LIVRES REÇUS

Comptes rendus

HuysmansHuysmans et les genres littéraires, études réunies et présentées par Gilles Bonnet et Jean-Marie Seillan (Presses Universitaires de Rennes, 2011, 380 p., 20 €). Battre en brèche la fameuse – mais approximative, voire erronée – tripartition générique de l’œuvre de Huysmans (le naturaliste, le décadent, le converti) et poser ce dernier en héraut de l’impureté, de l’hétérogénéité, de l’hybridité générique : c’est la visée la plus essentielle du colloque qui s’est tenu à l’Université Nice-Sophia Antipolis en 2007. Eléonore Reverzy, dans Le Roman psychologique de Huysmans, cite Philippe Berthier, lequel avait évoqué « la débâcle du genre », problématique centrale de l’œuvre de Huysmans, et affirme à son tour l’impossible cloisonnement des genres, leur porosité insensible dans l’œuvre. Pour s’en convaincre, il suffit de reprendre la préface d’À rebours où Huysmans dénonce l’impasse dans laquelle s’est enfermé le roman naturaliste, la fausse différence entre les modèles zolien et psychologique, où surtout Huysmans dit la nécessité de « briser les limites du roman, d’y faire entrer l’art, la science, l’histoire, de ne plus se servir, en un mot, de cette forme que comme d’un cadre pour y insérer de plus sérieux travaux ». On lira avec, comme l’écrit Jean-Marie Seillan, un rien de déception démythifiante, combien le genre littéraire adopté à ses débuts par Huysmans, son ralliement au roman naturaliste zolien, a à voir avec les réalités du marché de la librairie, dont Huysmans était très conscient : à propos notamment du « public potentiel », des genres à éviter (« les genres qui ont trop de public pour être honnêtes » et ceux « qui sont trop honnêtes pour avoir un public »). Et celui susceptible de rallier ses suffrages : le roman, seul à même de gagner un public, entre les deux extrêmes du « vénal dégradant et du noble invendable ». Le genre littéraire adopté apparaît ainsi, prémédité, dans son historicité et sa dimension agonique, comme « l’enjeu crucial d’une bataille de positions au cœur de la République des Lettres » : « Au roman incombe de paraître en première ligne, alors même que se devinent déjà les prodromes de la crise du roman » fin de siècle. Et À rebours, modèle d’hybridité et chimère générique, roman expérimental majuscule, conduit inévitablement à l’examen d’une des machineries génériques les plus spécifiquement huysmansiennes, le poème en prose, qui autorise une « circulation transgénérique des textes au service d’une saisie poétique du présent prosaïque ». Du Drageoir aux épices (1874) à Croquis parisiens, Huysmans déploie le poème en prose (« brandi comme apogée du littéraire par À rebours »), « ré-élaboration stylistique d’un ensemble de genres ou formes discursives préexistant », « invraisemblables chiens superbes de bâtardises multipliées » – dont le mot, fameux, de Charles Monselet dans L’Événement du 10 décembre 1874 rappelle la généalogie, dès la publication du Drageoir : « Ledit drageoir a été ouvragé par Aloysius Bertand, les épices ont été fournies par Baudelaire. » Sylvie Thorel-Cailleteau, qui retrace la généalogie du genre, depuis le Tableau de Paris de Sébastien Mercier jusqu’aux Croquis parisiens, indique la « proximité du poème en prose avec l’écriture journalistique, via chroniques et faits divers ». Henri Scepi, à propos du « poème en prose », illustration d’un « bref drame du vrai », « micro-reportage moral », théorise une « poétique du présent » qui n’est pas sans lien avec l’esthétique du baudelairien Peintre de la vie moderne, ou du Degas de Huysmans. Au passage, on aura noté, toujours à propos d’hybridité générique, que le poème en prose, s’il est illustration d’une prose aristocratique, recourt aux ressources les plus populaires, (recyclant, par exemple, l’argot du pavé parisien) et à se diffuser dans les journaux. À ce propos, Silvia Disegni, dans Huysmans : poésie en prose et journalisme, montre comment « le parcours journalistique du premier Huysmans l’a fait glisser lentement du vers à la prose, du poème en prose au roman. Appelé à unifier tant bien que mal ces textes dispersés, le roman huysmansien portera jusqu’au bout l’empreinte diffuse mais profonde de leur diversité » – jusqu’à la menace, parfois, de le faire éclater en recueils disparates (la biographie de Gilles de Rais extraite de Là-bas ; l’anthologie Pages catholiques, œuvre édifiante extraite d’En route, etc. Alexia Kalantsis y revient, qui s’interroge aussi sur le destin ultérieur de ces textes de journaux, qu’on retrouve « inclus et homogénéisés au sein d’un roman qui les réemploie (Les Sœurs Vatard) ou les réécrit (À rebours) ». Toujours pour illustrer cette hybridité générique, Bertrand Bourgeois étudie « la maison-musée » dont la thématique envahit le roman, depuis Le Cousin Pons de Balzac, Les Bourgeois de Molinchart de Champfleury, Bouvard et Pécuchet de Flaubert ; ou encore La Maison d’un artiste d’Edmond de Goncourt, et dont A rebours, en 1884, constituerait l’apogée : « L’ensemble du roman est en effet consacré à dépeindre la décoration, les collections et expériences narcissiques mises en place par des Esseintes dans la retraite élitiste qu’il s’est choisie à Fontenay-aux-Roses. » Stéphanie Guérin-Marmigère montre comment, à partir de Là-bas, Huysmans fait du savoir l’outil à même de parer au déficit discursif et souligne qu’un « livre qui ne (lui, Huysmans) apprend rien ne (l’)intéresse plus ». En donnant la priorité au savoir dans La Cathédrale, Huysmans introduit une documentation surabondante et « fait dévier le roman vers l’Encyclopédie médiévale, nouveau déplacement générique » : il s’agit alors de « contaminer son roman par des données et des contraintes encyclopédiques qui serviront un double dessein, à savoir une meilleure compréhension des Écritures saintes et un accès à Dieu ». En ouvrant le roman aux « quatre vents de l’érudition et de la méditation », le cycle de Durtal a radicalisé le procédé d’hybridation chimérique. Et à la fin d’une longue carrière, l’appartenance affichée à un genre codifié, « qui naguère adoubait une œuvre en rendant publique son appartenance à la Littérature » (Les Sœurs Vatard ou Marthe), sera devenue « la marque infamante susceptible d’en trahir la nature paralittéraire ». C’est alors, à travers les ultimes bouleversements formels et thématiques, la littérarité même de ces derniers textes qui est en cause (jusqu’aux Foules de Lourdes qui « étendent la pratique du raboutage et du salmigondis textuel à la dimension de ce qui a cessé d’appartenir à aucun genre répertorié »).

Larbaud, Paulhan. Valery Larbaud, Jean Paulhan, Correspondance 1920-1957, édition établie et annotée par Jean-Philippe Segonds (Gallimard 2010, 440 p., 24 €). Parmi les innombrables correspondances maintenues par Paulhan, l’une des plus importantes et des plus intéressantes est sans doute celle qu’il échangea durant trente ans avec Larbaud. Auteur sous contrat chez Gallimard, celui-ci se trouvait nécessairement en rapports avec Paulhan, lequel tenait beaucoup à sa collaboration à la Nouvelle Revue française et le relançait sans cesse à ce sujet, même en 1952, lorsque l’écrivain aphasique était désormais loin du monde des vivants, des écrivains et des revues. Au fil des lettres et des années, leurs rapports se firent plus étroits, jusqu’à déboucher sur une vraie amitié. Les deux correspondants étaient cependant bien différents, de goûts comme de caractère. Paulhan aimait à multiplier les ironies, les pirouettes et les paradoxes, tout en assumant la tâche difficile de composer adéquatement les sommaires de la N.R.f. De son côté, Larbaud se montre de plus en plus désireux de garder son indépendance et de s’aménager une sorte de « retirance ». Toutefois, il est juste d’ajouter que Paulhan sera du nombre extrêmement réduit d’amis qu’il avertissait lorsqu’il séjournait à Paris et consentait à voir : grande preuve de confiance. Le caractère de Larbaud finit cependant par s’aigrir, pour aboutir à un délire paranoïaque, dont Adrienne Monnier et quelques autres firent les frais. De surcroît, il ne voulait pas compter avec la seule N.R.f., dont le ton ne lui plaisait pas toujours et qu’il trouvera « de plus en plus négligée ». Dans les années 20, il y avait aussi Commerce, qui le requit beaucoup, comme on le voit par cette correspondance, et ce bien que les véritables directeurs en fussent Mme de Bassiano et Saint-John Perse. Quant à Mesures, qui, d’une certaine manière, prit le relais de Commerce, Larbaud, en dépit des appels de pied de Paulhan, n’y collaborera pas, pour toutes sortes de raisons, dont la moindre n’était pas la présence, comme éditrice de la revue, d’Adrienne Monnier. Ajoutons que, comme le remarque Jean-Philippe Segonds, Paulhan n’était pas toujours un très bon juge en matière de poésie. Larbaud, en effet, ne verra pas sans peine manifester une certaine désaffection pour l’œuvre d’Emmanuel Lochac, qu’il mettait au contraire très haut. Même chose pour Les Chants de Maldoror de Ducasse, les Cartes postales de Levet et Le Beau Voyage d’Henry Bataille, situés pour lui « au-dessus de tous les autres » livres. Les choses s’aggravèrent avec l’affaire Faulkner, lorsque Paulhan et Gaston Gallimard choisirent délibérément, pour des raisons toutes stratégiques et publicitaires, de faire passer Sanctuairepréfacé par Malraux avant Tandis que j’agonise préfacé par Larbaud, lequel avait bel et bien la priorité comme « découvreur » de Faulkner. Il faut vraiment beaucoup de bonne volonté, ou de naïveté, pour écrire, comme le fait Jean-Philippe Segonds dans une note, que « Larbaud accueille avec beaucoup de philosophie la parution de Tandis que j’agonise ». C’est oublier que celui-ci était trop courtois pour signifier nettement à Paulhan sa désapprobation d’un pareil procédé, ou même confier son état d’esprit aux pages de son Journal. Pour le reste, une certaine complicité parvint à s’établir entre les deux correspondants : Larbaud parle de ses lectures, de ses travaux (Butler, Joyce), de ses découvertes (Audiberti), recommande certains écrivains étrangers, ou évoque de siennes œuvres en cours et qui ne seront jamais menées à bien (Violettes de ParmeL’Amour et la Monarchie). Il y a aussi les passions communes, notamment certains animaux (tatous, hippopotames). Retiré à Valbois ou en voyage, Larbaud se confie volontiers à Paulhan, et ses lettres à celui-ci se font de plus en plus longues. En retour, Paulhan lui confie certains potins, parle d’amis communs, ou bien raconte, souvent de manière ludique, ses vacances à Port-Cros. On est cependant étonné de le voir mentionner Sissi comme étant « sans grande personnalité » : c’est là ignorer le livre de Christomanos préfacé par Barrès, qui avait paru en 1900. Les paradoxes et les ironies de Paulhan, pour séduisants qu’ils soient, ont, on le voit, une limite. Certains jugements de Larbaud méritent en revanche d’être relevés, ainsi lorsqu’il juge sans intérêt la publication de correspondances d’écrivains, sauf rares exceptions : que dirait-il aujourd’hui devant la prolifération des journaux intimes ! L’annotation du regretté Jean-Philippe Segonds est complète, précise, parfois même assez malicieuse. Cette édition aura supposé pour lui un énorme travail, qu’il faut saluer. On tique cependant un peu lorsqu’on le voit assurer que Toulet « est aujourd’hui pour le moins oublié », tel un simple Alfred Capus, auquel il le compare bizarrement. Toulet est au contraire un écrivain fin, exact, précis, savoureux, et quelquefois bien singulier (Monsieur du Paur, notamment). Il est assuré de survivre, même s’il n’a pas autant de lecteurs que tel ou tel vendeur d’orviétan ou tel bricoleur poétique très achalandé dans les manuels scolaires et les anthologies, voire en Pléiade. Une autre note signale que Larbaud « avait même projeté d’écrire un texte au titre curieusement célinien : Nous deux mon chien ». Faut-il rappeler qu’un livre de ce titre sera publié par François Caradec, en 1983, chez Pierre Horay ?

Perse. Katherine Biddle, Saint-John Perse intime. Journal inédit d’une amie américaine (1940-1970), texte édité, traduit et présenté par Carol Rigolot(Gallimard, Cahiers de la NRF, 2011, 408 p., 19,50 €). La statue de lui-même que Saint-John Perse s’était obstinément appliqué à sculpter s’est considérablement effritée depuis une dizaine ou quinzaine d’années. Divers travaux ont révélé les nombreux truquages et retouches auxquels le poète s’était livré en confectionnant lui-même son Pléiade, aussi bien dans sa chronologie biographique que dans le texte de ses propres lettres. Récemment, la biographie de Renaud Meltz (dont il a été rendu compte ici) avait démaquillé le poète et surtout l’homme, lequel apparaît souvent, disons-le, peu sympathique. Il en va de même pour ces extraits des journaux intimes de Katherine Biddle (1890-1977), femme de Francis Biddle, ministre de la Justice de Roosevelt, et grande amie américaine de Perse. Nous avons là l’évocation d’un homme au jour le jour, dans son exil américain, exil que ses amis comme les Biddle s’attachèrent à rendre plus doux. Perse, c’est un fait, acceptait mal cet exil forcé : « Cela l’agace de ne plus être important », note son amie. Il rêvait de tenir de nouveau un rôle politique, mais, comme l’a montré la biographie de Renaud Meltz, son anti-gaullisme forcené fut pour lui un handicap fatal. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’était nullement détaché des choses du succès, que celui-ci fût politique ou littéraire. Restait donc le poète, que nous voyons ici en virtuose de l’auto-célébration, plus qu’attentif à tout ce qui se publie sur lui et confectionnant à sa propre gloire un album de coupures de presse sur ses œuvres, certaines recopiées à la main. On sait qu’il composera aux États-Unis ExilVentsNeigesPluiesPoème à l’Étrangère etAmers. Nous assistons ainsi à la genèse de ces divers textes, vue par un témoin privilégié et quasi quotidien. Perse discourt volontiers sur la poésie, la sienne d’abord, évidemment (« le poète a droit à son obscurité »), donnant quelques clefs pour certains passages de ses poèmes, et complimentant sans fin son amie sur les poèmes qu’elle écrivait de son côté. Il s’enchante aussi des articles sur lui publiés par son hôtesse, et ce d’autant plus que ces articles ont été très souvent nourris et presque dictés par lui… Katherine Biddle n’était cependant pas toujours enthousiaste des fréquentes visites du poète, dont elle remarque que la présence « est stimulante au point d’être envahissante ». Bizarrement, ce volume ne contient absolument rien, pour l’année 1960, sur le Nobel de Perse, pour lequel diverses amies américaines de celui-ci s’étaient beaucoup dépensées : singulier silence ! De fait, on observe que cette édition du Journal ne contient, pour toute l’année en question, que sept lignes. Aurait-on choisi de couper ? L’introduction de Carol Rigolot ne nous éclaire malheureusement pas à cet égard. Sur la poésie même de leur ami, les époux Biddle, tout en l’admirant vivement, ne manquaient point d’un certaine lucidité critique. D’Amers, Francis observait que le livre était « monotone et ennuyeux à la longue […], c’est trop long et répétitif ». De son côté, Katherine confessait : « J’avoue être un peu perdue dans Amers. » Sans doute finirent-ils par penser un peu comme leur ami Conrad Aiken, et comme nous aujourd’hui : « la machine commence à tourner à vide. » Ils durent aussi éprouver quelque perplexité en entendant Perse proclamer que T.S. Eliot n’était pas poète, ou que lui-même ne comprenait rien à Emily Dickinson. Katherine Biddle n’était pas non plus dupe de certains propos de ce maître en affabulations qu’était son hôte et ami (« Je crois à peu près la moitié de ce qu’il me dit », souligne-t-elle, et encore était-elle là bien indulgente) : il aurait reçu pas moins de « quatorze lettres de Proust » sur Éloges, lettres qu’il aurait, bien entendu, détruites par la suite. Elle le voit également modifier habilement la date et le lieu de composition de son texte sur Larbaud. Que penser aussi de cette visite à Claude Monet très âgé, où celui-ci aurait fait des confidences au poète ? On atteint un véritable sommet avec la merveilleuse fable selon laquelle Gourmont et Perse « auraient entretenu une longue correspondance avec Natalie Clifford Barney, intitulée Lettres à l’Amazone ». En prime, Perse rapporte que l’Amazone l’aurait « invité dans sa chambre » pour qu’il lui fît connaître l’amour hétérosexuel ! Légende certes bien flatteuse pour le diplomate-poète, mais digne des Mille et une Nuits (aucune lettre de Perse ne se trouve dans les papiers de Natalie Barney déposés à la Bibliothèque Doucet). Fort piquants sont d’autre part les passages sur les diverses maîtresses du poète : Lilita Abreu, Marthe de Fels, Mina Curtiss, que connut Katherine Biddle : liaisons simultanées et interchangeables, que Perse traitait avec toute la désinvolture, sinon toute la muflerie, que lui permettaient à la fois son orgueil gigantesque et son talent inné pour la manipulation. Ces dames, tout en étant fort éprises de lui, ne se faisaient d’ailleurs guère d’illusions sur l’homme privé : « Il n’a pas de cœur » (Mina Curtiss) ; « Lui n’aime personne. […] Ses rapports personnels ne sont pas suffisamment humains » (Lilita Abreu). Perse, on l’aura compris, n’aimait que lui-même. Katherine Biddle observe aussi : « Totalement désemparé devant les tâches pratiques, ne sait pas faire cuire un œuf » – sans doute des domestiques ou quelque maîtresse y suppléaient-ils souvent. On remarque par ailleurs que Katherine Biddle paraît bien avoir éprouvé une attirance croissante pour l’homme, mais se garda finalement d’y céder. À ce sujet, Carol Rigolot (dont toute l’annotation de ce Journal est au reste complète et précise) voit, dans la dernière phrase d’un passage quelque chose d’« aussi énigmatique en anglais qu’en français ». Voici le passage en question : « Nous étions seuls. Je lui ai lu les lettres de Francis [alors juge au Tribunal allié de Nuremberg], qui l’ont beaucoup intéressé. Il était adorable ; il a dit que j’étais en bonne santé, et il l’a vérifié. » Au risque de passer pour naïf, avouerons-nous que cette phrase ne nous semble pas tellement « énigmatique », vu ce que ce Journal nous apprend des sentiments que Katherine Biddle éprouvait pour Perse ? Terminons par un détail cocasse et inattendu : les fréquentes lectures à haute voix que le poète faisait à ses amis Biddle des œuvres d’Anatole France, notamment Thaïs. Malheureusement, la magie du verbe de ce dernier et de son récitant était loin d’opérer toujours sur ses hôtes : « Francis s’ennuyait et je me suis endormie ».

Petitjean. Jean Paulhan, Armand Petitjean, Correspondance 1934-1968, édition établie, présentée et annotée par Martyn Cornick (Gallimard, 2011, 738 p., 36 €). En juillet 1938, Armand Petitjean écrit à Jean Paulhan : « Ce que je voudrais être, c’est un écrivain, c’est-à-dire un homme qui examine ou ressent les problèmes de son temps (les problèmes spirituels et les autres) d’un point de vue assez généralement humain. Je suis convaincu que certains de ces problèmes vont se poser à nous de façon de plus en plus impérieuse. » Ainsi un écrivain est moins un homme qui écrit qu’un être qui réfléchit, qui réverbère, en les amplifiant par le travail d’une conscience éthique et collective, les problèmes majeurs de son temps. On reconnaît là une définition d’époque, que confortent les positions respectives de Gide, Malraux, Sartre ou Nizan. Petitjean est enfant de ces années 1930, qui seront en effet le théâtre de certains de ces problèmes aigus et douloureux attisés par le vent de l’Histoire. Né en 1913, d’un père franc-comtois et d’une mère wallonne, il aurait pu prospérer dans l’entreprise commerciale fondée par son père au Chili (il y reviendra d’ailleurs sur le tard). Au lieu de quoi, d’abord, il apprend les langues (l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’italien) et s’inscrit en classes préparatoires à Louis-le-Grand, où il aura pour condisciples, entre autres, André Chastel et Roger Caillois. Très vite, délaissant les perspectives académiques et les concours d’entrée aux grandes écoles, il se passionne pour la modernité littéraire, Joyce surtout. Présenté par Bréal à Paulhan en 1934, Armand Petitjean est introduit à la NRf, et va devoir se plier à son ton ou style critique. Les textes soumis à Paulhan dans un premier temps, dont une étude sur Joyce, ne passent pas la rampe ; en avril 1935, un compte rendu surGueule de Pierre de Queneau est publié dans la revue. C’est le commencement d’une collaboration régulière qui, très vite, se doublera de l’amitié de Paulhan. Comme le souligne Martyn Cornick dans son introduction, Paulhan considère Petitjean comme un « génie », moins d’ailleurs pour l’unique ouvrage qu’il a publié – un essai philosophique intitulé Imagination et réalisation (1936) – que pour ses capacités encore inexploitées, son potentiel. Dans une lettre adressée à Gaston Gallimard, Paulhan brosse de l’intéressé le portrait suivant : Petitjean « parle six langues (y compris le Joyce) et a lu quelque trente mille livres. Il revient (humblement, à petits pas) de ce langage (à cinq systèmes d’expression superposés) qui lui a servi dans son premier livre (illisible). Avec cela il est tendre, trouble et, comme on dit, poète. Il sera un grand écrivain, s’il ne renonce pas l’an prochain à écrire – car il est, avec cela, ardent, le feu au derrière. » Les lettres échangées, entre 1934 et 1968 (année de la mort de Paulhan) entre cet homme et celui qui reste, malgré les aléas de l’histoire, le Directeur de La NRf, reflètent d’abord la genèse et la constance d’une affection, malgré les désaccords, les divergences inévitables. Toute correspondance de ce type est d’abord une affaire d’attention réciproque, de dialogue, d’admiration partagée. Mais en l’occurrence, ce volume de lettres ajoute à l’individualité des épistoliers une autre dimension : il donne à voir et à lire, par le menu, à la faveur d’amicales suggestions et offrandes, l’histoire d’une des plus prestigieuses revues littéraires du xxe siècle. Au nom de Petitjean sont ainsi associées les rubriques qui alors voient le jour dans le NRf : « Le bulletin de la NRf » ou l’« Air du mois ». On y perçoit également, à partir de 1938, notamment après l’invasion de l’Autriche par Hitler, l’orientation nouvelle, patriotique, que Paulhan et Petitjean impriment à la revue. Il faut dire que ce dernier est convaincu que le problème de ce temps est celui de la jeunesse, de « ces hommes de bonne volonté, écrit-il, de plasticité à l’histoire », dont il importe, pour éviter le pire, de faire bon usage. Mobilisé en 1939, Petitjean connaîtra les combats, observera la débâcle, vérifiera sur le terrain les données humaines et historiques du problème de la jeunesse. Il ira, poussé par sa détermination, jusqu’à mettre sa foi et son énergie au service du Gouvernement de Vichy. On connaît le destin de la NRf dans ces années sombres : en 1941, Petitjean reprend sa collaboration à la revue, désormais dirigée par Drieu La Rochelle… Les lettres de ce volume montrent Petitjean dans la tourmente de l’Histoire, cible désignée pour les procès futurs ; elles révèlent également que, malgré les voies divergentes que chacun emprunte, Paulhan conserve pour son ami et chroniqueur génial, l’affection qu’il lui avait une première fois offerte. D’autres combats les rapprocheront : la Guerre froide, l’Algérie, les années 1960 et leur profonde mutation. Mais Paulhan s’éteint, laissant en héritage les centaines de lettres de cette correspondance, fragment de l’histoire littéraire de ce xxe siècle et contribution nécessaire à l’aventure de La NRf.

Reverdy. Pierre Reverdy, Œuvres complètes. Tome II, notes et notices établies par Etienne-Alain Hubert(Flammarion, 2010, 1620 p., 30 €). Une édition irréprochable, et une justice rendue à Reverdy, un des poètes les plus puissants, les plus vertigineux, les plus exigeants dans sa quête périlleuse de l’« émotion », un de ceux dont l’importance séminale et l’influence diffuse dans toute la poésie du xxe est des plus évidentes. Guillevic, Char, Ponge, Cadou, Dupin, Du Bouchet. Aragon, Breton, Max Jacob et quelques autres ont dit leur dette et leur reconnaissance : « Il était, quand nous avions vingt ans, Soupault, Breton, Éluard et moi, toute la pureté pour nous du monde. Notre immédiat aîné, le poète exemplaire » (Aragon). Puis l’éloignement de Reverdy, sa retraite près de l’abbaye de Solesmes dès 1926, contribuèrent à en faire ce contemporain capital « de l’ombre ». Ce tome II, qu’inaugure Main d’œuvre (poèmes de la période 1913-1949), dit assez la difficulté de l’entreprise d’éditer Reverdy en respectant l’ordre chronologique, tant chronologie de l’écriture et chronologie de la publication furent, chez lui, le plus souvent discordantes. Suivent les recueils La Balle au bond (1928), Source du vent (1929), Pierres blanches(1930), Ferraille (1937), Plein Verre (mai 1940), Le Chant des morts (1944-1948), Cale sèche (1913-1915), Bois vert (1946-1949), Flaque de verre (non daté), dont le statut hybride, entre poèmes en prose et proses poétiques, assure la transition vers les ensembles de « notes » qui, lus les uns à la suite des autres, disent assez la fécondité, mais aussi le tragique de la réflexion de Reverdy – sur la poésie, son esthétique – et aussi, surtout, sur l’homme. S’offrent ici Le Gant de crin (1927), Le Livre de mon bord (Notes 1930-1936, mais publié après-guerre), Fragments retrouvésEn Vrac (Notes), Un morceau de pain noir (Notes de 1942-1943)Bloc-notes et Agenda (1939-1946),ainsi que les fameux Essais sur l’Art et sur la Poésie (1930-1957), où l’on retrouve aussi bien la Note éternelle sur le présent que Mépris de la postéritéCette émotion appelée poésie ou d’autres textes sur Cadou, Picasso, Fernand Léger, Henri Laurens, Rimbaud (fondateur pour Reverdy, au même titre que Lautréamont). Exil, c’est-à-dire sentiment d’un monde où le poète n’a pas sa place, solitude, privation, mutisme, mal-être, mais aussi hauteur, distance, communion, révélation, désenchantement, « nudité tragique » (Louis Parrot) donnent leur tonalité à l’ensemble de ces notes et bloc-notes où Reverdy, tour à tour poéticien et moraliste, exalte une manière de « royauté de l’homme, locataire des ruines ». Son malaise naît d’une dissociation que seul le contact avec la nature pallie (« Le réel est en dehors de moi », « Pour nous être intégré, le réel a besoin d’être humanisé, c’est-à-dire dénaturé »). La difficulté d’être est poétisée : « On fait semblant de s’adapter, comme ce beau poisson rouge, dans son bocal, qui a l’air si heureux de savoir nager. » Antoine Émaz, autre parmi ceux des poètes contemporains qui ont dit leur dette à Reverdy, résume la position de ce dernier comme poète : « entre une réalité qu’il ne peut saisir et une sensibilité qu’il ne peut exprimer ». Le poète est de « ceux qui pensent juste assez pour sentir davantage, et c’est pour ces derniers que la vie est toujours tragique » : « il faut se garder de l’expression directe d’une émotion, d’un sentiment vécus. Il faut tout encaisser, tout recevoir bien et mal, bon et mauvais – mettre à la fonte toute cette ferraille et, le jour où le besoin d’exprimer le fond est venu, ressortir un métal tout neuf, méconnaissable » (En vrac). Aux antipodes, donc, de l’écriture automatique, le poète est conscient de ses pouvoirs et de ses moyens, « très loin d’une dictée de l’inconscient, d’une esthétique de la surprise et de la recherche du “stupéfiant” » : travail de la sensibilité puis contrôle de l’esprit, l’un ne va pas sans l’autre. Dans En Vrac, Reverdy précise : « On croit que le plus grand artiste est celui qui sent, qui perçoit, qui observe le plus vivement, le plus profondément, le plus nettement. Non, le plus grand artiste est celui qui exprime le plus fortement, le plus justement, ce que parfois il ne perçoit que le plus confusément. Le rôle propre de l’artiste n’est pas la sensation, c’est l’expression ; au détriment parfois de tout le reste. L’artiste est une machine à exprimer. » À partir de Ferraille, l’homme Reverdy est de plus en plus présent. La question, dès lors, dont témoignent ces centaines de pages de notes, n’est plus tant d’« atteindre une réalité poétique » que d’« exprimer le “drame” de la réalité vécue » – par ailleurs déjà esquissé dans En vrac : « le rare grand poète est celui à qui ses moyens d’expression permettent de porter au plan universel son drame personnel. […] Ce drame, cette tragédie, c’est toujours en fin d’analyse le manque d’adaptation des facultés exceptionnelles, sensibles et intellectuelles, au réel », le grand poète est d’abord « celui qui sent hors de lui, au-delà de sa portée, ce qu’il a la passion d’exprimer. »

Notes de lecture

Artaud. Patrick Wateau, Antonin Artaud, « foudre du tact personnel » (Presses universitaires de Vincennes, 2011, 106 p., 16 €). Il ne faut pas attendre de Patrick Wateau, auteur d’une œuvre poétique conséquente, un traitement universitaire de son sujet. S’affranchissant de la note infra-paginale et de toute pesanteur didactique, son ouvrage s’ouvre sur cette interrogation : « Quelle lecture pour que le seuil du dommage ne soit pas dépassé ? » On parle ici des dommages qu’une lecture critique jugée trop académique pourrait causer à l’œuvre d’Artaud, car, pour les dommages causés au lecteur, aucune garantie n’est fournie avec la notice ! Passé le seuil des interrogations, l’auteur s’engage dans une exploration pour le moins exigeante des processus à l’œuvre dans la constitution du moi chez Artaud. Par la manière qu’il a de malmener son lecteur dans un foisonnement anxiogène de références elliptiques dont on sort passablement estourbi, par le recours systématique à des acrobaties de mots, à des formules paradoxales qui rappellent à bien des égards Maurice Blanchot – l’œuvre d’Artaud se constituerait quelque part dans l’épreuve de son impossibilité, croit-on comprendre –, on voit que Patrick Wateau cherche à prolonger le phrasé d’Artaud pour en retrouver une part de vérité, cette façon qu’il avait de se trouver tout entier dans les énoncés qu’il proférait, sans projection, sans intention, sans économie, à la pointe de lui-même et de la souffrance qu’il portait. Bref, on sort complètement éreinté de cette lecture qui parfois agace, parfois éblouit, mais à laquelle il fallait sans doute se colleter pour approcher d’un peu près ce que fut Artaud par l’écriture.

Balzac. Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, Les deux poètes : du manuscrit à l’édition Furne corrigée(Verdier, 2010, 240 p., 38 €). Balzac a réuni dans La Comédie humaine, sous le titre unique Illusions perdues, trois romans différents : Les Deux Poètes (1837), Un grand homme de province à Paris (1839) et Les Souffrances de l’inventeur (1843). C’est le dossier génétique du premier roman que reproduit cet ouvrage, ce que seul le faux-titre vient préciser. Intéressant produit d’une entreprise peu banale, puisque c’est le résultat de l’implication d’une société bordelaise, i2S, créatrice d’une fondation (« Empreinte ») hébergée par l’Institut de France, avec la vocation de numériser, aussi parfaitement que possible, des documents patrimoniaux à diffuser non moins luxueusement par l’impression pour un large public (mais à prix très raisonnable). C’est ce qu’explique Jean-Pierre Gérault, président du directoire d’i2S, en rappelant les belles réalisations du même genre déjà diffusées avec, pour objectif, outre la valeur culturelle ajoutée, de mettre en lumière les technologies de numérisation. Précisons que « i2S Corporate est un spécialiste de la vision numérique et leader mondial des scanners pour documents patrimoniaux », selon le site de la société. Stéphane Vachon est un leader mondial des études balzaciennes – et apprécié à ce titre des lecteurs d’Histoires littéraires – et c’est tout naturellement qu’il apporte à l’ouvrage la ressource de sa connaissance des originaux comme de l’histoire éditoriale des œuvres de Balzac. On retiendra son expression pour caractériserIllusions perdues : une « ode au papier » dont les manuscrits permettent, magnifiquement reproduits, de voir « Balzac au travail », spectacle fascinant. Sa présentation, minutieusement pédagogique, permet de comprendre les étapes par lesquelles l’œuvre est passée pour aboutir au monument que nous connaissons. Il est donc loisible de relire Les Deux poètes en suivant le tracé de la plume de Balzac, page après page, rature après rature, puis d’en reprendre le parcours en feuilletant la version imprimée dans le « Furne corrigé », c’est-à-dire dans la dernière édition revue par Balzac. Tout le monde n’a pas le privilège d’être admis au Fonds Lovenjoul et de toucher ce que la main de Balzac a touché et retouché, mais on s’en console vite en visitant ainsi cet extraordinaire chantier.

Bataille. Francis Marmande, Le Pur Bonheur. Georges Bataille (Lignes, 2011, 310 p., 23 €). Que Francis Marmande soit, à propos de Bataille, de sa pensée et de son œuvre, en territoire familier, c’est l’évidence. Son premier essai, Bataille politique, publié en 1985, l’a vite désigné et le désigne encore comme un des meilleurs spécialistes de l’auteur du Bleu du ciel. Mais en ce qui le concerne, ni la familiarité ni la spécialité n’ont prévalu jamais sur l’activité sans cesse relancée, passionnée et personnelle, de la lecture des textes de Bataille – et de la réflexion critique qui en résulte nécessairement. Il n’y a pas, dans les écrits de Marmande, notamment dans ce Pur bonheur aujourd’hui disponible, de confort de la pensée, de certitudes établies formant comme un cadre ne varieturdans lequel pourrait s’éclairer une écriture par essence mouvante, tendue, elliptique, repliée et contradictoire. Préférant aux grilles d’interprétation préconçues et aux systèmes d’analyse figés, le mouvement – le risque aussi – d’un dialogue jamais conclusif avec les textes, Francis Marmande propose un discours critique en recherche, une pensée en cours et en actes, s’accommodant de l’écart et de la surprise, de l’erreur et du recul. Bataille, sur ce sujet, est l’instituteur, chez qui Marmande relève ces « points d’incitation audibles au risque de l’erreur […], de la divagation, de l’amalgame et des emportements irréguliers, c’est le prix à payer. Il faut une capacité d’accueil spéciale, fiévreuse elle aussi, très disponibilité. » La « disponibilité » est sans doute le terme qui convient le mieux. Elle reflète à la fois l’impatience d’une attente et l’écoute dépliée, démultipliée à laquelle la force des textes oblige, non sous l’effet d’une contrainte mais par grâce nécessaire, par pur bonheur. C’est pourquoi cet essai adopte une forme libre, s’autorisant des « entrées » peu coutumières, des perspectives cavalières, des plans de coupe, disloquant, non sans humour, les perspectives banales. Si l’objet de réflexion de Francis Marmande est Bataille, et plus spécifiquement l’écriture de Bataille, son essor, son déploiement, ses effets de resserrement, l’attention se porte sur ce qui motive et entraîne une telle activité. Là encore, c’est moins affaire de jugement a priori que de mouvement. Travail continu de l’expérience. On apprécie dès lors que les questions auxquelles d’ordinaire le nom de Bataille est comme naturellement associé – l’érotisme, l’impossible, la haine de la poésie, l’expérience intérieure, la littérature et le mal – soient remises en jeu selon un protocole critique qui se soucie moins du rendement démonstratif que de la justesse du tir de précision. Ce qui importe en somme, c’est la vérité. Ainsi à propos des activités de bibliothécaire de Bataille et de son statut de « lecteur », Francis Marmande note : « La Bibliothèque, grille harmonique du déchaînement dramatisé, lieu d’incitation identifié, choisi, ainsi peut-on se représenter l’origine de son écriture. » C’est visé juste. De même, au sujet de l’impossible : « La plaisir violent ou l’utile ? L’horreur ou le réel ? Poésie ou science ? Seuls l’utile, le réel sont sérieux. L’impossible, c’est le réel. La vérité a des droits sur nous. » On recommande donc cet essai aux plans brisés et repris, aux lignes qui s’entrecoupent sans jamais se distendre, où se croisent Lacan, les surréalistes, Leiris, Sade, Nietzsche, Lautréamont, entre autres compagnons de route. Soucieux de la diversité parfois déroutante des écrits de Bataille, l’auteur n’en demeure pas moins guidé par cette question « cruciale » de la poésie, de sa hantise, de sa haine et de son impossible. On poursuivra la réflexion en relisant, postfacé par Francis Marmande, l’essai sur La Notion de dépense, ici détaché en une plaquette. S’y reprennent les enjeux liés à l’utile et au réel, à la littérature et à la fête, dans le cadre d’une anthropologie critique des formes de la vie sociale.

BaudelaireBaudelaire journaliste, édition Alain Vaillant (Flammarion GF, 2011, 384 p., 8,90 €). De nombreux travaux ont permis, ces dernières années, de prendre la mesure de plus en plus précise de ce que le journalisme a représenté pour la vie littéraire du xixe siècle, depuis en particulier le Balzac journaliste de Roland Chollet. Alain Vaillant a contribué à ce courant de recherche, avec des publications importantes, entre autres sur La Presse de Girardin. Baudelaire n’aurait-il été que le poète des Fleurs du Mal que sa place pour les lecteurs d’aujourd’hui serait peut-être beaucoup plus restreinte, bien qu’un peu plus large, sans doute, que le Kamtchatka aperçu par Sainte-Beuve. Le recueil proposé vient à l’appui de ce qu’Alain Vaillant expose dans sa présentation : Baudelaire est « le parfait exemple […] de l’écrivain-journaliste du milieu du xixe siècle », un de ces artisans de la petite presse qui sont les « polygraphes de la modernité ». Fait important à noter : ses articles sont donnés à lire dans leur version originale, y compris les poèmes qui pouvaient les accompagner (heureuse époque!). La découverte de cet autre Baudelaire sans qui le poète n’aurait pas été ce qu’il fut est facilitée par la présence, en fin de volume, d’un tableau chronologique exhaustif des publications (trente pages!), d’une chronologie baudelairienne, d’une bibliographie, d’un index des noms et d’un index des titres. Pour moins de 9 euros, la formule est exemplaire et l’on espère qu’elle sera imitée pour nous permettre de voir revivre le monde des écrivains-journalistes d’un siècle prodigue en talents, voire en génie.

Baudelaire. Georges Blin, Baudelaire ; suivi de Résumés des cours au Collège de France : 1965-1977 (Gallimard, 2011, 258 p., 26 €). La réédition de cet essai, initialement publié en 1939, n’est pas seulement une heureuse initiative : c’est un événement. C’est-à-dire un commencement, ou un recommencement. Car ce livre ne manquera pas de conquérir de nouveaux lecteurs, c’est le beau et noble destin qu’on lui souhaite ; il remplira également l’office d’offrir à ceux qui a en avaient eu une connaissance imparfaite l’occasion de s’y replonger et de s’y attarder à loisir. Il permettra aussi d’évaluer, et avec quelle justesse, quelle acuité, l’énorme dette que la critique baudelairienne actuelle a contractée à l’égard de Georges Blin depuis les années 1960. N’hésitons pas à le dire : ce Baudelaire est une œuvre matricielle, qui pose plus que des jalons ou des balises : des empreintes durables et éclairantes, dont les contours redessinent, avec une simplicité de ton et une discrète élégance du style, le projet de Baudelaire ou, pour le dire autrement, le drame de la conscience poétique chez Baudelaire. Baudelaire constitue, avec Le Sadisme de Baudelaire (1948), la ligne de fond d’un horizon critique. C’est à l’évidence l’homme intérieur qui intéresse Georges Blin, moins d’ailleurs pour cerner dans ses profondeurs la forme d’un mystère que pour tenter d’exposer et d’expliciter ses ténébreuses contradictions, les mouvements heurtés qui déterminent une poétique aussi bien qu’une anthropologie. Double lecture, donc : l’œuvre est le point de départ et le point de retour d’une réflexion de nature philosophique – philosophie morale, spiritualiste, qui ne néglige nullement les sollicitations tortueuses de l’ici bas –, visant à reconfigurer le sujet poétique tel qu’il s’avance et se retire, se manifeste et se dissimule, dans l’écriture baudelairienne. Comme le souligne Georges Blin dans l’avertissement : « Le lecteur ne s’étonnera point que nous donnions à notre étude une démarche et parfois un vocabulaire philosophiques. Le sujet le voulait, l’auteur aussi. » Si, indéniablement, la poésie de Baudelaire se veut pensive, réflexive, cultivant la distance et l’accommodation théorique, elle est aussi un geste d’arrachement, un effort entrepris, par et dans les mots, dans le sens de la transcendance. Ce conflit incessant entre la vie, et ses séductions immédiates, et l’appel ou l’exigence d’une élévation mystique forme dans le livre de Georges Blin le fond du propos. Point de vue qui, logiquement, invitait à mobiliser à des fins d’explicitation Swedenborg, Nietzsche, Hegel, Wronski, et à prolonger de la sorte la visée philosophique de la démarche. Mais aussi élargissement nécessaire de la pensée critique qui s’applique à rendre compte des moments intériorisés d’un drame poétique. En trois parties très denses, qui ne sont jamais ni elliptiques ni obscures, Georges Blin retrace ce mouvement de désolidarisation baudelairienne qui pousse le poète à se soustraire à ses lecteurs, à fuir tout public, à cultiver la différence, en mêlant aux provocations du dandy la réfutation des dogmes constitués, notamment le refus d’une « mystique positiviste de l’Humanité ». La négation laisse toutefois apparaître l’objet du manque, ce qui, en somme, désigne le défaut ontologique majeur et justifie d’une certaine façon la poésie : le désir d’un état quasi divin, d’acte pur et de forme achevée, un au-delà de la vie que la mort semble laisser entrevoir dans le battement contradictoire de l’angoisse et de l’apaisement. Cette recherche de l’absolu défini comme une limite fonde la poésie en tant que geste ou opération (langagière, formelle) de participation dont l’orientation esthétique demeure solidaire d’une dimension humaine. En retrait de la rédemption religieuse, la poésie ouvre un espace-temps, celui du monde contemplé, par où cependant la coupure entre la vie et la théorie se vérifie à nouveau, marquant la béance de tout, le vide incomblable du réel que la beauté ne saurait racheter… Suivi des cours donnés au Collège de France (1965-1977), ce grand livre de Georges Blin reconfigure un territoire familier, trop familier sans doute au point qu’aux yeux de certains, il est devenu invisible. Baudelaireconvie à une visibilité solide et nette ; il invite le lecteur à s’en tenir à quelques propositions essentielles et fondatrices, qui témoignent, à travers l’étude passionnée de Baudelaire, d’une connaissance de la poésie, de son espoir et de son impossible.

Bizarre, bizarre. Régine Borderie, Bizarre, bizarrerie : de Constant à Proust (Ellug, 2011, 252 p., 25 €). Ce livre est le bilan, savamment organisé, d’une enquête portant sur un objet – ou plutôt une catégorie esthétique pour le moins singulière, problématique et parfois indécidable. Car qu’est-ce qu’être « bizarre » ? Et le « bizarre », en quoi consiste-t-il, qu’est-ce qui le distingue de la « bizarrerie » ? Existe-t-il quelque chose comme une écriture « bizarre » ? Ces questions nourrissent dans un premier temps une recherche d’ordre strictement lexico-sémantique : elles concourent ensuite à circonscrire des lieux critiques, des zones d’invention et de création poétique, et, dans bien des cas, les lignes de force d’un ethos. Le champ d’étude privilégié par Régine Borderie est le xixe siècle et ses débordements légitimes sur le commencement du siècle suivant : de Constant à Proust. Cette séquence délimite moins un cadre heuristique qu’elle ne fait apparaître d’emblée le terrain sur lequel prend son essor une esthétique du bizarre, du hors norme et de la déviance organisée, en même temps que se conforte, avec l’idée désormais acquise que le créateur dispose de tous les droits, à commencer par celui de cultiver ses vertus anomales ; se conforte ainsi le fait que la littérature est le lieu par excellence où s’exercent antagonismes esthétiques et tensions éthiques, le conflit permanent de la tradition et de l’invention, du collectif et de l’individuel. De Balzac à Proust, en passant par Gautier et Musset, Nodier et Baudelaire, qui se fait le promoteur d’un « beau toujours bizarre », le siècle est traversé par cette tentation de l’écart et de la rupture, par ce goût de la bizarrerie, qui peut revêtir tantôt une signification positive, tantôt une valeur négative. Comme le montre Régine Borderie dans les deux premières parties de son essai, qui s’attachent à circonscrire la dimension sémantique et la puissance d’interrogativité de la notion, le « bizarre » mêle, aux nécessaires considérations psychologiques qui renvoient peu ou prou à une théorie du sujet, les aspects qui touchent plus directement à la capacité d’éveil ou de stimulation intellectuelle que le concept, et parfois plus simplement le mot, condense. Le « bizarre » suscite l’intérêt, attise la curiosité ; il vaut comme un indice ou un signe appelant commentaires et éclaircissements. L’étonnement, la surprise sont sa règle. Avec lui, comme le souligne Régine Borderie, « s’ouvrent des perspectives, une profondeur pour la connaissance ». C’est sans doute là le point capital. Car, tout en invitant à l’approfondissement, le « bizarre » et ses dérivés se dérobent à l’emprise de la raison, se soustraient à l’opération de réduction de l’intelligence. De là, l’association du terme, et de l’expérience à laquelle il renvoie, avec les catégories non symétriques de l’évanescent, de l’énigmatique ou de l’incompréhensible. Lieu d’une résistance à l’entendement, la notion révèle ici sa fonction critique : au sein du sujet comme au cœur des événements, la bizarrerie littéraire dont s’occupe Régine Borderie multiplie les intervalles et les distances. Elle reflète une approche du réel qui se délivre de toute espèce de convention et de norme, et consacre une instance subjective, percevante et parlante, qui apparaît le plus souvent comme un foyer désuni et discontinu. C’est pourquoi le bizarre se rattache, via la fantaisie et le grotesque avec lesquels il entretient un lien de parenté, au fantastique et à ses déformations. Les deux dernières parties du livre, consacrées à « l’Esthétique du bizarre » et à la « Morale du bizarre », ressaisissent les axes fédérateurs d’une réflexion dont la pertinence autant que la fécondité ne sont pas à démontrer. Il s’agit d’une catégorie dont la propriété dérégulatrice concerne tout autant le problème général de la représentation que la question axiologique. Elle oriente ainsi une interprétation, c’est-à-dire un travail de capitalisation du sens qui s’exerce le plus souvent sur des bases instables et fuyantes. Paradoxal, voire contradictoire, le bizarre prospère des tensions qu’il attire à lui, des adhésions qu’il suscite, des refus qu’il inspire. Protestation contre les excès du rationalisme et les diktats du positivisme, il dessine, dans ce xixe siècle de progrès et de sciences, l’arabesque folle le long de laquelle sinue la poésie, autant dire l’imagination créatrice, toujours chaotique et improbable, rebelle et indocile.

Blondin. Jean Cormier, Symbad de Lassus, Blondin : 20 ans déjà ! (Rocher, 2011, 205 p., 18,50 €). Antoine Blondin est mort en 1991. À l’aune des célébrations littéraires, vingt ans, ça ne fait pas très sérieux, le cinquantenaire semblant un minimum. Pourtant, à notre époque supersonique, ce n’est déjà pas si mal, et l’activité qui entoure Blondin en 2011 est plutôt un signe de bonne santé. Edmond Jabès, André Fraigneau (dédicataire deL’Europe buissonnière), Vercors, André Dhôtel, François Billetdoux et même Mandiargues, qui ont tous quitté le monde des vivants il y a vingt ans, ne semblent pas bénéficier des mêmes faveurs éditoriales. On réédite cette annéeL’Humeur vagabonde et Un singe en hiver dans un volume enrichi, et on publie ce recueil d’hommages rassemblés par Symbad de Lassus, petit-fils de l’écrivain, et Jean Cormier. C’est ce dernier qui dirige le tandem, présente les intervenants, ménage les transitions. Longtemps journaliste au Parisien, Jean Cormier a côtoyé Blondin sur le Tour de France et à l’occasion d’autres événements sportifs. C’est donc le Blondin chroniqueur qui est ici mis en avant, et le milieu sportif qui est le plus bavard à son sujet. L’hommage devient vite un recueil d’anecdotes, plus ou moins inédites, concernant l’activité de Blondin sur ses terrains de prédilection, le Tour, le Tournoi des Cinq Nations et les bistrots de son quartier. Tout cela ne nourrit guère la littérature, et il faut attendre le témoignage de Bernard Pivot pour avoir quelque chose de consistant sur Blondin romancier. En quelques phrases bien frappées, Bernard Pivot évoque en effet les thèmes romanesques, le style de l’auteur et rappelle l’ouverture magistrale des Enfants du bon Dieu : « Là, où nous habitons, les avenues sont profondes et calmes comme des allées de cimetière… » Il y a aussi les deux filles de Blondin, qui parlent d’un père qu’elles ont à peine connu, Jean-Paul Belmondo qui parle du tournage d’Un singe en hiver, Juliette Gréco qui parle de Juliette Gréco. Tout cela trace la légende plus que la réalité d’un écrivain dont on ne saura jamais – c’est là tout son mystère – s’il a donné sa pleine mesure.

BonFrançois Bon : éclats de réalité, sous la direction de Dominique Viart, Jean-Bernard Vray (Publications de l’université de Saint-Étienne, 2010, 352 p., 20 €). Difficile, même pour les plus indifférents à l’actualité littéraire, d’ignorer François Bon : omniprésent physiquement – il multiplie les ateliers, les interventions, les échanges de toute sorte –, il l’est encore plus virtuellement, démultiplié par les blogs, les sites, FacebookTwitter et sans doute beaucoup d’autres médias électroniques, sans oublier son intense activité d’éditeur numérique militant avec Publie-net. Au point qu’on peut se demander s’il lui arrive de s’éloigner un instant de ses ordinateurs (on lui en suppose une multitude), de ses tablettes, de ses liseuses. Toujours en dialogue sans cesser une minute d’écrire, réfléchissant en même temps à cette activité, à ses formes, à son avenir, c’est peu dire que prétendre qu’il est devenu incontournable. Il était donc inévitable qu’il fasse à son tour parler et écrire. Ce gros volume collectif en témoigne. Son moindre paradoxe n’est pas, pour cet habitant du virtuel, qu’il soit traité ici en fonction de son rapport au réel, ou plutôt aux réalités, mais des réalités éclatées, voire explosives, faites de mots et d’images qui fusent dans tous les sens. La tâche est considérable, car l’œuvre est déjà extraordinairement foisonnante et variée : au moins une trentaine de volumes depuis le récit fondateur de 1982, Sortie d’usine, le monde du travail côtoyant celui des Rolling Stones et de Led Zeppelin. Impossible de résumer cette œuvre comme de résumer ses commentaires. Disons seulement que cet ensemble d’études constitue une porte d’entrée à franchir sans tarder pour qui voudrait se familiariser avec un univers en expansion rapide, en train de devenir labyrinthique, mais qui est peut-être en même temps l’un des meilleurs guides qui soient pour espérer s’y retrouver dans le nôtre.

Brasillach. Philippe Bilger, 20 minutes pour la mort : Brasillach, le portrait expédié (Rocher, 2011, 200 p., 17,90 €). Vu ce titre de polar, le sous-titre est une précision utile. Avocat général bien connu des médias, Philippe Bilger n’apporte pas de documents nouveaux à un procès déjà très étudié, mais il en fait une synthèse dans un style malheureusement conforme à ce titre à l’emporte-pièce. Il paraît avoir pour idéal d’écriture le style des hebdomadaires genre Le Point ou Nouvel Observateur. Serait-ce le ton de la plaidoirie ? Dans ce cas, elle n’est pas faite pour être lue. Cela admis, en cent cinquante pages, c’est un bon résumé de l’affaire Brasillach, l’énigme de sa personnalité, le procès effectivement « expédié » en deux heures, la pétition où quelques uns, comme Camus ou Mauriac, firent preuve d’une humanité devenue rare à l’époque, enfin le refus de la grâce par le général de Gaulle. Mais à qui donc s’adresse ce livre ?

Char. Olivier Belin, René Char et le Surréalisme (Classiques Garnier, 2011, 626 p., 83 €). Cet ouvrage, au titre sobre et net, comble une lacune de taille. Manquait, en effet, dans le champ des études sur Char, un essai, approfondi, documenté, faisant le point sur les relations de l’écrivain et du Surréalisme. Non que cette question ait été totalement négligée : elle a été abordée, ici et là, mais toujours de façon périphérique ou incidente, comme une partie d’un ensemble dans lequel elle était appelée à se résorber et à se dissoudre. C’est que longtemps a prévalu l’idée que le Surréalisme, dans le parcours poétique de Char, n’avait constitué qu’un « moment », une étape, dont le poète s’était ingénié à se délivrer, comme on se libère de ses mauvais démons. En suivant la leçon de Char lui-même, sans doute la critique s’est-elle un peu aveuglée, préférant laisser dans l’ombre les feux portés de cette phase initiale et nourricière qui fut une initiation, une entrée en poésie. La position d’Olivier Belin est tout autre. Elle consiste à affirmer que le Surréalisme, loin de se résumer à un épisode, est un informant à part entière de sa poétique. La thèse qu’il soutient pose en effet que « l’expérience surréaliste du poète relève moins d’un apprentissage que d’une intégration – moins d’une influence passagère que d’une présence prolongée ». Un tel point de vue déplace, non seulement l’objet, mais le reconfigure en quelque sorte – de même qu’il invite à redessiner les contours idéologiques, poétiques et politiques du Surréalisme. C’est là aussi tout l’intérêt de cette étude : en décentrant quelque peu la perspective critique, elle invite à redéfinir, non as substantiellement, mais en termes de pratiques, éditoriales et communautaires, un groupe et une doctrine. Aussi le titre René Char et le Surréalisme désigne-t-il à la fois le Surréalisme revu et relu dans son historicité même, et le Surréalisme vu, lu, écrit et vécu par Char. Relativité nouvelle des valeurs et des objets qui confère à la thèse d’Olivier Belin une pertinence incontestable. « L’historicité, la plasticité et la pluralité de ce mouvement […] invitent au fond à penser un Surréalisme charien, différent de celui de Breton sans lui être nécessairement incompatible. » C’est bien sûr cette différence qu’il importe de cerner et d’évaluer ; elle permet d’éclairer la spécificité d’un geste poétique, qui s’emploie à s’émanciper d’un mouvement vite jugé inadéquat, de même qu’elle se propose de critiquer le discours charien sur le Surréalisme afin d’en révéler les stratégies de démarcation et d’exclusion. C’est donc en fouillant à la fois le texte poétique de Char et son discours d’accompagnement – commentaires, confidences, lettres – qu’Olivier Belin se donne les moyens que réclame son enquête. Il démontre tout autant qu’il démonte « une histoire d’abord partagée, puis dénoncée ». On salue ce travail qui ne recule ni devant l’étude érudite, ni devant l’audace salutaire. À recommander à ceux qui souhaitent resituer l’œuvre faussement solitaire de Char et tirer de cette contextualisation nécessaire de nouvelles leçons, de poésie, d’espoir et de mémoire.

Chateaubriand. Emmanuel Godo, Chateaubriand. Le génie du christianisme (Cerf, 2011, 253 p.,
20 €). Poursuivant l’enquête qu’il mène à travers plusieurs livres sur « les rapports de la littérature et de la spiritualité », l’auteur aborde le cas difficile de Musset, auteur finalement peu étudié par la critique et rarement replacé dans son contexte. Seul, peut-être, Paul Bénichou a vraiment affronté sa complexité dans L’École du désenchantement. C’est plutôt en partant de Jankélévitch et du « presque rien » qu’Emmanuel Godo parcourt les diverses tentations de Musset et cherche à comprendre ce personnage si facilement réduit à de désastreux stéréotypes. Un portrait sensible et réussi.

Cioran. Nicolas Cavailles, Cioran malgré lui : écrire à l’encontre de soi (CNRS Éditions, 2011, 400 p., 29 €). Quoique le titre ne l’indique pas, le livre est centré sur le premier ouvrage que Cioran écrivit en français, ce Précis de décomposition qui est ici relu à la lumière de son dossier génétique. La thèse se déploie en deux volets : une étude de la poétique du Précis, suivie d’une analyse des manuscrits, laquelle se justifie aussi bien par l’histoire de la composition de l’œuvre (acceptée par Gallimard en 1947 et entièrement réécrite avant d’être publiée en 1949) que par les 748 folios de brouillons conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet et à la Bibliothèque nationale de France, auxquels s’ajoutent d’autres documents, en particulier des ébauches de livres roumains demeurés inachevés. Refusant toute prise de position idéologique et toute interprétation philosophique ou biographique du Précis, Nicolas Cavailles s’y intéresse comme à un « texte pluriel » mettant au jour le « besoin viscéral » attribué à l’auteur de toujours « penser contre soi », qu’il traque aussi bien dans le processus de création de l’œuvre que dans le « dialogisme » (au sens bakhtinien du terme) du texte abouti.

Claudel. Michel Wasserman, D’or et de neige. Paul Claudel et le Japon (Gallimard, 2010, 230 p., 22,50 €). Dans sa carrière diplomatique au Japon, Claudel passa moins de temps qu’en Chine ou aux États-Unis, et il y eut moins l’occasion de « spectaculaires prouesses diplomatiques ». Pourtant, c’est le pays qu’il a le plus profondément marqué, celui où « l’ambassadeur-poète », comme disent les Japonais, a laissé le plus profond souvenir, comme a pu le constater sur place Michel Wasserman, ancien directeur de l’Institut franco-japonais du Kansai à Kyoto. Il rappelle les conditions du séjour (1922-1927), l’activité et les réussites professionnelles de Claudel, et analyse les œuvres inspirées par des formes japonaises, théâtre ou poésie. Outre une attirance personnelle profonde pour le Japon, le poète était porté par les goûts de sa génération ; né avec l’ère Meiji, il a connu dans sa jeunesse en France les délices du « japonisme », et ce double registre explique l’empreinte profonde du séjour au Japon sur certaines œuvres, comme les Cent phrases pour éventails ou L’Oiseau noir dans le soleil levant qui dépassent le pittoresque des « japoneries » fin de siècle. Ce volume de synthèse aurait gagné à un style plus simple (on ne comprend pas pourquoi le premier chapitre s’intitulait L’horizon historié ), mais cette tendance ne domine heureusement pas.

Cocteau. Bernard Spindler, Cocteau-Marais : un si joli mensonge (Rocher, 2011, 247 p., 20 €). Pas si joli, le mensonge ! Ceci n’est pas un livre, mais une accumulation de banalités et de platitudes prétendant évoquer « la relation fascination fascinante de deux êtres d’exception » dans le pire style de presse à scandale. On cite Eve Ruggieri, qui fait – chacun le sait – autorité à propos de Diaghilev ; à propos de L’Éternel Retour, on rappelle « le pull jacquard que porte Patrice-Jean Marais [qui] va devenir emblématique de toute une génération » ; on consacre vingt lignes (!) de larmes à la mort du chien Moulouk ; on donne en passant un passage bien antisémite d’une lettre de Céline à Marie Bell, et tout à l’avenant. Un très mauvais livre, ce ne serait peut-être pas si grave, sinon qu’il en sort cinq ou six par an de ce genre à propos du malheureux Cocteau. Il l’a sans doute un peu cherché, dira-t-on, et c’est vrai, mais il finira par être enfoui sous cette production pléthorique qui met en avant le pire de ce qu’il y avait en lui : un certain personnage public. Assez !

Collection. Dominique Pety, Poétique de la collection au xixe siècle. Du document de l’historien au bibelot de l’esthète (Presses Universitaires de Paris Ouest, 2010, 363 p., 23€). L’auteur avait déjà donné une étude sur Les Goncourt et la collection en 2003. Son nouvel essai développe et raffine ce qui y était avancé quant à une « pensée de la collection ». Dominique Pety insiste, à juste titre, sur la dimension épistémologique de sa démarche, très au-delà en effet de l’anecdotique, du pittoresque ou de l’excentricité. Il s’agit aussi, en faisant converger les analyses vers un approfondissement de ce qui passe en littérature depuis le xixe siècle, de mieux mettre en évidence la dimension esthétique de la collection, débouchant ainsi sur une authentique poétique. Le parcours est impressionnant d’ampleur (sans débordements) et permet de caractériser des époques successives en fonction du statut que connaissent le collectionneur et la collection, de l’histoire à la littérature, en passant par les sciences : autour de 1840 (le collectionneur est un maniaque), dans les années 1850-1860 (apparition de l’amateur et de l’érudit), à partir de 1870-1880 (ère du spécialiste, de l’expert, mais aussi de l’esthète). Réunissant histoire culturelle, sociologie, épistémologie, l’essai demeure avant tout littéraire et offre un regard précis sur les complexités sous-jacentes au roman quand il fait un sort au collectionneur ou à la collection. Tout amateur se reconnaîtra un peu dans l’un ou l’autre (ou dans plusieurs) des types évoqués et voudra – faut-il le dire ? – faire entrer sans tarder ce livre dans ses collections.

Contre. Bernard Mouralis, Les Contre-littératures (Hermann, 2011, 206 p., 23 €). Réédition de cet ouvrage paru en 1975, augmenté d’une préface de l’auteur et d’un avant-propos d’Anthony Mangeon. Ce petit livre évoque la difficulté de penser les littératures africaines vers 1970, dans une institution académique qui réservait son attention aux « grands auteurs » du canon national. Un peu malgré lui, il permet aussi de mesurer l’évolution du débat littéraire en 35 ans. L’analyse de Bernard Mouralis apparaît aujourd’hui un peu dichotomique – il y avait les auteurs consacrés et les autres, les exclus – et tendait sans doute à durcir les oppositions dont elle faisait la théorie (« la protestation constitue le fondement de la littérature négro-africaine moderne »). Des réalités aussi hétérogènes que la littérature orale, la BD ou la littérature prolétarienne étaient mises dans le même camp, du seul fait de leur rejet par le discours dominant. Pour autant, et en raison même de ces simplifications polémiques, l’ouvrage a conservé une alacrité qui en justifie la lecture.

Crimes. Dominique Depond, Demandez le journal ! Drôles de drames à Montmartre (Éditions de la Belle Gabrielle, 2010, 120 p., 19,90 €). La collection La légende de Montmartre de la Belle Gabrielle contient déjà des numéros sur Jarry, Max Jacob ou Fantômas, mais s’intéresse aussi aux faits divers avec des volumes consacrés à Jules Bonnot ou aux truands de Pigalle. Demandez le journal ! creuse le même sillon, avec un balayage de diverses affaires ayant eu cette partie de Paris pour cadre au cours du dernier siècle. Certaines sont encore connues, d’autres ont sombré dans l’oubli (qui se souvient de l’Ogresse de la Goutte-d’Or ?), mais toutes se rejoignent dans le sordide et le traitement auquel elles ont eu droit dans la presse. Ce sont les illustrations tirées des journaux de l’époque qui forment le versant le plus intéressant du volume : reproductions des pages et des titres du Petit Journal, du Petit Parisien, de Détective et de L’Œil de la police, qui avait déjà fait l’objet d’un recueil aux éditions Alternatives en 2007. Les textes reprennent, copient ou résument les affaires, sous formes de brèves ou de petits feuilletons développés. Jusque là, rien à redire, mais le lecteur sursaute devant quelques incongruités géographiques de taille : une photo des époux Villemin, parents du petit Grégory, qui donnerait à croire que la Vologne arrose désormais Montmartre, et la mention du rapport de police signalant la présence de Marcel Proust dans un bordel masculin de la rue de l’Arcade, plus proche tout de même de la Madeleine que du Sacré-Cœur. À propos, la littérature dans tout ça ? Les noms de Louis Andrieux, préfet de police et père naturel d’Aragon, de Carco, de Verlaine et Rimbaud (au Rat Mort) apparaissent, ainsi qu’un extrait de la Germinie Lacerteux des Goncourt. En guise de conclusion, cette révélation fracassante de Simone de Beauvoir, assortie d’une photo où on la voit à Rome (!) en compagnie de Sartre : « nous nous prîmes d’un ardent intérêt pour les faits divers. J’achetais souvent Détective qui s’attaquait alors volontiers à la police et aux bien-pensants. » Simone nous montre le chemin : intéressons-nous aux faits divers.

Dada. Marc Dachy, Dada et les dadaïsmes, édition revue et augmentée (Gallimard, Folio Essais, 2011, 880 p., s.p.m.). Un classique : le livre est aujourd’hui une référence indispensable dans le champ de la réflexion critique et historique sur le mouvement Dada et ses prolongements, ramifications, bifurcations, embranchements. Il a contribué à déplacer les cadres chronologiques dans lesquels on situait traditionnellement le courant subversif, et a renouvelé le mode de conceptualisation du phénomène Dada en le pluralisant et en offrant une cartographie détaillée de ses résonances secrètes comme de ses réinvestissements spectaculaires. Marc Dachy démontre que rapporter Dada à Tzara en 1916 et aux soirées du Cabaret Voltaire, et s’en tenir exclusivement à cette assignation, comme pour mieux endiguer la subversion, c’est courir le risque de s’aveugler sur la réalité troublante de ce qui, n’étant ni un mouvement, ni un courant à proprement parler, est une espèce d’onde de choc dont la vitesse de propagation envahit très vite, au-delà de Zurich et des frontières européennes, tous les domaines de la création, bouleversant les hiérarchies et les catégories, déstabilisant les codes et les institutions. Une « poétique de l’insurrection » s’empare ainsi, et pour commencer de belle manière, de l’œuvre d’art elle-même, de son espace objectif, de sa définition historique, de sa sacralité. L’anéantissement de l’art – en quoi d’aucuns ont voulu voir un principe totalitaire de négation pure et simple – doit être compris surtout comme un moment précis, radical, de ce soulèvement anti-esthétique. C’est la réponse de la destruction spontanée à la Destruction organisée, programmée par les sociétés et les États. Car quoique mû par l’humour ravageur, l’ironie habile et les manœuvres jubilatoires de la déconstruction, Dada s’enlève sur ce fond de violence historique, cet arrière-plan de déchirure idéologique et culturelle. Dans le Manifeste Dada de 1918, Tzara dénonce ainsi cet état « laissé entre les mains des bandits qui déchirent et entre-détruisent les siècles ». Mais l’historien se doit de tenter d’y voir clair et de distinguer, dans cette pratique de la subversion généralisée qui emporte l’aube du xxe siècle, des phases ou des moments dont il importe de redéployer et d’expliciter la dynamique d’ensemble. Tel est l’objet de ce livre. La naissance du mouvement en 1916 marque une « phase syncrétique » alliant partisans de l’Esprit Nouveau, futuristes et cubistes, dans un évident projet de refondation. Elle témoigne d’une nouvelle avidité, d’une impatience esthétique et éthique qui met à mal les canons de la tradition dans des voies inédites et désinvoltes. Les artistes semblent s’engager alors dans une entreprise de reconstruction. Mais cette belle alliance des forces d’avant-garde explose en 1918 avec la publication du Manifeste Dada de 1918, qui renvoie futuristes et cubistes dos à dos au nom d’une dévaluation sans précédent de la notion même d’art nouveau ou moderne conçu comme un geste de dépassement de la tradition. La troisième étape, qui s’amorce à l’aube des années 1920, rabat les prodromes de la déconstruction de 1916-1917 sur les propositions des constructivisites et la recherche d’un langage artistique élémentaire. C’est dire si Dada est aussi une histoire de croisements, de chevauchements, d’embranchements. Ces points de rencontre, Marc Dachy les éclaire en montrant qu’à partir du da-da, du n’importe quoi, du rien qui n’est que le rien ou le presque rien, s’écrit un épisode décisif de l’histoire de l’art du xxe siècle en Europe et dans le monde. La diffusion des dadaïsmes invite ainsi à envisager la multiplicité des pratiques visées, du constructivisme au situationnisme, non plus selon une approche linéaire et segmentée, mais à l’aune des ramifications finement maillées qui en perpétuent l’esprit en le pluralisant.

Dictionnaires. Alain Rey, Dictionnaire amoureux des dictionnaires (Plon, 2011, 27 €). Dans cette collection où le pointu côtoie le bâclé, nul n’était plus fondé à parler des dictionnaires que ce lexicographe amoureux de sa langue et de sa discipline, et aimant faire partager son savoir auprès des locuteurs francophones. La présentation par articles selon l’ordre alphabétique, de ABC à Woolf, Virginia, permet à l’auteur comme au lecteur de progresser par sauts et gambades. La polarité entre dictionnaire (les mots) et encyclopédie (les choses) est explicitée. Une grande place est donnée à Furetière et à Littré, personnages auxquels Alain Rey a déjà consacré deux ouvrages. Des articles traitent de Bayle, de Richelet, du dictionnaire de Trévoux, et, pour le xixe siècle, de Napoléon Landais, du concis Boiste, du riche Bescherelle, de Lachâtre, de Poitevin. L’immense Pierre Larousse en prend pour son grade. Hatzfeld et Darmesteter sont loués pour leur préface linguistique au Hachette. De Paul Robert, qui lui mit le pied à l’étrier, Alain Rey fait un portrait ambivalent, mais probablement juste, d’avocat très Algérie française en quête d’honneurs.Le Trésor de la langue française est présenté dans tous ses fastes. Alors que son propre Dictionnaire historique de la langue française est une réussite, le concept de son dictionnaire « culturel » est resté assez flou. Les grands anciens sont rappelés : Isidore de Séville et les grands lexicographes arabes. Les dictionnaires des principales langues européennes sont passés en revue, sans oublier Mistral pour le provençal. Les dictionnaires philosophiques, comme celui de Voltaire et l’Encyclopédie de D’Alembert et Diderot, ont leur article, ainsi que les dictionnaires analogiques, et les dictionnaires d’argot et de français populaire. Les rapports entre le écrivains et le dictionnaire sont esquissés, essentiellement d’après des travaux universitaires. On retrouve avec plaisir Samuel Johnson, sans équivalent français, Rabelais évidemment, l’abbé Prévost pour son histoire des voyages, Nodier pour son érudition, mais aussi les lexiques surréalistes. On sait gré à l’auteur d’avoir écrit un article sur le Dictionnaire du Diable d’Ambrose Bierce, sur le Dictionnaire Khazar de Milorad Pavic, sur Tolkien, et sur le Dictionnaire superflu de Pierre Desproges. Les dictionnaires érotiques, comme celui d’Alfred Delvau, ne sont pas censurés. Alain Rey rend hommage à des personnalités comme le suisse Walther von Wartburg, auteur du monumental Französisches Etymologisches Wörterbuch, et comme l’infatigable Paul Guiraud. On apprend l’existence d’un équivalent russe des frères Grimm : Vladimir Ivanovitch Dal. Alain Rey consacre un article à feue sa compagne Josette Rey-Debove, et à ses amis Meschonnic et Jean-Claude Carrière, ce qui est moins convaincant. Un article sur les « mouches du coche » vise les inspecteurs des travaux finis et les critiques bons conseilleurs. Pour les « poux dans la tête », pointons l’absence de Quicherat dans l’article sur les dictionnaires de latin, et plus encore l’absence de mention des dictionnaires de rimes – il en existe pourtant plusieurs dizaines –, lesquels ont des praticiens passionnés à chaque époque. De même les dictionnaires des lieux ou des langues imaginaires ne sont pas proposés à la rêverie du lecteur. L’illustration, bonne pour un journal, n’est pas à la hauteur du texte. « Johan » Rictus est probablement une erreur de dactylographie plus que le lapsus d’un cinéphile. Au sortir de ce parcours synthétique, où le guide a fait preuve de compétence, d’allant et d’humour, le lecteur est prêt à se constituer une bibliothèque de dictionnaires : heureusement pour son budget et son espace vital, ceux-ci sont le plus souvent numérisés et accessibles sur la toile. Signalons avant d’oublier l’article sur « L’amateur de dicos » et celui sur « Informatique et dictionnaires ». Ce dictionnaire à la fois informé et personnel est une fête pour l’esprit.


Drieu, Aragon, Malraux. Maurizio Serra, Les Frères séparés. Drieu La Rochelle, Aragon, Malraux face à l’Histoire (La Table Ronde, 2011, 336 p., 8,50 €). Mené sur un quadruple plan – littéraire, psychologique, historique et politique –, cet essai est excellent. Diplomate de carrière, l’auteur s’est proposé une « tentative d’examen parallèle des trois itinéraires » d’Aragon, Drieu et Malraux, et a pleinement réussi. La documentation est riche et variée, faisant appel à une bibliographie en plusieurs langues (français, anglais et italien), avec des notes précises. Au demeurant, cette documentation n’a pas entravé l’auteur, qui a par ailleurs eu l’occasion d’interroger aussi des témoins. Sa connaissance aussi bien des réalités politiques et sociales de la période 1920-1970 que de la littérature française de cette époque se double d’une grande finesse psychologique, qui lui permet de démêler les motivations de ses modèles, tout en apportant de fréquentes nuances. Il s’agit ici d’une amitié à trois, réunissant durant un temps trois écrivains qui étaient fondamentalement des disciples de Barrès (tel était aussi le cas de Montherlant, comme le signale l’auteur dans une note). À cela s’ajoutait, dans le cas de Malraux, l’influence assez profonde de D’Annunzio, mais Maurizio Serra nuance avec justesse : Malraux était un D’Annunzio sans sensualité ni vitalité naturelle. Le plus complexe des trois était sans doute Drieu, « enfant triste d’un siècle fou […], mélange de féminité, d’impuissance et de narcissisme ». Narcissiques, ils l’étaient à vrai dire profondément tous les trois, mais cela se doublait, chez Drieu, d’une « vocation pour les causes perdues » qui l’entraîna, on le sait, sur des chemins périlleux, « égaré dans la pègre de l’Occupation ». Le livre propose, selon une alternance régulière, un portrait contrasté des trois écrivains. Paradoxalement, le plus attachant, en dépit de ses erreurs et déraillements, est Drieu. On ne saurait en dire autant d’Aragon, « qui passera du rouge des drapeaux à celui des salons de beauté », ni de Malraux, qui se consacra à « une mise en scène éclatante » de sa propre vie, et dont les écrits sur l’art sont souvent, en dépit de certains intuitions, assez fumeux – et par ailleurs démarqués des essais d’Élie Faure. L’auteur a le don des formules saisissantes qui font mouche. Ainsi du couple Aragon-Elsa, « murés dans leurs privilèges » et acceptant « de boire jusqu’à la lie la coupe de l’obéissance » (pour ne pas parler de l’affaire Nizan). Et est-il extravagant de voir, comme le fait Maurizio Serra, dans le fameux procès Barrès de 1921, une « singulière anticipation des procès staliniens » ? Sont aussi bienvenues des remarques sur l’URSS de Staline, « bien mieux disposée à l’égard de Hitler que des démocraties » (échange de bons procédés, L’Humanité paraîtra en 1940 sous censure allemande). Il y aurait bien d’autres choses à remarquer, tant ce livre se révèle perspicace et stimulant, le propos de l’auteur étant toujours informé et nuancé. Quelques petites remarques : le mot « incunables » revient par deux fois à faux, nous ignorons si c’est ou non la faute de la traductrice (?) : « les incunables de Raymond Roussel » (sic), et la collection de Jacques Doucet, composée « de manuscrits et incunables en grande partie érotiques ». Faut-il préciser que Doucet était vraiment très loin d’être un collectionneur de curiosa ? Quant à décrire André Suarès comme un « condottiere irascible de la bohème parisienne », va pour « condottiere irascible », mais c’est lui faire injure que de le situer parmi la faune parisienne des rapins et des poéteraux. « Un certain Lo Duca » est Joseph-Marie Lo Duca, écrivain, critique de cinéma et érotologue, non pas très connu, mais point inconnu tout de même.Nu n’est pas un « roman de Ionesco », mais un recueil d’essais, son premier livre. Mais tout cela n’a guère d’importance au regard des qualités de ce livre.

Du Bouchet. André Du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride : carnets : 1949-1955 (Le Bruit du temps, 2011, 328 p., 26 €). Les carnets d’André Du Bouchet publiés aujourd’hui par Clément Layet complètent et en même temps se démarquent des transcriptions que Michel Collot avait rassemblées naguère sous le titre Carnets en 1990. Il s’agissait alors d’une sélection de pages prélevées sur la centaine de calepins que le poète avait déposés à la Bibliothèque Doucet. Ce choix avait paru pertinent aux yeux de Du Bouchet, qui l’avait adopté dans la publicationCarnet (1994). En 1998, paraissait Carnet 2, une nouvelle sélection et, en 2000, toujours chez Fata Morgana, voyait le jour un ensemble intitulé Annotations sur l’espace non datées. Nul doute que le carnet, pour André Du Bouchet, n’ait été le territoire privilégié de l’activité poétique : moins le lieu resserré de l’intime et du biographique que la scène d’un geste qui s’essaie, se reprend, se prolonge dans un espace à la fois distendu et homogène, faisant signe vers le poème, son rythme, ses espacements et ses correspondances. À ce titre, il était opportun de revenir sur ces carnets, notamment ceux de 1949-1955, qui marquent, après le retour des États-Unis du poète, l’essor d’une période intense de recherche et de réflexion poétique, du poème à l’essai critique. La sélection proposée par Clément Layet tient de ce constat une part essentielle de sa légitimité, et de son utilité. On y suit, sur fond de vicissitudes historiques et personnelles (sympathie pour le communisme, quête d’une poésie tournée vers l’action, séparation d’avec son épouse, mort de son père), le cheminement d’une écriture qui, comme le note Clément Layet, « a la propriété paradoxale de trouver son essor dans une série de retranchements ». Retranchement, le mot est mallarméen, qui témoigne d’un retrait nécessaire par rapport à soi (donc au « moi »), et aux mots, dans une espèce de soupçon croissant à l’égard de la poésie, de son langage, de ses mirages. Comme on peut le lire en date de juin 1949 : « Aujourd’hui comme chaque jour : il faut que la “poésie” devienne plus (autre chose) qu’un constat ou bien se démette. » C’est dans cet intervalle, qui sépare l’autre de la poésie de sa démission toujours possible, que se justifie pleinement l’écriture des carnets. La recherche persévérante d’une vérité de l’écriture, moins une quête qu’une enquête, ménageant commentaires, réflexions, jugements, reprises, vérifications. Les grands poètes veillent, qui accompagnent ici la démarche : Ponge, Hugo, Baudelaire, ou les peintres, tels Courbet ou Tal-Coat. Il s’agit toujours de cheminer, solitaire entêté, dans cet espace propre à une poésie « sans chevilles » où « il y aurait de grands vides, note Du Bouchet, – criblée de grands vides ».

Dutourd. François Taillandier, Le Père Dutourd (Stock, 2011, 85 p., 11 €). Évocation touchante, quoiqu’un peu courte, de Jean Dutourd, écrivain grognard, stendhalien d’élite, dont le goût pour la littérature ne s’est jamais démenti, ni son envie de le transmettre : dira-t-on assez combien le critique Dutourd était excellent, ailé, spirituel, mordant ? François Taillandier l’a connu et aimé, et a commencé par le prendre pour un romancier « pour les parents », puis l’a lu et approuvé : Au Bon Beurre est un classique, qui a à voir du côté de Marcel Aymé, autre ironiste, moins gai (« Je n’ai jamais été heureux, mais j’ai toujours été gai », disait Dutourd). François Taillandier rend hommage à l’aîné qui l’a parrainé et l’a presque fait éditer (il suppose ou suggère que Dutourd a transmis à Bernard de Fallois le manuscrit de son premier livre), et déplore que, dans les années Mitterrand, Dutourd se soit un peu fourvoyé et si aisément coulé dans le moule du réactionnaire de service, « l’homme de droite » qui participait à l’émission des Grosses Têtes par amitié pour Philippe Bouvard, alors qu’il était le contraire de la caricature qu’il offrit alors : esprit frondeur, élégant, résistant de la première heure, auteur d’un livre monstre qu’admirait Queneau (Les Horreurs de l’amour), un homme drôle, roué, malicieux, subtil, très « français », quelque peu réactionnaire (mais qui ne l’était plus du tout quand il s’agissait de littérature). Dans le genre de la « Visite au grand écrivain », François Taillandier donne un avatar, un « Adieu au grand écrivain » qui ne vaut pas la visite de Barrès chez Renan, ni celle de Mauriac chez Barrès, mais qui n’en touche pas moins, car la sincérité de François Taillandier et l’élégance bougonne de Dutourd ne sont pas feintes.

Épuration. François Rouquet, Mon cher collègue et ami… : l’épuration des universitaires (1940-1953) (Presses universitaires de Rennes, 2010, 250 p., 18 €). Cet ouvrage est à lire, moins pour ce qui y concerne l’histoire littéraire (très limité, en dehors de remarques comme celle qui souligne le fait curieux que les poètes furent beaucoup plus résistants que les romanciers), que pour ce qu’il nous apprend sur l’Histoire tout court. Ainsi que le rappelle François Rouquet, si la Collaboration et la Résistance ont fourni ample matière à des travaux nombreux et importants – avec le retard significatif que l’on connaît pour la Collaboration –, l’Épuration a, elle, été fort peu abordée par les historiens. Le dossier considérable que l’auteur pu étudier, certaines archives n’étant encore accessibles que par dérogation, est donc original et plein d’enseignements. Toute la première partie est une excellente synthèse de la façon dont Vichy mit en application ses principes et ses lois dans l’enseignement supérieur, en particulier par l’exclusion des Juifs (près d’un universitaire sur deux à Paris), avec la complicité ou l’indifférence du plus grand nombre (Sartre compris, à sa honte, contrairement à un Mauriac). Les autres parties examinent comment l’Épuration s’est mise en place pour traiter les universitaires de tout rang et ce qui en est résulté (les universitaires furent plus durement touchés que les autres enseignants, et d’autant plus que leur place dans la hiérarchie était plus élevée). Si la littérature est quelque peu impliquée dans ce processus, c’est par le biais de la rhétorique. François Rouquet montre, documents à l’appui, la diversité et l’ingéniosité des stratégies discursives mises en œuvre par la plupart des accusés pour se dépeindre en innocents, voire en victimes, quand ce ne fut pas en résistants incompris. Rien de tout cela n’est très réconfortant, et l’on voit bien que la pente naturelle de l’Humanité va irrésistiblement (sauf rarissime exception) vers le compromis, l’équivoque, la compromission. Ce n’est certes pas une découverte – la littérature a au moins servi à nous l’apprendre depuis longtemps – mais le voir ainsi démontré sur pièces, nominativement, concrètement, restitue au fait tout son poids de réalité, parfois tragique.

Engagement. Jeanyves Guérin, Fiction et engagement politique. La représentation du parti et du militant dans le roman et le théâtre du xxe siècle (Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, 274 p., 22 €). Le titre interminable de ce volume n’est pas très bon signe, d’autant que nulle synthèse n’est tentée en préface ou postface, malgré le bref liminaire de Jeanyves Guérin qui donne les grands axes du colloque dont ce volume constitue les actes. Les contributions relatives au théâtre semblent les plus neuves, proposant des analyses des Mains sales, pièce certes bien connue, mais aussi du Dictateur de Jules Romains, de Boulevard Durand d’Armand Salacrou, sans compter des œuvres d’Arthur Adamov et Michel Vinaver. Limité à ce corpus, le volume aurait eu une lisibilité plus grande, mais ce colloque abondant – vingt deux communications – propose aussi des études sur Aragon, Nizan, Maurice Clavel, Vailland, Blondin, Nimier, Déon, Guilloux, Claude Simon, Duras et d’autres. Les clivages (avant ou après guerre, gauche ou droite) peuvent opérer, mais quel lecteur connaît suffisamment cette masse de livres (sont aussi mis en jeu Les Hommes de bonne volontéLes Thibault et Les Chemins de la liberté) pour comprendre toutes les analyses et les références ? Chacun ira donc chercher ce qui l’intéresse en renonçant à saisir le mouvement et la richesse d’un siècle.

FlamandÀ propos de la poésie d’Élie-Charles Flamand. Choix de comptes rendus, études, lettres, dédicaces, etc.(La Lucarne ovale, 2011, 122 p., 20 €). Né en 1928, Élie-Charles Flamand fait partie de ces nombreux poètes fascinés par la personnalité d’André Breton et qui ont rejoint après-guerre les rangs du Surréalisme. Depuis 1957, il a publié une œuvre poétique abondante, ainsi que des essais, où domine l’étude de l’alchimie. On se réjouit d’abord que lui soit consacré un volume d’hommages : s’y mêlent coupures de presse, reprise d’articles, envois d’autres écrivains et lettres. Si l’on comprend le souci d’une telle publication, malheureusement le ou les responsables du volume (personne ne signe le travail d’édition) ont oublié qu’un hommage suppose une certaine tenue matérielle ; or, ici, l’inélégance de la présentation et l’absence de vraie mise en page ôtent tout plaisir à la lecture, et c’est finalement un triste hommage qui est rendu au poète.

France contemporaine. L’Exception et la France contemporaine. Histoire, Imaginaire, Littérature, sous la direction de Marc Dambre et Richard J. Goslan(Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, 288 p., 22,50 €). Le temps de quelques clins d’œil, d’une lecture concentrée, une brève histoire de l’éclat contemporain s’ouvre, loin de toute espèce de complaisance à l’adresse de l’exception, comme un regard parfois torturé dont l’évidence surgit dès le titre. Des mises en doute défilent, en passant latéralement, pour commencer, par celle de l’historiographie même. À l’écoute de rumeurs provenant du dedans, au sein même du milieu des historiens, par souci de filer une actualité fugace, l’ouvrage cherche à remuer la simple reconduction des ponts-aux-ânes quant au modèle français pour se prononcer, à l’écart de ses effets, sur les modalités de changement du rapport au passé. Ici, nulle fuite possible, ni en un avenir promis en guise de paradis, ni en un exil dans une quelconque retraite ailleurs, maintenant. Il peut paraître difficile de faire le point, quand, à force de voir le trouble dans l’exception, le risque est de redoubler le modèle par un retour d’exception. Sans forcer la note, pourtant, ce volume s’attache à excéder une identité séculaire et l’axe historique qui condamne aux retours incessants sur les misères de Vichy. Les approches sont diverses et en majorité monographiques. L’introduction de Marc Dambre et Richard Goslan trace plusieurs pistes pour une orientation dans le territoire mouvant de l’Histoire et de la littérature d’aujourd’hui. Pour Henry Rousso, le terme d’« exception française » demande à être interrogé tant du côté de ses conditions matérielles que dans ses limites, dans « le déploiement des interprétations plurielles de l’histoire ». Maud Granger Remy examine l’étrangeté au monde dans l’œuvre de Michel Houellebecq, où le « chez soi » prend exceptionnellement valeur négative. Pierre Assouline s’intéresse aux modalités de la biographie à la française, à son hybridité. Dans un paysage contemporain aussi éclaté, certains éclairages sont faits sur les marges de la littérature consacrée. Pascal Bruckner analyse ce qu’il voit comme une vanité dans la déchéance, une nostalgie cocardière qui correspond à une forme d’isolationnisme.

Frison-Roche. Jaël Grave, L’Imaginaire du lien dans les romans de Frison-Roche (Études littéraires Artois Presses Université, 2010, 328 p., 24 €). Il se soutient aujourd’hui probablement davantage de thèses sur Céline ou Proust que sur Frison-Roche, et c’est bien dommage, non en raison des qualités propres de l’auteur de Premier decordée, mais parce que cela témoigne d’un panurgisme effréné chez les doctorants. On se réjouit donc du travail sérieux et un peu austère de Jaël Grave, qui n’est en rien une introduction aux romans de Frison-Roche (ce dont s’était chargé Yves Gilli dans son livre de 2003) ; il nécessite cependant une connaissance préalable des textes (pas seulement Premier de Cordée, mais la douzaine de romans de Frison-Roche !) que l’auteur étudie en s’appuyant largement sur Mircea Eliade.

Gallimard. Roger Grenier, Georges Lemoine, 5, rue Sébastien-Bottin (Gallimard, 2011, 29,90 €). L’adresse est obsolète, on le sait, depuis le 15 juin 2011, date à laquelle une partie de la rue Sébastien-Bottin est devenue rue Gaston-Gallimard. La Ville de Paris, après avoir fait la chasse aux carrefours sans nom, aux jardins, squares et allées qui permettent d’honorer les morts récents ou oubliés, sort la tronçonneuse. Une méthode qui a de l’avenir si l’on songe au nombre de Gaston-Gallimard que l’on pourrait loger dans une rue de Vaugirard. Mais parlons du livre. C’est un grand format qui constitue en quelque sorte la dernière cartouche du feu d’artifices tiré par Gallimard pour fêter son centenaire. Aux commandes, Roger Grenier, témoin et caution historique de la maison où il est entré il y a cinquante ans, et Georges Lemoine, qui y travaille comme illustrateur. Roger Grenier est logiquement préposé aux souvenirs et anecdotes. Celles qu’il relate ici ne sont pas toutes de la première fraîcheur, témoin la phrase de Gide prononcée à l’issue d’une séance d’enregistrement (« Il faudra que je travaille mes dentales ! »). Il est plus intéressant quand il parle des anciennes adresses de la maison Gallimard, de ses dépendances (la Vigie, la Messuguière, bien avant la vogue des résidences d’écrivains) et des lieux hantés par ses caciques (le Vaneau de Gide, le Tertre de Martin du Gard). Georges Lemoine, lui, propose une visite guidée de l’immeuble Gallimard, agrémentée de dessins élégants. Gageons qu’après cela, la maison est à l’abri d’une délocalisation sauvage.

Gautier. Théophile Gautier, Le Club des hachichins (Mille et une nuits, 2011, 76 p., 2,50 €). Tout ici convoque aux réminiscences de l’art du conte : un schéma narratif classique amorcé par un état initial, conclu par un état final nourri de bouleversements. Un soir de décembre, à l’hôtel Pimodan, obéissant à une convocation mystérieuse, Gautier arrive dans un quartier enveloppé d’un épais brouillard. Les gradations en crescendo valorisent un style admirable où l’adjectif est couronné. Des relances dramatiques réactivent sans cesse l’organisation temporelle. La prise de hachich s’annonce, et Gautier prévient qu’il « faudra [se] contenter pour cette fois du récit de [ses] simples impressions personnelles ». Cette expérience, toute orientée vers l’éclat de l’imagination, explose dans « des grimaces à réjouir le spleen en personne ». Le chapitre fantasia illumine ce conte, tant les observations des effets du hachich abondent avec une précision pleine de vivacité (« La frénésie joyeuse [est] à son plus haut point, et, l’enveloppe humaine, qui a si peu de force pour le plaisir, et qui en a tant pour la douleur, ne [pourrait] supporter une plus haute pression de bonheur ! »). D’une façon discrète, Gautier distille de bons mots sur la condition humaine, fût-elle plus proche de celle de Sisyphe que de Protée. Le Club des hachichins est une métaphore du Temps, tantôt mort, tantôt ressuscité, où la synesthésie se prolonge en confusion des sens, mais reste une expérimentation au service d’un imaginaire affranchi. La Pipe d’opium se construit sur un temps de répétition propre à narrer la lassitude humaine que le rêve seul vient délivrer. Le spleen jaillit de ces lignes mélancoliques écrasées par ce ciel très bas que Baudelaire quintessenciera. Enfin, Le Hachich, sorte de précipité encyclopédique, résume ce « désir de l’idéal si fort chez l’homme qu’il tâche autant qu’il est en lui de relâcher les liens qui retiennent l’âme au corps, et comme l’extase n’est pas à la portée de toutes les natures, il boit de la gaîté, il fume de l’oubli et mange de la folie ! »

Gide (1). Jean-Claude Perrier, André Gide ou la tentation nomade (Flammarion, 2011, 196 p., 45 €). Bel album publié avec le concours de la fondation Catherine Gide, ce qui signifie que l’auteur a pu avoir accès à une documentation de première main, souvent inédite et reproduite avec un soin exceptionnel. Il s’agit, comme en avertit la quatrième de couverture, de revisiter la vie et l’œuvre de Gide à travers le thème du voyage. Si Gide n’était ni de la race des globe-trotters ou des aventuriers, ni de l’espèce des travel-writers, le surnom de Bypeed dont l’affublaient ses amis – version curieusement anglicisée du Bipède – n’en était pas pour autant usurpé, si l’on considère son nombre d’années passées hors de nos frontières. De l’Afrique du Nord à l’URSS, en passant par l’Afrique sub-saharienne et l’Italie, l’ouvrage égrène, pays après pays, les souvenirs de ces pérégrinations allant jusqu’à évoquer les voyages que Gide aurait dû faire sans y parvenir, en particulier en Inde, avant de finir sur le dernier, celui dont personne ne revient habituellement. L’essentiel des efforts prodigués à cet ouvrage a visiblement porté sur l’iconographie et les légendes des documents présentés. Pour le reste, les textes qui introduisent les séquences illustrées sont à la fois succincts et peu éclairants ; la question des motivations, explicites ou non, n’est sans doute pas assez approfondie pour qu’on s’explique ce qui ressemble bien à de la bougeotte ou à du nomadisme, pour reprendre les nobles termes de Jean-Claude Perrier. Démasquer les impostures du stalinisme, visiter les pyramides, perfectionner son anglais ou dénoncer les abominations du système colonial, tout cela est bien joli, mais on sait que la curiosité qui poussait l’immoraliste dans ses incessants projets de voyage était d’un genre bien particulier. Lui-même l’écrivait d’ailleurs avec son honnêteté coutumière, notamment au détour d’une page un peu désabusée de ses Carnets : « Non, je n’ai plus grand désir de forniquer ; du moins ce n’est plus un besoin comme au beau temps de ma jeunesse. […] Je veux dire qu’un pays ne me plaît que si de multiples occasions de fornication se présentent. Les plus beaux monuments du monde ne peuvent remplacer cela ; pourquoi ne pas l’avouer franchement ? » Dès lors, le titre de Jean-Claude Perrier prend un sens à la fois plus précis et nettement moins éthéré qu’on pouvait le penser, et l’on sent que notre Bypeed aurait pu faire sienne la houellebecquienne sentence de Plateforme : « S’il n’y avait pas, de temps à autre, un peu de sexe, en quoi consisterait la vie ? »

Gide (2). André Gide, Correspondance avec Paul Desjardins, Jacques Heurgon et Anne Heurgon-Desjardins(Éditions des Cendres, 2011, 268 p., 28 €). Cette correspondance inédite est conservée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, aux Archives de Cerisy et à la Fondation Catherine Gide. Ce pan de correspondance croisée est suggestif des rapports, aimables – souvent jusqu’au maniérisme, en réalité toujours distants – que Gide tissait autour de lui. Du 20 juin 1908 au 21 novembre 1950, plus d’une centaine de lettres s’échange entre Paul Desjardins, sa fille Anne, son beau-fils Jacques Heurgon et Gide. Le premier est un spécialiste reconnu de peinture classique, notamment de Poussin. Son gendre, Jacques Heurgon, normalien et agrégé de lettres classiques, devient peu à peu une sorte de tuteur de Gide pour tout ce qui regarde la littérature gréco-romaine (il l’informera, par exemple, qu’il se plie bien à ses quatre heures quotidiennes de latin). Anne Desjardins est liée à deux jeunes amies de Gide, Andrée Mayrish et Elisabeth Van Rysselberghe, mère de sa fille Catherine. Elle rêvait d’être romancière, elle sera surtout pour Gide – appelé « Monsieur-Ami », « mon ami cher », « mon bien cher » – une amie dévouée (en particulier lors de son séjour en Algérie pendant la guerre), animant avec son père, puis avec son mari Jacques Heurgon, les décades de Pontigny, puis de Cerisy. L’édition que l’on doit à Pierre Masson éclaire, par ses notes, un tissu complexe d’allusions, de citations et de références à une foule de petits incidents de l’époque. Les rapports noués au cours des années entre Anne Heurgon et Gide mériteraient une analyse, ambigu pas de deux entre un homme qui aime les hommes et une femme qui lui expose sa foi, ses doutes et son souci de distinguer « ce qu’il y a de plus noble et de plus beau » en lui et sa « pédérastie » – « Mettez cela, écrit-elle en avril 1948, sur le compte de ces opérations du ventre qui secouent si nerveusement les femmes ». Ce volume est une pièce de plus au gigantesque puzzle qu’est la correspondance de Gide. S’il apporte des informations sur l’auteur et sur l’homme, il permet aussi de voir à l’œuvre une relation forte entre quelques figures marquantes du temps et d’esquisser, sur la nature ambiguë des rapports entre masculin et féminin, quelques réflexions supplémentaires.

Heredia. José-Maria de Heredia, Correspondance, tome I, Les Années de formation 1846-1865, édition établie, présentée et annotée par Yann Mortelette (Champion, 2011, 448 p., 90 €). Ce premier volume n’est peut-être pas le plus passionnant de la longue série qui s’annonce dans cette édition des quelque 1.600 lettres conservées de ce poète parnassien d’origine cubaine, dont des générations de lycéens ou les lecteurs d’anthologies ont croisé un ou deux extraits de son œuvre unique, le recueil des Trophées. Ce premier tome est presque entièrement composé de missives (171) envoyées par Heredia dans sa jeunesse à sa mère restée en son pays natal. Le jeune homme ne s’y livre guère, au point que cette attitude aurait mérité en préface quelque interprétation. Heredia, qui a perdu son père, disparu en mer, à l’âge de six ans, arrive en France deux ans plus tard, en 1851. À ce père, il écrit quelques lettres, dictées à sa sœur ou à sa mère, avant de se mettre lui même à raconter régulièrement à sa génitrice, dans un français qu’il s’approprie rapidement, les progrès de son éducation au lycée de Senlis. Il lui détaille son séjour à Paris, sa découverte des poètes, son travail de l’espagnol qu’il ne veut pas oublier, puis ses voyages européens, tout ceci d’une manière très descriptive. Après que sa mère est venue le voir en France en 1858, Heredia se met également à l’anglais, puis, après obtention du baccalauréat scientifique, retourne à son tour à Cuba en 1859. Il y reste deux années, ne tardant pas à s’ennuyer, vivant une histoire d’amour malheureuse, commençant à se passionner pour l’opéra et à composer des poèmes. De retour en Europe avec sa mère, il voyage avec elle de longs mois en France, puis s’installe à Paris pour s’inscrire à la Faculté de droit. En 1864, il est bachelier dans cette discipline, puis intègre l’École des Chartes, mais ne poursuit pas dans cette voie. Il préfère voyager en Italie et commence à publier des sonnets. En 1860, âgé de 17 ans, il a envoyé un premier essai à sa mère en précisant : « Il y aura dans ces malheureux vers matière à bien des gorges chaudes; je m’y résigne. » Ne manquant pas de moyens financiers, Heredia qui, plus tard, se ruinera au jeu, accumule les livres qu’il achète ou reçoit en prix. Il va chercher son inspiration en Bretagne, se mettant aussi à l’Italien et entreprenant de traduire Leopardi. L’élève brillant et fort cultivé n’a pas vingt ans à la fin de ce premier volume. Mais qui est-il ? Peut-être faut-il tenter de lire en creux ce qu’il ne dit pas dans cette correspondance d’enfant, d’adolescent, de jeune adulte, et qui donne une impression de froideur. S’il affirme régulièrement son amour pour sa mère et ses proches, il décrit son activité, dans une langue élégante, sans parler le moins du monde de ses pensées. « Maintenant, de quoi veux-tu que je te parle ? De mes travaux ? de mon examen ? Voilà mes sentiments en ceci et ma confession. Durant la semaine, je travaille à mon examen, je lis par récréation quelques bons écrivains. Le dimanche, je vais faire quelques visites en ville […]. » Pour un poète, se prend-on à penser, n’y a-t-il pas ici une certaine étrangeté ? La correspondance renseigne sur la construction de sa culture, mais non sur celle de sa sensibilité, hors quelques effluves des embruns bretons. Un paradoxe se construit. Amateur de latinité, puisqu’il note se sentir beaucoup mieux en Italie qu’en Suisse, Heredia ne traduit pas ce penchant pour la chaleur. Il souffle au contraire le froid et se carapace. Le poète se construit sans doute intérieurement, mais rien n’en transparaît dans ce premier épisode d’une série à suivre.

Hergé. Francis Bergeron, Hergé (Pardès, 2011, 128 p., 12 €). Sur quelques aspects peu connus, parfois sombres, de l’univers de Tintin et de son auteur, lequel avait des sympathies et des fréquentations « sensiblement » de droite. Léon Degrelle, Robert Poulet, l’abbé Wallez, Pol Vandromme sont les protagonistes de ce petit livre, militant à sa manière, écrit d’une plume alerte mais non batailleuse. Jacques Brel chantait que ses compatriotes sont « nazis pendant les guerres et catholiques entre elles ». Francis Bergeron, avec ce livre chargé de vérités, révèle des éléments que les admirateurs d’Hergé n’ont pas toujours voulu admettre, ni même entendre. À ce titre, il mérite le surnom que les indigènes de Tintin au Congo donnent au journaliste à la culotte de golfeur : boula-matari, qui signifie « briseur de rocher » et qui avait été précédemment décerné au fameux explorateur Stanley, du moins on le présume.

Histoire littéraire. Henri Béhar, La Littérature et son golem. Tome II (Classiques Garnier, 2010, 376 p., 58 €). À 58 € le volume, ce n’est pas le petit peuple des premiers cycles universitaires ou les enseignants du secondaire dont les postes disparaissent qui vont se précipiter. D’autant que le titre de l’ouvrage n’est pas très incitatif, avec son évocation d’un monstre transgressif peut-être incontrôlable. C’est bien dommage car le sujet traité par Henri Béhar (qui donne ici une suite à son travail de pionnier de 1996) devrait faire partie des connaissances minimales requises dès qu’on s’occupe d’histoire littéraire. Pour l’essentiel, il s’agit des enseignements que l’on peut tirer de vingt ans de construction et d’exploitation de la « Banque de données d’histoire littéraire » basée à Paris 3 et gérée collectivement sous le nom, qui fait emblème, d’Hubert de Phalèse. Là se trouvent rassemblées des masses considérables d’informations factuelles et de connaissances structurées sur les œuvres et les écrivains de langue française de toutes époques, de tous genres, sans égard aux canons, aux hiérarchies, aux réputations. Formidable outil, qui n’attend que la curiosité de ses utilisateurs pour livrer des connaissances nouvelles, des pistes d’interrogation imprévues, des croisements révélateurs mais insoupçonnés. Bien loin de renforcer les schémas classiques – et caducs – de l’histoire littéraire, cette base permet de les problématiser pour reconstruire une vision appuyée sur du solide et du vérifiable. Henri Béhar en donne d’éloquentes démonstrations dans un style sans académisme et d’une totale clarté, qu’il s’agisse de mettre en évidence l’éclatement des genres au xxe siècle, l’ambiguïté générique du Surréalisme, la refondation nécessaire des critères de périodisation. Au-delà de ces questions plutôt théoriques, il livre en outre des études de cas où le recours à la « Banque de données d’histoire littéraire » fait merveille, à propos d’œuvres, de situations, de thèmes chers aux lecteurs d’Histoireslittéraires, comme l’absinthe ou À Rebours. Toute la troisième partie est consacrée, par les mêmes méthodes (car il s’agit bien avant tout de poser, définir, raffiner, appliquer une méthode), à de riches « explorations du Surréalisme ». Le croisement de Crevel, de Breton, d’Aragon ou des revues surréalistes avec l’ordinateur produit des résultats étonnants. Allez-y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire, comme aurait si bien dit l’un des auteurs les plus chers à Henri Béhar.

Hugo. Sandrine Fillipetti, Victor Hugo (Gallimard Folio Biographies, 2011, 353 p., 7,80 €). Toute biographie récente de Victor Hugo est-elle nécessairement condamnée à faire figure de pâle copie, de modèle réduit et desséché de l’opus majeur de Jean-Marc Hovasse (Victor Hugo, les deux premiers tomes parus en 2001 et 2008) ? Question légitime et qui vient spontanément lorsque, par devoir, on s’efforce de lire des pages et des pages sur la vie et l’œuvre du grand Victor, encore entassées sur des pages, fussent-elles, comme c’est le cas, pliées en format de poche. Concédons ce point : la collection Biographies se devait de réserver une place à Hugo – comment imaginer un instant le contraire ? – mais le devait-elle au prix de la banalité et de la simplification, on peut en douter. Car l’ouvrage n’emporte l’adhésion ni par sa forme, ni par son style, ni par ses orientations critiques. Le ton est celui, anonyme et atemporel, de quelque voix magistrale, qui se tient à distance. La vie de Hugo ? Elle se débite en tranches, nettes dans certains cas, plus ambiguës dans d’autres. En fait, cette vie a déjà été racontée, expliquée, commentée. C’est pourquoi elle est ici filigranée de lieux communs, qu’on s’interdit de reprendre ou de vérifier – preuve qu’on n’a pas lu tous les ouvrages cités dans la bibliographie, qui elle, en revanche, se recommande à l’attention. Comment peut-on expédier Notre-Dame de Paris en un paragraphe ? Et Les Misérables, support d’une fiche préfabriquée qui sent son dictionnaire des littératures ! Et le silence coupable sur Les Contemplations ? On reste perplexe et sceptique. Si ce genre de biographie digest est destiné au lecteur pressé, qui ne lit pas ou peu, ou encore à l’étudiant étourdi, qui ignore les bonnes références et les vraies sources, ou bien au lycéen attardé, alors on peut passer bien des facilités, conscient d’agir pour la bonne cause. Mais le malheur est que ce genre d’essai biographique, qui ne cite le texte que comme une illustration de la vie, et raconte la vie et l’œuvre comme si elles allaient de soi (« Une exécution en place de Grève a fait germer, entre-temps, l’idée du Dernier jour d’un condamné »), peut, à tout moment, s’adresser à n’importe quel lecteur et remplacer, ipso facto, les œuvres critiques majeures et les biographies de référence. Quel destin souhaiter alors à cet opuscule ? D’aider à quelques dissertations françaises et de servir, aux oublieux, de jour en jour plus nombreux, de béquille de fortune.

Imagination. Claude-Pierre Perez, Les Infortunes de l’imagination (Presses universitaires de Vincennes, 2010, 344 p., 26 €). Il suffit de parcourir la bibliographie, où n’apparaissent pourtant que les références effectivement utilisées, et l’index pour se convaincre de l’ampleur et de la richesse des espaces réflexifs parcourus par son auteur. Nous aurions pu dire « imaginaires » si, justement, toute la démarche ne consistait pas à s’interroger sur les fluctuations, les ruptures, les retournements, les résurgences historico-philosophico-textuelles de l’imagination, qui est et n’est pas l’imaginaire. Ceci au fil de lectures qui dénotent une grande familiarité avec les Grecs comme avec les contemporains, en passant par les classiques de la modernité et de la postmodernité. On pourrait dire l’essai tissé de citations, mais il l’est plutôt de mots empruntés, de fragments prélevés, de rapides passagesn, sans que jamais la voix singulière de l’essayiste ne se perde. Au contraire, son « je », très présent, fait tout au long entendre sa musique personnelle, vive, aucunement mélancolique (malgré la mélancolie de son sujet), d’un humour discret, révélant un esprit rompu aux disciplines de l’exégèse classique comme au réemploi ironique des créations langagières les plus actuelles. L’imagination, donc, a sombré, disparue des discours et des théories. Elle est en même temps, sous des formes parfois étranges, partout. C’est ce que la première partie du livre (baptisée Entrée) retrace en se plaçant sous l’invocation de Beckett – qui reviendra à la fin (à l’Épilogue) pour dire, précisément, qu’il n’y a pas de fin aux intermittences de l’imagination. Entre les deux, des chapitres analysent, comme le dit le sous-titre du livre, les « aventures et avatars d’un personnage conceptuel de Baudelaire aux postmodernes ». Les résumer serait les trahir, puisque ce qui nous est demandé, c’est de suivre la lecture qui court imprévisiblement d’un fragment à un autre, tout l’effet résidant dans la course elle-même. Une course qui est peut-être celle du temps tel qu’il peut être conçu de nos jours, ou peut-être encore celle à quoi se livrent, de manière haletante, les chats en rêve – car il est question aussi ici de chats qui rêvent. Sans doute rêvent-ils comme l’auteur lit, qui cite Quignard citant Michel Jouvet : « Le rêve des chats a été décrypté : c’est la prédation acharnée d’un passereau, d’une abeille, d’une feuille morte. Ou encore d’une brindille. Ou encore d’un souriceau. »

Journal intime. Viviane Forrester, Rue de Rivoli : journal (1966-1972) (Gallimard, 2011, 259 p., 19,50 €). La mode est décidément aux journaux intimes publiés du vivant de leur auteur, soit que les éditeurs aient vu là un nouveau filon, soit que, plus probablement, les écrivains eux-mêmes aient pensé qu’il était plus prudent de faire paraître avant leur mort leurs voyages autour de leur nombril, la survie posthume de leur œuvre leur paraissant quelque peu problématique. Dame, se voir égalé à Léautaud ou à Gide, c’est flatteur. Romancière devenue sociologue à succès, Viviane Forrester publie son journal de sept années, ce qui ferait soupçonner aux mauvais esprits qu’elle réserve à son éditeur les quarante années suivantes. Peu importe, d’ailleurs. Dans ces années 1966-1972, pas ou très peu de portraits ou de silhouettes des personnes croisées. Rares aussi, les pétillements d’ironie, comme si la vie était, tout comme la littérature, une chose terriblement sérieuse. À part la chronique pointilliste et monotone de ses relations avec son compagnon, puis mari, l’auteur reste inexorablement penchée sur son ego, dont elle ne sort guère que pour parler de ses admirations littéraires (Proust surtout, Joyce, Lowry et Virginia Woolf) ou pour évoquer les horreurs de l’Occupation, dont elle a souffert. Pour le reste, elle ne cesse de proclamer qu’elle est un écrivain, privilège dont elle nous confie avoir eu le sentiment dès sa tendre enfance, et se regarde écrire avec orgueil. Autre chronique, celle de la rédaction de ses livres et des avatars de leur publication, ce qui lui permet de recueillir soigneusement des compliments dithyrambiques assez délirants, dont elle ne songe pas à se demander s’ils sont sincères (« Marcelle Dalmas me dit […] avoir l’impression “de n’avoir plus rien à faire sur cette terre que de vous lire” »). On atteint parfois des sommets de narcissisme extatique, de véritables alléluias devant ses propres chefs-d’œuvre : « Je viens de dicter et d’écouter sur magnétophone les quinze dernières pages des Siècles. C’est superbe, si dense, musical, épousé par la langue ; me décourager ne serait qu’un prétexte à être paresseuse. » Tout cela, on peut évidemment l’écrire pour soi, rien de plus naturel ; le publier, c’est vraiment, même si cela flatte beaucoup la vanité, prendre de ces risques dont l’auteur ne paraît pas avoir tellement eu conscience. Le lecteur, lui, hésite entre la consternation, l’ennui et le fou-rire. Comme on dit : « À force de parler de soi, on finit par ne parler de rien du tout. »

Kropotkine. Pierre Kropotkine, Mémoires d’un révolutionnaire. Autour d’une vie. Traduit de l’anglais par Francis Leray et Alfred Martin(Éditions de l’Aube, 2011, 512 p., 29,90 €). C’est en 1899, dans la mouvance des désordres politiques et sociaux de l’Empire tsariste qui aboutissent à l’assaut meurtrier du Dimanche rouge de janvier 1905 et dans les grèves d’octobre 1905, dont la mutinerie du Potemkine, que paraissent pour la première fois, à Londres,Memoirs of a Revolutionist.On sait aujourd’hui que, s’il existe une vérité du révolutionnaire professionnel – comme c’est le cas pour Auguste Blanqui, Flora Tristan, Louise Michel, Mikhaïl Bakounine, Léon Trotsky et Victor Serge, pour citer les plus illustres –, elle ne peut se trouver que dans son œuvre, témoignage d’une recherche poursuivie avec acharnement. On sait aussi, depuis que l’Histoire du xxe siècle nous a appris à nous méfier de tous les projets déterministes et mécanistes du changement social – que cette recherche inachevée peut commencer à s’expliquer par la vie de l’homme à travers ses luttes. De lui, on veut tout savoir. On se croit dès lors disposé à ouvrir les archivesde l’individu privé. Nous passionnent surtout ces événements autour de la création de la Première Internationale, autour de 1905 et de 1917. Nous étonnent ces moments où il semble que s’est résumé et concentré le sens d’une existence : si nous pouvions en dissiper l’opacité, quelque chose d’essentiel surgirait quant à la relation au monde unissant cette existence à l’œuvre. Mais également, lorsqu’il s’agit de Kropotkine, on pense en marge au géographe utopiste, à l’image d’Élisée Reclus, rêveur et écologiste. Ces pages variées et souvent dramatiques font passer de la vie de cour à celle des prisons, des beaux quartiers de Saint-Pétersbourg, à la Sibérie, et aux quartiers populaires de Londres.

La Soudière. Vincent La Soudière, C’est à la nuit de briser la nuit. Lettres à Didier. I (1964-1974) (Cerf, 2010, 700 p., 32 €). À ce stade, il est difficile de prendre la mesure d’une entreprise qui s’annonce comme vaste, puisque cette seule correspondance avec « Didier » comportera trois volumes. Vincent La Soudière (1939-1993) fut un être en proie à la dépression et au mal de vivre, que les femmes, la psychanalyse ni la religion ne peuvent guérir ; la littérature, alors ? Il publia un seul et mince volume de Chroniques antérieures, mais paraît avoir beaucoup écrit – et lu : ce volume de lettres montre un appétit de lectures toujours renouvelé, classiques ou livres de ces années un peu oubliées : le numéro de L’Arc sur Queneau, Jean Sulivan et José Cabanis, sans oublier l’abbé Marc Oraison. C’est avec curiosité et sympathie que l’on aborde ce flux de confidences et de questions à ce « Didier » que La Soudière rencontra sur « l’île monastique de Lérins ». Mais la lecture se heurte à une sorte de mur : le cryptage constant qui se manifeste par la réduction des noms propres à l’initiale. Exigence de discrétion, on le veut bien, mais qui crée un faux mystère ; et surtout, l’identité même du destinataire, « Didier », est totalement masquée pour des motifs mystérieux : « Pour diverses raisons, il ne convenait pas que les lettres du destinataire fussent publiées. » C’est un peu court ! et d’autant plus gênant que le destinataire reconnaît lui-même, dans sa brève note liminaire, que ce parti-pris risque de déformer l’image de La Soudière. Les prochains volumes permettront sans doute de mieux saisir cette personnalité problématique et attachante. Saluons l’annotation précise et éclairante due à Sylvie Attias.

Librairie. Emmanuel Delhomme, Un libraire en colère (L’Editeur, 2011, 96 p., 11 €). En colère, oui, mais heureux d’être libraire, tel se montre le signataire de ce petit livre, qui est au monde de la librairie ce qu’est l’Indignez-vousde Stéphane Hessel à la Société française. Il dénonce pêle-mêle l’inconscience des éditeurs, l’indifférence croissante du grand public pour la chose imprimée, les méfaits de la télévision et de l’Internet et, par-dessus tout, la bêtise au front de taureau : magnifique exemple de ce chirurgien fier de lui, se vantant de ne jamais lire un seul livre, et auquel notre libraire fit la seule réponse possible. Un des chapitres, qui n’est pas le moins jubilatoire, cite les questions les plus fréquemment posées à un libraire : « Combien lisez-vous de livres par semaine ? – Comment faites-vous pour tout lire ? – Le prix, c’est ce qui est marqué la couverture ? – Vous ne faites que des livres ? – Si la personne à qui j’offre ce livre ne l’aime pas, peut-elle venir l’échanger ? » Tant de connerie suffoque, et pourtant ces questions sont certainement authentiques, et justifient la mine sévère et glacée qu’arbore l’auteur sur la couverture de son livre. Ce n’est heureusement pas sa physionomie de tous les jours. Ceux qui veulent s’en assurer peuvent se rendre dans sa librairie du rond-point des Champs-Élysées, Livre Sterling, une de ces boutiques qui devraient entrer dans le patrimoine de l’Humanité, « avant qu’il soit trop tard ».

Loire. Sylvain Ledda, Alfred, George, Victor… et les autres : une constellation romantique en bord de Loire(Gourcuff Gradenigo, 2011, 72 p., 15 €). Le titre de ce charmant keepsake ne parodie le titre d’un film de Claude Sautet que parce qu’il était aussi celui d’une exposition destinée à « valoriser la modernité » et la « richesse littéraire, poétique et théâtrale » du Loir-et-Cher, et ce dans le cadre de ces festivités commémoratives dont nos Conseils généraux gardent jalousement le secret. « Cet album romantique a été conçu pour prolonger l’exposition », précise Sylvain Ledda, qui en fut le commissaire général. Même si son prénom la relègue parmi « les autres » c’est Germaine de Staël qui ouvre la galerie de portraits. Son exil de quelques mois dans le château de Chaumont-sur-Loire, la jeunesse de Balzac entre Tours et Vendôme, la naissance de Vigny à Loches, l’installation de George Sand à Nohant, la visite d’Hugo à son père à Blois, les séjours de Musset à Mazangé, voilà l’essentiel du propos. L’ouvrage se poursuit en frayant des perspectives plus attendues sur le romantisme de 1830 (voyage et exotisme, vie culturelle, fantaisie et fantastique). La partie visible de l’exposition est riche et variée. Dans les meilleurs des cas, illustrations et commentaire parviennent à la symbiose. Quelquefois le rapport est plus douteux : manque ce portrait de Balzac auquel renvoie le propos ; telle lettre d’Hugo à son père datée de 1817 remplace celle de 1825 citée par le commentaire. Scrupuleusement référencés, tableaux contemporains et documents d’époque donnent à l’ensemble le « caractère très évocateur » que vante la quatrième de couverture.

Mallarmé. Émile Fromet de Rosnay, Mallarmésis : mythopoétique de Stéphane Mallarmé (Peter Lang, 2011, 204 p., 48,35 €). Après les travaux de Jean-Pierre Richard (L’Univers imaginaire de Stéphane Mallarmé) et ceux, plus récents, de Bertrand Marchal (La Religion de Mallarmé), on croyait la chose entendue, sinon réglée : la poésie et le mythe ont en commun de se créer mutuellement, de générer, dans leur attestation réciproque, un imaginaire du langage posant là où domine la discontinuité et la dissemblance, des lois d’équivalence, de symétrie ou d’analogie. C’est sur ce terrain déjà fortement balisé, et que le discours épistémo-philosophique des années 1960-1970 a considérablement circonscrit (on pense à Foucault, à Derrida, à Blanchot) que s’aventure la thèse d’Émile Fromet de Rosnay. L’objet en est simple : il s’agit de montrer comment, sur le fond envahissant de l’épitémè linguistique du xixe siècle, la réflexion sur le langage et la poésie conduite par Mallarmé jusque dans ses poèmes obéit à une logique mythopétique par laquelle l’opposition entre nature et langage, réel et signe, se dénoue au profit du pouvoir instaurateur du langage et de la mythopoïèse génératrice du poème. Car, comme le note l’auteur, la mythopoïèse est « un phénomène multiple qui reconfigure le statut du poète. La mythopoïèse décrit le statut de la poésie elle-même – que ce soit au niveau du “mot”, du “vers”, du sonnet, etc. –, et comment la matérialité historique transforme sa lecture, puisque celle-ci se change non seulement avec chaque lecture, mais aussi avec chaque lecteur et avec chaque temps (dont l’instabilité du signe) ». Vous n’avez pas tout compris ? Lisez ce livre, qui, sur deux cents pages, vous redira ces choses, déjà dites plus simplement ailleurs et par d’autres, et déjà lues, forcément.

Michaux. Raymond Bellour, Lire Michaux (Gallimard, 2011, 658 p., 17,50 €). Auteur d’un essai devenu une référence, Henri Michaux ou une mesure de l’être (repris en Folio sous le titre Henri Michaux), éditeur, avec Ysé Tran, des Œuvres complètes de Michaux dans la Pléiade, Raymond Bellour est sans doute actuellement le meilleur critique de l’œuvre de Michaux. Critique en ce sens, très humble et très direct, que sa tâche a toujours consisté à présenter le travail – la démarche, l’écriture, la vision ou les visions – d’un des écrivains de langue française les plus insaisissables du xxe siècle, un de ces chercheurs d’inconnu, explorateurs de l’envers et du minuscule dont les enquêtes ont toujours été une épreuve pour le jugement, et une déroute pour la raison. Il était tentant, pour tout commentateur passionné, de se laisser entraîner sur les territoires improbables de Michaux, en Grande Garabagne ou au Pays de la Magie, ce pays, dit Michaux, entouré d’îlots « minuscules » qui « sont des bouées ». Plus d’un a voulu attraper une de ces bouées pour s’abandonner au courant d’un imaginaire foisonnant qui ne semble connaître ni limite ni origine. La position de Raymond Bellour est tout autre : loin de se livrer aux mouvements heurtés d’une écriture qui s’émancipe des formes, des codes et des genres, il s’est attaché à cerner, avec une rigueur et une minutie sans égales, la genèse et la cohérence profonde d’un geste créateur qui invente son propre rythme d’engendrement, ses propres pulsations vitales, son atmosphère singulière. Le travail est d’explication : éclairer, avec l’appui du texte et de ses entours, moins la signification d’une œuvre que sa situation, au regard des grands courants ou des grandes tendances de la littérature du moment – à commencer, bien sûr, par le Surréalisme. Lire Michaux, texte inédit, répond à ce dessein explicatif, si l’explication est bien cette tentative de reconfiguration, par les moyens de l’analyse et le concours du document, d’un parcours d’invention, d’une recherche en poésie. Mais l’ouvrage comble, plus en profondeur, l’attente ou le désir de son auteur même. Car, comme le dit Raymond Bellour dans l’avant-propos, l’expérience éditoriale de la Pléiade, pour bénéfique et nécessaire qu’elle fut, ne lui en en a pas moins laissé un sentiment d’incomplétude. À quoi tenait ce sentiment ? Au fait que les notes et notices rédigées pour le dossier d’édition de la Pléiade – si elles apportaient les informations utiles à une présentation érudite et idoine des œuvres de Michaux – ne rendaient pas compte de la totalité d’un parcours, de la continuité d’un geste. Or, cette continuité relève des objets propres au discours critique et à son questionnement spécifique. Elle fait corps avec un regard, un point de vue, un faisceau d’hypothèses et de problèmes. Constitué des notices des volumes de la Pléiade, revues par l’auteur, Lire Michaux redéploie ce faisceau, le rend tout à coup visible et lisible. Toutefois, cet essai doit être lu d’abord comme une introduction à l’œuvre de Michaux : introduction chronologique qui, envisageant les textes dans leur succession, leur situation et leur spécificité, ne s’interdit pas de tracer un cadre interprétatif d’ensemble, dans lequel viennent s’agencer les grandes topiques de la poétique de Michaux. Des « premiers écrits » (1922-1925) àDéplacements, dégagements (1985), se donne ainsi à lire un trajet qui s’apparente moins d’ailleurs à un itinéraire qu’à une recherche qui s’enrichit de divers matériaux, de différents styles et de méthodes variables. Cette pluralité, si déroutante au premier regard, est la caractéristique d’une entreprise « poétique » qui s’emploie à délocaliser les centres et les foyers – le « moi », le langage, la conscience, la morale – et à favoriser l’approche de l’altérité et de son relief imprenable.

Mise en scène. Bénédicte Boisson, Alice Folco, Ariane Martinez, La Mise en scène théâtrale de 1800 à nos jours(PUF, 2010, 256 p., 15 €). Beaucoup d’étudiants qui se seraient dirigés vers les filières littéraires des universités sont aujourd’hui séduits plutôt par les études théâtrales, une voie qui offre l’avantage de combiner culture et pratique, et de fouetter l’idéalisme toujours bien présent dans une certaine jeunesse : l’espoir de changer le monde par l’art reste séduisant et greffe l’amour de soi sur l’amour des autres, sans complexes. C’est à ces étudiants que s’adresse l’ouvrage, qui vise à leur fournir un condensé documenté de ce qui s’est passé depuis deux siècles dans le domaine de la mise en scène, jusqu’aux développements les plus récents qui font que le théâtre échappe désormais tout à fait à la littérature. Émancipation (disait Bernard Dort) qui fait de la représentation une réalité autonome digne d’être étudiée en tant que telle, y compris rétrospectivement. Une quinzaine d’encadrés font le point de manière très synthétique sur autant de questions essentielles, anciennes ou récentes : l’éclairage, l’acteur, le plateau, la performance, etc. L’illustration est assez pauvre, mais la bibliographie est bien à jour.

Musées. Dominique Lesbros, Musées insolites de Paris, nouvelle édition mise à jour et augmentée (Parigramme, 2011, 192 p., 19 €). Un petit guide pratique et sympathique, pour découvrir des aspects peu connus de Paris. Faisant la part belle aux musées privés ou commerciaux – comme le Musée des lettres et manuscrits –, mais attentif aussi aux institutions trop peu connues, comme ce musée Dupuytren qu’appréciaient les surréalistes, l’ouvrage suscitera, on l’espère, de belles promenades. On regrette l’absence du Musée de la publicité ou celle du Musée de la cinémathèque, mais il fallait sans doute faire des choix.

Naturalisme. Philip Beitchman, The Theater of Naturalism. Disappearing Act (Peter Lang, 2011, 136 p., s.p.m.). Le Naturalisme dont il est question dans cet ouvrage plein de flamme militante et de nostalgie pour les subversions d’une autre époque n’a que de loin à voir avec ce qu’il est convenu d’étiqueter ainsi dans les histoires de la Littérature. Zola en est bien de quelque manière le point de départ, mais les points de passage ou d’arrivée y ont un bien plus grand poids : pour ce qui est des performances théâtrales, c’est The Brig qui avait rendu célèbre (en le faisant ostraciser) le Living Theater, dont on sait comment il vint mettre le feu à Avignon. Du côté de la théorie théâtrale, c’est Hans Thies Lehman (l’une des figures majeures du domaine aujourd’hui) pour sa notion d’hypernaturalisme et de théâtre post-dramatique. Du côté de la théorie tout court (c’est-à-dire de la French Theorypuisque Philip Beitchman est new-yorkais et enseignant à CUNY), les références dominantes sont Baudrillard et Legendre, sur fond de nostalgie marxisante très appuyée. L’idée de fond est que le naturalisme, apparu dans le sillage, sinon en conséquence de la Commune, a permis l’importation au théâtre de réalités comme celle de la lutte des classes, tout en bousculant les rituels de la représentation – avec pour effet l’apparition d’œuvres ou d’actions théâtrales sur des terrains linguistiques et culturels très variés, jusque dans les années 60. Après quoi, tout serait retombé dans le spectacle au sens le plus désolant, dans la marchandise et le divertissement – d’où Baudrillard, Legendre ou Derrida. La privatisation de Bryant Park fonctionne ici comme un contrepoint à méditer des destructions très théâtralisées survenues un 11 septembre désormais historique. Dans un parcours qui pourra faire découvrir au lecteur francophone des œuvres comme celles de Crane, Norris ou Dreiser, à côté de Strindberg, d’Ibsen, d’Hauptmann, etc., on s’étonne de ne pas voir citer une seule fois Ariane Mnouchkine, ni d’ailleurs aucun autre dramaturge français moderne à part Vinaver (d’ailleurs estropié en Vinover). On ne peut pas dire que cette absence soit compensée par la curieuse attention offerte à Méténier, largement commenté. Ce n’est pas faute de connaissance de l’histoire ou de la langue, de la part du traducteur de Baudrillard et de Virilio, auteur de nombreux essais, mais peut-être son généreux emportement pour une cause considérée comme perdue lui a-t-il fait négliger certains aspects de son objet au profit des théories qui devaient les expliquer.

Nora. François Dosse, Pierre Nora, homo historicus (Perrin, 2010, 657 p., 27 €). L’intérêt d’une biographie intellectuelle – dont François Dosse est un spécialiste – consacrée à un personnage contemporain d’une telle envergure a été souligné. Pierre Nora aura été, bien plus qu’un passeur, un constructeur de la vie intellectuelle et littéraire française pendant un demi-siècle, et la manière dont l’auteur retrace son parcours permet de revisiter un lieu central de la pensée – central et non centriste, bien que distant à la fois du continent marxiste et du monde traditionnel, qu’il soit où non d’inspiration chrétienne. Cette qualité d’éditeur inspiré s’est construite sur une forme de renoncement de Pierre Nora à un statut d’écrivain. Le seul livre qu’il ait écrit, Les Français d’Algérie, publié en 1961, fut bien accueilli, mais n’a jamais été réédité. Pierre Nora s’est mis depuis lors au service des penseurs de son temps, et l’Académie française, rejointe en 2001, fut une revanche sur les échecs inauguraux à Normale sup’, à peine compensés par une agrégation d’histoire, malgré les succès éditoriaux accumulés au cours des années. Issue d’une bourgeoisie éclairée de gauche, d’origine juive (Nora est l’inverse d’Aron), sauvé de peu, en 1944, des griffes de la Gestapo à Villars de Lans où la famille était réfugiée, cet intellectuel n’aura cessé de construire une œuvre, au sens défini par Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne. Le livre de François Dosse inscrit ces éléments biographiques dans la toile que tisse Pierre Nora à partir de ce qu’il sent comme une sorte d’échec personnel, un manque qu’il va décider de sublimer en plaçant son talent de plume et d’organisation, comme son sens de l’amitié, au service de ses contemporains majuscules. L’auteur insiste sur la manière dont s’est bâtie cette configuration, depuis l’arrivée chez Gallimard en 1965. La collection Archives marque le premier acte d’une mise à disposition du public cultivé de matériaux anciens, mais originaux, et auparavant réservés à des spécialistes, permettant un exercice renouvelé de la pensée, une confrontation des idées, une relecture des thèmes classiques. Avec la revue Le Débat,qui renouvelle le genre et où œuvrent, aux côtés de Pierre Nora, Marcel Gauchet et Krzysztof Pomian, la Bibliothèque des Idées et ses 153 titres publiés depuis 1966 (dont Les Mots et les choses de Foucault)fut un best-seller inattendu, la collection Témoins, la Bibliothèque des histoires, aucune entreprise éditoriale de sciences humaines n’aura été comparable dans son ampleur comme dans son exigence. Entre autres familles de pensée, le Structuralisme français, et ce que l’on appelle plus largement, outre-Atlantique, la French Theory doivent à Pierre Nora. Dumézil, comme tant d’autres, a reconnu ce qu’il devait à cet éditeur d’exception. Le Nora universitaire, menant un séminaire à l’École des Hautes Études, aura accouché d’un monument plus personnel, les Lieux de mémoire devenus, en même temps qu’un succès de librairie, un nouveau concept : « Lieu réel ou symbolique dans lequel s’inscrit la mémoire collective ». François Dosse détaille les conséquences que cette démarche et sa traduction éditoriale commencée en 1984 ont eu dans d’autres pays. Il ne craint pas d’affirmer qu’en France, il y eut un « moment » Nora, comme il y en avait eu auparavant avec Michelet ou Lavisse, à la différence que le public cultivé dont Pierre Nora a disposé et qu’il a contribué à élargir était beaucoup plus étendu que ceux que connurent ses augustes prédécesseurs. L’historien fut au cœur d’un réseau où se sont mêlées solidarités familiales, amicales, idéologiques, mais avec une honnêteté, un altruisme, un certain abandon de soi qui en ont fait un acteur central de ce qui apparaît aujourd’hui comme un âge d’or des sciences humaines françaises. Son dernier combat aura été celui de défendre les historiens contre la politisation de la mémoire, achevant de justifier le titre d’homo historicus dont le gratifie son biographe. Il ne s’agit pas pour autant d’un embaumement, ne serait-ce que parce que Gallimard poursuit son œuvre, notamment avec Le Débat, et parce que nombre de textes sont réédités et bien vivants.

Nougé. Geneviève Michel, Paul Nougé : la poésie au cœur de la révolution (PIE-Peter Lang, 2011, 421 p., 44,50 €). Le parcours du surréaliste belge Paul Nougé (1895-1967), chimiste de profession, est cerné par une description chronologique et minutieuse de la moindre nuance de ses choix politiques révolutionnaires (plutôt staliniens), eu égard au groupe surréaliste de Bruxelles, à l’influence de Breton et celle du Parti communiste, et aussi par ses lectures supposées (Poincaré, Tarde, Freud, Marx, Bréal, Darmesteter, Saussure). Déterminé par ce cadre, le travail de l’écriture, l’intervention de Nougé est décryptée par la confrontation entre hypotextes (Paulhan, Cocteau, Clarisse Juranville, la parole de l’autre) et hypertextes, phénomène de réécriture qui n’est aujourd’hui pas sans rappeler les détournements opérés par les situationnistes. On pourrait s’étonner de ne voir pas ou peu convoqués, au moins pour certaines équations langagières poético-subversives, les Morceaux moisis de Rrose Sélavy, les Corps et biens de Desnos, et même Marcel Duchamp, notamment à propos de la carte adressée à Mariën, où Debord emprunte une citation généralement attribuée à Duchamp : « Il n’y a pas de problème. Il n’y a que des solutions. » Ou encore, l’aphorisme de Nougé : « Il faut qu’une dame soit ouverte et fermée », qui fait furieusement penser à la porte de la rue Larrey. L’iconographie est illisible et inutilisable, mais l’éditeur doit certainement en être tenu pour responsable.

Pivot. Bernard Pivot. Les Mots de ma vie (Albin Michel, 2011, 356 p., 20 €). Passeur de littérature durant des années dans un médium plutôt hostile à l’art du verbe, Bernard Pivot a aimé les mots avant d’aimer les livres. Ainsi, pour évoquer quelques moments de sa vie, il a choisi tout naturellement une forme lexicographique. Si on l’a connu plus décontracté et canaille lors de ses célébrissimes Apostrophes, et si une certaine mélancolie sous-tend ce mémorial, tout confirme que ce genre d’homme n’a été tiré qu’à quelques exemplaires. Cette introspection à la gourmandise palatale est bienvenue, clouant le bec aux chafouins par une ambition qu’il n’a qu’éprouvée au présent. Sa jeunesse sans histoire le détourna des muses de Pindare et il sur, avec un réalisme qui lui fait honneur, trouver sa voix dans les mots des autres qu’il vient ici se réapproprier. L’évocation des conversations qui se tissent entre les ouvrages de son salon-bibliothèque métaphorise son rapport à l’espace-page. Bernard Pivot est un ripailleur qui réactualise la sensualité du livre et du mot. Des sonorités lointaines rejaillissent, des sémantiques endolories sont réactivées pour dire combien il a été au service de notre langue et donc des humanités. De Jean d’Ormesson à Nabokov, de Duras à Lévi-Strauss, le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui mallarméen chuchote en continu le temps intercepté. Les Mots de ma vie est une joyeuse et rafraîchissante récréation qui donne un bon coup de pied au derrière des poseurs circonstanciés faisant courir le bruit que la littérature ne sert plus à rien.

Poésie épistolièreCorrespondance et poésie, textes réunis et présentés par Jean-Marc Hovasse (Presses universitaires de Rennes, 2011,286 p., 17 €). Le questionnement du colloque dont ce volume réunit les actes reprend celui de Lettre et poésie (2005). À l’évidence, on n’en finit pas d’explorer les rapports possibles entre épistolaire et poésie ! Quant au titre du volume, il était déjà celui d’un article de Yann Mortelette sur Heredia. L’enquête que l’auteur mène au sein de ce volume à partir des lettres du poète à sa mère lui fait promouvoir une lecture autobiographique des Trophées, dans la mesure où « l’impersonnalité parnassienne, écrit-il, n’est le plus souvent que le prolongement imaginaire d’expériences personnelles ». On touche ici à un questionnement primordial. Peut-être faudrait-il rappeler les analyses de Käte Hamburger dans sa Logique des genres littéraires, selon lesquelles poème lyrique et lettre témoigneraient d’un même « je-origine réel ». Elles continuent d’éclairer de semblables interférences et de seconder dans ces domaines les cheminements de la critique. On ne s’étonne pas non plus de voir surgir des questions relatives à la poésie de circonstance, comme si toute poésie digne de ce nom ne prenait pas nécessairement source à la circonstance, fût-ce de manière biaise ou bien subreptice. Ainsi Mallarmé se trouve-t-il sollicité aussi bien par Geneviève Haroche-Bouzinac sur Chapelle que par Fabienne Mérel à propos de Valéry. Dans un cas comme dans l’autre, mais également chez Mallarmé, l’énonciation n’est pas seule à relier le poème et la lettre. Il y a le style, bien sûr, et surtout le vers, auquel ne rendent justice pas plus certaines scansions obsolètes de l’alexandrin que toute considération sur la rime à une époque et dans une œuvre où elle est devenue aléatoire. Yves Bonnefoy n’a pas montré en vain qu’un même souci animait le Mallarmé des Loisirs de la poste et celui de la Prose pour des Esseintes ! Pour ce qui touche au style, en l’occurrence à celui de Verlaine, l’impression du volume ne rend pas davantage justice aux notations phonologiques d’Olivier Bivort. On regrette cette nonchalance, la même, peut-être, qui décale de deux pages toutes les références d’un index pourtant bienvenu. Gaëlle Guillamet-Metz, s’aidant de lettres encore inédites à Hervé Carn, explore la validité d’une formule de Jean Roudaut pour qui « la lettre est la forme première du texte perrosien ». Dans la contribution de Jean de Palacio, Max Jacob apparaît en grand costume d’épistolier, dans une posture – qu’à coup sûr il affectionnait – de donneur de leçons à quelques jeunes poètes. La problématique du colloque explique la diversité du volume. On peut s’en réjouir ou la déplorer.

PolitiqueRoman et politique. Que peut la littérature ?, sous la direction d’Isabelle Durand-Le Guern et Ioana Galleron (Presses universitaires de Rennes, 2010, 366 p., 18 €). Notre Petit Robert, déjà un peu ancien, n’avait pas encore enregistré le changement de sexe du mot « politique ». Devenu masculin, il a redonné des couleurs et une certaine santé à la notion féminine défigurée par les hommes et femmes politiques, les partis, les opinions tranchées, et toutes ces sortes de choses que les universitaires n’aiment pas trop. Il y a donc « du » politique, bien éloigné de « la politique politicienne et de l’engagement canonique », qui ne relève ni des choix explicites des acteurs, ni même de leur conscience, mais qui « travaille » les textes. Voilà donc révélée cette découverte étonnante : les écrits des citoyens peuvent être lus en regard de la vie de la Cité. Mais ne croyez pas que celle-ci en payera le prix : les textes sont intéressants lorsqu’ils ne prennent pas position, lorsqu’ils sont ouverts, énigmatiques, plurivocaux, silencieux ou contradictoires. La boucle est bouclée : le texte est dit politique lorsqu’il ne se commet pas avec la politique. Tout cela est parfois intéressant, toujours compliqué et souvent ennuyeux.

Proust (1). Anne Penesco, Proust et le violon intérieur (Cerf, 2011, 150 p., 18 €). Dégager les liens privilégiés qui relient l’œuvre de Proust à la musique a certes déjà été tenté par d’éminents critiques. Le Proust entre deux sièclesd’Antoine Compagnon avait exploré ses affinités musicales. Anne Penesco, musicienne reconnue, spécialiste de l’histoire du violon, s’attache à mettre en valeur le rôle de cet instrument dans l’œuvre proustienne. Après avoir établi, chez l’écrivain, la place prépondérante du violon, qui permet « de reproduire et d’exprimer les sentiments de l’âme », elle étudie systématiquement ses interprètes préférés. Les compositeurs qu’il a privilégiés sont passés en revue, ainsi que les œuvres dont il avoue lui-même l’importance qu’il leur accorde. Parce que la mélodie est primordiale à ses yeux, les interprètes qui l’émeuvent le plus seront ceux qui rendront « le son le plus près de l’âme ». Sont évoqués les grands interprètes, Jacques Thibaud, Georges Enesco, Gaston Poulet, Lucien Capet et les quatuors qu’ils ont formés (et que Proust a parfois convoqués chez lui pour réentendre certaines œuvres), évocation étayée par de nombreuses références à sa correspondance. Pour élucider le mystère de la « petite phrase », motif récurrent de La Recherche, et étudier sa genèse, Anne Penesco reprend les lettres de Proust à Antoine Bibesco et à Jacques de Lacretelle, où il reconnaît qu’il s’agit d’« une phrase pour piano et violon de Saint-Saëns […] au-dessus d’elle un prélude de Wagner, son début gémissant et alterné est de la sonate de Franck, ses mouvements espacés de la Ballade de Fauré ». Le rôle de ces compositeurs est analysé : Saint-Saëns, le premier à l’origine de la « petite phrase » qui « serre le cœur » du narrateur dès Jean Santeuil, puis Franck et sa Sonate pour violon et piano,où déjà « des cellules cycliques donnent une profonde unité aux quatre mouvements », éléments qui induisent, pour l’auteur de La Recherche, une composition architecturale dans laquelle thèmes et motifs scandent le récit et lui donnent son unité. La vogue des quatuors, dûment répertoriés, témoigne de l’influence renaissante de Beethoven sur la musique française de cette fin du xixe siècle. La conception personnelle de Wagner, pour qui la musique « porte un langage immédiatement compréhensible », rejoint l’impression première de Proust, pour qui musique, peinture et poésie traduisent le plus profondément les émotions humaines. Mais c’est probablement le Premier quatuor avec piano de Fauré, entendu à l’Odéon le 14 avril 1916 et que Proust a fait rejouer chez lui par le quatuor Poulet, qui pourrait être à l’origine du quatuor de Vinteuil. Proche de Capet, Proust appréciera comme lui ce « divin mystère » dans les derniers quatuors de Beethoven, largement étudiés ici, ces quatuors qui ont adouci les dernières années de sa vie. Conscient des échanges qui enrichissent musique allemande et musique française, Proust l’est encore plus des correspondances reliant les différentes œuvres musicales, et ces dernières aux œuvres picturales ou poétiques. La musique – ici le violon – offre en effet à Proust un modèle, tant par sa composition que par les sentiments qu’elle peut faire naître. C’est donc à une nouvelle lecture de La Recherche qu’invite cet ouvrage. La composition de cette œuvre, rythmée par la réapparition de motifs récurrents, se double d’une interprétation plus profonde où « la communication des âmes » surgit comme l’objet unique auquel se serait attaché Proust. Anne Penesco, grâce à sa double formation, littéraire et musicale, a su découvrir l’instant de l’enthousiasme de Proust, sa sensibilité pour telle œuvre musicale qui devient alors le point de départ d’une véritable méditation guidée par la raison, après analyse et reconstruction. Elle réussit ainsi à saisir le travail du prosateur de La Recherche dans ce qu’il a de plus intime et de plus personnel.

Proust (2)Originalités proustiennes, sous la direction de Philippe Chardin (Kimé, 2011, 296 p.,
27 €). La notion d’originalité est comme le papier tue-mouche : elle attire à elle et attrape bien des objets mouvants et des poussières de pensées, ces choses qui circulent dans l’air, mais laisse le plus souvent libre de ses mouvements la bête qu’on veut piéger. C’est pourquoi, le plus souvent, la perspective est décentrée opportunément : on ne dit plus « originalité », mais « originalités », le pluriel étant un gage de finesse dialectique donnant à entendre au lecteur délié qu’on n’est pas dupe de ce concept en forme de chausse-trappe. Ainsi de ces « originalités proustiennes », à la fois diversité de l’objet d’étude, dont les contours changent et se redessinent dans le temps, et pluralité des approches, des points de vue critiques, des grilles de lecture et d’interprétation susceptible de rendre pertinente la notion, en la faisant intelligemment « bouger », en en déplaçant la ligne focale. Indiscutablement, la question se pose à propos de Proust, plus particulièrement du discours sur la littérature et la création artistique qui émaille La Recherche et dont se font l’écho plus resserré et non moins concerté les articles, comptes rendus et autres chroniques proustiennes. Fils de son siècle, nourri encore en sa deuxième moitié par l’idéal de l’individualisme romantique, Proust considère que l’artiste authentique est profondément personnel, original, qu’il doit se libérer des tutelles héritées des apprentissages et des milieux, s’élever en somme à l’altitude émancipatrice des idées où se réfléchit une vision du monde singulière, spéciale ou géniale. Ce discours constitue une des topiques de La Recherche et légitime du même coup la quête d’originalité du héros du roman, jeune homme désirant devenir écrivain et découvrant, dans le cours heurté de la vie, parmi les découragements et les espoirs, le sens de sa vocation. Pour autant, ce trajet, qui semble si manifeste, recouvre et dissimule bien des questions inhérentes à la problématique de l’originalité artistique telle que Proust l’hérite et l’adopte en l’infléchissant. Lorsqu’on soulève un coin du voile apparaît un massif aveuglant de points d’interrogation, une série de tensions, de paradoxes, voire de contradictions. L’objet du volume collectif, brillamment élaboré par Philippe Chardin, se propose d’aborder ce vaste territoire qui se situe très exactement au revers des évidences et des idées admises. Les contributeurs de l’ouvrage, s’ils admettent et entendent le discours de Proust sur l’originalité, n’en sont pas quittes pour autant. Ils sont bien persuadés que l’originalité, qui semble entée sur une naturalité incontestable, est d’abord une notion construite, possédant son historicité, ses points de vacillement idéologique, ses franges impensées. De là l’organisation savante de cet ouvrage : une première partie a pour objectif de cerner la notion d’originalité dans la pensée de Proust, afin d’en révéler les « exaltations et les contradictions ». Une deuxième partie traite de l’examen de l’originalité proustienne dans son devenir même, en tant que « conquête progressive », processus s’accommodant donc de la temporalité spécifique des apprentissages, des imitations, des exercices de mémoire, des intertextes avoués ou repliés. Un dernier chapitre est réservé à l’approche de l’originalité de Proust à travers le prisme des autres, lecteurs, critiques, écrivains. Le mot de clôture revient à Antoine Compagnon, qui affirme, avec sagesse : « En littérature, Mathesis singularis par excellence, l’originalité est insaisissable : de l’ordre non du bouleversement ou du chambardement, mais du clinamen, de l’inflexion minimale, du déplacement infime, de la petite déviation qui produit un changement de perspective, transforme le paysage. Il en faut très peu pour produire l’originalité. » Telle est sans doute la grande leçon de Proust que d’inviter sans cesse le lecteur à la culture improbable des « inflexions minimales ».

Proust (3)Lectures de Proust,sous la direction de Raphaël Enthoven (Fayard, 2011, 280 p.,
16,90 €). Issu d’entretiens radiophoniques diffusés sur France-Culture en 2010 dans le cadre des Nouveaux Chemins de la connaissance et publiés dans une collection homonyme, le livre a le charme d’une conversation entre gens de qualité à propos d’un auteur qu’ils aiment et connaissent parfaitement. De cette oralité, le livre porte cependant encore les marques : il n’évite ni les répétitions, ni les « il y a », mais il est vivant et se laisse lire avec plaisir. Le point de vue est principalement psychologique : c’est l’homme Proust et ses personnages qui sont au centre du propos, et le public visé n’est pas celui des spécialistes de l’œuvre. Pas de grandes découvertes, donc. Les invités de Raphaël Enthoven s’appellent Jacques Darriulat, Michel Erman, Donatien Grau, Nicolas Grimaldi, Mireille Naturel, Michel Schneider et Adèle Van Reeth.

Queneau (1). Jean-Pierre Martin, Queneau losophe (Gallimard, 2011, 210 p., 17,90 €). Avec Queneau, il faut, pour s’en sortir, trouver une manière de parler, de prendre langue, d’entrer en conversation. Le bonhomme et son verbe imposent un dire, de même qu’ils inspirent une accommodation précise, faite à la fois de proximité joueuse et de distance humoristique ou ironique. Jean-Pierre Martin, qui sait bien que rien ne pèse plus que l’esprit de sérieux, a choisi sa voie (et sa voix). Il s’entretient avec Queneau, et son livre s’apparente à ce genre si particulier, double, décalé et renversé, du portrait passionné et de l’autoportrait enjoué. Conformément d’ailleurs à la règle de la collection L’un et l’autre, l’auteur s’empare de son sujet, installe son interlocuteur dans l’espace d’un discours qui est aussi une fiction : une représentation qui incorpore l’écrivain pour mieux le fixer dans la perspective d’un regard. Jean-Pierre Martin raconte Queneau, son Queneau : le récit prend la forme d’une confession-déclaration adressée à l’écrivain disparu et à son œuvre vivante. « Je l’aime sans doute d’abord pour cela, avoue l’auteur, pour ce vent frais qu’il fait souffler dans le sanctuaire de la littérature française, parfois menacé par l’esprit de sérieux. Mais avec cet alcool secret de la mélancolie, l’œuvre dans son ensemble gagne en grandeur – oserai-je dire : en sincérité ? » Il y a là, à l’évidence, une orientation à tout le moins subjective, qui rompt avec l’image d’un Queneau mathématicien et formaliste que la tradition oulipienne a contribué à édifier. C’est l’inventeur de la losophie que ce livre célèbre. La losophie, qu’est-ce au juste ? D’abord, un mot tronqué, une de ces aphérèses que le Queneau des Exercices de style affectionnait et qui, ici, restitue à la pensée autant qu’à l’humeur leurs droits imprescriptibles, leur force de parole vive et inventive. Contre le discours de raison et les blindages du concept, la losophie dresse ses offensives drôlatiques et séditieuses. Comme le dit Jean-Pierre Martin, « la losophie, c’est la philosophie corrigée par le rire, le burlesque, le quotidien et le principe de relativité ». Une telle définition vaut engagement : elle désigne une filiation et ouvre la perspective d’un compagnonnage. C’est pourquoi, dans cette conversation avec Queneau, Jean-Pierre Martin s’attache à situer l’auteur du Dimanche de la vie dans le sillage des promoteurs des « amours jaunes » et de la mélancolie humoristique. Corbière, Laforgue, Cros, Jarry et Jacob se tiennent aux côtés de celui qui fut « un devin de la rue, un derviche de la langue écorchée, un artiste du parler cru, un sage de la trivialité, un docteur en prose du monde ». Mais cette condition singulière renferme un paradoxe, que l’essai de Jean-Pierre Martin cherche, sinon à dénouer, du moins à formuler : en cultivant les marges de la poésie et de la littérature, Queneau a été un prodigieux professeur de dérision, enseignant à ceux qui ont, comme Jean-Pierre Martin, prêté l’oreille à ses leçons, un art de la distance, une stratégie vitale du recul par rapport aux valeurs de la poésie, de ses rituels et de ses formalités. C’est ainsi que se dessine, dans ce portrait d’un autre saisi au prisme de soi-même, une écriture de soi libérée de toute ambition littéraire et faisant de l’écriture ce qu’elle doit être : un libre exercice de la pensée et de la vie, auquel le rire réfléchi, mûri, intériorisé, confère une note d’authenticité absolue. Ces qualités, prêtées à Queneau, sont également celles de son admirable et singulier biographe.

Queneau (2)Cher Monsieur Queneau : dans l’antichambre des recalés de l’écriture, textes réunis par Dominique Charnay (Denoël, 2011, 298 p., 25 €). C’est sous une maquette rappelant les enveloppes destinées au courrier international par avion qu’est emballée la correspondance pittoresque reçue par Queneau pour accompagner le manuscrit des futurs refusés chez Gallimard. Cette publication, qui reproduit certaines lettres en fac-simile, laisse place à une grande variété d’auteurs en herbe, du sûr de lui au plus inhibé, de l’agressif à l’admiratif, de celui qui se la joue à celui qui s’efface. Parfois, l’auteur n’écrit pas lui-même. C’est le mari, une épouse, un père, une mère qui prend en mains tapuscrit ou manuscrit. Tout cela n’est qu’affaire de ton. On peut se demander si la lettre des gallimardisés serait si différente : aucune n’est, hélas ! reproduite. Bourdieusien déclaré, le préfacier attribue l’émergence de cette correspondance au fait que Queneau s’adresse aux « classes populaires ». La composition sociologique des auteurs du comité de lecture NRf n’est, pour lui, pas de ce camp : elle ressortirait des « fractions dominantes » (« les cercles fermés de la diplomatie, des affaires, de l’art ou de la haute politique »). La possibilité d’un point de vue contrasté lui serait donc quasi improbable. La postface, qui reprend un entretien de Marguerite Duras avec Queneau, paraît bien plus prudente quant aux arcanes du jugement. Quant à l’introduction du maître d’œuvre, Dominique Charnay, elle évoque cette activité du Queneau devenu éditeur rue Sébastien-Bottin, après une psychanalyse et une errance auprès des « fous littéraires », et sa sensibilité toute pataphysique.

Régnier (Marie de). Marie de Régnier, Lettres à Henri Mondor, autour de Stéphane Mallarmé, édition établie, présentée et annotée par Patrick Besnier(Éditions des Cendres, 2011, 37 p., 12 €). Cette élégante petite plaquette réunit trente lettres inédites de Marie de Régnier à Henri Mondor, écrites entre 1937 et 1959. Sollicitée par le chirurgien à l’époque où il entreprenait ses grands travaux sur Mallarmé (la biographie, les œuvres complètes et la correspondance), la fille d’Heredia et veuve d’Henri de Régnier, à défaut de pouvoir fournir « au passionné collectionneur » des lettres inédites (son mari les ayant léguées à l’Institut), se disait disposée à lui « montrer le peu de souvenirs mallarméens » qu’elle possédait encore. De là naquit une amitié sous le signe de Mallarmé entre le biographe et éditeur du poète et celle qui devait présider, de 1949 à sa mort, l’Académie Mallarmé, amitié dont témoignent ces trente lettres charmantes où Marie remercie Mondor de ses livres, de ses condoléances à la mort de son fils, voire de ses ordonnances, le félicite de son élection à l’Académie au fauteuil de Valéry, ou le sollicite pour des prix de poésie. La présentation et les notes de Patrick Besnier éclairent l’essentiel des références et des allusions.

Reverdy. Étienne-Alain Hubert, Bibliographie des écrits de Pierre Reverdy (Éditions des Cendres, 2011, 216 p., 24 €). Réédition considérablement complétée et remaniée de la bibliographie publiée en 1975 dans le Bulletin du Bibliophile. La préface fine et sensible de François Chapon rappelle que Reverdy fut l’éditeur de lui-même dans un premier temps, avec peu de moyens, et que, concepteur de livre, correcteur de son métier, il fit preuve d’une « inventivité contrôlée par la rigueur » dans la présentation typographique des poèmes. La Lucarne ovale (1916) isole en gras certaines lignes, puis Les Ardoises du toit (1918) s’affranchit de l’alignement à gauche, suivant un « langage d’espace ». François Chapon souligne que l’illustration par de grands peintres qui furent les amis du poète n’est pas forcément dans un rapport analogique avec le texte comme, à la fin de sa vie, les livres manuscrits édités par Tériade, Le Chant des morts et Au soleil du plafond. Dans cette bibliographie, les titres sont donnés dans l’ordre chronologique de publication. Les commentaires consciencieux d’Étienne-Alain Hubert sont suggestifs, au point de vue de l’histoire littéraire, autant que de l’écriture et de la mise en espace des textes. Un index des titres des poèmes dans les Œuvres complètes, qu’il vient d’éditer en deux volumes, clôt l’ouvrage. Cette édition, toute de blanc vêtue et ornée, sur le dos du livre et sa couverture, du monogramme de Reverdy, est en parfaite adéquation avec la quête de pureté de ce poète.

Robbe-GrilletAlain Robbe-Grillet. Balises pour le xxie siècle, sous la direction de Roger-Michel Allemand et Christian Milat (Presses de l’Université d’Otttawa/Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, 572 p., 35,50 €). Un colloque international est à l’origine de cet épais volume d’actes et de témoignages, dont l’ambition affichée est de dresser un bilan critique et, au lendemain de la mort d’Alain Robbe-Grillet (survenue en 2008), de rassembler, sinon les fruits d’un héritage littéraire et esthétique, du moins d’esquisser des perspectives, des « balises » pour le siècle qui vient. Double orientation, par conséquent, qui situe cet ouvrage à la frontière de l’histoire de la littérature du xxe siècle et de la prospective générationnelle. À l’image de l’objet auxquels les spécialistes invités à ce colloque se sont attelés, le présent volume est divers, multiple, pluriel. L’œuvre d’Alain Robbe-Grillet, abordée tant sur son versant romanesque que cinématographique – sans omettre, évidemment, la part non négligeable de son activité de critique, et particulièrement de commentateur redoutable, joueur et ironique, de sa propre création – s’avoue pour ce qu’elle est en vérité : un processus de recherche et de reprise, d’avancée et de ressaisissement. Un lieu où les composantes de la représentation, les discours, les valeurs semblent en suspens, toujours prêts à se déplacer, à se renverser. Il fallait tenir compte de cette labilité singulière, moins d’ailleurs comme la marque visible d’une stratégie concertée que comme une caractéristique esthétique, le reflet d’une démarche créatrice jamais satisfaite de ses conquêtes et de ses acquis. Le propos marque ici cependant un net infléchissement théorique et critique. Si, dans les années 1970-1980, l’approche des textes littéraires et filmiques de Robbe-Grillet se faisait principalement sous l’angle narratologique, en référence avec les méthodes descriptives issues du Structuralisme, en revanche, à partir des années 1990, le regard qui a été porté sur ces mêmes objets – qui en fait n’étaient plus les mêmes, l’auteur ayant contribué, avec, par exemple, la publication des Romanesques, à en modifier singulièrement les contours et parfois la nature même – a permis d’identifier de nouveaux secteurs, des zones progressivement mises au jour et dont les actes réunis dans ce volume s’emparent avec pertinence. Si l’on excepte le chapitre presque obligé sur « l’aventure d’une écriture » – formule qui vaudra à Ricardou une espèce d’éternité théorique –, on apprécie que soient circonscrits des domaines de réflexion ou des objets de pensée tels que « les styles d’une œuvre », mettant en avant la catégorie du style en la pluralisant, ou « Horizons épistémocritiques », qui ouvre le champ du croisement des discursivités, des disciplines et des savoirs, ou encore « Miroir, mon beau miroir… », où se rangent des études consacrées aux relations que l’œuvre de Robbe-Grillet entretient avec la psychanalyse. Perspective qui offre une occasion privilégiée de dénouer une tension ou un déni incessamment réaffirmé, car Robbe-Grillet a toujours considéré que la psychanalyse est le refuge « des choses extrêmement convenues », « une science restée très fruste », qui ne lui a jamais rien appris sur lui-même. Il est heureux que les chercheurs mobilisés dans cet ouvrage ne se soient pas laissé intimider par de telles déclarations. Et c’est là sans doute, de manière plus générale, ce qui confère à cet ensemble sa valeur et sa pertinence scientifique : quoique les témoignages abondent, les anecdotes fleurissent et les souvenirs courent sur leur erre, jamais les textes lus ici ne prennent la tournure d’un hommage ou d’une reconnaissance de dette. À aucun moment, le discours de l’auteur, si puissant et si dominant pourtant, n’est considéré comme parole d’évangile, ultima ratio mundi. Une distance s’est instaurée entre l’objet examiné et l’observateur, prérogative d’une nouvelle génération d’universitaires et d’écrivains qui se donnent les moyens, salutaires, dégagés, d’évaluer sereinement et non d’encenser courtoisement. De quoi, bien sûr, inviter à relire Robbe-Grillet toutes affaires cessantes, et à le placer là où il doit assurément se situer : parmi les grands créateurs du xxe siècle.

Saint-Pol RouxSaint-Pol Roux, passeur entre deux mondes, sous la direction de Marie-Josette Le Han (Presses universitaires de Rennes, 2011, 258 p., 18 €). Malgré sa conception très orgueilleuse de l’écrivain – qui peut-être fait écrire son pseudonyme comme Saint-John Perse –, l’histoire littéraire a peu retenu de Paul Roux, dit Saint-Pol Roux. Une vie exactement à cheval sur les siècles xix et xx, avec cette fin tragique que symboliseraient, sur la lande de Camaret, les ruines de son manoir. Une œuvre enracinée dans le Symbolisme, qui, par sa conception de l’image poétique, annonce pourtant le Surréalisme : ce peu de données concernant le Magnifique suffirait à justifier la problématique de ce colloque qui s’est tenu à Brest en 2009, dont ce livre constitue les actes. Se trouvent ainsi abordées la position de Saint-Pol Roux dans le Symbolisme, dont il se voulait l’un des fondateurs, la notion d’idéoréalisme qu’il employa dès 1891, ses démêlés avec Breton et le Surréalisme. Remarquons, sur ces points, les contributions de Julien Schuh (« Saint-Pol Roux symboliste ? les avatars de l’idéoréalisme ») et de Mikaël Lugan (« Le Magnifique et les surréalistes : un malentendu poétique »). D’autres tirent parti d’une correspondance qui n’est encore qu’en partie publiée : correspondance avec Victor Segalen, avec Jean Royère, avec Théophile Briant, l’auteur du Saint-Pol Roux de la collection des Poètes d’aujourd’hui chez Seghers. L’étude des affinités, en effet, se révèle pertinente. Jean-Luc Pestel rend compte de la lecture enthousiaste que Saint-Pol Roux fit de Rimbaud, au point de le sacrer « mage de l’Imagination ». Patrick Besnier montre que le poète concevait la musique comme une dégradation du verbe, au mieux comme sa servante. Cela ne facilitait pas ses rapports avec les musiciens, au contraire des peintres dont il se sentait le frère : lui comme eux partant du monde extérieur mettent leur intériorité au service d’une surcréation, écrit Renée Mabin. Cette dernière rend compte de la diversité des rapports que, sa vie durant, le poète entretint avec les peintres, et Françoise Daniel restreint l’étude au primitivisme et à Gauguin. Ainsi, le projet de Marie-Josette Le Han ne se limite pas à « situer cette œuvre complexe dans le champ littéraire » ; il s’agit également de « définir le message esthétique et spirituel qu’elle nous livre aujourd’hui encore ». C’est au reste l’orientation qu’elle-même donne à sa contribution : pour qui se voulait « pèlerin de la charité », la parole poétique ne se revivifierait qu’au travers du partage, qu’à condition de prendre une dimension collective. « Poète égale prophète », écrivait-il. Odile Hamot fait un « Portrait du poète en Ézéchiel ». Idéoréaliste ou démiurge, par-delà périodes et notions, Saint-Pol Roux est bien passeur en cela qu’il imaginait une voie médiane, non tant pour critiquer les extrêmes qu’afin, dit Jacques Goorma, de révéler l’analogie des contraires. Quoique ses tentatives de conciliation aient parfois rendu sa position intenable, son œuvre n’en apparaît que mieux dédiée à l’unité, et comme telle profondément poétique. C’est dire à la fois l’urgence de lire l’écrivain et l’intérêt d’un ouvrage consacré à ses fusées autant qu’à ses contradictions. Rassurons, pour finir, l’esprit chagrin qui regretterait l’absence de Jules Claretie dans l’index : à la faveur de l’article de Jean-Louis Debauve sur la correspondance de Saint-Pol Roux, ce fameux administrateur du Théâtre-Français s’est trouvé rebaptisé, d’ailleurs très joliment, Clarette (sic).

Segalen. Victor Segalen, Œuvres critiques I, dirigées par Philippe Postel, volume 3, Chine. La Grande Statuaire(Champion, 2011, 760 p., 75 €). Publié pour la première fois en 1972, dans une version incomplète et remanié à des fins de lisibilité, cet essai de Segalen occupe une place centrale dans le dispositif des Œuvres critiques. D’abord parce qu’il porte et révèle tout un continent d’art, de pensée, de sensibilité et de culture, ensuite parce qu’il est le fruit d’un travail qui, loin de se résumer à une enquête, fût-elle passionnée, s’apparente bien plus à un livre subjectif et personnel. Segalen s’y immerge tout entier – et s’y réfléchit tout entier, selon une singulière loi de la réverbération intellectuelle et poétique. Philippe Postel a rendu ce texte à son aire originelle et à ses dispositions originales. Les vertus de l’édition critique sont ici au service d’un « grand œuvre » qui mêle, au mépris des frontières des disciplines et des genres, le journal de voyage, le compte rendu documentaire, l’enquête archéologique, la critique d’art. C’est bien là, d’ailleurs, le signe d’une époque, et la marque d’une esthétique qui ne s’embarrasse que peu des normes et des styles. Placée sous le signe du grand sinologue Édouard Chavannes, l’entreprise est d’abord un périple, qui assure aux enseignements du terrain et aux leçons de l’observation directe une valeur de premier plan. Car, comme le souligne Segalen, Chavannes le premier « eut l’intuition, – en l’absence de véritables traités chinois, de supposer que sous l’abondance d’allusions obscures ou erronées, aux statues anciennes […], il y avait espoir de vérité, espoir de quelque trouvaille – et le grand mérite d’y aller voir ». Ne plus s’en tenir aux documents et aux lumières des descriptions livresques, et aller voir, reprendre pied sur la terre des statues et l’espace de leur rayonnement, telle est l’impulsion d’un désir de découverte, de connaissance et d’écriture. Segalen effectue un premier voyage en Chine en 1909, assez pauvre en découvertes ; en revanche, les missions de 1914 et de 1917 répondent à un programme fixé par Chavannes lui-même : identifier les tombeaux des dynasties Zhou et Han dans la province du Shaanxi, étudier les piliers de la province du Sichuan, enfin « tenter de reconstituer une histoire aussi complète que possible de la sculpture chinoise par la découverte et l’étude des statues des Dynasties du Sud (420-589) ». Segalen découvre ainsi « le plus ancien monument de pierre de l’Extrême-Orient tout entier : le Cheval de Houo-K’iu-ping daté de 117 avant notre ère ». Armé des instruments et des méthodes de l’archéologue, Segalen n’en demeure pas moins un écrivain pour lequel les formes de la statuaire sont d’abord des manifestations artistiques, mais d’un art qui n’est pas dissocié de la vie, des pratiques sociales et religieuses, des lois de l’espace et du temps, de la présence physique, corporelle, de l’humain. C’est pourquoi le projet du livre savant s’enrichit d’une dimension littéraire et poétique, qui tient moins à la prise en compte des valeurs formelles et esthétiques des objets considérés que de la relation spéciale, presque élective, qui s’instaure entre une œuvre de pierre et un visiteur dans un tissu de sensations et d’idées. Écho ou correspondance qui fait du sujet le lieu privilégié d’une résonance, et du livre un espace structuré par le rythme et le mouvement d’une vision. Chine. La Grande Statuaire, abordé ici dans sa genèse et l’effet de sa mise en forme, telle que Segalen l’avait voulue, apparaît comme une grande leçon de poétique en actes. Mais une leçon passionnée, qui illustre ce principe de la critique baudelairienne que Segalen fait sien dans une déclaration de 1918, au moment où il rédige la première version de son ouvrage : « J’entame passionnément une “Histoire” passionnée de la grande Statuaire Chinoise ».

Simon. Bérénice Bonhomme, Claude Simon, la passion du cinéma (Presses universitaires du Septentrion, 2011, 400 p., 27 €). Les nouveaux romanciers, Robbe-Grillet en tête, ont été très vite associés au cinéma, à son univers, à ses techniques, à son langage, et très vite également, impliqués dans des projets cinématographiques ayant donné naissance à des œuvres spécifiques et originales – c’est encore le cas de Robbe-Grillet, mais aussi de Marguerite Duras. De Claude Simon, on ne peut en dire autant, sans doute en raison de l’attrait qu’ont exercé sur lui la photographie et la peinture. Bérénice Bonhomme, qui s’est penchée sur la question, relève ce qui s’apparente moins à un paradoxe qu’à un décentrement : rares sont les études qui ont pris au sérieux le fait cinématographique dans l’œuvre de Simon, du fait précisément de la position d’extériorité relative du romancier à l’égard d’un art qu’il n’avait pas élu et qui ne l’avait pas choisi, comme peut encore l’attester l’échec de l’adaptation de La Route des Flandres. Du coup, on s’est interdit d’évaluer à sa juste mesure, en reprenant dans cette perspective, comme il était de bonne méthode de le faire, la lecture approfondie des textes, l’intérêt constant que Simon témoigne pour le cinéma, mais dans une espèce de relation singulière, à la fois faite d’adhésion passionnée et de distance calculée. Comme le dit l’auteur, ce « qui caractérise le mieux les liens de l’auteur au cinéma, c’est l’ambiguïté, le regret d’une relation inachevée, qui irrigue, malgré tout, la création, un secret exhibé et dissimulé tout à la fois ». Avant de s’attacher à l’étude de ce courant d’irrigation souterrain, qui féconde l’écriture simonienne, Bérénice Bonhomme retrace la généalogie d’une passion, la naissance et la fortification d’un goût pour le cinématographe, ses promesses d’émerveillement et d’illusion, la fascination optique qu’il suscite, ainsi que l’imaginaire original qu’il contribue à forger. Ce parcours initial est aussi l’occasion d’une histoire du cinéma, ici ressaisie à ses débuts et réarticulée en fonction de la mémoire spectatorielle d’un écrivain pour qui la dimension visuelle a toujours constitué un donné sensible immédiat dans la construction du récit et la réélaboration de la réalité. L’auteur montre comment Simon trame son écriture de réminiscences, réelles ou fantasmées, de films burlesques, surréalistes ou pornographiques, qui apparaissent moins comme des pièces rapportées que comme des rouages essentiels dans la dynamique narrative et mémorielle. La troisième partie de l’ouvrage, qui forme le volet plus technique de la réflexion, est consacrée à l’adaptation de La Route des Flandres, et au travail de réécriture et de découpage qui conduit Simon à se colleter frontalement avec le cinéma et ses exigences propres. La recherche de modes appropriés de transposition ou de transfert de l’écrit vers le visuel cinématographique révèle plusieurs mérites : elle offre au romancier l’occasion de commenter son œuvre écrite, tout en l’invitant à penser le cinéma et à cerner, dans l’écriture romanesque même et les manœuvres du langage, l’œil cinématographique qui agit, segmente, raccorde. Ce livre est une enquête savante sur une des écrivains majeurs du xxe siècle, qui s’est plu aux combinaisons intermédiales et aux brouillages sémiotiques. L’étude raisonnée et documentée des relations de l’écriture et du cinéma éclaire, dans le cas présent, le jeu de leur exaltation réciproque.

Sue. Eugène Sue, Correspondance générale, volume I, 1825-1840 (Champion, 2010, 872 p.,
145 €). Voici un nouveau monument qui se construit. Au rendez-vous de la correspondance de l’auteur desMystères de Paris se retrouvent beaucoup des grands noms de l’époque : Balzac, Hugo, Dumas, Jules Janin, Marie d’Agoult, Lamartine, les musiciens (Berlioz, Liszt), les peintres (Isabey), les directeurs de revues (Buloz, Girardin), les éditeurs (Canel, Gosselin, Renduel). Mais ce name dropping ne rend pas justice à l’intérêt de ce volume, d’abord parce que les lettres adressées à certaines célébrités sont en partie perdues (et, pour ce qui en est conservé, rarement inédites), et surtout parce que les rapports avec des personnages peu connus peuvent être passionnants. La correspondance nous conduit dans les dessous du monde littéraire, artistique et politique de la Monarchie de Juillet, des salons aux théâtres. On voit à l’œuvre le romancier prolifique ; si Dumas avait Auguste Maquet (et plusieurs autres), Sue avait Paulin Richard, bibliothécaire qui recevait des billets comme celui-ci, début 1836 : « Je voudrais bien avoir aujourd’hui 1° Une description de Rome pittoresque en 1674 si elle existe dans quelque voyage. 2° […]. » On assiste aussi, en 1840, à la très houleuse création de Latréaumont à la Comédie Française, la pièce tirée du roman de 1837 cher aux amis d’Isidore Ducasse. Index, notes et notices abondantes, ainsi qu’une précieuse chronologie placée au début de chaque année.

SymbolismeContes symbolistes, volume II, édition présentée par Bertrand Vibert (Ellug, 2011, 534 p., 34 €). Faisant suite au volume de Contes symbolistes, qui rassemblait Miroir des légendes de Bernard Lazare et Le Roi au masque d’or de Marcel Schwob, le présent volume recueille les Histoires magiques de Remy de Gourmont (1894) et La Canne de jaspe d’Henri de Régnier (1897). On se réjouit de cette initiative éditoriale, intelligemment emmenée par Bertrand Vibert, et visant à publier, avec un apparat critique allégé mais suffisant, des textes, devenus rares ou introuvables, de la fin du xixe siècle, de cette période qu’on a coutume d’appeler « symboliste ». Il s’agit moins, ce faisant, de favoriser l’approche raisonnée d’une esthétique, de ses orientations idéologiques et de ses valeurs éthiques, à travers la lecture d’un genre fort prisé par les auteurs symbolistes, le conte. Genre qui présente l’insigne mérite d’être dépourvu de règle, sinon celle qu’impose une brièveté variable, et d’esquisser, vaille que vaille, une histoire ou quelque chose d’approchant. S’il s’agit par là de tordre le cou à la formule du conte ou de la nouvelle réaliste, dont un Maupassant a offert d’incontestables illustrations, il importe également, par le choix de cette forme ductile, d’engager l’écriture narrative dans le sens du poétique. Moins un travail ornemental de poétisation, d’ailleurs, qu’une visée spécifique, assurant à la métaphore et au symbole une certaine suprématie. Les contes de Gourmont le montrent, qui, tous, s’interdisent, selon le principe mallarméen, de nommer, de décrire ou de narrer. L’art consiste à évoquer, à suggérer. C’est précisément cette poétique de l’allusion ou de l’allégorisation permanente qu’illustrent également les récits de Régnier. Mais l’un comme l’autre, se détournant du réel et de ses copies, célèbrent le rêve, l’idéalisation, la décantation des formes événementielles de l’existence et leur ultime évaporation en un concert d’idées. A cet office, le mythe et ses dérivés sont d’un secours précieux. En se prêtant à la réécriture et à ses charmes, le matériau mythique – d’abord récit – resitue les contes des Histoires magiques et de La Canne de jaspe dans un espace sémiotique et symbolique dont on se plaît, non sans malice, à déplacer les motifs et à dénaturer les leçons. Sans doute faut-il voir, dans ce travail de détournement concerté, l’une des caractéristiques de l’esthétique symboliste : l’écriture renvoie toujours à autre chose, si possible à d’autres écritures, au statut flottant et improbable.

Talma. Mara Fazio, François Joseph Talma : le théâtre et l’histoire, de la Révolution à la Restauration, traduit de l’italien par Jérôme Nicolas (CNRS Éditions, 2011, 338 p., 49 €). Talma (1763-1826) fut l’un des personnages les plus importants de l’histoire du Théâtre français. La biographie écrite par Mara Fazio est de facture très classique. Elle croise la carrière brillante de ce tragédien qu’affectionna Napoléon avec ce que furent ses engagements de libéral militant. Talma, dont l’origine du nom est peut-être arabe, passa une partie de son enfance, en plusieurs séjours, chez son père à Londres ce qui le rendit bilingue. Revenu à Paris, élève au collège Mazarin, il commença très tôt à s’intéresser à la scène, fréquentant assidûment, dès l’adolescence, le Théâtre Français, bien que se destinant, sur injonction familiale, à l’art dentaire. Il décida de suivre sa voie d’acteur juste avant que la Révolution n’éclate. Entré en 1786 à l’École royale dramatique, créée deux ans auparavant, tout en se produisant sur d’autres scènes, il en sortit en mai 1788, mais se produisit à partir de novembre 1787 au Théâtre Français, dans le rôle du fanatique Séide du Mahomet de Voltaire. Il se lia alors d’amitié avec le peintre David et prit goût à la peinture. Sa carrière d’acteur fut fulgurante. Dans une période agitée, il aura réussi à traverser tous les régimes, même s’il fut inquiété en 1790, adulé qu’il fut pour son jeu tragique qui résonnait au-delà du texte, dans le bouillonnement du temps. L’auteur précise qu’avec son jeu « à l’anglaise », son style plaisait davantage à la génération montante qu’aux nostalgiques du théâtre d’Ancien Régime. Talma passa ensuite au Théâtre du Palais-Royal et épousa une danseuse de sept ans son aînée et déjà mère de trois enfants, Julie Careau, proche des milieux républicains ; il en eut des jumeaux, Henri-Castor et Charles-Pollux. Ce fut la première de ses trois épouses successives. Installé dans un hôtel particulier, il traversa les années terribles où le théâtre fut plus politisé que jamais, y compris dans des pièces du répertoire apparemment sans enjeu politique direct, mais dont l’interprétation pouvait être dangereuse. Puis il se lança, au Théâtre de la République, dans un rôle de fédérateur des jeunes artistes que l’on peut qualifier rétrospectivement de préromantiques. Le renouveau du Théâtre Français, qui coïncida avec le retour en grâce des tragédies classiques, attira à Talma la sympathie de celui qui allait devenir empereur et qui lui permit de rencontrer en Allemagne à la fois Goethe et le tsar Alexandre, avant de croiser plus tard Madame de Staël et Schiller. Il fut l’interprète de Shakespeare et du théâtre allemand, sans négliger le répertoire français, conservant un penchant pour les sujets historiques qu’il articulait à ses engagements, préfigurant les célèbres batailles esthétiques qui devaient marquer le Romantisme. Très détaillé sur la carrière artistique de Talma, le livre est parfois imprécis pour ce qui tient au personnage civil. Ainsi, consacrant un passage à « la star franc-maçonne et libérale » collectionneuse de tableaux, la biographe n’est pas allée vérifier à Paris ce qu’il en était de cette appartenance : elle se réfère à des sources secondaires peu pertinentes. C’est d’autant plus dommage qu’elle fait de Talma une sorte de prototype de maçon libéral, ce qui est séduisant, mais guère soutenable avec une telle imprécision sur la nature et la durée de son appartenance maçonnique, même si la défense du rôle social de l’acteur, qui marqua l’œuvre de Talma, et d’autres traits de son comportement attestent d’une orientation clairement progressiste. Mort en 1826, Talma, qualifié de « première star française » fut enterré civilement, ce qui fit scandale chez les dévots. Mais les dizaines de milliers de personnes qui assistèrent à ses obsèques attestent de l’affection qui lui était portée par le public. Malgré ses défauts, ce livre constitue un progrès par rapport aux textes hagiographiques consacrés à un comédien qui a marqué de son empreinte plusieurs époques.

Vercors. Vercors, Le Mariage de Monsieur Lakonik (Portaparole, 2011, 88 p., 24 €). Publié en 1931, cet album est en fait l’unique bande dessinée de Jean Bruller, dont on oublie souvent qu’avant de devenir Vercors, il fut un graphiste de tout premier plan, auteur des drolatiques 21 Recettes pratiques de mort violente à l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en somme, ne nous regardent pas. Dans une veine qui sait marier la dérision au sens de l’absurde, l’album déroule les mésaventures de M. Lakonik, fonctionnaire à la retraite, et de Mlle Carpe, employée d’un service des renseignements. Comme leurs noms l’indiquent, l’un est devenu sourd à force de ne pas répondre à ses administrés, et l’autre muette pour les mêmes raisons, de sorte qu’ils devront traverser bien des mésaventures et des continents avant de se retrouver et de convoler en justes noces. Délicieusement archaïsant, ce qui fut sans doute à l’origine un livre pour enfants lorgne moins du côté de Zig et Puce que du Sapeur Camember et du savant Cosinus. De Christophe, Bruller retrouve d’instinct l’humour et le sens du jeu de mots. Il y ajoute un art consommé du méta-commentaire et du zeugme qui redynamise la complémentarité du texte avec l’image. L’inventivité en matière de cadrages et de points de vue, le caractère très expérimental du traitement des aplats de couleur vient assouplir un découpage en forme de gaufrier – trois bandes de trois cases sans bulles et parfaitement carrées – qui aurait pu figer la narration. Parmi les trente-huit planches qui composent cet album, on retiendra celles qui mènent les personnages de l’Afrique noire aux frimas de l’Arctique : dans un style graphique particulièrement adapté aux géométries si poétiques d’un paquebot, Jean Bruller, l’air de rien, livre à son public les pressentiments d’une morale qu’on retrouvera dans Le Commandant du Prométhée. On y voit s’esquisser les contours d’une conception inquiète de l’Humanité où l’incapacité des êtres à se retrouver, alors qu’ils vivent dans la proximité l’un de l’autre, dit le sentiment de solitude et le solipsisme incurable qui régissent en sous-main tous les comportements. « Tout finit bien comme il se doit dans un livre bien fait », proclame le dernier chapitre de l’album, mais on sent que, sous le second degré, pointe une inquiétude presque métaphysique dont Bruller ne reviendra pas.
Vialatte. Alexandre Vialatte, Critique littéraire : le talent est toujours d’actualité (Arléa, 2010, 176 p., 17 €). Vialatte le prolifique avait semé à tous vents ce que de consciencieux éditeurs cherchent depuis quelques décennies à ratisser pour en constituer des volumes d’échantillons représentatifs – il y en a déjà des dizaines ! Celui-ci a choisi un principe de collecte assez clair : puiser dans les textes ce qui tient de la critique littéraire, rédigé avec sérieux par Vialatte pendant, en gros, deux décennies (1950-1970), et présenter le tout par ordre alphabétique. L’humour bien connu du dictionnaire fait ainsi voisiner Céline et Chardonne, Dumas et Dutour, Sagan et Simenon, etc., sans oublier quelques inattendus comme Chaval ou Fantômas. Tout n’est pas éblouissant dans ces notes où la verve pâlit parfois parce qu’il fallait bien être sérieux en parlant de littérature, mais beaucoup se lisent encore avec intérêt. Certaines font même regretter que Vialatte ne soit plus là, lui qui aurait pu injecter un peu de sang d’encre rougeoyante dans les papiers tristement anémiques de ce qui reste de la presse « littéraire ».

Vinaigre. Monique Nemer, Pointes, pamphlets et diatribes (Chêne, 2011, 240 p., 20 €). Une ligne, un paragraphe, une série de vers, chacun occupant une page, et extraits d’une trentaine d’ouvrages du xixe siècle (dont Courier, Barbey, Bloy, Mirbeau) peuvent rappeler de bons souvenirs de lecture à l’auteur, qui travaille dans l’édition, mais le lecteur, alléché par le titre, reste sur sa faim. Sous une reliure faussement luxe, ce petit livre est le genre d’objet à donner en cadeau à la place d’un bouquet ou d’une bouteille lors d’une soirée, et rien de plus.

Voyage. Philippe Antoine, Quand le voyage devient promenade : écritures du voyage au temps du Romantisme(Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2011, 220 p.,
22 €). Ce titre en forme de circonstancielle, suspendue sur d’éventuelles affirmatives ou négatives, trouve un début d’éclaircissement dans le sous-titre : Écritures du voyage au temps du Romantisme. En effet, l’ouvrage, après avoir assuré, un peu rapidement à notre sens, qu’au xixe siècle le temps du voyage des explorateurs, des missionnaires et des savants étant passé – mais Thomas-Joseph Arnaud ? mais Mgr Jacobis ? mais Humboldt ? tant d’autres ? –, était venu (qu’on pardonne ces néologismes du dernier chic universitaire), dans les récits viatiques, le temps des relateurs : « Il est de plus en plus facile de parcourir le monde et donc de voir ce qui a déjà été vu. L’auteur doit donc relever un défi pour proposer tout de même un récit attrayant, et c’est avec les armes qui lui sont propres qu’il parviendra à séduire son lecteur. » Auteur de Récits de voyage de Chateaubriand (1997) et d’un commentaire de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (2006), Philippe Antoine analyse, en prenant l’Itinéraire comme paradigme, les caractéristiques de cette nouvelle forme de récits de voyage, qui, rapidement, « paraît à bien des égards un genre sans lois ». L’auteur, que ce soit le Lamartine du Voyage en Orient, le Hugo du Rhin, le Dumas des Impressions de voyage (en Suisse) ou le Nerval du Voyage en Orient, n’est pas soumis aux mêmes exigences que l’explorateur, le pèlerin : il se propose simplement de « partager des instants, des visions, des rencontres […] sans se départir de son naturel, en restant lui-même […]. Pari difficile à tenir, puisque le lecteur ne peut jamais oublier que « c’est pour écrire qu’un tel voyageur a pris la route et enfin de publier un livre dont on attend avant tout qu’il plaise (puisque le plus souvent il refuse d’instruire). » La demande paradoxale qui lui « est adressée le condamne à faire de la littérature sans en avoir l’air ». Les différents récits ont partie liée avec une conversation à bâtons plus ou moins rompus, et le grand plaisir que l’on éprouve à la lecture de cette étude quelque peu redondante tient pour beaucoup à la découverte ou la redécouverte des textes reproduits, délicieusement composites, « qui autorisent et même prescrivent une esthétique du désordre ». Comme l’a défini Alain Montandon, ils proposent un « perpétuel va-et-vient entre la perception et l’imagination, la vue et la rêverie, le contact physique et le souvenir », entre représentation du monde et expression de soi, d’où les tentations « opposées de l’expression de soi et de la virtuosité descriptive ». Éléments de bibliographie et index des récits de voyage cités font de ce volume un instrument de travail recommandable, même si quelques inadvertances se sont glissées çà et là : comment, par exemple, dans la conclusion de son voyage (rédigée en 1827), Chateaubriand aurait-il pu dénoncer « le wildernessaméricain sillonné par les chemins de fer » ? Par des chemins, sans doute, mais pas de fer. Pourquoi ces étranges « scénettes » qui pourraient bien être des saynètes ?

Zola. Émile Zola, La Fabrique des Rougon-Macquart : édition des dossiers préparatoires. 5, Germinal, L’Œuvre(Champion, 2011, 1168 p., 315 €). Tout entier consacré à Germinal, œuvre clé, à plus d’un titre, de ce vaste ensemble romanesque que constituent Les Rougon-Macquart, ce volume présente, selon la règle établie désormais de ce travail de génétique conduit par Colette Becker, les fac-similés des dossiers préparatoires accompagnés, en regard, de leur transcription. Le lecteur – imaginons un instant qu’il ne s’agisse pas d’un spécialiste de Zola – peut ainsi prendre connaissance d’une écriture, dans toutes ses dimensions : graphiques, matérielles, spatiales, mais aussi historiques, génétiques, textuelles. Car ces notes prennent place dans le dossier global de la composition d’une œuvre dont elles forment la charpente de savoirs, de témoignages et d’expériences. Comme le font observer Colette Becker et Véronique Lavielle, les notes recueillies dans cet ouvrage sont de différentes natures. On y discerne des notes d’enquête, qui révèlent un appétit du réel, un sens de l’écoute et une capacité d’observation sur le terrain, vertus déjà sensiblement orientées par le dessein de l’œuvre, par l’ébauche dont le romancier garde présente à l’esprit la force d’aimantation et de concentration. C’est pourquoi cet ensemble documentaire n’a rien de naïf ou de spontané ; il convient d’y voir bien plus le lieu d’un acte réfléchi que la pratique de la note permet de porter au jour. Car loin de refléter la réalité dans ses aspects bruts ou immédiats, la note zolienne est déjà texte ou amorce de texte ; elle est potentiellement fiction, imaginaire et mythologie. Par exemple, les éditrices du texte relèvent la prégnance du mythe du Minotaure, qui « informe d’emblée et l’Ébauche de Germinal et la façon dont le romancier voit le réel ». Enregistrement objectif du réel ? L’étude des notes est aussi la chambre d’accusation de certains lieux communs. À cette fonction d’investigation, capitale dans Mes notes sur Anzin, s’ajoute la note technique, qui ressaisit – en vue d’un redéploiement narratif ou descriptif – des informations relatives aux milieux socio-économiques, aux conditions de travail, à l’histoire de la classe ouvrière… Dans la plupart des cas, il s’agit d’un volet documentaire adossé à un savoir livresque. La « note-tremplin » enfin, comme son nom l’indique, donne l’impulsion. « De quoi s’agit-il ? D’un mot, d’une expression, d’une attitude, d’un fait, consignés au cours de l’enquête sur le terrain ou dans un ouvrage, ou encore du souvenir d’une gravure. » Ce type de note ouvre l’espace de l’élaboration romanesque, déverrouille le pan non dimensionné de l’observation au profit d’une mise en œuvre narrative ou descriptive. Ce volume renferme ainsi plusieurs centres d’intérêt : il donne à lire la « fabrique » d’un roman, de la note à la fiction, et éclaire sur ce qu’on serait tenté d’appeler une poétique de la note : un art de l’écrit qui est aussi une méthode, une esthétique en raccourci et une épistémologie du réel. En 1891, dans l’article intitulé Les Droits du romancier, Zola affirmait : « À chaque nouveau roman, je m’entoure d’une bibliothèque sur la matière traitée, je fais causer toutes les personnes compétentes que je puis approcher, je voyage, je vais voir les horizons, les gens et les mœurs. » La Fabrique de Germinal, dépliée sous nos yeux, révèle ainsi l’intrication éloquente de ces trois fonctions décisives, terreau d’une écriture et formation textuelle d’une vision du monde.

[Paul Aron, Jean-Pierre Bacot, Patrick Besnier, Alain Chevrier, Marc Décimo, Bertrand Degott, Philippe 
Didion, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, François Kasbi, Jean-Jacques Lefrère, Suzanne Macé, Agnès Machet, Bertrand Marchal, Michel Pierssens, Nathalie Ravonneaux, Martine Reid, Henri Scepi, Yves Thomas.]