Livres reçus

Absinthe. Aleister Crowley, Absinthe & Cocaïne, édition établie par Frédéric Chaleil, Les Éditions de Paris-Max Chaleii, 2018, 92 p., 14 €. Le mage anglais Aleister Crowley (1875-1947) fut assez célèbre de son vivant pour inspirer le personnage principal du roman The Magician de Somerset Maugham dès 1908 et le film homonyme tiré de ce roman par Rex Ingram en 1926. Crowley a trop voulu embrasser et s’est perdu de vue au fil des signes zodiacaux, de la magie blanche et noire, de la méditation transcendentale, de l’exploration des psychotropes, du bouddhisme, du yoga tantrique ou de l’hypnose, la liste n’est pas close. Féru de symbolisme, il a le culte des signes hiéroglyphiques et tendance à confondre, à son avantage, l’équilibre et l’égalité, la polygynie et la polyandrie, l’amour libre et l’amour soumis à la volonté ou plutôt à sa volonté. Facteur aggravant, ses théories et personnages démontrent sempiternellement qu’un sage, un gourou, un prophète ne sauraient être que masculins et la femme : sorcière, Messaline ou Mélusine, bref démoniaque et diabolique. Certes, Crowley est touchant dans sa recherche obsessionnelle de la félicité, de l’extase et de la béatitude mais trop confit en religion, sataniste ou pas. N’empêche, sa proposition essentielle du Book of the Law [Le Livre de la Loi ] (1904) : Every man and every woman is a star (AL l,3) vise juste même si les traducteurs français hésitent entre « Chaque homme et chaque femme est une étoile » ou « Chaque homme et chaque femme est une star ». Michel Cressole, par exemple, en décrivant dans le journal Libération du 28 juillet 1987, la fascination exercée par le mage sur le cinéaste Kenneth Anger, à l’occasion d’une rétrospective de ses films au Festival d’Avignon, préfère « star » à « étoile ». Au fil de cet article, Cressole évoque la fameuse pochette de Sgt Pepper’s des Beatles sur laquelle Crowley figure discrètement et l’on se souvient que bien d’autres rockers, parfois psychédéliques, ont témoigné de leur admiration envers « Frère Perdurabo » tel le pandrogyne Genesis P. Orridge. Avant eux, Ernest Hemingway évoqua fugitivement Aleister Crowley dans Paris est une fête (1964), la peintresse Nina Hamnet le taxa de pratiquer la magie noire à la grande ire de l’intéressé dans Laughing Torso (1932) ou Man Ray expliqua dans son Autoportrait ( 1963) avoir décliné à Montparnasse son offre de synergie entre la photographie et l’astrologie. Aussi, la lecture de ce recueil au titre imposant Absinthe & Cocaïne et regroupant des textes traduits par Frédéric Chaleil s’annonce-t-elle très alléchante. Le volume refermé, la déception est grande tant ce titre annonce davantage qu’il ne tient. Passons sur l’absence de toute présentation de l’auteur et de toute contextualisation des textes. Il est agréable de lire pour la première fois une traduction française de Absinthe – The Green Goddess, un texte de 1918, essentiellement connu par sa discrète édition en plaquette par un éditeur alternatif américain en 1995. Las, il manque ici, la moitié de ce texte divisé en huit parties sans que cela soit mentionné et peut-être même soupçonné de Frédéric Chaleil. Citons un passage remarquable : « Certes, j’ai déjà beaucoup écrit pour rendre clairement une vanité pitoyable : se peut-il que l’opalescence de l’absinthe ait un lien occulte avec ce mystère de l’arc-en-ciel ? Car, sans doute, un verre insinue indéfinissablement et subtilement le buveur dans la chambre secrète de la Beauté, attise ses pensées jusqu’à l’extase, ajuste son point de vue à celui de l’artiste, au moins dans la mesure où il est capable de tisser pour sa seule fantaisie une robe de gala à l’étoffe aussi colorée que l’âme d’Aphrodite. » Sans doute, ce développement est-il à rapporter à cet autre, extrait de Diary of a Drug Fiend et cité par Dominique Antonin dans son précieux spicilège Un peu d’encre sur la neige consacré à la cocaïne (Lézard, 1997). Crowley s’y livre à un dithyrambe de son expérience de communion sexuelle sous cocaïne dont le coût monétaire le force toutefois à retourner plus souvent que prévu échanger des livres sterling contre des francs à un bureau de change montmartrois. « Je pensais qu’un millier de livres suffiraient à peindre Paris de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; mais à la fin de la semaine les mille livres s’étaient envolées, suivies de mille autres que j’avais obtenues en câblant à Londres ». On ne retrouvera presque plus l’absinthe dans ce recueil mais il n’eût pas été inutile de préciser qu’elle est largement citée dans l’article La Légende de l’Absinthe paru sous le pseudonyme de Jeanne la Goulue [contraction de Jane Avril et de la Goulue] dans le journal The International en 1917, dans la nouvelle Suffer the Utile Children également de 1917 puis dans The Confessions of Aleister Crowley en 1929. Dans ces confessions, Crowley précise même que Absinthe – The Green Goddess est son meilleur essai et Suffer the Utile Children, sa meilleure nouvelle (Conf., 776). Une paille ! Le second texte justifiant le titre de ce recueil s’intitule tout simplement : Cocaïne. Il est paru initialement dans The International en octobre 1917. Maldoror Press en a donné une première traduction française en 1996. Il manque hélas au recueil la mention, en lettres capitales, que ce texte fut rédigé à « New York City, Amérique » et l’avertissement au lecteur signé par le rédacteur en chef de The International que nous reproduisons : « Nous sommes en désaccord sur certains points avec notre collaborateur, mais nous considérons néanmoins cet article comme l’une des plus importantes études sur les effets délétères d’une drogue qui, selon des statistiques de la police, commence à constituer une menace sérieuse pour notre jeunesse ». Puis au petit jeu de la littérature comparée, donnons la première phrase de Cocaïne de la traduction de Maldoror et celle de Frédéric Chaleil. « De toutes les grâces qui se regroupent autour du trône de Vénus, la plus timide et la plus insaisissable est cette vierge que les mortels nomment Béatitude ». « De toutes les grâces réunies autour du trône de Vénus, la plus timide et la plus insaisissable est cette vierge que les mortels appellent le Bonheur ». Au sujet de l’alcool, mentionnons ce court passage de Diary of a Drug Fiend : « On boit de l’alcool depuis la nuit des temps ; et on sait d’instinct que s’il est bon de rincer le cochon, il vaut mieux ne pas aller jusqu’à le noyer » Puis, à propos de la cocaïne, ce moment décrit dans le même livre où l’alpiniste que fut aussi Aleister Crowley s’exclame avoir plus de plaisir à contempler « une petite montagne de neige » de cocaïne que « le mont Blanc ». On trouve ensuite en ce recueil des textes sur les femmes blondes et brunes, la comédienne Eva Tanguay, l’art du Haïku, des portraits de vampires ou plutôt de vamps et une excellente réflexion sur le cinéma d’auteur. À propos de septième art, signalons que le film cité plus haut, The Magician de Rex Ingram assisté de Michael Powell, fut tourné aux Studios de la Victorine à Nice et bénéficia également des contributions d’Alice Terry, Paul Wegener, Firmin Gémier ou du jeune danseur Serge Lifar. Par ailleurs, pour compléter le dossier Crowley et l’absinthe relevons qu’un moyen métrage documentaire de Curtis Harrington The Wormwood Star [L’Étoile Absinthe] dresse, en 1955, le portrait de Marjorie Cameron dont l’œuvre plastique est empreinte de l’influence de Crowley. Enfin, si la nouvelle de celui-ci L’Epreuve d’Ida Pendragon, traduite par Philippe Pissier pour l’anthologie Rêves d’Absinthe et éditée par L’Œil du Sphinx en 2001, ne comprend pas le mot «absinthe», on y trouve néanmoins cette heureuse formule : « L’amour est mon pôle d’équilibre ».

Apollinaire. Franck Balandier, Le Paris d’Apollinaire, Paris, Éditions Alexandrines, 2018, 124 p. 12 €. Ce petit volume s’inscrit dans la collection « Le Paris des écrivains ». Il propose donc de revivre Paris au regard de la biographie de Guillaume Apollinaire, ou plutôt, de revivre la biographie d’Apollinaire au regard de Paris. C’est ainsi un récit fragmentaire qui nous est conté, qui insiste sur l’ancrage géographique et qui tente de faire voir au lecteur les plus belles heures de la Butte Montmartre ou du quartier Montparnasse, tout en laissant de côté les années où le poète fut hors de Paris. Cette biographie commence donc en 1899, au moment de l’installation de la famille Kostrowitzky dans la capitale française, plus précisément dans le quartier de la gare Saint- Lazare. De même, elle laissera de côté les années de la Guerre, préférant peindre l’insouciance de la grande ville, dans laquelle on continue à vivre en ignorant ce qui se passe sur le front. C’est une biographie incomplète, à laquelle on pourra en préférer de plus sérieuses et de plus documentées, mais qui n’a peut-être d’autre ambition que de redonner au lecteur, le temps d’une centaine de pages assez vite lues, un aperçu de la ville qu’a célébrée le flâneur des deux rives. Franck Balandier fait le choix de mettre en lumière quelques moments clés dans la vie du poète, comme le temps de la Bohème rue Ravignan ou l’affaire du vol de la Joconde et l’incarcération qui en découla. Ce faisant, il donne également un aperçu sélectif du cercle d’amis d’Apollinaire, mettant l’accent sur les plus célèbres, le fidèle Picasso, l’étonnant Max Jacob ou le rival Blaise Cendrars. C’est un ouvrage agréable, qui cède parfois à la facilité du lyrisme et cherche à emporter le lecteur dans une douce nostalgie de l’époque. Une fois la promenade achevée, le lecteur, ayant passé un agréable moment, ne reviendra probablement pas à ce livre et lui préférera la biographie magistrale de Laurence Campa.

Apollinaire. Louise de Coligny-Châtillon dite Lou, Lettres à Guillaume Apollinaire. Édition établie, présentée et annotée par Pierre Caizergues, Paris, Gallimard, 2018, 123 p., 12 €. Ces dernières années, le Mal-Aimé n’a pas eu tellement de chance avec ses divers exégètes. Déjà, en 2010, l’édition de Laurence Campa des Lettres à Lou dans la collection « L’Imaginaire » de chez Gallimard s’intitulait « Nouvelle édition revue et complétée par Laurence Campa », ce qui est jouer très habilement sur les mots, car il s’agissait quasiment d’un simple reprint (au sens technique du mot) de l’édition procurée en 1970 par Michel Décaudin dans la même collection avec une substantielle préface, et à laquelle n’avaient été ajoutées que deux lettres, et déplacé un texte (le poème « L’Attente »), dont le même Décaudin suggérait de modifier la date. De surcroît, un très bref avant-propos, un tantinet dédaigneux du travail de Décaudin, prétendait justifier le rôle capital de la nouvelle éditrice. On ne saurait cependant dire que les « lueurs nouvelles » annoncées soient éblouissantes, et encore moins multiples, d’autant que le corpus n’a pas été tenu à jour depuis l’édition Décaudin : manque par exemple la lettre inédite du 20 septembre 1915 passée en vente chez Marc Loliée en janvier 1972 (n° 1158 dans l’édition exemplaire de la Correspondance due à Victor Martin-Schmets). Mais, par un raffinement tout particulier, la page de titre prenait soin d’imprimer en petites minuscules italiques le nom de Michel Décaudin, et en capitales celui de Laurence Campa : à la bonne heure ! Naïve rouerie, habiletés peu subtiles, mais qui ont, faut-il croire, agi sur les âmes impressionnables. Et voici que nous sont offertes aujourd’hui les lettres de Lou à Guillaume, dans une édition de Pierre Caizergues. En frontispice est reproduite la photo d’une jeune femme au bord de la mer, avec cette légende : Lou sur la plage à Ostende avant la guerre. Explosion d’hilarité chez les amis de Michel Décaudin, qui savaient depuis pas mal de temps déjà que sur cette photo figurait non pas Lou, mais une autre Louise : Louise Germain, compagne de Michel Décaudin, photographiée sur la plage de Coxyde, et non d’Ostende. Comme l’indique cependant cette nouvelle édition, photo et légende figuraient déjà dans une plaquette publiée en 1978 sous le manteau « À l’enseigne de l’arc de Nemrod » : Louise de Colignv-Châtillon, Six lettres à Guillaume Apollinaire, présentées par le Dr W. O. Spice. Il s’agit là d’une facétie de Michel Décaudin, dont le gai savoir devrait bien, soit dit en passant, être imité par certains apollinariens patentés se prenant un peu trop au sérieux. Cet O. W. Spice désigne en effet l’universitaire Willard Bohn, qui a retrouvé les six lettres de Lou aux Etats-Unis, et le jeu de mots n’a, Dieu merci, rien de mystérieux : O. Spice de Bohn… Il est donc dommage qu’on n’ait pas choisi pour frontispice une photo assez connue (et reproduite dans un précédent n° de notre revue), montrant Lou s’apprêtant à monter dans un avion et affichant devant l’objectif des rotondités exceptionnelles – ce qui explique certaines de ses pratiques amoureuses préférées. Par ailleurs, la préface de Pierre Caizergues (7 pages) peut sembler un peu hâtive. Par exemple, l’origine des lettres reproduites dans cette édition n’est pas clairement précisée. Il ne nous est pas dit, en effet, où elles se trouvent actuellement, mais seulement qu’un lot de 45 d’entre elles « se trouvait [notons l’imparfait] encore dans l’ancienne collection Apollinaire où nous avons eu la bonne fortune de les retrouver. » C’est là une redondance, car la même imprécision figurait déjà un peu plus haut dans la même préface : « […] la découverte, par nos soins, dans l’ancienne collection Apollinaire, d’un lot de près de cinquante pièces de la correspondance de Lou à son poète […] » Le lecteur n’en saura pas davantage. Aucune précision également en ce qui concerne la véritable identité de l’autre amant de Lou, ce Toutou dont ce n’est point trahir un secret d’État que de révéler qu’il s’appelait Gustave Toutaint. Et, même si la chose est également connue, on aurait peut-être aimé savoir brièvement ce que devint Lou après sa dernière lettre (8 janvier 1916). Une annotation moins sommaire nous aurait aussi davantage précisé quel est ce « projet de bouquin » d’Apollinaire dont il est question dans la lettre du 3 avril 1915 et qui n’était pas des moindres (Ombre de mon amour). Si on lit maintenant ces 45 lettres en suivant la chronologie, on constate que le zénith de passion physique est atteint par les lettres 2 et 3 (début février 1915), et qu’à partir d’avril 1915 (la dernière rencontre est du 28 mars 1915, à Marseille), le ton change : les lettres se font souvent bien plus courtes, et Lou adopte un style excessivement lâché. Les deux amants ne se reverront plus, et Apollinaire souffrira de voir que chez Lou l’amitié a désormais remplacé l’amour. Mais sans doute la flambée charnelle et l’alléluia fustigatoire qui remplissent les deux lettres du 5 et du 8 février 1915 ne pouvaient guère durer. Passée cette exaltation, Lou se révèle frivole, papillotante, enjouée, et ses lettres, très cursives, deviennent de brèves chroniques de ses journées. Elle tonne contre les embusqués, souhaite l’écrasement rapide de l’Allemagne, raconte les bamboches de l’arrière, ses promenades avec Toutou, sa vie à la campagne, etc. Elle avait cependant senti toute la déception d’Apollinaire après leur rupture, et peut-être essaya-t-elle de piquer sa jalousie en lui contant ses flirts divers et simultanés (au moins trois) et en évoquant le souvenir de leurs « fessées ». Mais on sait qu’Apollinaire était alors en correspondance suivie avec Madeleine Pagès, et que, pour lui, la liaison avec Lou appartenait désormais au passé, même – et surtout – si elle continuait de lui inspirer des poèmes. Mises à part les deux lettres susdites, les amateurs d’érotisme torride seront donc déçus. Il est par ailleurs assez piquant de voir les deux correspondants adresser leurs lettres respectives à Toutou, nouvel amant de Lou, qui les leur fait suivre avec zèle. En somme, dans ces lettres, Lou apparaît comme une femme ni très sympathique ni très cultivée, mais à coup sûr très libérée. Que pensait-elle vraiment des poèmes d’Apollinaire ? « Bien joli[s] », « jolis tout plein », dit-elle au milieu de son bavardage. Apollinaire dut éprouver une grande perplexité en apprenant que les vers langoureux qu’elle venait de lui envoyer et qu’il croyait d’elle, étaient en réalité de Sully-Prudhomme. Plus tard, un autre amant de Lou, Paul-Boncour, constatera avec dépit que la littérature ne l’intéressait que faiblement.

Balzac. Balzac contemporain, sous la direction de Chantal Massol, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », n° 329, 2018, 248 p., 29 €. Les flaubertiens vont être jaloux : bien qu’une partie de l’Université travaille intensément à éditer et commenter l’homme et l’œuvre, Flaubert n’a pas le même succès que Balzac auprès des écrivains d’aujourd’hui. Victime de l’appropriation (comme on dit quand on est discursivement correct) effectuée bruyamment par le Nouveau Roman, lequel est totalement enterré désormais, Flaubert survit dans les cercles académiques surtout grâce à Bouvard et Pécuchet, chaudron de sorcière sans fond où aller pêcher de quoi nourrir inépuisablement articles savants et notes de bas de page byzantines. Cela ne change évidemment rien au génie de l’écrivain mais fait de lui peut être autre chose qu’un contemporain. Le collectif édité par Chantal Massol nous semble en fournir la plus éclatante démonstration grâce à onze articles bien fournis. Joëlle Gleize montre ainsi comment Michon entretient avec Balzac un lien à la fois désinvolte, ironique, mais malgré tout déférent et pénétré de plaisir : « la ferveur reste totale ». Attitude différente, selon Anne Roche, chez François Bon (dont on constate ainsi la progressive canonisation : il est désormais de tous les corpus modernistes). C’est le côté tous-terrains de Balzac qui le fascine, par son aptitude à penser – et agir – toutes les mutations de la modernité, et d’abord celles qui affectent l’écriture et l’édition. La littérature fait œuvre de ce qui disparaît et ce qui apparaît : F. Bon est depuis toujours lui aussi posté en éclaireur, là où ça bouge. Pour Christèle Couleau, Houellebecq va encore plus loin puisque, selon ce qu’elle en dit, il en est à carrément « rejouer La Comédie humaine ». Il est bien vrai qu’on entend de plus en plus souvent le nom de Balzac évoqué pour tenter de nommer ce que devient Houellebecq – curieusement quand même, puisqu’il semblerait plutôt qu’il soit en train de refaire Zola et le Naturalisme. Mais Zola n’intéresse plus personne, hormis quelques sectes universitaires moins puissantes que celles qui cultivent Flaubert ou Proust. « Houellebecq prend donc la suite de Balzac dans cette tentative de décrire le monde contemporain », hasarde C. Couleau. On verra bien si Sérotonine va nous offrir un Rastignac de la déprime. Jean Rouaud, selon Hélène Baty-Delalande, s’attache beaucoup à Balzac lui aussi, mais ce serait alors pour tenter d’être, si l’on ose dire, le moins contemporain possible : « anachronisme » et « déphasage » revendiqués. Chez Richard Millet « Balzac est très présent » selon Marion Mas, qui focalise son étude sur la thématique de la filiation, centrale chez les deux écrivains, mais également dans tout le roman contemporain, affirme-t-elle. Ma vie parmi les ombres serait ainsi un livre éminemment balzacien, car « indissociable d’une investigation sur l’identité paternelle ». Ne l’ayant pas lu, nous nous en remettons au jugement de l’essayiste. W.G. Sebald, anglo-allemand, n’est pas du ressort habituel d’Histoires Littéraires mais son œuvre est si puissante, si extraordinaire, que nous ne pouvons que féliciter Chantal Massol de lui consacrer un article dans ce collectif plutôt franco-français. Il est vrai qu’en commentant Austerlitz on retrouve bien Balzac, même si l’ouvrage s’inaugure plutôt en passant par Stendhal, car le personnage d’Austerlitz a en effet tout du Colonel Chabert. D’où le très juste sous-titre de l’article : « une poétique de la revenance » pour décrire ce qui est à l’œuvre dans ce « roman de la mémoire ». Ce riche ensemble d’essais se complète d’un entretien avec Antonio Moresco, d’une lecture par Véronique Bui de Dai Sije faisant de Balzac la lecture chinoise que l’on connaît. Trois articles ajoutent enfin un chapitre cinématographique à l’ensemble : Chabrol (Catherine Dousteyssier-Khoze) ; Rivette (Francesca Dosi) ; Ruiz (Anne-Marie Baron). Index des noms propres, index des œuvres de Balzac mentionnées, résumés.

Beat Génération. Véronique Lane, The French Genealogy of the Beat Génération, Burroughs, Ginsberg and Kerouac’s Appropriations of Modem Literature, from Rimbaud to Michaux, New York and London, Bloomsbury, 2017, 264 p., 14,40 £. On ne le sait pas assez, en particulier en France où sévit une américanophilie inconditionnelle et fantasmatique : les poètes de la Beat Génération sont avant tout des poètes, c’est-à-dire des êtres de culture, même lorsqu’il s’agit d’inventer une contre-culture (justement). L’essai riche, dense et élégant de V. Lane étonnera peut-être, car il montre à quel point la génération Beat a pu aller dans ses lectures et ses admirations bien au-delà d’un Rimbaud pré-beat de caricature. La poésie de langue française et la langue française elle- même, plus ou moins maîtrisée, crée des liens profonds entre Burroughs, Ginsberg et Kerouac. Peggy Pacini avait déjà montré que, lors de son pèlerinage aux sources bretonnes, Kerouac citait sans cesse Balzac, Breton, Céline, Chateaubriand, Hugo, Montherlant, Pascal, Proust, Stendhal, etc. V. Lane en part pour s’interroger sur l’appropriation (le terme est important car il va au-delà des classiques influences) de la littérature française par tout le groupe. C’est dans les textes mêmes, de façon complexe, que Rimbaud – le nom et le personnage – apparaît. Il est même omniprésent chez Burroughs, jusque dans les célèbres cut-ups. Le chapitre sur le Bookmovie (à peu près inconnu) de Kerouac / Wish I Were You étend le champ de l’appropriation au cinéma : Le Quai des Brumes de Carné y joue un rôle essentiel. Cinéphiles, c’est aussi ensemble que Kerouac et Burroughs avaient vu Le Sang d’un poète, parmi de nombreux autres films français de Carné ou de Renoir. Un troisième chapitre intitulé « Kerouac’s Humanism : From Céline and Dostoevsky to Proust » rappelle que Kerouac avait proclamé vouloir écrire comme Céline, dont il s’approprie pour de bon le style, selon V. Lane, dans On the Road, pour finir par se prescrire la lecture de Proust (« old man Proust ») comme remède pendant une maladie, mais pour faire du « running Proust », au présent et non au passé. Un quatrième chapitre concentre l’attention sur Burroughs, sous l’angle queer- « from Gide to Cocteau ». Deux références décisives pour lui, mais à peu près totalement ignorées des chercheurs et que V. Lane met en lumière avec force pour la première fois. De même pour ce qui est (quoique moins marqué) de la place d’Apollinaire dans l’imaginaire littéraire de Ginsberg et dans l’écriture de son chef-d’oeuvre Howl, tout aussi important pour lui que Whitman. C’est ainsi qu’elle relit ce que dit Ginsberg dans un poème de sa visite à la tombe d’Apollinaire au Père-Lachaise, le jour d’un passage en France d’Eisenhower. C’est encore Artaud et Genet que s’approprie le poète dans différents textes, dans son effort délibéré pour s’instituer comme un écrivain majeur. Une lettre à Hollander l’expose avec clarté et pointe en outre le fait que beaucoup d’éléments du tissu littéraire dont il élabore son œuvre n’ont pas été notés, à commencer par St-John Perse. Quant à Burroughs, c’est encore un lien bien plus profond qu’une vague « Influence » que V. Lane repère avec Michaux en traitant de « Burroughs’ Mugwumps and Michaux’s Meldosems » dans un dernier chapitre. Son ambition était de faire voir dans le détail comment l’amour de la littérature française soutient l’entreprise des poètes de la Beat Génération alors même qu’ils construisent une œuvre en rupture avec la littérature de leur temps dans leur propre langue. Ambition largement accomplie. Cet essai original et profond se complète d’un index thématique très développé qui permettra une lecture transversale pleine de découvertes potentielles.

Blanche. Jacques-Emile Blanche, Le cabinet du docteur Blanche, Bordeaux, L’éveilleur, coll. « Point de fuite », 2018,180 p., 9.50 €. Joli petit livre incluant des illustrations, comme des visages d’aliénés par Gabriel (1823), des portraits de la famille Blanche, et des vues dessinées ou photographiques du quartier des cliniques des docteurs Blanche (Esprit Blanche, puis son fils Émile, père du peintre Jacques-Émile Blanche, le « peintre-écrivain, comme on l’a surnommé, et auteur de ces lignes). Jacques-Émile Blanche fut un peintre à succès au tournant du XIXe vers le XXe siècles, et on lui doit notamment le seul portrait à l’huile de Marcel Proust. Son autobiographie romancée Aymeris est non seulement un des tout premiers livres de peintre, mais traduit une plume élégante qui donnera aussi de précieux souvenirs sur les contemporains de l’auteur dans d’autres ouvrages. Les présents fragments sont tirés de quelques publications étalées sur les années 1920 et de souvenirs inachevés, parus en 1949 après la mort de l’auteur sous le titre de La pêche aux souvenirs. La lecture est certes agréable, mais le titre est en fait plutôt trompeur, car on en apprend surtout sur l’enfance et l’adolescence de l’auteur, alors que la description de la pratique de ses docteurs de père et grand-père est maigrelette. On croise parfois un pensionnaire, dans un couloir ou même à la table familiale, mais ceux qui voudraient s’éclairer sur l’intimité des cabinets médicaux de cette époque resteront sur leur faim. Ces bribes autobiographiques ont un parfum suranné fort plaisant, mais l’annonce de couverture qui fait miroiter la présence de Nerval ou Maupassant, de Berlioz ou Baudelaire, de Renan ou Corot, ou encore de Manet ou Fantin-Latour paraît rétrospectivement bien aguicheuse, et hélas sans fondement.

Chiflet. Jean-Loup Chiflet, «Je n’ai pas encore de titre». 50 ans d’édition, Paris, Plon, 2017, 323 p„ 18,90 €. Les clowns ne sont bons qu’en intermède ; comme fond de spectacle, Ils lassent, fatiguent vite, et finissent par énerver. Ce livre se présente comme les mémoires d’un humoriste professionnel, ou qui se veut du moins tel. L’inspiration semble lui avoir fait parfois défaut, puisqu’il s’est vu obligé de rajouter au début, en Interlude, 40 pages de textes anciens de lui, et, à la fin, les 72 pages de son J’ai un mot à vous dire, paru en 2002. Soit 112 pages de réchauffé sur un total de 323. L’auteur nous livre par ailleurs tout un chapelet d’anecdotes concernant ses rencontres et les fréquents voyages qu’il fit pour acheter les droits d’écrivains étrangers (ainsi, les Mémoires de Mohamed Ali, d’un intérêt prodigieux, nul n’en doute). Certaines anecdotes, par exemple en Suède et en Finlande, n’ont absolument aucun intérêt, sauf évidemment celui d’augmenter la pagination. Congrès, réceptions, Salons du Livre, dîners en ville, innombrables rencontres, invitations en tout genre, voyages en Concorde : nous avons vraiment affaire à un personnage, à la fois très parisien et international. « L’accueil chaleureux dont je bénéficie partout », dit-il en se rengorgeant. « Je suis reçu comme un ministre… » « Mon physique de jeune premier…» « Kollek nous accueille chaleureusement au milieu d’un aréopage d’intellectuels brillants du monde entier»… Au passage, cet aveu inattendu : «Je me sens inutile et j’ai envie d’agir ». Et, pendant qu’il y est, il consacre p. 229 une rubrique à sa propre fille, dont il juge indispensable de nous apprendre – ce dont nous nous fichons comme un canard d’une paire de bretelles – que « ses deux filles sont nées pendant des salons du livre » [sic]. Bien entendu, la plupart des éditeurs et écrivains évoqués dans l’ouvrage sont charmants, et leurs livres, tous remarquables. Toutefois, si Chiflet salue au passage « l’incontournable Frédéric Beigbeder» et le « brillant éditeur » Éric Naulleau, il n’est pas dupe du succès planétaire d’un Paolo Coelho et de ses livres fumeux et pleins de vent, destinés à des adolescents retardés. Comme éditeur, il ne paraît point avoir publié d’œuvres impérissables d’autres écrivains, ce qui n’est pas autrement grave, et les trois pleines pages serrées de son « Du même auteur » feraient dire aux mauvaises langues qu’il s’est surtout publié lui-même. Pour le reste, c’est de la plaisanterie sans trêve ni répit, à propos de tout et de rien. Et cela se veut drôle, du titre même du livre, Je n’ai pas encore de titre, jusqu’à son dernier chapitre, superbement intitulé Je n’ai pas trouvé de fin. Malheureusement, n’est pas Alphonse Allais qui veut. Ni même Pierre Dac qui veut.

Dictionnaires. Giovanni Dotoli, Histoire des Dictionnaires de littérature française, Paris, Hermann, 2018, 140 p., spm. L’amour des Lettres commence souvent par celui des dictionnaires. Dans le cas de Giovanni Dotoli, il faut plutôt parler de passion. Son petit essai (curieusement annoncé à 140 pages par le communiqué de l’éditeur, il en fait plutôt dans les 170, plus de nombreuses pages blanches terminales), à la fois formidablement érudit et tout à fait personnel, révèle une ardeur effervescente pour son sujet, qu’il ne dissocie pas de l’amour de la littérature en général. C’est sur un ton souvent lyrique que ce grand universitaire italien spécialiste de littérature française livre une synthèse de ses connaissances et de ses perspectives sur le passé et l’avenir de ces bizarres machines à hybrider ordre et désordre que sont les dictionnaires, plus spécifiquement les dictionnaires de littérature française. Un bref tableau de ce qu’il en est pour d’autres littératures aurait apporté un élément comparatif intéressant – ce sera peut-être un des objets du vaste programme de recherche que G. Dotoli appelle de ses vœux. Pour l’heure, il a voulu faire dense, bref et rapide (au prix de quelques négligences : Vapereau rebaptisé Georges, le Bouvard de Flaubert devenu Buvard – ce qui ne manque d’ailleurs pas de sel et aurait ravi Gustave qui n’y avait peut- être pas pensé). Toujours est-il que, comme G. Dotoli le fait observer, une histoire des dictionnaires de littérature française n’existe pas ou à peu près pas. Il ne s’agit donc pas ici de combler d’un coup cette lacune (malgré le titre de l’ouvrage), mais de fournir les premiers éléments d’un balisage de l’énorme champ à arpenter – et l’apport est en soi déjà monumental. Un très bref chapitre évoque la «Naissance» du genre, avec 1770 comme repère capital, puisque c’est alors qu’apparaît pour la première fois la formule « dictionnaire de littérature », chez Antoine Sabatier de Castres. Suit un chapitre plus fourni sur la « Typologie » (dictionnaires par siècle, par auteur, etc. – à noter que les ouvrages sur les « auteurs femmes » sont nettement moins rares qu’on ne pourrait le croire). Un chapitre de quelques pages intitulé « Vertige » exprime le saisissement devant l’énormité de la matière et sa complexité, reprenant d’ailleurs le titre de la collection où paraît l’ouvrage (« Vertige de la langue », dont une bonne partie est due à G. Dotoli). Quelques « Exemples » sont ensuite examinés de plus près : dictionnaires consacrés à Montaigne, Baudelaire, Rimbaud, Char, aux XVIIe et XXe s., etc, Le chapitre « Littérature en dictionnaire » prend les choses d’un peu plus haut et examine rapidement quelques aspects plus théoriques de la question. G. Dotoli y dit bien que ce qui l’intéresse, « c’est le processus de mémorisation, de stabilisation via le dictionnaire ». La question est d’importance et ne concerne pas que les bibliophiles maniaques affectés de perversions rares. En effet, « la dicomania triomphe partout » et le XXe s. est plus véritablement que le XIXe le « siècle des dictionnaires », mais de façon totalement éclatée, au rebours des entreprises comme celles de Larousse ou de Littré. « Désormais, le dictionnaire de la littérature française s’autoconstruit aussi » et « nous pouvons tous être wiki » pour y collaborer (p. 86). Ainsi, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, G. Dotoli est-il à fond partisan de l’encyclopédisme virtuel, « à exploiter à fond ». Se souvenant qu’il est aussi poète, il s’exclame dans un dernier chapitre au titre qui pourrait être hugolien, bien qu’il cite Rimbaud, «Avenir» : « Éternité de la littérature et de sa parole, distribuée par le marquage de ses noms illustres et de ses mots clés. Vaste espace de la mer, et du soleil et de la parole. » Abondante bibliographie, évidemment, avec index des noms cités. Des reproductions de pages de titres de dictionnaires sont également là, mais plus pour faire du volume que pour l’information véhiculée.

Flaubert. Steve Murphy, Complexités d’Un cœur simple, Genève, La Baconnière, 2018, 397 p., 20 €. Après Verlaine et Rimbaud, voici que Steve Murphy accroche un nouveau portrait à sa galerie d’écrivains du XIXe siècle. La tension qu’indique le titre de cette étude en dit long sur la difficulté de l’entreprise: une lecture simple d’Un cœur simple est-elle possible? Pour le savoir, il faudrait pouvoir se glisser dans l’esprit d’un lycéen qui lirait Flaubert pour la première fois et recueillir ses impressions, mais comme l’auteur, de son aveu propre, appartient à « la populace si compliquée des commentateurs », c’est à une relecture savante qu’il nous invite. En une quinzaine de chapitres qui suivent globalement le fil narratif de l’œuvre, l’exégète passe donc en revue les situations, décors et personnages qui composent l’univers d’Un cœur simple, réservant le meilleur pour la fin, à savoir les figures énigmatiques de Félicité et de son perroquet Loulou. De son enquête à Pont- l’Évêque, Steve Murphy rapporte ainsi une impressionnante moisson d’informations et d’hypothèses de lecture plus stimulantes les unes que les autres, tant il a l’art, dans un style alerte et précis, de faire parler les détails, d’interroger les blancs du texte, d’en déplier les potentialités et de rendre leur éloquence à ces vies imaginaires et souvent silencieuses – à commencer par celle de Félicité – que nous propose Flaubert dans sa nouvelle. Ce faisant, Steve Murphy montre bien que l’apparente simplicité du conte s’inscrit dans une économie de la suggestion où le rôle de l’exégète consiste à lever la part d’implicite, notamment socio-historique ou psychologique, que recèle le texte pour donner sens à ce qui pourrait, à première vue, paraître accessoire ou incongru, à réactiver des liaisons d’idées qui ouvrent des circuits de lecture inédits au sein des œuvres de Flaubert, notamment Madame Bovary et L’Éducation sentimentale. Chaque micro-lecture est aussi l’occasion de procéder à des réévaluations ou des ouvertures en matière herméneutique ; le chapitre VII consacré au baromètre de Madame Aubain et à la notion d’effet de réel apparaît ainsi exemplaire d’une démarche constamment réflexive dont les enjeux dépassent la seule relecture d’Un cœur simple. Au terme de ce parcours vivifiant de bout en bout, on aura compris que les complexités d’Un cœur simple renvoient à celles de Flaubert lui-même et qu’il ne saurait être question de s’en tenir à une interprétation uniment ironique ou pathétique de la vie de Félicité : l’œuvre constitue bel et bien un hommage rendu à la noble résilience d’une femme simple sans perdre de ses pouvoirs de corrosion vis-à-vis d’une société maltraitante.

Fondane. Benjamin Fondane – Remy de Gourmont. Questions d’esthétique. Dossier constitué par Agnès Lhermitte et Vincent Gogibu. Dossiers de la Nouvelle Imprimerie Gourmontienne, n° 2, Paris, Cargo, 2018, 277 p., 20 €. Publication d’un grand intérêt, car elle fait mesurer toute l’importance que pouvaient avoir à l’étranger l’œuvre et la pensée de Remy de Gourmont dans le premier quart du XXe siècle. En l’occurrence, il s’agit ici de la Roumanie, où l’auteur du Livre des Masques trouva, dans les années 1918-1922, un lecteur privilégié en la personne de Benjamin Fondane. Ce volume comprend ainsi trois études sur Fondane et Gourmont, ainsi qu’un choix de treize textes, traduits du roumain, du premier sur le second. Disons-le d’emblée, il s’agit d’un travail d’ampleur, solide et d’une grande érudition, notamment en ce qui concerne la littérature roumaine de l’époque. Les études d’Agnès Lhermitte et d’Aurélien Demars sont remarquables, tout comme toutes les notes en bas de page. Comme le souligne Vincent Gogibu dans sa préface, « grâce à Fondane, Gourmont se voit offrir une postérité au tournant des années 1920 ». Il est vrai qu’après sa mort en 1915, son influence avait décliné en France, en partie sous l’influence de son rival Gide. Sur Fondane, l’empreinte de Gourmont fut profonde, mais elle ne dura guère après 1922-23, et cette influence, combattue par celle de Gide, sera ensuite relayée par celle de Chestov. Il n’empêche qu’à son arrivée à Paris en 1923, l’écrivain roumain sera un temps hébergé par Jean de Gourmont dans l’appartement de son frère Remy, pour y faire office de bibliothécaire : tout un symbole. Mais c’est en Roumanie, et dès 1918, qu’il avait commencé à publier dans des revues roumaines divers textes témoignant de l’influence de Gourmont. À ce sujet, Agnès Lhermitte écrit qu’il eut probablement connaissance des textes de Gourmont grâce à la revue du Mercure de France. Certes, mais il ne faut pas oublier qu’à l’époque comme jusqu’à la seconde guerre mondiale, les livres français circulaient beaucoup en Roumanie et qu’on pouvait se les procurer aisément à Iasi ou à Bucarest, et donc que Fondane aura fort bien pu se faire prêter des volumes de Gourmont par tel ou tel ami, sans parler des bibliothèques publiques. Même si les trois premiers des treize textes sur Gourmont ne roulent point vraiment sur celui-ci, l’ensemble montre à quel point Fondane l’avait assimilé en profondeur, accordant notamment une certaine attention à son symbolisme, ce qui peut s’expliquer par l’influence assez tardive que ce mouvement avait alors en Roumanie. Toutefois, il prit soin de distinguer nettement Gourmont artiste et Gourmont critique, pour s’attacher surtout au second. En effet, et même si l’on peut être sensible au charme de poèmes comme Simone, il n’est pas interdit de les qualifier comme le faisait Léautaud : « Curieux. Un point, c’est tout. » Fondane le reconnaîtra d’ailleurs lui-même : « Gourmont n’est pas un vrai poète ». Un certain nombre de textes de Fondane sur Gourmont furent réunis par lui dans son livre (en roumain) Images et livres de France, publié en 1921 à Bucarest et illustré de dessins d’André Rouveyre. Il s’agit là d’une « sorte d’écho et de prolongement » (Agnès Lhermitte) des deux volumes du Livre des Masques de Gourmont, où ce dernier se trouve exalté comme « corrupteur de valeurs », mais aussi « créateur de valeurs esthétiques ». Fondane finira par saluer en lui « un moraliste » – un moraliste de la morale du plaisir, précisera-t-il. Au total, conclut-il, « Gourmont résume la totalité de la culture européenne » : jugement qui peut nous étonner aujourd’hui, mais qui était parfaitement valable en Roumanie dans les années 1920, et qui retrouvera peut-être, qui sait, toute sa pertinence dans un avenir plus ou moins proche de nous. Nous avons dit plus haut à quel point les études critiques d’Agnès Lhermitte et d’Aurélien Demars étaient documentées et précises, nourries comme elles le sont directement aux sources roumaines. Ajoutons que la même Agnès Lhermitte consacre aux revues roumaines auxquelles collabora Fondane un travail de présentation et d’analyse où brillent les mêmes qualités et qui nous fournit des informations de première main extrêmement précieuses, car de telles publications sont soit inconnues soit fort peu connues en France. En appendice se trouve transcrit un chapitre inédit de la première version (1925) du Faux Traité d’esthétique de Fondane, « Idée de l’originalité », où sont récusés certains principes de Gourmont. Autant dire que ce volume, illustré ça et là de petites photographies évocatrices, constitue un dossier extrêmement complet. Il en ressort un Gourmont « grand excitateur d’idées » (selon la dédicace portée par Léautaud sur son exemplaire du Petit Ami). Auparavant, le premier dossier du CARGO (Cercle des Amateurs de Remy de Gourmont) nous avait déjà offert une somme sur Berthe de Courrière. Longue vie donc au CARGO et à la Nouvelle Imprimerie Gourmontienne !

Gide Malraux. Jean-Pierre Prévost. André Gide André Malraux. L’amitié à l’œuvre, Paris, Gallimard, Fondation Catherine Gide, 2018, 247 p. 35 €. L’auteur de cet ouvrage, réalisateur et scénariste de cinéma et de télévision, travaille en tant que commissaire d’expositions pour la Fondation Catherine Gide ; c’est bien ici en effet un montage ou une mise en scène qu’il présente dans ce très beau livre. Son intérêt pour les liens qui unissent André Gide et André Malraux ne sont d’ailleurs pas récents puisqu’une première publication en 2012 d’un ouvrage intitulé A. Gide A. Malraux 30 ans d’amitié, reprise en 2014, semble préfigurer celle de 2018. La préface, confiée à Peter Schnyder, troisième mari de Catherine Gide, président de la Fondation Catherine Gide, professeur à l’université de Mulhouse, spécialiste de la littérature du XIXe et du XXe siècle, authentifie le sérieux de ce livre très documenté. Le rapprochement voulu entre deux auteurs majeurs du XXe siècle, en dépit de leur différence d’âge – Gide est de trente ans l’aîné de Malraux – n’est pourtant pas artificiel. Il est vrai, comme le souligne Jean-Pierre Prévost, que ces deux membres éminents de la N.R.F. ne pouvaient éviter de se rencontrer, Gide en tant que fondateur dès 1908 de la N.R.F. et Malraux comme éditeur Aux Aides d’une édition de luxe du Roi Candaule de Gide. Les liens qui les unissent sont analysés uniquement d’un point de vue factuel et étayés par un grand nombre de documents. L’ouvrage s’attache à distinguer méthodiquement les points de rencontre entre la pensée et la vie des deux auteurs. Chaque affirmation est soutenue en effet par la présentation de documents iconographiques qui la rendent indiscutable. La composition de l’ouvrage, rigoureuse, présente en trois parties parfaitement symétriques l’évolution des relations Gide / Malraux, tantôt proches de 1923 à 1932 dans la première partie : Une amitié parles livres, puis vouée à un projet commun dans la deuxième partie qui englobe les années 1933 à 1939, Compagnons de route où la montée du fascisme et le développement du communisme unissent leur voix, et une troisième partie de 1940 à 1976 où s’évalue : Le destin d’une amitié. Chaque partie est annoncée par une page sépia sur laquelle s’inscrit le titre couvrant les années concernées, suivie au verso d’une photographie de l’auteur qui domine la période. Ainsi se succèdent Gide et Malraux. L’ordonnancement de la présentation évoque une exposition ; un cartouche en haut de page annonce ensuite l’intérêt de la période ; il est suivi de photographies ou documents issus souvent des Cahiers de la Petite Dame, Maria Van Rysselberghe, du Journal d’André Gide, de correspondances ou de coupures de journaux; ces nombreux témoignages, souvent inédits, constituent réellement l’intérêt de ce beau livre. Après avoir souligné dans les premières pages une similitude de destins : absence de père, entourage exclusivement féminin, éducation chaotique, première publication dès vingt ans, goût des voyages, J.P. Prévost met en parallèle l’identité de leurs préoccupations majeures : tous deux sont hantés par l’idée de la mort et envisagent également l’art comme un anti-destin. Le rôle de l’aîné est mis en valeur par la reprise d’une expression d’André Rouveyre dans les Nouvelles littéraires où Gide apparaît comme « le contemporain capital ». Présenté comme « un directeur de conscience », rôle qu’il refuse, il est bientôt loué comme chantre de la liberté et de la joie. Articles et lettres témoignent de l’admiration de Malraux. Leurs voyages, – du Gabon au Congo en passant par le Tchad et le Cameroun en 1924/25 pour Gide, l’Indochine en 1923/24 pour Malraux-, les conduisent à un même constat. Des ouvrages célèbres comme Voyage au Congo, Retour du Tchad ou La Condition Humaine se révèlent comme de véritables campagnes politiques menées contre les entreprises concessionnaires dans ces pays. La sévérité de leur constat est ironiquement tempérée par les photographies qui les accompagnent: Gide et Dindiki, Malraux et un de ses chats… Après son retour d’Indochine, grâce aux soins de ses nombreux amis, Malraux peut s’adonner à sa passion en se consacrant aux publications de sa propre maison Aux Aides, qui le conduiront à entrer chez Gallimard comme directeur artistique. Gide lui confie alors l’édition de ses œuvres complètes, réalisée entre 1932 et 1939, ce qui entraînera de nombreux échanges entre les deux écrivains ; fac- similés de lettres, billets et multiples documents prouvent leur proximité ; l’enthousiasme de Gide pour le talentueux et brillant Malraux est ainsi corroboré. Dès 1928, Malraux a aussi entrepris un Tableau de la littérature française dont la préface a été confiée à Gide, ainsi qu’un article sur Montaigne. En 1931, Malraux prend en charge la Galerie de Gallimard où seront exposés de nombreux objets rapportés de ses voyages en Orient. Chaque événement est certifié là encore par une reproduction de lettre, de billet ou de carte postale, témoins de ce travail mené en commun. La vie intellectuelle de ces années-là apparaît ainsi vivante et foisonnante. La participation de Malraux aux Décades de Pontigny en confirme l’intérêt. A côté d’une vie sentimentale agitée que de nombreuses photographies viennent illustrer, à Pontigny ou rue Vaneau, c’est l’engagement des deux auteurs contre la montée du fascisme qui est mis en valeur dans la deuxième partie. Tandis que Malraux reçoit le prix Goncourt en 1933, il se préoccupe de l’accueil d’Albert Einstein en France. Même attitude commune pour les prétendus incendiaires du Reichstag qui les conduit à Berlin pour demander la libération de Dimitrov. Le voyage, sans suite, puisque la rencontre ne peut avoir lieu, le ministre de la Propagande, Goebbels étant à Munich, est confirmé par des coupures de presse et la reproduction de la lettre signée conjointement par les deux auteurs. C’est ensuite leur engagement commun dans le communisme sans adhésion formelle mais dans le souci de s’élever contre Hitler. Tous deux iront à Moscou, mais tandis que Malraux rencontrera Gorki avant de partir en Sibérie avec Clara, Gide arrivera pour présider aux côtés de Staline le 20 juin 1936 les obsèques du grand écrivain russe. Les conseils de Malraux avaient tempéré l’enthousiasme de Gide qui a pu préciser que « la littérature n’est pas au service de la Révolution », au Congrès de Moscou. Son voyage lui dessillera complètement les yeux et annonce déjà ses réserves. J.P. Prévost met en parallèle une démarche commune, reflet de réactions similaires. Des photographies, des fac-similés de documents illustrent cette période particulièrement sensible. De même que les deux écrivains, révoltés par la misère où étaient maintenues les populations autochtones en Indochine ou en Afrique et ont dénoncé l’attitude condamnable des compagnies concessionnaires, tous deux ont été tentés par le communisme où ils croyaient lire enfin la promesse d’une meilleure société. Des réticences se font jour rapidement et apparaissent avec la publication de Retour de l’URSS et sont renforcées avec Les Retouches à mon Retour de l’URSS, de Gide, publiées en 1936/1937. L’activité de Malraux est alors incessante, il s’apprête à s’engager en Espagne où il dirige L’Escadrilla España. Soutenu par Gide lors du décès accidentel du journaliste Delaprée, il bénéficie toujours de son admiration. Cependant Gide s’interroge sur l’attitude de Garcia dans L’Espoir. Il pose nettement la question, dans son Journal, d’une fin portée par un idéal qui ne peut, à ses yeux, justifier de moyens moralement indéfendables. La troisième partie : Le destin d’une amitié couvre les années de guerre et s’étend jusqu’à la mort de Malraux en 1976. Là encore, le début de la guerre semble rapprocher les deux écrivains qui se sont réfugiés dans le sud de la France. Ces rencontres sont authentifiées par des photographies prises tantôt à La Souco tantôt à La Messuguière. La Petite Dame, observatrice privilégiée, révèle dans ses carnets sa prescience du destin de Malraux ; elle l’a souvent accueilli rue Vaneau et l’abritera encore pendant la guerre. Ses Cahiers révèlent les activités parallèles de Pierre Herbart et de Malraux dans la Résistance. Mais Gide s’est éloigné, d’abord en Tunisie puis en Algérie où il rencontrera le Général de Gaulle : le projet d’une revue dirigée par Gide pour contrebalancer l’influence de la N.R.F. tenue par Drieu la Rochelle est évoqué mais restera sans suite. Sur les conseils de son ami Roger Martin du Gard, il restera éloigné de la France jusqu’au mois de mai 1945. A Alger, Gide parrainera la revue L’Arche fondée par Jean Amrouche. Les activités de Malraux dans la Résistance sont évoquées, d’abord en Corrèze, puis dans le Lot avant la fondation de la Brigade indépendante Alsace-Lorraine, tandis qu’il vit de terribles tragédies personnelles. Après la guerre, J.P. Prévost évoque le destin politique de Malraux. Encore des témoignages, des échanges épistolaires entre Malraux et Gide sur la publication de leurs œuvres respectives, La psychologie de l’art pour Malraux ou Thésée pour Gide : leur préoccupation essentielle reste l’esthétique des œuvres qui se doivent avant tout d’exister en tant qu’œuvre d’art. Le 13 novembre 1947 le Nobel de littérature est attribué à André Gide. Malraux l’en félicite et entrera de son côté de son vivant dans La Pléiade. Avec la mort d’André Gide le 19 février 1951 se clôt l’œuvre de celui qui voulait avant tout « manifester». Le silence de Malraux à ce moment-là apparaît comme le refus de reconnaître celui qui était essentiellement tourné vers l’individualisme alors que Malraux, lui, s’engageait résolument dans l’Histoire. Comme Roger Martin du Gard, André Malraux se récuse pour préfacer l’édition de la Pléiade des œuvres de Gide, charge qui reviendra à Maurice Nadeau. Cependant, en 1973, c’est bien Malraux qui préfacera Les Cahiers de la Petite Dame, chronique de cette époque. C’est finalement, peut-être, l’obsession de Gide comme de Malraux pour la littérature envisagée comme œuvre d’art qui les rapproche le mieux. La réussite de ce livre réside dans le souci des auteurs – Jean-Pierre Prévost est épaulé, en effet, par une équipe de spécialistes comme Anne Lagarrigue, Marie-Noëlle Ampoulié, Eric Legendre – de présenter de nombreux documents, souvent inédits, qui font l’intérêt de ce livre, et de fournir ainsi le reflet d’une époque où le rôle de Gide était souvent mal connu et plus ou moins occulté par le tapage d’écrivains moins scrupuleux. Il apparaît ici en pleine lumière et parfaitement justifié, tant dans ses engouements que dans ses retraits. L’échange constant des deux hommes apparaît comme un compagnonnage dans l’engagement qu’il soit littéraire ou politique, l’un éclairant l’autre. Feuilleter ce livre, c’est parcourir une époque éclairée par des acteurs engagés dans une actualité sombre et brûlante.

Histoire Littéraire. Paul Aron, (Re)faire de l’histoire littéraire, Paris, Éditions Anibwe, coll. « Libiza », 2017, 133 p. 8 €. Le statut du dernier ouvrage de Paul Aron (Re)faire de l’histoire littéraire et ses 133 pages en format poche interrogent. Certes, L’histoire littéraire. Objets et méthodes de Jean Rohou, paru en 1996, ne faisait déjà que 128 pages, offrant aussi un survol des divers problèmes de l’histoire littéraire ; mais son titre et son éditeur, Armand Colin, authentifiaient son académisme. Que penser, ici, de ce « petit livre » (l’expression revient deux fois) à la couverture ethnique, publié chez un petit éditeur parisien, Anibwe, spécialisé dans les littératures africaines, et dans une collection, « Liziba », dont les titres se comptent sur les doigts d’une main ? S’agirait-il de classer cet ouvrage en marge de la conséquente bibliographie universitaire de l’auteur, professeur de littérature et de théorie littéraire à l’Université Libre de Bruxelles ? Le jeu de mot un peu facile (« L’indiscipline »), retenu comme intitulé du dernier chapitre pourrait conforter l’hypothèse. Or, celle-ci s’affaisse lorsque l’on fait appel au contexte, une notion chère à Paul Aron : l’ouvrage répond à une commande, celle pour un manuel universitaire d’histoire littéraire destiné à être vendu à petit prix (8 €) dans le réseau des librairies africaines. Dans un langage clair et concis (jusqu’à user de l’acronyme « HL » en référence à son sujet), l’auteur, qui insiste sur la nécessité d’historiciser l’histoire littéraire, retrace celle-ci à grands traits (chapitre I). Il en énumère ensuite les objets, qu’il réduit au nombre de deux : le biographique et le contexte (chapitre II). Enfin, il souligne quelques tendances de la recherche « très actuelles » (p. 75), voire « programmatiques » (p. 109), qui amènent l’histoire littéraire à croiser d’autres disciplines – essentiellement la géographie, très présente avec les paragraphes consacrés au « tournant cartographique », à « la globalisation », à « l’histoire du climat », sans compter le grand reportage, auquel l’auteur consacre dix pages (chapitre III). Alors que Paul Aron reconnaît que « [l’j inventaire [est] partiel et subjectif » (p. 76), on pourrait se demander si cette place accordée à la géographie n’est pas un biais induit, à l’insu de l’auteur, par l’éloignement du lectorat prioritairement ciblé, celui des étudiants de Mayotte. Si le tout est saupoudré de grands incontournables de la théorie littéraire, paradigme et chronotope compris, certaines notions auraient supporté d’être définies (par exemple, qu’entend l’auteur par « littérature comparée », page 76?) ou traduites (comment, autre exemple, distinguer le latin realia du réel et de la réalité, p. 116 ?). On s’étonnera par ailleurs, de la part de l’auteur d’Edmond Picard (1836-1924). Un bourgeois socialiste belge à la fin du dix-neuvième siècle, ouvrage écrit avec Cécile Vanderpelen-Diagre (2013) qui a fait date et dont le sous-titre est essai d’histoire culturelle, que celle-ci soit insuffisamment cernée et peu mise en perspective, quand on connaît les acceptions qu’elle prend selon les aires géographiques, entre cultural studies et histoire des représentations. N’est-ce pas cela aussi le dialogue entre les disciplines et la mondialisation ? Malgré tout, les étudiants apprécieront de disposer de quelques outils directement utiles pour leur réflexion et leurs travaux. C’est, par exemple, pages 31 à 44, une analyse éclairante de la théorie du champ littéraire de Pierre Bourdieu ; c’est, page 75, une définition actualisée de l’histoire littéraire : « L’HL étudie le sens, la production, la circulation et l’histoire des textes, et en particulier de ceux qui sont liés aux principales fonctions que l’on assigne aujourd’hui à la littérature : le divertissement, l’esthétique et la connaissance […] ». C’est enfin, sous forme d’une batterie de questions, un aide-mémoire couvrant les différents éléments de contextualisation à examiner lorsqu’on aborde un texte (pages 58 à 64). Moins convaincant est le troisième chapitre, à la rédaction peut- être un peu bâclée, qui, traitant l’histoire littéraire comme une vraie « activité scientifique » (p. 11), la fait dialoguer avec d’autres disciplines, sans que la nature du dialogue soit explicitée : s’agit-il d’interdisciplinarité, de pluridisciplinarité ou de disparition des disciplines ? Toujours dans la rubrique des regrets, le lecteur trouvera sans doute un peu longue (7 pages), pour un si court ouvrage, l’étude du pastiche sur lequel l’auteur a « beaucoup travaillé » (p. 64). En revanche, l’amateur de bibliographies appréciera la construction de celle qui accompagne l’ouvrage. Elle distingue la cinquantaine de références bibliographiques récentes qui étaye le discours théorique en notes de bas de page, de la bibliographie de l’auteur, présentée en fin d’ouvrage et qui le pose davantage en praticien qu’en théoricien de l’histoire littéraire. L’hypothèse d’un livre en marge de la bibliographie de l’auteur, déjà mise à mal quand on connaît le projet éditorial (un lectorat étudiant, sur le continent africain), achève de s’effondrer à la (re)lecture du titre : le manuel universitaire à bas coût s’affirme alors en manifeste pour proposer de faire encore, mais autrement, de l’histoire littéraire et, pourquoi pas, de la réécrire. Dans ce cadre, la forme synthétique (l’auteur reconnaît qu’il va « au plus général », p. 44) confère une force particulièrement efficace à la vision de l’histoire littéraire qu’il défend. Ainsi, son outil/aide-mémoire à la contextualisation devient la preuve, page 70, de ce que « la question du contexte touche à tous les aspects de l’analyse littéraire et dépasse de ce fait l’opposition entre lecture interne du texte et lecture externe des déterminations à laquelle on tente parfois de le réduire. » Malgré leurs divergences quant à l’apport de Pierre Bourdieu à l’histoire littéraire, Paul Aron rejoint là Alain Vaillant lorsque celui-ci s’insurge, dans L’histoire littéraire, paru chez Armand Colin en 2017, contre l’idée d’« une séparation stricte des opérations intellectuelles » qui distinguent « contextualisation » et « étude des textes eux- mêmes » (p. 12). Cependant Paul Aron n’use que de quelques pages, au terme d’une démarche pédagogique qui emporte l’adhésion, quand Alain Vaillant, lui, pour « affirmer des convictions claires », a eu besoin d’une nouvelle édition de son ouvrage, revu et augmenté à 408 pages, en s’éloignant du « manuel utile » pour « affirme[r] sa nature d’essai » (préface à la deuxième édition, p. 10). L’apport essentiel du livre est la réhabilitation du biographique dans l’histoire littéraire au nom même de la sociologie littéraire, n’en déplaise à Pierre Bourdieu. Non pas la biographie selon la méthode de Sainte-Beuve, dénoncée par Proust ; non pas la biographie mue par la psychologie conjecturale ; mais la biographie comme exigence d’un « ancrage dans le réel », comme « forme la plus économique d’inscription contextuelle d’une œuvre littéraire » (p. 50), comme « forme vide […] facteur de liberté convenant à tous » (p. 55) et ne « présupposant] aucune valeur littéraire (p. 51), genre dont « [l’]hybridité […] favorise un dialogue entre des univers de recherche a priori dissociés et ouvre la voie à des études transversales, à l’interdisciplinarité, au comparatisme » (p. 55). Ce « petit livre », qui a les défauts de ses qualités, ne se pose pas en concurrent du manuel d’Alain Vaillant. Il témoigne que la nouvelle demande sociale pour l’histoire littéraire a gagné jusqu’aux franges de la francophonie. À sa façon, il témoigne aussi de son plein renouveau, en la refondant par une innovante synthèse entre le « biographisme » (p. 57) façon Gustave Lanson et le champ littéraire de Pierre Bourdieu. Quant au lecteur, il refermera le livre avec l’esprit clair et quelques idées force. C’est l’une des qualités de ce volume, dense et fondamental (ne serait-ce que parce qu’il rappelle les fondamentaux) – essentiel.

Houellebecq. Jean-Noël Dumont, Houellebecq. La vie absente, Paris, Manutius, coll. « Le Marteau sans Maître», 106 p. 10 €. Jean-Noël Dumont propose une réflexion qui s’articule autour de questions philosophiques et religieuses. Cette réflexion est nourrie par diverses questions principalement centrées sur les thèmes de la solitude et de la perte de sens. « Si toute œuvre est un refus de l’absurde, si écrire sauve l’horreur elle-même, est-il encore possible d’écrire en des temps d’indifférence ? Les petites douleurs sont muettes. » (p. 15). La question du bonheur, plus précisément des conditions de possibilité du bonheur, qu’il se trouve dans l’amour ou dans la foi, est également posée. Certaines avancées scientifiques peuvent-elles contribuer au bonheur des humains en atténuant leurs souffrances ? « Le retour du religieux par l’Islam » (p. 67) recèle-t-il la possibilité d’un bonheur à travers la foi, la morale ? Si Jean-Noël Dumont pose un certain nombre de questions pertinentes et stimulantes, celles-ci ne semblent pas, la plupart du temps, battre de leurs propres ailes, trop souvent formées des mots mêmes de Houellebecq. Cela, conjugué à de très fréquentes citations longues dans ce livre pourtant court, donne à la réflexion le goût de la paraphrase. Les œuvres puissantes, celle de Houellebecq comme celle de Proust, posent fréquemment ce genre de problème. Leur force d’attraction peut être dévorante.

Maeterlinck. Monique Borie, Le Théâtre de Maurice Maeterlinck, Lausanne, Ides et Calendes, 2018,105 p., 10 €. Le petit livre de Monique Borie s’ouvre sur un avant-propos visant à rappeler le rôle du dramaturge de Gand dans la bataille symboliste, et son influence sur le théâtre au-delà de la France et de la Belgique, jusqu’à nos jours. Synthétique, il présente une vision d’ensemble de la pensée de l’auteur ainsi que les grands thèmes de son œuvre, mais on pourra cependant regretter quelques lacunes. Une première partie intéressante est consacrée à l’ésotérisme de Maeterlinck, nécessaire, selon Monique Borie, pour comprendre les racines de son théâtre. Du romantisme de Novalis et d’Hoffmann au théâtre élisabéthain, la formation littéraire de l’écrivain nous est rappelée, et ce tableau d’ensemble s’attarde sur la découverte fondamentale de Ruysbroeck et de la mystique flamande. En effet, ces rappels préalables sont bienvenus : ils permettent de mieux comprendre l’importance de l’indicible, au cœur des pièces à venir. Clair et pertinent, synthétisant les travaux antérieurs (en particulier ceux de Joseph Hanse ou de Paul Gorceix), ce chapitre ouvre également des perspectives intéressantes en questionnant par exemple les rapports de l’auteur à la peinture (préraphaélisme, omniprésence de la couleur bleue…). Monique Borie aborde ensuite les théories esthétiques de Maeterlinck et montre comment le dramaturge élabore sa conception de « tragique quotidien » en cherchant un moyen moderne d’exprimer l’inexprimable, ce qui ne peut être saisi qu’intuitivement. Ces textes, quoi que bien connus, rappellent l’Importance de Maeterlinck dans le développement théorique du théâtre symboliste, et sa grande modernité. Hostile au travail de l’acteur, qui, selon lui, introduit sur la scène la maladresse et la trivialité des corps, il rêve de pouvoir s’en passer et imagine, avant les réflexions de Craig ou de Kantor, un théâtre pour marionnettes, pour automates ou un retour aux masques anciens. Faire disparaître le vivant, qui brise l’enchantement et ne produit que déception et malaise, telle sera l’ambition de ce théâtre statique, tragédie moderne mais non pas mineure. Curieusement, la troisième partie du livre est la plus longue mais peut-être aussi la moins pertinente. Thématique, elle aborde la poétique de Maeterlinck à travers quelques grandes idées générales : l’espace, la mort, l’ombre et la lumière, la vision, les vieillards, l’étrangeté et le merveilleux… L’auteur de cette étude a souvent des remarques justes : elle prête attention à la manière dont Maeterlinck exprime les drames Intérieurs de ses personnages, et explique finement le symbolisme de ses drames (jeux de clair-obscur, présages funèbres, opposition entre le dedans et le dehors, emprunts à l’univers des contes, cécité physique qui permet la vision intérieure, celle qui transperce les ténèbres). Mais ce tour d’horizon des pièces de Maeterlinck, par des thèmes un peu trop rebattus, laisse de côté une autre dimension qui avait été annoncée en Introduction : enseignante à l’Institut d’Études théâtrales, Monique Borie a pourtant choisi une approche strictement littéraire et non dramaturgique. Il aurait été intéressant de voir comment les metteurs en scène successifs qui se sont emparés du théâtre de Maeterlinck, tous cités dans les premières pages, ont cherché à matérialiser et à représenter l’invisible sur scène. L’inventaire des grands thèmes de son théâtre aura néanmoins le mérite de constituer une bonne synthèse et une très bonne introduction à ces pièces, même si l’ensemble manque encore parfois d’approfondissements : quelle est cette étrangeté longuement analysée dans les dernières pages ? quels rapports entretient-elle avec l’inquiétante étrangeté de Freud, contemporaine, ou avec le fantastique des contes d’Hoffmann ? Ce mot-clé d’étrangeté, trop souvent ramené au mystère et à l’invisible, aurait gagné à être approfondi. Dans la conclusion de son ouvrage, l’auteur a choisi d’évoquer trois textes théoriques pour montrer l’influence de Maeterlinck au siècle suivant, en citant Kandinsky, Meyerhold et Artaud. Si ces parallèles sont pertinents et tout à fait bienvenus, on regrette encore que pas un mot ne soit livré sur les adaptations des pièces : à trop enfermer son théâtre dans une lignée de dettes théoriques, on finit par donner l’impression que Maeterlinck est une pièce de l’histoire littéraire qui a fait date mais qui appartient au passé. C’était pourtant l’ambition inverse que poursuivait Monique Borie au début de son ouvrage, en rappelant les plus récentes adaptations contemporaines.

Prostitution. Marjorie Rousseau-Minier, Des filles sans joie, le roman de la prostituée dans la seconde moitié du XIXe siècle, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », n°493, 2018, 490 p. 49 €. Bien qu’un peu long et répétitif, cet ouvrage passionnera les amateurs des « romans de filles » qui fleurirent au dix-neuvième siècle. Qui plus est, l’ouvrage offre un panorama intéressant de l’époque à travers le prisme de ce type de littérature, notamment par rapport aux profondes mutations sociales, industrielles, économiques et politiques, dont la prostitution fut à sa façon une forme de baromètre. Une époque qui voit la transition de la courtisane vers la fille à numéro des maisons closes, au milieu de variétés allant de la grisette au petit trottin. L’analyse de Marjorie Rousseau-Minier se focalise sur la notion de dépossession de soi chez la prostituée, qui inclut une forme de démembrement du corps et d’annihilation de la personnalité. La prostituée peut ainsi être définie comme une figure du manque, qui renvoie aussi à ses expressions masculines. Par décision, l’auteure s’est limitée à l’étude de quelques romans, de Goncourt (La fille Élisa), Huysmans (Marthe, histoire d’une fille), Zola (Nana), Dostoïevski (Crime et châtiment), et Lopez Bago (La desheredada). Elle relève à quel point Zola, dans le roman français resté le plus célèbre sur le sujet, Nana, a abondamment pillé Goncourt et Huysmans, ses prédécesseurs d’une année pour la publication, dans une synthèse qui réunit quasiment tous les types de prostitution de l’époque, de la pauvre « fille de claque » à la richissime « grande horizontale ». Pour cette dernière, le terme de « fille sans joie » paraît alors abusif, mais il évoque bien la misère des troupeaux humains qu’on pouvait trouver dans les lupanars du temps. Le succès de cette littérature traduisit la commercialisation majeure des romans tout au long du dix-neuvième siècle, mais aussi la fascination intemporelle de l’imaginaire pour la vente d’un être humain à un autre être humain, avec tous les secrets privés que cette notion renferme. Un grand regret: La femme pauvre, le sublime deuxième roman de Léon Bloy, n’apparaît pas, alors qu’il y a là peut-être la plus grande réussite littéraire jamais consacrée à cette sorte de force de gravité infernale qui maintenait les « filles » dans leur misère.

Proust. Littérature et Médecine. Le cas de Proust, sous la direction de Mireille Naturel, Paris, Hermann, 2018,344 p. 32 €. Malgré l’excroissance psychanalysante presque tumorale des débuts de l’ouvrage (curieux, cette mode française qui garde à la psychanalyse freudienne une importance actuelle autre qu’historique), l’ensemble de cette collection d’articles « multi-auteurs » ne sombre pas totalement, surtout si on le compare aux quelques piteuses tentatives précédentes sur Proust et la médecine. Bien sûr, en suivant sagement notre conseil, il faudra s’épargner les amphigouriques pré- et post-faces de Margery Vibe Skagen, auprès desquelles l’amphibologie des concepts de la réflexion chez Kant fait figure de livre pour enfants. On évitera ensuite avec soin la prétentieuse introduction nombrilesque de Michel Schneider, et passé le déferlement des inévitables chapitres-esbroufe sur les reconstructions psychothérapiques du « cas Proust » qui trônent en début de volume, on s’apercevra alors pouvoir apprendre certaines choses peu connues sur la médecine de l’époque. C’est le cas pour le docteur Doyen, chirurgien émérite de la Belle Époque, à la fois vénéré et ostracisé (par Stéphane Balcerowiak), ou l’importance de l’organe « cœur » dans La Recherche, comme l’analyse avec finesse le cardiologue Jean-Pierre Ollivier, malgré quelques dérives psychologisantes de cuisine, probable contagion des premiers chapitres et traces de vivaces modes proustiennes. Les notions cliniques de mélancolie et de neurasthénie sont fort bien abordées par Julie Muller, permettant de saisir l’évolution de ces concepts depuis l’époque de Proust, et corrigeant les sempiternels contresens repris avec acharnement par de nombreux biographes ignares sur le sujet. On regrette une certaine confusion à propos de l’hystérie dans le chapitre Marcel Proust, romancier de l’hystérie (Samuel Lepastier), qui se focalise sur des textes intéressants de Charcot et de Babinski, mais sans grand lien avec Proust, si ce n’est par le fait que son père étudia -probable pensum nécessaire de début de carrière – un ou deux cas sans grande importance (quoi que certains en disent) de dissociation de la personnalité. Le dernier chapitre (par Dagmar Wieser) consacré aux frères Babinski (le médecin et le gastronome écrivain surnommé Ali-Bab) est probablement le plus savoureux – au sens propre, en nous faisant nous concentrer sur la confection de la salade japonaise ou du bœuf en gelée qu’on trouve dans La Recherche, et que son auteur – le savait-on ? – a manifestement emprunté à la Gastronomie pratique d’Ali-Bab. À boire et à manger, donc, et il faut savoir faire ses choix…