En Société
Bulletin de la société Théophile Gautier n °40. Gautier : Judith et Théophile, Anne Geisler-Szmulewicz et Marie-Hélène Girard, Nîmes, Lucie Edition, 2018, 204 p., 26 €. Poursuivant ses approches croisées d’auteurs, Gautier et Balzac en 2015, Gautier et Nerval en 2016, la Société Théophile Gautier consacre son bulletin pour l’année 2018 à Gautier, Judith et Théophile après avoir célébré le 100ème anniversaire de la mort de Judith Gautier par un colloque en Sorbonne en 2017. Ils furent nombreux, de Baudelaire à Remy de Gourmont, à considérer que Judith Gautier a été le chef-d’œuvre de Théophile, tant par sa beauté que par son œuvre. « Le grand et cher poète revit en vous. À force de contempler l’idéal, il vous a créée, vous qui, comme femme et comme esprit, êtes la beauté parfaite. Je baise vos ailes » écrivait Victor Hugo à Judith, le 23 novembre 1872 peu après la mort de son père. Banville fut aussi louangeur, disant d’elle qu’elle avait les mêmes dons que son père : « une beauté olympienne, une âme poétique et toutes les splendeurs de l’imagination et de l’esprit ». La gloire, le mot n’est pas trop fort, que connut Judith à un moment dut beaucoup, en effet, à la proximité avec son père. Le cahier des jours où elle relatait son enfance et son adolescence est bien le témoignage de ce lien « de chair et de papier », qu’étudie Véronique Magnol-Malhache, qui unissait le père et la fille. Par-delà des tensions liées au mariage de la jeune Judith avec Catulle Mendès, contre la volonté paternelle, la fusion entre le père et la fille était bien réelle, et quand «Judith et Théo vont au salon », comme le montre Marie-Hélène Girard, l’assimilation précoce de l’héritage esthétique paternel est notable, qui peu à peu cependant va laisser place à plus d’indépendance de jugement. Judith débuta en effet très jeune dans la carrière des lettres, et il était bien normal que son père fut la figure tutélaire dont elle devra peu à peu se libérer. Avec son père elle a partagé ce goût de l’Extrême Orient : le fameux « chinois » de Théophile Gautier fut son introducteur à un monde qui lui inspira son célèbre Livre de jade, une anthologie de la poésie chinoise. Yu Wang (auteur par ailleurs d’une fort érudite « Réception des anthologies de poésie chinoise classique par les poètes français (1725-2008), aux éditions Garnier, en 2016), consacre une passionnante étude à ce livre dont le succès fut éclatant malgré la jeunesse de son auteur qui à vingt ans n’avait pas, loin de là, la maîtrise de la langue difficile qu’elle traduisait. La passion pour l’Orient fera écrire à Judith Gautier, après un premier roman Le Dragon Impérial (1869), les Mémoires d’un éléphant blanc (1894), conte pour enfants illustré par Alphonse Mucha, alors encore inconnu, et de nombreux autres ouvrages, bien oubliés de nos jours, sur les civilisations asiatiques. Sylvie Thorel, dans sa contribution intitulée « Aspects du roman parnassien », replace le Dragon Impérial dans une lignée où Théophile Gautier, Flaubert et Anatole France ont leur place et fait remarquer que Judith recevant Pierre Louÿs dans sa maison de Dinard, le Pré des oiseaux, veilla sur la composition d’Aphrodite en 1896, contribuant ainsi à la relance du roman parnassien. En sus des contributions consacrées à l’œuvre de Judith, ce numéro compte deux études sur l’amitié littéraire entre Théophile Gautier et Arsène Houssaye et sur les débuts de critique littéraire de Gautier feuilletonniste.
Larbaud. Cahiers Valéry Larbaud 2019, n° 55. Cosmopolitisme à l’ère de la globalisation. Sous la direction de Vera Elisabeth Gerling (Classiques Garnier, 2019, 250 p., 35 €). « Il faudrait INTERDIRE les colloques ! » nous déclarait jadis le sarcastique Claude Pichois. Sans doute n’avait-il pas tout à fait tort, comme le montre la lecture de certains volumes d’actes de colloques. Le cosmopolitisme de Larbaud était en effet un sujet qui pouvait prêter à de fort intéressantes réflexions, et le présent volume réunit justement les actes d’un colloque qui s’est déroulé à Dusseldorf en 2017. Or, on constate qu’un certain nombre de communications nous entraînent bien loin de Larbaud, car faisant appel à de multiples citations de Derrida, de Walter Benjamin, de Kristeva et de Barthes (c’est le cas de Vittoria Borsô et de Vera Elisabeth Gerling, notamment). Qu’on utilise des instruments critiques contemporains, rien de plus naturel. Mais est-il vraiment nécessaire de clopiner ainsi, pathétiquement appuyé sur des béquilles postmodernes ? Et faut-il que cela aboutisse à un charabia comme celui-ci, qu’il faudrait peut-être traduire en français : « Mais la nullité de Barnabooth, loin de se constater, se dessine dans la circularité d’un mouvement où le sujet, à force de parler (si on ose dire) autour de lui-même et de faire échouer sa prédication sur lui-même dans une sorte de bavardage, se défait lui-même, et d’abord comme sujet logique, puis comme sujet juridique. » (Frédéric Roussille, « Valéry Larbaud ou les affres d’une Europe sans qualités »). Si Larbaud, dont la langue fut toujours si pure, avait pu lire cela, nul doute qu’il eût laissé fuser un fou-rire aussi sincère que prolongé. Par ailleurs, certains articles sont trop longs, comme celui sur le Bergsonisme de Gil Charbonnier, vingt-huit pages qui se doublent bizarrement ici du texte de Vera Elisabeth Gerling sur « Valéry Larbaud et Henri Bergson » : bis repetita placent… Peu innovant est par ailleurs l’article d’Anne Reverseau, « Le poète et le train », car il s’agit là d’un thème ultra-rebattu pour cette époque 1900-1930. Et puis, définir Barnabooth comme « un Cendrars ironique » nous ferait presque nous demander si, à ce compte-là, on ne pourrait pas se divertir à définir Cendrars comme « un Barnabooth ironique » ? On est enfin un peu fatigué de voir Jan Baetens nous refaire le coup du Pierre Menard (pas d’accent, s. v. p.) de Borges, cette sempiternelle tarte à la crème postmoderne, cette autre béquille qu’on nous ressert à propos de tout et de rien. Toutefois, soyons juste : il est par contre un certain nombre d’autres communications qui se recommandent par leur sérieux et par leur finesse. Nous citerons d’abord celle de Delphine Viellard sur « Larbaud ou l’invention du marché de la traduction », qui étudie avec précision et érudition un aspect capital du cosmopolitisme de Larbaud, « véritable chef d’entreprise de la traduction », chez qui « l’aspect économique ne prit jamais le dessus sur l’aspect culturel ». Le titre un peu long de la communication d’Amélie Auzoux, « Déterritorialisation de la langue, plurilinguisme et poétique littéraire mondiale chez Valéry Larbaud », recouvre de pertinentes considérations sur les poèmes et autres petits écrits multilingues de Larbaud, véritable « écriture cosmopolite », comme le montre aussi ici une amusante lettre inédite de Larbaud à Pierre de Lanux. S’interrogeant sur le rapport de Larbaud à la modernité et ce que devient le cosmopolite à l’époque de la mondialisation (« Valéry Larbaud dans le rétroviseur de 2018. Moderniste, réactionnaire, conservateur ? »), Catherine Douzou relève que, chez Larbaud, « ce sentiment d’appartenance nationale, territoriale et culturelle […] n’empêche pas chez lui sa curiosité et sa compréhension de l’altérité ». Elle remarque en même temps que la fidélité de Larbaud à un certain héritage et à un certain conservatisme fait qu’il « ne correspond guère aux critères de légitimation d’un écrivain novateur ». Voilà qui est bien discutable, même si l’auteure a raison de souligner que, pour bien des gens, « l’écrivain Larbaud reste considéré comme un mineur ». Reste à savoir, en effet, si n’est pas pleinement novateur un écrivain et un critique, qui, dès avant même la publication en volume d’Ulysses de Joyce, sut, le tout premier, reconnaître, définir et saluer le génie de celui-ci. Et nunc erudimini… Reste aussi à savoir si Larbaud n’est pas mieux parti pour la postérité, que certains de ses contemporains ou des nôtres, qui bénéficient de plusieurs gros « Pléiade » et dont les textes pleins de vent et de bafouillage sont glosés à l’envi par les universitaires du monde entier, en une monotone curée toujours recommencée.
Cahiers Octave Mirbeau, n°24, Angers, 2017, 340 p. 26 €. La Société Octave Mirbeau a célébré en 2017 le centenaire de la disparition de l’auteur de Les affaires sont les affaires. Le cahier qu’elle a publié en cette année commence par la plainte de Pierre Michel, son président, fort marri que le musée d’Orsay n’ait pas voulu célébrer comme il convenait celui qui fut le chantre de Monet, Rodin, Van Gogh, Pissarro, Cézanne, Maillol, Camille Claudel, Bonnard, Vallotton… Nous n’entrerons pas dans ce débat, mais nous nous pencherons plutôt sur les études consacrées à l’écrivain. Dans une première partie. Isabelle Millot examine la violence du rire dans le conte cruel fin de siècle, en rapprochant Mirbeau et Villiers de l’Isle-Adam, ce qu’avait déjà fait Fernando Cipriani se penchant sur la cruauté, la monstruosité et la folie dans ces deux auteurs qui utilisent l’humour noir comme une arme dévastatrice. Michel Dupré s’est intéressé au passage, en éditions de poche, du Journal d’une femme de chambre, analysant l’impact des diverses couvertures illustrées qui contribuent à mettre l’accent sur un aspect particulier de l’œuvre, la mettant à la fois en morceaux tout en soulignant par là même sa richesse et sa diversité. Lisa Rodrigues Suarez, chercheuse brésilienne, met en parallèle le Journal d’une femme de chambre et Anna la douce de Dezso Kosztolànyi, deux romans qui traitent de la domestique criminelle, mais si la vision de Mirbeau est foncièrement pessimiste, le romancier hongrois introduit un personnage, le Dr Mosviszter, qui est en quelque sorte son porte-parole et personnifie un humanisme et une empathie que n’a pas l’auteur français. Que Mirbeau ne soit pas seulement un grand écrivain, mais aussi un écrivain courageux, comme l’écrivait à la fin du XIXe siècle Georges Rodenbach, deux études sont là pour le souligner, celle de Guilhem Monédiaire, Octave Mirbeau cœur et rage et celle de Vida Azimi, Octave Mirbeau face aux ténèbres. Mirbeau fut, on l’a rappelé, un grand critique d’art. Des contributions analysent les rapports avec Emile Gallé et Aristide Maillol, avec Apollinaire, critique d’art et admirateur de Mirbeau. Une partie documentaire avec des lettres inédites de Mirbeau à Élémir Bourges (la querelle des Faux bonhommes) à Paul Hervieu (plus de 60), à Louis Laloir, ainsi que divers témoignages (dont celui de l’acteur François Marthouret qui interpréta Isidore Léchât dans les Affaires sont les affaires) complètent ce copieux numéro suivi d’une bibliographie des livres récemment republiés de Mirbeau et des études sur son œuvre, qui montre la vivacité de l’activité mirbellienne.
Livres reçus
Auriol et Cie. George Auriol, Tristan Bernard, Georges Courteline, Jules Renard, Pierre Veber, X…, roman impromptu, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2018, 382 p., 8,90 €. Édition présentée et annotée par Sandrine Fillipetti. Publié chez Flammarion en 1895, ce volume rassemble cinq auteurs « fantaisistes » de la fin de siècle (même si on ne saurait réduire Jules Renard à cet adjectif !), Le roman parut d’abord en feuilleton dans le Gil Blas, rédigé selon une charte précise : chaque collaborateur donnait à tour de rôle ses chapitres rédigés en toute liberté – avec pour seule exigence de ne pas tuer le héros, X…, qui se trouve dépourvu d’identité administrative à la suite d’un naufrage (mais il la retrouve in extremis). Il s’agit bien sûr pour les auteurs de tendre le maximum de pièges aux autres collaborateurs et de créer des situations impossibles – tout en restant pourtant compréhensible pour le lecteur du feuilleton quotidien. On constate vite que le savoir-faire cynique de Courteline l’emporte de loin sur les autres, mais le résultat est dans l’ensemble amusant, souvent égrillard – à l’origine le roman fut édité en volume dans la collection « les Auteurs gais ». Hormis les contributions de Jules Renard reprises seules dans l’édition de ses œuvres à la bibliothèque de la Pléiade, le volume ne semble pas avoir été réimprimé depuis 1927 et c’est une excellente initiative de le republier dans cette excellente collection de poche d’habitude plus guindée (on y trouve les souvenirs de la Margravine de Bayreuth, de Madame Campan ou du Prince de Joinville). Il est dommage que des coquilles répétées trahissent l’origine du texte repris de Gallica (aveindre pour atteindre etc). Il est dommage aussi que la préface, l’index biographique et les notes plaquées mécaniquement sur le texte soient inefficaces, superficielles et que, pour tout dire, elles soient parfois d’une stupidité rare.
Céline. Céline, Cahiers de prison février-octobre 1946, édition présentée et annotée par Jean Paul Louis, Paris, Gallimard, « Les cahiers de la nrf», série Céline n° 13, 2019, 240 p., 20 €. Il fallait évidemment s’y attendre : certains critiques n’ont pas manqué de monter en épingle, avec brio et indignation, ce qui, dans ces Cahiers, pouvait sembler peu « correct », et qui est d’ailleurs très accessoire. Pour aussi « actuel » qu’il soit, ce réflexe pavlovien aboutit à gommer la nature profonde de ce texte, qui est très particulier, voire unique. Mais ces critiques savent-ils vraiment lire un texte, sans préjugés ? Nous voici à présent renseignés sur ce point. Partiellement publiés par Henri Godard en « Pléiade », puis, pour le reste, dans L’Année Céline, ces Cahiers étaient inédits en volume. La présente édition bénéficie d’une relecture des manuscrits et d’une riche annotation, complétée par un utile index des noms et des œuvres cités. Rappelons que Céline avait été arrêté à Copenhague en décembre 1945 et qu’il s’agit là de cahiers tenus de février à octobre 1946 à la prison de cette ville, sous l’œil et le contrôle de l’administration pénitentiaire. Le tout forme dix cahiers d’écolier, écrits au crayon à papier et qu’on croirait rédigés d’une seule haleine. Une partie (mais non la plus remarquable, selon nous) est constituée par un projet de défense de l’écrivain incarcéré : justification de son attitude avant et pendant la guerre, bref, tout ce que l’on retrouve répété à foison dans les lettres de l’exil. Tout cela occupe les trois premiers cahiers, dans lesquels Céline s’adresse parfois à sa femme, ou bien recopie des citations, par exemple de Chateaubriand, auteur qu’il pratique longuement. Ou bien encore il rédige fiévreusement un brouillon de lettre à son avocat danois Mikkelsen. Puis, dans le quatrième cahier, l’écriture démarre brusquement et s’envole, et Céline se laisse entraîner par le flux des souvenirs. Une immense coulée verbale d’une vingtaine de pages, qui emporte tout dans son mouvement. C’est véritablement du Céline à l’état pur, sans rectification de l’intelligence. On assiste ainsi à quelque chose de bien plus fort qu’un monologue à la Joyce : une sorte de cinéma mental, qui déroule ses visions avec une liberté extraordinaire, et on pourrait même dire un lyrisme immédiat : « De ma prison, je l'[Lucette] ai tellement suppliée évoquée qu’elle n’est plus là dansante, elle a perdu son corps, il est parti, elle n’est plus rien, chaque fois qu’elle vient me voir elle maigrit – elle n’existe plus – à force de danser autour de la prison dans le vent… » Oui, liberté totale de l’écriture d’un homme qui, dans sa prison, n’a plus rien, ne peut plus écrire de lettres à quiconque, et qui joue son va-tout sur un petit cahier d’écolier. Lorsqu’il déclarait, à Meudon, qu’il fallait mettre sa peau sur la table, il savait ce dont il parlait. Et cela repart en fusée dans le cinquième cahier, avec les souvenirs des premiers mois passés à Copenhague et qui, note J. P. Louis, « ne seront développés nulle part dans l’œuvre future ». On croirait presque lire un extrait syncopé de Nord: « La frontière, un écrasement bleu – on passe – les Danois hostiles à un embranchement Lucette passe sous le train avec Bébert « Au secours ! » la C[roi]x R[ou]g[e] suédoise – on mange des sandwichs – on remange – honte – en bateau – en cafouillant. Arrivée à Copenhague de nuit – Horreur ! Coups de feu – partout. Chez Karen – nous dormons sur un banc – Autour de nous pétarades […]. Les magasins remplis, exorbitants exubérants de victuailles. La ville intacte – on ne comprend pas toute cette hystérie, ces gens ne souffrent de rien. » Le même J. P. Louis remarque qu’on y trouve aussi le « bref exposé d’une méthode de composition, par va-et-vient des réminiscences, qui est celle de Céline ». On le voit en effet par des passages tels que celui-ci : « Non. Il faut au contraire raconter l’éparpillement d’une âme vers la mort par l’horreur et le chagrin – tous les petits souvenirs qui reviennent, font trois petits tours – on se raccroche à sa vie, à son passé, c’est comme une mer qui revient sur la grève et repart. » Dans sa fièvre d’écriture, Céline ne s’arrête plus, et le sixième cahier contient lui aussi une longue dérive d’une dizaine de pages, fragment de ce qui devait être un Guignol’s band III : « Virginie ne sait pas… Le soir elle m’en parle – « Pin Pin Pin » – le vieux va de plus en plus mal – Sosthène me donne des conseils pour plus tard quand je partirai au Tibet — C’est lui dont la tête devient à présent Tara-Tohé – Le colonel braille : Victory ! Victory ! On le met derrière un paravent — Yudenzweck nous observe bien mais il est bien gentil – Soon be over… L’oncle meurt au matin – J’emmène la petite à l’hôtel, elle est folle… » Puis, dans les derniers cahiers, tout se mêle : de nouveaux fragments de Guignol’s band III, de nouvelles autojustifications, et de très nombreuses citations d’auteurs très divers, que Céline applique à sa propre situation d’exilé emprisonné : « René [Chateaubriand] rêve la France, l’âme de la France – je l’ai rêvée aussi moi, barbet misérable, palpitante d’une certaine vie, d’un fond de chaleur, débarrassée, épurée de ceux-ci, de ceux-là. » Même s’ils ne sont pas d’une longueur considérable, les trois grands mouvements que nous venons de signaler représentent quelque chose de sans doute unique dans l’écriture de Céline : un déferlement verbal éperdu, un tohu-bohu qui nous restitue une écriture qui se situe par-delà le style même. La voilà bien, la véritable écriture automatique, et non pas celle des surréalistes trop conscients et trop hommes de lettres. Dans sa prison danoise, Céline a véritablement ouvert toutes grandes ses écluses mentales. – Meln Kaiser, mein Kaiser gefangen !
Céline 2. L’Année Céline 2018, Tusson, Du Lérot, 2019, 383 p„ 45 €. Cette copieuse livraison de près de 400 pages vient à point nommé pour nous rappeler qu’on n’en aura jamais fini avec Céline, sa vie et son œuvre. Le sommaire en est très riche, et comprend d’abord 70 lettres de l’écrivain, pour la plupart inédites. Certaines sont inattendues, comme celle adressée en 1927 au maire de Versailles, pour poser sa candidature au Bureau d’Hygiène de la ville. Comme le note Jean-Marie Guinebert dans sa présentation du document, Céline y alléguait des « raisons de famille », qui, en réalité, seraient probablement à mettre en rapport avec le fait qu’il vivait alors avec Elizabeth Craig. Une lettre au grand libraire bruxellois Raoul Simonson en quête d’une É. 0. de Mort à crédit avec texte intégral est assez piquante : Céline le console en lui disant qu’il n’en a pas, mais que de futures rééditions le satisferont à cet égard. En contraste, deux lettres furibondes à Mauriac, de 1949. Le gros morceau est un ensemble de 33 lettres de Céline à son beau-père Jules Almansor (1947-1952), dans laquelle il est très souvent question, outre de la santé de Lucette, de sommes d’argent que l’exilé demande de lui faire parvenir par les moyens les plus discrets, et en cachette de Mikkelsen ! Inédits également, et très instructifs, les rapports de la police danoise après l’arrestation de Céline à Copenhague en décembre 1945, traduits par François Marchetti. Celui-ci souligne que ce dossier démontre amplement « dans quel embarras le cas Céline a plongé les autorités danoises », et que ce n’est que grâce aux efforts de Mikkelsen et de deux hauts responsables danois que fut évitée l’extradition. Suit un article de Ilse Zigtema sur le Hollandais Cola Debrot et ses articles critiques sur Céline, un relevé par Éric Mazet sur « Céline dans L’Homme libre», et la première partie d’un très intéressant article de Maxim Gorke sur « La réception critique de Mea Culpa ». Venant après le Retour de l’URSS de Gide, le pamphlet de Céline faisait l’effet d’une bombe, et certains critiques se sont plu à opposer les deux livres. La parallèle était en effet facile, et chacun jugeait selon ses propres opinions : d’un côté, la position finalement assez humaniste de Gide, et de l’autre les véhémentes invectives de Céline. Les jugements sont ainsi très variables, et certains préfèrent visiblement parler davantage de la Vie de Semelweiss, qui, dans l’édition, suivait Mea Culpa et leur semblait moins explosive et plus « classique ». D’autres, au contraire, vont multiplier les citations de Mea Culpa, comme c’est le cas de La Fouchardière dans L’Œuvre ou de Loiselet dans Vendémiaire. De même, dans Le Rouge et le Noir, Gaston Derycke, Jean-Pierre Maxence dans Gringoire, et Jean Marlière dans L’Étudiant français mettent parfaitement en relief l’impact qu’ont les 25 pages de Céline. Même si ce n’est pas difficile à prévoir, attendons la seconde partie de cet article, pour voir ce que L’Humanité et la presse communiste ont pu dire de Mea Culpa… Et rappelons par ailleurs que dans Bagatelles pour un massacre, Céline reviendra longuement sur son séjour en URSS et donnera une saisissante évocation lyrique de Leningrad. Enfin, dans son étude sur les « Leçons de l’histoire » antisémites de L’École des cadavres, Régis Tettamanzi présente et commente longuement sa découverte du texte dont s’est, à n’en pas douter, inspiré de très près Céline : le tract anglais The Jews : Past and Présent. Verdict of Great Men répandu par The Impérial Fascist League, dirigée par Arnold Spencer Leese, « activiste particulièrement virulent du fascisme britannique de l’époque ». C’est probablement lors de son séjour à Londres en juillet 1938 que Céline se serait procuré ce document. Les 19 citations utilisées par Céline dans son pamphlet sont ensuite vérifiées et discutées par Régis Tettamanzi. En fin de volume, des compléments, un index et une bibliographie, que suit le très utile sommaire des 29 volumes parus de L’Année Céline, lesquels, est-il précisé, « sont disponibles en permanence » chez l’éditeur – soit en tout 7 768 pages !
Dumas. Alexandre Dumas, Le Comte de Mazzara, Paris, éditions Manucius, « Littera », 2019,174 p„ 13 €. Un roman inédit de Dumas – même s’il ne s’agit pas, comme, pour Le Chevalier de Sainte Hermine, révélé il y a quelques années, d’un ultime grand roman – est toujours une bien belle surprise. Petit roman fantastique rehaussé du pittoresque d’un récit de voyage, teinté d’une histoire d’amour malheureux, Le Comte de Mazzara n’avait paru, entre le 18 mai et le 14 décembre 1866, que dans Le Mousquetaire, deuxième du nom. Une préface de Philippe Radé éclaire la naissance de ce texte, fruit d’une collaboration avec le journaliste, écrivain, député italien, Ferdi- nando Petrucelli della Gattina avec qui Dumas avait déjà écrit Un cas de conscience. Dumas lui-même avait anticipé l’appétit de futurs lecteurs pour les making of, en débutant son roman par la reproduction d’une lettre de Petrucelli della Gattina, annonce de l’envoi de ce Comte de Mazzara que le père de Monte-Cristo avait toute latitude de remanier à sa guise. Récit prenant, moins par un fantastique sans nuances, que par l’évocation de Palerme, ses rues, habitants, palais, jardins, l’enchantement d’un printemps sicilien. Involontaire jettatore, le comte de Mazzara provoque une succession croissante de désastres. Alphonse de Quinzac, le narrateur, son hôte et futur légataire – car le comte, semant les destructions, aura provoqué la mort de sa fille – se voit plongé, et nous plonge, dans un univers aux ressorts inconnus, et si nulle terreur n’émane de catastrophes de carton-pâte, les mentalités, l’agressivité d’une population superstitieuse sont traduites avec la même précision, la même exactitude savoureuse que les rues, les paysages, les mets. Cette édition du Comte de Mazzara enrichit le corpus du fantastique dumasien. Les Mille et un fantômes pouvaient se lire – aussi – comme une dénonciation de la peine de mort ; le Comte de Mazzara semble davantage un récit de circonstance, essentiellement ludique. Rien n’empêche le lecteur de méditer sur l’aspect fatal de bien fâcheuses coïncidences…
Dumas 2. Sylvain Ledda, Alexandre Dumas, Ides et Calendes, « Le Théâtre de », 2019, 126 p., 10 €. Avant de célébrer l’auteur et de recenser ce mince, mais substantiel, ouvrage, il convient de louer l’éditeur Ides et Calendes qui a entrepris, dans sa collection « Le Théâtre de », de consacrer une étude actualisée aux dramaturges qui ont marqué leur siècle, en particulier le vingtième siècle (Beckett, Césaire, par exemple), sans négliger le dix-neuvième siècle (Hugo), voire l’antiquité (Eschyle). Et ce, en battant le rappel des meilleurs spécialistes qui ont l’élégance de s’interdire tout pédantisme. L’auteur de ce Théâtre d’Alexandre Dumas père, Sylvain Ledda, avait déjà donné à cette collection un excellent Alfred de Musset qui bénéficiait de sa profonde connaissance du dramaturge alliée à une délectable vivacité d’écriture. Après le discret auteur de Lorenzaccio, l’auteur tonitruant de Lorenzino, dont Sylvain Ledda rappelle, à juste titre, qu’il fut d’abord et peut- être avant tout un homme de théâtre qui dut à ses drames Henri III et sa cour et Antonyde quitter l’ombre pour la lumière et d’être considéré comme l’un des chefs du romantisme théâtral. Le roman auquel Dumas est redevable de sa postérité n’étant qu’une adaptation naturelle à l’évolution littéraire du temps. La tâche de Sylvain Ledda, qui dirige actuellement un projet de Théâtre complet d’Alexandre Dumas père, n’était pas chose facile, tant l’immense production dumasienne défie tout effort de recension. D’autant que pour la plupart de sa cinquantaine de pièces se pose la même lancinante question : le drame ou la comédie, signés Dumas, sont-ils de lui seul ? Sinon quelle part a-t-il prise à leur composition ? En effet, plus qu’un autre, Dumas a pratiqué l’écriture en société, en particulier avec Auguste Maquet lorsqu’il s’est agi de l’adaptation à la scène des grands romans feuilletons (La Reine Margot, Les Mousquetaires, Le Comte de Monte-Cristo). Cependant, en s’appuyant sur ses premières pièces, écrites sans collaborateur (Henri III et sa cour, Antony, Angèle), Sylvain Ledda, descendant lointain et talentueux d’Hippolyte Parigot (Le Drame d’Alexandre Dumas), a su montrer l’extrême liberté qui a présidé aux choix dramatiques de Dumas : « Écrire selon sa conscience sans suivre de système préconçu, tel a été le positionnement intellectuel de Dumas […] Les systèmes peuvent enfermer et Dumas avance dans sa carrière de manière empirique. Ce souci d’indépendance correspond à sa conception de l’art théâtral. Être libre de créer des pièces, de distribuer aux foules des spectacles passionnants, a été pour Dumas un combat constant. À cet égard, son théâtre est avant tout une aventure artistique et humaine donnée en partage. »
Geste. Olivier Goetz, Le Geste Belle Époque, Strasbourg, ÉLiPhi, « Arts et Spectacles», 2018, 412 p., 50 €. Confrontés à la complexité comme à la diversité des productions humaines dans le domaine des arts, nous nous servons d’images pour essayer d’en rendre compte. Ainsi de la notion de geste. Le geste a ceci de commun avec le symbole qu’il comporte une partie observable mais aussi une partie cachée qu’à des degrés divers révèle la partie montrée. En tant que mouvement du corps, il procède d’une intention et, même lorsqu’il demeure involontaire, il est significatif d’une manière d’être ou de sentir, d’un éthos, d’une psyché. Dans un sens abstrait, il va même jusqu’à se confondre avec l’acte ou avec l’intention : ainsi parle-t-on d’un beau geste ou d’un geste architectural. Il n’y a pas si longtemps, Dominique Rabaté a montré dans Gestes lyriques (Paris, José Corti, 2013) que le poème lui aussi agit, bouge : délivré du corset métrique, le sujet lyrique s’exprime au travers d’actes de langage, il loue, appelle, promet. Plaçant la notion au cœur de son enquête, Olivier Goetz en assume par avance tous les emplois figurés « puisque la métaphore (du grec πεταφορά : transport ou déplacement) est déjà, au sens propre, un geste » (p. 10). Lui-même est coutumier de ces sauts analogiques : éclairant les gestes 1900, l’électricité devient « le geste du futur » (p. 19) ; dans la chanson, la laideur « est un geste en elle-même » (p. 66) ; ou encore, « tel le flatteur de la fable, le geste vit aux dépens de celui qui lui prête attention » (p. 160). On a un peu plus de mal à sauter avec lui lorsqu’on lit que « le geste de Sarah Bernhardt, dont il ne reste rien, est comme l’absente de tout bouquet dont parle Mallarmé » (p. 263). En tout état de cause, il ne s’agit ici ni d’architecture ni de poésie, et très peu de littérature. Le geste n’est pas moins le rameau d’or dont Goetz s’empare pour nous ouvrir les régions inférieures (et parfois infernales) de l’entre deux siècles. Si, pour lui, «le souci du geste… caractérise essentiellement la Belle Époque » (p. 7), c’est surtout dans sa dimension spectaculaire. Dès lors, dès qu’il y a spectacle (c’est-à-dire quelque chose à voir), il y a geste. La matière de l’essai devient alors « le geste du geste » (p. 8), avec la même facilité que la matière du roman est définie plus tard comme « le geste des gestes » (p. 174). Tant et si bien que nous voici, lecteurs, entraînés dans un vertigineux maëlstrom, qui doit autant à la culture de l’essayiste, qu’à son expression enthousiaste mais aussi à l’abondance des citations textuelles et iconographiques. L’importance de ces dernières doit être soulignée : le plus souvent en couleur, elles créent une forme de musée imaginaire de cette Belle Époque qui renouvelle souvent notre connaissance du sujet. Ainsi, Mucha apparaît non avec ses affiches pour Sarah Bernhardt, mais avec la rare et patriotique couverture du livre d’Albert Rochas, Les Sentiments, la Musique et le Geste (1900). Ailleurs, Goetz éclaire d’un commentaire aigu une série de photos de répétitions de Copeau et de sa troupe en 1913. Les photos sont connues, certes, mais ici mises en perspective par la réflexion sur le lieu de leur publication (la revue Le Théâtre) et sur la nature même des clichés : instantanés ou posés, ils sont révélateurs du « geste de Copeau ». Possédé par le démon de l’analogie, en effet, il étudie successivement le geste du mime et du danseur, le geste du chanteur (parmi lesquels celui d’Yvette Guilbert), celui du sculpteur et, enfin, du metteur en scène (Rostand, Sardou, Copeau). Cette diversité, que Goetz justifie par le « dynamisme imprimé par le geste sur les objets de la Belle Époque » (p. 9), doit également beaucoup à l’écriture d’un « poète » (l’expression est de son préfacier) souvent tenté par la transposition d’art : quel est le geste le plus spectaculaire, celui de l’acrobate (Miss Lola au cirque Fernando) ou celui du peintre Degas qui entreprend de le saisir ? Goetz n’a pas sitôt posé que « la Belle Époque, c’est l’époque où tout bouge » (p. 16), que déjà tout bouge en effet dans son essai proliférant, exubérant. Lui-même le reconnaît : « Théoriser ne veut rien dire d’autre ici qu’aligner, dans un ordre qui s’impose de lui-même, un certain nombre de gestes spectaculaires » (p. 12). Mais à quel ordre répond cet alignement? L’essai est construit en quatre parties, de longueur décroissante à la manière de la Carmen de Bizet : 1. La Belle Époque ou le triomphe du geste (p. 13-157), 2. Érotique du geste (p. 159-238), 3. Le théâtre comme art du geste (p. 239- 310), 4. Saisir le geste (p. 311-380). Dans son chapitre inaugural, intitulé «Les spectacles du corps », Goetz nous entraîne du mime Deburau au pétomane Joseph Pujol, via notamment Colette actrice et les circassiens Footit et Chocolat. Ces pages montrent à l’évidence que la notion de geste est pour lui indissociable, non seulement d’un engagement du corps, mais d’une mise en jeu de la sexualité. Les deux chapitres suivants sont consacrés aux « femmes légères », cette réduplication du même titre s’expliquant par une volonté de distinguer les danseuses des acrobates, « de celles qui s’envoient en l’air au propre comme au figuré ». Autant dire que « légères » doit s’entendre par syllepse. Ces acrobates sont – c’est le cas de le dire ! – hautes en couleur : silencieux sur Aérogyne, la femme volante de l’Alcazar d’été, Goetz nous narre en détail la vie amoureuse de Mauricia de Thiers, naguère femme-bilboquet ; quant à la chanteuse et actrice Polaire, bombardée « la gommeuse épileptique », elle figure ici tout autant pour une présence scénique explosive que pour ses accointances avec Willy et Colette, et pour toutes « les connotations sexuelles (relation lesbienne, ménage à trois, inceste) » qu’on y peut associer. Du côté des danseuses, Goetz nous révèle de secrètes analogies entre les Américaines Isadora Duncan et Loïe Fuller : si les voiles soulignent le corps de l’une quand ils font disparaître le corps de l’autre, elles n’en sont pas moins l’une et l’autre inspirées par l’Antiquité. Après la Goulue, lesbienne et montmartroise, le chapitre s’achève sur le geste « renversant » du Cancan. Femmes « légères » donc, souvent « de mauvais genre », et ce n’est pas le moindre charme de cet essai que de nous rappeler que l’inconscient est un langage. Le geste spectaculaire tel qu’il nous le présente alors, à défaut de toujours connaître un accomplissement esthétique, obéit tout au moins à une nécessité éthique, en ceci qu’il réalise (avec une efficacité variable) la sublimation des pulsions. En suivant toujours ce qu’il appelle « sa ligne de conduite » et qui s’apparente de plus en plus au coup de fouet de l’Art nouveau, Goetz centre la partie intitulée « Érotique du geste » sur les gestes déviants, déplacés – couples de gymnastes homosexuels, prostitution «du côté de Sodome » (p. 162), strip-tease, travestissement du côté de Gomorrhe – car, selon toute probabilité, « ce sont les comportements marginaux ou déviants qui nous renseignent le mieux sur le fonctionnement général et l’éthique de la société » (4e de couv.). Ainsi la notion de geste croise-t-elle celle, plus littéraire, de style et l’essayiste de tirer la couverture à lui en suggérant que « le style de la Belle Époque, si style il y a, n’est au fond que le geste » (p. 12). Sans doute croise-t-elle aussi celle de « manière », théorisée par Gérard Dessons dans L’Art et la Manière – art, littérature, tangage (Paris, Honoré Champion, 2004) : si Colette et Willy « inventent tous deux leur propre manière » (p. 30), c’est peut-être dans un domaine où gestes et manières se mélangent, de même que l’esthétique et l’éthique. Et tout ce petit monde bouge à l’ombre de Proust et de Colette. Pour autant si le geste de Montesquiou (alias Charlus) « se révèle pleinement dans À la Recherche du temps perdu » (p. 208), ce ne peut être qu’au prix d’une confusion entre réel et fiction. Confronté à une telle disparatité, on pourrait se demander si le véritable objet de ce livre n’est pas plutôt les gestes Belle Époque. Un détail témoigne d’une hésitation sur ce point, singulier ou pluriel : dans un sonnet écrit un an avant Cyrano, Rostand a consacré Sarah « Reine de l’attitude et princesse des gestes ». Le vers est ici plusieurs fois (p. 213, 258,390) cité mais déformé eu égard au propos. Peut-être Rostand aurait-il écrit « princesse du geste », s’il n’y avait eu la rime à restes… D’ailleurs, le geste n’a-t-il pas plus de noblesse que les gestes ? Par son geste d’auteur, et de poète, Olivier Goetz est parvenu à en sauver quelques-uns, les dispensant d’avorter dans la gesticulation.
Gide. Frank Lestringant, Le Paris de Gide, Paris, Éditions Alexandrines, « Le Paris des écrivains », 2019, 137 p., 12 €. S’il y a des écrivains dont les liens avec Paris sont incontestables, – nous pensons à Léon-Paul Fargue, mais aussi à Paul Léautaud qui ne quitta guère la capitale, à Perec qui tente d’en épuiser son lieu, à tant d’autres dont la liste serait longue -, quand on pense à Gide la chose apparaît moins évidente. Voyageur impénitent et toujours sur le départ, Paris n’a été pour lui que le lieu de sa naissance, d’une enfance rechignée et de plus ou moins brefs épisodes dans une vie où le Sud, l’Italie, la Grèce, l’Egypte et l’Afrique, l’Afrique du Nord surtout, occupent une place majeure. Franck Lestringant, son dernier et plus exhaustif biographe (il lui a consacré naguère deux gros volumes) était sans aucun doute le plus qualifié pour relever le défi de donner un Paris de Gide dans la collection Le Paris des écrivains, aux éditions Alexandrines. Il retrace les pérégrinations gidiennes qui le conduisirent des premiers domiciles parentaux proches du jardin du Luxembourg au Vaneau final, appartement mythique pour les gidiens, où celui qui avait proclamé haut et fort « Famille je vous hais ! » avait à la fin de sa vie reconstitué une famille assez atypique, mais bien vivante où cohabitaient Marie Van Rysselberghe la Petite Dame, belle-mère imprévue, Elisabeth, sa fille qui permit à Gide d’être père, et son compagnon Pierre Herbart, Catherine Gide et Jean Lambert son mari et leurs enfants… La villa Montmorency, elle, célèbre par son inconfort, qui devait être pour Gide un havre de paix, ne fut guère qu’un lieu de passage où se remplissaient et se vidaient les malles du voyageur. Plus que cette maison si inconfortable où les problèmes de chaudière récurrents font penser à ceux dont Renaud Camus se fait le mémorialiste dans son monumental journal, le château de Plieux se révélant aussi inchauffable que la villa gidienne, c’est Cuverville qui semble bien, loin de Paris, le lieu d’ancrage d’un Gide mari impossible mais attaché à celle qui fut son amour de jeunesse et auprès de laquelle il revient sans cesse. À côté des lieux évidents que sont les musées, les théâtres, Franck Lestringant ne néglige pas les maisons des amis, des éditeurs, ni un Paris moins connu que fréquente Gide, seul ou accompagné, (Ghéon fut, on le sait, avant sa conversion, un bon compagnon de drague), piscines publiques, bains, boulevards où la nuit offre des possibilités de ces rencontres plus ou moins furtives qu’il savait chercher en tous lieux. Lestringant insiste surtout sur quelques épisodes de la vie de Gide pour illustrer ses séjours parisiens, ce qui lui permet d’évoquer des relations pas toujours amicales, avec Cocteau ou Aragon, une pathétique rencontre avec un Oscar Wilde déchu qui viendra mourir assez misérablement dans un modeste hôtel parisien, ou même une séquence de signatures de chèques généreux qui devrait bien mettre fin à cette légende de la pingrerie gidienne. Le dernier de ces épisodes parisiens rappelle la représentation de l’adaptation Théâtrale des Caves du Vatican, une espèce de sacre parisien de Gide avec une soirée de gala honorée par la présence de Vincent Auriol, premier président de la IVème République, de gardes républicains en grand uniforme… Auréolé par son Prix Nobel, André Gide connaît là un triomphe qui n’est pas sans rappeler celui de Voltaire venant de Ferney pour assister au triomphe de sa pièce Irène, avant de rendre, lui aussi, son dernier souffle, peu après : deux écrivains au faîte de leur gloire mourant à Paris après une espèce d’apothéose théâtrale.
Goncourt. Edmond de Goncourt, La maison d’un artiste. La collection d’art japonais et chinois commentée par Geneviève Lacambre, Garches, Édition A propos, 319 p., 29 €. La maison d’un artiste d’Edmond de Goncourt, qui parut en deux volumes chez Charpentier en 1881, était un ouvrage difficile à classer. L’auteur y décrit l’intérieur de sa maison qu’il occupa depuis 1868, d’abord avec son frère, puis seul. Située à Auteuil, cette maison est l’écrin d’une collection commencée sans doute très tôt, alors que les frères Goncourt étaient encore adolescents. La passion de la collection les conduira des dessins et objets d’art du XVIIIe siècle, siècle aristocratique, qu’ils admirent et auxquels ils consacrèrent de si nombreuses études, aux arts asiatiques. Ce sont d’abord les porcelaines chinoises, si prisées déjà au XVIIe siècle, puis les estampes japonaises et tous les objets qui arrivent alors du Japon, comme suite à l’ouverture de ce pays au monde occidental en 1858, que les deux frères accumulent dans leur hôtel particulier. Lors de sa publication La Maison d’un artiste reçu un accueil très favorable de la part des japonisants de l’époque et l’ouvrage fut considéré comme le premier livre de référence publié en France sur les arts de l’Extrême Orient. La collection des frères Goncourt fut dispersée à la mort d’Edmond, qui, contrairement à ses deux éminents contemporains Emile Guimet et Henri Cernuschi ne la légua pas pour faire un musée. En mars 1897 une vente étalée sur six jours permit de recueillir des fonds nécessaires au financement de l’Académie Goncourt. Geneviève Lacambre, qui présente cette réédition de La Maison d’un artiste, s’est lancée dans un minutieux travail d’enquête, basé sur l’analyse du catalogue de la vente et sur celle de l’album photographique personnel d’Edmond de Goncourt, annoté de sa main et conservé à la Fondation Custodia. Son exceptionnelle connaissance des collections muséales lui a permis de retrouver de nombreux objets dans les collections de musées français et étrangers, elle a pu aussi identifier de nombreuses estampes ou recueils d’estampes ayant appartenu aux Goncourt. C’est donc le texte original, allégé toutefois d’assez fastidieuses listes d’objets et de livres, que nous donne cette réédition d’un livre qui fit date, écrit dans une langue magnifique, dont on s’est parfois moqué et qu’une riche illustration permet d’encore mieux goûter. La longue et savante introduction de Geneviève Lacambre resitue parfaitement l’ouvrage d’Edouard de Goncourt dans l’histoire du japonisme dans la deuxième partie du XIXe siècle. À la lecture, de présentation un peu ingrate à vrai dire, de l’édition originale de 1881, on préférera celle de ce beau volume dont Edmond de Goncourt aurait sans aucun doute apprécié les belles illustrations, lui qui a enrichi l’exemplaire de son livre de dessins de sa main. On y retrouvera, en marge des descriptions qui étaient l’objet premier de l’ouvrage, des souvenirs plus intimes, passages émouvants qui montrent qu’Edmond de Goncourt reste ici un écrivain livrant une de ses œuvres les plus personnelles.
Gourmont. Remy de Gourmont, Dialogues des amateurs sur les choses du temps suivi de Nouveaux dialogues, édition de Christian Buat, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de littérature du XXe siècle », n° 22, 632 p„ 2019, 58 €. Remy de Gourmont, avant la Première Guerre mondiale, fut un peu le maître à penser du Mercure de France, revue du symbolisme finissant qui était, avec la Revue blanche, un des organes majeurs de la littérature de l’époque. Le Journal de Léautaud atteste de l’importance qu’il avait alors et Rouveyre, autre figure du Mercure, lui a consacré un livre qui eut un certain retentissement où il le mettait en parallèle et en opposition à Gide, contemporain capital qui s’éloigna du Mercure, où la présence de Gourmont était pour lui un peu trop étouffante, pour créer la Nouvelle Revue Française. Une petite équipe de fidèles, le Cercle des amateurs de Remy de Gourmont, se consacre à faire échapper à l’oubli cet écrivain dont l’œuvre critique et ironique n’a rien perdu de son actualité. Christian Buat, membre actif de ce Cercle animé par Vincent Gogibu à qui on doit l’établissement de la correspondance de Gourmont, a établi cette réédition des Dialogue des amateurs sur les choses du temps, suivi des Nouveaux dialogues. Gourmont publia dans le Mercure des Épilogues auxquels il donna à partir de 1905 cette forme dialoguée. Que son étude sur Rivarol, publiée toujours dans le Mercure de décembre 1905 à janvier 1906, lui en ait donné l’idée à l’instar de la Conversation entre Rivarol, Chamfort, Champenetz et Tilly, ou du Dialogue entre le Comte de Lauraguais et l’abbé Sabatier de Castres, c’est fort possible, mais Gourmont avait devant lui l’exemple de Platon (dans un Épilogue d’avril 1903, il faisait dialoguer Socrate avec le physiocrate Quesnay), de Lucien, de Fontenelle, de Diderot dont les passages les plus enlevés de Jacques le fataliste sont presque des dialogues de comédie. L’entreprise de Flaubert, Bouvard et Pécuchet, est peut-être aussi, avec le thème de la bêtise, une incitation à suivre ce modèle, quand on sait l’admiration qu’avait Gourmont pour son compatriote normand. « J’ai toujours peur de ressembler à Bouvard ou à Pécuchet » dit d’ailleurs M. Delarue à son compère M. Desmaisons, dans le Dialogue XIII. Ce dernier répond : « Flaubert a-t-il voulu créer deux imbéciles ou deux passionnés inconstants et maladroits ? » « Tels qu’ils sont, je les aime » réplique M. Delarue, « je les aime parce qu’ils m’amusent ». Et les deux compères de conclure qu’ils vont relire Flaubert le soir même. Les deux personnages de Gourmont, M. Delarue et M. Desmarais, qui commentent l’actualité et confrontent leurs points de vue, sont sans doute passionnés, inconstants et maladroits, mais la bêtise n’est pas leur fort : ils raisonnent sur tout, dissocient les idées (« c’est faire de l’anarchie » dit Desmaisons), se gardant de conclure, méfiants en diable du grand danger de la certitude. « Sans être des vauriens ni même des cyniques, nous ne nous sommes pas voués au respect des institutions établies, des règles morales et ce qu’il y a d’agréable dans nos discours, c’est que nous revenons toujours à notre point de départ, nous partons du doute et nous revenons au doute ». Partant de ces principes, les deux compères se livrent à une belle entreprise de démolissage d’idées reçues, des préjugés bien ancrés, ne reculant pas devant les paradoxes, avec une belle allégresse. Certains des dialogues, par la vivacité et la brièveté des échanges, sont de vrais dialogues de comédie où l’art de Gourmont bat son plein, qui pourraient faire le succès d’un de ces spectacles qui font, à Avignon, le succès des petites salles du festival off. Gourmont a ses têtes de turc, au premier rang desquelles le Sénateur Béranger, ce père la pudeur qui seul a survécu à l’oubli où sont tombées, il faut bien le dire, beaucoup de cibles des flèches gourmontiennes. Brunetière, Doumic, Gaston Deschamps, le baron Seillère, autorités académiques des années 1901 se font tailler de solides croupières (pour le baron, Lucien Leuwen relèverait de la littérature de cabanon !…). Charles Morice, écrivain bien oublié lui aussi, se fait moquer pour son idée des journées de fêtes humaines, fête de ceci, fête de cela, raille Gourmont qui se gausserait sans doute, de nos jours, de ce ministre de la Culture qui pour fêter la musique a rempli de vacarme et de bruit les soirées jadis paisibles de tant de malheureux citoyens. Si Gourmont, par la voix de ses deux compères, frappe juste et fort la plupart du temps, il faut tout de même introduire ce doute, qu’il prise tant, à propos de certains jugements : que Mathilde Serao, la romancière italienne à qui René de Cecatty a consacré naguère une belle étude, soit inférieure à Georges de Peyrebrune (?) ou qu’Antonio Fogazzaro ne vaille pas mieux que René Bazin sont des affirmations difficiles à partager… Mais laissons le « retors » juger le « reclus ». Lisant le Dialogue du 1er octobre 1905, Gide, dont on sait qu’il n’éprouvait pas pour Gourmont les meilleurs sentiments, écrivait dans son journal : « Comme un fruit d’espalier, Gourmont mûrit. Il perd son âcreté, se parfume, se sucre. Ses derniers écrits sont savoureux (son dialogue du 1er octobre, remarquable). Encore un petit pas vers l’automne, il sera de tous points excellent » et un peu plus tard, « Article de Gourmont sur Rivarol, et excellent Dialogue des amateurs : irritant, exaspérant, mais excellent ». On peut laisser à Gide le dernier mot, bien qu’il aurait peut-être exprimé quelques réserves sur certains dialogues qui, trop liés à l’actualité, et entrant dans des développements parfois un peu pesants, perdent la légèreté, la vivacité qui en font ordinairement le charme. Il faut souligner l’énorme travail d’érudition de Christian Buat, qui a non seulement copieusement annoté les Dialogues en bas de page pour éclairer des allusions qui seraient sans cela incompréhensibles de nos jours, mais encore doté son édition de plus de cent cinquante pages de documents divers comprenant des articles de journaux qui ont inspiré Gourmont, des articles de lui, publiés dans la Dépêche de Toulouse (rassemblés par Mikaël Lugan, autre infatigable gourmontien, mais non recueillis en volume), dans La France (datés par Vincent Gogibu) et les articles de Gourmont signés R. de Bury dans sa chronique Journaux. Un index fort utile complète cette belle édition.
Lacretelle. Anne de Lacretelle, Tout un monde. Jacques de Lacretelle et ses amis, Paris, Éditions de Fallois, 2019, 334 p., 22 €. Le titre l’annonce, il ne s’agit pas ici d’une biographie en bonne et due forme, mais de l’évocation d’un monde disparu, celui dans lequel évolua Jacques de Lacretelle, que le prix Femina mit en lumière en 1922 pour Silbermann, roman qui raconte une adolescence parisienne sur fond de montée de l’anti-sémitisme. Ami de Paul Morand et protégé de Marcel Proust, qui intervint auprès de Jacques Rivière pour obtenir que son premier roman soit analysé dans la NRF, libertin d’origine protestante qui se fera baptiser catholique par amour pour une jeune fille de vingt-cinq ans sa cadette, avec pour parrains Jean-Louis de Faucigny Lucinge et Marie-Blanche de Polignac, et pour témoins à son mariage Henri de Régnier et Abel Hermant, lesquels lui ouvrirent plus tard l’Académie, Lacretelle, on le voit, a fréquenté le Tout-Paris des Arts, des Lettres et de la mondanité. Anne de Lacretelle brosse de son père un portrait qui ne tombe pas dans le culte filial, elle ne cache pas les ombres de ce personnage un peu lointain, qu’elle surnomme Zeus tant il lui apparaissait comme tout-puissant, et écrasant aussi. Si elle effleure parfois son sujet, sur les mœurs d’un père parfois un peu tenté par l’homosexualité, comme le furent dans leur jeunesse Drieu et Aragon (et pas seulement dans la jeunesse, pour ce dernier) elle a l’élégance de gazer, sans toutefois cacher, la soif des plaisirs et des mondanités qui régissait la vie de son père. Devenu, après la guerre, un grand électeur de l’Académie, Lacretelle est au centre d’un aspect un peu particulier de la vie littéraire française, mais on sait bien que le Quai Conti n’a pas un rapport très exclusif avec la littérature. Anne de Lacretelle, si lucide sur tant de sujets et dont les portraits si vifs et les anecdotes enlevées qu’elle nous offre montrent le recul qu’elle peut avoir sur la comédie humaine, semble tout de même un peu égarée par son amour filial lorsqu’elle exprime son regret de ne pas voir les œuvres de son père publiées dans la Bibliothèque de la Pléiade. Naguère, on s’en souvient, l’hypothèse d’y voir publier les romans d’Hervé Bazin souleva une belle polémique qui fit reculer les éditions Gallimard. Il est vrai qu’on a vu, par la suite, quelques écrivains pléadisés qui soulevèrent certains doutes, malgré le succès éclatant des tirages d’au moins l’un d’eux… Mais ce sont les broutilles : personnalité évidente de la scène littéraire, sinon écrivain promis à la postérité, Jacques de Lacretelle restera comme le correspondant de Marcel Proust, et gageons que les quelques lettres échangées entre les deux écrivains seront son plus sûr garant contre l’oubli.
Librairie. Marie-Claire Boscq, Imprimeurs et libraires parisiens sous surveillance (1814-1848), Paris, Classiques Garnier, « Littérature et censure », n° 4, 2018, 464 p., 48 €. Cet ouvrage très précis et très détaillé rend compte aussi bien de l’arsenal légal appliqué à l’imprimerie et à la librairie durant la première moitié du XIXe siècle, que de toutes les opérations conduisant alors du manuscrit au livre imprimé. Mettant à profit des sources très diverses, notamment les Archives Nationales, l’auteure retrace ainsi le destin de nombreux imprimeurs et libraires, ainsi que la carrière de non moins nombreux fonctionnaires, politiciens et préfets de police. Tout comme l’Ancien Régime, le Premier Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet nourrissaient une grande méfiance à l’égard de l’imprimé et de l’écrit en général. Napoléon institua un contrôle que Louis XVIII ne fit que renforcer, avec la loi de 1814 qui imposait l’obligation d’un brevet d’imprimeur ou de libraire, assorti d’un certificat de moralité. De surcroît, un serment de fidélité au gouvernement était exigé, et ce brevet était systématiquement refusé aux ennemis de ce même gouvernement. À Paris (le présent ouvrage, comme l’indique son titre, se limite à la capitale), le nombre d’imprimeurs-typographes était limité à 80, chiffre qui ne variera pas jusqu’en 1870. Un fait nouveau était l’apparition des femmes dans la librairie (20 % des effectifs), qui tenaient souvent des cabinets de lecture, endroits très fréquentés par la petite bourgeoisie parisienne. Autre fait nouveau, vers 1830, l’apparition de l’éditeur au sens moderne du mot (Didot, Gosselin, Barba, Curmer, etc.). On voit par ailleurs que la surveillance s’exerçait moins sur les auteurs que sur les imprimeurs et les libraires. Ce n’est donc pas un hasard si la Révolution de 1830 partira d’une révolte des journalistes et des typographes. La censure était essentiellement politique, religieuse et morale, surtout au théâtre, lequel, souligne Marie-Claire Boscq, « fait peur ». En 1822, Le Vicaire des Ardennes du jeune Balzac sera saisi pour outrages à la religion. Trois ans plus tard, le libraire Barba, qui éditait notamment Sade et Pigault-Lebrun, sera condamné et son brevet lui sera retiré. En 1827, même chose pour Touquet (lequel, par parenthèse, avait publié pas moins de sept titres de Nerval). La répression s’intensifia sous Louis-Philippe : en 1843, le libraire Lemière sera condamné aux Assises à cinq ans de prison (peine finalement supprimée) pour avoir réimprimé La Guerre des Dieux de Parny, ouvrage offensant la religion. Cela n’empêche pas Marie-Claire Boscq de souligner que les condamnations furent cependant cinq fois plus nombreuses sous la Restauration que sous Louis-Philippe. Soulignons enfin la richesse des Annexes, qui reproduisent aussi bien les lois de Napoléon et de Louis XVIII que la liste des femmes brevetées ou des inspecteurs de la librairie, le tarif des peines encourues, etc., ainsi qu’un riche cahier d’illustrations (circulaires, rapports, brevets d’imprimeur), le tout suivi d’une solide bibliographie. Bref, un ouvrage indispensable pour bien saisir tous les dessous de la librairie et de la censure, de Napoléon à 1848.
Michon. Annie Mavrakis, L’atelier Michon, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, « L’imaginaire du texte », 2019, 200 p„ 19 €. En reprenant et en étoffant divers articles parus précédemment – notamment dans les récents Cahiers de l’Herne – Annie Mavrakis se donne pour but de recentrer le propos critique sur ce qui « fait œuvre » dans le travail de Pierre Michon. La minceur du corpus autorise cette démarche, surtout si on la compare à la masse des commentaires qui l’entoure. Ce qui fait œuvre donc, chez Michon, part du lien tendu entre littérature et peinture. Celui-ci n’est absent que du premier livre, Vies minuscules, écrit moins pour tirer les humbles de l’oubli que pour tirer Michon lui-même du néant par l’écriture. Annie Mavrakis voit l’œuvre de Michon comme un polyptyque construit autour de Van Gogh et dans lequel se lit la recherche du « mystère de l’élection » qui fait passer de l’état d’homme à celui d’artiste. À l’étape suivante, dans Les Onze, dernier titre de Michon sur lequel on s’attarde le plus longtemps, Michon cherche à dépasser l’œuvre, « l’œuvre ogresse », oublie l’artiste pour essayer de comprendre le mystère de l’art lui-même. Le parcours critique proposé par Annie Mavrakis est complexe, tortueux, il s’accompagne d’une avalanche de notes pas vraiment digeste, mais on est à l’Université, il convient d’être précis, clinique, froid. Dommage que cela laisse de côté ce qui plaît tant aux lecteurs minuscules de Michon – et que celui-ci, il est vrai, ne porte pas toujours dans son cœur : le style, le souffle, les cascades de phrases et de mots qui font de lui un auteur unique et ô combien précieux.
Oubliées. Éric Dussert, Cachées par la forêt, Paris, La table ronde, 2018, 576 p. 22 €. Éric Dussert est l’historien littéraire des oubliés. Érudit infatigable mais aussi facétieux, il exhume bien des pépites et même quelques trésors. Dans Une forêt cachée (Table Ronde 2013), il ramenait à la lumière 156 écrivains tombés dans l’ombre. Dans Cachées par la forêt ce sont 138 femmes écrivains qu’il rappelle à notre attention. L’exercice n’est pas facile, car le tri fait peut largement prêter à discussion, d’autant que l’extension de la liste à des étrangères rend la notion de popularité extrêmement délicate à déterminer. La curiosité nous a fait choisir dans la table des matières Hortensia Papadat-Bengescu, Isabel Godin des Odonais ou Adèle Hommaire de Hell, Mademoiselle Dionis de Séjour, pour le seul pittoresque de leur nom. La première est une romancière roumaine, influencée par Proust mais si peu traduite qu’elle n’a même pas eu à être oubliée par le public français. La seconde, une Péruvienne mariée à un Français, n’a sans doute pas écrit elle-même le récit de ses aventures par lequel elle accéda à une petite notoriété qui fit que Jules Verne s’en inspira pour son roman La Jangada : huit cents lieues sur l’Amazonie. Que reste-t-il de la troisième, qui écrivit des Mémoires d’une voyageuse 1833-52 (elle avait suivi son mari ingénieur à travers l’Empire Russe) « Hormis son nom magnifique » écrit Éric Dussert… Mademoiselle Dionis de Séjour, elle, reste peut-être comme la jeune prêtresse à qui Voltaire adressa un poulet en mars 1776, et dont le recueil est encore apprécié des bibliophiles grâce aux gravures de Charles-Nicolas Cochin. À côté de ces parfaites inconnues que l’histoire littéraire a plongées dans l’oubli le plus complet, on trouve curieusement quelques « écrivaines » qu’on ne voyait pas victimes de pareille déréliction, Christine de Pisan, Marguerite Audoux, Renée Vivien, Jeanne Galzy, Maria Borrély, Marie Mauron, Christiane Rochefort, pour ne pas parler, car Eric Dussert ne s’est pas cantonné à la littérature française, de Grazia Deledda ou Barbara Pyru. Pourquoi pas alors Elisabeth Barbier ou Elisabeth Porquerol ? Plus curieusement Emma Dante, femme de théâtre qui a souvent occupé la scène parisienne ne paraît pas relever de la catégorie des femmes de lettres oubliées. Fortunée Briquet, qu’Eric Dussert cite à notre avis à très juste titre, a publié en 1804 son Dictionnaire historique littéraire et bibliographique des Françaises et des étrangères naturalisées en France depuis la Monarchie jusqu’à nos jours et elle y répertorie 562 femmes de culture, créatrices, mécènes ou militantes. (On voit que la liste aurait pu s’allonger presque à l’infini). Ce n’est pas la seule à retenir notre attention, le livre d’Éric Dussert abonde en personnalités incroyables, en œuvres originales remises en lumière avec une érudition stupéfiante qui rappelle, a-t-on pu dire, un Charles Monselet ou un Pascal Pia. Rien ne semble échapper à la curiosité de l’auteur et l’attribution du Prix Nobel à Patrick Modiano lui donne l’occasion d’évoquer Betty, la petite-fille de Georges Duhamel, disparue prématurément, qui raconte dans Gare Saint-Lazare ou les ennemis intimes sa relation amoureuse depuis le lycée avec l’auteur de la Place de l’Etoile et en particulier une rencontre à la Frette, où Modiano emmène Betty en visite, « chez un Chardonne égrotant, radotant de vieilles amertumes ». Une ironie légère et un certain bonheur d’expression fait de la lecture des diverses notices picorées au hasard du volume un pur plaisir de lecture.
Senancour. Étienne Pivert de Senancour, Œuvres complètes. Tome I : Les Premiers Ages. Sur les générations actuelles. Énoncé rapide et simple…, édition de Dominique Giovacchini, avec la collaboration d’Anthony Loubignac, préface de Fabienne Bercegol, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du XIXe siècle, n° 61, 2019, 391 p., 42 €. Excellente initiative, que celle des Classiques Garnier d’entreprendre la publication des œuvres complètes de Senancour ! À vrai dire, un tel projet remontait …aux années 1836-1840, et ce devait être Sainte-Beuve et George Sand qui s’en seraient chargés, mais l’affaire échoua lamentablement. Sont à présent prévus douze volumes, avec une importante équipe éditoriale. On pourra ainsi mesurer l’originalité extrême de Senancour, dont l’œuvre – d’ailleurs assez complexe – avait été remise à l’honneur, dès 1966, par la monumentale et admirable thèse de Béatrice Didier L’Imaginaire chez Senancour. Le présent tome I réunit les premiers essais de l’écrivain, au nombre de trois : Les Premiers Ages. Incertitudes humaines (1792, signé Rêveur des Alpes et publié en Suisse), Sur les générations actuelles. Absurdités humaines (1793, Paris [Neuchâtel], signé Rêveur des Alpes), et l’anonyme Énoncé rapide et simple de quelques considérations relatives à l’acte constitutionnel qui doit être proposé à la République Helvétique (Paris, mars 1802, s. e. – regrettons qu’il n’en soit donné ici qu’une description bibliographique incomplète, car ce texte, dont on ne connaît qu’un seul exemplaire, conservé à la Bibliothèque Centrale de Zurich, n’avait jamais été réimprimé). Les deux premiers textes datent d’une période où Senancour était exilé en Suisse, à la fois ruiné et accablé par un mariage malheureux. Dans Les Premiers Ages, il a voulu entreprendre « l’histoire de l’homme » (qu’il qualifie d’« histoire morale métaphysique ») et de lutter contre « l’infâme fanatisme ». Ce faisant, il se livre à des interrogations pascaliennes, « frappé de l’immutabilité des grands plans de la nature, de la force d’immobilité et du perpétuel silence de l’univers ». Mais, plus encore, ce sont aujourd’hui ses considérations sur la destruction de la nature par l’homme qui peuvent nous retenir, par leur caractère réellement prophétique et visionnaire : « Il [l’homme] rasera les bois, l’aliment de tant d’espèces ; il desséchera les lieux aquatiques, nécessaires à des millions d’êtres ; il dépouillera les monts, dont les sommets boisés attiraient les nues pour fertiliser les lieux bas ; alors il s’applaudira, en voyant s’éloigner les orages, et il n’ouvrira pas les yeux sur les plaines voisines, d’abondantes qu’elles étaient, devenues stériles par ses soins. Qui put ainsi dénaturaliser l’homme ? » Il faut, à cet égard, lire dans Sur les Générations actuelles tout le chapitre intitulé Surface de la Terre modifiée par l’homme : « Les anciennes forêts de l’Europe sont maintenant des terres alternativement nues ou couvertes des plantes les plus chétives, destinées aux greniers de l’homme. La vigne va croître au milieu des inondations du Maragnon [l’Amazone], et les hauteurs de la Chine sont changées en marais. […] les végétaux n’ayant à lui [l’homme] opposer ni la défense ni la fuite, c’est sur eux que l’homme a le plus agi. Il a extrêmement multiplié les uns, presque détruit d’autres, transféré ceux-ci et naturalisé dans des climats étrangers, et préféré à ceux-là des variétés accidentelles qu’il leur a substituées. Il a altéré les plantes pour rendre plus abondantes les pulpes des fruits ou les graines, comme il a fait dégénérer tous les animaux, se souciant seulement d’en extraire plus de lait ou de leur faire pondre plus d’œufs. » Qui dit mieux ? L’écologie et le changement climatique annoncés dès 1793 ! On se frotte les yeux devant une aussi stupéfiante lucidité. Certes, dans son Catilina, Salluste se plaignait déjà de voir …a privatis compluribus subversos montes, maria constrata esse (des montagnes aplanies, des mers couvertes de constructions par maints particuliers) ; mais il s’agissait là d’une simple critique des nouveaux riches, tandis que Senancour, lui, anticipait pleinement sur l’écologie actuelle. Il semble même reprendre et orchestrer à l’infini les mots de Salluste, en écrivant : « Voilà donc la terre creusée en carrières, voûtée en mines, aplanie en champs, dépouillée par le labour ; les eaux alignées [canalisées], les végétaux dénaturés, confondus dans des climats étrangers, les espèces animales ou détruites ou asservies. Voici des chaussées dans des marais, les ponts sur des rivières, des villes de pierres au milieu des prairies ou des sables. […] Maintenant toutes les espèces sont sacrifiées à une seule. » D’autres passages montrent l’interdépendance des peuples par le commerce et ce que nous appelons la globalisation. On ne s’étonnera donc pas de voir aussi Senancour s’opposer à l’optimisme des Lumières et combattre la croyance absurde au progrès, tout en proclamant « le néant de l’ordre social ». Disciple de Rousseau (auquel il s’opposera cependant sur certains points), il démontre sans peine les liens qui unissent propriété et oppression. On remarque par ailleurs, dans Sur les Générations actuelles, une sorte de généalogie des croyances, des religions et des lois, qui affirme une conception matérialiste de la nature et de la pensée. L’auteur ne se prive pas non plus, tel un simple Voltaire, d’ironiser sur le clergé et de dénoncer l’erreur de ces chrétiens qui « marchent au ciel par la voie austère de l’abstinence, des flagellations, de la pauvreté, de la chasteté, de la solitude, du silence perpétuel et de toutes les austérités dont la démence humaine se plut à accroître ses misères ». Mais il y aurait beaucoup à dire de Sur les Générations actuelles, qui est un texte fort dense, et dont toute la seconde partie est une évocation très longue et très détaillée des « Opinions particulières des divers peuples », examinant essentiellement les religions des quatre continents. En revanche, l’Énoncé rapide et simple… ne mérite que peu de commentaires : écrit de circonstance, où, comme le note Dominique Giovacchini, Senancour s’oppose à Rousseau, car il craint que la prospérité entraîne une surpopulation qui « déserte les campagnes et vienne s’entasser dans les villes pour s’y pervertir ». L’édition de ces trois textes est très soignée, comportant préface, chronologie, bibliographie, index, et, pour chaque texte, de substantielles introductions. Ajoutons que l’annotation de ces mêmes textes est aussi complète que précise. Seule petite remarque : la Chronologie cite le jugement de Des Granges dans La Presse littéraire sous la Restauration (1907), selon lequel les collaborations de Senancour au Mercure du XIXe siècle sont empreintes d’un esprit « terne, incolore, indécis, imprécis » : c’est à croire que le critique n’avait jamais lu ces articles. Certains sont au contraire d’une telle originalité, que Le langage des fleurs et Songe romantique ont récemment été réédités aux éditions de La Guêpine. Ce premier tome des Œuvres complètes, qui a le grand mérite de mettre en circulation des textes peu accessibles ou même inconnus, vient opportunément nous rappeler que Senancour est loin de n’être que l’auteur d‘Oberman et que son œuvre n’est pas sans réserver des surprises au lecteur. Certains accents en sont même si prophétiques, que nous n’avons pu nous empêcher de multiplier les citations, car nous croyons qu’elles en valent la peine.
Suarès. Antoine de Rosny, La Culture classique d’André Suarès, Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des XXe et XXIe siècles, n° 73, 2019, 877 p., 69 €. Cet épais volume, extrêmement documenté et très précis dans ses analyses, constitue le premier volet d’une série de deux, qui comprend également les Fragments manuscrits relatifs à la culture classique de Suarès, publiés chez le même éditeur par le même Antoine de Rosny et dont nous avons rendu compte dans le précédent numéro de la revue. À sa mort, Suarès laissait une masse énorme de manuscrits inédits, d’un intérêt variable, et parmi lesquels se trouvait toute une série de drames et de poèmes plus ou moins menés à bien. Drames et poèmes occupèrent en effet tout au long de sa vie cet écrivain qui nourrissait la double ambition d’être un grand dramaturge et un grand poète. Le travail d’Antoine de Rosny se propose donc d’examiner parallèlement ces deux productions, en montrant comment s’y reflète toute la culture classique de Suarès. Pour ses analyses et commentaires, il fait appel à la connaissance qu’il possède non seulement de l’œuvre de Suarès et de ses inédits, mais aussi de toute la littérature critique sur l’écrivain. Après avoir rappelé la vision qu’on avait au XIXe siècle de Rome et de la Grèce, l’auteur retrace en détail la formation classique de l’écrivain, dont il souligne qu’elle fut très précoce et très complète. On trouvera ainsi de nombreuses précisions sur les études du jeune Suarès, ses divers professeurs, etc. Sont ensuite étudiées en deux parties chronologiques (1890-1900 et 1900-1940) les «œuvres poétiques et dramatiques d’inspiration antique » – dont les textes sont, redisons-le, publiés parallèlement dans Fragments manuscrits relatifs à la culture classique. Comme le souligne Antoine de Rosny, cette culture classique parfaitement assimilée imprègne très fortement tous les divers projets de Suarès. Malheureusement, c’est peut-être là ce qui en fait la faiblesse, et explique l’échec de tels projets, dont beaucoup n’aboutirent d’ailleurs point. Moins heureux que ses contemporains Giraudoux, Claudel, Gide ou Cocteau, Suarès ne parvint point vraiment à rajeunir les mythes, à leur insuffler une vie nouvelle. Trop souvent, on croit entendre un rhéteur qui déclame. Manque de sens dramatique ? C’est un fait que les drames qu’il rédigea ou ébaucha sont injouables, voire illisibles. Qu’il y ait beaucoup travaillé et que cela ait énormément compté pour lui, c’est absolument indéniable, et il fallait qu’une étude comme celle d’Antoine de Rosny vînt nous le rappeler, avec pièces à l’appui ; mais encore ne faut-il point surévaluer de telles tentatives ni la valeur de tous ces manuscrits inédits. Quant aux textes poétiques, ils ne sauraient être considérés comme des réussites, car beaucoup sont des exercices rhétoriques ou des vers symbolards, parfois bien mièvres. Le drame de Suarès fut en effet celui d’un écrivain exceptionnellement doué, qui connaissait à merveille les arcanes de la création littéraire, mais voulut obstinément être ce qu’il n’était point : un dramaturge et un poète. Et, comme l’indique Antoine de Rosny, l’échec de sa production dans ces deux genres explique sans doute en partie l’acrimonie de ses jugements sur la plupart de ses contemporains. Quoi qu’on puisse dire, il restera comme essayiste, portraitiste, chroniqueur et critique : de là que, par exemple, les pages consacrées ici à son art du portrait ou au voyage en Sicile emportent toute notre adhésion. Plus largement, le travail d’Antoine de Rosny nous révèle dans toute sa diversité le poids de l’héritage classique dans l’œuvre de Suarès, ce qui en constitue un aspect capital en même temps qu’il en marque les limites.
Suarès 2. La couronne littéraire d’André Suarès, sous la direction de Michel Murat, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », n° 172,2017,401 p. 47 €. Le moins connu de la bande des quatre avec Gide, Claudel et Valéry, Suarès fut un des piliers de la N.R.F. d’entre les deux-guerres. Son combat dans les années trente contre les totalitarismes qui allaient entraîner l’Europe dans le désastre qu’on sait ayant perdu son actualité après la libération, Suarès s’enfonça peu à peu dans l’oubli d’où les publications de ses grandes correspondances avec Claudel (1951), Romain Rolland (1954), Péguy (1960), Ronault (1960), Bourdelle (1961), Gide (1963), ne réussirent pas vraiment à le tirer. Yves-Alain Favre par sa thèse, ses rééditions et ses publications d’inédits, et Robert Parienté (auteur d’une biographie à la limite de l’hagiographie et surtout des deux gros volumes de la collection Bouquins, riches en inédits) qui poursuivit son travail ne réussirent pas vraiment à sortir l’œuvre d’André Suarès de l’éclipse qu’elle connaissait. Suarès se voulait et se croyait poète et le ton enflammé de ses écrits leur donne souvent l’allure de poèmes en prose, mais force est de reconnaître que ses œuvres poétiques appellent bien des réserves et que la partie de son œuvre qui mérite de survivre est bien celle du critique, fin connaisseur et brillant défenseur d’une culture européenne qu’il appréciait dans ses diverses manifestations, littéraires, artistiques et musicales.
Sous la direction de Michel Murat sont publiées les diverses contributions à un colloque où de multiples aspects de l’oeuvre de Suarès sont étudiés, et en particulier ses relations avec quelques écrivains, ses contemporains, ou avec des œuvres majeures auxquelles il s’est confronté. Vital Rambaud analyse la détestation de Barrés auquel Suarès s’est constamment opposé avec souvent de belles férocités d’expression. Frank Lestringant rapproche Gide et Suarès qui finiront par rompre, Suarès ayant pris avec moins d’humour qu’Henri de Régnier la vente de ses livres truffés de quelques lettres, en 1925. Jacques Lecarme voit dans Malraux la réalisation du rêve échoué du Condottière. Didier Alexandre, analysant « les écritures en guerre » de Claudel et de Suarès, souligne leur engagement partagé pendant la première guerre mondiale, mais différencie le côté chauvin et haineux de Suarès du point de vue plus tempéré du diplomate, qui, prosélyte infatigable, n’arrivera pas, malgré ses efforts, à convertir le juif Suarès. D’autres contributions sont consacrées à Baudelaire et Rimbaud (et sur ce dernier Suarès s’opposera à Claudel) qui sont, avec Cervantes, des figures tutélaires auxquelles André Suarès peut s’identifier, Don Quichotte lui apparaissant comme sa propre folie héroïque. Divers aspects du style de Suarès, de sa poétique, de sa réflexion esthétique sur la musique en général et Wagner plus particulièrement sont analysés pour approfondir la conception suarésienne de la grandeur qu’il vise. Antoine de Rosny qui a publié le gros recueil d’inédits Fragments manuscrits relatifs à la culture classique (Garnier 2019), intéressant surtout par l’étude de la formation intellectuelle de Suarès, s’est penché sur une partie bien particulière de son oeuvre, le théâtre, domaine où Suarès n’a connu aucune réussite malgré une pratique qui s’est étendue au long de sa vie. Les chroniques de Vues sur l’Europe, que Suarès publia de 1929 à 1935, et qui firent sans doute beaucoup pour la reconnaissance qui était la sienne dans le monde littéraire, font l’objet de deux études : l’une de Michel Jarrety qui souligne sa qualité d’œuvre de combat, que sa nature pamphlétaire rend largement manichéenne et par conséquence assez souvent peu convaincante ; l’autre sous la plume de Michel Drouin, un des artisans de la remise en lumière de l’œuvre suarésienne, qui y voit, au-delà de son aspect de simple pamphlet, une architecture secrète inspirée de la Bible où le juif Suarès pressent les massacres qui vont avoir lieu. L’œuvre de Suarès qui reste présente, c’est bien entendu Le voyage du Condottière. Est-il vraiment moins lisible qu’il l’a été comme nous le dit Pascal Dethurens ? Par-delà ses lourdeurs stylistiques, esthétiques et morales, sa progression « à faire roman », nous dit-il, tire le récit de voyage et la description d’art vers le roman. Roman ou non, ce Voyage, comme un autre plus célèbre, fut un livre qui marqua une génération, qui fut lu avec passion par de nombreux adolescents à qui il donna l’amour de l’Italie. Quelques inédits et une importante bibliographie qui souligne l’activité éditoriale autour de Suarès complètent ce beau volume d’hommages qui ne peut qu’inciter à la lecture ou relecture d’un écrivain trop méconnu.
Patrick Besnier, Jean-Marc Canonge, Catherine Delons, Philippe Didion, Jean-Paul Goujon.