « brouillons » non corrigés et finalement assez informes et décevants. De simples ébauches, alors ? Mais l’ébauche d’un grand créateur vaut bien toutes les réalisations soigneusement toilettées de tas d’autres écrivains ! Ainsi, les esquisses de Delacroix pour La Chasse aux lions ou La Mort de Sardanapale sont-elles des « brouillons », je vous le demande un peu ? Mais non, il faut absolument que les critiques fassent la fine bouche. Pourquoi ? Parce qu’ILS NE SAVENT PAS OU NE VEULENT PAS LIRE, tout simplement. Or, même si le manuscrit de Guerre débute par la séquence n° 10, le texte est complet en soi. Et il possède une très grande force d’écriture et d’évocation. Il s’agit d’une transposition des mois de l’automne 1914, passés à l’hôpital d’Hazebrouck par Céline blessé, puis de son départ pour Londres en mai 1915. Même si l’action n’est point située tout à fait sur la ligne de front, on en est tout proche, et la mort reste omniprésente : blessés, agonisants, fusillés, bombardements incessants, etc. Céline y développe une écriture non classique, faite de phrases souvent brèves, mais sans user toutefois des fameux trois points. Dans le décor du village de Peurdu-sur-la-Lys se démène un Ferdinand blessé, en proie aux vertiges et aux nausées, perpétuellement affligé de migraines et de douleurs diverses (la tête, les oreilles, le bras) : « Toutes les roues, toutes les viandes, toutes les idées de la terre étaient tassées ensemble dans le bruit au fond de ma tête ». Il se rend compte qu’il ne peut plus échapper à la guerre : « J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête ». La peur d’être pris comme déserteur le hante, et il ne trouve qu’un faible soulagement dans sa citation et sa médaille militaire, qu’il sent bien ne pas avoir méritées. Autre soulagement, plus efficace : l’alcoolisme, et surtout le sexe. Celui-ci se trouve incarné par l’infirmière, Mlle L’Espinasse, et surtout par la prostituée Angèle, femme du souteneur Cascade (et qui jouera un rôle de premier plan dans Londres). Apparaît ainsi le thème du proxénétisme, qui remplira Londres et les deux Guignol’s band, et qui, ici, nous vaut notamment une scène érotique extrêmement crue entre Angèle et un soldat écossais. On détachera par ailleurs la scène du déjeuner chez les Harnache, où se trouvent réunis, outre la famille Flarnache, Ferdinand, ses parents, Angèle et son mari Cascade – déjeuner qui se termine par une explosion de haine entre ces deux derniers. De fréquentes évocations de décors et de paysages à la Soutine portent la marque bien personnelle de Céline : « Les champs roulaient tout autour de nous, gonflaient en grosses bosses mouvantes comme si des rats énormes soulevaient les mottes en se déplaçant sous les sillons. C’était gros, une armée qu’on dirait au ras de la terre… Ça remuait comme la mer en vraies vagues… ». Et des aphorismes comme celui-ci : « Ça brille pas fort l’espérance, une mince bobèche au fin bout d’un infini corridor parfaitement hostile. On se contente. » Puis ce tableau expressionniste de Peurdu-sur-la-Lys : « La place au centre toute bordée de jolies maisons bien fignolées en pierre comme un vrai musée. Un marché aux carottes, navets, salaisons dans le plein centre. Ça égaye. Et puis des camions qui foutaient la tremblote en tout, maisons, marché, gonzesses, et bifets [soldats d’infanterie] de toutes les armes derrière des canons, les mains dans les poches, sous les arcades, à croasser par petits paquets dans les coins, en jaune et vert, des sidis, des Indiens même et des légions, tout un parc d’automobiles… Tout ça tournait à la tremblote comme dans un cirque. » Même si, répétons-le, le début de Guerre manque, et même si le génie de Céline s’affirmera encore davantage par la suite, une telle puissance d’écriture, une telle trépidation incessante du verbe vous saisissent. Qu’importe que cela soit inachevé et inabouti, on y sent la griffe d’un vrai écrivain. De plus, loin d’être un texte isolé et autonome, Guerre se relie parfaitement au reste de la production de son auteur. Dans une sorte de délire s’y trouvent en effet inclus des passages de La Volonté du Roi Krogold, et la dernière page (le départ de Ferdinand pour Londres) a sa suite immédiate dans le début de Londres.
Dernier volet du triptyque formé par Mort à crédit, Guerre et Londres, ce troisième texte, écrit vers 1934, est d’une longueur remarquable (1 161 p. de manuscrit), et forme un ensemble complet et achevé. Il enchaîne directement, on l’a dit, avec Guerre : départ d’Angèle, puis de Ferdinand pour Londres. C’est alors une plongée radicale dans le monde du proxénétisme français à Londres durant la guerre, avec tous les petits et gros drames de la prostitution. On y voit vivre, puis survivre, une bande interlope de Français et quelques Anglais : Ferdinand, Angèle et son amant anglais Purcell, le rude souteneur Cantaloup, le brave médecin juif Yugenbitz, l’anarchiste Borokrom, d’autres souteneurs, le loufoque capitaine Lawrence Gift, et pas mal de tapineuses (on y joindra le chat Mioup, préfiguration du célèbre Bébert). Tous sont des personnages excessifs. On s’achemine irrémédiablement vers une déchéance collective : les uns meurent, d’autres sont emprisonnés, certains s’enfuient, les prostituées lâchent leurs protecteurs. C’est un univers d’une grande violence : meurtres, rixes, coups, règlements de comptes. Autant de personnages constamment sur le qui-vive : peur de la police des mœurs, d’être suivi ou dénoncé comme déserteur, catastrophes diverses… « On était toujours traqués ». Tout comme ses compagnons, Ferdinand est en butte à une malveillance universelle, qui rôde et le menace. La violence caractérise au premier chef les évocations sexuelles, avec le détail explicite des scènes érotiques et des pratiques. D’autre part, Londres est une inoubliable évocation de la capitale anglaise, décrite avec une grande précision topographique. Finesse de la perception des lieux et des ambiances : « La Tamise c’est beau. C’est la nuit du monde qui coule, sous les ponts. Ils se lèvent comme des bras pour qu’elle passe ». « Le Charing Cross étouffe dans la suie ses petits trains pleins de journaux illustrés ». Des réflexions, également : « On a sa poésie quand même, du moment qu’on vit. La mienne elle est forte. Elle est plus violente que la mort en somme ». La mélancolie générale cède cependant, de temps à autre, la place à des descriptions euphoriques de nature et de printemps. Une grande tendresse se fait aussi jour par endroits, comme avec la mort du petit Peter. Et sous l’influence de Yugenbitz perce à plusieurs reprises l’idée de la vocation médicale de Ferdinand. On ne saurait enfin omettre de souligner l’énorme travail d’Henri Godard et de ses deux collaborateurs, non seulement pour la transcription des manuscrits, mais aussi le relevé des variantes et les notes très fournies. Quant aux notices relatives à chacun des textes, elles sont, nous l’avons dit pour le Voyage, aussi complètes que précises, retraçant la genèse des textes tout comme leur thématique et leur réception critique. S’y ajoute enfin un très utile Vocabulaire populaire et argotique. Mais il y aurait encore beaucoup à dire… Ce que nous révèlent avant tout les trois inédits de ce volume, c’est que, du Voyage à Rigodon, Céline n’aura pas un seul instant cessé de se lancer à corps perdu dans l’écriture, en vrai possédé.

Céline (2). Céline, Romans 1935-1947. Édition établie par Henri Godard, avec Pascal Fouché. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2023,189 9 p., 84 €. Contrairement au précédent, ce volume ne contient pas d’œuvres inédites, et rassemble Mort à crédit, Casse-pipe, Guignol’s band I et Guignol’s band II. Toutefois, il donne, en appendices, certaines séquences retrouvées de Mort à crédit, de Casse-pipe et de Guignol’s band II. L’ensemble représente ainsi toute la production actuellement connue de Céline de 1935 à 1947. On doit en distinguer, chronologiquement, Mort à crédit, publié en 1936 (dans une édition censurée) ; Casse-pipe, entrepris en 1936 et laissé inachevé en 1939, mais enrichi ici de séquences retrouvées ; Guignol’s band I, publié en I944 ; Guignol’s band II, élaboré de 1940 à 1945, et publié en 1964 sous le titre Le Pont du Londres, mais dont la présente édition nous offre un texte rétabli. Les appendices de Mort à crédit forment une dizaine de séquences – en fait, des variantes tirées du manuscrit incomplet et non abouti (1 630 ff.) resurgi en 2021. Même chose pour les séquences extraites des manuscrits fragmentaires retrouvés de Casse-pipe (440 ff.). Toutefois, pour ces derniers, il ne s’agit malheureusement pas du reste et de la fin du texte, qui ont disparu. Bien plus réduit est l’appendice de Guignol’s band II, constitué du synopsis de Guignol’s band III et d’un bref début de rédaction. Tel est l’ensemble composite formé à partir des divers manuscrits réapparus en 2021. Il est malgré tout dommage que les séquences retrouvées de Casse-pipe, dont certaines sont très remarquables, restent ainsi un peu perdues dans la masse du volume, alors que les brouillons retrouvés de Mort à crédit et de Guignol’s band ne sont pas, avouons-le, d’un immense intérêt. Comme le note Henri Godard, Casse-pipe enchaîne avec la fin de Mort à crédit, et Guerre avec ce qu’aurait dû être la fin de Casse-pipe. Ce dernier texte, élaboré en 1936-1939, a très vraisemblablement été achevé, mais, répétons-le, la fin n’en a pas été retrouvée. En 2021 ont cependant resurgi 440 feuillets de scènes inédites. Brutale plongée dans l’univers militaire de 1912, Casse-pipe est un texte-limite, bourré d’insultes, d’engueulades, de brimades et de saouleries féroces. S’y déploie une « verve injurieuse » (H. Godard) au service d’un comique de dérision. Les manuscrits retrouvés montrent toutefois, dans la suite du récit, une atténuation des insultes, et une plus grande part faite à la narration et aux scènes des soldats entre eux : « Moi il me plaisait bien le Murbate comme il racontait ses histoires. Les autres ploucs des quatre escouades les anciens comme la bleusaille, ils étaient pas du tout marrants, il leur venait que des insultes, des pets foireux, des tours de cons. Pour les réveiller c’était le moins qu’on leur bascule sur la tronche les trois paquetages complets, et deux châlits. Que tout leur retombe sur le mufle alors ça les faisait gratter, s’écarquiller un peu les mites. Ils étaient bien jeunes, pourtant, ils pesaient lourd comme des arbres, des troncs, des bahuts, à défoncer pour les ouvrir. Au manège, à la cavalcade, au moment des pires collisions, aux farandoles des culbutes, quand tout ramponnait dans les murs, ils rêvaient dans de grands bruits de bois, des cascades de bûches ». On ne peut que songer à ce que devaient être la suite et la fin de Casse-pipe. Tel qu’il nous est parvenu, l’ensemble suppose un énorme effort littéraire, qui va bien au-delà de la satire de la vie militaire.
Sur Guignol’s band I, publié au complet en 1944, il y a peu à dire. En revanche, l’ancien Pont de Londres, imparfait dans l’édition de 1964, et rebaptisé ici Guignol’s band II, se présente à présent enrichi des variantes et corrections apportées par un manuscrit partiel de 300 ff. retrouvé en 2021. Ce texte pousse à l’extrême ce qui était déjà à l’œuvre dans Guignol’s band I : aventures dans un Londres interlope, hantise de la guerre, comique de dérision. C’est toujours le microcosme des proxénètes français et de leurs protégées, et de Cascade, Borokrom et toute la bande. Mais il y a une nette progression, de l’euphorie du début à la catastrophe finale. Ferdinand goûte d’abord un bonheur féerique auprès de la jeune Virginie, véritable printemps à sa vie. Mais tout ne tarde pas à se dégrader, en grande partie par sa faute : Virginie devient enceinte de lui. La tendance au fantastique burlesque va s’accentuer avec le personnage loufoque de Sosthène, féru d’ésotérisme et d’occultisme. On aboutit ainsi à des épisodes de délire total, comme la danse sacrée de Sosthène à Piccadily Circus, qui bloque toute la circulation, sommet de burlesque, qui se termine en apocalypse : « Sosthène courait devant son flic, il échappait en pirouettes, entre les camions, cabrioles, relevés, vive glissade, pirouettes encore ! Il se rattrapait… coucou !… tout ça au revers des autobus ! là frémissants, au moins trois mille… en plein énorme embouteillage tintamarre, trente-six mille trompettes, cornes, grelots, sirènes, pistons, déchaînés sur l’obstruction de Charing Cross à Tottenham, un vacarme de Jugement dernier. Hallali Sosthène ! Lui alors en grand rigodon, magique à plus savoir qui comme, enlevé de terre avec sa robe, emporté, tourbillonné, elfe en essor, grâce et miracle, espiègle entre les autobus, effacé, reparaissant, mutin, cache-cache, sourire encore, les figures de l’Incantation, le 96 des Vegas, plus là le flic en transe au cul, galopant, écumant de rage. » Une autre source de fantastique comique est l’obsession de la fabrication des masques à gaz, où se lancent frénétiquement Sosthène et le colonel O’Collogham. Bien plus que Guignol’s band I, tout le roman baigne dans une sorte de surenchère du fantastique, ce qui nous vaut d’énormes orgies, des explosions, et des hallucinations de Ferdinand. Plus exactement, de telles scènes alternent avec des moments d’angoisse aussi bien que d’optimisme, voire de vrai bonheur – ces derniers déclenchant d’étonnants longs monologues intérieurs débridés de Ferdinand rêvant à Virginie. Le roman représente ainsi un aboutissement, par lequel Céline s’est avancé encore plus loin dans l’écriture et l’élaboration d’un langage qui annonce un peu, mais à sa manière propre, la rythmique de Nord. L’édition critique est digne de tous les éloges, notamment pour les trois copieuses et riches notices qu’Henri Godard a consacrées à Mort à crédit, à Casse-pipe et aux deux Guignol’s band. Tous les aspects des textes y sont parfaitement éclairés. Il y est notamment souligné que Londres fut la ville de prédilection de Céline, qui y fit de fréquents séjours, et sut par ailleurs tirer profit d’informations fournies par ses amis Joseph Garcin et John Marks. Et les notes précisent ou bien rectifient la topographie de Londres indiquée dans les deux Guignol’s band. Alors que, ces dernières années, les « spécialistes de Céline » se sont multipliés à l’envi, tels des champignons surgis après les pluies d’automne, il n’est sans doute pas téméraire de penser que les précédents travaux d’Henri Godard, tout comme la somme qu’il a réalisée avec les deux récents nouveaux « Pléiade », le désignent comme le meilleur connaisseur actuel de Céline.

Cocteau. Georges Greciano, Cocteau, l’opium aux trousses. Correspondance inédite et illustrée avec le poète (1928-1929), éd. Guy Ducrey, Presses Universitaires de Strasbourg, 2023, 160 p., 18 €. Singulier ouvrage que Cocteau, l’opium aux trousses du prince roumain Georges Greciano (1906-1976) : rédigé juste après la mort de Cocteau en 1963, et édité aujourd’hui pour la première fois grâce à son fils Rodolphe Greciano et au travail de Guy Ducrey, ce texte (dont le titre rappelle La Mort aux trousses de Hitchcock, sorti en 1959 !) se présente comme une sorte d’autobiographie romancée dans laquelle l’auteur intègre sa correspondance avec le poète d’Opium. Rappelons vite le contexte : entre septembre 1928 et septembre 1929, le jeune aspirant écrivain qu’est Greciano (qui vient de lire Thomas l’imposteur) échange quelques lettres avec Cocteau, alors en désintoxication à la clinique de Saint-Cloud. L’ouvrage vaut ainsi avant tout pour le portrait qu’il offre du poète et pour ses dix-neuf lettres inédites. Si l’on sait combien la bibliographie épistolaire de Cocteau est déjà vaste, cette correspondance se démarque cependant à plusieurs niveaux, comme le démontre très bien Guy Ducrey dans sa riche et captivante postface.
Tout d’abord, les lettres du poète contiennent plusieurs éléments qui sont parallèlement thématisés et explicités dans Opium, journal d’une désintoxication (qui paraît en 1930). Elles donnent à lire, au plus près, la détresse d’un écrivain isolé envoyant plusieurs cris de souffrance bruts (là où Opium développera des « cris de souffrance au ralenti »), dans des missives exutoires qui nouent souvent écriture et dessin de manière saisissante. Ne serait-ce que d’un point de vue esthétique, certaines lettres se placent très haut dans la production coctalienne. C’est le cas de la lettre 13 (p. 104) qui expose au milieu des jambages de l’écriture un corps pétrifié par la douleur et désespérément arc-bouté vers le haut. Ou de la lettre 8 (p. 68) qui exprime un puissant sentiment de dislocation en entremêlant sur la page le dessin d’un visage déboîté et un texte écartelé (« Je traverse du noir du/noir/du/noir/c’est atroce Aidez/moi et priez pour moi »). L’expression est souvent frappante, tant ces lettres de Cocteau, comme le relève Greciano lui-même, sont « le reflet de son âme dépouillée de tout artifice » (p. 85). Précisons en outre que ces lettres – celles de Cocteau et certaines de Greciano qui ont pu être retrouvées – bénéficient de remarquables reproductions visuelles dans l’ouvrage.
Par ailleurs, cette correspondance prend une place significative dans la production épistolaire du poète en cette fin des années 1920, alors que continue de le hanter la mort de Radiguet dont il se sent toujours « orphelin ». Grand connaisseur de l’œuvre coctalienne, Guy Ducrey situe finement l’échange avec le jeune prince roumain au sein de la constellation épistolaire de Cocteau – qui entretient alors plusieurs dialogues avec d’autres jeunes hommes (Andréas Walser, Pierre Duflo) parfois aussi écrivains (Jean Desbordes). Sauf que Greciano n’est ni Radiguet ni Desbordes (ni Genet plus tard) : loin d’être un « mauvais garçon », il n’apparaît pas non plus comme un écrivain fracassant – il reste trop lisse, voire superficiel, comme le lui indique Cocteau pour qui l’écriture doit s’enraciner dans une difficulté d’être : « La vie fera de vous un poète (sur le papier) en vous abîmant, en vous noircissant, en mêlant votre sang avec de l’encre » (p. 85). Ces lettres à un jeune poète marquent ainsi par leur franchise et par la morale littéraire qu’elles contiennent en sous-main. La relation entre Cocteau et Greciano sera d’ailleurs de brève durée. Ducrey développe à cet égard plusieurs hypothèses pour saisir l’échec de leur amitié. Outre le profil hétérosexuel de Greciano (qui, méconnaissant sans doute les prédilections de son destinataire, évoque souvent des aventures sentimentales et matrimoniales qui intéressent peu celui-ci), une rencontre sans étincelle a lieu entre les deux écrivains à Paris durant l’été 1929. Mais ce qui précipite leur rupture, c’est surtout un article (d’intention pourtant inoffensive) que Greciano publie en août 1929, dans lequel il relate sa visite au poète en lui attribuant des propos élogieux sur Lénine comparé au Christ. Il n’en fallait pas davantage pour que la rumeur se répande à Paris d’un Cocteau converti au bolchévisme (après l’avoir été au catholicisme en 1925), ce qui a évidemment agacé le principal intéressé et l’a définitivement éloigné de Greciano… Pour documenter toute cette affaire, Guy Ducrey a d’ailleurs pris soin de rééditer, en annexes, l’article du prince roumain ainsi que les réactions de Cocteau.
Si cet ouvrage vaut donc avant tout pour ses documents coctaliens, qu’en est-il toutefois du récit encadrant de Greciano ? À l’évidence, sa narration autobiographique ne présente pas de grande valeur littéraire. Reste qu’elle constitue un précieux témoignage sur la vie cosmopolite de l’Europe de l’entre-deux-guerres. Comme tout droit sorti d’une nouvelle de Morand ou de Beucler, le prince relate ses mésaventures entre Paris, Bucarest, Cernâuti et Bratislava, lors desquelles il côtoie plusieurs aristocrates de la Mitteleuropa, mais aussi, dans les trains de nuit, un rabbin ou un musicien autrichien circulant d’une capitale à l’autre. C’est ainsi tout un « monde d’hier » et une certaine conception de l’Europe que ressuscite en arrière-plan Greciano, lui-même appartenant à une importante tradition historique d’écrivains plurilingues venus d’Europe centrale et en particulier de Roumanie (pensons à Panaït Istrati, Hélène Vacaresco, la Princesse Bibesco ou Paul Celan). Rédigé après la Seconde Guerre, ce récit rétrospectif se révèle ainsi émouvant en reliant les pérégrinations européennes d’un prince roumain aux souffrances intimes du Prince des poètes.

Fleuret. Fernand Fleuret, Le neveu de Rimbaud et autres études exquises, Éditions Marguerite Waknine, « Les cahiers de curiosités », 2023, 49 p., 10 €. Les éditions Marguerite Waknine ont eu la main heureuse. Fleuret est en effet un auteur des plus séduisants, dont on ne parle jamais et qui n’est point réédité. Seuls, ses romans Jim Click ou la merveilleuse invention et Les Derniers Plaisirs l’avaient été, respectivement en 2002 et 2003, par Farrago. Nulle monographie sur lui n’est parue depuis le Fernand Fleuret et ses amis de J. de Saint-Jorre, édité à compte d’auteur en 1958. Et la plaquette qui vient d’être publiée est bienvenue, car elle rassemble cinq textes qui se trouvaient dispersés dans divers recueils de l’auteur : Le Neveu de Rimbaud, Entre les clous, L’École des Beaches, Des Livres de cuisine et Éloge de la plaquette. Tous ces textes ont un ton très prenant, qui évoque parfaitement l’esprit si rare et si attachant qu’était Fleuret. Son ami Pascal Pia a pu écrire de lui : « par une rencontre extraordinaire, l’érudition, l’humour et la poésie faisaient de Fleuret un personnage comme il ne s’en trouve que de loin en loin, et comme, peut-être, il n’y en avait pas eu depuis Nerval. » Les cinq textes réunis sont fort variés. Le titre même de L’École des Beaches est un clin d’œil adressé aux amateurs de curiosa, car il parodie celui d’un érotique anonyme de 1868, L’École des Biches. Mais il ne s’agit point de libertinage, car Fleuret y fustige à la fois le franglais, qui faisait déjà rage, mais oui, et les baigneurs de la Côte d’Azur. Ces derniers, il les avait souvent observés de près, car sa femme Gabrielle Réval possédait une villa au Cap d’Ail. Son évocation est féroce : « Les “dames” montraient des fesses en crêpe de Chine, des coussins de chair débordant sous les bras et des aisselles passées à la pierre ponce. Et j’imaginais des escalopes de veau, écœurantes de fadeur et bonnes à vendre chez les pharmaciens, entourées de papier-cristal, comme des brosses à dents aseptisées. Les hommes affichaient des bras et des jambes en tuyaux de pipe, des omoplates saillantes, des genoux cagneux, des poitrines de pions ou de charcutiers, des échines en cordes à nœuds et… des lunettes. Ce n’est pas eux que le sport embellira, si, tel qu’ils le conçoivent, il a jamais embelli personne ! » Se révèle ici une des diverses facettes de Fleuret : le satirique, l’auteur de Falourdin et du Carquois du sieur Louvigné du Dézert. Entre les clous est aussi une satire, celle du conformisme, qui nous impose des attitudes et des jugements faisant de nous des moutons dociles. Mieux vaut, proclame Fleuret, s’engager entre « les clous d’or qui mènent à la vraie félicité », c’est-à-dire s’affirmer comme individu libre et indépendant. Fort curieux est Le Neveu de Rimbaud, où l’auteur raconte qu’en visitant le Salon des Indépendants de 1907, il tomba sur une peinture de Paterne Berrichon, que le peintre lui affirma tout de go être le portrait du fils de Rimbaud, que celui-ci aurait eu à Marseille « d’une petite couturière » ! Mieux encore, il lui déclara qu’lsabelle Rimbaud et lui l’élevaient ensemble… Après la mort de Berrichon, soit vers 1925, Fleuret raconta la scène dans Paris-Journal, ce qui lui valut une lettre du peintre Signac, lui révélant qu’il avait bien connu cette personne, qui n’était pas le fils de Rimbaud, mais son neveu, mort en 1911. Histoire étonnante, mais dont on peut se demander si Fleuret, qui ne détestait pas la mystification, n’en aurait pas inventé une partie. Aucune mystification, en revanche, dans Des Livres de cuisine, long essai fort érudit, mais qui se lit très bien. Il s’agit là d’un sujet que Fleuret connaissait admirablement et dont il avait longuement discuté avec son ami Bertrand Guégan, grand expert en la matière (auteur, entre autres, de La Fleur de la cuisine française, et premier traducteur d’Apicius). Panorama très précis, des Grecs à la Belle Époque, dont nous citerons ces lignes sur Apicius : « Gourmet raffiné et magnifique, il améliorait le foie des truies en les nourrissant de figues sèches et en les abreuvant de vin miellé. Les rougets, il les étouffait vivants dans la saumure, appelée garum des alliés, et il avait fondé un prix pour celui qui inventerait une saumure confectionnée avec le foie de ce poisson. ». Toutefois, Fleuret avait parfois des goûts culinaires étranges : en privé, il recommandait l’emploi de la poussière dans les préparations culinaires, assurant que cela aidait à lier les sauces… Éloge de la plaquette se ressent de cet amour de Fleuret pour les anciens petits « livrets », tels qu’on les trouve repris dans les Variétés historiques et littéraires de la Bibliothèque Elzévrienne. Il avait aussi été frappé par l’amour des Symbolistes pour la plaquette, et notamment Remy de Gourmont (pourquoi l’éditeur affuble-t-il son prénom d’un accent superfétatoire ?) et les éditions du Mercure de France : « Simone, surtout, me charmait avec sa couverture de grossier papier de tenture, qui semblait avoir été arraché à la chambre de la petite fille paysanne, cette “Marié” de Remy de Gourmont, qui sentait la ronce, le lierre lavé par la pluie, les noix, l’amour et le feu. Il y avait encore Le Livre de Monelle de Marcel Schwob, où la typographie dansait un peu, pour mieux ressembler à celle des livrets de colportage qui me ravissaient au temps où je chantais les images d’Épinal et les vieux almanachs. » Bizarrement, l’origine des cinq textes recueillis par l’éditeur n’est mentionnée nulle part dans cette très agréable et suggestive plaquette. Nous allons donc y remédier bibliographiquement, en indiquant les recueils dont ils sont tirés : Le Neveu de Rimbaud et l’Éloge de la plaquette proviennent de La Boite à perruque (Les Écrivains associés, 1935) ; Entre les clous et L’École des Beaches, du Cornet à poux (Mercure de France, 1938) ; Des Livres de cuisine, de Serpent-de-mer et Cie. (Mercure de France, 1936). – Peu importe, le plaisir continuel que dispensent ces textes de Fleuret recommande vivement cette plaquette à tous les bons amateurs de littérature. – « Vive la plaquette, Monsieur ! ».

Hahn. Reynaldo Hahn, Journal (1890-1945), éd. Philippe Blay et Jean-Yves Tadié, Gallimard, 2022, 400 p., 28 €. L’histoire matérielle de ce Journal est particulièrement complexe, en partie parce que Reynaldo Hahn ne laissait à sa mort en 1947 ni testament, ni instructions sur sa publication. L’essentiel en fut légué en 1954 à la BN. On ne devrait pas parler du Journal, car à des cahiers et des carnets manuscrits s’ajoutent des articles et plusieurs volumes publiés par l’auteur, qu’il a fallu « démonter » pour remettre les textes à leur place chronologique dans l’ensemble. L’édition établie par Philippe Blay est sur ce plan d’une parfaite clarté et se lit avec plaisir malgré l’hétérogénéité de ces textes qui relèvent pourtant tous du Journal. Le vrai problème apparaît dans une note de sa présentation : « la totalité du journal étant de très vaste dimension, nous présentons ici une anthologie, fidèle à l’agencement de son contenu ». Ces derniers mots restent bien vagues et, si l’on admet les contraintes matérielles, on aurait tout de même aimé en savoir davantage sur les critères qui ont présidé à la constitution de cette anthologie de quatre cents pages. Il est frustrant que des textes parfois remarquables soient troués de […], ou que des notes fassent allusion à des pages écartées qui nous auraient fort intéressé ! Gêne aussi, mais pour d’autres raisons, le bandeau qui ceint le livre et annonce : « Le musicien de Proust », comme s’il s’agissait d’un domestique, du même ordre que le cuisinier ou le jardinier. Ramener Reynaldo Hahn à ses seuls liens avec Proust, c’est lui faire injustice. Brillant causeur, interprète fêté, directeur de théâtres, critique musical important, auteur d’une œuvre très variée et surtout d’opérettes à succès, il a mené une existence qui semble avoir été heureuse, telle qu’on la découvre dans ce volume, rythmée par les voyages : un séjour de six mois à Rome en 1900, l’Égypte et la Terre sainte, la Turquie, l’Algérie, l’Autriche… – toutes destinations qui l’ont enchanté (hormis Jérusalem) – on reconnaît là une géographie poétique de la fin de siècle qui a beaucoup en commun avec celle d’un Régnier, par exemple, et qui fait l’objet de belles évocations. Hormis les deux guerres (la première passée en grande partie au front, la deuxième où il dut se cacher), ce fut, semble-t-il, une existence plutôt épanouie. Sa fréquentation du monde littéraire est tout aussi variée ; certains épisodes demeurent énigmatiques comme la rencontre avec un Maeterlinck vieillissant, en 1927, à une terrasse de café à Cannes : ils ont « longuement causé de certains projets » écrit Hahn, mais nous n’en saurons pas plus ! Il évoque une rencontre très surprenante avec George Meredith ; dans le salon des Daudet où il vient jouer pour Pierre Loti son premier opéra, L’île du rêve, tiré du Mariage de Loti, il croise le vieux Goncourt ricanant et Rodenbach « très blond, à la coiffure 1830 ». Il rencontre Mallarmé par l’entremise de Méry Laurent et note dans le Journal de belles improvisations du poète, l’une devant les toiles de Manet et l’autre développant une opinion radicale sur la réparation que la France devra accorder au capitaine Dreyfus. Excellent chanteur, le jeune compositeur se plaît aussi à rencontrer les vieilles gloires du chant : voir sa longue et très sérieuse conversation avec Pauline Viardot en 1902. Autre survivante du Second Empire, cantatrice aussi, mais d’un genre tout différent, Hortense Schneider, que Hahn a pour voisine lors d’un grand dîner en 1913 : « l’illustre vieille » – elle a quatre-vingts ans – retrouve sa jeunesse et le plaisir de chanter Offenbach avec « un chic indescriptible ». S’il fréquente aussi Mayol et le caf’conc’, ses musiciens favoris sont Massenet, le « maître adoré » auquel le lie une très grande affection mutuelle, et surtout Saint-Saëns. Il rapporte aussi un véritable pèlerinage à Tarascon, où il va se recueillir dans la chambre d’hôtel où Gounod écrivit Mireille. Mais l’admiration majeure de Hahn va à Mozart : dès 1906, il est invité à diriger Don Giovanni à Salzbourg lors du 150e anniversaire de la naissance de Mozart, et il fut toujours attaché à cet opéra, dont il parle en détail avec Viardot. Son amour pour le musicien le conduisit à se risquer au pastiche dans un Mozart (1925) où Yvonne Printemps interprétait le rôle-titre. L’idéal classique est ainsi au centre de son univers : il voyage beaucoup, certes, mais rien ne vaut Versailles à ses yeux, Versailles dont les jardins sont une arme contre I’ « irrationnel » des jardins anglais. Avec Sainte-Beuve (dont le Port-Royal est « peut-être le plus beau livre que j’aie lu »), Bossuet et Chateaubriand sont ses auteurs favoris. Il est intéressant de le voir lire en 1924 la Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud « avec des alternatives d’admiration et d’agacement », en particulier pour les remarques sur le lapsus qui menace l’ordre du langage. Le Journal montre constamment la fragilité de cet homme si fortement appuyé sur la plus solide culture classique. Son culte de la perfection formelle le conduit au refus de toute « irrégularité » esthétique et à une intolérance. Dès 1932, au Caire, devant une assemblée de gens dont il admire la culture, il éclate : « j’ai déballé tout, ma haine pour la musique laide, pour les gens à la mode, pour les musiciens ignorants ». En 1939, il visite le palais du facteur Cheval, qu’il juge « stupéfiant et affreux » et « somme toute inadmissible ». En 1942, replié à Toulon, il s’en prend avec la même violence aux « grands poètes du moment », « des Pierre Emmanuel, des Paul Eluard, des Supervielle, etc. » : deux résistants et un exilé, en un temps où lui-même, inquiété pour ses origines juives, était réfugié à Monte-Carlo. En mars 1944, il est occupé à diriger des œuvres de Saint-Saëns, où il voit un « modèle de perfection absolue » et il « rêve parfois de monter un opéra de Händel ». En 1944 encore, il a sur la prosodie de Debussy dans Pelléas et Mélisande quelques lignes qu’on se permet de trouver navrantes. Prit-il enfin conscience que la perfection formelle ne suffisait peut-être pas toujours ? En 1945, il mit en musique un poème de résistance d’Aragon, tiré de La Diane française, « Cathédrale de Strasbourg » – au moment où à la Libération les honneurs lui arrivaient, l’Académie des Beaux-Arts et la direction de l’Opéra.

Rostand. Edmond Rostand, Théâtre complet, t. I, éd. Patrick Besnier, Guy Ducrey et Bertrand Degott, Paris, Classiques Garnier, 2023, 721 p., 59 €. « Oui, ces vers sont très beaux, et le divin murmure/Les accompagne bien, c’est vrai, de la ramure […]. » Ces « vers » échangés entre deux amants n’inaugurent pas seulement Les Romanesques d’Edmond Rostand. Ils annoncent aussi l’intérêt et le plaisir de parcourir des pans entiers d’une œuvre poétique que le succès terrassant de Cyrano de Bergerac allait éclipser pour des décennies. La magistrale reconquête éditoriale à laquelle se livrent Patrick Besnier, Guy Ducrey et Bertrand Degott poursuit d’autres desseins que celui de rééditer les trois premières pièces de ce génie du vers, Les Romanesques (1894), La Princesse lointaine (1895) et La Samaritaine (1897). En effet, ces spécialistes de théâtre donnent aux œuvres, et plus généralement à la production rostandienne, une visibilité globale. Le travail d’érudition philologique s’accompagne d’un important effort de contextualisation, dramatique et culturel, permettant de mesurer l’importance que ces pièces acquièrent dans la carrière du dramaturge et dans l’histoire du théâtre.
L’introduction générale (p. 7-65) retrace, en suivant le développement chronologique de la biographie, les grandes étapes qui amenèrent Rostand à conquérir les scènes officielles. Issu d’une famille bourgeoise et amie des arts, dont Patrick Besnier dresse la généalogie, Rostand choisit les voies contraires que son père souhaite lui voir emprunter. Exit la carrière diplomatique, voici le jeune homme devenu dramaturge et monter, à gros frais, Le Gant rouge au théâtre de Cluny. L’échec de ce vaudeville, les problèmes d’identité qu’il rencontre fréquemment quand la presse, par un curieux jeu de passe-passe, l’appelle par le nom du père, n’ont pas raison de sa témérité. Avec l’aide de son épouse, la poète Rosemonde Gérard, Rostand entreprend d’écrire une pièce pour la Comédie-Française. Le critique détaille les difficultés rencontrées pour voir Les Romanesques franchir l’étape du comité de lecture puis des répétitions. En dépit du succès, ce premier et dernier passage dans la Maison de Molière ouvre Rostand au théâtre « commercial » (p. 31). Ces pièces ultérieures témoignent alors d’une formidable ambition – écrire pour Sarah Bernhardt – sans sacrifier son goût pour la poésie et la mise en scène. La diversité des genres dramatiques explorés, les longues phases de dépression, les pièces inachevées reflètent une carrière dramatique marquée par l’éloignement. Après le succès de La Samaritaine puis celui de Cyrano, de L’Aiglon et de Chantecler, Rostand se tourne vers le cinéma qu’il perçoit comme un art majeur. Il y collabore furtivement, sans sacrifier au vers poétique dont il a nourri, durant plusieurs décennies, les scènes françaises jusqu’à sa mort en 1919. C’est d’ailleurs une étude de la versification rostandienne qui prolonge l’introduction. Entreprise par Bertrand Degott, cette formidable analyse se déploie à partir d’exemples prélevés dans l’ensemble de cette production. Souvent taxé de « cacographe », Rostand innove dans un contexte précis. La section « Le vers après la crise » s’avère déterminante pour mesurer les écarts de Rostand par rapport à la poétique traditionnelle : sur ce point, deux tableaux synoptiques (p. 87-88) aident en mesurer la tendance tout au long de sa carrière dramatique.
La suite de l’ouvrage rassemble les trois premières pièces d’Edmond Rostand, chacune préfacée par un contributeur de l’ouvrage. La veine comique des Romanesques permet à Bertrand Degott d’étudier les intertextes que la critique théâtrale de l’époque ne manqua pas de convoquer : Marivaux, Musset, Banville… Mais l’originalité dont fait preuve « le Poète » se remarque sans doute dans la première occurrence du mot « panache » qui devait déjà, quelques années avant Cyrano, fournir une clé d’interprétation de l’œuvre entière. « Mélange », « synthèse » (p. 146), voici le théâtre de Rostand ouvert à l’énergie du verbe et promis à l’éclectisme des genres et des tonalités. Dans cette perspective, La Princesse lointaine, écrite pour Sarah Bernhardt, prolonge ce mélange des genres. En reprenant le légendaire médiéval que le théâtre fin du siècle avait remis au goût du jour, Rostand poursuit sa quête d’écriture en bâtissant un argument à partir de sources médiévales largement diffusées à son époque. L’aventure dramatique, qui allait faire de Bernhardt une princesse renonçant aux plaisirs de la chair, entre en écho avec les pièces symbolistes de l’époque. Guy Ducrey, en une étude passionnante, étudie la fenêtre dans le théâtre fin de siècle, en prenant soin de révéler toute la charge dramatique que lui confère Rostand. « Mais ce qui était mur dans la pièce de 1894 deviendra, avec non moins de virtuosité, fenêtre dans le drame de 1895 : tantôt ouverte, tantôt fermée, elle représentera à son tour le jeu du proche et du lointain qui organise tout l’imaginaire amoureux du Rostand dramaturge. » (p. 292) À partir de cet objet, voici la langue rostandienne à la fois proche et lointaine, lyrique et bouffonne dans un rapport de proximité/distance que le titre de la pièce porte à son apogée – sans que malheureusement la grande Sarah ne reçoive le succès escompté. Cet échec n’empêche nullement la comédienne de jouer à nouveau pour Rostand en 1897. La Samaritaine, présentée par Patrick Besnier, explore un sujet religieux dans la veine « mélo-évangélique » (p. 529), genre que le public bourgeois et catholique affectionne particulièrement, comme les directeurs de théâtre qui peuvent, grâce à lui, maintenir leur théâtre en activité durant les fêtes de Pâques. Sarah Bernhardt joue Photine, la Samaritaine en rédemption. Tout en mentionnant l’intertexte biblique, Patrick Besnier détaille les innovations et les libertés de Rostand, comme il s’intéresse longuement aux nombreuses polémiques qui valurent au dramaturge attaques et quolibets. Mais Rostand et Bernhardt n’entendent ni choquer, ni détourner la parole sacrée. Au contraire, ils souhaitent toucher un vaste public, portant un soin particulier à la mise en scène, aux décors, aux costumes.
Rostand dramaturge ? Le qualificatif convient à condition qu’il soit accompagné de ceux de poète et de metteur en scène. Ce sont ces différentes facettes que le volume Théâtre complet (tome I) donne à découvrir. Outre les présentations, les notes d’érudition, les fac-similés des partitions de musique qui accompagnèrent ces pièces, lectrice et lecteur exploreront des textes inédits. Le travail philologique entrepris réserve d’autres promesses : la suite du théâtre de Rostand. Mais pour l’heure, il importe de se plonger dans les débuts d’une œuvre théâtrale époustouflante, dont deux pièces, en cette année de commémoration Sarah Bernhardt, résonnent fièrement avec l’actualité théâtrale et culturelle.

Sciences. Isabelle Mons, Sciences en littérature. D’un savoir-faire ambitieux à la déshumanisation de la créature, Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2022,134 p., 23 €. Dans la continuité des travaux récents publiés sous le titre Passerelles entre sciences et littérature (dir. Anne-Gaëlle Weber, Classiques Garnier, 2019), Isabelle Mons nous livre des observations nouvelles sur la science en littérature. Spécialiste des récits de vie, de création et des transferts biographiques, elle s’interroge sur la mise en forme de la science dans le texte littéraire. Si Zola a tenté d’appliquer la méthode expérimentale à son œuvre littéraire, on constate malgré tout que « réfléchir au littéraire sur le modèle du scientifique ne peut que contraindre la création, reléguer l’impulsion imaginaire au second rang ». En apportant une part non négligeable de réalisme en littérature, la science produit un effet de miroir entre l’écrivain et le scientifique dans un XIXe siècle mû par l’effervescence scientifique et un XXe siècle essoufflé par les guerres successives. Ainsi, l’autrice relève des dissemblances entre le discours sur les sciences, la littérature de vulgarisation scientifique et la littérature d’imagination scientifique qui permettent de définir l’orientation et les ambiguïtés de la science en littérature. Cette étude interroge précisément la participation de la science dans le processus de monstruosité, du dédoublement et de l’animalisation. La quête identitaire du créateur et de sa créature est percée à jour dans un corpus primaire qui s’appuie sur les mythes fondateurs de l’altérité moderne : le Frankenstein de Mary Shelley, l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, Le Horla de Guy de Maupassant, La Métamorphose de Franz Kafka et Rhinocéros d’Eugène Ionesco. Ajoutée à l’analyse du langage (quand est-ce que les langages scientifique et littéraire se rencontrent ?), l’invention littéraire de la créature s’inscrit dans un questionnement de l’auteur sur l’individu qui fait nécessairement appel aux sciences humaines. Le mythe littéraire est traité comme un élément anthropologique : comment le discours scientifique en littérature, objectif et rationnel, peut-il participer à un récit fictionnel ? On retrouve, par exemple, le mythe de Prométhée réinventé par Mary Shelley dans son Frankenstein. Du médecin notable (Charles Bovary et Pascal Rougon), en passant par le savant visionnaire de Verne, jusqu’au médecin démiurge incarné par Frankenstein, la figure du savant est socialement reconnue et valorisée. Et c’est particulièrement le cas du médecin pour qui le rapport à l’éthique implique une réflexion à la fois philosophique et scientifique. Si le savant-créateur arrive à ressusciter la vie dans sa créature, est-ce qu’il saura la maîtriser ? La littérature est ici un moyen d’anticiper les dérives de la science. Dans son ressort psychanalytique, cette étude dévoile l’hypothèse d’un inconscient fantastique. La créature est aussi l’objet de fantasme du créateur et de l’écrivain. La genèse du monstre est reliée aux éléments biographiques de Mary Shelley : la créature « incarne le rapport de l’auteur à lui-même quand le processus créateur sollicite chez lui la quête d’un refoulé qu’il veut à nouveau faire émerger ». Enfin, la monstruosité physique dans les récits du XIXe siècle mute en mal psychique métamorphosant l’être humain dans le récit fantastique (Le Horla de Maupassant ; La Métamorphose de Franz Kafka ; Cœur de chien de Mikhaïl Boulgakov) et dans le théâtre du XXsiècle (Rhinocéros d’Eugène Ionesco). Entre l’hybridité et la folle, la créature se transforme non seulement sous l’influence des sciences matérielles, mais aussi grâce à l’essor des sciences psycho-médicales (Le Horla). Dans cet ouvrage intéressant par son approche pluridisciplinaire et dense malgré le peu de pages qui le compose, Isabelle Mons apporte des clés pour comprendre révolution de la créature-monstre en littérature. A la fois miroir de son créateur et de l’écrivain dans son processus de création, la créature nécessite l’apport d’une scientificité dans le texte qui permet d’éclairer par anticipation les zones d’ombres qui accompagnent le progrès scientifique. En ce sens, la littérature est aussi un moyen de participer à l’évolution de la science et de l’humanité.


Blanche Acloque, Patrick Besnier, Aurélie Briquet, Jessica Desclaux,
Jean-Paul Goujon, Johanne Le Ray, Émilien Sermier, Corentin Zurlo-Truche.