En société

Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel, 2019-2, n° 228 : Paul Claudel et Ida Rubinstein, Paris, Classiques Garnier, 108 p., 25 €. Deux correspondances inédites – et fort différentes l’une de l’autre – constituent la plus grande partie de ce numéro : celle avec Ida Rubinstein, et celle avec René Bazin. Icône de la Belle Époque et des années 20, Ida Rubinstein (1883 ? – 1960) fut, encore plus qu’une grande actrice, un mime et une danseuse de génie. Elle fascina nombre d’écrivains et d’artistes : D’Annunzio, Bakst, Louÿs, Romaine Brooks, Valéry, Ravel, Debussy, Gide, Cocteau… Pascal Lécroart présente une quarantaine de lettres de Claudel à Ida Rubinstein (1910-1950), conservées, après de rocambolesques péripéties, à la Library of Congress de Washington dans le Fonds d’Archives Ida Rubinstein. La plus grande partie de ces lettres se situent en 1935. Déjà, en 1919, Claudel avait songé à l’actrice pour le rôle d’Électre dans Les Choéphores, mais le projet n’eut pas de suite. Une série de rencontres en 1934 et 1935 à Paris et à Bruxelles aboutirent à Jeanne au bûcher, dont Claudel écrira à Ida que c’était une pièce « dont vous avez été l’inspiratrice ». Il avait été enthousiasmé de la voir à Bruxelles en 1935 dans le rôle de Clytemnestre. De son côté, Ida s’avouait « confondue devant la poésie et la grandeur » du texte de Claudel. En réalité, leurs rapports furent moins idylliques qu’il n’y paraît, comme l’a bien montré Jacques Depaulis dans Paul Claudel et Ida Rubinstein, une collaboration difficile (Les Belles-Lettres, 1994). Toutefois, ce critique ne disposait pas des lettres de Claudel à Ida Rubinstein, qui n’ont été redécouvertes que récemment. Mais ces lettres sont, en quelque sorte, des lettres officielles, où Claudel ne ménage pas les compliments et s’efforce de flatter sa correspondante. Il en allait bien autrement dans le privé, où il la trouvait un peu « toquée » et était déconcerté par ses exigences quant aux costumes et à la mise en scène de ses pièces, dont il se verra en effet peu à peu écarté. Il eut cependant la satisfaction, en 1936, de voir Ida se convertir au catholicisme. Mais ses lettres à sa fille Reine montrent ses vrais sentiments, et parfois un certain cynisme, car il comptait bien se faire payer très cher son travail par la richissime Ida : « Je crois que je pourrai tirer d’elle une assez grosse somme », confie-t-il à Reine. À la bonne heure ! Après la guerre, Ida tenta de rencontrer Claudel pour élaborer de nouveaux projets : peine perdue. En 1948, à Strasbourg, elle fera ses adieux à la scène en reprenant Jeanne au bûcher. Elle mourra à Vence en 1960, solitaire et oubliée. Bien différente, avons-nous dit, est la trentaine de lettres échangées entre 1910 et 1930 par Claudel et René Bazin, présentées par Graciane Laussucq Dhiriart. Une épaisse couche de poussière a depuis longtemps recouvert cet académicien et son œuvre prolifique, pour laquelle cependant Claudel ne tarissait pas d’éloges. Il est vrai que l’inspiration catholique et bien-pensante du romancier Bazin ne devait pas lui déplaire, et aussi qu’il usait avec lui d’une certaine stratégie. La position que Bazin occupait Quai Conti et dans les milieux officiels ne pouvait que servir l’ambition de Claudel, aussi bien en 1911 pour l’avancement de sa carrière diplomatique, qu’en 1928-29, lorsqu’il songeait à se présenter à l’Académie française, pour y renoncer d’ailleurs rapidement. On le voit donc répondre ponctuellement et avec force compliments aux livres que lui adresse Bazin. Toutefois, ses lettres, pour stratégiques qu’elles soient, n’ont aucune bassesse, et Claudel reste pleinement Claudel lorsqu’il évoque « l’horreur sacrée que j’inspire à M. Doumic », et ne craint pas d’écrire du même paillasse académique : « Quant à Doumic je ne sais pas pourquoi je vous en ai parlé. C’est un pauvre imbécile dont l’inimitié comme celle de Masson, son prédécesseur, m’honore. » Une autre lettre, en 1910, contient un admirable portrait de Jammes, dont voici le début : « Au physique, c’est un petit homme brun et râblé, avec de magnifiques yeux noirs que cache un lorgnon et une barbe de philosophe. Il a l’accent et l’entrain de son pays béarnais avec la manière la plus fine, la plus amusante et la plus pittoresque de parler des choses et des gens. » D’un autre côté, Claudel n’hésite pas à trouver dans les livres de René Bazin ce qui en fait pour lui « le principal intérêt […], la poésie ». Et la dernière lettre qu’il lui adressa se termine par ces mots péremptoires : « Un jour ou l’autre on vous rendra justice et l’on dira que René Bazin a été l’un des plus grands artistes de la prose française qui aient existé ». Ce qui est grave, c’est qu’il le pensait peut-être, qui sait.

Livres reçus

Beucler. Myriam Boucharenc et Bruno Curatolo (dir.), Beucler à l’affiche !, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, « Annales littéraires », Série : Centre Jean Petit, 203 p., 20 €. Malgré un titre volontariste, ce Beucler à l’affiche ne cherche pas tant à réhabiliter un romancier bien oublié qu’à étudier en Beucler un point de rencontre de la culture visuelle commerciale et de la littérature. Et c’est à ce titre qu’il sera intéressant, même pour qui ne connaîtrait de Beucler que le film de Grémillon qui a porté son Gueule d’amour à l’écran. Il faut dire que Beucler est un cas d’école en matière de postérité littéraire, tant il prit le contre-pied de cette « stratégie littéraire » identifiée par Fernand Divoire… et en subit l’inexorable sanction : l’oubli. Talentueux, curieux de tout et notamment de la culture populaire et commerciale de son temps, Beucler est un électron libre auteur de romans, de réclames, d’émissions radio ; il s’éparpille généreusement au gré de ses passions, et sera balayé par une histoire littéraire qui privilégie pour cette période les avant-gardes constituées en bataillons. Deux articles consacrés à la réception critique de Beucler et au positionnement de ses titres parmi les intitulés des publications du temps permettent de brosser une sorte de paysage de l’édition du temps. Puis les curieux des relations entre littérature et publicité, comme les admirateurs de Léon-Paul Fargue, liront avec intérêt les articles de Pierre Loubier d’une part, et de Myriam Boucharenc d’autre part, le premier montrant comment Beucler initie son aîné aux « stratagèmes » qui permettent de faire rémunérer ses écrits par des revues (notamment Arts et métiers graphiques où paraît le « Salut à la publicité » de Fargue) ou directement même par une marque ; la seconde étudiant de façon plus précise ce deuxième aspect, à travers la collection « Les rois du jour » créée chez Gallimard par son ami Beucler, pour héberger du contenu de marque, selon la terminologie contemporaine. Prenant appui sur Beucler, Catherine Heibert élargit le sujet en étudiant la revue Marianne, à nouveau publiée chez Gallimard, comme exemple de support de communication au service des écrivains de la maison. Textes inédits, articles des auteurs NRF assortis d’une vignette renvoyant à leur dernière publication, les formats sont variés mais le propos promotionnel est clair – au grand dam de certains, tels Jean Grenier ou encore Jean Paulhan, qui dissuadera Gide de s’y commettre. Les auteurs en effet ne sont pas dupes de ce qui est en train de se jouer, et c’est d’ailleurs dans Marianne que Rosny aîné publie en 1933 un article (« La publicité et les prix littéraires ») qui prend acte du fait que le livre est devenu un produit comme un autre, et justiciable comme lui des techniques du marketing dont la segmentation de l’offre en collections n’était somme toute que le premier balbutiement. Plus anecdotiques, les articles consacrés à la passion de Beucler pour l’image publicitaire se lisent néanmoins avec intérêt et curiosité, relevés d’ailleurs par la généreuse illustration qui fait la part belle aux prospectus de voyage des années 20 à 30, que Beucler collectionnait, et aux affiches russes découvertes lors du voyage que fit en 1927 l’écrivain – né à Saint-Pétersbourg et parfait russophone, il put voyager de façon indépendante, en compagnie d’Alfred Fabre-Luce, à l’heure où les écrivains français partaient en voyages organisés découvrir les merveilles de la société soviétique. Le goût de Beucler pour les graphistes russes, et sa rencontre avec la jeune Nathalie Parain, constructiviste de l’école de Kontchalovsky, ont marqué l’édition française peut-être plus profondément que ses propres romans : c’est lui en effet qui présentera à Paul Faucher l’illustratrice qui deviendra une référence du Père Castor, cette collection d’albums pour la jeunesse qui domina le marché jusqu’aux années 1960, formant le goût de plusieurs générations d’enfants. Généreux et plus dévoué à ses amis qu’à sa propre carrière, tel était André Beucler, et ce n’est pas le moindre mérite de ce beau petit livre que d’utiliser les brillantes facettes de cet homme-kaléidoscope pour jeter des éclairages subtils et inspirants sur une passionnante époque où se met en place le régime commercial de la réputation.

Genet. Josef Winkler, Le livret du pupille Jean Genet, traduit de l’allemand par Bernard Banoun, Lagrasse, Verdier, 2019,128 p., 16,50 €. Interrogé sur le but de sa vie à la fin de celle-ci, alors que Le Balcon va être joué à la Comédie-Française, Genet répond « Être oublié ! ». Pour l’instant, c’est raté. La présence de Jean Genet sur les planches s’est peut-être amenuisée mais l’homme et l’œuvre sont encore loin de l’oubli. L’édition originale du livre de Josef Winkler, auteur autrichien qui n’omet pas, à l’instar de plusieurs de ses compatriotes, d’exprimer la haine que lui inspire son pays, date de 1992. À cette date, Genet est mort depuis six ans seulement, ce qui permet à Winkler de rencontrer des témoins de sa vie dans les lieux qu’il a traversés, d’Alligny-en-Morvan, où le petit Jean fut placé par l’Assistance publique, au cimetière de Larache, au Maroc, où il repose, en passant par l’hôtel parisien dans lequel il mourut. Winkler évoque aussi la colonie de Mettray, le camp des Tourelles, la Petite Roquette, la Santé, Tanger… Mais son livre ne prétend pas être une biographie de Genet: Winkler, dans son pèlerinage, raconte aussi son propre parcours, sa découverte de l’auteur, les échos qui le renvoient à sa propre vie, les expériences communes comme le vol et l’homosexualité… Il fait appel à des auteurs qui ont écrit sur des situations similaires, Oscar Wilde, Dostoïevski. Son texte est littéralement farci de citations, principalement des textes à dominante autobiographique de Genet, qui se glissent dans ses propres pages sans autre indice que leur transcription en italiques. Ainsi entremêlés, les parcours et les lignes de Genet et de Winkler se combinent dans un livre qui prend la forme d’une reconnaissance sensible à l’auteur de Pompes funèbres, un livre qui rappelle ceux que Pontalis publiait dans sa regrettée collection « L’un et l’autre » chez Gallimard.

Huysmans. Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes sous la direction de Pierre Glaudes et Jean- Marie Seillan. Tome IV-1888-1891. Édition de Jean-Marie Seillan, avec la collaboration d’Alice De Georges (Classiques Garnier, 2019,1128 p., 58 €). Disons-le d’emblée, il s’agit d’une édition dont l’organisation et la distribution sont totalement aberrantes. Sans doute est-ce là une caractéristique commune à tous les volumes de cette édition, mais nous n’en connaissons pour notre part que ce tome IV. Nous ne chercherons cependant pas à savoir si cette aberration est le fait des « éditeurs » critiques, ou bien de la maison d’édition, et préférons donner quelques précisions démonstratives. Ainsi, pour la nouvelle intitulée La Retraite de M. Bougran, nous avons d’abord une « Introduction » (par Alice De Georges), qui occupe les p. 49 à 57, et est suivie par le texte de Huysmans p. 59 à 82. Fort bien, mais il faut aller jusqu’à la page 673 pour découvrir les « Notes » de cette même « Introduction » d’Alice De Georges, laquelle « Introduction » est suivie p. 675-687 d’une « Notice » sur La Retraite de M. Bougran ! Et cette « Notice » est elle-même suivie p. 687-689 des « Notes » se rapportant au texte même de Huysmans… Oh, ma pauvre tête ! – Passablement désorienté (on le serait à moins), tout lecteur de bonne volonté finira ainsi par se demander si, par hasard, « Introduction » et « Notice » ne feraient pas un peu double emploi ? Et ne serait-ce pas là, comme disait La Bruyère, « faire périr le texte sous le poids des commentaires » ? Mais non, nous répliquera-t-on, il fallait, de toute nécessité, deux notices, quitte à les affubler de noms différents ! Toujours est-il qu’il est particulièrement incommode d’aller débusquer au milieu de cet épais volume de 1128 pages les « Notes » d’une « Introduction » qui se trouve, elle, au début. (Entre parenthèses, ces multiples gloses de la nouvelle de Huysmans auraient sans doute pu, au lieu de nous citer quantité de savants critiques contemporains, s’étendre un peu sur le rôle tenu par Edith Huybers, dont le nom n’est que cité de manière supersonique p. 685). Nous pourrions répéter cette démonstration pour tous les textes de Huysmans contenus dans cet épais volume. Dernier exemple : peu après La Retraite de M. Bougran, on trouve Le Sleeping-car, précédé p. 97-98 d’une « Introduction » de J. -M. Seillan, et dont il faudra aller chercher la « Notice » p. 701, et les « Notes » p. 702. Bref, on ne peut que souhaiter bon courage au lecteur, car pareille gymnastique s’impose, on l’aura compris, pour tous les textes de Huysmans rassemblés dans le volume. Il n’empêche que toutes les variantes des manuscrits se trouvent relevées avec un soin extrême, et que l’annotation des textes est satisfaisante. La table des matières étant, du fait de l’organisation si originale de cette édition, plutôt foisonnante, nous croyons venir en aide aux lecteurs en indiquant pour finir la liste des textes contenus dans ce volume : La Retraite de M. Bougran, L’Accordeur, Le Sleeping-car, J.-L. Forain, Promenade à l’Exposition, Les Habitués de café, Lucien Descaves, Certains, Les Dessins de Victor Hugo, Là-bas.

Maudits. Pierre Saint-Servant (dir.), Les Maudits. Ces écrivains qu’on vous interdit de lire, préface d’Alain de Benoist, Paris, La nouvelle librairie, 2019, 406 p., 16, 90 €. Depuis Verlaine et ses « Poètes maudits », la catégorie des maudits est une qualification positive dans les Lettres. Le sens où le mot est entendu ici est donné par le sous-titre : « ces écrivains qu’on vous interdit de lire », et plus précisément les auteurs figurant sur la liste du Comité national des écrivains (CNE) en octobre 1944. La liste, on le sait, était hétérogène. Dans Les Lettres françaises, où elle fut publiée le 21 octobre, un chapeau précisait qu’elle était destinée au seul usage interne à la profession (il ne s’agissait donc pas d’une dénonciation transmise aux tribunaux), et qu’elle était surtout destinée à faire la lumière « sur le degré de culpabilité des “collaborateurs” ». C’était donc, très clairement, une liste d’enquête et non un jugement en soi, mais aussi un appel à investigation qui tirait sa légitimité de celle acquise, de haute lutte, par la résistance communiste. Dans sa magistrale étude sur La Guerre des écrivains (Fayard, 1999), Gisèle Sapiro a parfaitement décrit la manière dont les oppositions nées de la période de guerre ont pesé sur la littérature française ultérieure ainsi que la progressive perte d’influence du CNE. Le présent ouvrage est construit sur une série de notices biographiques consacrée aux écrivains figurant sur cette liste, qualifiés indistinctement de maudits parce qu’«on» interdirait de les lire. Le «on» en question n’est jamais précisé. L’école ? la critique ? Les intellectuels de gauche ? La presse ? La réalité de l’« interdiction » n’est pas mieux analysée. On ne sache pourtant pas que Céline, Marcel Aymé, René Barjavel, Montherlant ou Giono, tous disponibles en livres de poche, n’aient pas de lecteurs. Passons sur les erreurs de détail, qui abondent. Le point de départ de ce livre est donc une imposture intellectuelle, ou, si l’on préfère, un acte de foi idéologique. Il plaide pour qu’on lise à nouveau des hommes comme Pierre-Antoine Cousteau, rallié à l’Allemagne nazie parce qu’elle était « la dernière chance de l’homme blanc » (p. 148). On peut aussi s’en abstenir.

Perec. Cahiers Georges Perec 13. La Disparition – 1969-2019 : un demi-siècle de lectures, Les Venterniers / Le Castor Astral, 2019, 256 p., 20 €. Il est loin le temps où un critique des Nouvelles littéraires pouvait écrire un article sur La Disparition sans se rendre compte que la lettre E n’apparaissait jamais dans le livre. Il est loin le temps – cinquante ans, donc – où l’on pouvait lire La Disparition sans y voir autre chose qu’un exploit gymnique, une acrobatie remarquable, un jeu oulipien bien dans la manière du virtuose des lettres qu’était Perec. Il est loin le temps où l’on scrutait La Disparition à la recherche d’un E hypothétique laissé par l’auteur par négligence ou par jeu, recherche qui finit par aboutir le jour où Gallimard en sortit une réédition hâtive dans laquelle la lettre proscrite apparaissait à quatre reprises, version assez recherchée de nos jours. La Disparition est aujourd’hui le texte le plus connu de Perec, mais connu ne veut pas dire lu : comme le constate Marc Parayre, un des spécialistes de l’ouvrage, « la plupart du temps on ne lit pas La Disparition, on se contente d’en parler». Et pour en parler de docte façon, on ne manque pas d’orateurs, Perec étant un auteur très étudié dans les milieux universitaires. Ceux qui sont réunis dans ce volume ont en commun le souci d’aller plus loin que le lieu commun qui veut que La Disparition, roman sans E, soit avant tout un roman sans « eux », les parents de l’auteur disparus tragiquement. Les articles de ces Cahiers nous conduisent sur des pistes plus ou moins neuves : si celles de l’intertextualité, du roman policier, du rôle stimulant de la contrainte sont déjà bien balisées, celles qui replacent le livre dans le contexte politique de sa rédaction, au moment des événements de Mai 68, sont plus originales. On remarque un intérêt nouveau pour l’histoire racontée dans le livre, l’intrigue, que Perec se refusa à sacrifier à une époque où le Nouveau Roman en faisait peu de cas. D’autres contributions s’attachent à l’aspect métaphysique du roman, à ses brouillons, aux échos qu’il rencontre dans la littérature jeunesse. Le tout dans des articles dont les auteurs, se marchant un peu sur les pieds, reprennent souvent les mêmes citations. Tout cela est très sérieux, un rien jargonnant, et totalement dépourvu de l’humour que Perec ne manquait jamais d’insuffler dans chacun de ses écrits.

Renan. Ernest Renan, Correspondance générale, Tome V, 1863-1871, Textes réunis, classés et annotés par Jean Balcou, Paris, Honoré Champion, «Textes de littérature moderne et contemporaine», n°194, 2018, 776p., 90 €. La publication, inaugurée en 1995 et toujours en cours de la Correspondance générale d’Ernest Renan, s’est étoffée d’un nouveau et cinquième volume, édité par l’initiateur de cette somme, Jean Balcou. Ce volume était particulièrement attendu : en rassemblant les lettres de 1863 à 1871, soit l’année de la première publication de Vie de Jésus à celle de la Commune, période qui voit Renan accéder à une large médiatisation avec ce qui fut l’ouvrage de non-fiction le plus lu du XIXe siècle (146 000 exemplaires les dix-huit premiers mois, comme le rappelle Nathalie Richard dans La Vie de Jésus. La fabrique d’un best-seller, 2015), et celle de la fin des illusions allemandes comme impériales, qui débouchera sur l’amertume de la Réforme intellectuelle et morale (1871), certainement le plus pessimiste et le plus conservateur de l’historien. Si le découpage reste, très logiquement pour l’édition d’une correspondance, chronologique, on ne peut que saluer la période ici distinguée. Ce cinquième volume se consacre en effet à l’époque qui voit la naissance d’un Renan médiatique, et qui s’engage en politique, en devenant le malheureux candidat à la députation pour la circonscription de Meaux en 1869. L’espoir placé dans la possibilité de mouvements de l’histoire, incarnée notamment dans la figure du Christ, jusqu’aux déceptions de la Commune et de la chute du Second Empire, la période est donc cruciale et les bornes chronologiques choisies pour ce volume en font un panorama saisissant d’un Renan inscrit dans son siècle, tant par ses amitiés que ses collaborations savantes, journalistiques ou éditoriales. De taille importante (776 pages), le volume retrace les principales étapes de ces années riches, pour l’historien comme pour son siècle, dans des chronologies placées au début de chaque année : si elles sont précieuses, elles auraient pu être plus riches, au risque, peut-être, d’alourdir un volume déjà imposant, riche, annonce Jean Balcou, de 662 lettres dont 169 sont inédites et 55 partiellement inédites. Plusieurs lettres importantes de correspondants de Renan ont été intégrées, lettres parfois déjà connues mais qui aident à saisir les enjeux d’échanges majeurs. Les notes et les localisations des lettres sont précises, peu de noms restent sans identification, quelques notes auraient pu être étoffées, mais leur clarté synthétique permet à l’éditeur de se faire oublier au profit de la correspondance elle-même. Plusieurs lettres se signalent par un intérêt tout particulier, notamment parce qu’elles informent sur la genèse de quelques œuvres majeures : ainsi, celles de 1864 et de 1865 suivent l’élaboration de Saint Paul, quoique l’ouvrage soit finalement plus mentionné qu’expliqué ; d’autres permettent de voir la progressive élaboration de la Réforme intellectuelle et morale, comme la lettre à Marcelin Berthelot du 29 avril 1871 (p. 643-645), ces étapes étant signalées dans les notes. On peut regretter que ne soit pas incluse la – certes très longue – lettre philosophique et publique de Renan à Berthelot, « Les sciences de la nature et les sciences historiques », publiée dans la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1863, et que l’on retrouvera, avec sa réponse, dans le volume Dialogues et fragments philosophiques (1876), et dans le premier tome des Œuvres complètes éditées par Henriette Psichari (Calmann-Lévy, 1947-1963), mais non republiée depuis. D’autres lettres publiques, comme celles adressées à David Friedrich Strauss, sont bien incluses, sans que ce choix soit commenté. La réédition prochaine de la Correspondance de Renan et Berthelot par Marine Riguet comblera, sans nul doute, cette légère lacune, tout en démêlant le travail de caviardage exercé par son premier éditeur, Marcelin Berthelot, comme parfois par son descendant, le regretté Daniel Langlois-Berthelot. Quelques rares coquilles sont à signaler: 1758 pour 1858, note 7 de la page 123, «vière» pour, probablement, «vipère» à la note 1 de la page 244, et surtout le manque de virgules dans plusieurs notes, qui auraient facilité la lecture. Ces écueils sont mineurs, et ils ne doivent pas masquer l’ampleur et l’utilité d’un tel ouvrage, dont Renan lui-même, dans sa Préface des Feuilles détachées, affirme ne craindre « vraiment que les textes apocryphes » (Œuvres complètes, t. Il, p.947), mais «peu de l’avenir»: «J’aurai ma biographie et ma légende » (p. 946), noire, évidemment, pense-t-il encore, en évoquant le modèle des légendes et des hagiographies ecclésiastiques. Nul doute que cette vaste et solide Correspondance générale laisse de côté la légende pour la philologie, et ne fasse le bonheur des membres des Études renaniennes et tout amateur de Renan comme du XIXe siècle.

Valéry. Paul Valéry. La renaissance de la liberté. Souvenirs et réflexions, édition établie, présentée et annotée par Michel Jarrety, Paris, Bartillat, « Omnia Poche », 2019, 206 p., 12 €. La prose de Valéry est toujours tonique et stimulante, et le petit volume constitué par Michel Jarrety en offre un bon exemple. Ce sont, pour la plupart, des textes rares, peu connus ou bien inédits en volume. Cette réunion se divise en deux parties distinctes : des souvenirs et des réflexions. Très variés, les souvenirs font revivre les personnalités les plus diverses : Conrad, Meredith, Rilke, Fargue, Souday, Jouvenel, Vallette, Bainville, Julia, Thibaudet, etc. Avec Conrad, c’est l’évocation de l’histoire de la marine de guerre française, tandis que « Earlier visitis to England » ressuscite le pittoresque Meredith et « l’ivresse intellectuelle de Londres ». Puis c’est Rilke saisi dans « cette effrayante paix » de Muzot, Fargue « Poète. Constamment poète », Souday ou le Critique. Moins chaleureux est, comme le remarque Jarrety, le portrait d’Alfred Vallette, dans lequel Valéry préfère visiblement évoquer le Mercure de France des années 1895-1900 (il dira plus tard à Maurice Saillet qu’il se souvenait particulièrement de conversations avec Jarry). Et, dans ses souvenirs sur Édouard Julia, il glissera une remarquable évocation de leur ami commun Marcel Schwob. Vivants et très sentis, ces souvenirs, pleins d’une certaine alacrité dans la vision, constituent aussi des morceaux d’autobiographie, ainsi dans la fameuse lettre à La Vie montpelliéraine où Valéry évoque son adolescence et sa jeunesse dans cette ville. La seconde partie, Réflexions, tourne essentiellement autour de l’avenir de la littérature et de celui de l’Europe. Le progrès des nouveaux moyens de communication pousse Valéry à se demander « si une vaste littérature purement orale ne succédera pas dans un délai assez bref à la littérature écrite qui nous est familière ». Il parlait de la radio et du cinéma, auxquels se sont ajoutés aujourd’hui la télévision, l’Internet et bien d’autres réalités omniprésentes… Dans « La question de l’Europe », Valéry déclare avoir pris conscience de l’Europe, de sa singularité et de son destin menacé, lors de deux conflits surgis à la fin du XIXe siècle : la guerre sino-japonaise, et la guerre hispano-américaine. Plutôt pessimiste en ce qui concerne l’avenir (lequel lui donnera raison), il se tourne volontiers vers un certain passé, celui de Goethe, « l’Homme d’Univers », ou de l’Opéra Royal de Versailles, qui le ramène à « la sociabilité de ce XVIIIe siècle qui était son époque préférée » (M. Jarrety). Les deux derniers textes du livre sont relatifs à l’actualité immédiate : « Peuples libres et peuple serf » (septembre 1939), tout en faisant le procès de Hitler, se refuse à la haine envers le peuple allemand. Écrit deux mois avant la mort de Valéry, « La renaissance de la liberté » (mai 1945) est bien le constat d’une double faillite, celle de l’Europe et de la culture : « Je crains pour l’avenir de la culture ». La boucle est bouclée : des enivrements de la jeunesse montpelliéraine à l’inquiétude profonde devant un monde en ruines. Outre une préface éclairante, chaque texte se trouve parfaitement présenté et annoté par Michel Jarrety, et le volume est complété par une Table des premières publications et un Index des noms cités. Un mince livre de poche, mais très prenant.