En Société

Desnos. Robert Desnos. Poèmes inédits 1936-1940 (L’Etoile de mer. Cahiers Robert Desnos, nouvelle série, n° 10, 2021, 91 p., 12 €). Très bien présentée matériellement, cette livraison révèle vingt poèmes inédits, composés de 1936 à 1940. Plus précisément, comme l’indique Jacques Letertre dans sa préface, il s’agit d’un choix effectué dans un ensemble de 85 poèmes inédits, eux-mêmes contenus dans un lot de 123 poèmes provenant de la seconde vente Geneviève et Jean-Paul Kahn (2020). Poèmes nocturnes, dits « poèmes forcés », que Desnos écrivit en pleine nuit en 1936-37, et qu’il relut et reprit en 1940. A la fois rêves, fantaisies et évocations nostalgiques de l’enfance, ces poèmes sont d’une forme très variée, tantôt resserrée et syncopée, tantôt fluide et comme abandonnée. Ainsi que le souligne Marie-Claire Dumas, « une simple légèreté et un profond tourment s’y reflètent à la fois ». Ils témoignent en effet de l’actualité sociale et politique de ces années 1936-37 (Front populaire, guerre civile d’Espagne) et des inquiétudes de Desnos devant la montée des fascismes. On peut également les mettre en rapport avec la création publicitaire à laquelle le poète se livrait par ailleurs et qui l’incitait à adopter, pour ses « poèmes forcés », une forme et un rythme de style populaire : « Si c’est toi le peigne-cul/ Peigne, peigne en silence/ Accumule tes écus/ Emplis-toi la panse… ». D’autres poèmes sont moins farouches, et plus rêveurs : « Sonores escaliers où dévalent des bandes d’enfants/ Appels dans les cours retentissantes/ Arbres chétifs/ Papiers peints en lambeaux aux murs des maisons démolies… ». Mais le rêve ne tarde pas à se changer en révolte : « Je rêve à la maison des souterrains/ Rêve révélateur/ Rêve Révélation Revolver… ». Autant de « poèmes forcés », souvent « engagés » (c’est, redisons-le, l’époque du Front populaire), mais où Desnos ne démérite point de ses dons de poète, tout en refusant les facilités et les faux-semblants de l’écriture automatique. Ces vingt poèmes sont suivis d’une section « Documents et études » assez nourrie, où l’on remarque notamment un violent éreintement, par Desnos, de \Anthologie des poètes de la N. R. F. (1936) qui, à ses yeux, ne fait que refléter de manière catastrophique « les conséquences de l’état social actuel ». Le fascicule se ferme sur une série d’études ponctuelles sur ces « poèmes forcés », par Marie-Claire Dumas, Kate Conley et Damiano de Pieri. Au total, un riche fascicule, en même temps que, pour les bibliophiles, une édition originale de poèmes de Desnos.

Livres reçus

Céline. Jean Monnier, Elizabeth Craig raconte Céline. Entretien avec la dédicataire du Voyage au bout de la nuit, Paris, La Nouvelle Librairie, 2022,123 p., 12,90 €. À lire ce livre, qui prend l’aspect et l’allure d’un long monologue, on a parfois l’impression d’entendre la voix même de Céline et d’apercevoir sa silhouette. Toutefois, avant de revenir sur le contenu de l’ouvrage, une mise au point s’impose. Jean Monnier date son premier entretien avec Elizabeth Craig du 6 août 1988. Soit, mais il ne précise qu’en passant (et vaguement, sans donner de nom ni citer des publications) qu’il n’est point le « découvreur » de celle-ci, ni son premier interviewer. Un universitaire américain, mort depuis, Alphonse Juilland, l’avait en effet, après une longue enquête, précédé le 7 avril 1988. De ses interviews, Juilland publiera successivement une communication au colloque Céline de Londres (1988) ; un livre transcrivant 5 lettres inédites de Céline à Craig (1999) ; A Celinian Trove. Elizabeth Craig’s Jewelry Box, donnant divers documents (1991) ; Elizabeth and Louis. Elizabeth Craig talks about Louis-Ferdinand Céline, contenant 6 entretiens (1991 — traduction française : Gallimard, 1994). Or, ces entretiens sont très éloignés à tout point de vue, ton et contenu, de ceux de Monnier. Il faut bien sûr, dans ces différences, faire la part de l’interviewer, du genre de questions qu’il pose, du ton qu’il donne à l’interview, et des dispositions de la personne interviewée, qui peuvent varier avec les jours et les circonstances. Par ailleurs, en lisant le livre de Monnier, on constate que, souvent, Elizabeth Craig s’exprime par de longs discours d’une seule coulée, ce qui nous ferait nous demander si l’auteur n’aurait pas recollé des morceaux de ce qui était en réalité une parole hachée, avec des blancs, des silences et des répétitions. Peu importe. Dans les propos d’Elizabeth Craig, on ne trouvera aucune révélation à proprement parler. Mais certains passages rendent, si l’on peut dire, un son célinien : « Il croyait que l’univers tout entier allait à sa déchéance… Il n’avait aucune foi dans l’humanité ». « Il me disait : “Je veux descendre tout au fond, voir ce qu’il y a dans le bas-fond des choses et des gens » ». « Il avait trop conscience de la souffrance humaine et il n’était pas assez fort lui-même. Il était très affecté comme s’il était victime lui-même. il rentrait le soir du dispensaire complètement épuisé moralement et il me racontait les malheurs de tous ces pauvres types qu’il avait soignés ». Et ce propos de Céline en 1933 : « Tu vas voir dans quelques années ça va drôlement péter ». Mais Elizabeth Craig ne voyait pas la vie comme lui : « Je ne crois pas que l’on peut continuer indéfiniment à créer des choses comme les siennes sans finir dans la démence… Il allait trop loin, il se donnait complètement à ce qu’il faisait ». « Il fallait toujours que les belles choses tournent à la monstruosité… Il replongeait tout de suite dans l’abjection ». De même, elle a trouvé le Voyage (que lui a envoyé Juillard) un livre « abject », ce qui ne l’empêche pas d’exonérer Céline de toute tentation fasciste. Elle nous montre un homme obsédé par l’argent et par la mort, possédé par l’écriture et durablement traumatisé par la guerre de 1914-1918. Elle-même se révèle très indépendante, vitaliste et optimiste, ce qui lui fait définir Céline en ces termes : « C’était un homme très déprimant et merveilleux quelquefois aussi ». D’où sa réaction peu avant leur rupture : « Je me suis dit, ma vieille, fais attention à ne pas vieillir avec lui ». En revanche, elle n’était nullement jalouse de ses liaisons et de ses conquêtes féminines. Certains propos nous font cependant un peu tiquer. On a quelque mal à croire que ce soit Elizabeth qui, même par mimétisme, décrive ainsi Saint-Malo, en termes céliniens : « cette mer qui n’en finit pas de monter et de descendre, on sent qu’il n’y a rien à faire ». De même pour les dialogues d’elle avec Céline, qui ont vraisemblablement été reconstitués. Toutefois, arrangé ou non, le témoignage reste, et à travers ces pages se dessine le portrait d’une femme libre et très attachante. Elle sera restée sur la première impression que lui fit Céline, lors de leur rencontre à Genève : « C’était un homme fascinant, extrêmement fascinant, avec beaucoup de classe, haut de gamme… un vrai gentleman, je dois dire, et dans tous les sens du mot ». Parole d’expert.

Desnos. Robert Desnos, Sommeils, édition de Christophe Langlois. Poésie/Gallimard, 2021, XLII 171 p., 7,80 €. Ce recueil présente, en reproduction photographique en couleurs, 75 dessins oniriques effectués durant la « période des sommeils » (pour la plupart en octobre-novembre 1922) et accompagnés ici de la transcription de leurs légendes. Ces dessins proviennent soit des Fonds Breton et Desnos de la Bibliothèque Doucet, soit de la vente Kahn d’octobre 2020. Dans leur aspect tour à tour cocasse et inquiétant, ils constituent bien « ces étonnantes équations poétiques » dont parlait Breton. Plus ou moins schématique, leur graphisme sommaire possède une vertu dépaysante, et les légendes ajoutent à notre étrangeté. Toutefois, la mort en est, bien plus que l’érotisme, le motif récurrent, ce qui leur donne souvent une tonalité bien particulière. D’un autre côté, l’humour n’est jamais bien loin non plus, avec des jeux de mots (« Aliés nez », « Seul œil ») et des phrases à la Duchamp (« Les caresses de demain nous révèleront-elles le carmin des déesses ? »). Et Desnos évoque au passage ses amis d’alors (Breton, Aragon, Limbour, Crevel, Morise, Picabia, Chirico) ou des figures tutélaires (Cravan, Ducasse). L’ensemble donne l’idée de dons graphiques indéniables et d’une grande aptitude à fixer sur le papier sinon les rêves eux-mêmes, du moins des bribes, qui en transmettent toute la fascination énigmatique : des hiéroglyphes de rêves, en quelque sorte, transcrits par la Bouche d’ombre. La reproduction en couleurs et en pleine page de tous les dessins permet au lecteur d’entrer de plain-pied dans cet univers, qui fait figure de panorama mental, devant lequel il se trouve placé impérieusement. On a alors l’impression passablement déroutante d’avoir ingéré quelque substance hallucinogène, dont les effets ne cessent de se prolonger. On entre dans la chambre des rêves, et on n’en sort plus. Malheureusement, l’édition de Christophe Langlois laisse plutôt à désirer. Passons sur la préface, d’un narcissisme redondant et lourdement prétentieux, où un was ist das ? répété trois fois [sic] n’est pas du meilleur goût, s’agissant d’un poète mort en camp de concentration. Il est vrai que l’auteur tient à nous montrer qu’il est un germaniste chevronné. Quelques surprises, ensuite, dans la liste des noms cités : Auric, « connu pour la musique de Moulin-Rouge » (ah bon, c’est tout ?). Une double trouvaille réjouissante : Simone Breton « femme de lettres » et « militante communiste » (alors qu’elle vécut à partir des années 30 dans les milieux d’opposition d’extrême gauche au PCF). Charles Baron, « homme politique français » : il était en réalité le frère de Jacques Baron, et sa correspondance avec Desnos est conservée… à Doucet. Cravan « disparaît dans le golfe du Mexique » : c’est là ignorer la biographie de Maria Lluïsa Borras, qui établit que, tel un simple sans-papiers, Cravan a été abattu par la police mexicaine sur les bords du Rio Grande. À propos de bibliographie, il est pour le moins surprenant de n’y voir même pas mentionnés Dada à Paris de Michel Sanouillet, ni surtout le fondamental Robert Desnos ou l’exploration des limites de Marie- Claire Dumas, où il y a justement une dizaine de pages sur les « sommeils », informations recueillies auprès de témoins alors vivants… Et la grande biographie de Desnos par Anne Egger ? Connais pas ! Des lacunes d’histoire littéraire, également : p. XX, [Breton] « malgré les services rendus à Jacques Doucet, ne reçut probablement jamais de formation de bibliothécaire, de celle qui exige des patiences auxquelles il n’était pas résolu ». Breton n’était certes pas chartiste, mais M. Langlois, qui s’est vu bombarder « directeur adjoint de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet » et a donc toutes les « patiences » requises, semble ne pas connaître la correspondance Breton-Doucet, et notamment, en fin de volume, les analyses très précises des documents Delahaye que Breton avait fait acheter par Doucet, ainsi que son classement des dessins dudit Delahaye. Mais M. Langlois doit, par contre, disposer de documents inédits du plus vif intérêt, sur lesquels, n’en doutons pas, il se fonde pour écrire p. XXII, que Crevel fut « exclu du mouvement surréaliste en 1925 ». C’est donc à tort que nous avions tous cru naïvement jusqu’ici qu’en mars 1930 Crevel co-signe le second prière d’insérer du Second Manifeste du Surréalisme, qu’en juin 1930 il co-signe le prière d’insérer du Surréalisme au service de la Révolution, qu’en novembre 1930 il collabore avec Breton, Éluard, etc., au volume collectif L’Âge d’or, qu’en mars 1932 il co-signe avec les mêmes Paillasse (Fin de l’affaire Aragon), et qu’en avril 1934 il co-signe La Planète sans visa : autant de légendes que M. Langlois est venu heureusement dissiper. On s’étonne cependant que ces messieurs-dames de chez Gallimard ne lui aient pas conseillé de revenir au rudiment.

Nodier. Charles Nodier, Feuilletons du Journal des Débats et autres écrits critiques (1800-1823), éd. Jacques-Remi Dahan, Paris, Classiques Garnier, 2021,2 vol., 2236 p. Après deux volumes des Feuilletons du Temps et autres écrits critiques (2010-2011) couvrant l’activité journalistique de Charles Nodier entre 1830 et 1843, Jacques-Remi Dahan publie deux tomes qui rassemblent les Feuilletons du Journal des Débats et autres écrits critiques (1800-1823) avec lesquels Nodier a commencé sa carrière de journaliste et de critique littéraire. On salue cette entreprise d’édition titanesque — plus de 2 200 pages soigneusement annotées — qui permet de découvrir les juvenilia mal étudiés et parfois rarissimes, réunis pour la première fois dans le but de donner une vision globale de l’itinéraire journalistique de Nodier. Et celui-ci réserve bien des surprises même à des lecteurs familiers de son œuvre : outre l’époustouflante érudition de ce polymathe qui traitait de toutes les disciplines des Belles-Lettres, le lecteur y découvre les louvoiements idéologiques de Nodier, tantôt bonapartiste (à ses débuts, dans la presse proche du pouvoir sous l’Empire), tantôt royaliste fervent, prêtant sa plume à des journaux ultras comme le Journal des Mécontents (1814), Le Conservateur (1819-1820), Le Défenseur (1820-1821) ou La Foudre (1821-1823). Mais c’est sa contribution au Journal de l’Empire, rebaptisé Journal des Débats en 1814, qui est au cœur du volume, avec plus de deux cents articles portant sur l’actualité littéraire et scientifique entre 1813 et 1819. Comme l’affirme Jacques-Remi Dahan, à cette période, Nodier n’est plus un « minable gazetier, mais une des personnalités majeures du quotidien », (t. I, p. 22) dont les verdicts pèsent dans le milieu littéraire, qui traverse un profond bouleversement. Ses opinions tant esthétiques que politiques choquèrent souvent par leur excentricité et leur incohérence, ce qu’a bien résumé Alphonse Mahul en 1819 : « M. Charles Nodier, défenseur des doctrines gothiques de la politique, mais partisan des théories audacieuses du code de la littérature romantique, offre le bizarre spectacle d’un rédacteur de journal en opposition avec l’esprit de la feuille dans laquelle il écrit, en même temps que son âme et ses sentiments paraissent en contradiction avec ses propres doctrines spéculatives […] » (cité par Dahan, 1,1, p. 23). Ces dérobades définissent bien la poétique journalistique nodiérienne tout en permettant de prendre quotidiennement le pouls de la vie littéraire sous la Restauration. En 1820, un choix d’articles du Journal de l’Empire {des Débats), légèrement retravaillés, a été republié dans deux tomes de Mélanges de littérature et de critique de Nodier. Dans son édition critique, Dahan choisit la version originale, journalistique — souvent plus véhémente, plus longue, moins soignée stylistiquement. Les variantes avec la leçon du texte des Mélanges sont toutefois données en notes. Outre ces textes connus et plus faciles d’accès (Slatkine a donné un reprint des Mélanges en 1973), Jacques-Remi Dahan a répertorié plus d’une quinzaine de journaux auxquels Nodier a prêté sa plume, à la fois dans la presse locale, nationale et étrangère, ce qui est d’autant plus remarquable que l’anonymat et la pseudonymie compliquent singulièrement cette tâche de dépouillement du corpus journalistique nodiérien. L’éditeur a résolu bien des énigmes tout en mettant à disposition des textes nouveaux, inexplorés par la critique nodiériste. Fait significatif sur lequel Dahan attire l’attention dans sa préface, la carrière journalistique de Nodier commence sous les auspices d’un événement politique, le coup d’État du 18 brumaire 1799, qui résulte dans la province franc-comtoise par la création d’un nouveau journal, le Bulletin politique et littéraire du Département du Doubs auquel l’apprenti journaliste s’associe pour donner ses premiers articles de critique littéraire et politique. Cet intérêt pour le commentaire politique ne disparaîtra pas de son œuvre par la suite, même si ce sont d’autres thématiques qui l’attirent plus irrésistiblement : les sciences naturelles et historiques (y compris tout ce qui touche à l’édition des livres anciens), la littérature et les théâtres. La chronique théâtrale occupe une grande partie de ses colonnes écrites pour Le Journal des Débats où Nodier prend la relève du célèbre Julien Louis Geoffroy, mort en 1814. On soulignera l’importance de ses critiques du répertoire classique joué au Théâtre Français dans lesquelles on sent la plume d’un futur théoricien du romantisme. Nodier recense aussi les nouveautés de la librairie, y compris de la naissante librairie romantique. De fait, sous la Restauration il devient ce critique littéraire « apprécié, sollicité et craint », tel que le dépeignait Jacques-Remi Dahan dans l’introduction aux Feuilletons du Temps en 2010 (t. I, p. 9). En 1819, Nodier quitte le Journal des Débats pour collaborer occasionnellement avec Le Spectateur politique, L’Observateur des Colonies et surtout Le Drapeau blanc où il donne une trentaine d’articles politiques et littéraires (N. Lemercier, Byron/Polidori, de Staël, Ballanche). La ligne ultra du journal le gêne pourtant et il décide de quitter le Drapeau pour rejoindre la Quotidienne en 1821, à laquelle il restera fidèle jusqu’à la révolution de Juillet. C’est dans la Quotidienne que Nodier fait paraître ses analyses de l’œuvre de Walter Scott, Victor Hugo et Alphonse de Lamartine. Dans ses comptes rendus et recensions se dessine toute une théorie du romantisme, du genre frénétique et de la société postrévolutionnaire qui, selon Nodier, a besoin d’une nouvelle littérature adaptée à ses goûts et ses hantises. À cette époque, le critique lance Han d’Islande et les Méditations poétiques, sans être partisan de toutes les audaces des jeunes écrivains. Dès le 28 décembre 1823 — date qui correspond au terminus ad quem de l’édition de Dahan — Nodier accueillera la jeunesse romantique dans son salon littéraire de la bibliothèque de l’Arsenal et l’aventure collective du romantisme cénaculaire — si bien décrite par Vincent Laisney dans L’Arsenal romantique. Le salon de Charles l\lodier (1824-1834) (2002) — pourra commencer. Jacques-Remi Dahan n’a pas démenti sa réputation de meilleur éditeur nodiériste : ses notes explicatives, toujours bien fournies et rigoureuses, éclairent le texte de façon exemplaire. On apprécie entre autres les références à la Correspondance de jeunesse de Nodier (l’édition que Dahan a établie lui-même en 1995), ainsi que le travail minutieux qui lui a permis de décortiquer les allusions nodiériennes à des ouvrages ou des personnages historiques plutôt secondaires que l’érudition nodiérienne affectionne tout particulièrement. En témoigne un index des noms qui ne compte pas moins d’une cinquantaine de pages, c’est-à-dire environ trois mille entrées ! Enfin, on salue également une nouveauté par rapport aux Feuilletons du Temps qui facilite beaucoup la consultation de deux épais volumes de 2021 : la tables des matières à la fin du second volume fait apparaître non les dates de publications journalières, mais les titres des articles de presse de Nodier, en soi plus évocatrices et éloquentes. Indispensable pour tout nodiériste, cette édition critique intéressera également tous ceux qui travaillent sur la presse dans la première moitié du siècle, ainsi que tous ceux qui veulent suivre à la trace la naissance et la cristallisation du mouvement romantique en France.

Roman historique. Claudie Bernard, Si l’histoire m’était contée… Le Roman historique de Vigny à Rosny aîné, Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2021, 373 p. 39 €. Auteur du Chouan romanesque, Balzac, Barbey d’Aurevilly, Hugo (1989) et du Passé recomposé, le roman historique français au dix-neuvième siècle (1996), Claudie Bernard revient sur la représentation romanesque de l’histoire avec un nouveau livre constitué de dix études substantielles d’œuvres appartenant au « siècle de l’histoire », ordonnées selon un fil chronologique qui nous conduit du Cinq -Mars de Vigny aux archéofictions de Rosny aîné. Claudie Bernard en avertit dès sa courte introduction : « L’ouvrage est conçu comme une illustration et une mise à l’épreuve des arguments élaborés dans mon Passé recomposé ». Il s’agit donc de montrer la pertinence et la productivité heuristiques des catégories d’analyse proposées par le livre antérieur, principalement la distinction entre les différentes acceptions d’« histoire » qui se superposent et s’imbriquent dans l’écriture romanesque : l’histoire fictionnelle, l’Histoire-événements accomplis, l’Histoire-discours, l’Histoire (événements et discours) contemporaine de l’écriture. C’est le rapport entre ces quatre façons d’entendre « histoire » qui définit le roman historique, et non la prépondérance de l’une ou de l’autre. D’où la définition à laquelle aboutit Claudie Bernard et qu’elle rappelle dans son « Introduction » : « Une histoire fictionnelle qui traite d’Histoire factuelle, ou plus précisément d’Histoire passée, par la médiation de l’Histoire-discours ou historiographie, dans le contexte de son Histoire contemporaine » (nous supposerons que c’est par inadvertance typographique que la deuxième occurrence d’« Histoire » n’est pas en italique). Chacune des études qui suivent est une petite somme sur l’œuvre dont elle traite, objet d’une contextualisation attentive aux cadres littéraires et culturels contemporains de l’écriture ainsi qu’à la place spécifique du roman considéré dans l’œuvre de l’auteur. Si les classiques du genre sont bien représentés (Cinq-Mars, Chronique du règne de Charles IX, Le Roman de la momie. Le Chevalier de Maison-Rouge), des œuvres plus inattendues sont convoquées, telles L’Abbaye de Typhaines de Gobineau, Les Xipéhuz de Rosny aîné ou encore Sous la hache d’Élémir Bourges. L’interprétation s’appuie sur une lecture savante et attentive du texte, informée de sa genèse, de ses sources, de sa réception. L’analyse du roman de Gobineau est précédée d’un rappel de l’importance du mouvement communal du XIIe siècle dans l’historiographie libérale, notamment chez Augustin Thierry. La lecture du Roman de la momie consacre quelques pages initiales à l’égyptomanie du XIXe siècle, éclairant l’ampleur du phénomène par la multitude des références convoquées. Le développement des études sur la préhistoire est détaillé au début du chapitre sur Rosny aîné. On regrettera cependant que ce récapitulatif ne mentionne pas le livre de Nathalie Richard, Inventer la Préhistoire (2008). Le titre d’Élémir Bourges donne lieu à un développement initial sur la fortune et les avatars du fameux « Ne touchez pas à la hache » prêté à Charles Ier avant son exécution. Le corps de l’analyse s’appuie ensuite sur un art consommé du commentaire littéraire, mettant en lumière l’implicite des textes, leurs doubles-fonds et leurs fréquents effets de brouillage — par ce biais la confrontation entre histoire et fiction est mise en valeur. Dans un troisième temps, la lecture se concentre sur les jeux avec les codes des genres, les registres et les tonalités. Elle dégage régulièrement la dimension ironique de l’écriture romanesque, qui contribue à mettre l’Histoire-discours en question, à faire planer le doute sur le sens que celle-ci prête au processus historique, ou du moins à compliquer l’univocité de ce sens. C’est l’un des apports de la réflexion de Claudie Bernard, depuis Le Passé recomposé, de mettre en lumière le « feuilletage » (selon ses mots) de l’histoire dans le roman, l’exacerbation de l’intertextualité et de la stratification du sens, dans la mesure où le romancier ne fait preuve d’imagination créatrice qu’à partir de textes préexistants, les livres d’historiens, eux-mêmes fondés pour l’essentiel, au XIXe siècle, sur des sources écrites. Comme l’exprime de façon condensée le titre d’un chapitre, il faut tenir compte du « feuilletage historiographique » et du « floutage romanesque ». La tension entre la fiction et le référent historique préconstruit, leur modelage réciproque se trouvent toujours au cœur d’analyses riches et suggestives, explorant souplement la chair et la structure des œuvres considérées. La bibliographie recense beaucoup d’études consacrées aux différents romans revisités, mais Claudie Bernard préfère une lecture consensuelle, ne mettant pas en relief des partis-pris d’interprétation divergents vis-à-vis desquels elle prendrait position, comme le fait par exemple Xavier Bourdenet à propos de la Chronique du règne de Charles IX dans L’Archive et i’Archè : L’Écriture de l’Histoire chez Mérimée (2022). La quasi-absence de dialogue avec la critique antérieure, utilisée seulement comme source d’informations, enlève du dynamisme au texte ; la reprise, dans la majorité des chapitres, d’une démarche aux étapes similaires (celles décrites plus haut) émousse un tant soit peu le plaisir de la lecture. Ce volume se prête peut-être davantage à une lecture par chapitres détachés, à l’occasion d’un travail sur l’un des romans dont il traite, qu’à une lecture suivie. En effet, on peine à distinguer ce que produit en fin de compte la réunion des dix études. L’épilogue résout d’une pirouette le problème de la conclusion en s’attachant à la vision kaléidoscopique de l’histoire dans Le Juif errant de Jean d’Ormesson (1990). La très brève « Clausule » constate que le passé continue d’être revisité par un genre qui n’a rien perdu de sa vitalité. On aurait attendu pour le moins que la mise à l’épreuve de la définition du roman historique rappelée dans l’« Introduction » (et par nous au début de ce compte rendu), déplace ou affine celle-ci. Quelque judicieuse qu’elle soit, la définition initiale ne manque pas en effet de susciter des questions. Ne risque-t-elle pas de laisser croire à l’existence première de l’Histoire (l’Histoire factuelle), ne la dissocie-t-elle pas de ses mises en forme narrative et discursive ? La reprise du terme « histoire » (avec les variations traditionnelles sur la majuscule), si elle met bien en relief la tension entre différentes acceptions habituellement télescopées dans l’expression « roman historique », arase aussi des différences qu’il serait utile de faire ressortir une fois cette première définition posée. Ne gagnerait-on pas à rétablir un peu de jeu en redéployant la définition autour de notions connexes ? Un roman historique ne pourrait-il être redéfini comme une histoire fictionnelle qui contribue à élaborer des faits notoires du passé en Histoire, dans une relation de dépendance, de concurrence et de subversion avec l’historiographie contemporaine, dont elle conteste l’hégémonie sur la mémoire collective à la lumière des enjeux politiques du présent de l’écriture ? Les analyses que nous propose le volume envisagent surtout le contexte contemporain de l’écriture à travers l’histoire littéraire et l’historiographie, mais s’appuient très peu sur des faits sociaux, politiques, économiques marquant la période où paraissent les œuvres. On aurait aimé que l’évolution du genre « roman historique » soit envisagée dans le cadre d’une poétique historique attentive à des facteurs plus généraux susceptibles d’influer sur la perception collective de l’Histoire comme sur la pratique de l’écriture historienne : contextes, éditorial, politique, scolaire, diversification des supports servant à dire l’histoire, tels que la presse, l’iconographie, les musées, les spectacles — voir Maurice Samuels, The Spectacular Past: Popular History And The Novei In Nineteenth — century France (2004)… Mais tel n’était sans doute pas ici le dessein de l’auteur, dont au demeurant les fines analyses portant sur le jeu avec les codes du genre et le feuilletage textuel demeureront un précieux guide herméneutique.

Péladan. Joséphin Péladan, Théâtre complet, édition de Laure Darcq, Paris, Classiques Garnier, 2021,1 .1, 664 p., 39 €. L’« Existence du symbolisme » ? Valéry la conjecturait en constellation, y comptant Mallarmé, de première grandeur, Verlaine bien sûr, Villiers de l’Isle-Adam, Maeterlinck, Laforgue…, chaque astre bien distinct, mais enrôlé, en rêverie, dans une figure stellaire par l’observateur posté en 1938. Or il n’y vit pas Le Fils des Étoiles. Et Péladan est à peu près absent, sauf mention rapide, des histoires de la littérature, cantonné au mieux dans les productions rosicruciennes. Mais au début des années 1970, grâce à Patrick Besnier et quelques autres, la comète Péladan a reparu dans le ciel critique et grandi à tous les yeux. L’excellent Robert Baldick oserait-il l’appeler aujourd’hui « ce charlatan notoire » (La Vie de J.-K. Huysmans, 1957, Denoël, p. 160) ? Et c’est à l’heure d’inaugurer un deuxième et heureux moment de la lecture de Péladan, quand il n’est plus besoin de le défendre et de le réhabiliter, quand on peut le lire comme on fait de l’auteur de La Tentation de saint Antoine, que le livre de Laure Darcq nous est donné. Voici donc pour la première fois édité le Théâtre complet de Joséphin Péladan, et j’ai le privilège de rendre compte de son premier volume. Une introduction générale rappelle les moments saillants de la vie et de la carrière littéraire de l’auteur, replacées dans le contexte du temps. Présentation très complète en sa brièveté, elle n’omet ni l’œuvre du romancier, qui fit connaître Péladan dès sa jeunesse, ni l’activité du journaliste, si considérable et si soutenue, si importante pour l’historien de l’art. Mais c’est bien au théâtre qu’apparaît et s’impose la présence originale de Joséphin Péladan. Laure Darcq expose avec netteté « l’art de la scène » du poète, inventeur d’une expression rythmique en vers libres qu’il appelle l’eumolpée (« chant harmonieux », évoquant de surcroît Eumolpos, légendaire fondateur des mystères d’Éleusis), visionnaire d’un théâtre qui recueillerait le flux de toutes les sources légendaires dans le cours moderne du christianisme. Double perception : des traditions millénaires sont actualisées et Babylone est là ; ramené à l’aube des temps l’Évangile devient prophétie originelle. Ainsi Laure Darcq nous fait-elle entrevoir la raison essentielle pour laquelle Péladan vécut, vers la trentaine, la nécessité d’incarner un Babylonien trouvé dans la Bible, au deuxième livre des Rois. Défi volontairement provocant, qui appelait ses contemporains à un rejet comparable à celui qu’éprouva Wagner en France quarante ans avant lui. Ce chapitre de Laure Darcq, d’érudition impeccable et d’exposition lumineuse, s’impose comme une étude magistrale. Il rappelle aussi comme Péladan fut aussi entrepreneur de spectacles, metteur en scène et directeur d’acteur. Sans doute n’eut-il pas à exercer ces activités aussi souvent qu’il l’eut souhaité, mais cet aspect est heureusement souligné pour faire comprendre tant le personnage que les caractères de l’œuvre théâtrale. Ce volume comprend Le Prince de Byzance, Le Fils des Étoiles, Babylone, La Prométhéide, Œdipe et le Sphinx. Laure Darcq s’est reportée aux manuscrits de l’Arsenal pour éclairer l’interprétation des textes, édités ici conformément aux éditions publiées du vivant de l’auteur, et donne en annexe, le cas échéant, les morceaux supprimés. Chaque pièce fait l’objet d’une présentation très complète, retraçant les circonstances et la matière de sa composition. Celle du Prince de Byzance met en lumière tant l’inspiration esthétique (les primitifs italiens) et musicale (« drame wagnérien » en fut un temps le sous-titre) que sociale (le cercle du peintre Louise Abbéma que connaît bien Jean Lorrain). Péladan à cette époque vit en effet au contact journalier de musiciens, peintres, romanciers et poètes, auxquels nous présente Laure Darcq. Les rapports organiques entre les romans de Péladan et la pièce permettent d’éclairer la singularité que prend chez lui le thème de l’androgyne, par ailleurs très fin de siècle (Rachilde, Lorrain…). La fortune du Prince de Byzance est abondamment traitée, de la première rédaction de la pièce (1890) à sa publication chez Chamuel en 1896 et après, en France et à l’étranger, notamment en Allemagne, ainsi que son influence sur Strindberg. Le texte de la pièce est si richement annoté qu’il en ressort un passionnant commentaire. Les introductions et les notes aux deux drames chaldéens, Le Fils des Étoiles et Babylone, révèlent combien l’œuvre de Péladan s’enracine aux travaux scientifiques les plus innovants de son temps. La connaissance des mondes sumérien, akkadien, babylonien, assyrien, ninivite est alors récente, comme le déchiffrage des caractères cunéiformes, et ouvre une prodigieuse arrière-scène à l’antiquité grecque, aux côtés de l’égyptienne. Les travaux d’Oppert, Ledrain, Rawlinson sont directement utilisés dans ces pièces et les commentaires de Laure Darcq s’y rapportent avec une précision et une pertinence qui en modifient du tout au tout la lecture : elles n’ont rien d’une déclamation faite de chic. De la connaissance passionnée d’une antiquité si lointaine et si neuve a surgi une obligation de s’en faire non seulement le peintre, mais un personnage. Fréquemment, les romanciers des années 1890 se campèrent en personnages, Barrés, Tinan, Huysmans et son Durtal, et pour finir Proust. Le cas de « Mérodak » est singulier, car il s’identifie à un personnage biblique mais tiré d’une très lointaine histoire que l’actualité scientifique livre à l’état naissant, qu’il personnifie dans un Paris très contemporain, et à la faveur d’un théâtre voulu nouveau et rénovateur. Là encore, tant la familiarité de Laure Darcq avec la vie littéraire des années 1890 que son enquête précise auprès des sources archéologiques, renouvellent la figure de Péladan. L’information sur laquelle repose La Prométhéide est savante, elle aussi (elle reçut l’approbation d’Eugène Burnouf), mais elle était moins neuve. En revanche Prométhée y est « délivré » d’Eschyle, nous dit Péladan dans sa préface à son théâtre, traduite de l’allemand et apposée en « appendice » à ce volume. Entendant par là non seulement qu’il est reconnu personnage « littéraire », ce qui est le cas de Quinet à Gide (son Prométhée mal enchaîné est de 1899), mais qu’il est libéré du paganisme pour nous parler du monde nouveau, grâce à la puissance actualisante du théâtre à laquelle l’auteur a donné sa foi : le personnage sort non seulement d’Eschyle, mais de la littérature. Il nous parle comme un contemporain, il tient un office. Que l’œstrus de Péladan, cette piqûre de taon qui figure pour lui l’inspiration, reste difficile à concevoir ! Ce livre nous le fait sentir. Œdipe et le sphinx clôt le volume. Péladan y reprend cette fois Sophocle. La pièce, publiée en 1897, fut raccourcie pour sa représentation en 1903 — comme il est expliqué dans l’introduction — et les parties manquantes sont données en annexe. L’innovation péladane est certes moins sensible dans cette « tragédie », Œdipe ayant depuis longtemps acquis son indépendance littéraire, et il semble que ce fut la pièce la plus souvent montée de Péladan. Néanmoins, comme le montre sa réception, décrite et commentée ici, son originalité est toujours soulignée par la critique. La doit-on à ce renversement si familier à Péladan qui fait dire ironiquement à Œdipe « C’est moi ! Je suis l’énigme, maintenant » ! (I, 2) Voilà donc un beau livre et un beau travail. On est reconnaissant à Laure Darcq tant de la publication de ce théâtre que de la manière dont elle l’a mis en scène pour le lecteur, par ses éclaircissements historiques, toujours parfaitement documentés, que par ses interprétations : elles mettent en évidence que Péladan, précisément parce qu’il fut, en tous les sens, original, donne de la lumière aux profondeurs de la littérature de son temps, et reste pour les nôtres, un type toujours vivant.

Supervielle (I). Sophie Fischbach, Jules Supervielle : une quête de l’humanisation, Paris, Classiques Garnier, 2021, 621 p., 49 €. Il existe de nombreuses monographies consacrées à Jules Supervielle : elles ont principalement paru dans les années 1960-1980, juste après la mort du poète. À la fin du siècle, les travaux de Michel Collot ont pour leur part amplement nourri les analyses thématiques et génétiques de son œuvre poétique, favorisant son entrée dans la Pléiade en 1996. Toutefois, dans les premières décennies du XXIe siècle, il semblerait que l’œuvre de Supervielle ait été en partie délaissée par la critique — sans jamais être totalement oubliée, pourtant, et en restant sans doute davantage lue que bien des œuvres plus étudiées… L’intérêt du livre de Sophie Fischbach est ainsi de revivifier un peu les études supervielliennes, grâce à la parution simultanée d’une édition de correspondances (voir le compte rendu suivant) et d’une monographie. Disons-le d’emblée : cet essai de Fischbach, richement documenté grâce à de nombreuses lettres inédites, ne renouvelle pas forcément le discours sur Supervielle ; il prolonge plutôt des lectures connues (celles de Collot surtout), en les détaillant, les complétant, les déplaçant, et en posant à l’occasion quelques précieux jalons. Il permet surtout de préciser définitivement la situation ambivalente de Supervielle dans une histoire littéraire qui l’a souvent laissé à la marge, tant l’écrivain franco-uruguayen est resté à l’écart des mouvements : ce poète de tous les « entre-deux » est demeuré (pour reprendre une formule toute faite) entre « tradition et modernité », quelque part entre Valéry, Claudel, Perse, Larbaud, Michaux et Eluard, tout en restant à distance du surréalisme. Or, désireux de re-situer l’écrivain dans les débats et les idées de son époque, l’essai de Sophie Fischbach s’articule autour d’une notion chère à Supervielle (l’« humanisation ») avec pour toile de fond les propos d’Ortega Y Gasset dans La Déshumanisation de l’art (1925) : si pour le philosophe espagnol les avant-gardes ont valorisé depuis Mallarmé une poésie autotélique, obscure, évacuant les contenus humains et déshumanisant le réel (ce sera aussi la thèse de Hugo Friedrich dans La Structure de la poésie moderne), Supervielle aspire au contraire à des écritures ouvertes sur le monde et le lecteur. Son œuvre est donc ici étudiée à l’aune de sa propre poétique, même si l’écrivain — contrairement à maints de ses contemporains — n’a jamais cherché à élaborer une « théorie » de la littérature, préférant esquisser sur le tard quelques « rêveries » ponctuelles (notamment dans sa conférence « En songeant à un art poétique », en 1951). Dans la première partie du livre, Sophie Fischbach s’attache ainsi à expliciter « l’idée de la littérature » de Supervielle, notamment à partir de ses lettres à Paulhan et à Étiembie. Son étude montre comment ces deux amis critiques ont joué le rôle d’« éclaireurs » pour l’écrivain dès la fin des années 1920, en orientant son écriture vers plus de concision et en contraignant parfois le poète à prendre position. Les affinités apparaissent très étroites avec l’auteur des Fleurs de Tarbes, tant Supervielle recherche un délicat équilibre entre la « terreur » avant-gardiste et la « rhétorique » classique. Le premier chapitre du livre retrace ainsi avec minutie les lectures, les références littéraires et les réseaux de l’écrivain tout au long de son évolution. La deuxième partie du livre, elle, se centre sur les premiers recueils de l’écrivain, depuis le « juvenilia » Comme des voiliers (1910) jusqu’à Gravitations (1925) en passant par Débarcadères (1922) : l’autrice y étudie les tensions à l’œuvre chez le poète tiraillé entre classicisme et romantisme, clarté et obscurité, folie et raison, géographies françaises et sud- américaines pour montrer comment il « humanise » progressivement son univers (en rendant familiers des éléments « sauvages ») et son écriture (en la rendant de plus en plus harmonieuse) : « Humaniser le monstrueux, telle serait à peu près ma devise », avancera d’ailleurs le poète en 1936. Les analyses génétiques que propose Fischbach avec beaucoup de finesse le démontrent également : Supervielle, dès les années 1930, ne cesse d’écrire et de réécrire en réduisant les aspérités formelles et les violences thématiques de ses textes. Si l’on savait déjà cela, car les approches génétiques ont très tôt été l’une des « principales orientations » de la critique superviellenne (p. 23), l’originalité du livre de Fischbach consiste à élargir cette approche aux proses (contes et romans) et aux pièces de théâtre. Insistons sur ces dernières : longtemps resté mal-aimé alors que son auteur y attachait de l’importance, le théâtre de Supervielle reste en effet à situer dans l’histoire du genre ; sa « poésie de théâtre » (comme le désigne l’auteur, cité p. 423) trouverait alors sans doute à voisiner avec le « théâtre poétique » (p. 424) de Giraudoux (avec lequel la concurrence est explicite), de Claudel ou de Cocteau. La monographie de Fischbach montre du moins comment l’écriture théâtrale de Supervielle (qui privilégie des vers plutôt brefs et une tonalité familière, aux limites de la facilité) a « tiré son œuvre vers la clarté » et a ainsi participé à l’humanisation de sa poésie au fil des années. On l’aura donc compris : ce livre de Sophie Fischbach documente et élargit le discours critique sur Supervielle, en invitant à reconsidérer sa production épistolaire, narrative et théâtrale sur fond d’histoire littéraire. Relevons néanmoins, pour finir, que les lectures de son œuvre gagneraient désormais à se diversifier et à se décloisonner au-delà des seules études génétiques et monographiques. En 2021 également, et chez le même éditeur, Flora Souchard a par exemple consacré un essai à la « poésie animale » en y incluant Supervielle (Poésie et dynamique animales. Jules Supervielle, Saint-John Perse et René Char, Classiques Garnier, 2021). À l’évidence, les lectures écopoétiques pourront constituer une voie d’analyse féconde pour l’œuvre de Supervielle. Celle-ci offre, en tous cas, encore plusieurs terrains à défricher.

Supervielle (II). Jules Supervielle, Choix de lettres, éd. Sophie Fischbach, Paris, Classiques Garnier, 2021, 608 p., 35 €. On ne le savait guère : Jules Supervielle a été un épistolier prolifique, entretenant de riches correspondances avec plusieurs intellectuels marquants du XXe siècle. Si l’on connaissait déjà sa correspondance avec René Étiembie (SEDES, 1996), et si quelques-unes de ses lettres ont parfois été éditées dans des volumes épars, l’ouvrage très richement édité par Sophie Fischbach, Choix de lettres, vient enfin réparer une lacune majeure dans la bibliographie de l’écrivain. Complémentaire à la monographie commentée plus haut, il permet de documenter la vie littéraire du poète franco-uruguayen et de le réinscrire dans des réseaux littéraires interatlantiques. Sur plus de 600 pages, il rassemble ainsi les lettres envoyées par le poète à Jean Paulhan (512 lettres), à Marcel Jouhandeau (42), à Valéry Larbaud (73) et à Victoria Ocampo (13). Comme plusieurs missives reçues par l’écrivain ont été perdues, le choix éditorial s’est porté uniquement sur les lettres de Supervielle : il n’y a donc pas ici de véritable dialogue épistolaire. Mais là est sans doute aussi l’un des intérêts de l’ouvrage : il dresse un portrait assez complet et évolutif de Supervielle. Car ses quatre correspondances sont à géométrie (légèrement) variables. Jean Paulhan apparaît d’abord comme une figure tutélaire dont Supervielle ne cesse de solliciter et même d’envier la « perspicacité ». Ayant lu de près Les Fleurs de Tarbes et Clefs de la poésie, le poète estime au plus haut point ces livres critiques qui « réveillent » et « exaltent ce qui [lui] manque le plus : la lucidité, la précision » (p. 378). Trouvant en Paulhan (comme en Étiemble ou plus tard en Bounoure) un véritable révélateur, Supervielle attache une importance décisive aux lectures que celui-là fait de ses textes en cours et qu’il lui soumet avec une humilité à toute épreuve. Si les retours de Paulhan lui donnent à chaque fois de l’« assurance » et de l’« ardeur » (p. 184), c’est parce que le poète trouve chez lui la formulation nette d’une idée de la poésie à laquelle il adhère pleinement. Centrale chez Paulhan, la défense du « lieu commun » (p. 162) est en effet chère à un écrivain qui n’a cessé d’aspirer à des formes de clarté et de transparence, hors des entreprises surréalistes dont il se distancie à maintes reprises — en raison de leur complaisance dans le « singulier » ou la « folie » : « la peur que j’avais c’était bien plus que celle d’être banal celle de ne pas être compris, d’être trop singulier, de passer pour fou ou candidat à la folie » (p. 331-332). De fait, l’un des intérêts majeurs de sa correspondance avec Paulhan, comme le note d’ailleurs Sophie Fischbach (p. 25), c’est qu’elle dévoile de façon discontinue une certaine « conception de la littérature », tant il est vrai que « la pensée de Supervielle se construit dans l’échange » (p. 27) : le poète trouve dans la correspondance un laboratoire réflexif où élucider quelques idées sur la poésie, surtout à partir des années 1950. À tel point qu’il formule parfois quelques velléités critiques, en les soumettant à la sagacité de Paulhan — par exemple après une lecture de Baudelaire : « Dans toute magie poétique […] il y a des voyelles ou des sons qui reviennent, à l’état d’obsession. Je voudrais écrire un peu quelque chose là-dessus mais j’aurais besoin de ton aide. » (p. 255) La relation avec Marcel Jouhandeau est quant à elle d’un autre ordre : voici deux « amis », même deux « jumeaux » (p. 489) — Supervielle note la parenté de leurs alter-ego fictionnels, Godeau et Guanamiru — dont la relation discontinue se terminera sur une véritable amitié. Quant à Valéry Larbaud, il fait figure de « maître », Supervielle manifestant à son égard une sympathie toujours respectueuse — et, par mimétisme peut-être, son écriture épistolaire offre d’ailleurs une certaine tonalité affective, une douceur, qui l’apparente aux proses larbaldiennes. Par ailleurs, leurs liens avec les cercles hispano-américains nourrissent en profondeur leur échange (il arrive même que Julio écrive en espagnol à Larbaud), rappelant ainsi l’intérêt de l’écrivain pour les nouvelles générations hispanophones (Alfonso Reyes, Alfredo Gangotena, le jeune Pablo Neruda ou encore Ricardo Güiraldes — auteur de Don Segundo Sombra dont Supervielle supervise la traduction en 1932 chez Gallimard, peut-être sur le modèle de Larbaud dont il envie le rôle de traducteur-passeur [p. 503]). À cet égard, la correspondance avec Victoria Ocampo est du plus haut intérêt : on y voit Supervielle œuvrant à faire découvrir des auteurs hispanophones en France (et inversement) grâce à ses doubles liens avec La NRF et la revue argentine Sur (fondée en 1931). Les lettres envoyées des deux côtés de l’Atlantique à Larbaud et à Ocampo nourrissent ainsi une histoire littéraire intercontinentale, dans laquelle les liens de la France avec l’Amérique latine se nouent dès les années 1920 — avant de se développer quelques années plus tard, notamment grâce à Jean Cassou ou Roger Caillois que Supervielle évoque ici à plusieurs reprises. Bref : ces lettres dévoilent diverses facettes de l’écrivain, tout en documentant la genèse de certains textes et en rappelant son intérêt pour le cinéma ou le théâtre. Comme dans toute correspondance, on trouve évidemment maints énoncés assez croustillants relatifs aux goûts et dégoûts d’un poète loin d’être aussi « tempéré » qu’on le croit parfois : s’il n’aime guère la poésie de Vincent Muselli (« quel raseur ! » p. 84) ni le Fargue d’après-guerre qui l’« a souvent embêté avec son verbalisme » (p.217), il apprécie de manière assez inattendue certains textes comme Ulysse dans lequel il « entre […] merveilleusement » (p. 528) ou encore « Le Mur » de Sartre (p. 176). Dans un autre registre, ce poète hors des engagements exprime à quelque reprise sa méfiance à l’égard de la rhétorique politicienne (« De Gaulle abuse de liberté égalité, fraternité. C’est beau de vouloir se faire comprendre du peuple mais il prend un peu trop les gens pour des imbéciles. N’empêche que j’ai voté pour lui », note-t-il en 1958 [p. 450]). Par ailleurs, ses lettres (surtout celles à Paulhan) permettent de mieux saisir la position marginale mais néanmoins toujours inquiète durant la guerre de l’auteur des Poèmes de la France malheureuse, confiné en Uruguay pour des raisons de santé. Ce Choix de lettres compose donc un portrait toujours émouvant d’un poète ô combien attachant, et dont les lettres restent les témoignages de relations humaines centrales pour lui, comme il l’écrit dans sa dernière lettre ; Paulhan : « Notre amitié aura été quelque chose d’important, de très beau dans ma vie » (p. 460) Un regret ? Un seul, peut-être : quel dommage de ne pas avoir ajouté, à ce Choix, les trente lettres envoyées à Franz Hellens, entre 1923 et 1957, mentionnées à la note 113 de la page 68 ! Mais si « choix », à n’en pas douter, devrait suffire pour l’instant à ré-alimenter les recherches autour de Supervielle.

Pierre Citti, Jean-Paul Goujon, Paule Petitler Émilien Sermier, Marta Sukiennick ;