Livres reçus
Desnos. Robert Desnos, Poèmes de minuit. Inédits 1936-1940, Paris, Seghers, 2023, 15 €. En octobre 2020, dans le deuxième catalogue de la vente de la collection Geneviève et Jean-Paul Kahn, parmi un ensemble extraordinaire consacré m au mouvement dada et au surréalisme, figuraient quatre cahiers manuscrits de 123 poèmes de Robert Desnos, dont 86 inédits. Encouragée par le collectionneur et bibliophile Jacques Letertre (président de la Société des Hôtels Littéraires désormais propriétaire de ce trésor) et avec l’autorisation et le soutien de Jacques Fraenkel (ayant droit de l’œuvre du poète) l’Association des amis de Roberts Desnos en a d’abord publié une vingtaine parue dans le n°10 de la revue L’Étoile de mer en janvier 2022. C’est ainsi à partir de cette première sélection que la découverte de ces poèmes fut dévoilée, suscitant aussitôt l’intérêt du public ; il fallait donc rendre accessibles les autres poèmes pour une large diffusion. Les éditions Seghers, dirigées depuis 2020 par Antoine Caro souhaitant renouer avec l’histoire d’une maison d’édition indépendante ouverte à la création moderne et contemporaine, ont relevé le défi. Pierre Seghers, résistant et fondateur de cette maison d’édition, fut en effet le premier à envisager avec la collection « Poètes d’aujourd’hui » un format précurseur du livre de poche pour rendre la poésie et les poètes accessibles au plus grand nombre. Le recueil Poèmes du minuit reprend le célèbre et emblématique format carré de cette collection tout en reproduisant en couverture la photo prise par Dora Maar d’un Desnos pensif, les yeux tournés vers l’horizon, placée sur un fond bleu cobalt qui s’accorde parfaitement au titre donné au volume. Celui-ci n’est pas de Desnos mais, comme l’évoque l’écrivain et journaliste Thierry Clermont (auteur de la préface), il répond « aux circonstances de la composition poétique, tout en étant fidèle à l’espril du poète » pour lequel minuit est l’heure des apparitions, du rêve, du merveilleux, de la poésie. Le volume publie ainsi les poèmes des quatre cahiers qui offrent une mise au propre en 1940 de textes écrits entre 1936 et 1938. La clé de lecture de tous ces poèmes est donnée par Desnos lui- même qui en avait intégré une sélection dans le recueil Fortunes (1942) sous le titre « Les Portos battantes » et une année plus tard, en 1943, dans État de veille. Dans la postface à ce dernier recueil, Desnos révèle en effet l’origine de ce qu’il appelle les « poèmes forcés » : « Les premiers poèmes de ce recueil datent de 1936. Durant toute cette année, et jusqu’au printemps 1937, je m’étais contraint à écrire un poème chaque soir avant de m’endormir. Avec ou sans sujet, fatigué ou non, j’observais fidèlement cette discipline. » Le volume publié en 2023 présente non seulement la transcription de ces « poèmes forcés » mais il est aussi agrémenté par la reproduction en fac-similé d’une douzaine de pages manuscrites et de sept dessins de Desnos qui accompagnent son écriture (comme souvent dans ses feuilles de travail). Le choix des éditeurs du présent volume, peut-être discutable, de ne publier que les poèmes inédits au lieu de l’ensemble des textes des quatre cahiers et d’écarter ceux publiés auparavant — indiqués à la fin du volume — n’enlève rien à la qualité et aux ambitions du projet éditorial ; cela permet de suivre de plus près la tension qui traverse l’écriture de la poésie à cette époque, ainsi que la voie empruntée par Desnos. Scandés par les dates de composition, ces poèmes reflètent la situation personnelle et les conditions socio-historiques marquées par l’espoir de l’arrivée au pouvoir du Front populaire en France, mais aussi par l’inquiétude face à la montée du fascisme en Europe. Cette époque trouble ne laisse pas indifférent Robert Desnos, ni indemne son écriture. Car les événements le portent à s’engager activement dans une direction qui le conduira jusqu’à la Résistance et à l’épilogue terrible de sa mort au camp de concentration de Theresienstadt. Si ces textes recèlent l’univers typique du poète habité par des personnages réels et imaginaires dans un espace à la fois urbain — « car mon quartier possède sa collection de gueules de raie » écrit Desnos le 26 janvier 1936 — et naturel, marin et champêtre, terrestre et cosmique, nous découvrons surtout une poésie où l’envolée lyrique et onirique paraît s’infléchir sous le poids des urgences de l’histoire et des circonstances : « Libéré du passé/Libéré de la boue/Libéré des rêves insensé/Le monde autour de moi tourne comme une roue » (8 avril 1936). Le registre lyrique et la comptine font place alors au registre épique et au chant de guerre : « Moi, incapable de reculer/Capable de me faire tuer […] je serai avec les amis quand il faudra » crie un poème daté du 27 mars 1938. Peu avant son arrestation, Desnos affirmait en janvier 1944 : « La grande poésie peut être nécessairement actuelle, de circonstance… elle peut donc être fugitive. » Au fil de ces poèmes « fugitifs » transparaissent aussi les questionnements sur le sens et le pouvoir de la poésie en ces moments difficiles — et qui seront à l’ordre du jour pendant la guerre et bien au-delà. Ainsi, dans une sorte d’épigramme dicté par les événements de la guerre d’Espagne, Desnos s’interroge : « Ah que se passe-t-il en Espagne/Pourquoi est-ce que je suis là et las/Qu’est-ce que je fous ici ? ». Pourtant, le sentiment humaniste et l’attachement à la vie dans toute sa complexité (qui animent Desnos et émergent avec force dans cette poésie : « Terre toute la terre/Où vivent les hommes/Mes amis ») semblent justement se résoudre dans le chant poétique. Sa valeur universelle justifie à elle-même son existence et assure à la fois la célébration du monde et de ses possibles, ainsi qu’un rempart contre la barbarie : « Ce matin en me levant j’ai entendu des enfants qui jouaient à la marelle/Occupation plus judicieuse que la poésie/Un peu plus tard ces mêmes enfants/Je les ai entendus chanter/Et pour cela ça vaut encore la peine d’écrire des poèmes ». Poèmes de minuit. Inédits 1936-1940 constitue ainsi une publication précieuse qui offre aux lecteurs et aux passionnés l’opportunité de découvrir un jalon important de l’œuvre de Desnos. Une étape fondamentale pour comprendre l’élaboration d’une poésie qui oscille entre l’évasion et l’engagement, le rêve et la réalité, et pour suivre la trajectoire à la fois poétique et humaine du poète.
Édition. Olivier Bessard-Banquy, Modernité du livre. De nouvelles maisons d’édition pour de nouveaux lectorats, Joinville-le-Pont, Double Ponctuation, 2023, 164 pages, 19 €. Modernité du livre est un excellent essai qui offre un panorama personnel (partiel et partial) de l’édition contemporaine. La singularité de sa démarche consiste à porter à l’attention du lecteur le travail de jeunes éditeurs qui ont ces dernières années cherché à réinventer la facture matérielle de leurs livres. L’auteur trace les contours d’une filiation, depuis Allia (fondée par Gérard Berréby en 1982) jusqu’à Monsieur Toussaint Louverture (Dominique Bordes, 2000), Finitude (Emmanuelle et Thierry Boizet, 2002), Le Nouvel Attila (Benoît Virot, 2007), et Le Tripode (Frédéric Martin, 2012), pour n’en nommer que quelques-uns. Tous ont en commun d’avoir renouvelé leur public en proposant en librairie des livres d’une grande qualité matérielle, se démarquant par leur confection, ou par des stratégies marketing innovatrices. Les quatre chapitres prennent soin d’explorer les différentes avenues empruntées par les jeunes éditeurs en ce qui concerne le design, l’imprimerie, le façonnage durable et le papier. Bessard-Banquy convoque dans cet essai des connaissances issues de sa large bibliophilie, et agrémente son argumentaire d’entretiens réalisés en 2022 avec de nombreux éditeurs. L’ouvrage est richement illustré avec des couvertures de livres qui permettent au lecteur de goûter à la diversité graphique du corpus étudié.
Cette nouvelle édition se définit en opposition avec la « grande » édition industrielle, et la centralité de Paris de surcroît. Elle cherche à réhabiliter un objet livre dont la noblesse aurait été dévoyée par la standardisation de la fabrication et de la distribution. Il s’agit pour ces entrepreneurs d’imposer un autre rythme de production, une autre relation au lectorat caractérisée par une plus grande curation s’éloignant de massifs offices inondant les tables des librairies. Notons également que ces nouveaux éditeurs forment une communauté entre eux, et que certains, comme Monsieur Toussaint Louverture, ont relancé la pratique du colophon, rubrique qui inclut non seulement les données relatives à la typographie et l’impression, mais aussi un « générique » des personnes ayant participé à l’ensemble du projet. Il s’agit là d’une des vertus de Modernité du livre, soit de parvenir à montrer les rapports entre l’émergence de nouvelles structures éditoriales, leurs choix commerciaux, et les valeurs dont ils font la promotion dans le champ éditorial. La valorisation du travail collectif renvoie à un ensemble de pratiques équitables, qui vont du choix du papier et des encres jusqu’aux lieux d’impression.
La portée du livre de Bessard-Banquy est double. Il permet de prendre la mesure de la santé de l’édition indépendante en France, en explorant le catalogue d’une grande variété de petits et moyens éditeurs à l’aune du développement de nouveaux lectorats, d’un renouvellement générationnel, et d’un décentrement géographique. L’essai réitère également l’importance du livre — du livre bien conçu — dans le plus large environnement des pratiques culturelles. Si le livre a un avenir, s’il peut exister en parallèle des plateformes numériques, c’est à condition que ses artisans innovent en proposant des produits hors normes afin de s’adapter aux nouveaux publics. Bessard- Banquy est enthousiaste, optimiste, sa plume est agile, ses références variées et vivantes. Il s’agit d’un essai recommandable non seulement pour les bibliophiles qui apprécieront le détail technique qui accompagne la description de la fabrication des livres, mais aussi pour tous ceux et celles qui cherchent à penser, dans la foulée du récent Book Wars du sociologue John Thompson, l’avenir du livre au centre des révolutions sociales, technologiques et économiques qui l’affectent depuis deux décennies. Soulignons pour conclure la qualité du travail de l’éditeur Double Ponctuation qui fait la promotion du slow publishing et qui offre des ouvrages sur les enjeux liés à la bibliodiversité, l’environnement, et les questions de genre.
Gautier. Théophile Gautier, Œuvres complètes. Poésie, 1 & 2, édition critique établie, présentée et annotée par Peter Whyte et François Brunet (volume 1), Peter Whyte et Thierry Savater (volume 2), avec la collaboration d’Alain Montandon, Paris, Honoré Champion, 2022 ; volume 1, 836 p« 125 €, volume 2, 672 p., 95 €. Depuis trente ans, les études sur Gautier sont d’une exceptionnelle vitalité, dont témoignent les travaux, parmi tant d’autres, de Paolo Tortonese, de Marie-Claude Schapira, de Sarga Moussa, de Martine Lavaud, de Patrick Berthier, de Françoise Court-Perez ou d’Aurélia Cervoni. Le chantier de réédition des œuvres complètes de Gautier aux éditions Honoré Champion, ouvert en 2003, a en outre permis un accès à des textes établis avec soin. Mais c’est surtout sur l’œuvre narrative et les récits de voyage que les efforts se sont concentrés. L’édition commode des Œuvres poétiques complètes proposée par Michel Brix parue chez Bartillat en 2004 (republiée en 2021) ne pouvait combler le retard (certains diront l’oubli) concernant l’œuvre en vers, qui n’a d’ailleurs jamais été rassemblée en Pléiade. C’est pourquoi l’on ne peut que saluer avec enthousiasme la parution, en cette année 2022 où l’on commémore les cent cinquante ans de la mort de Gautier, des deux gros volumes réunissant les Poésies chez Honoré Champion, après qu’un Bulletin de la Société Théophile Gautier, en 2021, intitulé « La poésie de Gautier : textes et postures », a déjà attiré l’attention sur cette partie de la production de l’écrivain. Le premier volume, sous la responsabilité des éminents spécialistes de Gautier que sont Peter Whyte, François Brunet et Alain Montandon, rassemble les Poésies de 1830-1832, Albertus, La Comédie de la mort, les Poésies diverses de 1838, les Poésies nouvelles de l’édition de 1845 et Espafia. Le second volume, élaboré par Peter Whyte et Thierry Savatier, toujours avec la collaboration d’Alain Wlontandon, réunit Émaux et camées (édition définitive de 1872), les poésies non recueillies en volume du vivant de l’auteur, les poésies parues à titre posthume, ainsi que les poésies érotiques et libertines.
Le premier volume permet donc de revenir aux recueils que Théophile Gautier a publiés entre 1830 et 1845, c’est-à-dire de redécouvrir la variété et la richesse des inspirations premières d’une oeuvre dont l’importance ne cesse désormais d’être soulignée. Cette édition savante des premiers recueils, généralement fondée sur le texte des Premières Poésies de 1866 (sauf pour les Poésies nouvelles et Espafia), laisse vite apparaître ses qualités : le texte en est sûr, comme les variantes ; les notes, toujours éclairantes, viennent aider le lecteur à mieux situer le texte dans son contexte biographique, historique et culturel, voire linguistique, aussi bien qu’à prendre conscience des échos entre les textes ; les recueils sont présentés avec précision dans des introductions développées ; des annexes et appendices proposent les poèmes écartés ou supprimés. À cet égard, on doit saluer le travail accompli pour mettre au clair la question, assez complexe, des modifications concernant l’ordre et les titres des poèmes au gré de leur histoire éditoriale, Gautier ayant remanié ou reclassé à plusieurs reprises ses textes jusqu’à l’édition de 1866 servant de référence (voir par exemple le tableau de synthèses pour les Poésies de 1830-1832, p. 19-21). En outre, chaque poème est dûment précédé de son histoire détaillée, et d’une notice qui en indique le contexte d’écriture, l’intérêt thématique, mais qui comporte aussi, fréquemment, de très utiles remarques concernant les choix de versification, qu’il s’agisse d’en montrer la conformité avec les techniques dominantes de l’époque ou au contraire d’en mettre en évidence l’originalité. Gautier se révèle en effet souvent plus audacieux qu’on ne l’a dit, maniant dès ses débuts l’alexandrin, par exemple, avec souplesse, à l’aide de « coupes parfois inattendues » et « de fréquents rejets » (p. 23). De même, Peter Whyte insiste sur l’« aisance » avec laquelle, dans La Comédie de la mort (1838), Gautier emploie « des formes et des mètres variés » (p. 270).
Mais les notices ouvrent surtout de belles perspectives sur le développement progressif de l’oeuvre, dont l’une des étapes majeures est sans doute cette « crise spirituelle toute personnelle » du milieu des années 1830 (p. 268), à l’aune de laquelle il est nécessaire de réévaluer « l’impiété » supposée du poète, que ses contemporains ont dénoncée. Espafia (1845), selon François Brunet, est encore « marquée par l’échec dans son itinéraire spirituel (ce qui n’en appauvrit pas pour autant la teneur poétique) » (p. 597). L’ironie volontiers hédoniste et l’humour macabre de Gautier ne sont-ils pas ainsi moins les signes d’une rupture éclatante avec le christianisme que d’une profonde inquiétude, qui, sans forcément emprunter les voies de la poésie métaphysique, n’en est pas moins à prendre au sérieux ? En témoigne l’obsession bien connue de Gautier pour le thème de la mort, qui se voit judicieusement mise en relation, au fil des notices, avec des thèmes annexes jusqu’alors sous-évalués, comme celui de la jeune fille (dans les Élégies, p. 52 et 56), ou de la cruauté (dans Espafia, p. 597), ou replacée avec justesse dans la constellation thématique d’Albertus, cette « épopée burlesque » (p. 199) au croisement de multiples tendances du romantisme et proche dans sa tonalité « désinvolte » (p. 201) du Don Juan de Byron, qui en est le modèle principal, comme le souligne bien Peter Whyte (p. 201-202). Lire ces recueils dans la continuité permet ainsi, grâce à l’appareil critique, de voir comment le jeune Gautier, d’abord très marqué par l’influence double de Victor Hugo et de Sainte-Beuve dans ses Élégies, invente sa voix propre en trouvant son inspiration chez des auteurs et dans des sources de plus en plus diverses, confirmant au passage, s’il en était besoin, les connaissances encyclopédiques et les lectures nombreuses de Gautier.
On imagine les efforts et les recherches qu’une telle édition, précise, érudite et toujours claire dans son propos, a pu exiger. Aussi est-ce à regret que l’on remarque, fort rares mais dommageables, quelques erreurs d’impression, telles que la note 86 relative à l’élégie XVIII (p. 62), non seulement coupée par la note 87, mais dont la seconde partie est malencontreusement rejetée à la page suivante. Un tel volume, imposant, n’y perd cependant rien en intérêt ni en utilité, pour le chercheur comme pour le lecteur passionné de l’auteur d’Émaux et camées, recueil principal lui aussi magistralement édité, que l’on retrouve au début du second volume.
La présentation de ce recueil, rédigée par Peter Whyte, propose une précieuse chronologie des différentes éditions, et retrace brillamment l’influence du livre, dont on a souvent dit qu’il annonça ou accompagna l’émergence de l’esthétique parnassienne, mais qui suscita aussi des réserves voire des hostilités que les recherches sur la réception de Gautier (notamment les travaux d’Aurélia Cervoni) ont permis d’évaluer. Mais si le recueil fut parfois mal jugé, et souvent mal compris, Émaux et camées, se voit-on judicieusement rappeler, ne fonde pas une esthétique formaliste, mais idéaliste. La forme, pour Gautier, doit rejoindre l’idée du beau : son esthétique repose sur une infrangible « unité formelle et idéologique » (p. 24). Si Émaux et camées marque indéniablement l’un des sommets de l’œuvre, les poèmes non réunis en volume et les textes posthumes qu’on lit à la suite forment un ensemble considérable et admirable. Les poésies érotiques et libertines, sur lesquelles s’achèvent ce second volume, pourraient paraître d’ordre bien secondaire, si la passionnante introduction (pp. 563-581) de Thierry Savatier n’en restituait les enjeux véritables, par-delà le « goût immodéré pour la scatologie » et les « thèmes dénotant une sexualité morbide et torturée » (p. 568) que la critique a souvent condamnés. Thierry Savatier invite en effet, de manière convaincante, à replacer le corpus érotique dans la perspective de l’idéalisme du poète, de sa quête de la beauté par un travail de haute exigence sur le matériau verbal (jusque dans le pastiche, ou même l’autopastiche), et, à rebours de l’érotisme tel que le conçoit Bataille, d’une manière d’« échapper à [la] mort » (p. 578). Le chercheur comme l’amateur disposent désormais d’une édition savante fort commode de l’œuvre poétique. On ne peut qu’espérer qu’elle suscite chez beaucoup l’envie de se (re)plonger dans des textes encore un peu oubliés.
Hugo. Stéphanie Boulard et Pierre Georgel, Hugographies : rêveries de Victor Hugo sur les lettres de l’alphabet, Paris, Hermann, 2022, 32 €. L’ouvrage est écrit et composé par Stéphanie Boulard et Pierre Georgel, deux spécialistes de Hugo et en particulier de son œuvre graphique. On n’est donc pas surpris qu’il s’agisse non seulement d’un livre, mais d’un beau livre, incluant un nombre considérable de dessins de Hugo. Le chapitre « H », dernier de l’ouvrage, avec ses vingt et une reproductions, conclut et couronne le parcours de lecture par un véritable enchantement visuel. Du reste, le texte n’est pas plus subordonné à l’image que l’image ne l’est au texte (on n’a affaire ni à un simple essai illustré, ni à un catalogue d’exposition) : les deux fonctionnent ensemble et se répondent très bien. Images et textes sont toujours mis ensemble au service des démonstrations. Il s’agit, pour Stéphanie Boulard et Pierre Georgel, d’envisager toutes les lettres de l’alphabet (parfois couplées ou regroupées : il y a un chapitre « ABC », un chapitre « A + B », un chapitre « O et P »…) et de voir ce que Hugo en dit, en pense ou en rêve. On est frappé, en tournant les pages, par l’incontestable fécondité d’une telle démarche : Hugo n’a cessé de penser le langage, d’assigner aux lettres (ou aux chiffres : ce serait un autre livre à faire…) des valeurs, et même de donner, avant Rimbaud, des couleurs aux voyelles. La question du statut propre des voyelles, et de l’opposition entre voyelles et consonnes, revient d’ailleurs régulièrement dans le livre. Cet ouvrage n’est pas le premier à se pencher sur la question des signes, des lettres et du langage chez Hugo (les « indications bibliographiques » nous invitent à prolonger la réflexion), mais il le fait d’une manière qui lui est propre. Signalons d’abord l’efficacité autant que l’élégance avec lesquelles il combine des perspectives différentes et nombreuses. L’importance des dessins dans le dispositif du livre nous oriente vers la question, évidemment centrale, de la valeur graphique des lettres (pensons à ce H massif, initiale de l’auteur et figuration des tours de Notre-Dame ; pensons encore à cet O qui, dans une étonnante expérimentation graphique reproduite, se fait araignée, trou ou soleil). Encore faut-il alors, et c’est ce que les auteurs ne manquent pas de faire, envisager aussi bien la majuscule que la minuscule, l’imprimée que la cursive : quel écart entre la roide majesté de l’E et les courbes douces de l’e manuscrit ! Mais une lettre, évidemment, ne se réduit pas à sa graphie : elle a aussi un nom (le « coup sonore » de l’H « fait entendre le coup brutal de la hache » ; le L suggère « elle » et « aile », le féminin et l’envol), et elle code aussi un ou plusieurs phonèmes — mais cette dimension-là semble moins souvent envisagée par les auteurs, sans doute parce qu’elle l’est moins par Hugo lui-même. L’ouvrage circule entre toutes ces dimensions de cette grammatologie hugolienne et, dans chacun de ses courts chapitres, dégage et produit du sens. L’ouvrage porte, nous dit le sous-titre, sur des « rêveries » de Hugo : ce mot rend compte de l’absence, chez l’écrivain, de toute tentative de formalisation d’un système, et restitue les droits de l’intuition poétique. C’est pour respecter ce statut particulier de la pensée de Hugo sur les lettres que S. Boulard et P. Georgel ont eux-mêmes adopté une forme et un style non systématiques, qui ne renoncent jamais ni à la netteté, ni à la profondeur du propos, et qui en même temps font sans cesse le pari du « zigzag » : j’emprunte ce mot à leur premier chapitre, « Z », où il joue un rôle central. Zigzag du lecteur, invité par les nombreux renvois à circuler de chapitre en chapitre, et peut-être à « rêver », après et avec Hugo, après et avec les auteurs eux-mêmes. Zigzag dans l’alphabet, puisque l’on ne va pas de A à Z, mais de Z à H, dans un désordre qui n’est pas tout à fait arbitraire et qui s’engendre par contiguïté et par association. Zigzag dans la vie et l’œuvre de Hugo, aussi, puisque sont invoqués, au service des démonstrations, des documents de natures très diverses : des dessins et des textes, donc, mais également, parmi ces derniers, des textes publiés et des textes non publiés, des morceaux de tous les genres littéraires (fictionnels ou non…), et surtout des morceaux empruntés à des époques très différentes. Toutes ces distinctions relatives au statut des documents mobilisés, qui intéressent sans doute plus l’historien ou le philologue que le rêveur, sont neutralisées par le dispositif de l’ouvrage, et le sont d’une manière d’autant plus radicale que le lecteur renoncera sans doute à consulter systématiquement les références des nombreuses citations, qui sont rejetées en fin de volume (mais elles y figurent : il s’agit aussi d’un ouvrage sourcé, proposant une connaissance vérifiable, scientifiquement rigoureux). Les auteurs assument en quelque sorte un parti-pris anti-historien, supposant que celui-ci convient à leur objet et que l’on peut dégager quelque chose comme un statut du A, du O, du Z ou du J, globalement stable à travers les différentes époques de la vie de Hugo. C’est là une hypothèse forte, certainement discutable, assurément féconde en tout cas, puisqu’elle engendre le très bel ouvrage qu’il nous est donné de parcourir.
N. B. : L’ouvrage a fait l’objet d’une discussion avec les auteurs lors d’une récente séance du Groupe Hugo de l’université Paris-Cité (10 décembre 2022). Sur certains points, la présente recension s’inspire de ces échanges.
Larbaud. Amélie Auzoux et Nicolas Di Méo (dir.) Dictionnaire Valéry Larbaud, Paris, Classiques Garnier, « Dictionnaires et synthèses », 2021, 472 p« 35 €. Les dictionnaires sont faits pour s’en servir, disait Paul Valéry, mais comment le faire quand un ouvrage nommé dictionnaire sort de son rôle ? Car tel est bien le cas du présent livre — 472 pages, 225 entrées, 31 collaborateurs —, plus proche d’un recueil d’essais, à vocation souvent encyclopédique, que du « simple » dictionnaire, et dont les ambitions invitent moins à la consultation ponctuelle qu’à la lecture passionnément suivie. L’objectif des deux responsables du volume, spécialistes de l’oeuvre de Valéry Larbaud et de la littérature cosmopolite de la première moitié du xx’ siècle, est double. D’une part, il s’agit de remettre Larbaud au centre du système littéraire de son époque, c’est-à-dire de ses années de création (à peu près 1900-1935), et de montrer que cet écrivain jugé discret, à juste titre d’ailleurs, est un véritable écrivain-carrefour, en contact presque quotidien avec un grand nombre d’acteurs de la vie littéraire et directement engagé dans plus d’un combat essentiel, passeur incomparable entre vie et culture littéraires françaises et non-françaises (le mot « français » signifiant autant « francophone » que « de France »), mais aussi entre passé et présent, anciens et modernes, auteurs encore ou définitivement inconnus et auteurs dits arrivés (provisoirement ou non). D’autre part, le but d’Amélie Auzoux et Nicolas Di Méo, l’une et l’autre très présents dans ce livre, est aussi de rendre visibles les paradoxes de l’homme et de l’écrivain Valéry Larbaud (la distinction entre les deux n’est guère pertinente) : patriote cosmopolite, avant-gardiste tempéré, poète se tournant vite vers d’autres genres, bourgeois à sympathies anarchisantes, anti-nationaliste nostalgique de l’empire romain, intellectuel politiquement désengagé peu hostile à la révolution mussolinienne, et ainsi de suite.
Ce double programme est mis en œuvre à l’aide de trois type de contributions, avec des articles généralement très fournis (en moyenne plus de deux pages à double colonne) sur trois types de sujets : 1) les œuvres mêmes (non les publications autonomes ou en revue, mais les volumes qui les reprennent et surtout les réorganisent), 2) les contacts avec les milieux littéraires (lectures, critiques, traductions, amitiés, correspondances), et 3) les concepts qui structurent la production aussi bien que la réception, historique et contemporaines, du travail de Larbaud (une majorité de notices relève de cette catégorie), le tout couronné d’une bibliographie primaire et secondaire. L’ensemble est très bien structuré, avec un système de renvois internes efficace et un index toujours utile (avec quelques petites lacunes, mais c’est presque la loi du genre). Les notices sont remarquablement informées (et attribuées de main de maître aux spécialistes les mieux placés), sans trop de redites d’une entrée à l’autre. Plus d’une fois, elles s’avèrent aussi salutairement critiques, avant tout dans les articles d’Auzoux et de Di Méo, à l’égard d’une certaine doxa larbaldienne qui a encore du mal à accepter certaines contradictions du personnage. La mission du livre est donc parfaitement accomplie. Pour le public lettré, soit les étudiants d’aujourd’hui et de demain, cet ouvrage répare une grande injustice, celle de l’oubli (relatif) de Larbaud. Pour les spécialistes, ce dictionnaire est une synthèse impressionnante de nos savoirs actuels, mais aussi l’amorce de plusieurs nouvelles interprétations, comme dans les articles sm « Langue française », « Jean-Richard Bloch » ou encore « Le Manuscrit autographe », pour donner un exemple des trois grandes catégories (concepts, personnes, œuvres) organisant cette publication.
Il serait parfaitement injuste de critiquer ce livre. On s’en tiendra donc à quelques petits regrets. Il y a en effet un grand absent : l’image, plus exactement la part proprement visuelle du travail de Larbaud. Certes, le dictionnaire contient une très belle notice sur l’image, mais l’Image en question y renvoie d’un côté à l’image poétique verbale (métaphore et comparaison) et de l’autre au goût de Larbaud pour les cartes postales, qu’il collectionnait et tenait souvent à portée de la main en écrivant. Le rôle et la place des illustrations dans les publications sont toutefois passés sous silence : Chas-Laborde n’est mentionné qu’en passant ; il y a une brève allusion aux éditions illustrées d’Allen, mais sans autre commentaire ; et sauf erreur de notre part la collaboration avec Jean-Émile Laboureur, illustrateur de 200 chambres, 200 salles de bains (dont il existe un fac- similé moderne aux éditions du Sonneur), reste ignorée. Des détails, sans doute, mais qui font rêver d’un autre livre qui complète le présent dictionnaire : un Album de la Pléiade Larbaud, par exemple, capable de rendre justice à cette part littéralement cachée de l’œuvre de Larbaud, qui comprend non seulement les illustrations, mais aussi la typographie, aspect du travail éditorial pourtant capital aux yeux de l’auteur. La collection « Dictionnaires et synthèses » ne prévoit pas de cahier iconographique, mais dans le cas de Larbaud il aurait été à sa place. Histoires littéraires lancera donc bientôt une campagne pour réunir les signatures ou souscriptions nécessaires à la production d’un tel ouvrage (on en profitera aussi pour demander que Gallimard réédite, dans une version évidemment élargie, le volume Pléiade des Œuvres, sorti à la hâte après la mort de l’auteur et cruellement en attente d’une révision).
Une lacune comparable s’observe à l’occasion de l’article « Réception ». Cette entrée est excellente, mais elle se limite malheureusement à la seule réception critique et académique de Larbaud, alors que la véritable postérité de l’auteur, cet « écrivain pour écrivains », est ailleurs, dans l’œuvre de celles et ceux qui, chacun et chacune à sa façon, continuent le travail et le style de Larbaud. Il suffit de penser ici à l’œuvre de Jean-Benoît Puech, mais il est loin d’être le seul larbaldien des temps modernes. Pour ma part, j’y ajouterais volontiers le nom de Michel Lafon, lauréat du prix Larbaud pour son roman Une vie de Pierre Ménard (tous les lauréats de ce prix, victime collatérale de l’affaire Matzneff, ne me semblent pas illustrer très fidèlement la poétique larbaldienne, mais c’est comme on dit une autre histoire).
Quelques agacements personnels pour terminer. La notice sur Fargue, explication très fine des rapports poétiques avec Larbaud, est incompréhensiblement brève. Elle s’interdit aussi d’entrer en détail sur les raisons, bien plus diverses qu’il n’est dit ici, de leur brouille. Le même quasi-silence se note aussi dans l’article sur Adrienne Monnier, qui passe trop vite sur les complications de la traduction d’Ulysse. Encore une fois, des détails, juste des détails, mais comme en général les contributions n’ont pas peur de donner (presque) tous les éléments du dossier qu’elles traitent, ces demi-zones d’ombre laissent un peu perplexes. Enfin, il est dommage que l’entrée « genre » soit seulement un article « gender » (utile et intéressant, du reste) et non pas un article « genre littéraire ». Cette question est certes traitée dans le dictionnaire, et même très bien, notamment dans les notices sur « Jaune bleu blanc », « nouvelle » et « roman », mais une réflexion de fond sur ce qui constitue peut-être l’aspect le plus moderne de Larbaud, la combinaison en même temps que la transformation (non le refus !) des formes génériques, aurait pu figurer dans le livre.
Pour conclure, le seul mot possible est pascalien : joie ! Comment ne pas se réjouir de cette publication, un modèle du genre, qui permettra de gagner de nouveaux lecteurs à Valéry Larbaud tout en incitant les milieux universitaires à se repencher sur un auteur et une œuvre trop rapidement inscrits sur la liste des « mineurs ».
Picabia. Francis Picabia, Lettres & poèmes à Gabriële. Inédits, préfaces de Anne et Claire Berest, Paris, Seghers, 2023,174 p, 15 €. On ne s’ennuie jamais avec Francis-le-Loustic, comme le montre ce recueil de lettres inédites de lui. Et, comme iI fallait s’y attendre, ce ne sont pas des lettres banales, ni même, souvent, des lettres à proprement parler. Elles se caractérisent avant tout par une grande liberté d’écriture. Tout en y donnant de ses nouvelles, Picabia laisse aller ses pensées, exprime ses humeurs, émet des jugements assez tranchés ou glisse des aphorismes. On sait qu’un lien durable attacha le peintre à Gabrielle Buffet, ce qui ne l’empêcha pas d’être un polygame en règle et d’avoir en même temps de multiples liaisons (Germaine Everling, Suzanne Romain, etc.). Un ami qui le connut bien nous disait autrefois que la spécialité de Picabia était de séduire les femmes de ses amis… Ces lettres sont remplies d’aphorismes toniques : « L’art pour l’art — mais quelle raison d’aimer l’art pour autre chose ? ». Voire définitifs : « Le communisme est une invention d’idiots ». On y retrouve le meilleur Picabia : « Beaucoup de gens ont une langue mais il leur manque la bouche ». « Ne pas voir le fond ne veut pas dire qu’une chose est profonde ». La verve polémique du peintre s’exerce souvent contre certains de ses confrères : « [Magritte] me fait penser à un mulet très fatigué par la vie, et par le pauvre fouet qu’il se donne à lui-même. Il a beau se mettre de grosses lunettes pour contempler le monde, il ne le regarde pas. » « Gleizes croit tout savoir, et il ne sait rien. Mais il arrive à en donner l’impression. » Et Picasso lui-même reçoit son paquet : « La peinture de Picasso se classe dans le désert, véritable décadence,/ses tableaux sont des relations de faits bas, ils me dégoûtent […]. Dans ses tableaux la vie est lasse de se répéter au bénéfice uniquement des mercantis. » Plus loin, il rive le clou : « Les tableaux de Picasso ressemblent toujours à leur victime,/qui a la personnalité intense du ciment armé. ». Le mouvement de l’écriture donne à ces lettres une allure bien particulière, les faisant aller du message amical au poème, à l’essai critique, et parfois à une sorte d’écriture automatique bien personnelle, qui n’a nullement, Dieu merci, le caractère coriace et indigeste de l’écriture automatique surréaliste orthodoxe, laquelle n’est souvent, pour reprendre une formule de Leconte de Lisle, que « du nougat fait avec des cailloux ». Le tout est en effet aussi attachant que vivant. Ces lettres nous montrent aussi les fluctuations d’humeur de Picabia, allant de l’entrain à la verve totale, puis à la dépression. Il est vrai que le « Funny Guy » Picabia était souvent dépressif, et nous avons eu en mains des lettres de lui à Germaine Everling (1939 et 1949), très amères et où il constate « la tristesse profonde qui devient la compagne de [s]a vie ». Il est cependant dommage que, comme cela est signalé par les deux éditrices, ces lettres à Gabrielle Buffet ne soient pas toutes reproduites intégralement dans ce volume. Mais peu importe, l’essentiel nous en est donné. L’édition est soignée, bien illustrée de photos et de fac-similés de lettres. Le tout forme un petit volume fort séduisant, qui prend parfois l’allure d’un bocal de pickles. À déguster sans modération !
Rostand. Thomas Sertillanges, A la recherche du buste perdu d’Edmond Rostand sculpté par Sarah Bernhardt (et autres représentations du poète), Le Sémaphore, 2023, 160 p., 23 €. Depuis plusieurs années Thomas Sertillanges multiplie les initiatives en faveur d’Edmond Rostand. On lui doit en particulier d’avoir permis en 1918 de belles représentations semi-scéniques de La Samaritaine. Il est aussi l’auteur d’un imposant volume qui constitue une importante iconographie du poète. C’est dans le prolongement de cette somme qu’il publie ce bref volume. A vrai dire, la recherche annoncée par le titre tourne court et l’auteur ne parvient pas à découvrir où se trouve aujourd’hui le buste sculpté par l’actrice — ni même à savoir s’il existe encore : un ensemble de belles photographies témoigne des séances de pose du poète et du travail de la sculptrice. Ce petit volume naît du projet de M. Sertillanges de faire reconstituer le buste perdu en s’appuyant sur les photographies et de l’installer à Paris place du Général-Catroux, où il rejoindrait en un ensemble très cohérent les statues des Dumas père et fils et de Sarah Bernhardt elle-même. Faute de ce buste, l’auteur recense ensuite les images du poète ou de ses créations qu’il a pu répertorier dans l’espace public en France et dans quelques pays étrangers. On est reconnaissant à Thomas Sertillanges de nous faire découvrir la spectaculaire Princesse lointaine de Mikhaïl Vroubel, vaste céramique de 1905 qui orne la façade de l’Hôtel Metropol à Moscou et reproduit l’immense toile (14 m x 7,5 m) aujourd’hui exposée au musée Tretiakov. Il faut reconnaître que, hormis le cas de Vroubel, Rostand paraît n’avoir jamais intéressé de grands artistes et que ce qui nous est présenté ici va de l’honorable au kitsch le plus caractérisé. Son œuvre a très vite été l’objet d’un succès populaire unique en son genre, qui n’a pas manqué d’altérer sa réception. A Paris, les fresques du café Cyrano rue Biot, près de la place Clichy, le grand verre 1900 sur la façade de la Porte Saint- Martin, la peinture du Train bleu à la gare de Lyon ou encore les diverses statues représentant le personnage de Cyrano, sur des places, depuis Bergerac jusqu’à Nimègue, rien de tout cela n’est vraiment convaincant. La valeur documentaire du livre est certaine et souvent indéniablement pittoresque, mais dans l’ensemble le naufrage esthétique est navrant. Pourquoi Rostand n’a-t-il pas suscité l’intérêt d’artistes plus intéressants ? On songe à Lévy-Dhurmer, qui a peint deux superbes portraits d’écrivains, ceux de Loti et de Rodenbach — mais n’a consacré à Rostand qu’un hâtif pastel publié dans l’édition Lafitte. Le poète aurait pu tout autant trouver place parmi les élégants portraits de Jacques-Émile Blanche, entre ceux de Maurice Barrés et de Marcel Proust. Le fait est là : l’absence de grands artistes, mais l’absence aussi d’un portrait qui se soit imposé comme l’image « définitive » de Rostand. Mais dans leur majorité, les œuvres répertoriées dans ce livre sont postérieures à sa mort, et les choses ne se sont pas améliorées. De toutes les commandes de monuments, la seule qui ait quelque tenue est celle du sculpteur Ary Bitter, hommage d’un goût néo-classique placé sur un terre-plein boisé à Cambo. Tout cela reflète sans doute la situation de Rostand : trop indépendant pour être un artiste officiel, souvent isolé à Arnaga dans les dernières années de sa brève existence (il meurt à cinquante ans), il a vite été réduit à quelques images stéréotypées et caricaturales, qui ne lui rendent pas justice. A sa manière, ce livre permet ainsi de réfléchir sur la place visible de l’auteur de Cyrano de Bergerac dans notre mémoire culturelle. — Parmi de rares coquilles, relevons que la pièce d’Émile Bergerat sur l’impératrice Joséphine s’intitule Plus que reine (et non Plus que la reine) et que l’acteur qui créa La Dernière nuit de Don Juan se nommait Pierre Magnier (et non Manier).
Suarès. André Suarès, écrivain de la Méditerranée, sous la direction de Michel Murat et Antoine de Rosny, Paris, Classiques Garnier, 2023, 264 p., 32 €. Enfants, ouvrez vos rouges tabliers ! Voici le septième volume Suarès publié depuis 2019 par cet éditeur… L’inflation continue de plus belle, et aussi ce saucissonnage dont nous parlions dans un précédent numéro. Il s’agit ici des actes d’un colloque tenu en 2021 à la Sorbonne. L’ensemble est, comme il arrive souvent pour ce genre de publications, d’un intérêt inégal. Le sujet même ferait craindre une sorte de doublon de l’anthologie Ports et rivages parue la même année chez Gallimard par les soins d’Antoine de Rosny. Précisément, la première intervention, due au même Antoine de Rosny, s’intitule « Ports et rivages de la Méditerranée » : bis repetita placent. « André Suarès est une mine » nous prévient Giovanni Dotoli, qui vante le « mérite immense » d’Antoine de Rosny, puis ne craint pas d’écrire, avec une modestie charmante : « Suarès annonce les idées d’Henriette Walter, d’Alain Rey, et même les miennes ». Dans son article sur l’amitié de D’Annunzio et Suarès, où il cite opportunément des lettres inédites de Suarès au Vate, Franco de Merolis semble ignorer l’article de Guy Tosi sur le même sujet : « D’Annunzio et la France au temps du Vittoriale. Lumières et ombres (1921-1938) » (repris, en traduction, dans le tome II de G. Tosi, D’Annunzio e la cultura francese). On pourrait y ajouter des éléments : il existe par exemple, dans un musée en Normandie, une très belle lettre inédite de d’Annunzio à Suarès, où il compare l’oeuvre de celui-ci au marbre noir veiné de jaune appelé portor. Peu intéressant est l’article de Dominique Millet-Gérard sur « L’otium chez André Suarès », à qui la Méditerranée sert de béquille. De même, les trois premières pages de l’article de Liana Nissim sur Milan peuvent sembler superflues. On sera en revanche retenu par « Suarès et la musique italienne » de Frédéric Gagneux, et par « La Renaissance (italienne) d’André Suarès » d’Isabelle Pantin, qui parle justement de « l’élan affabulateur » et des « pages emphatiques » de l’écrivain (on aurait sans doute pu citer D’Annunzio parmi ses intercesseurs pour l’image de la Renaissance italienne). Mentionnons également « Le français méditerranéen de Suarès » de Pauline Bruley. D’intéressantes lettres inédites nourrissent « L’itinéraire méditerranéen d’André Suarès et de Gustave Fayet » d’Élodie Cottrez, qui apporte du neuf. La vérité oblige cependant à dire que les dessins de Fayet reproduits sont médiocres, voire assez laids. Quant aux articles de Christel Brun-Franc « Marseille au double visage vue par André Suarès et par les Cahiers du Sud » et « L’enfance marseillaise d’André Suarès » de Stéphane Conescu, ils font un peu trop double emploi. On finit par se dire que Suarès commence à devenir, pour certains universitaires, un prétexte commode pour augmenter sans trop de risques leur curriculum. Si écrire sur Suarès peut semble flatteur, encore faut-il bien connaître à la fois sa vie et son œuvre (question à 0, 05 € : qui, parmi ses de plus en plus nombreux exégètes et glossateurs, a lu tout Suarès ?). Au reste, d’autres lieux méditerranéens auraient pu être évoqués. Ainsi, T’Serstevens nous parlait jadis de ses rencontres avec Suarès à Collioure et de leurs discussions sur Suétone. Finalement, une des parties les plus intéressantes du livre est constituée par les extraits des Carnets inédits de Suarès : notes sur la Provence, l’Italie, D’Annunzio, ünamuno et l’Espagne : « “A”, cette voyelle qui sonne femelle dans presque toutes les langues, a le son du bronze en espagnol : non pas un glas, mais un appel au soleil, au triomphe, et si au milieu de la nuit et de la mort, soit. La bouche s’ouvre en porte à deux battants, pour faire un arc immense, Guadarrama, Calatrava, Alcala, Sagasta, Salamanca, Ayala, Arriaga, Salazar et mille autres. » Sur l’Italie, un jugement plutôt excessif, à l’emporte-pièce : « Leur pensée est nulle. Et leur poésie : rien. » Et Dante, alors ? (D’étranges erreurs de transcription, ainsi pour D’Annunzio : « Gardine » et « Baccari », comme si Gardone et Luisa Bàccara étaient inconnus). — « André Suarès est une mine », vraiment ? Disons plutôt un fromage. La multiplication effrénée des publications de lui et sur lui finira par faire souhaiter, même aux meilleurs amateurs de l’écrivain, l’occultation profonde, véritable, de Suarès.
Jan Baetens, Patrick Besnier, Jordi Brahamcha-Marin,
David Galand, Jean-Paul Goujon, Julien Lefort-Favreau, Damiano De Pieri