EN SOCIETE

Larbaud. Cahiers Valéry Larbaud. Michel Déon, Roger Grenier : dans la compagnie de Larbaud (Association internationale des Amis de Valéry Larbaud, n° 56, 2020, Classiques Garnier, 35 €). Rendant hommage à deux défunts présidents de l’Association, ce mince cahier de 76 pages est à moitié décevant. Nous voulons parler de sa première moitié, qui contient des pages du Journal 1999 inédit de Michel Déon. Disons-le d’emblée, cela n’a absolument aucun intérêt pour les larbaldiens. D’ailleurs (d’ailleurs n’est pas de trop), le nom de Larbaud n’y est même pas cité une seule fois ! Au lieu de cela, nous avons des mondanités, des dîners dans les ambassades, des déjeuners chez Lipp, des rencontres bien parisiennes, de petits potins de même tabac, des échos de l’Académie française, et cette perle : « [Jules Roy] invité à déjeuner à l’Elysée par Mitterrand en compagnie de Rika Zaraï, chanteuse, pacifiste et surtout diététicienne » [que de qualités !]. En revanche, Les Deux Rives (souvenirs littéraires) de Roger Grenier sont une lecture pleine de piquant et d’alacrité. L’auteur y conte sans apprêt des anecdotes sur Duras, Chaplin, Léautaud, Kerouac, l’enterrement de Céline, Giono, la tombe de Stendhal, Mme Simone, Louis-Daniel Hirsch, Yourcenar, Blondin, et autres. Tout cela est vu d’un œil aigu et malicieux, qui nous change agréablement du bavardage impétueux de Déon. Bref, un cahier à deux têtes, dont l’une nous sourit finement, et l’autre se rengorge pour notre profond ennui.

LIVRES REÇUS

Adamov. Gilles Ortlieb, Un dénuement. Arthur Adamov, Paris, Fario, 2019, 72 p., 13 €. Il faut saluer la parution de l’essai de Gilles Ortlieb, Un dénuement. Arthur Adamov, et espérer qu’il donnera envie aux lecteurs et aux metteurs en scène de relire Adamov, de le rejouer, de le tirer de l’oubli dans lequel malheureusement il est tombé depuis plusieurs décennies, alors qu’il a révolutionné le théâtre européen dans les années cinquante, aux côtés de Beckett et de Ionesco, L’ouvrage comprend deux volets. Dans le premier, l’auteur narre la vie tourmentée d’Arthur Adamov dont il retrace les principales étapes : d’abord l’enfance à Bakou où il est confronté pour la première fois au racisme, puis les quelques années passées à Genève dans le ghetto arménien, en Allemagne ensuite (« le Paradis des miséreux»), avant l’arrivée en France où il rencontre bon nombre d’artistes, comme Blin, Artaud, Roger Gilbert-Lecomte, Marthe Robert, dont il se sent proche. Le livre évoque ses difficiles relations avec les femmes, la série de malheurs qui a ponctué sa vie : le suicide du père, celui de Roger Gilbert-Lecomte, l’internement dans le camp d’Argelès pendant la guerre, l’infinie souffrance dont témoignent les journaux intimes depuis L’Aveu jusqu’à Je… Ils. L’essai rappelle que d’emblée, dès La Parodie, le théâtre d’Adamov est, à son image, ce « théâtre de la séparation », dans lequel « personne n’entend personne ». La deuxième partie, composée de trois témoignages poignants de proches d’Adamov, suscite beaucoup d’émotion car, à travers eux, c’est l’homme qui ressurgit. Bouleversé par L’Aveu, Laurent Terzieff – qui a connu Adamov dès l’adolescence, qu’il a joué dès 1953 et qui a laissé de lui une image inoubliable dans le spectacle de Roger Planchon, AA, où il incarnait l’écrivain – le présente comme un homme blessé. « C’était un homme traqué. J’oserai presque dire qu’il avait du talent en tant qu’homme traqué. […] Car la vie d’Adamov, ce fut la rue, les rafles, la traque… ». Il ajoute que la seule chose qui l’a sauvé, c’est le théâtre : « Quand on montait une de ses pièces, il devenait comme un enfant. Il était dans la bonne humeur, le bonheur. » Il rappelle ainsi – ce que peu de gens savent – qu’Arthur Adamov avait beaucoup d’humour et était un fabuleux conteur. Le poète Pierre Minet, qui fut l’un des fondateurs de la revue Le Grand Jeu (à laquelle Adamov participa) et l’un des compagnons de ses nuits parisiennes (« Comme moi, il affectionnait le quartier des Halles, ses ruelles, ses cafés livrés aux filles… »), rappelle la façon dont il écrivait : « Il s’installait à une table de café et, de sa grosse écriture buissonneuse, il travaillait le texte commencé. Il le parlait, le reprenait plusieurs fois, toujours de cette voix douloureuse, forte à être entendue de ses voisins et qui convenait si bien au désordre de son visage. » Vient ensuite un texte fort pathétique de sa femme, Jacqueline Autrusseau, qui évoque la douloureuse complexité de leur relation, en raison de l’alcoolisme, de la dépendance aux médicaments, du caractère éternellement torturé de l’écrivain, depuis leur rencontre jusqu’au suicide. Enfin, ces trois témoignages sont suivis d’un magnifique poème d’Henri Thomas, qui se remémore avec nostalgie « les jours et nuits de misère » passés ensemble. Merveilleusement écrit par le poète qu’est lui-même Ortlieb, et avec une forte empathie, ce livre procure un réel plaisir à la lecture. Il parvient à faire revivre Arthur Adamov, l’un des grands poètes de la scène, pour nous le rendre un peu plus proche.

Aragon. Dictionnaire Aragon, sous la direction de Nathalie Piégay et Josette Pintueles, avec la collaboration de Fernand Salzmann, Paris, Honoré Champion, 2019, 2 volumes (A-K et L-Z), 1035 p., 130 €. Il ne fallait pas moins de deux volumes pour que le Dictionnaire Aragon puisse tenter de prendre la mesure de l’immensité et de la variété de l’œuvre de ce poète, romancier, essayiste, journaliste, historien, traducteur et homme politique. Sa production poétique est analysée recueil par recueil. On appréciera que La Grande Gaîté y soit réévaluée, et Le Fou d’Elsa considéré comme un des plus grands poèmes du siècle au retentissement international. Les romans et essais font également l’objet d’articles spécifiques, avec le rappel de leurs censures et remaniements, à l’instar des Voyageurs de l’impériale et des Communistes. Des articles sont consacrés aux relations d’Aragon au début du mouvement surréaliste : André Breton (longue notice synthétique d’Henri Béhar, qui signe aussi celle sur Dada), Éluard, Crevel, Soupault, Desnos, Maxime Alexandre, Jacques Baron, Tristan Tzara, Raymond Queneau, Jacques Vaché, Joseph Delteil. De même, les contemporains sont évoqués : Gide, Valéry, Cocteau, Max Jacob, Apollinaire, Jean Paulhan, Saint- John Perse, Paul Nizan, Jean Cassou, Joë Bousquet, Drieu La Rochelle, Malraux, Bernanos, Sartre. Les revues et les journaux auxquels ii a participé ou qu’il a dirigés sont tous étudiés : ainsi Littérature, La Révolution surréaliste, Le surréalisme au service de la révolution, Clarté, Fontaine, ou, dans le camp communiste, Paris-Journal, L’Humanité, Commune, Ce soir, Regards, jusqu’à Tel Quel. Ses admirations sont rappelées : Arnaud Daniel, Pétrarque, Racine, Goethe, Marceline Desbordes-Valmore, Hugo, Musset, Diderot, Dickens, Flaubert, Rimbaud, Lautréamont, Maurice Barrés, Henry Bataille, Alfred Jarry, Raymond Roussel, Claudel, Barbusse, Romain Rolland, Claudel, Colette (mais manque Marie Noël) ; ses détestations aussi : Montherlant, Proust. Son premier mécène Jacques Doucet n’est pas oublié. Les éditeurs sont passés en revue : Gallimard, The Hours Press, Denoël, Skira, les Éditions de Minuit clandestines, Seghers, les EPR. Sa famille est, elle aussi, présentée : son père naturel le préfet de police Louis Andrieux, sa mère Marguerite Toucas-Massillon (à l’article « Maternel »), son oncle l’écrivain Edmond Toucas-Massillon. En particulier, le subterfuge faisant passer cet enfant naturel pour le frère de sa mère fait l’objet d’éclaircissements développés. Sont aussi abordées les amours féminines tumultueuses d’Aragon : Élisabeth Eyre de Lanux, Denise Lévy, Nancy Cunard, et à la fin Elsa Triolet, présentée comme « figure maternelle ». Les artistes qu’il a connus ou sur lesquels il a écrit font l’objet de nombreux articles : on y trouve Géricault, David d’Angers, Courbet, Matisse, Chirico, Man Ray, Jean Lurçat, Fougeron, Giacometti ou Bernard Buffet, sans que soient oubliés ceux du domaine cinématographique (Chaplin, Léon Moussinac, Musidora, Buñuel) et ou théâtral (Jean-Louis Barrault, Antoine Vitez). Le rapport au jazz est abordé par Yannick Séité. Une part est réservée aux poètes et écrivains proches : Guillevic, le « groupe des jeunes poètes » rassemblant Charles Dobzynski, Yannis Ritsos et Neruda. Parmi ses éditions, celles de l’Œuvre poétique et les Œuvres romanesques croisées, dont les commentaires de l’auteur ne sont pas repris ailleurs, acquièrent ici la fonction de « monuments ». Ses traductions de l’anglais et du russe (Lewis Carroll, Pouchkine) ne sont pas omises. Les articles politiques apportent de très utiles précisions sur son parcours, avec la distance dont la critique bénéficie aujourd’hui sur sa vie et sa « légende » : les deux guerres mondiales, où il se fit remarquer par son courage, la guerre du Rif, la guerre d’Espagne, le pacte germano-soviétique, la guerre froide. Sous les rubriques anarchie, Jaurès, AER, stalinisme, procès de Moscou, réalisme socialiste, Maurice Thorez, Georges Marchais, CNÉ ou Alexandre Soljénitsyne, tout un pan de la vie politique française se déploie, qui met au premier plan les compagnons de combat d’Aragon : Pierre Daix, Georges Sadoul, André Stil, Claude Roy, Roger Garaudy. Le domaine soviétique est très développé, et le rôle protestataire d’Aragon dans diverses affaires est examiné – sans que ne soit occulté son silence sur les camps -, ainsi que son lien à différents écrivains ou artistes (Gorki, Maiakovski, Lili et Ossip Brik, llya Ehrenbourg, Pozner, Lyssenko, Kravtchenko, Pasternak, Kundera, Kolar, Kolstov, Rostropovitch ou les formalistes russes). Les articles sur des notions littéraires sont nombreux (incipit, collage, métalepse, image, roman, romanesque, roman à thèse, roman-feuilleton, pilotis, passages, contrebande, chant, etc.). Seuls deux des spécialistes d’Aragon font l’objet d’un article : son héritier Jean Ristat, et l’allemand Wolfgang Babiias. L’alexandrin, le vers, la rime, sont traités, mais il manque certaines des références les plus récentes sur le sonnet ou sur la nouvelle alternance des rimes, et surtout un article sur les formes poétiques qu’il a revisitées. La chanson, qui fit tant pour sa réception populaire, est abordée à travers Léo Ferré et Jean Ferrat. Parmi les thèmes de prédilection d’Aragon, on peut retenir: Paris, passages, bordel, bourgeoisie, religion. Des notions d’ordre psychologiques sont également avancées et développées : identité, fidélité (une notion-clé, là où l’on a que trop parlé de trahison), homosexualité, pathétique, psychanalyse. Les lieux de vie d’Aragon, devenus lieux de culte, sont rappelés – comme l’appartement de la rue de Varenne et le Moulin de Saint-Arnoult. On aurait aimé un article sur les pamphlets qu’il a suscités (Benjamin Péret, Jean Malaquais, Georges Henein). On devine que les contributeurs, plus d’une soixantaine, ont écrit en toute indépendance, et sans contrainte trop stricte de longueur. Parmi ces articles, se détachent les envolées aussi lyriques qu’argumentées de Daniel Bougnoux, et les contributions de Elena Galsova sur la culture russe. Au total, tous ces coups de sonde exploratoires très complets sur la production littéraire d’Aragon – et recouvrant ses trois périodes (surréaliste, réaliste, et « métalinguistique ») – font de ce dictionnaire un ouvrage très riche, indispensable aux chercheurs concernés par Aragon de près ou de loin. Mais n’a-t-il pas occupé la presque totalité de son siècle ?

Gautier (Judith). Judith Gautier. Sous la direction de Yvan Daniel et Martine Lavaud. Collection « Interférences », Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020, 367 p„ 25 €. Complimentée très jeune par Baudelaire, Judith Gautier élabora une œuvre pleinement originale de traductrice et d’écrivain orientaliste, et fut la première femme à entrer à l’Académie Goncourt, en 1910. La fille du grand Théo n’était pas n’importe qui, et il est juste qu’on la remette à l’honneur. Sont ici réunis les actes d’un colloque qui s’est tenu en 2017 pour le centenaire de la mort de l’écrivaine. Le volume s’ouvre sur un Envoi de Pierre Brunei sur Baudelaire et Judith Gautier : rien que de l’archi- connu, où, à son habitude, l’auteur tire la couverture à lui. Si l’on excepte ce fâcheux péristyle, le volume est à la fois riche et dense. On en retiendra d’abord la contribution de Martine Reid, « Le Collier des jours ou les choix singuliers de Judith Gautier », qui souligne le décousu de ces souvenirs, consistant souvent « en une succession de situations cocasses, de frayeurs minuscules et de saynètes attendrissantes ». Tout cela transmet une « image stéréotypée de soi en « bon petit diable » ». Et dans Le Second Rang du collier, l’écrivaine privilégie l’anecdote, pour édifier une « fantasmagorie à la gloire de Théophile Gautier ». C’est un sujet un peu analogue que traite Astrid Charlier, mais en mettant l’accent sur la présence récurrente du père dans les souvenirs, surtout dans Le Second Rang du collier, où « Judith parle finalement peu d’elle ». Dans « Le Temple du souvenir », Vincent Laisney évoque le salon de Judith Gautier rue Washington, qui fut très fréquenté à cause de la notoriété de son hôtesse. Article que complète judicieusement un choix de témoignages sur ce salon (d’Henri de Régnier, notamment). Cherchant à préciser les rapports de Judith avec le spiritisme et Éliphas Lévi, Martine Lavaud donne une étude à la fois très informée et pleine d’alacrité. D’autres communications, souvent très précises, ont pour sujet Judith Gautier et l’Orient: ainsi, Yvan Daniel se penche sur «l’authenticité des poèmes du Livre de Jade», Yoshikawa Junko sur ses rapports avec le Japon, et Annie Krieger-Krynicki avec l’Inde. Remarquable et apportant du nouveau est la copieuse dernière section, consacrée à Judith Gautier et les arts. Marie-Hélène Girard examine en détail les textes sur le Salon de 1876 et conclut que Judith Gautier perpétue l’idéalisme de son père (elle privilégie par exemple Puvis de Chavannes), tout en se tenant sur la touche par rapport à la modernité picturale — ce qui ne l’empêche pas de se livrer à un grand éloge de Gustave Moreau. Cette section est si riche qu’on ne peut tout citer : Judith Gautier et Wagner par Cécile Leblanc, bonne mise au point ; Judith Gautier et la danse par Laura Colombo ; l’évocation précise et bien documentée, par Amandine Dabat, de la curieuse amitié de Judith Gautier et du prince d’Annam ; et enfin une très intéressante étude de Raphaèle Fleury sur le théâtre de marionnettes de Judith Gautier, qui nous introduit dans un petit monde enchanté.

Mirbeau. Octave Mirbeau. Études et actualités, sous la direction de Pierre Michel, Angers, Éditions du Petit Pavé, n°1, 2020, 450 p., 26 €. Cette nouvelle revue dirigée par Pierre Michel est issue de la scission d’une partie des membres de la Société Octave Mirbeau et de la création de l’Association des amis d’Octave Mirbeau suite à un désaccord concernant les modifications de la ligne éditoriale des Cahiers Octave Mirbeau, qui paraissent désormais aux Classiques Garnier. Regroupant des contributions provenant d’intervenants d’horizons variés (et non uniquement d’universitaires ou de spécialistes des lettres), la revue se divise en quatre sections : des études mirbelliennes, des documents en rapport avec l’auteur (bien souvent inédits), des témoignages concernant Mirbeau et son œuvre, et enfin des pages bibliographiques rendant compte des parutions d’œuvres de Mirbeau en toutes langues, ainsi que d’études critiques portant sur l’auteur, sur ses amis ou sur des sujets connexes intéressant la compréhension de ses œuvres et de son temps. Le tout est assorti de très nombreuses illustrations, dont la plupart sont en couleur. Ce premier numéro s’ouvre aussi par un hommage à Mirbeau rendu par l’Académie Royale de Langue et de Littératures françaises de Belgique, qui comporte un texte sur le mode de l’essai personnel, deux articles portant sur les rapports de l’auteur avec deux contemporains belges qu’il a fréquentés et chaleureusement promus, Maurice Maeterlinck et Georges Rodenbach, ainsi qu’une étude intitulée « Octave Mirbeau, pasticheur et pastiché ». Cet article a particulièrement retenu notre attention parce qu’il aborde l’œuvre de l’auteur d’une manière originale. Partant des textes « à la manière de » écrits par Mirbeau avant d’étudier comment il fait lui-même l’objet de pastiches et de parodie, l’article dégage différents aspects essentiels du style de l’auteur, trop souvent négligé dans les études. Il montre aussi comment Mirbeau constituait un personnage médiatique de premier plan, dont les textes étaient lus et attendus, mais aussi identifiables pour les lecteurs au point de mériter d’être pastichés. Nous regrettons néanmoins que l’article ne développe pas davantage certaines analyses et qu’il n’étudie pas toutes les pièces parodiques recensées par Paul Aron lui-même dans son Répertoire des pastiches et parodies littéraires des XIXe et XXe siècles (Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2009). Les études mirbelliennes consistent ensuite en sept articles portant sur différents aspects de l’œuvre. Jean-Yves Mollier adopte la perspective large de l’histoire de la presse pour y resituer le travail et la pensée de Mirbeau, tandis que Guilhem Monédiaire évoque la pensée esthétique de l’auteur en traitant le sujet de la peinture militaire. Les autres études relèvent d’une approche plus proprement poétique, qu’il s’agisse d’envisager le style de Mirbeau dans sa conception de l’humour noir et de la représentation de l’amour (Fernando Cipriani) ou dans son théâtre et les questions de traductologie qu’il pose (Joanna Razny). Les études de poétique comparée permettent enfin de comprendre davantage les spécificités de Mirbeau et son dialogue avec des auteurs proches tels Jules Barbey d’Aurevilly (Maamar Tirenifi) et Georges Darien (Aurélien Lorig), ou encore son influence possible sur Marcel Proust (Christophe David). Chacune à leur manière, ces études insistent sur deux aspects de l’écriture de Mirbeau, à la compréhension de laquelle elles participent: son talent de satire s’appuyant sur une poétique inventive et variée mêlant humour noir et exagération ; son talent d’analyste des méandres du cœur humain et de la passion. Enfin, la partie « documents » de ce premier numéro est particulièrement fournie. Elle comporte de nombreux documents inédits tels que deux lettres de Mirbeau sur le théâtre, un conte non attesté en français et publié dans un journal chilien sous son nom en 1912, de nombreuses lettres de son confident Paul Hervieu datées de 1885, ainsi que des lettres du théoricien anarchiste Jean Grave et des notes recueillies par Albert Adès, qui fréquentait Mirbeau dans ses dernières années et qui retranscrit de manière scrupuleuse leurs discussions portant sur l’intimité de l’auteur, sur ses goûts littéraires et sur quelques-uns de ses contemporains.

Perec. Georges Perec Jacques Lederer,« Cher, très cher, admirable et charmant ami… ». Correspondance (1956-1961 ), Paris : Éditions Sillage, 2019, 672 p. 29,50 €. Par fidélité à l’image de son père, juif polonais mort sous l’uniforme français, Georges Perec s’est engagé lors de la guerre d’Algérie, et qui plus est chez les parachutistes. Pour un intellectuel militant proche du Parti communiste et qui a peur de sauter d’un avion, la situation est pour le moins inconfortable. Elle lui donne l’occasion de déployer dans ses lettres à son ancien camarade de lycée, Jacques Lederer, une verve argotique et rabelaisienne époustouflante, que l’on retrouvera plus contrôlée dans Quel petit vélo au fond de la cour T, une fantaisie « mirlitaire » qui fut mal comprise en son temps. Les calembours, les contrepèteries, les néologismes, les jeux de mots, les blagues de tous niveaux, les chansons de chambrée fusent et prolifèrent à chaque lettre, où Perec passe par divers sentiments, de l’exaltation à l’ennui et de la révolte au cafard, mais en gardant toujours son dynamisme. Le contraste est grand entre sa prose et celle, toute de mesure et d’interrogations, de son interlocuteur, qui se consacrera, plus tard, au jazz, à l’écriture et au syndicalisme. Dans ces lettres, Perec fait référence à la consommation d’un très grand nombre de romans, de films, de disques, ainsi que de nourritures, de boissons, et d’un petit nombre de femmes. On retiendra les morceaux de bravoure où il raconte sa rencontre initiatique avec une prostituée (p. 308-310), ou son portrait, parfois peu politiquement correct, de la jeune Marceline Loridan (p. 251-255). Ces lettres reflètent avec beaucoup de vivacité leur époque, y compris celle portant sur le séjour ultérieur en Tunisie de Perec et de son épouse. Elles montrent l’importance de sa fréquentation de Jean Duvignaud, sociologue du théâtre, et surtout de Henri Lefebvre, le philosophe de la vie quotidienne. Perec y parle de ses projets de romans : Gaspard, Le Condottiere. Par rapport à l’édition précédente chez Flammarion en 1997, qui comportait 220 lettres, 33 lettres inédites ont été ajoutées, dûment signalées dans une note, et les coupures ont été comblées. Cela seul suffirait pour que les perecquiens (qui ont déjà la première édition, naturellement) glissent la plus récente dans leur panier. Quant aux lecteurs profanes, ils pourront s’offrir un plaisir de lecture peu commun : ce n’est pas parce que Perec a pu être jugé « d’avant-garde » à ses débuts, et qu’il est maintenant un classique, qu’il n’est pas aussi, avec ces lettres non destinées à la publication, un écrivain très drôle.

Sonnet. Patrick Labarthe et Johannes Baruschat (dir.),La tradition européenne du sonnet, Genève : Slatkine Érudition, 2019, 286 p., 29 €. Ce livre rassemble des études sur la fortune de cette forme compacte d’origine italienne, opposée à la canzone, dans les grands pays de culture en Europe. Dans le premier article, Olivier Pot dégage le « poème en sonnets » comme forme prédominante par rapport aux emplois épigrammatiques du sonnet isolé, lors de la Renaissance et de l’Âge baroque, jusqu’à son renouveau au XIXe siècle à l’enseigne du lyrisme romantique et des interprétations numérologiques. Les sonnets de Pétrarque, la source initiale, et ceux de Luigi Alemani, dont un sonnet traduit par Mellin de Saint-Gelais fut le premier sonnet français, font l’objet d’articles en italien (Stefano Prandi) ou en français (Katia Senjic, Marco Veneziale). Le statut marginal du sonnet dans l’œuvre de Shakespeare, ses dédicataires et ses trois personnages, sont rappelés par Pascale Drouet. Dans le domaine espagnol, Quevedo et un auteur plus proche de nous, Blas de Otero, ont été choisis par Itziar Lôpez Guil & Grupo Z pour illustrer les mécanismes autoréflexifs à l’œuvre dans leurs sonnets, tandis que du prolifique Lope de Vega (plus de 1500 sonnets) Antonio Sanchez Jiménez extrait une suite de huit sonnets qu’il analyse à la loupe. Bien loin de ces grands noms, les sonnets du militaire et scientifique Lazare Carnot sont sortis du boisseau par Jean-Noël Pascal, qui en fait une étude historique originale. Celui-ci indique en note l’avoir écrite avant la publication de l’anthologie monumentale de Jacques Roubaud, Quasi-cristaux, un choix de sonnets en langue française de Lazare Carnot (1820) à Emmanuel Hocquard (1998) (il n’est d’ailleurs pas inutile de préciser que Roubaud a avoué avoir mis ce nom en premier pour n’avoir pas à mettre celui du véritable réinitiateur du sonnet en France : Sainte-Beuve). L’étude la plus longue et la plus riche est celle de Dominique Billy – auteur d’un livre sur Les formes poétiques selon Baudelaire (2015) -, qui analyse ici le sonnet inverse de ce poète, « Bien loin d’ici » : il débusque les modèles, pour la plupart inconnus, en dehors d’Auguste Brizeux, et emploie les outils les plus fins de la métrique, un aspect mis de côté dans les autres études. Le domaine allemand est examiné à travers l’étude des Sonnets à Orphée de Rilke, dont Julie Abreu- Dekens souligne l’aspect formellement transgressif. Quant à la production plus contemporaine, elle est analysée dans un article de Peter Frôlicher sur Ftenga, le poème collectif du mexicain Octavio Paz, du français Jacques Roubaud, de l’anglais Charles Tomlison, et de l’Italien Edoardo Sanguineti, écrit sur le modèle concaténatoire du renga japonais : son architecture est mise en évidence (précisons que les lacunes relevées sont dues à la négligence de l’auteur italien), ainsi que la façon dont sont inscrites les conditions de sa composition. Les sonnets dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy, en petit nombre mais singuliers, ont suscité une étude par son spécialiste, Patrick Labarthe, codirecteur de l’ouvrage. Ce livre, d’une grande tenue en matière d’érudition et d’argumentation, comble ainsi un vide concernant la forme traditionnelle la plus diffusée en Europe, même s’il se limite en général à une série d’aperçus concernant un auteur jugé représentatif. On peut espérer que le renouveau du sonnet chez de très nombreux poètes dans les deux premières décennies de ce siècle sera pris en compte dans d’autres travaux.

Venise. Marguerite Bordry, Venises mineures. Quatre écrivains italiens entre mythe et modernité (1866-1915), Paris, Classiques Garnier, « Histoire culturelle », 2019, 309 p., 32 €. Cet ouvrage, rédigé dans une langue claire et élégante, est issu de la thèse de doctorat de Marguerite Bordry, soutenue en 2016 à l’université Sorbonne Université. La lecture est d’autant plus fluide que le riche apparat citationnel est produit en français, souvent par la traduction de l’auteure elle-même. L’introduction, concise et efficace, précise les choix opérés en amont pour définir le corpus retenu, la méthodologie employée ainsi que les enjeux du travail de recherche. Soulignant le paradoxe par lequel des fleuves d’encre furent et sont encore versés au sujet de Venise bien que le point de vue intérieur, vénitien, ait rarement eu voix au chapitre, la jeune chercheure justifie d’emblée l’opportunité de sortir de l’oubli quatre écrivains classés parmi les auteurs mineurs de la tradition littéraire italienne : Camillo Boito, Enrico Castelnuovo, Giacinto Gallina et Gerolamo Rovetta, tous actifs entre la troisième guerre d’indépendance et le rattachement de Venise au royaume d’Italie, en 1866, et la Première Guerre mondiale. L’attention de Marguerite Bordry porte essentiellement sur deux aspects convergents : d’une part, l’écart de la représentation de Venise dans les œuvres en question vis-à-vis du mythe de Venise tel qu’il a été bâti, alimenté et largement diffusé à partir du XVIIIe siècle et du début du XIXe jusqu’au XXe, essentiellement du fait de regards extérieurs, jusqu’à imposer une vision figée de la ville très différente de la ville vécue par les Vénitiens en cette période de profondes mutations que fut le deuxième XIXe siècle ; d’autre part, la reconstitution d’une image plus réaliste de la ville et de ses évolutions à travers, justement, les éléments issus des œuvres du corpus traitées pour bonne part dans une perspective double, où le recueil de données à caractère historique prend parfois le pas sur l’analyse littéraire. Le livre est organisé en trois parties : la première partie, « Repères », synthétise les piliers du mythe de Venise, puis dresse le portrait socio-économique et culturel de la ville après 1866 avant d’expliquer la démarche entreprise pour analyser les œuvres littéraires au regard de ces deux dimensions, mythique et historique ; la seconde partie, « La Venise des Vénitiens », relève les caractéristiques des représentations de Venise dans les œuvres du corpus ; la troisième, « Agonie ou modernité ? », est le temps fort de l’ouvrage : elle met en relief les paradoxes qui émergent des analyses précédentes, proposant notamment une lecture nouvelle de la Venise du deuxième XIXe siècle à l’aune de la théorie de la modernité de Walter Benjamin. Prenant à contre-pied le mythe littéraire européen – triptyque posant de part et d’autre de l’image centrale de la flamboyante cité des doges (la Sérénissime république patricienne d’avant 1797) celle de la ville insalubre et délétère (ville morte, miasmatique, finissante, décor de morts célèbres) et, de l’autre côté, celle des amours et plaisirs libertins, la Venise de Boito, Castelnuovo, Gallina et Rovetta fait le jour sur les quartiers populaires d’une ville bien vivante, frappée par les mêmes bouleversements qui traversent alors les autres villes de la péninsule et l’ensemble de la jeune société italienne en pleine phase de « modernisation » bourgeoise. En dernière analyse, un nouveau paradoxe apparaît : le mythe se fonde sur une singularité vénitienne supposée et de toute façon révolue, mais il cristallise des éléments universels, ceux-là même qu’on retrouve dans les chefs-d’œuvre de la littérature dite majeure ; en revanche, l’image que fournissent les regards endogènes est à la fois banale et haute en couleurs. Telle est alors peut-être la réponse au questionnement qui sillonne l’ensemble de l’ouvrage, qui lui permet aussi d’apporter une pierre à la réflexion sur le canon et historiographie littéraire et culturelle : outre les critères déjà relevés par la critique du genre, la littérature mineure se distingue par son particularisme, c’est-à-dire par sa forte contextualisation, partant – ajouterions-nous – sa faible capacité de diffusion et d’extension, donc de lisibilité. Il n’en demeure pas moins que les œuvres retenues dans l’étude sont dotées d’une qualité non seulement testimoniale mais aussi littéraire : ce n’est pas le moindre des mérites de cet essai que de les ramener sous les feux de la rampe.

Zola. Les Cahiers naturalistes, n°92, « Ethnocritiques zoliennes » (Véronique Cnockaert, Sophie Ménard et Marie Scarpa, dir.), 2018, 400 p., 25 €. Voilà désormais vingt ans que l’ethnocritique cherche à se faire une place au rayon méthodologique de la critique littéraire, et c’est naturellement à Marie Scarpa, son promoteur historique, que revenait le rôle de coordonner le dossier central de ce numéro des Cahiers naturalistes dédié aux ethnocritiques zoliennes. Cinq articles, une bibliographie, et un trop court mais riche entretien avec Henri Mitterand composent ce dossier. Ethnocritique ? La brève introduction lue, le sentiment de flou conceptuel persiste, et on se tourne vers l’entretien, pour rejoindre Henri Mitterrand, qui louvoie un peu mais propose au fond une attitude nuancée et bienveillante qu’on fera nôtre : un bon zolien doit être un pragmatique (c’est-à-dire capable d’évaluer si cette approche critique permet des avancées en termes de compréhension de l’œuvre et de sa portée) et un rêveur (cette approche critique nous donne-t-elle envie de revenir errer dans les textes ?), et aller de l’avant. Rappelons donc pour ceux qui ont boudé les Cahiers depuis vingt ans que depuis sa thèse sur le Ventre de Paris, Marie Scarpa propose une approche du texte zolien basée sur les mythes et les pratiques culturelles constituant le sous-texte d’une société – modèle enté ici sur une vision biologique de l’homme, étant entendu que la biologie de Zola relève autant d’un savoir que du vaste champ de ces sous-textes culturels. Les articles proposés illustrent-ils la puissance herméneutique de cette approche ? De façon inégale à vrai dire. L’article sur le village de Coqueville comme réécriture du pays de Cocagne pourrait tout aussi bien utiliser l’étiquette « parodies et transferts textuels » ; celui de Jean-Marie Privât, qui débusque avec beaucoup de pertinence des motifs et structures du conte dans le récit de la Fortune des Rougon suscite la même perplexité : l’approche anthropologique consisterait-elle à relier le texte à d’autres textes dépourvus d’une écriture savante ou artistique, et illustrant, de ce fait, une vision du monde ? De même l’étude de Véronique Cnockaert sur l’ensauvagement du corps de l’abbé Mouret convainc par sa justesse, sans pour autant valider la théorie ethnocritique, même si elle traite des rites de passage en s’appuyant sur Van Gennep : l’histoire du Paradou est clairement aussi celle d’une fin d’adolescence. En somme nous ne croyons pas nécessairement qu’il faille prendre la fiction au mot, parce que nous croyons la forme poétique porteuse d’une pensée qui n’est pas nécessairement rabattable sur le discours explicite du roman. Mais c’est à chacun d’en juger, et il faut remercier Marie Scarpa de nous proposer ce débat.

[Alain Chevrier, Edwige Comoy Fursaro,
Jean-Paul Goujon, Marie-Claude Hubert,
Loïc Le Sayec, Muriel Louâpre]