EN SOCIETE

Larbaud. Cahiers Valéry Larbaud n° 58, Saint-John Perse — Valéry Larbaud : Correspondance, 1911-1952, sous la direction de Delphine Viellard, Paris, Classiques Garnier, 2022, 137 p., 35 €. Si l’on met à part les « fake news » qui se multiplient par les temps qui courent, faussaires et mystificateurs ne sont pas toujours, reconnaissons-le, antipathiques. Il en va bien autrement avec ceux qui appliquent à eux-mêmes leur art consommé de la fabrication et du truquage. Dans cette spécialité, Saint-John Perse s’avère un virtuose difficile à égaler. Tel est ce que nous montre à l’évidence cette édition de la correspondance croisée Perse-Larbaud. On sait quelle fut leur amitié littéraire, et toute l’estime et l’admiration que le second avait pour le premier, lequel lui rendra hommage en 1957 dans un beau texte nécrologique, Larbaud ou l’honneur littéraire. Toutefois, sur les 29 lettres de Perse reproduites dans ce Cahier, on ne compte pas moins, sauf erreur, de 122 suppressions ou ajouts opérés par Perse dans l’édition de la Pléiade. Passons sur les simples corrections de style, pour ne retenir que les suppressions de phrases ou de paragraphes. Ces manipulations, hâtons-nous de le préciser, n’ont pas échappé à Delphine Viellard, qui les indique toutes scrupuleusement en note. Ainsi, en septembre 1911, Perse fait sauter tout un passage, où il avouait chercher un poste en Égypte et tâcher d’acquérir la nationalité anglaise. Même suppression dans une lettre du 17 octobre 1911, dont disparaît également cette phrase incorrecte : « Il est bien évident que le peuple en France est à cent mille yards au-dessus de toute cette négraille » [sic]. Page 34 et page 36, ce sont deux phrases passablement irrévérencieuses pour Larbaud qui sautent. Le 28 avril 1912, Perse caviarde un passage montrant qu’il était très attentif à Gide et à Claudel, « lui qui se voulait farouchement indépendant » (D. Viellard). Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Il va faussement dater de juin 1914 une lettre du 13 mai 1915, pour gommer le fait qu’il continuait alors d’être en relations avec le milieu de la NRf. Et le petit jeu continue : est supprimée une lettre de décembre 1913, faisant état d’un mystérieux séjour de deux jours à Londres, tandis que, pour faire bon équilibre, le Pléiade invente carrément une lettre de fin décembre 1911 ! Cette belle invention est une longue réponse à l’article enthousiaste de Larbaud sur Eloges… Comme l’écrit Delphine Viellard, « cette lettre a un caractère littéraire tellement marqué qu’elle semble bien avoir été écrite pour l’édition de la Pléiade ». On ne saurait mieux dire, et tout cela s’éclaire assez à la lecture des lettres de Perse à la regrettée Monique Kuntz, données en annexe. En avril 1967, le poète écrit à celle-ci qu’il a bien cherché dans ses archives, « entre Washington, Paris et Giens », mais n’a retrouvé que… « 6 lettres de Larbaud écrites entre 1922 et 1952 ». Or, par un étonnant miracle, cinq de ces lettres contiennent de vibrants éloges d’Anabase ! Perse n’avait plus désormais à tiquer et à couper, mais à se rengorger. Pour nous, il ne fait pas de doute qu’il a froidement détruit un certain nombre de lettres de Larbaud, surtout d’avant 1914, dont le contenu pouvait le gêner aux entournures, c’est-à-dire rendre manifestes certains de ses truquages biographiques. Encore traînera-t-il les pieds pour communiquer copie des six lettres retrouvées à Monique Kuntz, qui sera obligée de le relancer après sept mois de vaine attente… On l’aura compris, cette édition est des plus instructives quant à la toilette (bien connue à présent) que Perse fit subir aux lettres de lui reproduites dans son Pléiade. Et aussi sur le singulier tour de passe-passe dont fut victime Larbaud, lequel, étant décédé, ne pouvait guère protester. L’édition de Delphine Viellard est, répétons-le, très précise, et a le grand mérite d’avoir inlassablement confronté le texte des lettres autographes de Perse du Fonds Larbaud de Vichy à celles reproduites dans le Pléiade. Deux ou trois petites remarques, pour finir. Les deux vers latins cités par Perse page 53 semblent bien provenir en réalité de l’ouvrage du R. P. Pierre — Juste Sautel, Annus Sacer Poeticus (Paris, J. Hénault, 1665, tome I, p. 245), et non pas de la Historia de la ciudad de Badajoz de Diego Suarez de Figueroa. Page 30, était-il vraiment nécessaire de mettre une note pour nous expliquer en détail ce qu’est le papier de Hollande ? On s’étonne fort, par ailleurs, de voir mentionner à deux reprises (p. 71 et p. 73) qu’Anabase est écrit en vers, alors qu’il s’agit, comme toujours chez Perse, de versets.

LIVRES REÇUS

Breton, Paulhan. André Breton, Jean Paulhan, Correspondance. 1918-1962, édition de Clarisse Barthélémy, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2021, 272 p., 22 €. Il était temps que paraisse enfin la correspondance entre l’une des figures principales des avant-gardes au XXe siècle, André Breton, et le directeur de la NRf Jean Paulhan, incontournable acteur du champ littéraire de l’entre-deux-guerres. C’est désormais chose faite grâce à un travail d’édition admirablement mené par Clarisse Barthélémy, spécialiste de Paulhan. Auteure d’une thèse sur la poésie dans la critique de ce dernier, Clarisse Barthélémy coordonne le projet HyperPaulhan, au sein de l’OBVIL, qui met en ligne une base documentaire à partir des fonds « Jean Paulhan » de l’IMEC.
Chacune de ces dernières années ou presque, paraît l’une des abondantes correspondances de Paulhan ou de Breton avec des acteurs du champ littéraire de leur époque. De premier choix par l’importance des interlocuteurs en question, la relation épistolaire que présente ce volume met ainsi en lumière l’amitié intermittente qui exista entre Breton et Paulhan de 1918 à 1962. Malgré leur différence d’âge — Paulhan est de douze ans l’aîné de Breton —, les deux hommes participent d’une même génération littéraire, qui émerge, après la Première Guerre mondiale, en pleine effervescence dadaïste et imposera son pouvoir symbolique jusqu’à la Seconde Guerre au moins. Se plonger dans les échanges entre Breton et Paulhan revient à reconsidérer un moment essentiel de l’histoire littéraire française du XXe siècle au prisme de la relation de l’avant-garde surréaliste avec l’institution littéraire qu’est la NRf.
De 1918 à 1935, il faut malheureusement se contenter d’un échange lacunaire, car les lettres de Paulhan n’ont, dans leur grande majorité, pas été retrouvées. À travers les missives de Breton, on devine pourtant une même exigence en littérature et un idéalisme commun, notamment en ce qui concerne la poésie. Il y a, entre Breton et Paulhan, une évidente connivence amicale et artistique. Paulhan exerce une autorité intellectuelle réelle sur son cadet, qui le compare souvent à Paul Valéry au début de leur correspondance. Il mettra d’ailleurs les deux hommes en contact. Malgré un certain nombre d’entreprises communes (comme le lancement de la revue Littérature en 1919), des divergences apparaissent peu à peu entre Breton et Paulhan qui devient rédacteur en chef de la NRf en 1925, représentant dès lors l’institution littéraire. Alors que Breton s’adressait à Paulhan en 1918 à l’aide d’un « Cher Monsieur » (p. 47) et concluait une lettre, la même année, avec une formule telle que « Je suis très affectueusement vôtre » (p. 63) ou encore, en 1919, avec un très amical « Je compte les jours qui me séparent de vous » (p. 65), le message du 4 mars 1926 se résume à une phrase lapidaire : « Monsieur, j’ai l’honneur de vous informer que je vous tiens pour un con et un lâche » (p. 97). Quand Breton tente de rapprocher le mouvement surréaliste du Parti communiste, Paulhan prend en effet ses distances et la rupture advient rapidement par l’intermédiaire d’insultes échangées et d’une provocation en duel heureusement non advenue. Cette brouille durera jusqu’en 1935, année où Breton s’allie avec Georges Bataille, malgré leurs différends, pour lancer Contre-Attaque. Dans sa préface au recueil Position politique du surréalisme (1935), Breton se distancie explicitement de l’orientation prise par le Parti communiste depuis 1925. Paulhan et Breton renouent donc le dialogue sur cette base, le premier remerciant le second pour l’envoi de Position politique du surréalisme dans une lettre de décembre 1935 (p. 101) et l’invitant par la même occasion à lui envoyer un article pour la NRf. S’ensuivent quelques années d’échanges fructueux, par exemple autour de la revue Mesures d’Henri Church en 1936 ou de la publication de L’Amour fou dans la collection « Métamorphoses » chez Gallimard en 1937. Paulhan est alors au sommet de sa puissance dans le champ littéraire, tandis que Breton connaît de grandes difficultés matérielles. Lorsque Breton quitte la France pour les États-Unis en 1941, une nouvelle période de silence s’ensuit. À son retour en juillet 1946, les échanges reprennent, mais la rencontre avec Paulhan est plusieurs fois différée : les deux hommes se ratent sans cesse et se donnent avec nostalgie des rendez-vous comme par avance manqués. Ainsi Breton convie-t-il Paulhan avec enthousiasme à Saint-Cirq-Lapopîe en 1955, sans que celui-ci ne parvienne ou ne veuille réellement s’y rendre. S’augurent cependant, lors de cette période, les années les plus simples et chaleureuses de leur amitié ; les enjeux institutionnels sont peut-être moins importants que naguère, et tout ou presque rapproche alors Breton et Paulhan : les batailles politiques (par exemple l’organisation pacifiste « Citoyens du monde » de Robert Sarrazac), les projets littéraires (entre autres les Cahiers de la Pléiade à partir de 1948, ou l’élection pour le titre de « Prince des poètes » en 1960), les questions critiques (la publication d’un faux texte de Rimbaud en 1949, des échanges sur Sade en 1950) et les entreprises artistiques (autour de l’art brut notamment). La correspondance cesse en 1962, soit plusieurs années avant la mort de Breton et Paulhan, sans doute parce que ce dernier allait être élu en 1963 à l’Académie française. Breton écrivait à Paulhan son dégoût de ce genre d’honneur dès 1955, à l’occasion de l’élection de Jean Cocteau à l’Académie.
Ce volume comporte par ailleurs un excellent appareil critique. On y lit ainsi une introduction sur laquelle il est difficile de renchérir, des notes contextuelles exhaustives et d’utiles appendices. Outre les cent-soixante lettres de Breton et de Paulhan, on trouve encore, en annexe, divers articles complémentaires aux échanges épistolaires. Au fil des pages, se trouvent aussi plusieurs fac-similés de cartes postales, de dédicaces (celle que fait Breton à Paulhan à l’occasion de la parution de L’Amour fou est touchante et d’une grande beauté : « À Jean Paulhan, en souvenir de sa fenêtre très lumineuse à mes yeux durant la guerre — je n’ai pas oublié malgré la pluie de cendres — drôle d’entente ! Souvenir en forme de pont traversé comme la vie », p. 112) ou de lettres manuscrites aux en-têtes révélant une partie des nombreuses entreprises littéraires de Breton (La Révolution surréaliste en 1927 ou encore « Solution surréaliste » en 1948). Ce dispositif permet d’incarner des échanges à géométrie variable qui auront tout de même duré quarante-quatre ans. La présence des fac-similés semble d’une certaine manière presque requise, puisque, dans plusieurs passages, Breton fait un éloge appuyé de la graphie paulhanienne, louant par exemple en 1949 « ces caractères moulés » dont il confesse, avec tendresse, avoir été « si avide à vingt ans » (p. 170).
En plus d’offrir de nouveaux éléments à qui s’intéresse à l’histoire du surréalisme français, de la NRf, des éditions Gallimard, de la poésie et de la critique littéraire modernes, de la condition politique, sociale et matérielle de l’écrivain d’avant-garde ou encore aux lieux et réseaux de sociabilité littéraire, cette correspondance présente Breton et Paulhan sous un jour nouveau. À l’aune de cette amitié littéraire, Paulhan paraît souvent plus perméable aux idées et enthousiasmes surréalistes qu’on pourrait le penser au premier abord et Breton, plus diplomate et moins polémique — peut-être à cause de sa dépendance financière envers Paulhan à partir de la seconde moitié des années 1930. On ressort toutefois de la lecture de cette correspondance avec l’impression d’une amitié en partie manquée, car toujours différée et nostalgique, malgré les nombreux compliments et marques d’affection donnés par Breton, qui écrit par exemple en 1949 : « il n’est rien que j’écrive sans penser à vous et sans solliciter votre jugement à part moi » (p. 163). Paulhan admet de son côté en 1959 : « Oui, notre amitié aura toujours été assez distante de nous » (p. 217). Cette amitié aura ainsi été avant tout littéraire, reposant sur un espoir générationnel commun et toujours vif envers les possibilités infinies de la poésie.

Tournier. Michel Tournier, Contrebandier de la philosophie. Sept conférences suivies d’échanges avec la public, édition d’Arlette Bouloumié et Mathilde Bataillé, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 2021, 336 p., 18,50 €. Cet élégant volume publié chez Gallimard rassemble sept conférences données, en lycée pour la première, à l’université pour les suivantes, à l’invitation d’Arlette Bouloumié, l’une des deux spécialistes de l’œuvre de Michel Tournier qui en ont soigneusement préparé l’édition. Le projet de ce livre posthume semble d’abord se heurter aux convictions mêmes de l’écrivain relatives à ses prises de parole publiques. Répondant à une question des étudiants à l’issue de la conférence de février 1998, l’auteur du Roi des Aulnes jugeait en effet « épouvantable » la transcription « mot à mot » de ses paroles — « parce que c’est de l’écrit qui est asservi injustement à l’oral », et qu’il en résulte « un texte détestable, horrible » (p. 79). Sans doute peut-on estimer qu’il s’agit là d’une coquetterie d’écrivain apparentée à celle qui fit longtemps dire au romancier son refus d’une édition de son œuvre dans la collection de la Pléiade (p. 327-328), avant qu’il n’y consente quelque temps avant sa disparition. On n’ignore pas que Michel Tournier n’était guère avare d’entretiens (voir par exemple Je m’avance masqué, paru en 2013), qu’il correspondait volontiers par le biais d’enregistrements sur audiocassettes — pratique originale dont témoignent les Lettres parlées à son ami allemand Hellmut Waller (1967 — 1998) publiées en 2015 —, et qu’il se définissait avant tout comme l’héritier de la tradition orale (celle des contes). Mais il est vrai qu’à lire ces conférences, menées avec le naturel et la spontanéité envoûtante d’une parole si pleinement attentive à la présence de l’auditoire, on a bien le sentiment que nous tenons entre les mains un « écrit » qui n’est ni une « parole », ni une « écriture », pour parler comme Barthes (« De la parole à l’écriture », dans Le Grain de la voix, 1981).
Ces remarques étant faites, on ne peut que souligner l’intérêt de ces conférences pour la connaissance de l’œuvre du romancier et conteur de Choisel. Car ces conférences, loin de se réduire à des confidences personnelles, ont l’immense mérite de nous faire entrer dans l’univers de l’écrivain. On savourera l’évocation de ses promenades nocturnes dans le labyrinthe du métro parisien pour préparer l’écriture d’Hermine ou le goût du sang, roman de vampires inédit (p. 275), ou les souvenirs de sa rencontre avec Claude Lévi-Strauss (p. 176). Mais l’auteur parle d’abord, avec l’humour qu’on lui connaît, des lectures qui l’ont influencé et ont forgé son imaginaire ; outre les auteurs qu’il a souvent évoqués, tels Jules Verne, Selma Lagerlôf, la comtesse de Ségur ou le plus inattendu Benjamin Rabier, Michel Tournier revient ici abondamment sur son modèle absolu, Flaubert, en particulier l’auteur des Trois Contes. Qui a lu Le Vol du vampire (1981) sait que Michel Tournier, s’il n’a pas véritablement construit une œuvre d’écrivain critique à la manière de Julien Gracq, a pourtant un regard de lecteur aigu et souvent original, capable de déchiffrer derrière un conte ou un roman toute une mythologie à portée philosophique, ou de voir comment une œuvre a pu changer la vision du monde élaborée par notre culture (tel Rousseau inventant la montagne). Mais, plus nettement qu’ailleurs, se révèle ici, dans la conférence intitulée « Flaubert et moi » (p. 285-306), une attention à l’écriture de Flaubert, dans sa dimension proprement stylistique, qu’on ne lui connaissait pas. Michel Tournier revient également sur sa propre conception de la littérature et du récit, de façon singulièrement limpide. Les réflexions, éparses et plusieurs fois reprises, sur le projet d’ascèse narrative qu’a représenté la réécriture de Vendredi ou les Limbes du Pacifique en Vendredi ou la Vie sauvage, sont passionnantes. On verra également tout l’intérêt de la description du travail de l’écrivain sur La Couleuvrine, entre histoire et anachronismes (p. 21 — 24), sur les recherches documentaires qu’il mène à la façon de Zola (p. 251 et sqq.) ou sur un thème qui lui est cher, le rapport entre le conte et la philosophie (deuxième conférence, p. 39-69). Les échanges avec le public transcrits après chaque conférence abordent succinctement mais clairement d’autres sujets généraux, comme le théâtre, la photographie, les écrivains qui n’écrivent pas dans leur langue maternelle ou encore la relation avec les éditeurs.
Michel Tournier apparaît également comme un grand témoin du XXe siècle : la conférence intitulée « Pourquoi l’Allemagne ? » (p. 233-267), bien qu’elle rejoigne nombre d’éléments déjà lus dans Le Vent Paraclet et dans Le Bonheur en Allemagne ?, précise la manière dont le romancier du Roi des Aulnes prit conscience de la montée du nazisme et dont il perçut l’Allemagne de l’immédiat après-guerre notamment. Ce qui constitue pourtant l’intérêt sans nul doute majeur de ce volume demeure la possibilité qu’il offre de mesurer l’art du conteur’que fut Michel Tournier. Avec une générosité et un plaisir palpables, il offre sans cesse à son public — et aux lecteurs que nous sommes — d’innombrables histoires, narrées avec un talent rare : celles de son existence (ses voyages, ses rencontres), celles de son œuvre (on sent la jubilation ressentie à reprendre et à condenser en quelques phrases les contes et romans qu’il a écrits) ; celles des autres aussi : il faut lire le résumé qu’il donne du Merveilleux Voyage de Nils Holgersson, des Indes noires ou de certains récits bibliques pour percevoir à quel point Michel Tournier est un auteur qui savait aller à l’essentiel.

Zola (I). Olivier Lumbroso, La Bête humaine. Chaos et création, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, « Un auteur-Une œuvre », 2021, 280 p., 13,50 6. Roman du crime et des chemins de fer, La Bête humaine est paradoxalement l’une des œuvres les plus personnelles de cet écrivain sédentaire que fut Émile Zola. Car ce roman tire son origine, et comme son énergie interne, d’une expérience quotidienne vécue par le romancier lorsqu’il vivait à Médan : le spectacle de trains de toutes sortes passant sous ses fenêtres, en faisant vibrer les murs de son habitation — des express filant à toute vitesse, accompagnés d’abondants panaches de fumée, des omnibus à l’allure plus modérée, ou encore de longs convois de marchandises à la progression interminable. L’écrivain pouvait s’offrir ainsi le rêve d’un voyage immobile, en voyant défiler, sous ses yeux, la métaphore en mouvement de la condition humaine. Avant d’être transformée en une imposante demeure bourgeoise, la maison de Médan, cette bicoque aux planchers branlants achetée sur un coup de tête en 1878, ressemblait, peu ou prou, à la maison de la Croix-de-Maufras, lieu central de l’intrigue de La Bête humaine, « posée de biais » contre la voie ferrée, « dans un jardin que le chemin de fer a coupé ». Mesurant toute la richesse de ce roman, le dix-septième des Rougon-Macquart, publié en 1890, Olivier Lumbroso a construit une analyse critique qui s’efforce d’en explorer tous les aspects. Cinq parties composent son étude, avec des titres au pouvoir évocateur : « Réseau », « Machine », « Étau », « Chaosmos » et « Signe ». Les deux premières parties posent les bases de la construction de l’œuvre. La première partie éclaire le contexte historique de l’époque (la mise en place du réseau des chemins de fer) et la situation dans laquelle se trouve le mouvement naturaliste (la rédaction de La Bête humaine intervient après le coup d’éclat du Manifeste des Cinq lancé par des disciples rebelles dénonçant les turpitudes du « maître de Médan »). Elle rappelle quelle fut la réception du roman, marquée notamment par un article de Jules Lemaitre dans Le Figaro du 8 mars 1890 : le critique avance la formule d’« épopée préhistorique sous la forme d’une histoire d’aujourd’hui », en reprenant la définition qu’il avait déjà donnée du cycle des Rougon-Macquart présenté comme une « épopée pessimiste de l’animalité humaine ». La deuxième partie fait entrer le lecteur dans « l’atelier de l’écrivain », en étudiant la genèse du roman. Dans la réflexion conduite au sein du dossier préparatoire, deux modèles conceptuels entrent en résonance, construisant la dialectique interne de l’œuvre : la « géométrie de la ligne, qui affleure dans les opérations de cadrage et de centrage structurant », et une vision plus souple, qui autorisera tous les dérèglements, « le réseau labyrinthique, un schème spatial hybride altéré parfois en un labyrinthe chaotique, lié à la diagonale du fou » (p. 63). La partie suivante, « Étau », propose un rapprochement très intéressant avec Germinal, qui date de 1885. Elle montre que la « question sociale », si elle n’est pas traitée au même degré que dans le roman de la mine, se trouve présente, malgré tout, dans une œuvre qui explore toutes les formes de « soumissions » imposées par une bourgeoisie dominante à des employés qui sont ses subordonnés. La continuité entre Germinal et La Bête humaine devait être assurée par Étienne Lantier, programmé pour être le mécanicien du second roman, mais Zola y a renoncé, dès l’écriture de son Ébauche, en prenant la décision de greffer sur l’arbre généalogique de la série un nouveau personnage, Jacques, un frère d’Étienne, chargé de reprendre la terrible charge héréditaire du désir meurtrier que le héros de Germinal, grandi par son passé de syndicaliste révolutionnaire, ne pouvait plus assumer. Une relation de filiation, toutefois, subsiste entre les deux œuvres. Dans les deux cas, l’intrigue analyse le mécanisme d’une exploitation capitaliste (qui passe par la maîtrise des machines et des corps qui les font fonctionner) avant de se conclure sur la mise en scène d’une catastrophe destructrice : la mine envahie par les eaux souterraines, dans Germinal ; et, pour La Bête humaine, ce final éblouissant montrant, au moment de la déclaration de la guerre avec la Prusse, un train fou, lancé « sans conducteur, au milieu des ténèbres, en bête aveugle et sourde », roulant, chargé de soldats ivres qui chantent, inconscients de la tragédie militaire vers laquelle ils se dirigent. Intitulée « Chaosmos », la quatrième partie instaure un lien entre le thème du chaos (le hasard qui provoque l’accident) et le thème du néant cosmique, cette folie meurtrière dans laquelle s’enferment les personnages. Le roman offre « un condensé de relations mortifères, parmi les plus paroxystiques du cycle des Rougon-Macquart », de « l’hubris de la locomotive » aux « actes de domination sociale et sexuelle des personnages » : il aboutit ainsi à une « thanatographie » (p. 206). Plus courte que les autres, la cinquième partie (« Signe ») s’interroge sur l’esthétique de la fiction, à partir de la structure de la mise en abyme et du dispositif du miroir. Précédant la bibliographie finale, une longue annexe, intitulée « Lectures modernes du roman », propose un compte rendu très précis des différentes interprétations qui ont été faites du roman, en les situant dans l’histoire de la réception de l’œuvre de Zola. Comme on le voit, Olivier Lumbroso accorde à La Bête humaine une place majeure à l’intérieur du cycle des Rougon-Macquart. Le roman est hissé au premier rang du classement. Il fait jeu égal avec Germinal, L’Assommoir ou Nana. Loin de voir dans ce roman du crime une simple attirance passagère de Zola pour la structure du roman judiciaire (ou du roman policier tel que l’avait imaginé Émile Gaboriau dès le milieu des années 1860), Olivier Lumbroso montre que s’y rassemblent d’une façon magistrale tous les thèmes, toutes les obsessions de l’écrivain, car l’œuvre réussit à combiner la force d’une mécanique narrative parfaitement agencée et la profondeur d’une réflexion philosophique sur l’amour et sur la folie. Le roman rompt « avec l’humanisme anthropocentrique et le conformisme bourgeois, les ancrages territoriaux, les certitudes culturelles de la civilisation qui les accompagne » (p. 237). En lisant La Bête humaine, le lecteur d’aujourd’hui a la possibilité de découvrir une œuvre étrangement moderne, un « roman de la contamination dans tous ses états qui brouille l’ordre et la géométrie panoptique des tonalités » (p. 238).

Zola (II). Émile Zola, Critique littéraire et artistique. Tome I — Écrits sur l’art, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du XIXe siècle », n° 70, 2021, 776 p., 49 €. Depuis 2012, une nouvelle édition complète des œuvres d’Émile Zola est entreprise aux Classiques Garnier, sous la direction conjointe de Didier Alexandre, Philippe Hamon, Alain Pagès et Paolo Tortonese. À l’organisation chronologique qui régissait l’édition publiée sous la direction d’Henri Mitterand de 2002 à 2010 chez Nouveau Monde Éditions, l’ensemble en cours de publication substitue une logique générique. Ont déjà paru une douzaine de romans et plusieurs tomes de textes journalistiques : Le Naturalisme au théâtre (éd. Marianne Bouchardon, 2020), deux tomes de Chroniques politiques  (éd. Claude Sabatier, 2018 et 2021) et un premier tome de Critique littéraire et artistique, consacré aux Écrits sur l’art (éd. Robert Lethbridge, 2021). D’après la note d’intention de l’éditeur (p. 115 — 116), ce volume se veut « la première édition intégrale et critique des écrits sur l’art de Zola ». Intégrale, parce qu’elle rassemble des textes longtemps omis, comme les articles parus en traduction russe dans Vestnik Evropy (1875-1880) ou les chroniques publiées anonymement dans Le Sémaphore de Marseille (1871-1877). Et critique, parce qu’elle se présente comme un ensemble érudit, proposant des notes fournies et un dossier documentaire abondant. L’introduction de Robert Lethbridge constitue un véritable essai, très bien informé, qui entend replacer la pratique zolienne de la critique d’art dans le champ artistique et littéraire de la deuxième moitié du XIXe siècle. La première section, « Écrire sur l’art », rappelle d’abord les relations complexes entre peintres et littérateurs, l’importance du Salon dans la vie artistique et donc dans la carrière d’un critique, et enfin la rivalité entre journalistes et écrivains. Après une analyse poussée du portrait de Zola par Manet (p. 17-22), l’éditeur rappelle dans la deuxième section (« Une formation continue ») les liens qui unirent le naturaliste aux peintres de son époque : non seulement Cézanne ou Manet, mais tout le groupe du Café Guerbois, ce dont témoigne Un Atelier aux Batignolles de Fantin-Latour. Il insiste également sur le savoir livresque du critique, qui non seulement « parle en poète » (p. 164), mais surtout parle en lecteur. La section « Zola salonnier et chroniqueur » inventorie les différents genres critiques pratiqués par l’auteur, que Robert Lethbridge ordonne en trois grands ensembles (salons, études et chroniques), justifiant ainsi le plan de l’ouvrage : « La présente édition ne s’organise pas chronologiquement mais selon les sujets explicitement abordés par Zola, à commencer par le Salon annuel, avant de grouper par thèmes les diverses études de sa main et ses multiples commentaires sur l’actualité artistique de son temps. » (p. 50) Ce qui fait l’unité de ces écrits sur l’art est le ton polémique dont Zola ne se départit jamais — au grand dam des lecteurs de l’époque (causant par exemple l’interruption de son « Salon » dans L’Événement en 1866), mais pour le grand plaisir du lecteur actuel, son « agressivité verbale » allant « de pair avec l’invention comique » (p. 63). La section suivante, « L’inventeur de M. Manet », se consacre à ce qui fut le principal combat de Zola en tant que critique d’art : la promotion, ou plutôt la défense de Manet, « cet autre artiste réprouvé qui fut en quelque sorte son double » (p. 66). Robert Lethbridge revient sur ce qui, chez Manet, était de nature à intéresser le jeune Zola, soucieux d’assurer sa propre renommée à la fin des années 1860 : « On ne saurait mettre en question la sincérité de celui-ci dans ses éloges de l’originalité du talent du peintre. Ce qui n’exclut pas l’hypothèse selon laquelle ses premiers articles consacrés à Manet avaient pour objet d’établir sa propre réputation et de proclamer ses propres principes esthétiques autant que ceux de l’artiste » (p. 69) Il éclaire également les jugements postérieurs qui firent de Manet, entre 1875 et 1884, un précurseur dont « la véritable gloire » fut « l’influence » (p. 379) qu’il eut sur la peinture moderne. La section « Les paysagistes modernes » évoque les ambivalences de Zola face à l’école de Barbizon puis face à l’impressionnisme, tandis que la dernière (« L’évolution de la peinture contemporaine ») montre comment le critique, adoptant à la fin de sa carrière une perspective plus historique, semble juger la peinture à l’aune de la littérature et ne considérer le visible qu’à la condition du dicible. Il nous faut toutefois signaler à quel point il est regrettable que cette introduction, savante et stimulante, soit déparée par de trop nombreuses coquilles ; nous citerons, à titre d’exemples : soi-disante (p. 11), audacité (p. 70), dix-huits (p. 74),/ » hiérarchie et décret (p. 79), dixaine (p. 91), obscursissant (p. 96), milles (p. 101), acceuil (p. 103), etc. La première partie de l’édition (p. 119-409) rassemble les écrits de Zola se rapportant au Salon annuel de peinture. Malgré l’apparente unité de sujet, ces textes sont de nature très diverse : aux « Salons » publiés en tant que tels, en un seul article ou en plusieurs livraisons (dans L’Événement en 1866, dans L’Événement illustré en 1868, dans Le Messager de l’Europe en 1875,1876 et 1879, dans Le Voltaire en 1880, dans Le Figaro en 1881 et 1896) se mêlent de brefs fragments de chroniques de la vie parisienne, parus dans Le Courrier du monde (1865), La Cloche (1872) et surtout dans Le Sémaphore de Marseille (1872-1877). La deuxième partie (p. 413-661) réunit sous le titre « Études et chroniques » des textes variés, répartis en six ensembles thématiques : « Artistes et critiques », « La politique des beaux-arts », « Expositions et musées », « Le Prix de Rome », « Disparitions » et « Ventes de tableaux ». Là encore, on trouve aussi bien des textes qui furent publiés de façon autonome, dans divers périodiques, que des florilèges d’extraits, tirés du Sémaphore de Marseille et agrémentés de titres apocryphes. Dans son introduction (p. 58-62), Robert Lethbridge n’élude pas les problèmes que pose la publication de ces chroniques que Zola ne souhaitait pas signer de son nom et qu’il qualifiait de « petites hontes cachées » (lettre à Flaubert du 9 avril 1874) ; certaines font résolument partie de ses écrits sur l’art, comme les deux « Lettres de Paris » rendant compte des expositions impressionnistes de 1874 et 1876, déjà reproduites par Jean-Pierre Leduc-Adine dans son édition des Écrits sur l’art (Paris, Gallimard, « Tel », 1991). Mais on peut se demander s’il était bien nécessaire de traquer la moindre phrase relative aux arts dans ce feuilleton hétéroclite, pour ne sélectionner que trois lignes au sujet du Salon de 1873 (p. 231) et au mépris du caractère organique des textes ainsi caviardés. De plus, l’édition fait parfois doublon avec celle des Chroniques politiques : « Confidences d’une curieuse » (Le Courrier du Monde, 1865) et « Coups d’épingle » (La Tribune, 1869) figurent ainsi dans les deux volumes, mais singulièrement amputés dans celui des écrits sur l’art. Outre le caviardage de ces chroniques, on peut déplorer d’autres démembrements : les textes consacrés à Courbet, Doré et Taine dans Mes Haines se trouvent atomisés dans la section « Artistes et critiques » ; et Mon Salon apparaît dans une leçon qui n’est ni celle de L’Événement, ni celle de la Librairie centrale, juxtaposant « Un suicide » avec la lettre-préface à Cézanne, puis rejetant dans le dossier documentaire l’appendice où Zola reproduisait en 1866 « les injures » et « les éloges » que lui attira cette publication (p. 680-688). Certes, ces choix éditoriaux privilégient les rapprochements thématiques et les comparaisons entre différents états d’un même texte, mais cette disposition trouve ses limites de l’aveu même de l’éditeur : face à un article publié dans Le Messager de l’Europe en juin 1876, qui rend compte simultanément du Salon officiel, de l’exposition indépendante de Manet et de la deuxième exposition impressionniste, Robert Lethbridge admet que « du point de vue éditorial, il aurait été peut-être légitime d’insérer la partie V parmi les textes que Zola a consacrés aux expositions impressionnistes », mais qu’il a préféré « retenir le texte intégral » (p. 305) et ainsi restituer l’expérience qui fut celle des lecteurs de l’époque. Quant au lecteur d’aujourd’hui, il retiendra de cette édition des Écrits sur l’art de Zola sa volonté d’exhaustivité qui la constitue en ouvrage de référence.

Aude Jeannerod, François Demont, David Galand,
Jean-Paul Goujon, Alain Pagès