Livres reçus

Adamy. Paule Adamy, Bibliophiles et lecturomanes, Bassac, Plein Chant, coll. « Gens singuliers », 2017,160 p., 15€. L’éditeur nous ayant envoyé deux fois le même ouvrage, nous proposons à nos lecteurs un deuxième avis ! Et ce sera un commentaire parfaitement biaisé comme il se doit des bonnes critiques littéraires, le présent commentateur ayant été lui-même qualifié – que dis-je, vilipendé – jadis de « bibliomane invétéré » au sombre pronostic. Quand on s’approche d’un bibliophile, d’un bibliomane, d’un bibliolâtre, d’un bibliotaphe – et j’en passe, ce petit ouvrage succulent étant là pour toute explication -, l’étymologie fait effectivement vite glisser vers le psychodiagnostic, avec ses désinences suspectes où fétichisme et addiction ne sont que des apéritifs. Mais quelles merveilles (n’est-ce pas ?) dans ces comportements humains qui à la fois naissent des livres et les nourrissent, et qu’aucune liseuse électronique ou variante numérisée ne fera jamais approcher, comme nous le rappelle Paule Adamy avec sapience et passion ! Comment ne pas s’incliner en effet devant le comte de Lignerolles (1817-1893), au dix-neuvième siècle un des grands connaisseurs du livre ancien, lorsqu’il passait lentement sur les quais vêtu de sa fameuse redingote-armoire permettant de ranger sur lui ses nombreux achats au fur et à mesure de sa déambulation à travers les étals des bouquinistes? Et Antoine Boulard (1754-1825), savoureux notaire qu’en 1841 Charles Nodier décrivait évoluant « dans six maisons à six étages », nécessaires pour la conservation de ses « six cent mille volumes » ? Le petit ouvrage de Paule Adamy, d’une richesse étonnante et délicieuse, aborde ainsi avec humour, mais aussi rigueur, les multiples facettes humaines qui se déploient autour de « cet animal familier toujours prêt à se laisser cajoler » : le livre. Et l’on y navigue de l’élzéviriomètre au lecturomane – espèce bien différente du bibliophile -, en passant même par des ennemis parfois violents : Gare en effet au bibliolathe, ou pire au bibliolythe ou au biblioclaste !

Cendrars. Blaise Cendrars-Jacques-Henry Lévesque correspondance 1922-1959 « Et maintenant veillez au grain !», texte établi, annoté et présenté par Marie-Paule Béranger, Carouge, Éditions Zoé, coll. « Cendrars en toutes lettres », 2017, 752 p., prix n.c. La correspondance de Cendrars et de Jacques-Henry Lévesque, étalée sur plus de 35 ans, n’était que partiellement connue, insuffisance maintenant réparée grâce au développement de cette collection cendrarsienne étonnamment vivace. Lévesque fut secrétaire de Cendrars, mais aussi un ami proche, confident et essayiste, et cette correspondance de Cendrars, qui n’aboutit néanmoins jamais à l’intimité d’un tutoiement, est ainsi peut-être la plus éclectique de toutes : à la fois littéraire et personnel, ce survol de la période « post-poésie » de Cendrars, quand celui-ci devint journaliste et romancier après la Grande guerre, est unique en son genre pour comprendre mieux la trajectoire du grand écrivain chaux-de-fonnier. On y voit Cendrars dans son creuset indépendant de tout chapelle littéraire et de tout groupement artistique, tel qu’en lui-même les années ne l’ont jamais changé : amical et gouailleur, et toujours quelque peu mythomane. Bien documentée avec photographies, dédicaces et un précieux index, la présente édition est d’une qualité à laquelle nous ont habitués les précédents volumes publiés comme celui-ci sous l’experte houlette de Christine Le Quellec Cottier, qui aujourd’hui pilote avec ferveur et ténacité la plupart des activités cendrarsiennes, et dont la première exposition jamais consacrée à La Prose du Transsibérien fin 2017 ne fut pas la moindre. Un volume qui fait aussi saliver en attendant l’édition de la correspondance totalement inédite de Cendrars avec son frère Georges Sauser, passée aux enchères chez Sotheby’s il a quelques années, et qui donnera, elle, un panorama inconnu et certainement fascinant de la période « poétique » de Cendrars, qui s’interrompit à la perte de son bras droit près de Verdun au début de l’automne 1915.

Daudet. Édouard Leduc, Autour d’Alphonse Daudet. Biographie, Paris, Éditions Complicités, coll. « L’art de transmettre », 2017, 158 p. 16€. Après une rapide biographie d’Alphonse Daudet d’une centaine de pages qui est une compilation des nombreux ouvrages déjà écrits sur le romancier, Édouard Leduc consacre une quinzaine de pages à Léon Daudet, une demi-douzaine à Lucien et deux seulement, très rapides, à Edmée, leur sœur avant de brosser un très rapide résumé de cent ans d’histoire de la société française (1840-1940) au temps d’Alphonse et de Julia Daudet. C’est dire que le livre répond assez maladroitement à son titre. Pourquoi n’avoir pas accordé d’attention particulière à Ernest, le frère d’Alphonse alors que Léon, bien présent dans les pages consacrées à son père, a droit à ce traitement privilégié et qu’Edmée pointe le bout de son nez ? Les deux fils Daudet, Léon et Lucien, resteront peut-être dans l’histoire littéraire grâce à leurs relations avec Marcel Proust et on aurait aimé qu’Édouard Leduc en parlât davantage. On sait le rôle qu’eut Léon, l’antisémite, pour faire attribuer le Prix Goncourt au demi-juif Proust, et pour cela il lui sera un peu pardonné de ses excès de plume qui de nos jours le traîneraient sans arrêt devant les tribunaux. Qu’à propos de Lucien Édouard Leduc parle davantage de ses relations avec la Princesse Mathilde que de celles avec l’auteur de la Recherche surprend un peu. On ne peut que penser à Valéry Larbaud qui avait une expression bien à lui pour ce genre de livre.

Décadence. Michel Winock, Décadence Fin de Siècle, Paris, Gallimard, coll. « L’Esprit de la Cité », 2017, 286 p., 23 €. C’est avec un peu de scepticisme, avouons-le, que nous avons abordé l’essai de Michel Winock. Nous connaissions l’historien, nous savions qu’il avait biographié Madame de Staël et Flaubert, mais voilà qu’il nous arrivait avec un sujet traité mille fois par les littéraires de façon autrement compendieuse et détaillée. D’autant que sa bibliographie paraissait mélanger des ouvrages classiques mais datés et quelques plus rares travaux récents. Comment l’historien qu’il est avant tout allait-il s’en tirer quand il évoquerait Bloy, Huysmans, Péladan, Rachilde, Vallès, Barrés, Barbey, Jarry, etc. – tous plus ou moins têtes de chapitre déclarés ? Nouvel aveu : il s’en tire bien, et même la plupart du temps très bien, en disant rapidement des choses justes sur chacun, sans déversement de citations ni de références. Les spécialistes de ces auteurs n’apprendront rien, cela va de soi, mais ils pourront tirer fruit de la perspective retenue pour en parler, car c’est là la vertu essentielle de cet essai: Il ne se contente pas paresseusement de « mettre en contexte » les œuvres, il montre comment tout en elles se rattache aux passions politiques, aux angoisses du temps, aux fantasmes qui travaillent son imaginaire, à ses haines. Toute la période est en effet pétrie de violences, concrètes et verbales inouïes, sur fond de luttes gigantesques dont les acteurs sont les républicains, les socialistes, les anarchistes, les monarchistes, les cléricaux – tous unis à des degrés divers contre les étrangers et les juifs. L’essai s’arrête juste avant le déclenchement de l’Affaire Dreyfus, mais il montre comment tout y menait depuis déjà de nombreuses années – depuis l’établissement précaire de la République. Notons en passant que Proust, jamais cité, l’avait parfaitement expliqué. Mais rien n’est simple, et l’on s’étonnera peut-être par exemple de redécouvrir tout ce qu’il y avait d’anti-bourgeois et d’anticapitaliste chez Boulanger, puis chez Barrés, paradoxaux soutiens des communards et des socialistes, défenseurs des anarchistes, pendant que mûrissait l’obsession nationaliste. Anatole France boulangiste, Séverine et Rochefort avec Drumont – cela fait système avec les fascinations religieuses et occultistes pour le Mal, Satan, la Mort – partagées et cultivées par de nombreux écrivains, de Barbey à Bloy. C’est d’ailleurs ce dernier qui ressort peut-être comme le plus significatif, à défaut d’être le plus représentatif, des annonciateurs de l’Apocalypse qu’ils sont tous à des degrés divers. Le rappel de ses éructations frénétiques et délirantes à l’occasion de l’Incendie du Bazar de la Charité, dans le dernier chapitre de l’ouvrage, fait froid dans le dos, mais éclaire puissamment toute la perspective. L’historien reprend d’ailleurs la main dans ce chapitre, fondé sur l’exploitation de l’épais dossier de presse conservé aux Archives de la Préfecture de Police. Il est là un lecteur plus précis que lorsqu’il compile ses notes sur les écrivains : tout en appréciant l’essai dans son ensemble, on lui reprochera quand même de faire du Sherry Cobbler – lieu mythique – le Sherry Cobler, d’affubler Salis du prénom de Robert et Fargue de celui de Jean-Paul (quand il s’agit de celui de son biographe) ou de rebaptiser Durand- Ruel Durant. On s’amusera ou on s’indignera finalement d’un jeu de mots fort macabre, plutôt déplacé dans un ouvrage qui n’en contient aucun autre, à propos du Bazar de la Charité : « L’événement devient une nourriture idéologique ; les sauveteurs ont tiré les baronnes du feu au profit des doctrinaires ».

Dédicaces. A mon très cher ami. Petite anthologie des dédicaces de la littérature française, introduction de J.-C. Napias, Paris, La Table Ronde, hors collection, 2017,608 p., 20 €. Circulez, il n’y a rien à voir. Ou du moins pas grand-chose, malgré les 600 pages sur papier bible de cette « anthologie » prétentieuse et décevante, bien qu’imprimée en un fort joli volume. On y peine d’emblée à s’y retrouver, les dédicaces imprimées se mélangeant indistinctement aux envois personnels, dont certains emplissent une page entière d’un laconisme sans intérêt (à Sartre / au Castor » de Jean Genet), comme pour hypnotiser un lecteur crédule devant la célébrité des noms. Apollinaire n’a droit qu’à une citation (sans grand intérêt) enfouie sous … Christine Angot. Et… Aarrgh ! On nous impose Frédéric Beigbeder (qui ?) à 6 reprises (comme Balzac), placé immédiatement après Baudelaire, alors que les pauvres Flaubert ou Perec n’ont droit qu’à une seule dédicace, promus en cela au niveau de Michel Polnareff et de Sim (sic), sans parler même de Reverdy, Char, Ramuz, Alain- Fournier ou Tzara parmi les abonnés absents. Sous le prétexte de l’absence d’une recherche d’exhaustivité (certes impossible), les mondanités littéraires actuelles se taillent la part belle. Parfois, on découvre, il est vrai, une belle offrande qui nous avait échappé, comme Céline dédiant Normance « A Pline l’Ancien », mais cela ne suffira pas à l’homme de bien pour feuilleter cet ouvrage.

Flaubert. Dictionnaire Flaubert, sous la direction de Gisèle Séginger, Paris, Honoré Champion, coll. « Champion Classiques », 2017,1771 p., 45 €. Il pleut du Flaubert ! Et il pleut des dictionnaires ! Curieuse époque qui ne sait plus lire «long», dit-on, mais qui se nourrit de menus morceaux de connaissances offertes par monceaux – et si possible à propos d’objets d’avance monstrueux comme Proust ou, en l’occurrence Flaubert. Effet secondaire de la tweeterisation généralisée ? Nous baignons désormais dans un flux continu et débordant d’information mais ingurgité à la petite cuillère, car ici, ce sont les plats qui deviennent obèses, pas leurs consommateurs, dont les capacités d’ingestion ne sont pas extensibles, bien au contraire. C’est ce que les hommes du XIXe siècle ont été les premiers à éprouver et à quoi ils ont réagi comme nous le faisons à notre tour : des encyclopédies en veux-tu en voilà, là aussi débitées en pièces détachées ; des fictions à la pelle, débitées en feuilletons ; des nouvelles en trois lignes empilées dans les colonnes des journaux, aujourd’hui électroniques. Au fond, il ne leur a manqué que des ordinateurs et le cloud pour être d’avance comme nous, tentant tant bien que mal de garder la tête hors du flot. Flaubert avait manifestement très bien compris la chose en adoptant les méthodes d’information modernes de son temps : apprendre à faire des fiches et puis monter des dossiers de documents reliés en hypertextes. Il ne restait plus qu’à assaisonner l’arlequin des vieux ingrédients narratifs de toujours et voilà ! : vous obtenez Salammbô ou Bouvard et Pécuchet ficelés à point – sans oublier, évidemment, pour être tout à fait de son temps, un dictionnaire, celui des Idées reçues. Mais peut- être cédons-nous à notre tour à la facilité de telles idées, à la fois à propos de Flaubert et de notre temps ! C’est en tout cas le second Dictionnaire Flaubert à nous arriver en quelques semaines, après force dictionnaires Proust, ce qui ne peut manquer de susciter bien des réflexions, on nous l’accordera. Une fois de plus, on ne peut que rester sidéré devant l’ampleur du travail abattu par les architectes de la chose, qui en sont aussi pour une bonne part les constructeurs. Nous n’avons pas les moyens d’en faire la statistique mais il est clair que Gisèle Séginger, l’ABF comme l’on dit dans les DRAC, a produit pour cet opus largement la matière de plusieurs essais, tout comme ses copromoteurs Juliette Azoulai, l’infatigable Yvan Leclerc et le non moins prolifique et très savant Norioki Sugaya. Ce qui ne réduit nullement la part considérable d’une nuée de collaborateurs dont la liste remplit trois bonnes pages, certains classiques incontournables de la flaubertologie mais aussi beaucoup de nouveaux venus et bon nombre d’étrangers dont force Japonais, pas mal de Québécois mais à peu près pas d’Américains – ce qui n’est pas sans susciter quelques réflexions d’ordre culturo-géopolitique quant au rayonnement fluctuant de la littérature française. On regrettera en passant que cette liste des collaborateurs ne donne pas la référence des articles dont ils sont les auteurs, ce qui aurait été plein d’enseignements sur les spécialités des uns et des autres, outre quelques observations sur certaines nuances de style, bien loin (heureusement) de la triste uniformité à laquelle se croient tenus les fabricateurs modernes de dictionnaires (rendez- nous la variété et la fantaisie du Grand Larousse du XIXe siècle !). La lecture continue d’un pareil pavé étant évidemment impossible et nullement souhaitable, l’examen de l’index permettra en revanche au lecteur d’aller vers ce qui l’intéresse ou l’intrigue en priorité. L’amateur de raretés ira par exemple d’emblée repérer les titres mystérieux comme Les sept fils du derviche ou le Voyage en Algérie. Sans trop de surprise, il y verra la plupart du temps la signature d’Yvan Leclerc. Le lecteur qui veut du conceptuel solide et pédagogique pourra en trouver dans les articles sur Barthes, Bourdieu, Foucault ou Rancière, à côté de curieux morceaux de propagande méthodologique sans beaucoup de rapport avec Flaubert, comme celui sur la sociocritique, qui cite Duchet, lequel aurait bien plutôt mérité un article à lui tout seul, au même titre que Genette ou Richard. Les inévitables articles bio-bibliographiques sont évident présents, toujours utiles car suffisamment développés et bien centrés sur le rapport à Gustave – pour exemple dans les patronymes en B : Balzac, Banville, Barbés, Barbey, Baudelaire, Béranger, Berlioz, etc., souvent signés de spécialistes reconnus desdits personnages historiques, comme B. Marchal pour Mallarmé. G. Séginger, pour les très nombreux articles qu’elle signe, seule ou en collaboration, s’est beaucoup attachée à tout ce qui relève de l’histoire littéraire au sens très rigoureux (ainsi sur Documentation) ou encore sur des thèmes complexes comme la Bêtise ou la Justice, sans parler de ce qui relève de la culture gréco-latine. L’histoire culturelle à la française au sens large est excellemment représentée par Michel Winock, par exemple dans un long article sur Politique. Pour ce qui est des savoirs, c’est Norioki Sugaya, très présent tout au long du volume, qui s’y est collé (on connaît ses importants travaux sur Flaubert et la médecine). Les amateurs de croustillant pourront lire les articles, néanmoins fort pudiques, de J. Azoulai : Phallus ou Érotisme ; qu’ils n’espèrent pas de sensations fortes non plus dans le sobre article Péché ni dans l’intéressant article Corps de P. Dufour, pas plus que dans celui sur l’Amour, non moins intéressant, signé G. Séginger. Tout ce déploiement de savoirs éclectiques et variés ne doit cependant pas faire oublier que si nous nous intéressons à Flaubert, ce n’est pas seulement parce que tout son siècle (et les suivants) résonne dans son œuvre, mais d’abord parce qu’il y a une œuvre que nous lisons avec un mélange de plaisir et d’admiration – une œuvre puissamment romanesque, dont notre mémoire retient en priorité les personnages. On a pensé fort heureusement à faire aussi des articles sur Emma (quatre pages – c’est moins que certains thèmes), sur Charles (une page et demie), sur Bouvard et sur Pécuchet (traités ensemble en trois pages) ou sur Salammbô (trois pages également). Homais a droit à un peu plus, mais on comprend que le rationnement en termes de signes a fait privilégier les thèmes, les contextes, les ramifications, les échos, les sources, etc. il faut y voir le signe que Flaubert est désormais le nom de bien plus qu’un romancier, aussi puissant qu’il soit en lui-même, bien plus que le nom d’une œuvre, aussi riche qu’on l’estime : à travers lui, c’est en fait tout un univers qui est mis à l’étude, composé dense de fiction et de réalité, et qui devient pour notre siècle la porte d’entrée privilégiée dans le second XIXe siècle. Ce n’est donc pas par hasard que tant d’écrivains majeurs du XXe siècle, français mais pas seulement, ont tourné autour de Flaubert. On les retrouvera naturellement dans ce dictionnaire, avec chacun leur notice: Aragon, Beckett, Borges, Butor, Gide, Gracq, Joyce, Kafka, Malraux, Musil, Proust, Queneau, etc. Pas de Céline en revanche, et les contemporains sont oubliés, Perec mis à part (contemporain, mais plus tant que ça). Est-ce à dire que Flaubert n’intéresse plus que les universitaires ? Qu’il n’existe pas pour les écrivains d’aujourd’hui comme un équivalent de ce qu’il fut pour un Proust ? Si tel était le cas, peut-être faudrait-ll s’inquiéter : la panthéonisation par le dictionnaire ne serait alors en effet que le dernier moment d’une trajectoire historique qui monumentalise un écrivain d’abord dérangeant puis passé au rang des classiques, mais qui devient pour finir une sorte de relique, sacrée certes, mais bonne pour le musée et ses conservateurs. Sic transit, dira-t-on – mais qui lit encore le latin ?

Guitry. Jacques Lorcey, Sacha Guitry, Roi de Paris, préface d’Alain Decaux, La Chaussée d’Ivry, Atelier Fol’fer, coll. « Impertinences», 2017, 228 p. 21 €. Sacha Guitry disait qu’être parisien, c’était renaître à Paris. Lui-même avait vu le jour à Saint-Pétersbourg en 1885, son père Lucien étant alors directeur des Théâtres Impériaux de Russie. Mais il fut parisien avant tout, « Roi de Paris » nous dit Jacques Lorcey dans son agréable et affectueux récit. Celui-ci se lit d’un trait, car on y sent l’authenticité et l’amour, ce qui n’est hélas pas toujours le cas dans le domaine biographique… Guitry nous y est conté, comme celui-ci conta Paris, la ville dont pour lui il fallait être, dont il fallait vivre, bien entendu sans oublier quelque pirouette : « Etre de Paris, ce n’est pas y avoir vu le jour – mais c’est y voir clair ». Tombé dans le chaudron du théâtre dès 5 ans grâce à son père, Sacha Guitry mit en scène toute son existence dans le décor parisien, y devenant une sorte de roi, avec sa cour, ses favorites, ses courtisans, et bien sûr ses jalousies tenaces. Celles-ci lui valurent les affres de la Libération devenue Épuration : Lorcey prend le temps de détailler cette « affaire Sacha Guitry », quand « quelques voyous, casqués et armés jusqu’aux dents, « résistants FFF autoproclamés » se présentèrent chez lui pour le traîner – en pyjama et pantoufles – en prison pour intelligence avec l’ennemi. Il y subit toutes sortes de vexations et injures, avec menaces d’exécution sommaire, etc. avant d’obtenir deux non-lieux, en mai 1945 puis en août 1947. Lorcey publie ces jugements dans leur intégralité, le premier étant resté jusqu’alors inédit, en guise d’une réhabilitation qui n’a jamais été vraiment effective dans l’esprit général : avoir vécu si bien et comme si de rien n’était dans le Paris occupé restera en effet sans doute suspect, même une fois les jalousies disparues. Mais Sacha Guitry s’intéressait avant tout à une chose : jouer, au théâtre, au cinéma et peut-être surtout dans la vie, quels que fussent le public et le décor… Et il continua jusqu’à sa mort, paralysé en fauteuil roulant et sous morphine, et biffant le mot « FIN » d’un générique en rajoutant à la main : « ça, jamais ».

Homosexualité. Philippe Lejeune, Autobiographie et homosexualité en France au XIXe siècle, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Tirés à part », 2017, 70 p., 3 €. Le but de cette collection est de détourner l’usage et la fonction des tirés à part issus d’ouvrage collectif pour en faire une œuvre en soi. Il s’agir donc de redécouvrir un court texte remarquable. La contribution de Philippe Lejeune avait été imprimée dans Romantisme, sous le titre « Images de soi : autobiographique et autoportrait au XIXe siècle » (56, 1987, p. 79-100). C’est le résultat d’une enquête qui lui avait été inspirée par la curiosité de vérifier s’il était exact que la publication en 1926 de Si le grain ne meurt de Gide fut le premier texte autobiographique d’un homosexuel. La récolte a été maigre, puisque seulement huit notices autobiographiques ont pu être retrouvées, généralement extraites de la littérature médicale. Il n’en demeure pas moins que l’article de Lejeune correspond, comme l’écrit Clive Thomson qui préface le texte, à un point tournant essentiel dans l’évolution des études historiques et archivistique sur l’homosexualité.

Illustration. Patricia Mainardi, Another World. Nineteenth-Century lllustrated Print Culture, New Haven and London, Yale University Press, 2017, 304 p. 166 illustrations en couleurs, 46 en noir et blanc, 65 $. Patricia Mainardi, professeur à la City University de New-York (CUNY), est l’auteur de plusieurs ouvrages remarquables, appréciés des spécialistes comme d’un public plus large mais cultivé, auquel elle sait présenter avec clarté des ensembles documentaires et des problématiques qui suscitent la curiosité : Art and politics of the Second Empire : the universal expositions of 1855 and 1867, Yale University Press, 1987 ; The end of the Salon : art and the state in the early third Republic, Cambridge University Press, 1994 ; Husbands, wives and lovers : marriage and its discontents in nineteenth-century France, Yale University Press, 2003. Ce nouveau livre est une nouvelle manifestation de son érudition comme de son talent d’exposition. Il résulte pour une part de recherches effectuées lors d’un séjour à l’INHA. Patricia Mainardi est en effet comme chez elle dans les grands fonds dix-neuvièmistes, où elle scrute en priorité ce qui relève de l’image et de l’illustration. Elle le fait avec une attention très précise aux questions techniques, mais sans perdre de vue les aspects socio-historiques de ses objets, ce qui fait d’elle une cultural historian particulièrement sérieuse. Il y a donc dans ses travaux de l’information, pour une large part de première main, et des idées, souvent contraires ou au moins différentes de celles des spécialistes. Nous y insistons, car, à notre connaissance, aucun de ses livres n’a été traduit en français – blâmons une fois de plus la paresse des francophones qui ne lisent les travaux étrangers qu’une fois traduits, quand ils le sont, en général des décennies plus tard. Ce livre-ci pourrait donc être une excellente introduction à la manière de cette chercheuse originale. Après son titre emprunté à Grandville, son sous-titre – Nineteenth-century illustrated print culture – précise son objet, soit l’imprimé illustré au XIXe s. : technique d’impression et culture. Vaste développement dont la conclusion (« Un panorama complet ») situe l’ambition, celle de parcourir les modes de création et de diffusion de l’image imprimée dans le temps long du XIXe s. mais également dans un large espace géographique, puisque les techniques et les thèmes circulent vite et fort dans un très dense réseau qui traverse toute l’Europe et une bonne part du reste du monde. Si la France est placée au centre de l’essai, le rôle des créateurs et imprimeurs anglais, comme celui des voyages et séjours des Français en Angleterre, se trouvent rappelés et explorés. Sans parler de la diffusion des images françaises sur le marché américain, comme dans le cas des produits de Pellerin (les images d’Épinal), pourtant porteurs d’une pédagogie politique très identitaire, voire carrément nationaliste. Les cinq chapitres peuvent se lire comme une véritable histoire de l’imprimé illustré, mais dont l’ambition première n’est pas à proprement parler historique. Il s’agit plutôt de mettre en évidence la logique de développements techniques intimement liés aux transformations des représentations à travers tout le siècle. Nous ne pouvons qu’en donner une idée trop sommaire. Le premier chapitre étudie les relations – qui ne sont pas de filiation directe — entre dessin et lithographie et comment cette dernière permet l’explosion de la caricature. Le second chapitre passe de façon très détaillée de ce qui relevait de la technique du dessin à ce qui rend possibles les progrès de la presse illustrée. Le troisième chapitre se concentre quant à lui sur les subtilités et les évolutions des récits présentés en images, soit la création des comics et de la bande dessinée. Un quatrième chapitre explore de manière originale le complément dialectique du précédent et renverse la perspective en attirant cette fois l’attention sur l’émergence des images dans les récits – et montre du même coup que la relation est loin d’être aussi à sens unique qu’on pourrait le croire. Le dernier chapitre reprend le dossier de l’imagerie populaire en France et bouscule, là aussi, bien des idées reçues, en particulier à propos des images d’Épinal, de la dynastie des Pellerin et de leurs objectifs esthétiques et politiques, ainsi que de leur diffusion internationale. Bien entendu, tout l’ouvrage est admirablement illustré et constitue de ce fait une véritable anthologie qui met en valeur de très nombreux documents dont beaucoup très peu connus. Les fonds de la BnF sont naturellement en vedette mais beaucoup de très riches fonds américains fournissent une part importante de la documentation. Le soin apporté aux reproductions en très haute définition (les textes liés aux illustrations se déchiffrent à la loupe sans problème) mérite tous les louanges : les graphistes des Presses de Yale et les imprimeurs chinois ont fourni un travail d’une qualité exemplaire. Un beau livre et un bel essai. Quelques rares coquilles dans les termes français ne parviennent pas à déparer l’ensemble, que complètent des notes détaillées, une excellente bibliographie et un index à la fols alphabétique et thématique, avec les titres des œuvres donnés sous le nom de leurs auteurs.

Imitation. Maxime Decout, Qui a peur de l’imitation ?, Paris, Editions de Minuit, coll. « Paradoxes », 2017,160 p., 18 €. L’ouvrage est dédié à une problématique que l’auteur a beau jeu, dès les premières pages, de tenir pour plus sulfureuse qu’elle n’est. Il s’agit ici de questionner non pas « l’imitation d’un aspect de la réalité », mais « l’imitation d’une œuvre littéraire ». Si celle-ci a certes pu être ostracisée dans le domaine des arts et des lettres en raison de la façon dont elle s’accorde mal d’un mythe romantique misant sur le génie créateur et érigeant l’inouï en finalité, elle n’en constitue pas moins une dynamique de composition souvent assumée pleinement – ainsi de la façon dont Dante s’inspire de Virgile, de la reconfiguration des fables d’Ésope par La Fontaine ou, de nos jours, de la passion postmoderne pour la réécriture, volontiers ironique, qui anime de nombreux auteurs contemporains, d’Olivia Rosenthal à Éric Chevillard. Érudit et élégant, l’essai est parfois brillant, notamment quand il évoque l’œuvre de Perec, que l’auteur connaît excellemment, ou quand il s’essaie à une typologie des personnages dérivés de l’imitateur, du faussaire au pédant. Le parcours esquissé semble toutefois tenir à certains moments de la promenade improvisée, durant laquelle sont interrogés des « affects » liés à l’imitation (la peur, le plaisir) : ce qui s’énonce procède souvent d’un impressionnisme revendiqué crânement, qui s’incarne dans des apophtegmes hâtifs (« l’imitation, contrairement au plagiat, n’est pas un cas de conscience », p. 10) et autres formulations maladroites (ainsi du portrait de Nodier en « cleptomane notoire », p. 59). Au long du texte, l’imitation est mise en opposition avec un principe d’innovation totale, dont l’auteur voit l’incarnation en Rimbaud quand il note que « nous ne pouvons (…) pas vraiment faire de l’écriture une rimbaldie continue, le surgissement d’une nouveauté sans exemple » (p. 12) et qu’il annonce que le poète des Illuminations est pour beaucoup dans l’idée que « l’œuvre littéraire n’existe que si elle est invention » (p. 67). Il faut ici relativiser la valeur de création ex nihilo associée à la notion d’invention, comme l’a bien rappelé Jean-Pierre Bertrand dans un essai récent (Inventer en littérature, Seuil, 2015), et, partant, l’image de météore associée à Rimbaud, dont les œuvres n’échappent pas au principe de reprise et d’imitation (de Coppée, Leconte de Lisle, Hugo, Glatigny et Verlaine, parmi d’autres). A la fin de son cheminement, l’auteur réduit logiquement la dichotomie au détour d’une conclusion lucide : « L’originalité ne peut pas seulement être comprise en marge de l’Imitation et de l’Influence mais doit être cernée comme une sorte de dialogue fécond et intime avec les textes sources qui n’est pas sans les influencer eux-mêmes en retour en modifiant la perception que nous en avons» (p. 154). Mais s’agit-il vraiment d’une découverte ?

Juliet. Charles Juliet, Deux lectures décisives, Loches, La Guêpine, coll. « Rapport à… », 2018, 56 p., 12, 90 €. Ces deux lectures peuvent sembler assez disparates, puisqu’il s’agit d’une part de L’Étranger de Camus et du Dieu nu de Robert Margerit. Aujourd’hui, la première semblerait presque banale, tandis que la seconde peut nous étonner. Qui se souvient encore de Robert Margerit, auteur de Mont-Dragon (1944) et du Dieu nu (prix Renaudot 1951) ? Selon Charles Juliet, qui consacre ici un texte à chacun de ces deux écrivains, Margerit pouvait, à l’époque, séduire par l’érotisme entêtant dont étaient imprégnés ses romans. Dans son Anthologie des lectures érotiques, Jean-Jacques Pauvert donnera justement un extrait de Mont-Dragon qui va tout à fait dans ce sens. Notre plaquette contient aussi trois lettres adressées en 1954-55 par Margerit à Juliet, qui lui avait écrit pour lui dire son admiration. Elles sont d’un écrivain blasé : « Mes livres me déçoivent et me laissent profondément écœuré du roman et de l’écriture. Je ne conçois pas que l’on puisse rien admirer en eux. » Curieusement, aux demandes de Juliet de lui procurer certains de ses livres, il répond qu’il n’en a plus d’exemplaires, mais que son correspondant peut sans doute les trouver « chez Jean Lolze 47 rue Bonaparte », conseil qu’il réitère à propos de son L’Ile des Perroquets. Lorsque plus tard, en 1987, Juliet put enfin rencontrer Margerit, il fut assez déçu de trouver un homme maussade, désespéré et qui s’employait à déprécier son œuvre. Toutefois, il ne varia point dans son admiration, et pourra écrire en 2010, dans un hommage à Margerit, que Le Dieu nu fut pour lui le « premier livre à [lui] avoir fait découvrir le plaisir de lire, à [lui] avoir fait découvrir l’existence des livres en même temps que l’immense et inépuisable domaine de la littérature. » Telle est en effet la vertu de certains livres qui ne sont pas parmi les plus célèbres ni les plus vantés, mais qui distillent efficacement leur ivresse.

Lupin. André-François Ruaud, Arsène Lupin, Une vie, Bordeaux, Les Moutons électriques, coll. « Hélios », 2017, 352 p., 9,90 €. Et si on prenait au sérieux Arsène Lupin ? Et si on décidait d’explorer son espace contemporain comme un historien le ferait de n’importe quelle personnalité de la Belle époque ? La proposition sur laquelle se construit cette collection n’est pas banale, bien qu’elle ait déjà été employée pour un rival anglo-saxon, un nommé Sholmès qu’appréciait peu le gentleman cambrioleur. Si les historiens nous ont habitués à balayer un milieu à partir de la position centrale d’un personnage (ainsi de L’Affaire Lacenaire d’A.-E. Demartini), au moins cet ancrage biographique était-il avéré, attesté et documenté. Rien de tel ici, où le document faisant foi est purement littéraire. Car tout est vrai à sa façon dans cet ouvrage qui explore un espace temporel à la fois historique et fictionnel, donnant au passage une approximation intéressante de ce que devait être l’expérience du présent d’un Maurice Leblanc, une expérience tissée de faits-divers et de personnalités, mais aussi de figures littéraires, de réminiscences et d’échos… Réédition augmentée d’un texte de 2011, cette pseudo-biographie est à la fois érudite et fantaisiste, en dépit d’un style peu ajusté à la joyeuse désinvolture d’un projet qu’on pourra juger futile, ou dont on admirera au contraire le tour de force, c’est selon. Reste qu’à force de rebattre les cartes du réel et du fictif, l’auteur procure à son lecteur, pourvu qu’il soit doté d’une certaine culture historique, une impressionnante expérience d’égarement. Il serait intéressant de savoir quel est l’effet produit auprès du lectorat ordinaire des Moutons électriques, espèce endémique des territoires de l’imaginaire : sans doute vivra-t-il très différemment cette fantaisie. L’appel à témoins est lancé !

Malaquais. Jean Malaquais entre deux mondes, sous la direction de Geneviève Nakach et Julien Roumette, Paris, Lettres Modernes Minard, 2017, 269 p., 36 €. Wladimir (ou Jan Pavel) Malacki, né à Varsovie en 1908 et mort à Genève à la fin de l’année 1998 après avoir presque totalement traversé le XXe siècle, est un de ces nombreux juifs de l’Europe de l’Est venus à Paris se transformer en purs écrivains français. Arrivé en France en 1926, il sera manœuvre sur des chantiers en Auvergne, mineur en Provence, marin de commerce, débardeur aux Halles de Paris. Dans la capitale il fréquentera la bibliothèque Sainte-Geneviève ouverte jusqu’à 10 h du soir, pour y perfectionner son français mais aussi pour s’y chauffer l’hiver et échapper un peu au froid de sa mansarde. La rencontre, avec Gide, capitale, arriva en 1935 à l’occasion d’un article de celui-ci dans la NRF qui parlait de l’infériorité de n’avoir jamais eu à gagner son pain : Malacki prit la plume pour l’engueuler et lui dire combien l’esclavage du salariat pouvait être dégradant. Gide aggrava son cas en répondant et en lui envoyant un mandat de 100 francs accompagné d’une lettre où la mauvaise conscience, dit Franck Lestringant, devenait obscène. Malacki renvoya le mandat déchiré en deux avec cet appel : « Je vous crie de me tendre la main. Me la refuseriez-vous ? » La relation commençait mal, avec un Gide qui aidait financièrement plusieurs réfugiés et n’avait pas vu malice à son offre : il ne tint aucune rigueur à son correspondant qui lui soumit l’année suivante un manuscrit. Gide le critiqua sans pitié et son jugement fut cruel : bon à jeter, mais il l’engagea à poursuivre ses efforts et à se remettre au travail, ce que fit Malacki et son roman Les Javanais fut publié en 1939. Malacki, devenu Malaquais, fut salué, presque comme un nouveau Céline. Gide rendit hommage à sa « grandeur épique, à la fois bouffonne et tragique» et Léon Trotsky lui consacra un article élogieux. On peut penser que Gide, par ses conseils, par ses inlassables critiques, par sa patience dans sa relation avec son jeune ami qui était un écorché vif, avait aidé Wladimir Malacki à devenir un authentique écrivain. Les liens entre les deux hommes, une solide amitié, perdurèrent comme en témoigne leur correspondance publiée par Pierre Masson et Geneviève Nakach aux éditions Phébus en 2000. C’est André Gide qui, après la défaite de 1940, s’occupera de faire quitter la France à son ami et à sa compagne, mobilisant toutes ses relations pour l’obtention des visas. « N’était André Gide, Galy [sa compagne, juive russe et peintre] et moi serions en route pour fertiliser de nos cendres les sillons du Troisième Reich » écrira Malaquais dans son Journal le 8 octobre 1942, alors qu’il était enfin à bord du navire qui l’emmenait vers l’Amérique du Sud : la réalité de l’extermination des juifs n’était pas si ignorée qu’on a bien voulu le croire…. Aussi quand éclata en 1945 l’affaire du « Retour d’André Gide», le venimeux article d’Aragon, mandataire d’un PCF qui n’avait toujours pas digéré le Retour d’URSS, Malaquais répliqua par Le nommé Louis Aragon ou le patriote professionnel où il étrillait comme il se doit le poète d’Elsa. Lié à Gide donc, Jean Malaquais appartient à une tout autre génération et n’est en rien, malgré l’amitié et les liens, un disciple. Son Journal de guerre puis son Journal d’un métèque le montrent tel qu’il fut, intransigeant, révolutionnaire d’instinct et rebelle. Après une carrière de professeur aux États-Unis où il se lia avec Norman Mailer dont il traduit en français Les Nus et les morts (sa correspondance avec lui a été elle aussi publiée) il revint en France où il publia plusieurs romans (Planète sans visa, Le Gaffeur…) et surtout consacra une thèse de doctorat à son philosophe de prédilection, Kierkegaard sous la direction de Jean Wahl. C’est à cet écrivain malheureusement un peu oublié que sont consacrés les actes d’un colloque Jean Malaquais entre deux mondes sous la direction de Geneviève Nakach (la Présidente de la société Jean Malaquais) et Julien Roumette. Une douzaine de contributions étudient sous divers angles une œuvre multiple marquée par l’authenticité d’une voix originale s’exprimant dans une langue qui n’hésitait pas à mêler au français l’allemand, le russe, le polonais, l’espagnol, le yiddish, l’arabe, l’italien, en une espèce de pidgin destiné à faciliter la communication entre divers locuteurs que la passion internationaliste de Malaquais poussait à mettre en contact, langue qui s’éloignait ainsi de toute forme académique et suscita dès la publication des Javanais, la comparaison avec Céline, on l’a dit. Pierre Masson analyse Planète sans visa, le roman sur Marseille pendant l’occupation où pèsent les méfaits des idéologies, puis Coup de barre recueil de nouvelles où le fantasque voire le fantastique donnent un éclairage inattendu à l’imaginaire de Malaquais. Gérard Miller montre que la fascination de Kierkegaard, Malaquais a appris le danois pour le lire directement, vient de la rencontre d’une pensée aussi intransigeante que la sienne. L’intransigeance de cette pensée se retrouve dans les convictions internationalistes de Malaquais, dans son engagement politique, que souligne Geneviève Nakach et sur lequel revient Richard Walter dans l’analyse de la charge contre Aragon. Claude Burgelin consacre une belle étude au Journal (1939-42) de Malaquais, Autoportrait en guerrier solitaire, où la liberté de ton, de pensée et d’analyse plante ses flèches contre la veulerie ambiante et la lâcheté généralisée de l’époque. Un texte inédit de Malaquais sur Marseille, une riche et exhaustive bibliographie, un index qui souligne l’importance des références à André Gide, font de ce volume d’essais un ouvrage de référence au côté de la monographie Malaquais rebelle publiée en 2011 par Geneviève Nakach.

Péret. Richard Spiteri, Benjamin Péret, travail en chantier, Paris, L’Harmattan, 2017, 189 p., 20,50€. Richard Spiteri, professeur de littérature française à l’Université de Malte, a déjà publié deux livres sur Benjamin Péret : Exégèse de « Dernier malheur dernière chance », de Péret et l’Imaginaire dans la poésie de Péret. Son nouveau livre Benjamin Péret, travail en chantier rassemble diverses études – préfaces ou communications à divers colloques. C’est dire que l’ensemble est un peu hétéroclite, comme il est inévitable dans ce type de recueil mais c’est l’approche intertextuelle, un bon outil selon l’auteur, pour lire l’écriture automatique que pratiquait Péret en bon surréaliste, qui est le thème fédérateur des divers chapitres de ce livre. Richard Spiteri étudie les influences des divers auteurs qui ont inspiré Péret, avec qui il a dialogué de façon peut- être peu visible à la première lecture, mais que des confrontations de textes mettent en relief. L’exercice n’est pas toujours évident toutefois. « Dans le domaine littéraire, Sartre venait de publier La Nausée à laquelle succéda Le Mur en février 1939 » écrit Spiteri : « Remarquons que dans Danse Mabraque le terme “néant” a trois occurrences ». Cela suffit-il à créer un lien entre Péret et Sartre ? Avouons notre perplexité. Que Totem et Tabou de Freud et Le rameau d’or de Frazier aient été des textes indispensables pour le Péret qui se plongea au Mexique dans des études ethnologiques et hagiographiques est une belle évidence, que souligne à raison Richard Spiteri. On lit aussi avec beaucoup d’intérêt l’étude sur ces deux piétons de Paris que furent Péret et Fargue et celle sur Des Cris étouffés, le poème de Péret, analysé comme un prolongement du chant VI d’Exil de Saint-John Perse par l’intermédiaire envisagé de Roger Caillois. Poursuivant ses recherches d’intertextualité, Richard Spiteri étudie les liens avec Desnos, le peintre allemand Paalen. Le chapitre sur Péret et Aràgon rappelle la polémique fameuse qui a peut-être contribué à limiter l’oubli dans lequel Péret est tout de même tombé depuis un demi-siècle, le trio des trois grands, Aragon, Breton, Eluard ayant fait beaucoup d’ombre aux surréalistes mineurs, parmi lesquels il faut aussi ranger Pierre Mabille, dont l’influence sur Péret semble évidente. À une figure peu connue, le philosophe Aimé Patri, qui apparaît comme un personnage fût sympathique du journal de Gide datant de son séjour tunisien pendant la seconde guerre mondiale, Spiteri consacre quelques pages où il souligne qu’en philosophe ce lecteur de Péret l’amène vers le débat sur le sacré. Ces échanges avec des poètes, des intellectuels, des artistes révèlent un visage pas assez connu de Benjamin Péret, celui d’un Chercheur – et son séjour en Amérique latine eut l’importance qu’on sait – d’un lecteur passionné sachant ouvrir le dialogue et s’enrichir de tous ses contacts. Travail en chantier est le sous-titre du livre de Richard Spiteri : il y a là le résultat de nombreuses recherches, qui toutes ouvrent des voies pour une synthèse à venir, qui donnera à Benjamin Péret toute sa place dans l’histoire du surréalisme et de la littérature du XXe siècle.

Rimbaud. Marc Fontrier, Autour de la notice surl’Ogadine d’Arthur Rimbaud, Paris, Editions Sépia, coll. « Orient d’Afrique-Bibliothèque Pereise », 2017,188 p., 24,70 €. Docteur en études africaines de l’INALCO, Marc Fontrier a étudié l’arabe, l’amharique et le somali. Il a effectué de nombreux séjours en Afrique Subsaharienne, la plupart du temps dans des pays où régnait une grande instabilité politique, Ethiopie, Somalie, Djibouti. Ses recherches sur l’histoire de la Corne de l’Afrique au XIXe et XXe siècles et sur la polémologie africaine de ces dernières décennies l’ont particulièrement préparé au travail auquel il s’est attaché, le commentaire de la fameuse Notice sur l’Ogadine d’Arthur Rimbaud. La lettre de Rimbaud du 10 décembre 1883 à Alfred Bardey avait été publiée sous le titre Rapport sur l’Ogadine dans les Comptes rendus de la société de géographie de Paris en 1889, amputée de quelques paragraphes qui virent le jour en 2011 dans la lettre de la Pléiade (n°43). Sur la publication de cette Notice, les études rimbaldiennes et Jean-Jacques Lefrère, ont fait depuis longtemps le point, et il n’y a rien à ajouter ; la dernière édition de la Pléiade en donne le texte intégral, dont Marc Fontrier reproduit le manuscrit autographe que les descendants de la famille Bardey ont déposé, en 2010, au Musée Bibliothèque Arthur Rimbaud de Charleville, manuscrit dont le livre d’Alfred Bardey « Baj Agnia » avait déjà reproduit deux pages. Rimbaud, on le sait, fut le premier occidental à s’installer à Harar, cité sainte de l’Islam, longtemps interdite. C’est de là qu’en 1883, pour développer les activités économiques de la Maison Mazeran, Vianney et Bardey dont il était le facteur qu’il lança son collaborateur Constantin Sotiro vers l’Ogaden Somali, alors inexploré et réputé pour le caractère farouche de son peuple. Pietro Sacconi, marchand et explorateur italien se dirigeant au même moment lui aussi vers ce pays, y fut massacré. Ce sont les notes de Sotiro que Rimbaud utilisera pour rédiger sa notice, qui n’a rien d’une œuvre littéraire, l’imagination n’y a pas sa place, et qui apporte des informations inédites. Pourquoi ce texte a-t-il tardé à paraître dans son intégralité, comment et pourquoi l’envoyé de Rimbaud, Constantin Sotiro qui, lui, rentrera-t-il sain et sauf d’une aventure qui à quelques kilomètres de lui, se transformera en massacre pour Sacconi ? C’est à ces questions que répond Max Fontrier en faisant un point précis sur la situation de cette région de l’Afrique avant l’arrivée d’intrusions extrarégionales, de l’Empire Ottoman au Khédine d’Egypte et surtout ensuite des puissances occidentales. Les premières années de la maison Bardey lui permettent de bien montrer les enjeux économiques d’un commerce riche de perspectives, mais souvent aléatoire dans un monde complexe où la connaissance des mœurs, de la religion et des langues sont des bases essentielles. Rimbaud se flattera parfois dans ses lettres à sa famille, pour la rassurer, de réussites financières et Isabelle sa sœur ne manquera pas d’enjoliver la situation. Marcel Coulon, les rimbaldiens s’en souviennent, fut le premier à démonter les légendes et à jeter sur la situation de Rimbaud au Harar une lumière plus crue. L’expertise de Marc Fontrier éclaire parfaitement, pour le lecteur non spécialiste que nous sommes, le contexte qui sera celui de la Notice. Il nous donne le plaisir de la lire dans la graphie de Rimbaud. Il la commente presque mot à mot, car le vocabulaire employé, pour les choses et les lieux, qui traduit des mots arabes ou appartenant aux divers dialectes locaux, demande sans cesse des éclaircissements, lesquels ne sont pas toujours faciles à établir. « Quelques espèces de tobes rayés nommés taouachis, aïtabans, kheilis… » écrit Rimbaud. De ces noms Marc Fontrier essaie de donner une explication : « Tarvashi » viendrait de l’arabe signifiant décoré, « aytaban » pourrait être rapproché de la racine arabe « ataba », être doux au toucher. Jean-Jacques Lefrère avait proposé comme origine «feuille de métal destinée à la fabrication d’ustensiles domestiques » : comme on le voit, il y a là un sérieux écart… Sagement l’auteur écrit : « Autant d’explications avancées avec la plus grande réserve » et iI n’omet jamais de parler de ses doutes sur la pertinence d’une hypothèse avancée, sur la faiblesse d’une déduction. Le mélange des langues, l’incertitude des transcriptions rendent les commentaires difficiles : Marc Fontrler ne recule pas devant ces difficultés, que ses connaissances lui permettent le plus souvent de surmonter, mais avec prudence et modestie il laisse ouvertes les pistes…
C’est donc une contribution importante que son livre apporte à une meilleure connaissance du milieu où vécut un Rimbaud désormais bien différent du jeune rebelle de dix-sept ans. Pas de poésie dans un rapport qui colle à la réalité du terrain, mais Marc Fontrier laisse apparaître, au long de son commentaire, la personnalité d’un homme exceptionnel dans sa capacité à se fondre dans un milieu hostile où tant d’autres, faute de cette aptitude, trouveront la mort. C’est là un aspect de Rimbaud qui ne peut que nous émouvoir.

Roy Pinker, Faire sensation. De l’enlèvement du bébé Lindbergh au barnum médiatique, Marseille, Agone, coll. «Contre-Feux», 2017, 232 p., 17 €. Attention, ovni! Roy Pinker est un collectif, transatlantique autant que le fut son sujet, qui a entrepris de réaliser, strate après strate, l’archéologie d’un fait divers d’époque : l’enlèvement puis l’assassinat du fils de l’aviateur Lindbergh. L’affaire est emblématique en effet. Lorsqu’en 1932 la police annonce l’enlèvement de Charles Lindbergh junior, l’aviateur est au faîte de sa gloire : à travers ce héros des temps modernes, c’est une Amérique triomphante qui est attaquée. D’abord typiquement américain, avec l’implication fantaisiste de la star des gangsters, Al Capone, appelée à la rescousse par les parents désespérés, le fait-divers s’exportera, permettant aux auteurs d’analyser non seulement le traitement médiatique de part et d’autre de l’Atlantique mais aussi les conditions de sa déterritorialisation, voire de sa mondialisation par une presse nationale, notamment française, qui s’approprie une histoire « comme exemplaire du mal sur terre ». L’événement fut naturellement aussi l’occasion de juger cette Amérique volontiers qualifiée d’étrange, quand elle n’est pas diagnostiquée hypermoderne, extravagante et finalement décadente. L’assassinat d’un enfant, « terrible leçon donnée à la civilisation du dollar » ? Preuve à l’appui : la liste des produits dérivés de l’affaire, spectacles, chansons, menus de restaurant. La France n’est pas en reste cependant (on retrouve du bébé Lindbergh chez Milou enlevé à son maître dans Tintin en Amérique !) et c’est plutôt comme un événement global qu’il faut appréhender l’histoire, moment de communion dans l’émotion autant que de médiatisation effrénée qui permet toutes les références, toutes les mises en relation, la suspension provisoire des circuits de validation de l’information, et la surchauffe visible de l’imagination collective. Il faut saluer et l’intérêt de l’ouvrage, d’une élégance formelle rare dans l’édition de collectifs académiques, et l’efficacité de la méthode qu’on aimerait voir reproduite dans bien des volumes qui se limitent à agréger des travaux individuels autour d’un thème commun et brinquebalent le lecteur d’un style à l’autre avec une certaine rudesse : si chaque contributeur a évidemment mené ici son enquête, l’ensemble a été refondu et co-écrit, donc mis en cohérence et harmonisé par Paul Aron et Yoan Verilhac, pour le plus grand bénéfice du lecteur donc.

Sollers. Philippe Sollers, Lettres à Dominique Rolin 1958-1980, édition établie, présentée et annotée par Frans de Haes. Paris, Gallimard, 382 p., 21 €. C’est grâce à la Fondation Roi Baudouin de Belgique, qui a acquis le grand ensemble de lettres échangées entre Philippe Sollers et Dominique Rolin, que nous avons accès à cette correspondance. Déposées à la Bibliothèque royale de Belgique, Philippe Sollers a laissé le soin à Frans De Haes d’éditer 256 de ces premières missives, sur un ensemble de plus de 1 500. Un recueil des lettres de Dominique Rolin est prévu prochainement, et deux autres volumes suivront. F. D. Haes est un écrivain, essayiste et traducteur belge, il est assistant à la direction des Archives et musée de la littérature à Bruxelles. En plus d’être un fin connaisseur de l’œuvre de Dominique Rolin, il a déjà travaillé avec Philippe Sollers, en 1992, sur un livre d’entretien intitulé ironiquement, Le rire de Rome.
Ce recueil de lettres choisies débute au moment de la rencontre des amants, en octobre 1958. Dans cette première lettre datée du 31 décembre 1958, Sollers vouvoie Dominique Rolin pour lui dire, « Cela m’ennuie un peu d’avoir à vous admirer » (p. 17), et va jusqu’en août 1980, où il écrit : « On ouvre de nouveau l’éternel présent ! » (p. 375). Nous connaissons de multiples histoires amoureuses et presque autant de formes d’amour, mais il faut reconnaître que celle-ci est très singulière. Sollers rencontre Dominique Rolin huit ans avant de rencontrer Julia Kristeva, avec qui il se mariera en août 1967. Malgré son engagement amoureux et sans réserve, avec cette jeune intellectuelle aussi belle qu’intelligente qui arrive de Bulgarie, sa relation avec Dominique Rolin perdurera. Pour comprendre l’amour entre Sollers et Dominique Rolin, il ne faut pas aborder cette histoire avec les critères de l’amour traditionnel. Il est préférable de suivre ce couple hors du commun et penser avec eux la notion « d’axiome », de « plan », ou de « lien magique », pour considérer cette aventure qui a duré plus d’un demi-siècle. L’axiome, selon le Dictionnaire historique de la langue française, veut dire une vérité générale admise de tous, « vérité d’évidence » pour Chateaubriand, que Sollers cite abondamment dans ce recueil. Il s’agit bien d’une aventure amoureuse hors norme, donc une expérience de l’esprit, intime, une expérience intérieure, comme le dit Sollers, grand lecteur de Bataille. Le 12 juillet 1962, en apprenant le décès de l’auteur de L’érotisme, Sollers confie à Dominique Rolin : « À dix-sept ans, la découverte de L’expérience intérieure a été un choc inoubliable. Je te revois aussi, dans le train qui nous ramenait de Moulins, lisant Le coupable » (p. 79). Au moment du mariage de Sollers avec Julia Kristeva, « l’axiome » traverse une période difficile, mais Sollers rassure Dominique Rolin, le 22 mars 1967, il écrit: «Tout est simultanément présent, Venise, Barcelone, nos corps, la proximité fluide, suspendue, sans insistance, de chaque espace et rien ne peut arriver à cette présence. » (p. 141). Ou bien : « Je t’aime de façon incroyable, incompréhensible et directe, au point de pouvoir réellement en mourir […] Sois avec moi, tu ne peux pas ne pas être avec moi », lui dit-il le 23 mars (p. 142). Et en juillet de la même année : « Nous ne pouvons pas entrer dans le malheur. » (p.146). Quelque temps plus tard, les tumultes se sont apaisés, l’amour n’a pas faibli, au contraire, après avoir été mis à l’épreuve, ce couple est encore plus solide : « Nous entrons, j’en ai de plus en plus la certitude acérée, dans une époque inouïe : ce qu’il faut, c’est garder un organisme pour elle, pour l’entraîner, choisir des voies extraordinairement détournées : ce que nous avons fait d’instinct, toi et moi, il y a… » (p. 204). Ou encore, dix ans après la crise : « On a eu raison constamment, et sur tout. » (p. 328). Il ne faut jamais oublier qu’il s’agit d’une correspondance entre écrivains, ce qui veut dire que chacun sait qu’il va « réellement » être lu. Il y a peu de doute que ces lettres prennent une place incontournable pour comprendre véritablement l’œuvre de Philippe Sollers et reconsidérer l’homme. Tout Sollers est déjà présent dans ces premières missives brûlantes d’amour. Sollers dit, sous de multiples formes, que le désir est une tentative de littérature. Dans ces lettres, il y a toutes les facettes qu’il développera plus tard dans La Théorie des exceptions, La guerre du goût, ou Eloge de l’infini, en expliquant que, pour exprimer le désir humain, les mots sont essentiels, car le désir est langage.
Dans ces lettres, chacun se livre sans réserve, et pourtant, on sent le jardin secret de chacun protégé, non pour dissimuler, mais pour augmenter la volupté. Les partisans de l’authenticité, de la vérité à tout prix, de la transparence peuvent avoir de la difficulté à comprendre. À la question de savoir si l’on est capable d’aimer plusieurs personnes à la fois et sur une longue durée, une durée qui ressemble même à une vie, Dominique Rolin et Sollers démontrent que oui et que ce n’est ni plus ni moins difficile que de mener un seul amour, c’est simplement autre chose. Ce témoignage amoureux ne peut être dissocié de la réflexion aussi bienveillante que critique de Sollers sur la littérature. Dans la lettre du 19 juillet 1961, Sollers est époustouflant, il parle de la Recherche et conteste le but même de l’immense entreprise proustienne, il reproche à Proust d’avoir voulu rationaliser intégralement la sensibilité. Puis, il passe à Valéry et critique cette constante prétention à la découverte de la loi générale, qui est, selon lui, une tare de l’esprit français, « sans doute héritée de Descartes. » Il qualifie Proust et Valéry de « Mainteneurs ». La prétention rationnelle, « ces erreurs, grandioses », dit-il, de tout vouloir rapporter à un dénominateur commun, n’en sont tout de même qu’à un certain niveau. Et, avec un certain dandysme, Il propose pour antidote, la littérature de Poe ou de Mallarmé… Au fil des pages, on s’aperçoit que l’histoire d’amour entre Sollers et Dominique Rolin est parfaitement enlacée avec l’histoire littéraire, et que le tout est constamment vécu comme une insurrection.

Suarès. La Couronne littéraire d’André Suarès. Ouvrage collectif, sous la direction de Michel Murat, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres» n° 172, 2017, 401 p., 47 €. Une couronne dans laquelle quelques épines se mêlent aux lauriers, tant l’œuvre de Suarès est parfois, à certains égards, inégale. Ce volume, qui rassemble les actes d’un colloque tenu en 2013, est foisonnant, et une recension complète exigerait bien des pages. Aussi nous limiterons-nous ici aux aspects qui nous ont semblé essentiels ou les plus significatifs. Ce n’est pas calomnier Suarès que de dire que son théâtre et ses poésies, excessivement vantés par un récent exégète mort depuis, n’ont guère d’intérêt. Les poésies sont souvent symbolardes et diffuses, et quant au théâtre, n’est pas Claudel qui veut. Disons-le : il y a chez Suarès un rhéteur, et un rhéteur qu’enivre souvent sa propre faconde. Dans « Suarès contre Barrès », Vital Rambaud montre toute la violente antipathie du premier pour le second, qualifié de « Chateaubriand des notaires, le René des chefs-lieux de canton ». La relation avec Gide, étudiée avec précision par Frank Lestringant, est celle d’une brève rencontre, suivie de malentendus et de brouilles (Gide ayant sacrifié Suarès à Claudel lors de l’affaire Rimbaud en 1912) : on pourrait presque dire qu’au fond, c’était deux ennemis-nés. Autre parallélisme, celui avec Malraux, où Jacques Lecarme voit en l’auteur des Conquérants une sorte de perfectionnement et d’accomplissement de Suarès : le disciple surpassant le maître, surtout dans les écrits sur l’art. Soit, mais c’est là oublier que Malraux a considérablement pillé aussi, et surtout, Élie Faure… Baudelaire fut un des grands intercesseurs de Suarès, qui a laissé beaucoup de textes fort élogieux sur le poète, textes parmi lesquels André Guyaux privilégie non sans raison « Génie de Baudelaire », paru en 1927 dans Comoedia et jamais repris depuis. Certes, les textes de Suarès sur Baudelaire sont parfois répétitifs, mais il faudrait tout de même souligner l’audace du long et admirable article paru en 1911 dans La Grande Revue : un véritable exploit, aussi bien pour l’époque (1911 !) que pour le disciple de Brunetière qu’était alors Suarès. La compétition Suarès- Claudel autour de Rimbaud en 1912, et l’abandon forcé du premier au profit du second, sont à présent bien connus, et Adrien Cavallaro, après les avoir résumés dans « Les deux Rimbaud de Suarès », prolonge le débat, en faisant appel à des notes postérieures, datant des années vingt. Reste que Suarès est sans doute le seul à avoir, dès 1912, percé à jour les honteux trucages opérés par Isabelle et Paterne Berrichon, trucages qui fondèrent la pieuse et édifiante légende familiale à laquelle adhérera Claudel. Suarès et l’Espagne est un sujet peu exploré, sur lequel Lourdes Rubiales apporte de nombreuses précisions bienvenues dans son remarquable « Don Quichotte après le Condottière » Publié en 1916, le Cervantes de Suarès visait à exalter l’Espagne comme « ressource spirituelle de l’Europe ». Aspect que l’écrivain eut l’occasion d’approfondir lors de ses relations avec Unamuno, qui se poursuivirent durant une dizaine d’années et furent assez étroites. Rappelons par ailleurs que Suarès ne cessa d’interroger Goya, comme en témoigne son Pour un portrait de Goya publié posthume en 1983. La politique fut également un des thèmes de méditation de Suarès, qui publia en 1939 ses étonnantes Vues sur l’Europe, étudiées ici par Michel Jarrety. Étonnantes, parce qu’elles attestent que Suarès avait parfaitement discerné et dénoncé la barbarie nazie, ainsi que les horreurs du communisme et du fascisme. Mieux encore, les chapitres du livre avaient connu une pré-publication dans la N. R. F. dès 1934, et, comme le remarque Jarrety, « cette lucidité doit être saluée ». Étonnantes aussi, parce qu’on y voit, au nom de la civilisation et de l’Occident, Suarès sinon justifier, du moins légitimer l’invasion italienne de l’Éthiopie, « forêt peuplée de cannibales ». Plus loin, il justifie le reître Pilsudski, « tyran sans doute ; mais loin de toute bassesse ». Étonnantes enfin, par leur violence répétitive, leurs longues kyrielles d’insultes et d’invectives contre Hitler, « Wotan-camelot » et « Furet-Führer » ; Goering, « le nécrophile volant de la cocaïne » ; Goebbels, « le singe qui aboie », et tant d’autres. On s’explique ainsi que Suarès ait été, durant l’Occupation, traqué par la Gestapo, et constamment obligé de se cacher. Le Journal de Léautaud nous révélera à ce propos que les articles parus dans la N. R. F. étalent même tellement violents et haineux, que Paulhan était souvent obligé d’en couper une partie… (signalons en passant que la plaquette hors commerce de mai 1939 contenant des textes trop violents pour être inclus dans Vues sur l’Europe, s’intitulait non pas En Marge, mais En Marge d’un livre et était signée Gaërdal). De Frédéric Gagneux, qui s’était déjà signalé par de pertinentes études sur Suarès et la musique, « André Suarès, Richard Wagner et le wagnérisme français », intéressant article montrant à quel point l’œuvre et la pensée du musicien allemand furent essentielles pour Suarès et inspirèrent nombre de projets de jeunesse souvent inachevés. Au fil des années, et jusqu’à la fin, Suarès resta toujours fidèle à son admiration pour Tristan et Parsifal. Le Voyage du Condottiere est peut-être l’œuvre la plus connue de Suarès, et Pascal Dethurens s’est attaché à le lire par-delà « l’héroïsme esthétisant, le stendhalisme historique », afin d’y préciser ce qu’il appelle « la tentation du roman ». Cette contribution est fort prenante, en ce qu’elle montre avec quelle fréquence l’auteur quitte la narration ou la description, et fait décoller son texte, pour s’enfoncer dans une rêverie onirique pleine de charme et d’imprévu : « le roman n’est pas l’opposé du récit de voyage ni du traité d’esthétique, il en constitue le but même. » Autant dire que le Voyage du Condottière n’est ni un Baedeker ni un traité d’esthétique, mais une œuvre remarquable « pour tout ce qu’elle ne peut contrôler, ses élans irrépressibles, en un mot son besoin de romanesque », et constitue « rien moins que l’exploration des limites d’un texte littéraire ». Le volume se termine par un très évocateur témoignage de Gustave Fayet sur son ami Suarès : « Comment j’ai connu Suarès », des extraits inédits de la Correspondance Suarès-Romain Rolland (autour d’un Caligula encore inédit du second), et quelques textes non inédits de Suarès sur Wagner. Au total, un bon recueil de contributions diverses, très nuancé, et qui contribue efficacement à mieux faire connaître Suarès, avec ses ombres comme avec ses lumières.

Voyageurs. Les Voyageurs du Rhin. Études réunies par Nikol Dziub, avec une préface de Frédérique Toudoire-Surlapierre, Reims, Épure-Editions et Presses Universitaires de Reims, 324 p., 22 €. Ce livre a été engendré par un colloque international « Les Voyageurs du Rhin » qui s’est tenu à l’Université de Mulhouse les 21 et 22 avril 2016. Il s’agit donc, sous un titre unique, d’approches disparates auxquelles le responsable éditorial propose une apparence complémentaire : « Ce n’est pas au Rhin en général (peut-on d’ailleurs – du point de vue de l’imaginaire et du mythe, s’entend – parler du Rhin au singulier ? que nous nous intéresserons ici : c’est au rapport de son mythe avec la question de la transgression, de l’échange et du réseau intellectuel et culturel. C’est surtout l’étude des modalités, des motivations et des effets de cette articulation qui nous semble susceptible d’enrichir l’interprétation du destin mythologique du Rhin, et partant des textes que l’ont construit et le construisent encore. » On devinera sans peine que ce recueil d’articles d’universitaires est destiné presque uniquement à des universitaires qui font consciencieusement leur travail d’universitaire. Ces articles, écrits par des géographes, des historiens et surtout des littéraires autour d’un thème unique (le Rhin), ne balaient pas moins que toute l’histoire du monde, des origines à des poètes contemporains. Retenons un de ses axes, celui qui traite du Rhin des (pré- et post-) Romantiques anglo-saxons, et a particulièrement retenu notre attention la contribution intitulée « Le rôle du Rhin dans la genèse du Frankenstein de Mary Shelley » qui, enracinant le roman sur les bords du Rhin, insiste sur l’importance des récits de voyage de Mary Shelley. Modestes ou ambitieuses, ces réflexions ont le grand mérite de faire voyager sur le « fleuve couvert de fables et de fantômes » (Hugo) en très bonne compagnie (Érasme, Montaigne, Paracelse, Jacob Burkhardt, Byron, Mary Shelley, D.H. Lawrence, Maurice Barrés, Apollinaire, Michaud).

Zweig. Stephan, Paul Verlaine, Livre de Poche, coll. « Classiques », 152 p., 5,90 €. « Ce livre, jamais traduit en français, a longtemps passé pour négligeable. Il n’était que négligé. » nous avertit dans sa préface (bien informée) Olivier Philipponnat. L’essai biographique de Zweig, publié en 1905 par le jeune éditeur berlinois Schuster &Lôffler, est complété dans cette édition française par l’introduction que Zweig donnera plus tard à Paul Verlaine sgesammelte Werke (Insel-Verlag, 1922), et dans laquelle il se fait le critique de ce qu’il avait laissé imprimer presque vingt ans auparavant, regrettant son erreur de jugement consistant « à confondre l’émouvant avec la véritable grandeur : si la vie de Verlaine peut-être qualifiée de tragique et de profondément bouleversante, vouloir faire de cette flamme vacillante qui s’éteint une tragédie biographique, serait abusif. Cette existence ne connaît aucune gradation dramatique, elle n’a pas de héros, de luttes, de contrastes : elle n’est que cassure, effritement, dérapage et embourbement, déchéance, chute. Nulle part la vie de Verlaine n’est sublime, nulle part elle n’est d’une grandeur exemplaire [?] » À vrai dire, le court texte de Zweig reflète une profonde incompréhension du pauvre Lélian, exprimée au moyen une langue alambiquée (plaignons la traductrice) qui sent sa fin de siècle. Ainsi, que penser par exemple de cette curieuse observation génétique reposant sur la naissance du poète à Metz : « Ses origines font de lui un Lorrain, non un Alsacien : suffisamment proche de l’Allemagne, en tout cas, pour porter dans son sang le fruit secret du lyrisme allemand. » ? Admirateur de la musique verlainienne, Zweig condamne la fragilité du poète, « ses passions perverses » Ce Verlaine, vu il y a plus d’un siècle et d’outre-Rhln, n’apprend que bien peu sur Verlaine, mais davantage sur son jeune biographe, qui plus tard se consacrera à la vie des forts : Balzac, Érasme, Tolstoï, Romain Rolland.

Julien Bogousslavky, Jean-Marc Canonge, Isabelle Dumas,
Jean-Paul Goujon, Christian Lacombe, Muriel Louâpre,
Michel Pierssens, Denis Saint-Amand, Claude Schopp.