LIVRES REÇUS
Comptes rendus
Ailleurs. L’Ailleurs depuis le Romantisme : essais sur les littératures en français : actes du colloque de Cerisy-la Salle (Hermann, 2009, 514 p., 52 €) ; Patrick Née, L’Ailleurs en question. Essais sur la littérature française des xixe et xxe siècles (Hermann, 2009, 304 p., 28 €). Tout l’intérêt de ces deux ouvrages, le premier, collectif, rassemblant les actes d’un colloque de Cerisy, le deuxième individuel, formant essai, vise à conférer à une notion bien galvaudée, et trop souvent associée aux évanescences du rêve ou du rien, une consistance épistémologique, ainsi qu’une valeur heuristique de premier plan. Car, selon une division admise, qui ressortit à la fois aux segmentations spatiales et aux découpages culturels, l’ailleurs demeure dans nos discours hâtifs et superficiels cantonné au domaine du flou, comme durablement fixé dans cette frange de l’irréel que la définition pragmatique de l’ici suffit à valider. En sorte qu’il est difficile de célébrer l’ailleurs sans, du même coup et comme par nécessité logique, dévaluer l’ici. Dans l’avant-propos de L’Ailleurs en question, Patrick Née dit comment, dans quelles conditions de découvertes et de lectures, placées sous le signe électif d’Yves Bonnefoy et des lumières de L’Arrière-pays, cette opposition neutralisée Ici/Ailleurs s’est à ses yeux redynamisée, comme soudainement entraînée par le mouvement d’une dialectique tout à la fois spéculative et existentielle. De là, de cette intuition initiale qui s’est, au fil des analyses et des échanges, consolidée d’actes et de preuves, s’est constituée une grille d’interprétation d’une des grandes postulations de l’imaginaire d’Occident : le rêve d’une échappée vers un autre lieu, dans un autre monde, site de l’origine aussi bien que de l’idéal. Depuis toujours, de l’Antiquité païenne et de ses mythes, jusqu’aux mirages sublimés de la Renaissance, ce point de fuite d’un horizon rêvé ordonne les récits et les pensées, les fables et les discours. Mais c’est sans doute à l’époque romantique, dans une ère historique qui voit s’accuser les frustrations engendrées par une réalité (politique, religieuse et économique) si peu conforme aux chimères du cœur et aux appétits de l’âme que cet appel de l’Ailleurs s’intensifie au point de bouleverser les configurations traditionnelles promises par les perspectives de fuite. L’ouvrage L’Ailleurs depuis le Romantisme – placé sous le patronage intellectuel d’Yves Bonnefoy, invité d’honneur de la décade de Cerisy – se propose ainsi de vérifier le bien-fondé de cette rupture tant anthropologique qu’esthétique et plus largement culturelle, survenue dans les représentations et les discours consacrés à l’ailleurs et à ses dérivés. C’est à cette entreprise de validation épistémologique que se vouent les articles de Francis Affergan (« Y a-t-il un moment romantique dans l’histoire de l’anthropologie ? ») et Jean-Marie Roulin (« Une figure de l’ailleurs romantique : la patrie aliénée »), opportunément placés en tête de volume et constituant une ouverture résonnant des thèmes fondamentaux de la réflexion : le jeu de l’altérité et des différences d’une part, d’autre part la relativité de la notion de l’Ailleurs, déterminée par les éléments toujours changeants d’une anthropologie historique du sujet, ainsi que par un geste d’évaluation critique de l’ici. Les contributions du volume, logiquement réparties sur les deux aires du xixe et du xxe siècles, obéissent à ces directions conceptuelles susceptibles d’éclairer l’historicité de la notion et de rendre compte, du même coup, de sa vertu opératoire dans le cadre d’une interprétation d’ensemble de l’imaginaire occidental. Les limites de ce compte rendu ne permettant pas de citer et de résumer chacun des articles du volume, on se contentera de signaler, comme meilleure illustration de ce relatif inscrit au cœur de la réflexion, quelques-unes des études attachées à ce travail d’élaboration, de promotion et de déconstruction de l’ailleurs : Jean-Nicolas Illouz explore « L’Orient intérieur » de Nerval, Sarga Moussa « La Construction de l’ailleurs oriental chez Lamartine et Delaroière », Sylvain Vaynère « L’Ailleurs dans la pensée historique de Michelet », Alain Guyot étudie chez Gautier « L’ailleurs à deux pas d’ici », et Colette Camelin, dans « Océanie : Eden, sauvagerie, mélancolie », élargit le champ des objets littéraires aux aspects ethnologiques et civilisationnels. Pour le xxe siècle, de Blaise Cendrars – dont Marie-Paule Berranger présente « les Ailleurs » – à Yves Bonnefoy, qualifié par Patrick Née de « déconstructeur de l’Ailleurs », en passant par Leiris, Gracq, Georges Henein, Dotremont, Claude Ollier, Nicolas Bouvier, Roland Barthes, sans oublier les littératures francophones et postcoloniales, les contributions s’emploient à souligner les enjeux multiples d’une notion qui chevauche les frontières des disciplines et des savoirs. Prolongeant cet ensemble, ou l’accompagnant en contrepoint, l’essai de Patrick Née, L’Ailleurs en question, redéploie les raisons et les suites de la coupure entraînée par la conscience romantique de l’Ailleurs, par laquelle, désormais, l’exploration spatiale se fait rétrospection, tentative de retour vers une origine perdue, un lieu auroral, confondu le plus souvent avec les clartés d’Orient. De Chateaubriand à Mallarmé, c’est bien ce parcours fantasmatique qui rêve de dénouer la trame serrée du temps, tout en laissant filtrer les odeurs persistantes de « la cuisine d’ici-bas », pour reprendre les mots de Mallarmé. De ce conflit entre l’ici et l’ailleurs découle l’état, romantique c’est-à-dire moderne, de l’homo melancolicus. Toujours soucieux d’historiciser sa conceptualisation, Patrick Née aborde le versant de la littérature du xxe siècle et montre que la dialectisation de l’ici et de l’ailleurs est en marche, fruit de la démythification des images héritées du Romantisme et de son grand rêve compensatoire. Reverdy, Char, Gracq, Michaux, Dotremont sont les points d’appui de cette réflexion, qui apparaît dès aujourd’hui comme une contribution de premier plan à une histoire des imaginaires littéraires.
Corti. José Corti, Souvenirs désordonnés (Corti, 2010, 250 p., 10 €). Pour qui veut connaître l’itinéraire et la biographie de l’éditeur José Corti, son installation en 1925 au 6, rue de Clichy, puis en 1935 devant les jardins du Luxembourg, ses Souvenirs désordonnés ne sont pas adaptés. Un an avant sa disparition, Corti rassemble les notes qu’il a glanées tout au long de ses presque soixante années d’éditeur. Les notes, ce sont surtout les rencontres, car les hommes seuls intéressent l’éditeur, et les relations qui, lentement, se tissent entre eux, et, parfois, se dénouent brutalement. Par un habile effet de concaténation, les notes s’enchaînent pour former la trame fluide et continue de la vie littéraire de Corti, dans une période principalement centrée autour de la guerre (« cette guerre qui, pour nous, n’aura jamais de fin »), essentiellement entre 1930 et 1960. C’est cette balade qu’il propose au lecteur, sans aucun souci de date, de lieu, de détail ni de précision. L’homme est Corse – son nom intégral est Corticchiato, il connaît son île, il connaît Mérimée – et les notions d’honneur, de parole, de dignité et d’amitié sont loin d’être vaines chez lui. Elles fournissent une ligne de conduite essentielle, sa ligne de vie. L’ouvrage est avant tout dédié à Dominique Corti, le fils et unique enfant, raflé le 2 mai 1944, et qui ne revint pas. L’absence du fils transparaît comme une douleur permanente tout au long de l’ouvrage, lui conférant un ton dramatique en contrepoint duquel bien vaines semblent certaines anecdotes. Mais tout autant dédié à Madame Corti (« À ma femme, dans la communion de l’inguérissable blessure »), la compagne attentionnée, insensible aux sirènes de la mode ou de la renommée, et qui paraît aider José Corti à maintenir le cap, l’œil rivé à d’invisibles amers. Corti, qui sait indubitablement écrire, qui a le sens de la phrase, longue et construite, et parfois de la formule, s’explique : il a bien vite compris qu’il n’avait pas vocation à devenir écrivain et que la plus belle façon de servir cette profession était d’éditer. Il choisira pour emblème une rose des vents – en souvenir de son grand-père marin et de son père, qui aurait tant voulu l’être – et, plus tard, pour devise, s’enroulant autour de la rose des vents Rien de commun, qui annonce une certaine couleur, une détermination, mais aussi un trio (le trio Corti, naturellement, merveilleusement uni comme les trois mots de la devise) et un trio qui, pendant la guerre, n’a rien de commun avec l’émission radiophonique officielle La Rose des vents de « ces Messieurs ». Dès 1935, Corti s’installe (librairie, édition et logement) au 11 de la rue de Médicis (la librairie y est encore, tenue de nos jours par Bertrand Fillaudeau) et vivra entièrement dans un tout petit pâté de maisons où vont s’effectuer toutes ses rencontres. Ayant, en 1925, fondé les Éditions surréalistes, Corti évolue tout naturellement au cœur de cette révolution et fréquente Dali, Breton, Aragon et Éluard, ayant des relations privilégiées avec chacun, tout en étant leur éditeur. Corti prendra par exemple à Aragon ce si joli tic d’écriture qui consiste à remplacer « une sorte de… » par « une manière de… » Un mot malheureux de Corti, une manière de boutade dirigée contre Aragon (qui venait de « réhabiliter » Maurice Chapelan, soupçonné d’avoir collaboré) achève de façon irréductible la profonde amitié qui liait Éluard à Corti, au point qu’Éluard refusera de prononcer une ode funèbre à Dominique Corti (René Char s’en chargera). On retrouve cette même violence irréductible et définitive au moment de l’enterrement d’Éluard, Breton se refusant à toute déclaration publique (et dans l’intimité, disant, notamment à Gracq, quelque chose de « si pénible à entendre »). Les rencontres importantes sont celles de Dali, de Bachelard, des surréalistes, de Char et, bien entendu, de Gracq. Mais la flânerie de Corti nous fait côtoyer les figures littéraires de la comtesse Marie-Laure de Noailles, de René Gaffé, de Pierre André Benoît, d’André Spire, de Simone de Beauvoir, de Jean Pommier (le spécialiste de Flaubert), de Jacques Crépet (le spécialiste de Baudelaire), de Léautaud, de Paul Reboux, du grand bourgeois cossu Georges Fourest, auteur de la fameuse Négresse blonde et, plus tard, du Géranium ovipare (titre de Corti, Fourest ayant proposé le Dahlia vivipare), du metteur en scène fauché Itkine – et fauché en 1944 par les nazis –, de Gaëtan Fouquet (vendeur chez Corti, qu’il abandonnera un beau jour pour aller à pied ou à bicyclette à la rencontre de Rabindranâth Tagore, en Inde), de René Crevel, cerné toute sa vie durant par la tuberculose, jusqu’au suicide qui y mit fin. Corti va trouver en Gracq un miroir de fidélité et de ligne fière. Au château d’Argol ayant été refusé par Gallimard, Gracq adresse son manuscrit à Corti, l’éditeur des surréalistes. Aussitôt convaincu de la nécessité de sa publication mais en état d’impécuniosité, l’éditeur demande à l’auteur de régler les deux tiers du coût de fabrication. Gracq s’en acquittera et ne quittera jamais Corti (malgré les relances tardives de Gallimard). Corti consacre un très long passage à Breton ; il étudie son silence et son désespoir à la fin de sa vie, le mettant en parallèle avec celui de Simone de Beauvoir, qui affirme dans La Force des choses : « J’ai été flouée. » Il évoque la vie matérielle de Breton – Corti et lui se sont rencontrés en 1926 –, Breton devenant le « collectionneur » du couturier Jacques Doucet. Immensément riche, ce dernier entend consacrer une partie de sa fortune à établir une bibliothèque et une collection d’art contemporain. Aragon est chargé d’établir la première, Breton la seconde. Ils seront rémunérés pour cela, durant de nombreuses années. Que s’est-il donc passé le 2 mai 1944, date à laquelle la vie de Corti va basculer ? Au début de l’an 44, Corti avait embauché, sous la recommandation de Jean Ballard, l’éditeur des Cahiers du Sud, un certain François Le Lionnais (qui sera connu plus tard pour avoir pensé, et fondé avec Raymond Queneau, l’Oulipo). Le Lionnais prend place – trop de place – dans la boutique, se sert abondamment du téléphone et reçoit de nombreuses visites. Le 2 mai 44, la Gestapo arrive pour le chercher. Or Le Lionnais a disparu depuis plusieurs jours. Ne sont présents à la librairie que Madame Corti et son fils, tous deux immédiatement embarqués. Corti, relevant, pour tenter de prévenir l’arrestation, le courrier adressé à Le Lionnais, découvre avec stupeur l’activité de résistant de ce dernier : la librairie servait de boîte aux lettres. Madame Corti sera libérée le 17 août 44. Dominique, lui, ne reviendra jamais. Corti charge abondamment Le Lionnais, ce « misérable » qui lui a volé son fils. On comprend la douleur du père, douleur qui ne s’est effacée qu’en 1984, douleur omniprésente dans l’ouvrage. On comprend moins que Corti ait minimisé l’activité de résistant de son propre fils, à peine évoquée. Il ne parle pratiquement pas plus de sa propre activité engagée dans la publication de textes clandestins. Du coup, il présente Le Lionnais comme un « fruit pourri », quand ce résistant, finalement arrêté, est envoyé à Buchenwald et à Dora, où il subira l’horreur des camps pendant huit mois. Corti ne s’est-il pas trompé d’ennemi, trouvant en Le Lionnais le coupable idéal ? Il affirme avoir eu la volonté de le tuer, lors de l’inévitable confrontation, mais qu’une volonté supérieure s’est substituée à la sienne. Dieu s’est révélé à Corti en 1950 : l’éditeur l’affirme, mais n’en dira pas plus. Corti a un sens aigu de la rectilignité du parcours de la vie. Il s’en explique plusieurs fois, se donnant le beau rôle. Mais il a, se penchant sur le passé, un discours confus : il regrette l’ancien temps, le couvert surnuméraire mis à table pour l’inconnu de passage, la disparition des oiseaux et des insectes, cela est assez net, mais il se défend de condamner pour autant la nouveauté ou d’être misanthrope. Il se souvient des anciens temps (avant-guerre), où l’on pouvait flâner boulevard Saint-Germain, entrer dans un café, prendre le journal et le lire longuement. Il prétend n’avoir aucune nostalgie de ces temps révolus, mais seulement regretter « l’espèce de bonhomie qui en était le plus […] aimable caractère ». Il va aussi plus loin, ayant une attitude parfois réactionnaire, comme dans cette charge contre le maquillage des jeunes filles et le fait de se livrer si jeunes à l’amour. Et, s’il se veut tolérant, un soupçon de moralisme s’empare de lui de temps en temps, comme dans son hésitation, puis son renoncement, à réimprimer Le Clavecin de Diderot de Crevel. Parfois, les charges de Corti ne sont pas détaillées : Benjamin Péret lui a joué trois vilains tours, mais il ne dit pas lesquels. Plus loin, il parle d’un triste mythomane avide d’argent, sans doute connu, sans le nommer : en quoi cela édifie-t-il le lecteur ? Ne fallait-il pas supprimer ce passage, écrit pour la seule satisfaction de l’auteur ? On pourra aussi regretter (les chausseurs sont les plus mal chaussés, il est vrai) que ce livre, paru en 1984 et réédité en 2010 ait sans doute fait l’objet d’un scanner fort mal relu. Ainsi le mot déceptions est-il écrit de ce puons, furent devient fun, que devientgué, etc. Les mots coupés en plein milieu de ligne sont légion. Un paragraphe de treize lignes est même imprimé deux fois de suite, pages 216 et 217 ! Corti parle beaucoup de ses projets de livres, des livres avortés, des livres pour lesquels il espérait une aide essentielle, promise et qui ne vint pas. Il parle beaucoup plus des livres avortés que des livres publiés. Tel est le côté éminemment paradoxal de cet ouvrage, qui parle si peu des livres, pour rester centré sur les hommes. L’ouvrage s’achève par de belles réflexions, assorties de métaphores, sur la vie et la mort, et sur notre rôle avant tout éphémère. Écrites probablement à la fin de la vie de l’auteur (le livre est publié en 1983, Corti a 88 ans), elles n’en prennent que plus d’épaisseur. Corti aura assurément réussi son pari, celui de faire revivre une époque, ou plutôt trois époques, et ressuscité, l’espace d’un moment, certaines figures littéraires fondamentales du milieu du xxe siècle.
Flaubert et al. Savoirs en récits I. Flaubert : la politique, l’art, l’histoire, textes réunis et présentés par Anne Hershberg-Pierrot ; Savoirs en récits II. Balzac, Nerval, Flaubert, Verne, les Goncourt, textes réunis et présentés par Jacques Neefs (Presses universitaires de Vincennes, 2010, 180 et 170 p., 22 et 21 €). En sommeil depuis 1996, la collection Manuscrits modernes des PUV est relancée, en une « nouvelle série », par la parution simultanée de deux volumes organisés en diptyque. Portant un titre commun, mais distingués par leur numérotation, leur sous-titre et leur éditeur scientifique, Savoirs en récits I et II « explorent les tensions entre les savoirs positifs et la puissance des croyances et des mythes ». Les textes rassemblés dans les deux volumes sont presque tous issus des séances du séminaire annuel qu’organise l’équipe Flaubert de l’ITEM. Le premier volume s’ouvre sur une question d’ordre politique et économique (« Flaubert, “libéral enragé” ? »), et qui se révèle finalement être aussi d’ordre esthétique : l’écriture du romancier fervent admirateur de Bastiat est « une protestation libérale contre le cercle tracé autour de la pensée, contre la servitude volontaire des esprits ». Les deux articles suivants traitent de l’histoire dansSalammbô, mais dans deux perspectives différentes. Nicolas Bourguinat, historien, s’intéresse à la portée de ce roman en son temps, à son rapport à l’historiographie et à l’archéologie contemporaines. Gisèle Séginger cerne l’écriture de l’histoire propre à ce roman, qui repose sur un paradoxe : « Flaubert pense une historicité à laquelle rien n’échappe et surtout pas l’écriture de l’histoire, mais il voudrait “écrire pour l’éternité”, vaincre le temps et l’histoire et cela grâce à la représentation d’une histoire transformée par le légendaire et les échappées poétiques ». Florence Vatan montre comment, à partir d’une position théorique identique (l’interprétation physiologique du merveilleux médiéval), les excellents amis que furent Flaubert et Alfred Maury, pourtant si proches en tous points (même goût pour l’érudition, mêmes connaissances médicales, même anticléricalisme et même conservatisme politique) se séparent radicalement. Si les thèses de Maury « assurent en filigrane la cohérence clinique » de La Légende de saint Julien l’Hospitalier, le romancier les retourne en réalité contre un certain scientisme réducteur : son texte « se lit ainsi comme une défense et illustration d’un enchantement littéraire d’un nouvel ordre, fondé sur l’appropriation ludique et dialogique des savoirs et se jouant de l’aridité des aveuglements de l’érudition savante ». L’article de Marie-Ève Thérenty s’ouvre sur un vaste panorama qui interroge l’histoire littéraire comme savoir : après avoir exposé ce qu’était cette discipline entre 1830 et 1880, elle rappelle le mal que le romancier en pensait – bien qu’il ait dû sporadiquement la pratiquer « sous le coup d’une contrainte quasiment sociale » (exercices scolaires, défense de Madame Bovary lors du procès, préface aux Dernières Chansons de Bouilhet). Mais pour Flaubert, l’histoire littéraire institutionnelle est une hérésie : c’est une somme de savoirs inutiles pour la littérature que le projet d’une Histoire poétique formulé en 1853 aurait tenté de retourner en se plaçant du côté du praticien et non de l’historien – mais qui ne dépassera jamais le stade de la (pieuse ?) intention consignée dans la correspondance. Néanmoins, l’histoire littéraire est bien présente dans l’univers flaubertien, mais sous des formes imaginaires : histoires littéraires parodiques dans la fiction (le Ve chapitre de Bouvard et Pécuchet au premier chef), mais aussi par l’intermédiaire d’un « imaginaire historique de la littérature » qui se développe en particulier dans la correspondance et qui, sans dessiner des filiations contraignantes, n’en établit pas moins clairement des hiérarchies. Les deux derniers articles du volume s’emparent de la question de l’art et plus spécifiquement de celle du musée. Pierre-Marc de Biasi évoque le « musée imaginaire de Gustave Flaubert » dans un article malheureusement dénué de tout apparat critique. Il y souligne que, « malgré un culte forcené pour la liberté individuelle et un certain élitisme culturel, Flaubert ne revendiquera jamais le principe d’une privatisation des œuvres d’art, mais restera bien au contraire fidèle toute sa vie à l’idée d’une mise à disposition collective du patrimoine ». Nicole Savy parcourt le champ artistique que Flaubert a construit dans son roman de 1869. Le second volume comporte encore quatre études directement consacrées à Flaubert. Ces textes, placés au centre du volume, dialoguent avec quatre articles qui les encadrent. Ils élargissent la réflexion sur les modes d’appropriation des savoirs par les œuvres littéraires et s’interrogent sur l’intervention de la littérature dans la construction et la transmission des savoirs d’une époque : Stéphane Vachon ouvre le volume par une enquête sur « Balzac, la science et Flaubert ». Jean-Nicolas Illouz expose « Les Religions de Nerval ». Jacques Noiray et Jean-Louis Cabanès déplacent le propos du côté de la disposition des savoirs dans l’écriture. Ainsi, dans l’écriture artiste des Goncourt, « le bijou et le papier collé, le prosaïque et le précieux sont […] juxtaposés, dans une œuvre qui transforme le montage en un effet d’art et de savoir ».
Vercors. Vercors, 21 recettes pratiques de mort violente : à l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en somme, ne nous regardent pas (Portaparole, 2010, 129 p., 18,50 €). On connaît Vercors, pseudonyme de Jean Bruller (1902-1991). On connaît moins la singulière histoire qui, débutée en 1920, devait avoir de formidables répercussions durant la Seconde Guerre mondiale, et après. En 1920, Bruller est encore élève ingénieur électricien. Il fait la connaissance d’une jeune fille, Yvonne Paraf. Quoi de plus banal ? Il en tombe éperdument amoureux tandis qu’Yvonne apprécie seulement ce compagnon. Quoi de plus classique ? Bruller, conscient de cette douloureuse asymétrie, griffonne devant l’objet de son amour un homme se brûlant la cervelle. La demoiselle rétorque en effectuant le dessin d’un homme s’asphyxiant sur un poêle à charbon. Il répond par le croquis d’une noyade volontaire ; elle, par une pendaison. Bruller prend la chose au sérieux, complète ces premières esquisses par dix-sept nouvelles variantes qu’il assortit de textes explicatifs. Il offre l’ensemble à Yvonne, dans le secret espoir de l’attendrir. Loin d’être attendrie, Yvonne fait circuler l’ouvrage (refusé par l’éditeur Simon Kra, il n’y aura pas d’autre tentative). Des libraires, à leur tour, voient l’ouvrage et décident d’en commander en grand nombre pour leurs clients. L’ouvrage paraît donc en 1926, entièrement souscrit. Il faut dire que Bruller est particulièrement doué pour le dessin et qu’il devient bientôt dessinateur humoristique et illustrateur (il illustre notamment, à la fin des années vingt, Le Corbeau de Poe, Patapoufs et Filifers de Maurois, des livres de Rudyard Kipling). On comprend dès lors que le succès foudroyant de ce livre de recettes ait détourné Bruller de la voie première. Ce livre fut réédité dans une version complétée et augmentée en 1977 par Tchou ; c’est cette version qui reparaît aujourd’hui. Les dessins sont simples, drôles, efficaces. On sent la patte du dessin publicitaire et de l’humoriste. Le suicidé est au centre et quelques détails pimentent chaque scène. Il faut dire que les méthodes proposées ne sont pas toutes classiques et que les titres annoncent la couleur. Citons, entre autres : du suicide par saut de cervelle, par immersion prolongée, par explosion, par absorption animale, par excès hydraulique, par laminage, par excès de longévité… Voici ce que dit Bruller dans son introduction : « Le rêve que je poursuis est plus absolu : je voudrais que la lecture de mon livre fît admettre à la Société que l’anormal est, non point qu’on se suicide, mais bien qu’on ne se suicide pas. » Il explique un peu plus loin la nécessaire variété des méthodes proposées. « Ainsi le candidat au suicide doit-il, avant toute chose, découvrir la catégorie qui lui convient. » On pourrait reprocher à Bruller de n’avoir pas mis en pratique ses si précieux conseils. Mais il a pensé à tout. Voici ce qu’il rétorque : « Lors de la publication de mon livre en 1926, l’Éditeur me fit remarquer que de paraître résister à mes propres recettes […] risquait de compromettre gravement la diffusion de mon ouvrage. Je dus me rendre à ses raisons et préparai mon suicide avec soin. […] J’attachai une corde à un arbre, […] au-dessus de la Dordogne. Je chargeai un revolver. Me procurai un poison violent. Puis […] je me passai la corde autour du cou, avalai le poison, et sautai dans le vide en me tirant un coup de revolver dans la tempe droite. […] Je n’avais pas prévu que le choc dévierait le coup ; que la balle couperait la corde ; que je tomberais dans la Dordogne ; qu’un pêcheur de truites me ramènerait au rivage ; que cette demi-noyade enfin me ferait vomir le poison. » Entrons dans le détail. Pour ce qui est du suicide par asphyxie carbonique, Bruller met en garde contre l’utilisation de trop petits poêles, « qu’emploient beaucoup de gens, dits “poêles dans la main” ; ils ne réussissent guère qu’à conférer à leur propriétaire une langueur et une nonchalance qu’ils gardent toute leur vie, mais qui entraînent rarement une issue fatale. » « Les ingénieurs du Troisième Reich avaient perfectionné à l’extrême ce procédé : un simple signe distinctif en forme d’étoile au revers du veston permettait de vastes rassemblements et une grande économie de moyens. » « Qui sait encore, en cette fin de siècle, ce qu’était un bec Auer – qu’il ne faut pas confondre (notait déjà Alphonse Allais) avec le système de chopine […] qui porte le même nom. » Vercors loue également l’invention du nylon qui assure de manière plus efficace le suicide par suspension par le col. « Son seul inconvénient est qu’on ne pourra revendre ensuite, aux superstitieux, du Nylon de pendu, dont les effets heureux n’ont pas encore été prouvés. » On l’aura compris : l’humour roule à tombereau ouvert dans ce recueil sans prétention, qui s’inspire directement d’Alphonse Allais en prenant le lecteur à rebrousse-poil. À chaque méthode, Vercors associe de croustillants détails et des remarques drôles ou parfois acides. Dans cette dernière édition, l’ouvrage est avantageusement présenté par Flavia Conti et s’achève par un petit dictionnaire des noms propres cités (quelques lignes biographiques), d’Alphonse Allais à Zénon, en passant entre autres par Idi Amin Dada, Mithridate, François Villon et Werther. Dès le début de la guerre, Jean Bruller est mobilisé ; mais il entre bientôt en Résistance, avec Pierre de Lescure ; il prend alors le pseudonyme de Vercors, du nom de ce beau massif et maquis, et fonde en 1941, avec Pierre de Lescure, les Éditions de Minuit (dont il invente le nom, en jouant avec des titres de Duhamel et de Mac Orlan et l’étoile caractéristique). Il écrit le premier ouvrage aux Éditions de Minuit : Le Silence de la mer, qui connaît un succès immédiat. Il est donc important de connaître la genèse du livre de recettes en 1926 et de constater que cette expérience aura ainsi mis l’écriture à la main de l’ingénieur et dessinateur Vercors, auteur, depuis 1942, de très nombreuses nouvelles, d’une dizaine de romans, de quelques pièces de théâtre et d’essais divers.
Notes de lecture
Actuel. Perrine Kervran, Anaïs Kien, Les années Actuel : contestations rigolardes et aventures modernes (Le Mot et le reste, 2010, 250 p., 20 €). « Jean-François est mort hier. Il avait soixante-trois ans et le cancer qu’il tenait à distance depuis plusieurs années l’a rattrapé. C’est une très mauvaise nouvelle. Mauvaise pour ses nombreux amis, pour ses proches, mauvaise aussi pour le journalisme dont il incarnait depuis plus de trente ans “une certaine idée”, libertaire, déconnante, souvent foutraque, mais toujours innovante et généreuse. » C’est Gérard Lefort, talentueux et teigneux journaliste de Libération, qui salue ainsi la mort, en septembre 2007, de « l’atypique Jean-François Bizot », fondateur du magazine Actuel et de Radio Nova – dont les surnoms (« patriarche », « pape de l’underground », « gourou ») disent assez l’aura charismatique. Héritier d’une grande famille industrielle lyonnaise, passionné de voyages et de musique, zélateur des contre-cultures, intuitif, curieux, un peu « génial » sans doute, le « Citizen Bizot » (comme le nomment des compagnons de la première heure) était un cas. Son parcours et son œuvre ont un peu marqué l’histoire culturelle française depuis 1970. Une certaine histoire culturelle, dont la plus éclatante illustration est cette aventure d’Actuel, à laquelle Perrine Kervran et Anaïs Kien, journalistes à France-Culture, consacrent une somme roborative, qui conjugue les qualités de l’enquête journalistique (nourrie par moult entretiens avec les acteurs de la première et de la dernière heure, puisqu’ Actuel fut d’abord et surtout une aventure collective) et du livre d’histoire culturelle irrigué par de conséquentes et sérieuses lectures. Et c’est justice, le lancement de Libération, en 1973, ayant fait écran à toutes les initiatives précédentes en la matière, au nombre desquelles on doit compter Actuel, précisément. Actuel, ce furent deux formules : de 1970 à 1975, et de 1979 à 1994. Au début des années 80, le périodique, dont les ventes grimpent parfois jusqu’à 400 000 exemplaires, tient même le haut du pavé en matière de magazine de reportage. Son maître-mot est « aller à la rencontre de M. Réel ». On ne relatera pas le détail de la longue aventure, il y a pour cela, dorénavant, ce livre. On précisera en revanche, pour tous les ignorantins de la grande presse, que ceux qui firent ce journal étaient d’une curiosité, d’une inventivité, d’une vitalité, d’une réactivité étonnantes. La plupart avaient eu une jeunesse bourgeoise, cultivée, marquée par la guerre d’Algérie, l’héritage sartrien ou la décolonisation, étaient politisés (mais point trop lyriques), passés par Sciences-Po ou une école de journalisme (nul n’est parfait) ou… la rue, étaient en outre tôt revenus du militantisme gauchiste (ce qui les gardera de tout esprit de chapelle) et surtout attirés par l’underground qui « groundait » d’outre-Atlantique : leurs désirs consonnaient avec « les révolutions minuscules et la contestation rigolarde » qui s’étaient substituées au « Grand Soir » de Mai 68. Leur volonté était d’« en être », voire d’y « contribuer » dans les « caves » qui leur tinrent lieu, d’abord, de salles de rédaction. Les entretiens ponctuant le récit de l’aventure restituent l’ambiance déjantée, orientée uniquement par le désir d’écrire « autrement », de lire « autre chose » que L’Observateur, L’Express, etc. Le réel, donc, plutôt « souterrain », et leur époque. Actuel fut le point de congruence d’un ensemble d’influences, de lectures et d’envies. On y célébra à la fois Tom Wolf, Lester Bangs et Hunter S. Thomson, les papes du gonzo américain, mais aussi – ce que ses contempteurs oublient trop souvent – Dumas, Kessel, Albert Londres, Maupassant ou Monfreid. Le rock, Kerouac, Henry Miller, Burroughs (voire Huxley pour le psychédélisme) mais aussi la Free Press, Village Voice ou Rock’n Folk. Le « Vieux Monde » de Mai 68 derrière eux, ces jeunes gens – la trentaine en 1980 – n’ont jamais été cyniques, mais inventifs, talentueux, féconds. À Actuel succédera Nova Mag, aujourd’hui défunt. Née en 1981, Radio Nova, que caractérise une des identités les plus fortes de la bande FM, continue d’émettre un écho fidèle de l’invention graphique qui présida aux innovations d’Actuel.
Aragon. Patrice Lestrohan, Le Dernier Aragon (Riveneuve, 2010, 197 p., 20 €). Aragon est à ce point multiple qu’il y a quelque risque à définir même le « dernier Aragon ». Ce qu’entend par là un auteur écrivant à toute vitesse et dans un style de journaliste, c’est Aragon après la mort d’Elsa Triolet, survenue en 1970. Or, la césure que constitue la perte d’Elsa n’est pas nécessairement la bonne, sauf à se placer d’un point de vue purement biographique. Elle est d’autant moins fondée que Théâtre/Roman, paru en 1974, a été commencé avant la mort d’Elsa. À ce livre, l’auteur fait un sort en quelques mots (« L’ouvrage est au total d’accès abrupt et tortueux à la fois »), ce qui est absurde car la composition aléatoire de l’ouvrage mérite des commentaires plus appropriés. Patrice Lestrohan fait en outre l’impasse sur la parution d’au moins deux livres posthumes importants : La Défense de l’infini, rédigé en 1923-1927, et le percutant Projet d’histoire littéraire contemporaine, écrit en 1923, retrouvé et publié en 1994, témoignage sur la création de Littérature, la mouvance dadaïste, l’arrivée de Tzara à Paris, entre autres. Posthumes, ces écrits n’appartiennent certes pas à la vie du dernier Aragon, sauf à prendre en considération que le « jeu » de l’auteur avec son entourage, la dissimulation de ces textes, appartiennent bien à sa biographie. Patrice Lestrohan s’intéresse essentiellement aux garçons dans les douze années où Aragon survit à Elsa, et à ses relations avec le Parti communiste. Truffé d’informations (et de coquilles), de petits détails, de petites phrases, ce livre, écrit dans un style qui se veut décontracté, tombe à plat, sinon dans le vulgaire : c’est par deux fois que l’auteur tient à préciser qu’Elsa Triolet a entrepris Aragon « à la hussarde » (une caméra cachée, sans doute). Confidence tardive d’Elsa, sans mention de source : Aragon « est une prima donna mais je ne voulais pas qu’il aille à quelqu’un d’autre ». On apprend aussi qu’Aragon à l’époque « fricote » – l’expression est dans le livre – avec une danseuse allemande, Lena Amsel. Est-il besoin d’ajouter que ces pages mal ficelées ne supportent pas la comparaison avec les entretiens de Jean Ristat avec Francis Crémieux, qui concernent exactement la même période ? Seules quelques anecdotes retiennent. Jean d’Ormesson a ainsi confié à l’auteur : « Il pouvait être pasticheur de Ronsard, d’Apollinaire, etc. il avait aussi un côté caméléon social capable de s’adapter à de multiples milieux et personnages. » Aragon avait son restaurant préféré dans les Halles, Monsieur Bœuf, rue Saint-Denis, où il invitait généreusement nombre de jeunes gens, mais c’est au sortir d’un dîner rue de Varenne, au domicile d’Aragon, où le comédien et metteur en scène Patrice Kerbrat, qui y avait été emmené par Antoine Vitez, écoutait bouche bée les souvenirs d’Aragon sur sa Résistance, que Vitez prit soin de préciser : « Surtout, tu ne crois pas un mot de tout ce que vient de te raconter Louis. » Kerbrat aurait été aussi impressionné par le sérieux coup de fourchette du poète. Gianni Burattoni, insistant pour obtenir sa signature au bas d’une pétition pour un opposant chilien malmené, exaspérait Aragon : « Je ne signerai pas. Je n’aime pas signer. Si tu veux à tout prix une signature, va chez Sartre. Je peux te donner l’adresse. Il signe tout, lui ! » Au même qui s’étonnait de trouver, dans un tiroir de la rue de Varenne, des gouaches de Picabia non exposées sur les murs, il lâche : « J’aime pas Picabia ! » Aragon évoquant le romancier et photographe François-Marie Banier : « Son chef d’œuvre sera sa vie. » Là où Patrice Lestrohan est le plus singulier, c’est quand il examine (ou plutôt survole) la relation d’Aragon avec le Parti communiste, le rôle qu’y joua sa belle-sœur Lilli Brik, veuve de Maïakovski. À Charles Dobzinski qui tente de quitter le Parti en 1956 après la tragédie de Budapest, et qui, deux ans plus tôt avait rencontré en Esther Markish la veuve du poète yiddish qui lui avait raconté l’exécution de son mari lors de la grande purge antisémite de 1952, quelques mois avant la mort de Staline, Aragon tient le discours suivant : « Il faut être patient, et avoir confiance. Les choses ne peuvent en rester là. Elles bougeront et ne peuvent que bouger. Le communisme reste toujours à faire. » À un poète libanais qui, à la fête de L’Humanité, lui dit que c’est à lui, Aragon, qu’il doit d’être communiste, Aragon répond avec un fin sourire : « J’espère que vous ne m’en voulez pas trop. » Patrice Lestrohan rapporte une formule, paraît-il rodée, d’Aragon : « Le Parti, j’en démissionne tous les soirs, je m’y réinscris tous les matins. »
Argot. Denis Delaplace, L’Argot selon Casciani. Représentations de l’argot au xixe siècle (Classiques Garnier, 2010, 184 p., 38 €). Dommage que le titre soit si peu engageant. Il s’agit en fait d’un commentaire, érudit et joyeusement critique, de la préface au Dictionnaire d’argot et des principales locutions populaires (1894), signé du pseudonyme « Jean de la Rue » (au passage est démolie la réédition de ce dictionnaire, parue sans ladite préface, chez un confrère). Si nous n’apprendrons rien sur Clément Casciani, ni sur le véritable auteur de ce dictionnaire (qui n’est pas Jules Vallès), c’est parce que là n’était pas le propos de l’auteur : il prend pour point de départ les emprunts dont est issue (et tissue) cette préface, pour revisiter les classiques de l’argot qui l’ont précédée. Ceci permet de revoir comment s’est constitué cet objet, et ses méthodes d’études. L’auteur récuse l’attribution à Villon des « médiocres » ballades en jargon. Il démonte le mythe de la cour des miracles et du royaume d’argot, lancé tardivement par La Vie généreuse des Mercelots, Geuz, et Boesmiens de Pechon de Ruby (1596) et par Le Jargon ou Langage de l’Argot reformé d’Ollivier Chereau (1628), dont il montre qu’il s’agit de reconstructions souvent facétieuses. Il fait litière du caractère « cryptique » de l’argot et de sa définition comme langage de groupes en rupture avec l’ordre social (Granval, Vidocq), puis des classes dangereuses, qui a tant séduit des romanciers comme Balzac, Sue, Hugo et Zola. Les jargons de métiers communiquent avec l’argot conçu comme un ensemble lexical, et non comme une langue à part. Beaucoup d’amateurs de curiosités perdront leurs illusions sur Marcel Schwob, dont les reconstructions sont fantaisistes, ou sur Alice Becker-Ho, dont il qualifie de « délires étymologiques » les prétentieuses spéculations sur l’importance du romani. Cet ouvrage est une bonne introduction à l’étude historique de l’argot. On sait que ce domaine marginal est mal considéré au sein des études linguistiques, comme si la déviance de l’objet d’étude avait déteint sur la spécialité. En tous cas, comme les nombreuses rééditions des classiques de l’argot entreprises par le même auteur, ce livre témoigne, loin de la Sorbonne endormie, d’un renouveau des études sur la langue verte.
Arnaud. Noël Arnaud, 12 lettres à François Le Lionnais 1964-1982 suivi d’un texte inédit, édition établie et présentée par Patrick Fréchet (Patrick Fréchet, 1er avril 2010, 22 p., hors commerce). Douze billets et un télégramme. C’est peu. La jubilation et l’érudition tous azimuths, farcies de calembours et de jeux de mots, font regretter que l’auteur se soit tant dispersé. Le temps de passer du « vous » au « tu » pour s’adresser à FLL, il parle des ancêtres de l’Oulipo, envoie un extrait de La Tortue indigo de Tristan Derême, mentionne Les Lunettes des Princes de Meschinot, corrige les épreuves de La Littérature potentielle (1973), dit son estime pour Perec, pas encore agrégé au groupe, et propose un alexandrin imitant le pâtre en train de pisser : « Ps, ps, ps, ps, ps, ps, ps, ps, ps, ps, ps, ps ». À la fin est reproduit un article paru dans Le Surréalisme encore et toujours (1943), où Noël Arnaud proposait d’imaginer tout un roman à partir de la traduction inédite de sigles, comme SNCF traduit en « Société Nationale du Cheval Français », « Sybarites Nudistes du Cardinal Festin », « Saucisson Naturel pour Chambrées Féminines ». L’Oulipo était déjà dans le Surréalisme comme le ver dans le fruit. Avec deux photographies où l’on peut voir briller la bouille ronde et hilare du Père Noël. Malgré la date affichée, les lettres ne sont pas un canular.
Artaud. Alain Jugnon, Artaudieu : l’individu contre la mort (Nouvelles Éditions Lignes, 2010, 64 p., 11 €). Lignes a publié les essais de Paule Thévenin sur Artaud, de Bernard Noël sur Paule Thévenin. Cette publication s’inscrit donc dans une continuité de bon aloi, d’autant que la personnalité de Paule Thévenin, éditrice de vingt-six volumes d’Artaud chez Gallimard, a été remise en cause sans élégance et que son immense travail fait l’objet de divers enjeux et récupérations. Lignes a su se prononcer et a raison d’insister sur Artaud. Saluons le parti pris et la persévérance. Que quelqu’un, aujourd’hui, un philosophe et homme de théâtre comme Alain Jugnon, tente de nous communiquer la pertinence présente, instante d’Artaud en 2010, excellente idée. Ça ne démarre pas trop mal, mais le théâtre l’emporte trop vite, ou plutôt l’histrionisme. Paraphraser, commenter, prolonger Artaud, rien de moins aisé. La force de percussion d’Artaud ne s’imite pas, et le délayage dans la facilité langagière tourne ici au naufrage. Il faut être Artaud pour écrire « merde » ou « chier » à bon escient et livrer ces mots comme s’ils n’avaient jamais seulement été prononcés avant lui. Comme des concepts, et avec de l’humour dans la provocation verbale. Ne jamais oublier l’humour d’Artaud, la ruse, la subtilité, le jeu de l’homme de théâtre, poète et théoricien. Alain Jugnon tombe dans le piège du premier degré : chez lui, Louis-Ferdinand Céline devient « La Ferdine ». La propagation d’un vocabulaire audacieux, si l’on veut, mais d’un autre côté déjà usé, ou tout simplement « vulgaire », laisse perplexe. N’est pas non plus Céline le premier venu. Peut-être faut-il entendre Artaudieu dit en scène, ou lire pour ce qu’il est, sans plus, cet opuscule qui présente le mérite d’être un texte militant, énervé, impatient, « inspiré », nous dit la quatrième de couverture. Quand même, on est loin d’un Henri Pichette, par exemple. Ça ne vole pas haut, même si quelques détours par Debord ne sont, pour une fois, pas uniquement opportuns.
Barbey (1). Céline Bricault, La Poétique du Seuil dans l’œuvre romanesque de Jules Barbey d’Aurevilly(Champion, 2010, 552 p., 95 €). Voici un ouvrage, imposant par son volume, dont l’utilité ne s’impose pas. On a beau réfléchir, reprendre telle ou telle page, relire l’introduction, rien n’y fait : la pertinence du propos ne saute pas aux yeux. Pourquoi le lecteur devrait-il fournir l’effort d’une explicitation que l’auteur se refuse à lui consentir ? Prenons l’introduction, supposée, en bonne règle rhétorique, situer le sujet, ouvrir la problématique et, surtout, légitimer le choix de la catégorie principal devant servir d’interprétant. Ici, le « seuil ». Or cette notion vient comme un cheveu sur la soupe. Ou si l’on préfère, pour filer la métaphore capillaire, elle s’inscrit dans un montage pseudo-conceptuel tiré par les cheveux. On n’en sort pas décoiffé pour autant, mais casqué, hélas !, c’est-à-dire fermé à toute écoute, parce que le champ d’écoute n’est pas correctement éclairci. Du seuil, donc, nous ne savons rien qui vaille, sinon qu’il vient prolonger – ou couronner, on ne sait trop – une « poétique du désaccord mise en place par l’auteur », et ce au motif que le « seuil », étymologie oblige, sépare, isole et relie tout à la fois. Pourquoi une telle dépense dialectique ? On s’interroge. Le développement de l’ouvrage ne rachète pas les prémisses de l’introduction, tant s’en faut. Il administre la preuve, attendue, que l’interprétant choisi n’est pas le bon, ou plutôt qu’il attire à lui les composantes d’une œuvre, d’un univers et d’une écriture, par ailleurs déjà explorées par d’autres travaux critiques, de façon plus frontale et plus efficace, sans l’encombrement des « dispositifs liminaires ». D’où l’on tire la conclusion que le « seuil », notion vide parce que passe-partout, applicable à n’importe quel écrivain, pourvu qu’il s’intéresse aux fenêtres, aux portes et aux porches, ne possède en l’occurrence nulle propriété heuristique. Mais le monde aurevillien, grâce en soit rendue aux cieux, continue de tourner.
Barbey (2). Barbey d’Aurevilly romancier et critique de roman (Encrage, 2010, 318 p., 25 €). On a parfois l’impression que le thème d’un colloque confère à ses intervenants plus de talent qu’ils n’en sont de prime abord pourvus. C’est celle que l’on ressent à lire celui-ci, copieux, enlevé, contaminé parfois par la langue fleurie et énergique du grand Barbey. Le sujet vient à point, lors que l’on réédite, depuis quelques années, Les Hommes et les Œuvres, ensemble de critiques élaboré à la manière d’une « Comédie Humaine » dont – c’est un peu le propos du colloque – on retrouve des échos dans l’œuvre romanesque, et réciproquement. Expliquons-nous. La critique de Barbey est un des massifs de ce genre littéraire en son siècle. Barbey est mort âgé (81 ans), a commencé tôt (vers la trentaine) et a écrit sur tout, ou presque, ce que d’aucuns lui ont parfois reproché : ils ont eu tort, évidemment. Son talent et l’étendue de ses centres d’intérêt justifiaient largement cette furie. Des vingt-six volumes des Œuvres et des Hommes, quatre sont explicitement consacrés au roman (quoique Barbey soit assez imperméable à la question des genres). En guise d’introduction, Alice de Georges-Métral a relu les critiques du maître pour y traquer une poétique du roman, disséminée article après article, et tenter de la définir, puis de l’appliquer à Une vieille maîtresse : « La cohésion de la poétique romanesque proposée par Barbey dans Les Œuvres et les Hommes » permet de hausser au rang d’emblème de l’écriture aurevillienne, la pure et vertueuse Hermangarde, héroïne malheureuse d’Une vieille maîtresse. La commentatrice insiste sur un point qui définit la liberté même du romancier : la morale, chez lui, est toujours subordonnée à l’exigence littéraire. Barbey n’est pas un dogmatique, ses ennuis avec l’Église, à l’occasion de la parution de certains de ses romans, sont édifiants : « Lorsque le style ne coïncide pas avec le fond, il ne conclut pas à la faute de goût mais exclut l’ouvrage du domaine littéraire […]. Les questions du style rejoignent ici le fondement ontologique du roman, comme si le dandysme se situait au cœur même de la poétique aurevillienne. » Raisons pour lesquelles, aussi, il place Balzac au plus haut, et Stendhal tout près, en dépit de son athéisme, de son libéralisme et de son « mutisme moral ». D’autres interventions, de très bonne tenue, reprennent point par point les éléments discriminants de cette poétique aurevillienne du roman. Deux axes s’imposent : le premier, constitué par la lutte contre le naturalisme, le matérialisme et le réalisme – exemple des articles, fameux, consacrés à Flaubert et à Ernest Feydeau à propos de Madame Bovary et Fanny (dont l’appariement quasi systématique est un topos de la critique des années 1850). Le second axe porte sur la question de l’idéologie, réflexion sur le politique, mais aussi sur l’éthique ou le religieux (questions, par exemple, à propos du « romancier catholique »). Selon Nathanaël Loubove, l’œuvre critique de Barbey laisse apparaître une véritable poétique du roman : « Chez lui, le romancier se fait critique et le critique, romancier, au point de brouiller les genres. » Tout lecteur des Œuvres et des Hommes a éprouvé cette sensation, de la contamination du critique par le romancier : les interventions, directes ou plus souvent indirectes, de Barbey (ou du narrateur) sont fréquentes, qui disent tout le bien ou le mal qu’il pense de l’opinion ou de l’acte de tel ou tel de ses personnages. Jacques Petit, aurevillien d’élite, avait déjà montré dans sonBarbey d’Aurevilly critique, combien la contradiction n’était qu’apparente entre la critique et l’œuvre romanesque. D’autres ont même parlé d’influence réciproque à propos des deux massifs de l’œuvre, d’où la nécessité de pratiquer entre eux une systématique intertextualité : « Le roman commencé inspire certaines réactions du critique et la critique nourrit l’imagination du romancier. » La conclusion s’ouvre sur une question à propos de la « fermeture » éventuelle de l’œuvre de Barbey, cela dit par référence à l’essai d’Umberto Eco, L’Œuvre ouverte. La présence critique dans les romans de Barbey correspond à une nécessité dont le critique Barbey a une conscience aiguë. La façon qu’il a d’intervenir dans le récit, inscrivant ainsi une instance en tiers entre le récit et le lecteur, n’est-elle pas une façon manifeste, pour lui, en plus de garantir la lecture, de chercher à la contraindre, de verrouiller la réception de l’œuvre et de se préserver ainsi d’une interprétation erronée de la part du « malheureux » lecteur ? C’est en tout cas une façon certaine de manifester son intérêt pour cette réception. Quant à verrouiller l’interprétation et les lectures que l’on pourrait faire de ses oeuvres, ce colloque prouve le contraire, et avec éclat.
Baudry. Yvonne Melia-Sevrain, Étienne Baudry : une vie charentaise : châtelain, dandy et écrivain militant (Croît vif, 2010, 230 p., 22 €). Une biographie écrite par la petite-fille d’un personnage connu seulement comme un ami de Courbet, qui lui fournit les illustrations pour Le Camp des Bourgeois. De sa propre grand-mère, Baudry (1830-1908) apprit la bonté envers autrui. Pourvu d’une grande fortune à dix-sept ans, il était libre de faire ce qu’il voulait. Il opta pour une vie sagace tout en étant, comme l’affirme son biographe, ambivalent : « Il était à la fois terrien et citadin, bourgeois et grand seigneur, intellectuel et manuel, homme de loisirs et d’actions. Il s’équilibrait dans des contradictions qui n’étaient qu’apparentes. » Cela fait beaucoup pour un seul homme, mais c’est vrai : Baudry avait, en matière de viticulture, de solides connaissances, qui lui attiraient le respect de son entourage rural. L’hiver se passait à Paris pour jouir de la vie artistique et musicale de la capitale. « Bourgeois », appliqué à Baudry, est un mot noble. Il fut grand seigneur, avec son domaine du château de Rochemont et surtout comme mécène. Louis-Auguste Auguin, malade, fut un des premiers peintres recueilli au château où un atelier, aménagé à son intention, servit en 1862 à Courbet. En tout, le Franc-Comtois resta treize mois en Charente-Inférieure, entièrement aux frais de Baudry qui continua à l’aider jusqu’à la fin 1877. Le goût artistique de Baudry sut évoluer et, même avant la première exposition de ces Impressionnistes tant décriés, il acheta des paysages de Pissarro. Il possédait aussi des toiles de Monet, Boudin et Jongkind. En 1880 son mécénat prit fin : son beau-père avait laissé un lourd passif et, pour sauver l’honneur de la famille, Baudry paya 125 000 francs de sa bourse, ce qui l’obligea à réduire son train de vie et à vendre une partie de sa collection. Le phylloxéra fit le reste. En 1884, Baudry renonça à Rochemont et s’installa à Royan. L’homme avait des idées originales et certainement très avancées pour l’époque : il prônait l’art de se servir soi-même et se prononça en faveur de l’instruction primaire gratuite et obligatoire ; il ne manquait pas d’idées sur la réforme agricole et voulait que son domaine fût autarcique. Cette biographie montre l’importance de la correspondance reçue par une personnalité, mais des références manquent partout, de même qu’un index. Cet hommage familial aurait pu se passer de répéter que Baudry se lavait les cheveux au cognac, et l’on se demande comment sa colère dura de 1907 à 1977. Un Théodore Duret est sorti en même temps chez le même éditeur (Baudry et lui étaient cousins). À quand un Jules Castagnary ?
Biographies. Portraits biographiques, études réunies et présentées par Robert Dion et Mahigan Lepage (Presses universitaires de Rennes, 2009, 239 p., 17 €). Sur un sujet longtemps négligé – la question des rapports entre biographie, portrait, autobiographie, fiction –, cet ensemble d’études apporte beaucoup de nouveau, d’abord parce qu’il se concentre sur la littérature contemporaine, mais aussi parce qu’il introduit, dans la problématique, la question du rôle de la photographie dans ce ménage à plusieurs interrogé ici depuis des perspectives variées et informées. On notera la contribution de Philippe Ortel sur « La médiation photographique dans l’autobiographie des années 1980 », ainsi que le très complet « Biographique et photographique. Éléments de théorie » de Mahigan Lepage. Ces études de portée théorique, mais appuyée, sur un riche répertoire de textes pas toujours très connus, s’accompagnent, dans une seconde partie, de l’examen de cas intéressants, puisqu’ils amènent à lire des œuvres anciennes ou plus récentes sous un angle inhabituel : Chateaubriand, Gautier, Le Clézio, Maryse Condé, Marie Ndiaye, ou encore le très curieux Morts imaginaires de Michel Schneider. Une autre section s’attache à examiner les situations de spectature, selon le néologisme proposé par des éditeurs, pour constituer une sorte de système avec « écriture » et « figure ». On y trouve une étude sur Ensor, par Claire Moran, et une analyse attentive d’une « photo ciselée » de Guy Debord, par Patrick Tillard. Caroline Vernisse donne une introduction à la question, rarement traitée dans la critique de langue française, de la « biographie filmée, entre histoire et fiction » (le genre dubiopic est pourtant très présent dans la culture contemporaine). Une bibliographie synthétique aurait pu utilement compléter ce collectif novateur.
Bourdelle. Antoine Bourdelle, Chemin faisant. Notes et relations de voyages 1901-1927 (Paris-Musées/Éditions des Cendres, 2010, 282 p., 30 €). Cinquième titre d’une série apparue en 2004 pour éditer les archives de Bourdelle, ce recueil rassemble les notes de voyages du sculpteur, crayonnant mots et formes sur le vif. Si l’artiste n’a pas écrit de Journal, ces carnets de voyage en tiennent lieu. Il faudra cependant attendre la publication de la correspondance pour disposer d’une chronologie précise. Les Flandres, le Sud de la France, la Bretagne : autant de paysages et de visages du début de siècle qui nous apparaissent maintenant frais et nouveaux, parce qu’ils surgissent encore sous le regard de Bourdelle. Les textes sont de divers statuts : notations, listes, lettres, articles, et une lamentation développée pour les funérailles de Verhaeren, tenant à la fois du compte rendu (évoquant la sollicitude de Gide) et du thrène. La prose de Bourdelle offre ainsi une variété de tons et de styles : du pris sur le vif à une certaine préciosité oratoire, parfois superbe. Les éditeurs de l’ouvrage relèvent la capacité de l’artiste à écrire partout, pour organiser « l’épreuve du réel » en courts récits, portraits, scènes. On passe alors du « périple géographique » à l’« exploration intérieure ». Sur un pied d’égalité se répondent notes et croquis : Bourdelle enseignait qu’il fallait toujours et partout dessiner, la sculpture étant du dessin dans tous les sens. Les reproductions de dessins sont de qualité. Bourdelle aimait aussi à écrire, dans une prose rendant compte du relief et transfigurant déjà les sujets en allégories. Ainsi celle du labeur et de l’amour, sur le causse au soleil couchant. Le contemplatif entend parler les pierres et mêle leurs voix à la sienne dans des prosopopées empathiques. Le genre des notes de voyage demande à l’artiste de formuler régulièrement et diversement l’émotion esthétique. En ce sens, Chemin faisant est d’intérêt, à la fois sur le regard d’un créateur et sur les mots choisis pour dire le beau entre 1901 et 1921. En témoigne cette chute du portrait d’une jeune fille dessinée par Rodin : « Elle est la fleur du pêcher, elle est l’arbre entier, elle est la forêt et la mer et l’amour et déchaîne mes larmes invisibles. Elle est la beauté, elle me regarde, à peine dorée sur son fond blanc. Elle n’agite aucune de ses lignes et, pour moi, de son immobilité, elle agite l’univers. » C’est à ce type de révélation que l’on apprécie, chemin faisant, d’entrer peu à peu dans le tour d’esprit et de cœur d’un sculpteur.
Camus. José Lenzini, Les Derniers Jours de la vie d’Albert Camus (Actes Sud, 2009, 144 p., 16,50 €). Albert Camus est de ces écrivains qui ont payé leur gloire au prix fort. À gauche comme à droite, on ne lui pardonna pas plus son prix Nobel en 1957 que ses prises de position au moment de la guerre d’Algérie. Pour José Lenzini, les malentendus se dissiperaient à condition qu’on veuille bien relire l’œuvre, à l’instar de Saïd Kessal, ce jeune militant algérien à qui Camus avait adressé la phrase à l’origine de la polémique : « J’aime la Justice, mais je défendrai ma mère avant la Justice. » C’est ainsi, du moins, que nous comprenons la « Postface… pour mémoire » qui accompagne ce récit composé de sept chapitres. Après un portrait de la mère de Camus apprenant l’accident de son fils – « C’est trop jeune », tel est son peu de mots –, José Lenzini raconte les événements du 3 au 4 janvier 1960, depuis le départ vers Paris dans la Facel Vega 3B de Michel Gallimard (« 253 chevaux sous le capot et un moteur Chrysler »), en passant par la soirée au restaurant pour une « halte gastronomique », jusqu’à la sortie de route le lendemain sur la Nationale 5, à hauteur de Petit-Villeblevin. Mais l’événementiel reste la chaîne anecdotique de pensées et de dialogues que l’auteur prête à son personnage, et où sans cesse revient l’œuvre de Camus, tantôt par allusions, tantôt par des citations entre guillemets qu’il conçoit comme autant d’invitations à lecture ou à relecture. Quant à la trame du livre, elle est, pour José Lenzini, « le silence de la mère », taciturne, illettrée. Sur la banquette de la Facel Vega, on retrouva le manuscrit inachevé du Premier Homme. N’est-ce pas aussi au centre de cette œuvre que Camus rêvait de conjoindre « l’admirable silence d’une mère et l’effort d’un homme pour retrouver une justice ou un amour qui équilibre ce silence » ?
Carré. Jean-Marie Carré. L’Illustre Ardennais, recueil présenté par Francis Laux(Terres ardennaises, 2010, 182 p., 26 €). Cet Ardennais natif de Maubert-Fontaine fit une carrière d’enseignant et publia de nombreuses études sur des compatriotes célèbres, comme Rimbaud ou Taine. Son livre le plus connu reste La Vie aventureuse de Jean-Arthur Rimbaud, qui fut plusieurs fois réédité et traduit en diverses langues (la dernière parution, en anglais, n’a pas deux ans). Carré avait eu le privilège d’interroger sur Rimbaud, ainsi que sur Verlaine, leur ami commun Louis Pierquin, dont il recueillit les souvenirs – des souvenirs que des exégètes ont souvent jugé un peu tendancieux. Le volume, qui se présente comme un bel album, contient divers textes de ou sur Carré. Un fac-similé exemplaire reproduit une lettre de mai 1925 d’Ernest Delahaye, l’ami d’enfance de Rimbaud, sur le séjour de ce dernier en Angleterre. En couverture, un portrait photographique de Carré, qui était manifestement un monsieur très distingué. Il a d’ailleurs fini professeur de Faculté, c’est dire.
Céline. Émile Brami, Massacre pour une bagatelle (L’Éditeur, 2010, 196 p., 18 €). Le roman policier à clefs serait-il un nouveau genre littéraire ? Après Le Syndrome Nerval de Caroline Gutman, où il est question d’un manuscrit disparu, ce rompol évolue, sur un thème identique, dans le milieu des céliniens – entendez : des spécialistes de Céline. Les noms de certains protagonistes sont codés, mais de manière bien transparente, alors que d’autres sont donnés en toutes lettres, comme ceux d’Henri Godard, éditeur de Céline dans la collection de la Pléiade, de François Gibault, avocat qui gère les droits de la veuve de l’écrivain, ou encore du vibrionnant maître Pierrat, Sainte-Rita des éditeurs et des auteurs en difficulté. L’histoire évolue sans temps mort, avec une intrigue quelque peu cousue de fil blanc, mais c’est sans grande importance : l’auteur ne manque pas d’une propension à l’humour vachard et surtout n’a pas essayé d’imiter le style de son écrivain préféré, ce qu’il faut saluer. On attend maintenant d’autres rompolstels que À cheval sur son Dada, L’Assassin du doux Gérard, Crimes et contrecrimes, etc.
Char. Jocelyne François, René Char. Vie et mort d’une amitié (La Différence, 2010, 58 p., 10 €). Livre qui se prétend essai, fruit d’une introspection qui ne mérite pas le déballage analytique qui nous est proposé et que l’on pourrait ainsi résumer : en 1964, une femme-poète rencontre René Char qu’elle admire. Un échange de huit longues années s’ensuit, facilité par la proximité géographique des deux protagonistes, mêlant la réflexion poétique et les questions plus personnelles, voire intimes. Mais un jour, Char veut embrasser cette femme, qui s’en défend (elle est elle-même, après avoir été mariée et mère de trois enfants, amoureuse d’une artiste-peintre avec laquelle elle vit – il lui apparaît que Char accepte difficilement ce choix libre et qu’il le critique dans un poème). C’est la rupture d’amitié. Les deux poètes ne se verront plus. Le lecteur ne peut se garder du sentiment que l’auteur voulait mettre à profit l’amitié qu’elle entretenait avec un poète connu pour en faire un objet de lecture, alors que cela aurait dû rester enfoui. Aurait-elle écrit cet ouvrage s’il s’était agi – comme cela se produit dans la vie de chacun – d’un inconnu ?
Cravan. Bertrand Lacarelle, Arthur Cravan, précipité (Grasset, 2010, 264 p., 17 €). D’Arthur Cravan, un des rares fascinants à dire non, Bertrand Lacarelle fait une figure de proue du xxe siècle commençant. Cravan dit non à cette figure de la littérature qu’est censé représenter le personnage maniéré d’André Gide. Il dit non à l’Apollinaire patriote. Il dit non à Marinetti. Non, la guerre n’est pas « l’hygiène du monde ». Duchamp ferait pâlot, même. Cravan dit non à la famille, à la religion, à la société. Cravan a du Lafcadio. Cravan est pour l’action. Cravan est un insolent. Cravan est un déserteur. Cravan est un démolisseur, et l’on sent parfois combien Bertrand Lacarelle est prêt à lui emboîter le pas. On le suit moins lorsque, entraîné par un esprit comparatiste, il tombe sous le charme de ses propres tentations analogiques, voire de paronymies comme principe explicatif. On le préfère nettement lorsqu’il s’applique à dépouiller le carnet d’adresses de Cravan et surtout les lettres inédites de Sophie Treadwell, l’une des maîtresses de Cravan.
Cros. Charles Cros : inventeur et poète (1842-1888) (Atelier du gué, 2010, 160 p., 14 €). Deuxième édition d’un livre de circonstance : la commémoration du bicentenaire de la mort de Charles. Fait de bric et de broc – les informations ne sont pas vérifiées – et d’extraits, l’objet devra uniquement servir, espérons-le, à rappeler dans l’Aude et aux habitants de la ville natale, le passage à Fabrezan de l’illustre famille Cros.
Desbordes-Valmore. Anne Labourdette, Pascale Breemersch, Pierre-Jacques Lamblin, Marceline Desbordes-Valmore : une artiste douaisienne à l’époque romantique (Musée de la Chartreuse/Illustria-Librairie des musées, 2010, 88 p., 15 €). Lanson l’ignora et Klébert Haedens la qualifia de « larmoyante ». Pourtant ce supposé « cœur simple » de Marceline Desbordes-Valmore fut encensé par Hugo et par Baudelaire. Mallarmé, à propos de sa poésie, surtout de ses derniers recueils, évoquait « des orages dont la tendresse se dénoue en rubans ». Rimbaud la fit lire à Verlaine qui, dans Les Poètes Maudits, proclame que Marceline est tout bonnement la seule femme de génie et de talent de ce siècle. Aragon a préfacé la réédition de son roman L’Atelier d’un peintre et chanté ses louanges. Claude Roy, dans Les Soleils du Romantisme, lui consacre un portrait subtil et évoque « une poésie de l’ignorance omnisciente » – eu égard à l’absence de « formation » de Marceline : « Elle n’ignorait pas seulement les poètes et le fond de culture qui l’auraient aidée à “trouver des mots à ses pensées”. Elle connaissait encore, et trop intimement, tous les poètes et le fond de tradition qui pouvaient l’inciter à se contenter des mots les plus faibles, et des expressions les plus vides. » Et de l’achever, pour mieux la relever plus avant : « Rejetons exsangues des rejetons fatigués du siècle classique, les écrivains qui seront (inconsciemment) ses maîtres sont les héritiers ruinés de la poésie d’il y a cent cinquante ans. De Racine à Écouchard-Lebrun et d’Écouchard-Lebrun à Népomucène Lemercier, le lyrisme français semble s’être définitivement congelé. Marceline fait son apprentissage sur un instrument exténué, à partir de formes à bout de souffle. » Bernard Delvaille, dans son anthologie des Poètes symbolistes, la voit en précurseur des symbolistes, « la première à avoir employé avec le plus grand bonheur des rythmes inusités, celui de onze pieds entre autres » – une musicalité qui la rapproche de Verlaine. Barbey d’Aurevilly, qui la fêtait comme « la femme la plus femme de talent et dont le talent seul doit faire la gloire », rapprochait sa poésie du Cri (Marceline venait du théâtre) du lyrisme élégiaque de Lamartine. On n’en finirait pas avec ce florilège, établi pour battre en brèche l’espèce de commisération avec laquelle on considère, aujourd’hui encore, souvent, la poésie de Marceline. Le 150e anniversaire de sa mort, en 2009, fut l’occasion, pour sa ville natale de Douai, de lui consacrer une exposition et de baptiser de son nom la Bibliothèque municipale. Marceline et Douai – évocation un peu rébarbative des monuments successifs édifiés dans la ville à la gloire du poète et des divers hommages rendus au fil du temps –, Marceline à travers ses peintres, illustrations en pagaille et fac-similé de manuscrits, bref aperçu biographique et bibliographique constituent le catalogue de l’exposition consacrée à la belle figure de celle dont Jean Dutourd, dansLa Chose écrite, dit l’actualité : « Qu’apporte Marceline Desbordes-Valmore au lecteur d’aujourd’hui ? Tout ce qui manque à notre siècle et qui est si essentiel à la santé spirituelle : la bonté, la charité, la pauvreté, la souffrance, et cette musique du cœur que les gens sans cœur ne parviennent jamais à imiter. »
Debray. Régis Debray, Dégagements (Gallimard, 2010, 292 p., 19 €). Voici un livre comme on peut les aimer en ces temps de mauvaise hâte, où tout et chacun nous presse d’aller vite, de faire court, de viser à l’essentiel. Réunies en un volume, au titre non dénué de résonances rimbaldiennes, à moins qu’il n’évoque plus directement l’art de lancer loin la balle, d’envoyer le projectile, les pensées et réflexions que livre Régis Debray renouent avec une tradition qui, au-delà du billet d’humeur et de la chronique des mœurs de ce temps, perpétue le goût philosophique de la conversation, par quoi les vérités d’un jour, les valeurs en cours, les têtes couronnées, sont passées au crible, dépouillées, retournées. Converser, d’une certaine manière, c’est aussi convertir, procéder à un échange de points de vue et de convictions. Il faut supposer cependant l’interlocuteur habile et prompt, roué et complice : forgé à sa propre image, en quelque sorte. Alors, les pensées peuvent aller leur train, rapides ou en zig-zag, et créer dans l’espace du livre un champ d’écoute. C’est pourquoi ces « échappées », comme les nomme Régis Debray, ces « fusées » éclairantes ou traçantes passent de leur lieu d’origine – le « Pense-bête » de la revue Médium – à la profondeur du volume, qui est aussi la profondeur de la pensée démystifiante et critique. Pour autant, nulle continuité affichée, nulle progression linéaire ou systématiquement argumentée : le propos va de biais, empruntant souvent la voie oblique, le détour, rebondissant sur le fait anodin pour mettre joliment les pieds dans le plat. « Ces sauts et gambades en long et en large des travaux et des jours, prévient l’auteur, doivent leur air de famille à ce renversement du regard et de nos bonnes habitudes. » Telle est la ruse, salutaire, du médiologue. Car, on l’aura compris, ces « dégagements » sont autant de décryptages aigus des actes et procédures de communication qui font de notre société un vaste et incessant théâtre médiatique, dominé par le double règne de l’image et de l’argent. De là, le découpage judicieux auquel le médiologue aguerri se doit d’affilier ses constats et ses jugements : une fois constaté l’effacement de la graphosphère, l’emportent la médiasphère et la vidéosphère, autant d’espaces où se déclinent, dans une espèce d’immunité qu’autorise l’auto-satisfaction narcissique des acteurs de tous bords, les facettes redondantes de l’éternelle comédie de la puissance. Défilent ainsi, en un carrousel qu’anime l’actualité des grands de ce monde, hommes politiques et people, les moins grands, journalistes et chroniqueurs, tous ceux que fascinent les sirènes des médias. Régis Debray excelle à extraire de ces postures et de ces poses une leçon qui n’est ni moralisatrice ni nostalgique : tout simplement roborative, par le fait de l’intelligence qui s’y engage. Dégagement, engagement : le jeu est symétrique, et l’optique identique. Mais s’engager ici n’est pas promouvoir une thèse ou un dogme ; cela consiste bien plus à tenter de comprendre – et de faire comprendre surtout – les mutations, les revirements paradigmatiques, les renversements de valeurs, qui déterminent un présent, tout en fixant, pour le meilleur et pour le pire, le sens historique. Ainsi, validant le principe selon lequel « ce qui taraude le médiologue, c’est en réalité la question du lendemain », Régis Debray s’interroge à propos d’une émission de Pierre Lescure sur les années 1950 : « Que restera-t-il de nos tragédies historiques sur les rétines, dans les cerveaux de neuf Français sur dix, d’ici cinquante ans ? Réponse : les variétés. » L’écran, le petit, filtre tout, écume la conscience, sélectionne les zones de la mémoire historique. Les « dégagements » de Régis Debray rétablissent les continuités rompues ou stratégiquement confisquées. Il s’agit, dans tous les cas, de ne pas céder à ce qui, le plus souvent, sous couleur d’information ou de communication, nous oblige à céder, à lâcher prise : glorifier le présent, célébrer les bienfaits d’une histoire paradoxalement amnésique, s’interdire le recul. De là, la persistance d’une impression, qui assure au livre sa cohérence et son ton, à la fois dégagé et persuasif, distant et convaincu : « L’impression d’appartenir, tout vivant que je sois encore, à une future mémoire morte » et d’éprouver ainsi un « sentiment résigné, entre humour noir et détachement ironique ».
Députés. L’Assemblée littéraire : petite anthologie des députés poètes (Assemblée Nationale/Ginkgo, 2010, 233 p., 14 €). Dans son avant-propos, Bruno Fuligni, qui est responsable de la « Mission éditoriale de l’Assemblée nationale » et a réuni les poèmes constituant ce volume, fait remarquer que, sur plus de 15 000 députés élus depuis la Révolution, un tiers a publié au moins un livre. Un chiffre qui n’a rien d’enthousiasmant : deux tiers, donc, n’auraient eu que l’ambition de se consacrer à leur mandat, quelle médiocrité ! Heureusement, tous les ministres de notre temps donnent l’exemple en publiant, bon an mal an, un volume que des attachées de presse désabusées s’emploient à promouvoir de leur mieux. André Chénier, Alphonse de Lamartine, Victor Hugo sont les têtes d’affiche de cette anthologie et voisinent avec quelques rimeurs bien oubliés, comme Victor de Laprade, Agricol Perdiguier ou Gustave Rivet (dont l’éditeur du volume ne signale même pas le nom de plume d’Hector L’Estraz). On croise quelques noms familiers des bouquineurs, comme André Lebey (Ombres de Gide, de Valéry, de Tinan, que nous voulez-vous ?) ou le chansonnier Maurice Boukay (alias Maurice Couÿba). Il serait dommage de ne pas citer ici le nom d’Hector Rolland (1911-1995), député de l’Allier et auteur, en mai 1987, du seul rappel au Règlement qui ait été composé en alexandrins dans l’histoire parlementaire :
Je sens monter en moi une juste colère
C’est à qui sera ici le plus autoritaire
On se croirait à Rome au temps du Colisée
Les invectives se croisent comme des lames d’épée.
[…]
Il faut faire cesser le cirque du mercredi
Il n’intéresse nullement l’ensemble du pays
Il vaut mieux que chacun travaille en silence
Ainsi s’en portera beaucoup mieux la France.
Ce rappel au Règlement fut applaudi sur les blancs du groupe RPR, du groupe UDF et du groupe du Rassemblement national.
Dumas. Michel de Decker, Alexandre Dumas. Un pour toutes, toutes pour un ! (Belfond, 2010, 294 p., 19 €). Dire de Dumas que c’est une force de la nature est une banalité. C’est aussi une réalité. Avouons que, muni de quelques stupides (et solides) a priori, c’est avec prévention que nous avons abordé la lecture de ce Dumas. Nous avions tort. Certes, c’est le contraire de la biographie « traditionnelle », mais il serait malséant de nier le plaisir pris à cette lecture. L’ouvrage est léger, mais enlevé, honnête, et vise un public, sinon érudit, du moins curieux d’accompagner un moment l’ogre Dumas. L’auteur aurait toutefois pu faire l’économie de quelques facilités : « Pour Alexandre, Mars fut une giboulée » (à propos de la rencontre Dumas-Mlle Mars, ailleurs qualifiée de « star Mars » – mouais…). Dans le genre éprouvé, voire consacré, de la « biographie-de-Dumas », Michel de Decker s’en tire plutôt bien. Il cite abondamment et agrémente son récit d’une allégresse, d’une énergie, d’une fantaisie et d’un humour qui disent assez combien la lecture, la vitalité et l’enjouement de Dumas sont contagieux. À propos du quarteron Dumas et de cette « peau cuivrée » qui lui vaudra quelques quolibets, Michel de Decker cite une réplique du romancier à un fâcheux désobligeant et hautain : « Oui, monsieur, mon père était mulâtre, mon grand-père était nègre, et mon arrière-grand-père était un singe. Vous voyez, ma famille commence où la vôtre finit. » À propos du traité du bon docteur Tissot relatif aux méfaits de l’onanisme, Michel de Decker fait ce commentaire : « À la page vingt des effrayantes élucubrations de ce grave savant, on était devenu impuissant. À la page trente, on était stérile. Quinze pages plus loin, on était sourd et, au mot fin, logiquement, on devait être mort d’épuisement. » Ajoutons, pour clore le ban, que le biographe parvient à citer Alphonse Allais à propos de la passion de Dumas pour Shakespeare (« Chekspire, on croirait entendre mourir un Auvergnat »).
Écritures. De Kafka à Toussaint. Écritures du xxe siècle. Mélanges offerts à Francine Dugast-Portes et Jacques Dugast, sous la direction de Pierre Bazantay et Jean Cléder (Presses universitaires de Rennes, 2010, 190 p., 17 €). Les enseignants et chercheurs rennais ici célébrés ont beaucoup fait pour approfondir la connaissance de la littérature du xxe siècle dans une perspective largement comparatiste. Les auteurs de ce collectif leur rendent un juste hommage en parcourant à leur tour un vaste éventail d’œuvres de la littérature européenne, de Kafka et Canetti à Marguerite Duras (qui a la part du lion avec trois articles), Modiano, Michon, Toussaint, sans oublier Roussel, Proust, Guilloux, Virginia Woolf ou l’espagnol moins connu Argullol.
Fénéon. Félix Fénéon, John Gray, Correspondance, édition de Maurice Imbert (Du Lérot, 2010, 94 p., 25 €). Ces trente-six lettres échangées entre 1890 et 1913 donnent l’idée d’un rapport amical entre deux personnalités fort différentes. On peut supposer Fénéon mieux connu des lecteurs d’Histoires littéraires que John Gray. Poète, un moment proche de Wilde (qui lui emprunta son nom pour le héros de son célèbre roman), c’est un personnage discret. Son amitié avec Fénéon est vive, mais le plus souvent ces lettres portent sur des points de bibliographie ou de traduction (Gray aide Fénéon à traduire Northanger Abbey de Jane Austen). Le 1er janvier 1891, Fénéon fait cadeau à son ami du manuscrit d’un « poète mort » que, dans un moment de folle inspiration de sa biographie de Fénéon, Joan Halperin affirmait être le manuscrit des Chants de Maldoror ! Moins romanesque, Maurice Imbert suppose qu’il s’agissait d’un texte de Laforgue, dont Fénéon s’occupait beaucoup à cette époque. L’un des charmes de ce petit volume tient certainement à la langue de John Gray, un français élaboré, mais loin d’être parfait, ce qui le désespère : « Le français est terrible, je le sens, c’est de la blasphème. » Le 21 décembre 1901, John Gray fut ordonné prêtre. Installé à Edimbourg, il y construisit une église sur ses propres plans, avec « un très agréable presbytère […] meublé de très confortables fauteuils, orné de lithographies de Shannon et Ricketts, et où l’on pouvait entendre, grâce à un gramophone, des pièces de Debussy ». Peut-on alors s’étonner que Fénéon lui dise : « J’aimerais être de vos ouailles » ? L’éditeur a eu la bonne idée de joindre aux lettres les deux contributions de John Gray à la Revue blanche : une nouvelle, Daphné, et une nécrologie d’Aubrey Beardsley – sans que l’on comprenne pourquoi elles sont regroupées au milieu du volume, car la nécrologie apparaît alors deux ans avant la mort du dessinateur : il eût été plus cohérent de donner les deux textes en fin de volume. L’annotation est dans son ensemble précise et utile, encore que la longue note historique consacrée à l’éditeur Tauchnitz soit parfaitement inutile. Index et illustrations.
Flaubert. Michel Brix, L’Attila du roman. Flaubert et les origines de la modernité littéraire (Champion, 2010, 204 p., s.p.m.). « Les réorientations imposées par Flaubert, puis par ses disciples, à l’art du roman ont-elles conduit celui-ci dans des voies fécondes ou dans une impasse ? » Michel Brix fait semblant de poser la question en ouverture de son essai, mais, dès le titre, la cause est entendue : en général, si l’on évoque Attila, ce n’est pas pour parler de la fertilisation des sols, fussent-ils littéraires. Au fil des chapitres se dessine un portrait-charge dont les traits essentiels sont la surdité de Flaubert à l’égard des conseils de ses contemporains (Sand, Sainte-Beuve et autres), sa prétendue érudition, la contradiction essentielle qui parcourt son œuvre (faire du beau en peignant le laid), son snobisme, son mépris du public, son goût de l’épate, sans parler de son style plein de truismes et de descriptions creuses. La cause ne serait pas si grave si Flaubert n’avait pas eu d’héritiers. Pour Michel Brix, qui se pose en défenseur du roman balzacien et pour qui le roman doit être une source d’éducation, de connaissance et d’enrichissement intellectuel nourrie d’invention et d’imagination, la nocivité de l’héritage flaubertien est immense : à force de rechercher le roman sur rien, on est arrivé au néant. Passe encore pour les suivants immédiats, naturalistes, décadentistes et symbolistes qui parviennent tout de même à faire fructifier l’héritage. En revanche, rien n’est à sauver chez ceux qui, plus tard, creuseront la même veine, ceux que Michel Brix appelle les « singes » de Flaubert, les Kafka, Beckett, Cioran, Thomas Bernhard, Jelinek, Houellebecq et consorts, sans oublier les oulipiens qui se consument en « facéties narratologiques ». Le réquisitoire est sévère, bien construit, bien argumenté et pourrait convaincre si, emporté par son élan, Michel Brix n’en arrivait à légitimer la thèse d’un Flaubert coupable d’avoir « lointainement préparé les esprits à la Shoah » par le mépris qu’il manifestait pour le genre humain. C’est un terrain sur lequel on ne le suivra pas, « grillade des moutards » de Salammbô ou pas.
Fondane. Patrice Beray, Louis Janover, Retrouver Fondane (Éditions de la Nuit, 2010, 80 p., 4 €). D’un prix extrêmement modique, et dans une présentation matérielle sobre et ramassée qui en accentue l’impact, voici un petit livre dense, constitué de deux essais qui se complètent assez bien. Il permet de prendre la mesure de l’originalité et de l’acuité de la pensée de Fondane, qui mérite d’être « retrouvée ». Maintenant, est-il bien exact de prétendre, comme le font les deux auteurs dans un liminaire, que Fondane est « le témoin capital dont on n’entend plus la parole » ? Ses principales œuvres ont été rééditées, des ouvrages critiques sont parus sur lui, il y a eu des colloques universitaires et il existe des Cahiers Fondane. Fondane n’est donc plus un maudit, même si, évidemment, son nom ne dit rien à tous ceux de nos contemporains qui s’imbibent de culture en broutant journaux, télévision ou Internet. Mais il n’en reste pas moins vrai que, sur certains points, et notamment sur le Surréalisme comme sur le marxisme, sa pensée gêne assez nos contemporains. N’est-ce pas une raison suffisante pour qu’elle nous soit proche, et même bienvenue ? L’essai de Patrice Beray vise à définir ce que Fondane appelait « l’affectivité créatrice » et qui est au centre même de sa poétique. Justement, la poésie de Fondane a dernièrement été réévaluée, notamment son Ulysse. Si ses qualités ne sont pas niables, il ne faut pas oublier pour autant que Fondane n’était pas seulement un poète, comme certaines études voudraient le faire croire, mais aussi un philosophe et un critique littéraire. Ou plutôt, il restait toujours poète, tout en étant philosophe et critique. C’est précisément cette conjonction, assez rare en elle-même, qui donne à ses écrits une vigueur particulière, et l’on ne saurait trop souligner à quel point son Baudelaire et l’expérience du gouffre est, sur Baudelaire comme sur la création poétique elle-même, un ouvrage de la plus haute classe, d’une extraordinaire possession du sujet et d’une pénétration inégalée. Intitulé … en attendant Fondane. Les trois voies sur le chemin des avant-gardes, le texte de Louis Janover se centre plus particulièrement sur les rapports de Fondane avec le Surréalisme, ou, plus exactement, sur leurs conceptions divergentes. Divergences politiques d’abord, car Fontane ne cachait pas « son hostilité à une certaine idée du marxisme », et les deux auteurs soulignent à quel point il a bien vu que, en se ralliant au marxisme, « le Surréalisme a pris une orientation politico-philosophique qui le place sous un signe qui détruit le principe même dont il se réclame et qui nourrit la poésie ». En effet… C’est donc avec pertinence que Louis Janover évoque L’Écrivain devant la révolution, texte capital de Fondane, publié seulement en 1997 (et là, oui, on peut bien dire que sa parole fut dérobée et bâillonnée) et que celui-ci aurait dû prononcer au Congrès des écrivains de Paris en 1937. Il s’agit là d’un texte fondamental, qui montre bien l’impasse où s’est trouvé le Surréalisme, ce dragon fabuleux qui a fini par se mordre la queue. La lucidité de Fondane y est remarquable, et ce d’autant plus qu’il a eu le courage, en 1935, d’exprimer ses nettes réserves, à la fois devant les pouvoirs de l’écriture automatique que devant les choix politiques de ce mouvement. On ne voit, à son époque, qu’un seul autre écrivain qui ait su montrer les apories du Surréalisme, et ce qu’il y avait d’à la fois dérisoire et dangereux que d’abdiquer ainsi devant le dogme marxiste : c’est Artaud, dès 1927, dans À la grande nuit et Point final, que les deux auteurs auraient sans doute pu mentionner, car il exprime, à sa manière contondante, des idées proches de celles de Fondane. Mais il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, comme sur tout ce que dit Fondane, et ce petit livre invite, de manière pressante, à aller voir plus loin, car il pose des questions fondamentales. Petit livre, oui, mais par le format seulement, et dont il faut féliciter l’éditeur : cette Nuit-là est plus belle que bien des jours.
Gill. André Gill caricaturiste. Derniers dessins d’un fou à lier, dossier établi et présenté par Aude Fauvel et Bertrand Tillier (Du Lérot, 2010, 122 p., 30 €). Voici un dossier très complet, et profusément illustré, sur André Gill, dont le destin fut assez tragique. On connaît les étonnantes caricatures qu’il publia au hasard des petites feuilles, dans Le Hanneton, La Lune, L’Éclipse, La Parodie et La Lune rousse. La caricature, chez Gill, n’est pas vraiment une charge ou une déformation, mais, comme le soulignent les auteurs de ce dossier, « un art du sous-entendu et de l’implicite ». Toutefois, faut-il, comme l’ont fait certains, le comparer à Daumier ? Ce serait sans doute bien exagéré, car ses caricatures ont rarement l’aspect monumental de celles de Daumier, artiste auquel on doit par ailleurs d’extraordinaires aquarelles, dessins et sculptures, et qui inventa une forme qui lui appartient en propre. Par ailleurs, la carrière de Gill fut brisée net par la folie : interné en 1881, il mourut à Charenton en 1885. Deux de ses amis mourront, eux aussi, aliénés : Charles Bataille et Jean Duboys. Ce volume contient justement des considérations historiques sur la folie et l’enfermement à l’époque, avec, notamment, le rappel du violent roman anti-psychiatrique d’Yves Guyot, Un fou (1884). Cladel et Vallès déclareront que la folie de Gill « s’enracinait dans la Commune », à savoir les scènes terribles de répression dont il avait été, durant la Semaine sanglante, le témoin horrifié. Sans doute aurait-il voulu en laisser plus tard le témoignage graphique, mais le traumatisme avait été trop fort et l’avait brisé à jamais. Un riche cahier d’illustrations en couleurs reproduit intégralement un document resté inconnu : la série des Hommes d’aujourd’hui dessinée par Gill et dédicacée par eux-mêmes (1880-1881), document légué à la Sorbonne par Théodore Reinach et récemment exhumé. C’est un panorama très évocateur des débuts de la Troisième République : politiciens, hommes de lettres, journalistes, artistes divers. On y distingue très bien la méthode de Gill : une tête à peine déformée mais grossie, et le reste du corps consistant généralement en attributs allégoriques, délivrant un message ironique. Par un contraste assez tragique, ce dossier donne la transcription intégrale du témoignage de Gill lui-même, Charenton, qui avait été censuré par l’éditeur lors de sa publication en 1883 dans Vingt années de Paris de Gill. Le volume est complété par des annexes reproduisant divers textes, une chronologie et une bibliographie. S’étalant de 1868 à 1881, la carrière de Gill fut assez courte, et le caricaturiste fut, dès le début de son internement, rapidement oublié. On saluera donc cette remise à l’honneur d’un artiste et d’un homme qui fut la victime des horreurs de son temps.
Guillemin. Henri Guillemin, Une certaine espérance. Conversations avec Jean Lacouture (Utovie, 2010, 190 p., 15 €). On ne s’ennuie jamais avec Henri Guillemin : sa fougue, sa passion, ses entêtements aussi, en font un intervenant imprévisible, dont les propos déconcertent souvent, séduisent parfois. Jean Lacouture, dans le rôle de M. Loyal, s’en sort plutôt bien, apparaissant comme un homme cultivé et ne s’en laissant pas conter. Comme autrefois Robert Mallet dans ses entretiens avec Léautaud, Lacouture lâche parfois quelques appréciations ou quelques jugements dont on devine qu’il ne les émet que pour forcer son interlocuteur à le contredire en livrant ses arguments. Il est question de tout dans cette transcription de conversations : du christianisme, de Marc Sangnier et de son Sillon, de Bordeaux, de quelques grands hommes, de François Mauriac et d’un certain « général clair obscur ». Le livre à peine terminé, on aimerait enchaîner sur la suite. De combien de livres nous passant entre les mains peut-on dire cela ?
Historien. Judith Lyon-Caen, Dinah Ribard, L’Historien et la littérature (La Découverte, 2010, 128 p., 9,50 €). Les écrivains, naturellement, se préoccupent d’Histoire et d’histoires, ce n’est certes pas ici qu’on le démentira, mais l’historien, que fera-t-il de la littérature ? Comment se l’appropriera-t-il pour faire de l’histoire, et quelle histoire au juste ? Ce questionnement, aussi vieux sans doute que l’histoire elle-même, si l’on veut bien considérer que la tradition désigne comme littéraires la plupart des textes qui servent de sources aux historiens de l’Antiquité, Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard le reprennent à leur compte pour en dresser l’état des lieux. La première partie de l’ouvrage répertorie les usages de la littérature, à la fois source d’information, objet sociologique, exemple ou repoussoir, en soulignant notamment l’influence que peut exercer le modèle littéraire sur la manière dont les historiens envisagent leur propre pratique de l’écriture. Les auteurs récapitulent ensuite les traditionnelles difficultés méthodologiques qui s’imposent aux sciences sociales quand elles cherchent à se saisir de la littérature ; les problèmes liés à « l’historicisation de la catégorie de littérature », à l’évolution des mécanismes de qualification du littéraire, au statut qu’il faut accorder en particulier au témoignage, ou encore aux différents modes de contextualisation prennent alors tout leur relief. Dans une dernière partie, plus prospective, Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard entendent redéfinir le périmètre du phénomène littéraire et défricher les nouveaux terrains dont pourraient s’emparer les sciences sociales ; outre les désormais classiques questions de réception qui interrogent la manière dont la sociologie peut informer le processus de construction du sens, les auteurs, en s’appuyant sur l’idée d’une autonomisation progressive de la littérature par rapport à d’autres pratiques sociales, ébauchent des pistes de réflexion inédites sur la façon dont on peut revisiter les rapports du littéraire avec le politique et sur les usages sociaux de la littérature. D’un bout à l’autre, ce petit ouvrage remplit donc son rôle : sérieux, synthétique, bien informé, il restitue toute son épaisseur historique à une vieille question, tout en sachant dresser la géographie des perspectives récentes qu’elle a pu susciter.
Hugo (1). André Besson, Victor Hugo : vie d’un géant (France-Empire, 2010, 502 p., 22 €). S’est-on suffisamment avisé des points de parenté reliant, par-delà leurs œuvres respectives, Hugo et Dumas ? Une année de naissance (1802), un père général (pas le même), un engagement dans la naissance du Romantisme. Et l’un et l’autre qui reconnaissent leurs mérites respectifs. Exemple de Hugo, à propos de Dumas : « Il séduit, fascine, intéresse, amuse, enseigne. » À part ça, avec Balzac, Dumas et Hugo ont en partage la démesure, l’appétit de vie, la volonté prométhéenne d’en découdre avec elle. La poésie de Hugo est parfois inégale ou logorrhéique, les romans de Dumas parfois dialogués un peu à la va-vite. Restent deux forces qui vont, dans un siècle qui porte leurs stigmates. Hugo meurt en 1885, Dumas en 1870. D’aucuns (Bruno Viard), à propos de la bataille d’Hernani, ont suggéré que, dans cette pièce, la violence faite par Hugo à l’alexandrin « touchait à des stratifications quasi sacrées de la conscience nationale ». Question : « Pourquoi les libéraux défendaient-ils majoritairement l’alexandrin quand, six mois plus tard, ils allaient partir à l’assaut de l’ordre ancien restauré ? » André Besson, écrivain chenu, spécialiste de sa région (la Franche-Comté), dans une roborative, sérieuse et allègre biographie, évoque tout cela, les querelles littéraires et politiques ayant jalonné la longue vie d’Hugo, les déroutes successives et les triomphes retentissants. On galéjerait si l’on soutenait que cette biographie renouvelle les études hugoliennes : ce n’est pas son but, et elle l’évite. En revanche, dans son genre, traditionnelle et informée, elle se lit avec plaisir et l’entrain contagieux qui l’anime n’est pas feint. Le format adopté – 500 pages serrées – permet à l’auteur de développer quelques aspects secondaires mais pertinents : exemple ici, parmi d’autres, des origines lorraines, franc-comtoises et bretonnes de Hugo, ou du salon de Nodier, lequel, franc-comtois, prendra peu à peu ombrage des succès de son compatriote bisontin. Une dernière remarque, quant à l’équilibre subtil que maintient André Besson tout au long de son livre : le Hugo politique n’occulte pas ici l’écrivain, et le père de famille ni l’amant fougueux ne sont négligés. André Maurois et Hubert Juin n’ont pas à rougir de ce nouveau compagnon d’étude. C’est un peu mieux qu’un compliment : presque une décoration.
Hugo (2). Victor Hugo, Histoire d’un crime : déposition d’un témoin (La Fabrique, 2009, 768 p., 29 €). Il est beau que cette « déposition d’un témoin » (comme dit le sous-titre) paraisse sous la même couverture que cette Insurrection qui vient du « Comité invisible » qui fit si peur à quelques politiques. Le livre, en effet, n’a rien perdu de son éclat. Annoncé dès 1852, le récit en quatre journées du coup d’État se fit longtemps attendre, puisqu’il ne fut publié que fin 1877, vingt-six ans après les faits, le semi-échec des Châtiments n’ayant pas encouragé Hugo à livrer son Histoire d’un crime, troisième volet du triptyque (le premier étant Napoléon le petit). Hugo négligea donc le principe qu’il avait lui-même édicté : « Il faut battre le coup d’État quand il est chaud. » Pourtant, en le livrant enfin au public, en octobre 1877, au moment de la dissolution de la Chambre par Mac Mahon, il pouvait écrire, à la première page, que « ce livre est plus qu’actuel ; il est urgent ». Dans ce long retard par rapport aux événements et à l’actualité, l’Histoire d’un crime a certainement gagné en bien des domaines ; en particulier, l’expérience des Misérables se fait souvent ressentir dans l’art du récit et l’évocation de la ville. L’éditeur a bien fait les choses en demandant une préface à Jean-Marc Hovasse et une annotation historique détaillée à Guy Rosa. Le livre s’achève par près de cent pages d’annexes, dont un index biographique des personnages cités, qui n’en finira pas d’être utile.
Hugo (3). Henri Scepi commente « Les Misérables » de Victor Hugo (Foliothèque, 2009, 302 p., s.p.m.). Qu’elles sont étranges, si l’on y songe, ces collections où le même nombre de pages est alloué à qui parle de Bérénice et deGuerre et Paix, d’Adolphe ou des Misérables ! Après avoir déjà étudié Notre-Dame de Paris en Foliothèque, Henri Scepi aborde le chef-d’œuvre de Hugo comme un deuxième volet, creusé par le gouffre de l’exil, « expérience du silence, mutisme forcé » qui place Hugo dans un nouveau rapport à la parole, dans l’urgence et le souci de l’essentiel. En trois cents pages, l’auteur parvient à rendre compte de la genèse du monument, des aspects les plus difficiles à admettre aujourd’hui, l’humanitarisme et l’« Évangile du progrès », ainsi que d’une réception particulièrement complexe : il est toujours bon de relire certaines réactions, comme celle d’un Flaubert qui « ne trouve dans ce livre ni vérité ni grandeur. Quant au style, il me semble intentionnellement incorrect et bas ». Et Barbey d’Aurevilly lancé à la recherche d’un plan clair et raisonné d’un livre-océan est tout aussi pathétique…
Ionesco. Marjorie Schöne, Le Théâtre d’Eugène Ionesco : figures géométriques et arithmétiques (L’Harmattan, 2010, 214 p., 20,50 €). Les éditions de L’Harmattan nous avaient habitués à la publication d’innombrables thèses servies à l’état brut dans de multiples collections. Une étape semble franchie avec cet ouvrage issu d’un mémoire deMaster : voilà qui augure peut-être d’une extension redoutable, car indéfinie, d’un marché potentiellement considérable. Ce mémoire, disons-le, est un travail de deuxième cycle universitaire plus qu’honnête. Il est évidemment truffé de citations, présente 608 notes de bas de page et une foule de divisions et subdivisions du genre « III/A/3/3.3 », etc., mais sur le fond, on ne contestera pas la lecture qui est donnée du théâtre d’Ionesco, quoique assez sommairement philosophique. L’idée de mettre en évidence le recours symbolique, de la part d’Ionesco, à des figures géométriques ou arithmétiques, soit comme principe de construction des scènes, soit comme métaphores, ne manque pas de pertinence, sans toucher toutefois à de grandes profondeurs. L’auteur méritait la note qu’elle a probablement reçue. On peut néanmoins se demander si la publication de ce travail sous forme de livre imprimé s’imposait. Une édition électronique aurait pu faire l’affaire et rencontrer un public intéressé, tout en épargnant la vie de quelques arbres autrement nécessaires à l’avenir de notre planète.
Joyce. Louis Gillet, Stèle pour James Joyce (Pocket, 2010, 183 p., 9,50 €). Le livre parut en décembre 1941 aux Éditions du Sagittaire – à l’époque repliées sur Marseille – sous la direction de Léon Pierre-Quint. Rien ne prédisposait Gillet, auteur d’essais sur l’art, à découvrir l’univers joycien pour ensuite, fasciné, le faire connaître au grand public. Le miracle eut lieu grâce à son beau-père René Doumic (secrétaire perpétuel de l’Académie Française entre 1923 et 1937), alerté à son tour par Marie de Régnier de l’existence de cet étrange Irlandais. Les voies du Seigneur effectuent parfois de beaux détours, dont le lecteur de Gillet appréciera les arabesques. On apprend aussi qu’Edmund Gosse n’appréciait guère l’œuvre de Joyce et qu’il a tout fait pour éviter que La Revue des Deux Mondes lui consacrât un article. Il écrivit à Gillet : « Ulysse est une élucubration d’anarchiste, une infamie en fait de goût, de style, bref une ordure […]. M. Joyce est un auteur interdit par la police en Angleterre pour cause d’obscénité […]. C’est le type achevé de l’Irlandais fumiste, anti-Anglais, plus que suspect de sentiments germanophiles… » Le reste, à l’avenant, est aux antipodes du livre de Gillet, riche en informations passionnantes. Sur le même sujet, un éditeur éclairé le serait encore davantage en rééditant le livre de Philippe Soupault, Souvenirs de James Joyce, paru en 1945 chez Charlot. Soupault avait connu Joyce en 1918, à l’époque où il écrivait Ulysse.Des années plus tard, en 1930, il collabora à la traduction de fragments d’Anna Livia Plurabelle, traduction dans laquelle Joyce s’impliqua personnellement. En voici un extrait : « Par la terre et le nuageux, mais c’est que j’ai bigrement besoing d’une flancterge flambant neuf, pauvre de moite oui pour sur et dodu avec çà. » Lecteur, prends ton livre et lui donne un baiser.
Kessel. Joseph Kessel, Reportages et romans (Gallimard, Quarto, 2010, 1280 p., 27,50 €). Si la collection Quartodonne en général les œuvres quasi complètes d’un auteur, le pari avec Kessel, qui a écrit pas moins de quatre-vingt livres, n’était pas jouable. Gilles Heuré livre ici un choix ; on met longtemps à le comprendre et à distinguer les romans des reportages. C’est agaçant et quasi rédhibitoire. La seule manière de s’y retrouver est de consulter attentivement la bibliographie de Kessel, qui est bien présentée et aisément consultable, mais quand on ouvre le livre, les titres se succèdent sans qu’on sache à quoi l’on a affaire. La table des matières n’offre aucune indication. À la décharge de Gilles Heuré, ses préfaces, bien tournées et intéressantes, indiquent – quoique non d’emblée mais seulement au gré du texte –, s’il s’agit d’un reportage ou d’une nouvelle. Il reste Kessel, qui est partout où quelque chose se passe, sa qualité humaine lui permet d’entrer dans les lieux les plus fermés, et le hasard le servira souvent de manière prodigieuse. Sur la montée du nazisme en Allemagne, ce qu’il écrit est à la fois juste, convaincant et passionnant. Le film se déroule devant nous. Kessel est un prodigieux auteur, fulgurant, impatient, tout en étant un analyste serein, un conteur qui est la séduction même. Le choix constituant le volume nous le montre auteur dès le défilé triomphal du 14 juillet 1919 jusqu’aux premiers moments d’Israël en 1948, en passant par l’Irlande, la Russie, la Palestine, l’Allemagne de 1932, les États-Unis de 1933, l’Espagne de 1938, la Seconde Guerre mondiale. Le livre se termine sur un entretien (« J’aime les gens qui se dépassent ») qui ne laisse pas indifférent et ne va pas sans rappeler ceux du peintre Francis Bacon, Kessel ayant dû se faire interdire de casino, comme si cet amateur d’émotions fortes n’en avait pas vécu suffisamment sur le terrain (« J’ai failli me tuer à cause du jeu »). Il y dit sa passion pour Shakespeare, Panaït Istrati, Dostoïevski, Tolstoï, se situe lui-même dans la lignée de Conrad, Kipling, Stevenson, Jack London. Ouvrir ce livre à n’importe quelle page, c’est en poursuivre la lecture, pas tellement parce que c’est bien écrit, rythmé et captivant, mais en raison de l’intelligence et la sensibilité de l’auteur.
Loire-Atlantique. Jean-Yves Paumier, Guide littéraire de Loire-Atlantique (Siloë, 2010, 282 p., 20 €). Guide littéraire de Loire-Atlantique et non point guide de la Loire-Atlantique littéraire car, sous l’éminent patronage de Julien Gracq, il s’agit moins de recenser les auteurs d’un terroir que de redéfinir la forme d’un territoire en redonnant à lire ce qu’en ont dit les écrivains. Séduisant renversement de perspective que cette recomposition de la géographie par la littérature, même s’il n’est pas aussi original que l’auteur voudrait nous le faire croire, et projet d’autant plus méritoire que la Loire-Atlantique apparaît comme un artéfact administratif dont l’identité demeure bien improbable, entre Bretagne, vignoble et Vendée. Mais là où l’on s’attend à une anthologie qui laisserait largement la parole aux auteurs et prendrait le temps de s’installer dans les paysages à travers les textes, on trouve un annuaire qui multiplie les inventaires dont la longueur et le nombre disent assez la vanité. Chaque commune ou lieu-dit décline ainsi, avec une constance admirable, son lot de listes : liste de ceux qui sont nés dans le coin, liste de ceux qui y sont passés, de ceux qui y ont résidé, des propos de guides ou récits de voyage s’y rapportant, des historiens et érudits qui s’en sont occupés… La seule ville de Nantes voit ainsi défiler deux cent trente noms d’artistes et deux cent quarante références. Ivan Rioufol, chroniqueur à RTL et ancien journaliste à Presse-Océan, voisine avec Jules Verne, Marcel Schwob et Claire Brétécher, en une fastidieuse farandole qui n’a ni queue ni tête. Dans sa préface, l’auteur, par ailleurs chancelier de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire, assure crânement avoir convoqué mille écrivains et à peu près autant d’ouvrages, mais on peut se demander ce que cherche à signifier pareil effort de compilation ; la plupart des articles de l’ouvrage consistent en un montage indigeste de citations qui n’excèdent guère une ou deux phrases, quand ce n’est pas une expression jugée plus ou moins pittoresque. C’est à la fois trop et pas assez pour prendre la température d’un pays et soumettre un cœur à son climat.
Maisons. Renaud Camus, Demeures de l’esprit. France II. Nord-Ouest (Fayard, 2010, 590 p., 29,90 €). Au long de trente-neuf étapes, il s’agit d’un voyage dans les « maisons d’artistes et d’écrivains » ouvertes au public, allant du plus connu (Nohant, Combourg) à l’inattendu (le Bignon-Mirabeau ou Gruchy). Il y a pour le lecteur un plaisir presque romanesque à découvrir la maison natale de Millet ou le château de Robert de Goulaine, pour ne rien dire de La Garenne-Lemot, près de Nantes, terre du baron François-Frédéric Lemot (mort en 1827), vaste architecture où Renaud Camus voit « l’un des sommets de l’architecture néo-classique dans notre pays » – mais, ajoute-t-il, « si c’est le cas, le néo-classicisme n’est pas ce que l’on pense ». Ne croyez pourtant pas que l’auteur ne sache exalter que des lieux inconnus : son plus grand bonheur, il le trouve visiblement à « Hauteville House, qui est irrésistible et parfaite », et les deux adjectifs disent tout. Il excelle aussi dans le mineur, comme dans l’évocation des deux demeures bretonnes de Renan, sa maison natale à Tréguier et, tout proche, le manoir de Rosmapamon. À son meilleur, Renaud Camus nous reconduit en pleinebathmologie, science des niveaux qu’il pratiqua autrefois : « Si Combourg, au lieu d’être associé pour l’éternité (l’éternité bien menacée de la culture et des Lettres) au nom de Chateaubriand, avait été la demeure de Villiers de l’Isle-Adam, mettons, de Guy de Maupassant ou de Gabriel de Tarde, ce serait une merveille de demeure de l’esprit. » Hypothèses incongrues, ouvertures inespérées (comme cet aperçu, à Perros-Guirrec, de « La Silencio, la curieuse villa néo-romane de Maurice Denis et, avant lui, de l’actrice Marcelle Josset » !). Les nombreuses photographies dues à l’auteur qui illustrent le volume sont utiles et parfois belles, mais, à force d’éviter toute silhouette de visiteur, feraient croire que les demeures de l’esprit sont éternellement désertes, ce qui, malheureusement, est peut-être le cas. Avec ses Demeures de l’esprit dont il donne ici le deuxième volume, Renaud Camus est en train de renouveler à sa manière l’ancien Guide littéraire de la France, exhaustif au point d’être démentiel, mais qui guidait agréablement nos pèlerinages d’autrefois.
Minuit. Henri Vignes, Bibliographie des Éditions de Minuit (Librairie Henri Vignes & Éditions des Cendres, 2010, 416 p., 42 €). L’ouverture de compas détermine le propos du 20 février 1942 au 18 février 1972, du Silence de la mer à L’Anti-Œdipe. Trente années donc, choix qui sous-entend qu’elles sont la grande époque des Éditions de Minuit. En 2010, près de quarante ans de la production de cette maison n’en manquent pas moins dans ce volume (Jean Échenoz, Eugène Savitzakay, par exemple). De surcroît, la production des auteurs marquants de Minuit ne s’interrompt pas en 1972. Nous pensons moins au succès de L’Amant de Duras qu’aux derniers ouvrages de Claude Simon ou de Samuel Beckett. Mais, bonne nouvelle, Henri Vignes prépare un second volume. L’actuel fourmille d’informations. Si l’on excepte quelques notices un peu courtes, il nous plonge dans la vie de Minuit livre par livre, notamment dans sa dimension politique. Les œuvres d’art restent, tandis que les circonstances sociales changent et que les ouvrages politiques se périment. Il est donc d’un bel enseignement de voir ici retracée l’attention portée par Jérôme Lindon aux événements de son temps, en agissant sobrement mais radicalement. Quand Duras se passe de Gallimard pour publier Moderato Cantabile chez Minuit en janvier 1958, grâce à l’entregent d’Alain Robbe-Grillet, elle est sensible « au moment de son engagement [celui de Jérôme Lindon] le plus virulent contre la guerre d’Algérie ». La Question d’Henri Alleg, récit des tortures infligées en prison par l’armée française en Algérie à l’ancien directeur d’Alger républicain, paraît deux semaines plus tard. Il en a déjà circulé 72 000 exemplaires quand le livre est frappé de saisie en mars 1958. Lindon, menacé d’inculpation pour « participation à une entreprise de démoralisation de l’armée », ne sera pourtant jamais convoqué : le pouvoir a sans doute voulu éviter un bras de fer avec un homme dont le père est avocat général. Du reste, Lindon n’était pas homme à se laisser intimider. Comme le note Henri Vignes, en publiant Alleg ou Vidal-Naquet (L’Affaire Audin), Minuit renouait avec sa vocation première de clandestinité. En avril 1945, sa première époque a fait l’objet d’un petit volume historique et bibliographique où Jacques Debû-Bridel retraçait le détail des mille complexités de la clandestinité. De l’ouvrage d’Henri Vignes, on retient également que, si Minuit restera dans les mémoires grâce aux auteurs qui ont gagné la postérité, une maison d’édition ne vit que si elle inscrit de tels auteurs dans une activité beaucoup plus vaste. Lindon y aura-t-il assez insisté ? Pour publier des auteurs de qualité de vente parfois limitée, il faut publier, distribuer, alimenter un réseau beaucoup plus vaste. Ainsi près de trois quarts des titres publiés par Minuit durant la période en question ne figurent-ils plus dans le catalogue de l’éditeur : on ne trouve plus leur mention que dans ce volume. Trois quarts, cela peut sembler beaucoup, mais Henri Vignes nous assure que cette proportion est raisonnable. On aime l’humour et la pénétration de Lindon quand il écrit en 1958 : « S’il finit par trouver excellent tout ce qu’il fait paraître – il est bien le seul du reste –, l’éditeur ne peut s’empêcher de préférer les inédits les plus scabreux : ceux qui lui valent d’emblée sa réputation de cinglé, l’hostilité d’une majorité de libraires, ou d’être inculpé pour attentat aux institutions. Et, en effet, publier le livre qu’on attendait, ce n’est pas mal mais déjà plus exactement du domaine de l’édition : c’est une réimpression. Il sera intéressant de relire ce catalogue dans plusieurs années, pour voir s’il en subsiste quelque chose, et quoi, et comment. Voilà un jeu de société. Mais la partie n’en finit pas. »
Musset. Sylvain Ledda, Alfred de Musset. Les fantaisies d’un enfant du siècle (Découvertes Gallimard, 2010, 128 p., s.p.m.). On connaît les qualités iconographiques de cette collection, et ce volume consacré à Musset ne fait pas exception : on y trouve ainsi des photographies des créateurs du théâtre de Musset, en particulier de la gracieuse Madeleine Brohan. Le texte est une honnête synthèse biographique qui se lit avec plaisir, mais n’est ni très détaillée et ni vraiment critique : la lente déchéance du poète est montrée sans beaucoup d’analyse de ses raisons. On s’étonne que la bibliographie ne mentionne pas le livre d’Henri Lefebvre paru dans la collection des Grands dramaturges en 1955 : serait-il trop complexe ou trop marxiste ?
Nadar. Roger Greaves, Nadar quand même ! (Éditions d’en face-J. Reich, 2010, 298 p., 23,70 €). Nadar semble avoir multiplié à souhait non seulement une correspondance quasi graphomaniaque, mais des archives professionnelles et familiales, des textes autobiographiques et des témoignages, des feuilletons, des romans, des almanachs, des caricatures et des photographies. Pour raconter comment Félix Tournachon devint Nadar, le biographe devait donc organiser d’abord une masse considérable de documents et parvenir ensuite à se distancer d’une postérité en partie déjà orchestrée par le grand homme lui-même. Si l’admiration que Roger Greaves porte à Nadar transpire sans cesse dans son ouvrage, ce dernier, après tout, le mérite bien. L’auteur a su tirer parti de la verve de Nadar pour donner à cette biographie une allure romanesque sans céder à la tentation de romancer sa vie. Il est parvenu à ce qu’il ambitionnait : dresser un « portrait littéraire à valeur de fable ». On ne trouvera, dès lors, dans ce texte, ni notes de bas de page, ni références bibliographiques : elles figurent cependant dans une première version, publiée en 1980 (Nadar ou le paradoxe vital). La réédition du texte lui-même, très peu remanié, coïncide avec la commémoration du centenaire de la disparition de Nadar. On regrette que cette réédition ait relégué aux oubliettes l’index nominum et surtout les illustrations (photographies et caricatures).
Nouveau Théâtre. Jacques Lemarchand. Le Nouveau Théâtre 1947-1968. Un combat au jour le jour, préface de Robert Abirached, édition de Véronique Hoffmann-Martinot(Gallimard, 2009, 448 p., 28,90 €). Entré en 1943, à l’instigation de Jean Paulhan, chez Gallimard où il assurera bientôt la direction de la collection Le Manteau d’Arlequin, Jacques Lemarchand se voit confier par Camus la rubrique de critique dramatique de Combat. C’est le point de départ d’une activité de chroniqueur de la plus haute volée, qui choisit d’apprécier la création dramatique à l’aune des critères – ou des valeurs – de l’innovation, de l’audace, de l’inventivité. Non pas que Lemarchand ait jamais été le promoteur fougueux d’un quelconque dogme révolutionnaire, mais, par goût autant que par conviction, il était naturellement porté à louer les vertus d’un théâtre de la rupture, en retrait par rapport aux canons d’une écriture dramatique figée dans son académisme. On lui doit, par exemple, l’invention de l’appellation « théâtre de l’absurde ». Ce qui intéresse et passionne Lemarchand, de fait, c’est très exactement cette aventure du « nouveau théâtre », qui prend son essor dans les années de l’après-guerre et culmine en 1960, emportée par les Genet, Adamov, Beckett, Ionesco, Ghelderode, Vauthier, Vinaver, entre autres. Tel est le segment temporel que couvrent les chroniques et articles publiés dans Combat, La Nouvelle Revue française et Le Figaro, et réunis dans ce volume qui, non seulement offre à lire des textes qui étonnent et saisissent par leur justesse de jugement et leur fraîcheur d’expression, mais qui laisse apparaître les grandes lignes, les principes et les directions d’une démarche critique, elle-même inventive et audacieuse, vouée à se forger, contre les phraséologies conventionnelles, de nouvelles catégories descriptives et de nouvelles grilles interprétatives. Peu enclin, toutefois, aux théories et aux généralités, Lemarchand fait figure de critique lucide, qui demeure à l’écoute de ses intuitions et de son plaisir, et s’en remet, en dernière analyse, à la seule vertu de l’œuvre, conçue comme mesure du talent, de la célébrité ou de la gloire. Comme il le dit dans une chronique de 1949 : « Je suis persuadé que la vertu d’une œuvre, si elle est vraie, y suffit. » C’est que le théâtre est chose sérieuse, qui est l’ennemie de la distraction et de la frivolité. Ainsi, à propos des Épiphanies de Pichette, données au Théâtre des Noctambules en décembre 1947, et aussitôt raillées par une certaine presse, Lemarchand affirme : « Il ne s’agit pas de théâtre de “distraction” ; mais il s’agit de théâtre tout court, et de ce qui peut, et doit, dans le théâtre, toucher l’homme. » La visée humaniste de cette critique, attentive, compréhensive, ne fait pas de doute, mais elle ne se dilue jamais dans une espèce d’universalité abstraite. Lemarchand a toujours le souci de cerner un langage spécifique, un univers singulier, une vision personnelle et, point capital, de réinscrire ces aspects dans le cadre élargi d’une redéfinition en cours des arts. « Le théâtre est si peu un art isolé, observe-t-il en 1950, et les inquiétudes du théâtre […] sont si proches, si fraternellement et si évidemment proches de celles que connaissent au même instant tous les arts, que les recherches auxquelles se livre Adamov sur le drame moderne rejoignent étrangement, et sans qu’il s’en doute, celles de Nathalie Sarraute sur le roman. Notre rôle est de faire un faisceau de ces signes et d’essayer de comprendre. » Tel est bien le sens, et telle la raison, de ces articles de critique dramatique qu’on se réjouit de pouvoir lire dans cette édition.
Nusch. Chantal Vieuille, Nusch : portrait d’une muse du Surréalisme, suivi de Les Collages de Nusch, avec une présentation de Timothy Baum (Artelittera, 2010, 128 p., 40 €). « Nusch, femme énigmatique, devient l’amante indispensable du poète, vénérée tant dans la poésie que dans l’amour ! » – « Le regard si lumineux de Nusch pourrait faire oublier l’immense fatigue qui l’habite : elle lève ses yeux brillants d’une adoration immuable vers “son Paul” qui l’enlace tendrement de ses bras serrés contre son corps si frêle » – « Pour cela, elle s’est offerte à d’autres corps d’hommes avec pour seul désir celui de faire jouir jusqu’à l’extase celui de son époux si faible », etc., etc., etc. Ce bavardage impétueux et frénétique vise à retracer lyriquement la vie de la célèbre Maria Benz, dite Nusch, mais il le fait avec des présupposés bien contestables : Nusch serait « une femme méconnue » et « ce travail de Nusch comme modèle du photographe Man Ray est demeuré quasi inaperçu » : l’auteur semble ainsi avoir, de la bibliographie sur le Surréalisme, une connaissance assez succincte (elle ignore notamment Crevel). Ou bien pense-t-elle que cela fait très bien de déclarer que le sujet que l’on va traiter est encore relativement… vierge ? (bizarrement, ce livre ne porte aucun lieu ni nom d’éditeur, mais un avis nous avertit que « cet ouvrage est disponible chez votre libraire habituel en France ou à l’étranger »). Quoi qu’il en soit, Nusch figure depuis longtemps en bonne place dans la galerie des muses surréalistes, et cette biographie vaut surtout par les belles photos de Man Ray, Lee Miller, Brassaï ou Roland Penrose qui l’illustrent, certaines très connues, d’autres inédites. Galerie rêvée, et vraiment fascinante. Mais, pour le reste, que dire de Nusch elle-même ? Très belle, d’une beauté quasiment de femme-enfant, elle fut un modèle idéal – en même temps que, souvent, une amante de passage – pour les plus grands peintres et photographes, sans parler des poètes. Peut-être ne fut-elle même qu’un modèle. En effet, si sa vie amoureuse et sexuelle fut des plus riches et constantes, sa vie intellectuelle, elle, semble avoir été assez réduite. Peu lettrée, sinon pas du tout, elle restait silencieuse lors des réunions, ce qu’Éluard trouvait peut-être un avantage. Il serait cruel de rappeler ici le mot de Natalie Barney : « Il est des femmes qu’il est imprudent de sortir de leur cadre : le lit. » Mais sans doute vaut-il mieux, en effet, ne pas descendre Nusch de sa galerie de photos ou du chevalet des peintres, et ne contempler que son corps dans sa démonstration. Reste, il est vrai, la poésie d’Éluard… Précisément, Chantal Vieuille cite ses Lettres à Gala, qui forment un curieux contrepoint à la passion vécue de 1930 à 1946 avec Nusch. On se dit alors que ce n’est malheureusement pas demain que nous disposerons d’une vraie biographie d’Éluard : par-delà la légende officielle ou familiale, véritable hagiographie, il y aurait beaucoup à dire, tant sur le poète, cet élégiaque du Surréalisme, qui ne craignait ni la monotonie ni la « poésie ininterrompue », que sur l’homme lui-même. Mais cet homme, où est-il finalement, dans cette poésie limpide qui n’est qu’une permanente exaltation de l’amour ? Et ne serait-ce pas, grâce à cette perpétuelle célébration, faire rejaillir sur soi-même le prestige qui s’attache à la passion ? On ne sait en effet s’il s’agit d’une sublimation, ou bien d‘une supercherie : le libertin, l’habitué des bordels, l’échangiste, le partouzeur, le voyeur (que de qualités !) qu’était Éluard y a cédé la place à un metteur en scène de rêves fragiles et purs. Pas plus que Hugo, Éluard n’a laissé de textes érotiques, ce qui est peut-être regrettable. Et tout ce qui est dit par Chantal Vieuille de ses rapports avec Nusch comme avec Gala, révèle chez lui une énorme insécurité, une sorte d’émiettement profond et continu de la personnalité. Cette peur constante de se retrouver seul… Il finit par croire qu’en amour, la quantité pouvait tenir lieu de tout, ce que Breton aura beau jeu de lui reprocher. Pour en revenir à Nusch, tout indique que cette enfant de la balle vivait d’abord par et pour son corps, avec une spontanéité quasiment animale, et une innocence enfantine qui n’était sans doute pas son moindre charme. Les rares lettres d’elle qu’on connaît sont dépourvues d’orthographe, ce qui n’est pas grave, et démontrent justement un esprit enfantin. Nul doute que cet esprit, joint à de plus précieuses qualités physiques, faisait les délices d’Éluard. Néanmoins, est-il vraiment nécessaire de saluer en Nusch, comme le fait ce livre, une artiste inconnue et digne d’admiration, sous prétexte qu’elle a fait quatre ou cinq petits collages, que l’on reproduit, commente et glose à grand fracas, comme s’il s’agissait d’œuvres inconnues d’un immense artiste ? Il en va de même pour les trois « cadavres exquis » faits avec d’autres surréalistes qu’on connaît d’elle : disons-le nettement, tout cela est curieux, sans plus. Battre de la grosse caisse devant et proclamer que ces œuvres sont « magnifiques », c’est aller un peu loin, et le génie de Nusch, artiste de son corps, semble avoir été ailleurs, répétons-le. Mieux eût valu, en tout cas, surveiller davantage ce que l’on écrivait et corriger d’un œil moins distrait les épreuves. En effet, certains noms propres sont estropiés : « Castellanne », « Louis Parot », « Antonin Artuad » (sic), la rue Dulong devient, plus poétiquement, « la rue du Long », médianimiques se change en « médianiques », mais voici le plus beau : « les allemands se voient infligés leurs premières défaites » : nous, tant qu’à faire, nous aurions mis « infligées ». Et vous ?
Péguy. Pauline Bruley, Rhétorique et style dans la prose de Charles Péguy (Champion, 2010, 450 p., s.p.m.). Cet ouvrage documenté et démonstratif apporte, sur la formation du style dans l’œuvre en prose de Péguy, des éclairages contextualisés et enrichis des bénéfices d’une enquête poussée sur l’enseignement de la rhétorique au début du xxe siècle. L’hypothèse scientifique de ce travail est que les principes et les modèles de l’ancienne rhétorique, vantés par l’École au nom d’un universalisme retrempé aux sources de l’Antiquité, s’ils permettent à l’apprenti-rhéteur de se familiariser avec les lieux imposés d’un art du discours, ne lui offrent pas pour autant l’opportunité de se forger un style, c’est-à-dire des modes d’expression qui soient à la fois en accord avec la pensée et ses mouvements, et avec l’ordre du réel, ses sollicitations, ses injonctions. L’auteur montre comment Péguy, soucieux de fonder un style à la fois tempéré et humaniste, se désolidarise des modèles d’une rhétorique ornementale, vide de tout contenu effectif, parce qu’articulée sur des figures et des procédés, afin d’éprouver, par la grâce d’un style simple, dépouillé de toute surcharge inutile comme de tout artifice, la concordance de la pensée et du réel. Ce renversement, qui épouse l’évolution même de la rhétorique dans l’enseignement scolaire, est pour Péguy le reflet d’une conviction éthique et politique, sur laquelle prospère l’idéal socialiste prôné par les Cahiers de la Quinzaine. Munie ainsi d’instruments d’analyse efficaces, Pauline Bruley entreprend, dans la deuxième partie de son travail, d’étudier le style de Péguy en mettant en lumière précisément ces points de retournement par lesquels la rhétorique se convertit en style. L’accent est porté sur les formes de la dispositio, de l’amplification, de la période. Mais c’est dans les derniers chapitres que toute la force de la démonstration se fait jour, lorsque l’auteur éclaire l’éthos de Péguy, son être-dans et son être-avec la langue et l’art de discourir. On regrette que le versant linguistique proprement dit ait été occulté au seul profit du versant rhétorique et formel. De même, on s’étonne de l’absence de toute réflexion approfondie sur l’émergence de la stylistique, au moment même où opère, dans le travail de Péguy, la conversion sus-mentionnée. Mais la thèse présentée, par son information ample et raisonnée, ainsi que par son originalité, est de nature à renouveler l’approche de l’écriture de Péguy. Elle constitue une contribution à la compréhension des enjeux spécifiques de la prose chez un écrivain aujourd’hui un peu délaissé.
Poétesses. Femmes poètes du xixe siècle : une anthologie, sous la direction de Christine Planté (Presses universitaires de Lyon, 2010, 352 p., 16 €). Cette anthologie est une réédition augmentée d’un livre paru en 1998. Elle se distingue des anciennes (Les Muses romantiques d’Alphonse Séché, La Poésie féminine de Jeanne Moulin, ou l’anthologie de Marcel Béalu, pour citer les plus riches) en ce que son parti pris n’est pas seulement esthétique, mais socio-historique : l’auteur se réclame en effet des gender studies. D’où un échantillonnage restreint de femmes poètes (dix-neuf en tout) et un choix orienté de leurs poèmes. Le corps de l’ouvrage est pris entre une longue introduction et deux chapitres, l’un sur Femmes poètes, poésie ouvrière et poésie populaire, l’autre sur la place des femmes poètes dans l’histoire littéraire de la France. L’ensemble est complété par un Répertoire des femmes poètes du xixe siècle n’ayant pas fait l’objet d’une notice – plus d’une centaine, d’Allo (Marie) à Zuylen de Nyevelt de Haar (Hélène de) –, suivi d’une chronologie mettant en parallèle les ouvrages des dames et ceux des messieurs. Quatre périodes sont distinguées. Entre deux siècles nous révèle Constance de Salm, auteur d’une Épître aux femmesetd’une Sapho, qui est encore une rationaliste des Lumières, Adelaïde Dufrénoy et Victoire Babois, qui modulent des élégies et des romances. Les romantiques sont plus connues : Marceline Desbordes-Valmore, Amable Tastu, Delphine Gay, Élisa Mercœur, Louise Colet, Anaïs Segalas. Modernités regroupe Malvina Blanchecotte, la philosophe Louise Ackermann, la souffrante Louisa Siefert, l’anarchiste Louise Michel et Marie Krysinska, dont on a revisité le goût de la liberté lors du centenaire de sa mort. Plus connues encore, Sapho fin-de-siècle : Renée Vivien, Anna de Noailles, Lucie Delarue-Mardrus, Gérard d’Houville, Marguerite Burnat-Provins. En préambule, Christine Planté mentionne les travaux américains les plus récents, la polémique sur l’existence ou non de Louise Labé et les rééditions nouvelles. Elle rappelle que ces voix ne sont que celles qui ont franchi les barrières des interdits et des oublis de l’histoire littéraire. Elle récuse l’unité de la poésie féminine (le « romantisme féminin ») et souligne la diversité de leurs poèmes et de leurs engagements. Elle pointe en revanche l’unité de réception qui a eu cours, « où se mêlent défiance, ironie, galanterie et violente dérision ». Ces réactions masculines entraînent à leur tour une démarche d’autojustification des femmes, qui ont contribué à l’impression d’« éternel féminin ». Ce livre n’est pas une anthologie où un amateur de poésie a choisi des textes poétiques qui font rêver, mais un ouvrage riche en informations et en perspectives sur les femmes poètes. Le risque est qu’un jour il soit pris à son tour pour un objet d’étude sociologique.
Pontalis. Jean-Bertrand Pontalis, En marge des nuits (Gallimard, 2010, 127 p., 12 €). En écho à En marge des jours (2002) – écho inversé, en quelque sorte, amorti ou au contraire amplifié par la résonance nocturne –, En marge des nuits recueille les pensées fragmentaires d’un homme, psychanalyste et écrivain, dont la réflexion se laisse porter et inspirer par ce qui survient, par ce qui surgit sans vraiment s’offrir ou se déclarer. Jean-Bertrand Pontalis appelle cela des « événements » : « ce qui vous tombe dessus ou vous ravit, l’imprévu ». Cet imprévu peut être celui du rêve, mais aussi le fait du souvenir, du hasard des rencontres, des associations d’idées. Tous ces mouvements et ses déplacements qui assurent à la psyché son caractère changeant et insaisissable, dessinent dans le même temps, sinon un canevas, du moins une trame où le penseur à moitié rêveur devinera, selon les circonstances et les humeurs, des formes et des figures, peut-être même une histoire ou l’histoire d’une vie. L’auteur fait de l’usage du carnet un art, non point au sens technique ou rhétorique du mot, mais plutôt en ceci que l’écriture ramenée à la note ou à l’amorce de réflexion, libérée de tout projet conscient comme de tout dessein esthétique, se fait poreuse aux énergies et aux courants souterrains de la pensée. Elle capte et prolonge des ondes qui vont développer, à la surface des mots, leurs cercles concentriques. On ne s’étonnera pas, par conséquent, du décousu de l’ouvrage, de cette succession de fragments et de notules qui n’ont d’autre ambition que de fixer quelque chose, pas une idée ou un concept, mais un visage, une voix, un geste, une impression, une émotion, afin d’en cerner tout l’inconnu, toute la charge d’invisible d’une certaine manière. De là, bien sûr, l’attention accordée aux rêves et à leurs scènes spécifiques, déroutantes. Mais il y a plus. La note dépose l’événement, comme s’il s’agissait moins de mettre en réserve des provisions que de prendre date d’une future et totale disparition des choses et des êtres. Le carnet apparaît ainsi comme l’instrument d’une comptabilité singulière qui enregistre les événements pour aussitôt les placer sous le signe de l’effacement de tout, de la promesse de l’invisible à venir. Il y a, certes, dans ces lignes la constante présence/absence de la mort, qui incite Pontalis à reprendre, non sans humour, une pensée extraite duJournal de deuil de Barthes : « Maintenant, partout, dans la rue, au café, je vois chaque individu sous l’espèce dudevant mourir […]. Et avec non moins d’évidence, je les vois comme ne le sachant pas. » À quoi Pontalis ajoute : « Je fais le même constat mais, moi, j’ai envie de le leur faire savoir. » Puis il y a l’évocation des disparus, Claude Roy, Sartre, Fédida, Pouillon, etc. « Comptabilité funèbre », dit Pontalis. Mais au-delà de cette tonalité nocturne et parfois mélancolique, que la lucidité joueuse de l’auteur sait tenir à distance, c’est une réflexion sur l’absence, c’est-à-dire sur la vie et l’écriture, que les notes d’En marge des nuits permettent de tracer, en une espèce de continuité inapparente mais profondément persuasive. Ainsi, reprenant à son compte une pensée de Richard Millet, pour qui tout lecteur est « cet inconnu qui a la grâce frémissante d’être proche de moi tout en n’étant pas moi : le témoin invisible qui justifiera l’invisible », Pontalis se demande : « Tout écrit serait-il posthume, au sens où il serait émis par une voix absente, venue d’ailleurs, d’un pays lointain mais plus proche que celui où se succèdent nos jours ordinaires ? » C’est, en fait, le sens même de l’écriture définie comme une pratique autographique : « Entre la nuit et le jour Ego scriptor. Je écrit. Je parle quand, se croyant absent de sa parole, il parle enfin pour de vrai. » Tel est bien le propos essentiel d’En marge des nuits.
Privé. Jean-Pierre Renau, Clément Privé (1842-1883) (L’Harmattan, 2009, 242 p., 22,50 €). À l’actif de cet auteur, qui aime faire revivre les oubliés du xixe siècle, on compte déjà un pionnier du tunnel sous la Manche, la tribu de la comédienne Rachel, le bâtisseur de deux cents phares en Méditerranée et le véritable inventeur du poumon d’acier. Son dernier ouvrage est consacré à un Icaunais qu’il ressuscite littéralement de l’épitaphe de sa tombe négligée. La première partie raconte sa vie, la deuxième fournit une anthologie de son œuvre. Les notes et annexes composent la dernière partie. L’homme de lettres Clément Privé a résumé ses vicissitudes dans cet à-peu-près : « Département de la Dèche, chef-lieu Privé… » Profondément attaché à la nature, en particulier à sa « Puisaye adorée », il débuta en 1864 auPropagateur de l’Yonne, sous le pseudonyme de Pierre Grégoire pour ses vers, gardant son patronyme pour ses articles. Comme toute sa génération, il avait été marqué par la guerre de 1870 et la Commune. En 1871, il se rendit à Paris et y fit la connaissance d’Onésime Monprofit, un journaliste qui devint un ami et fut d’une aide appréciable. Mais Jean-Pierre Renau ne propose que des hypothèses sur les activités de Privé lors de ce premier séjour parisien. En 1876, il devint à Châteauroux le gérant de L’Ordre républicain. Trois ans plus tard, il collaborait à La Lune rousse de Gill, avec une charmante fantaisie, Bourgeois en promenade (sonnet circulaire) (« Précédé de son ventre et suivi de son chien […] »). Il travailla ensuite pour l’hebdomadaire Le Paris municipal et s’inscrivit à l’Association des journalistes républicains. En 1880, il persiflait joyeusement dans Le Beaumarchais, mais l’annotateur ne donne aucune précision pour éclairer son attaque de François-Sébastien Lavieille (1829-1886), député, commissaire-adjoint de la marine et conseiller général du canton de Cherbourg-Octeville. Le « député Freppel », fustigé dans Le Chat noir du 29 juillet 1882 – un petit chef-d’œuvre –, est quand même doté d’une note, mais pour mieux comprendre pourquoi Mgr Freppel montait à la tribune, il eût été utile d’indiquer qu’il combattait le rétablissement du divorce. Arlequin, journal satirique de Bourse, fut la création la plus originale de Privé, qui le rédigeait presque seul, mais ce périodique dura peu (« Arlequin sait qu’aujourd’hui, il n’y a pas de politique sans argent »). Privé, un oublié ? Certes, mais non pour les mallarmistes. Eugène Lefébure, futur grand égyptologue, fut un ami de jeunesse de Privé, avant de devenir celui de Mallarmé. Enthousiaste de Rabelais, Privé aimait la gaillardise et son sonnet « Parce que la viande était à point rôtie […] » en est un exemple. Henri Mondor, ayant trouvé ce poème écrit de la main de Mallarmé, l’avait incorporé dans l’édition de la Pléiade, où il se trouve toujours, malgré la belle démonstration faite par Pascal Pia en 1966 dans La Quinzaine littéraire et attribuant le sonnet au seul Privé. Le travail de Jean-Pierre Renau semble avoir été quelque peu bâclé. Qu’on en juge : « En vérité, ce volume de Nouvelles […] ne sera publié qu’à titre posthume » – il suffisait de consulter le catalogue de la Bibliothèque nationale de France pour découvrir que ce recueil avait été imprimé en 1881. Les erreurs de transcription sont flagrantes, la ponctuation paraissant ne compter pour rien. La collection d’Arlequin étant accessible, il était facile de contrôler les vers cités, et l’on s’étonne de lire « L’avenir est plein de grosses tempêtes ! » pour « L’avenir est gros de tempêtes ! » Toutes les citations duChat noir sont entachées de la même manière, sans parler des coquilles : Valdeck pour Waldeck ; 1970 pour 1870 ; au lieu de « de 1865 à 1870 », lire « 1880 », qui est la date du Nouveau Monde de Villiers. Les dîners du Bon Bock étaient mensuels et non annuels. La note promise à la page 93 à propos des Lettres persanes manque. Pourquoi l’auteur s’est-il privé d’une lecture attentive ?
Propriété. André Lucas, Propriété littéraire et artistique (Dalloz, 2010, 162 p., 11,90 €). La question du droit d’auteur ou, plus exactement, dans le cadre français, celle de la propriété littéraire et artistique, est aujourd’hui un guêpier économico-idéologico-technologique d’une extrême confusion. Depuis sa vraie naissance au xviiie siècle – l’arrêt réglementaire de 1777 – jusqu’aux déboires de la loi Hadopi, les évolutions de plus en plus complexes de cet ensemble de notions et de pratiques le conduisent de nos jours à des sommets d’obscurité. On sera donc reconnaissant à André Lucas de donner à ceux que cette question intéresse un exposé qui présente avec intelligence les principaux paramètres de cette problématique. Un index très développé permet au lecteur de s’y retrouver, aussi bien dans les principes juridiques que dans les situations très concrètes exigeant des solutions pragmatiques.
Proust. Kazuyoshi Yoshikawa, Proust et l’art pictural (Champion, 2010, 414 p., 75 €). Quatre cent dix pages de précision et d’intelligence par un professeur de littérature française à l’Université de Kyoto, éminent spécialiste de Proust, pour retracer le rôle de la peinture dans La Recherche. Quand Proust découvre-t-il Rembrandt ou Le Greco – Montesquiou voyait dans L’Enterrement du comte d’Orgaz le « plus extraordinaire tableau du monde » – et comment interviennent-ils dans ses écrits ? Quels sont les goûts de Swann en matière artistique, comment sont-ils décrits ? Comment les tableaux de Gustave Moreau jouent-ils dans La Recherche un rôle de miroir où se reflète un fantasme de chaque personnage ? Pourquoi faut-il que Bergotte meure devant le « petit pan de mur jaune » dans laVue de Delft de Vermeer ? C’est le 18 octobre 1902, à La Haye, que Proust découvre ce qu’il considère, lui, comme « le plus beau tableau du monde », comme il le confie à Jean-Louis Vaudoyer. Kazuyoshi Yoshikawa ne manque pas de relever l’amusant échange, frivole et snob, qui a lieu au sujet du Musée de La Haye et qui témoigne, une fois de plus, d’une incompréhension totale des arts de la part des protagonistes de La Recherche. On lira cet essai comme une promenade de goût dans la vie et l’œuvre de Proust. L’ouvrage est accompagné de toutes les reproductions souhaitables. Il y a même une petite mise en bouche de Jean-Yves Tadié, c’est dire !
Ramuz et Bosco. Michel Arouimi, Vivre Rimbaud : selon C.-F. Ramuz et Henri Bosco (Orizons, 2010, 368 p., 33 €). Un livre que l’on aurait aimé aimer. Le titre déjà, par la singularité de l’association des trois noms, aiguillonne l’attention. Il est riche de promesses mais ne les tient que de loin en loin, par bribes, oserait-on dire. Pourtant, Ramuz et Bosco sont ici enfin lus comme ils le doivent, débarrassés des oripeaux du régionalisme ou de la ruralité qui les a longtemps confinés dans une marge qu’ils ne méritent guère. Céline, en 1949, ne disait-il pas qu’outre ses propres œuvres (évidemment !), en l’an 2000, on ne lirait plus guère que Ramuz – et Morand, le « premier écrivain à avoir fait jazzer la langue française » ? Panthéiste et mystique, amant de la nature, grand lecteur de la Bible où il trouvait, après les Grecs, les mythes fondateurs à revisiter, voilà Ramuz. Un des aspects de sa modernité : choisir des thèmes religieux (comme « la fin des temps, la résurrection des corps, la réversibilité des souffrances et des grâces, la communion des saints ») et les « laïciser », ou les détourner pour les réécrire. Michel Arouimi esquisse de nombreux rapprochements entre Ramuz et Rimbaud. Écrivain « à la fois archaïque et moderne, moderne parce qu’archaïque », c’est là, l’étrangeté, la singularité de Ramuz, un peu à la manière de Cézanne, dont il disait qu’il était un « classique primitif ». Sa langue, éloignée aussi bien de l’universalisme abstrait que de tout pittoresque, dit l’expérience première de la solitude, de la séparation et de l’incommunicabilité. Écrivain du tragique, de la séparation du sujet et de ses « racines », « romancier de la condition humaine aux prises avec les forces naturelles », Ramuz compte, parmi ses zélateurs, des noms comme Claude Simon, Robert Pinget, Jean Starobinski, Philippe Jacottet, mais aussi Maritain et Pourrat. Bosco est sans doute moins familier au lecteur d’aujourd’hui, qui n’en connaît guère que L’Âne Culotte, Le Mas Théotime ou Pierre Lampédouze. D’où le plaisir de découvrir une œuvre « visionnaire » (sic) aux ressources insoupçonnées, loin, là encore, de tout régionalisme, de tout réalisme, mais riche de correspondances symboliques, aux franges parfois du « surréel », du mythe, de l’animisme primitif. Michel Arouimi nous met parfois l’eau à la bouche, le plus souvent hélas !, on cale : manque de pédagogie, trop de présuppositions que « tout cela est su ». En outre, l’impression qu’il manque une colonne vertébrale ordonnant cette suite de réflexions, de saillies, d’explications de textes parfois très pointues, mais qui égarent le lecteur plutôt que de lui prendre la main. Avoir des intuitions justes et fondées, c’est bien, les faire comprendre, c’est mieux. Ce volumineux essai, succession de textes pas toujours bien ajointés, fourmille de pistes, mais on demande une direction, et un peu de lumière.
Renard. Théâtre de Jules Renard (Omnibus, 2010, 1000 p., 28 €). Édition complète du théâtre de Jules Renard. Huit pièces, dont une écrite en collaboration et une adaptée de Poil de Carotte. On y retrouve la tendresse, la mélancolie enjouée, souriante, parfois grimaçante, l’absence de cynisme, l’acuité de vue et de trait, de celui que l’on réduit trop à son Journal pour n’exalter en lui que l’auteur de saillies ou de bons mots, certes souvent étonnants, mais qui occultent le reste et ne représentent qu’une part de sa vérité. Julia Hung, qui présente et annote chacune des pièces, indique combien le théâtre passionnait Renard. Il lui doit sa gloire, bien avant la publication du Journal. Il y passa, en outre, le plus clair de ses soirées (« J’y aurai peut-être dépensé le meilleur de mon indignation »). Ses maîtres ? Marivaux et Musset. Et une admiration inconditionnelle pour Cyrano de Bergerac. Le sujet : L’amour. Mais Renard ne badine pas. Julia Hung démontre, citations de la correspondance et du Journal à l’appui, comme son théâtre est autobiographique. Cela commence par La Demande, se prolonge par Le Plaisir de rompre (qui raconte sa rupture avec une pensionnaire de la Comédie-Française), se prolonge avec Le Pain de ménage : Renard est marié, les possibilités de l’adultère se multiplient. Question : « Comment l’homme tenté résiste-t-il à la femme tout aussi tentée par l’aventure ? » Le mariage implique des enfants. Les parents les
aiment-ils ? « En chœur, le public répond oui, mais Poil de Carotte le cloue à son fauteuil. » Qui dit mariage, dit amour conjugal : « Quel devoir incombe donc à un mari lorsque sa femme est aux prises avec un joli jeune homme qui ne pense qu’à la bagatelle ? Celui de la protéger. » Voici Monsieur Vernet. Thibaudet, qui considérait Renard comme un des plus grands écrivains de son temps, notait qu’il était « un des rares dont les œuvres complètes tiendront peut-être en bloc ». Avec le recul, on se dit que le « peut-être » est de trop. Dans ses notices, Julia Hung donne la parole à Renard, raconte la genèse des pièces et explicite les rapports de Renard avec le milieu du journalisme, ses amitiés, ses brouilles, ses joies, ses douleurs d’homme et d’auteur, ses rencontres avec les comédiens et les metteurs en scène de son temps. Elle évite tout dépaysement de Renard vers le misérabilisme et la médiocrité d’une époque qui, pour réels qu’ils fussent – aux dires de certains contemporains –, n’en exhaussent que mieux le génie de l’écrivain. À noter que cette édition inclut quatre adaptations théâtrales de l’œuvre de Renard (notamment du Journal), pour certaines très récentes. On applaudit donc, comme au tomber de rideau d’une pièce.
Rimbaud (1). Yves Reboul, Rimbaud dans son temps (Classiques Garnier, 2009, 440 p., 64 €). À peine fut-il révélé, et à retardement, que Rimbaud fut mythifié : par les décadents et les symbolistes, par des chrétiens comme Claudel, par les surréalistes, voire part les communistes. Dans une première partie, l’auteur montre combien Rimbaud appartient à son temps : le xixe siècle, celui des romantiques et des parnassiens, et de l’idéologie du Progrès incarnée par Hugo et certains mages et « voyants » romantiques. Après la dissolution polémique du mythe, le temps de la compréhension historique est venu, notamment pour la vingtaine de poèmes « communards » que Rimbaud a composés, dont quatre très explicites. Dans la seconde partie, Yves Reboul reprend ses exégèses de treize de ces poèmes. Gautier et Michelet sont présentés comme sources des Mains de Jeanne-Marie. Hugo, et non le Christ, est le personnage moqué dans L’Homme juste. Sont analysés également Les Chercheuses de poux, Les Douaniers, et Michel et Christine vu comme l’invasion des « nouveaux barbares », c’est-à-dire des classes dangereuses. Voyelles, qui en a vu, en matière d’exégèse, de toutes les couleurs, est expliqué, non par le son, mais par la forme des lettres, et son caractère ironique est souligné. « L’Étoile a pleuré rose […] » n’est pas seulement un madrigal rappelant le blason du corps féminin de Mérat : son dernier vers rappelle la Commune. Le poème zutiste Paris n’est pas qu’une mosaïque de publicités, c’est aussi une dénonciation des réactionnaires ou de certains idéologues mous après la Commune. La « Babylone » de Bonne pensée du matin est Paris, et le tyran, Monsieur Thiers. Quelques indications sont données à propos de quatre Illuminations, qui donnent à penser que le critique va poursuivre l’exploration. Un appendice, Traité des trois imposteurs, fait le point sur les manipulations de Verlaine, Isabelle Rimbaud et Ernest Delahaye. On notera la parution simultanée du recueil d’articles de Steve Murphy, Rimbaud et la Commune, qui pèse en faveur d’un « Rimbaud politique ». Rimbaud en son temps est une contribution majeure sur ce sujet, où sont présentées des hypothèses souvent originales et toujours vérifiées par des preuves textuelles.
Rimbaud (2). Arthur Rimbaud. Une saison en enfer et Illuminations suivies d’un choix de lettres, édition de Dominique Noguez (Éditions du Sandre, 2010, 152 p., 19 €). Cette édition est composée d’une manière de lettre-préface de Dominique Noguez (« Cris et éblouissements ») qui date de 1991 et ne semble pas avoir été retouchée, ni « mise à jour » (eu égard à son absence de commentaire à propos de la nouvelle édition de la Pléiade, alors que Dominique Noguez évoque les deux précédentes) et d’une « orientation bibliographique » succincte (mise à jour, elle, semble-t-il). Dominique Noguez aime Rimbaud, un peu à la manière de Sollers. Ce petit volume est aussi une occasion de saluer sa maison d’édition, dont le catalogue a des noms qui intéressent les lecteurs d’Histoires littéraires : Jules de Gaultier, Ernest Hello, Paul Jean Toulet, Henri Heine, Sacher-Masoch, Barbey d’Aurevilly, Jules Renard, Chamfort, Rollinat, etc.
Roman personnel. Véronique Dufief-Sanchez, Philosophie du roman personnel. De Chateaubriand à Fromentin 1802-1863 (Droz, 2010, 416 p., s.p.m.). La critique n’en a plus aujourd’hui que pour l’autofiction, l’autobiographie, le récit de soi – bref, tout ce qui fait de la littérature un vaste confessionnal, factice ou non, ou un laboratoire où l’objet de l’expérimentation est celui qui s’y livre. On oublie, ce faisant, que cette préoccupation ne date pas d’aujourd’hui et qu’elle est même l’un des traits les plus caractéristiques du romantisme dans la fiction. L’auteur de cet essai on ne peut plus sérieux ne se reconnaît ainsi de prédécesseurs, en cherchant bien, que Sainte-Beuve au xixe siècle ou, en 1905, un certain Joachim Merlant, seul universitaire ayant étudié avant elle le « roman personnel ». L’ambition de Véronique Dufief-Sanchez est en effet de mettre en évidence ce genre négligé, jamais théorisé en tant que tel, mais dont elle reconstruit l’identité transgénérique en y faisant apercevoir une dimension philosophique propre à la modernité en train de s’inventer. Dimension qui donne à certains romans du xixe siècle une profondeur nouvelle par la mise en scène d’un rapport complexe de soi à soi, sur un fond de mélancolie hantée par la libido sciendi, la passion des livres, un rapport difficile au féminin (y compris chez les femmes). Véronique Dufief-Sanchez se livre à une vaste enquête, très structurée, parcourant les œuvres qu’elle considère comme les plus représentatives de ce type de roman. Elle distingue, dans une première partie, ceux qu’elle désigne comme des « initiateurs », dans une deuxième les « épigones du second rayon » et, dans une dernière, assez dialectiquement, les « romans de l’écrivain », où elle voit la « floraison du genre ». Chacune de ces parties présente ainsi une succession de chapitres consacrés à une seule œuvre, dont elle donne une lecture nourrie d’échos précis à des travaux critiques permettant d’appuyer la perspective choisie. La thèse qui unit les quinze études donne une cohérence à l’ensemble. On ne s’étonne pas de trouver, parmi les « initiateurs », Chateaubriand et René, Benjamin Constant et Adolphe, ou Sainte-Beuve et Volupté. Le lecteur risque en revanche de faire quelques découvertes ou redécouvertes dans la deuxième partie, avec l’Émile d’Émile de Girardin (1827), Aloys de Custine (1829), Arthur d’Eugène Sue (1838),Voyage autour de mon jardin d’Alphonse Karr (1845) ou les Mémoires d’un suicidé de Maxime Du Camp (1855). On retrouve un terrain plus connu dans la troisième partie, avec des études sur la Confession d’un enfant du siècle, sur Le Lys dans la vallée, ou même, du moins pour les flaubertiens, les Mémoires d’un fou et Novembre. Dans cette même partie, un chapitre est consacré au Raphaël de Lamartine (1849) et à Dominique de Fromentin (1863). La copieuse introduction a cependant d’abord fait le tour de la problématique en la situant de manière un peu polémique par rapport à notre époque « où l’art contemporain n’est plus visible sans glose, où il faut un mode d’emploi pour accéder aux œuvres » – ce par rapport à quoi « les romanciers personnels nous rappellent que l’art est une philosophie du faire. La littérature n’exhibe sa philosophie que dans la consistance concrète de son “feuilleté”. Les œuvres d’aujourd’hui font souvent le grand écart entre un formalisme stérile et l’envahissement des textes par le commentaire : le faire et le philosopher sont disjoints et contraignent ainsi le critique à des contorsions impossibles ». Pas de contorsions ici, en effet, mais une vision sans excès d’ambition théorique et qui constitue un appel à lire ou à relire des œuvres que l’on croit trop bien connaître, quand on les connaît. Lecture largement facilitée aujourd’hui par leur disponibilité dans des versions numériques en ligne. C’est le cas du roman d’Alphonse Karr qu’il est possible de lire, dans diverses éditions anciennes, sur le site www.archive.org, en attendant la réédition que Véronique Dufief-Sanchez nous dit être en train de préparer.
Rostand (1). Edmond Rostand, L’Aiglon, mise en scène sonore réalisée par Mosché-Naïm en 1964 (Frémeaux et associés, 2010, CD + livret). Belle occasion de redécouvrir la pièce de Rostand, dont bien des morceaux de bravoure restent en mémoire. Pierre Vaneck, qui interprète le personnage-titre, est mort il y a quelques mois. Son interprétation est, comme à son habitude, toute d’intériorité. François Maistre, avec son inoubliable voix nasale, joue Metternich. Un peu décevante, par son manque de fougue et de pittoresque, est la prestation de Jacques Dumesnil dans le rôle de Flambeau. Autre choix discutable, le commentaire de Maurice Clavel pour décrire le contexte de chaque scène : outre qu’il est inutile, sa voix couvre certains vers de la pièce, ce qui est ennuyeux et désagréable. Mais ce sont là des réserves mineures par rapport au plaisir général de l’écoute. Une fois encore, bravo aux Éditions Frémeaux, et un merci anticipé pour une prochaine édition d’un enregistrement de Chantecler.
Rostand (2). Michel Forrier, Chantecler. Un rêve d’Edmond Rostand (Gascogne, 2010, 385 p., 23 €). L’année 2010 est le centenaire de la création du Chantecler de Rostand, ce qui n’a pour l’instant guère suscité d’écho critique – pour ne rien dire des représentations… Heureusement, Michel Forrier, à qui l’on doit la découverte du Gant rouge, ce vaudeville de jeunesse de Rostand publié l’an passé, s’attache, dans ce nouveau volume, à rappeler les circonstances de la création de la pièce. À force d’avoir fait attendre l’événement, le poète enfermé dans la neurasthénie finit par ne plus maîtriser le cours des choses, le coup le plus dur étant, en 1909, la mort de Coquelin, créateur de Cyrano, à qui le rôle du coq était destiné. Son remplacement par Lucien Guitry ne fut pas heureux. L’auteur a réuni une documentation abondante – en particulier de nombreuses correspondances, souvent inédites –, ce qui lui permet de suivre les péripéties de cette trop longue genèse : l’écriture de l’œuvre, les préparatifs de la création, la pression insupportable opérée par la presse – qui publiait des fragments piratés de l’œuvre – et enfin la création qui, inévitablement après une pareille montée de l’attente, déçut la critique. Le public vint néanmoins et s’enthousiasma, devant cette féerie spectaculaire et la débauche de costumes d’un luxe rare. À la différence de Cyrano de Bergerac et de L’Aiglon, Chantecler n’est pas parvenu à s’imposer dans le répertoire, et le chant du coq devint le chant du cygne du dramaturge qui, pendant les années qui lui restaient à vivre, ne parvint pas à terminer d’autre pièce. Sans doute le livre de Michel Forrier aurait-il gagné à être resserré, plus concis, plus maîtrisé, mais son foisonnement a quelque chose de sympathique, et l’on se réjouit qu’une telle ferveur célèbre le centenaire d’une œuvre importante et négligée. Abondant cahier d’illustrations, mais pas d’index.
Saint-Exupéry. Marie-Hélène Carbonnel, Martine Fransioli-Martinez, Consuelo de Saint-Exupéry : une mariée vêtue de noir (Rocher, 2010, 570 p., 24 €). Cette nouvelle biographie de Consuelo Suncin, établie par une universitaire hispaniste et par l’épouse de son exécuteur testamentaire, reprend en miroir l’ensemble des matériaux déjà utilisés par Alain Vircondelet dans C’étaient Antoine et Consuelo de Saint Exupéry, paru en 2009. Mais l’originalité de cette biographie tient évidemment à la position de départ des auteurs : le centre de l’étude est bien cette fois l’épouse de l’auteur du Petit Prince et non plus surtout, comme précédemment, Saint-Exupéry lui-même. Pour la première fois, Consuelo Suncin est présentée dans son milieu, et il est ainsi plus aisé de comprendre son évolution. Leur connaissance approfondie de l’Amérique Latine permet aux auteurs, non seulement de situer Consuelo dans son environnement familial et sociologique, mais aussi de dépeindre les cercles où elle a évolué. L’exploitation méthodique de tous les documents maintenant accessibles, en particulier les derniers enregistrements inédits de 1978/1979 de Consuelo elle-même, ses Lettres du dimanche, ainsi que l’utilisation des ouvrages de José Vasconcelos, son premier « guide et formateur » aussi bien qu’ami et amant, ou les mémoires de son amie d’enfance Claudia Lars, renouvellent la perception que l’on pouvait avoir de l’auteur des Mémoires de la Rose ou d’Oppède.Tout est mis en œuvre, ici, pour une meilleure compréhension de l’attitude de cette femme exceptionnelle qui plaçait « l’esthétique » comme « le moyen idéal d’atteindre à la libération de l’esprit ». Tout son itinéraire, d’Armenia au Salvador jusqu’à la Californie (où elle contracte un premier mariage), puis au Mexique (où elle se forme auprès des grands muralistes), puis à Paris (où elle rencontre puis épouse le Guatémaltèque Enrique Gomez Carrillo, échotier et diplomate), prouve une volonté tendue vers une formation rigoureuse et un appétit de découvertes artistiques parallèlement à un grand désir de liberté. Elle côtoie, grâce à Carillo, des hommes politiques et des artistes. De Gabriele d’Annunzio à Salvador Dali, sans parler des Surréalistes, tous lui témoigneront une amitié fidèle, et elle saura tirer le meilleur de leur fréquentation. Car tout est excès chez « la petite Salvadorienne » comme le sera son amour pour Saint-Exupéry. Le parti pris de focalisation choisi par les auteurs, qui se placent toujours du point de vue de Consuelo, permet de saisir sa personnalité. L’utilisation de nombreux modalisateurs destinés à interpréter toujours favorablement l’attitude de l’artiste aux talents éclectiques – sculpteur, peintre et écrivain – tend à magnifier son image. Cette attitude, qui pourrait être contestée mais s’explique par le comportement de Saint-Exupéry lui-même – chacune des aventures de Consuelo correspond aux « vacances » que s’octroie Saint-Exupéry et que son épouse lui accorde –, la rend plus proche de son aviateur-poète. Parce qu’elle est, elle aussi, créatrice, elle a pu comprendre ce mari, son « arbre », qui lui revient totalement à New York lors de l’écriture de ce Petit Prince dont elle est l’inspiratrice. S’il a toujours refusé le divorce, en dépit des pressions qui l’y encourageaient, c’est qu’il la savait indispensable à son propre accomplissement. Elle révèle à Jacques Chancel, lors de la Radioscopie qu’il lui a consacrée en juillet 1970, son véritable rôle : l’attente. Peut-être était-ce la seule façon de comprendre « Pimprenelle » que de lui reconnaître ce « sentiment tragique de la vie » qui lui a permis de vivre aux côtés de Saint-Exupéry et de lui rester fidèle au-delà de la mort. En somme, cette nouvelle analyse repose sur la sensibilité profondément hispanique des auteurs et permet de faire table rase de toutes les médisances dont Consuelo a été l’objet, lorsqu’elle n’a pas été totalement occultée, et met en évidence la place particulière qu’elle a occupée : elle est elle-même une artiste éprise de liberté et a sans doute été, pour cela, la première à comprendre le génie de Saint-Exupéry.
San-Antonio. Joséphine Dard, Frédéric Dard, mon père (Michel Lafon, 2010, 192 p., 29 €). Pour les aficionados du commissaire et de son Bérurier. « Le corbeau croasse, la grenouille coasse et le serbo croate. » Comment en vouloir à un auteur de rompols capable de laisser imprimer de telles approximations ? Cet album reconstitue la vie de Dard et toutes ses rencontres, qui furent nombreuses. Les premiers San-Antonio étaient excellents, avec de véritables intrigues. Les suivants…. Passons. Ah ! qu’il avait du talent, Frédéric Dard, quand il n’avait que du talent !
Sand (1). George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier, 1836-1837, Simon, édition critique par Catherine Mariette-Clot, Lettres d’un voyageur, édition critique par Suzel Esquier (Champion, 2010, 680 p., 115 €). La colossale entreprise des Œuvres complètes de George Sand se poursuit, selon un ordre chronologique régissant le couplage des œuvres par volume. Après les tomes consacrés aux premières œuvres avant Indiana, ou l’édition conjointe d’Indiana et Valentine, le présent volume déçoit. À la lecture de la présentation de Simon par Catherine Mariette-Clot, on en vient à regretter que ce roman n’ait pas été proposé avec Mauprat plutôt qu’avec lesLettres d’un voyageur. Simon a en effet été écrit « dans l’interstice de […] deux moments de la genèse deMauprat », comme le rappelle Catherine Mariette-Clot. Il marque, avec ce roman-frère, un tournant décisif dans l’œuvre de Sand, « dans ses engagements, et aussi dans son écriture », alors que la romancière a décidé de plaider en séparation contre Casimir Dudevant, a rencontré l’avocat républicain Michel de Bourges et découvert l’œuvre de Lamennais. Catherine Mariette-Clot montre comment ce « roman lumineux » intègre le politique et l’historique dans la fiction, articulant « temps du roman » et « temps de l’Histoire ». Une nouvelle ère dans la création romanesque sandienne s’ouvre alors. L’apparat critique et le relevé des variantes sont d’une grande précision et viennent compléter l’ancienne édition de Michèle Hecquet (1991). Seules les 6e et 7e Lettres d’un voyageur sont vraiment contemporaines de la rédaction du court mais décisif roman de Simon, puisque la publication de ces Lettres en revue s’est étalée sur une durée longue, de 1834 à 1836, avant la constitution du recueil de 1837. Cette dernière œuvre constitue à elle seule un monument littéraire du premier xixe siècle et aurait sans doute mérité une édition d’une autre ampleur et d’une autre ambition, peut-être en un seul volume, que celle ici proposée. Certes, les Lettres d’un voyageur ont déjà été éditées par Georges Lubin dans les Œuvres autobiographiques de Sand en Pléiade. Mais elles sont d’une richesse et d’une profusion telles qu’elles méritaient d’être revisitées selon des approches variées dépassant le seul balayage thématique. Or, la présentation des Lettres d’un voyageur fournie ici, étrangement dépourvue de notes (plusieurs références sont dès lors allusives), demeure en-deçà de la portée (esthétique, poétique, politique) de l’œuvre. Aucune étude des effets de lecture induits par le regroupement de ces Lettres en recueil n’est menée ; on peine d’ailleurs à savoir quelle version a été choisie pour l’établissement du texte. Aucun manuscrit n’ayant été retrouvé depuis l’édition Lubin, on manque aussi l’occasion de renouveler l’approche génétique de cette œuvre épistolaire, glissant de la sphère privée à la scène publique. Heureusement, l’annotation des Lettres par Suzel Esquier est précise et constitue une aide pour le lecteur que la mobilité énonciative et les variations de sujets comme l’art sandien de la polémique en contexte déroutent parfois. Certaines petites erreurs de Lubin ont même été corrigées au passage. Un dossier étudie la réception des Lettres d’un voyageur et donne à lire des textes rares, comme le compte rendu contourné et étonnant d’Auguste Bussière dans la Revue de Paris, voyant dans les idées « poussées dans le faux, dans l’outré, dans la contradiction » de Sand, « l’expression du désordre intérieur qui bouleverse une âme déchirée par une lutte acharnée […] Bénies soient donc, au nom de la poésie, toutes ces monstruosités que nous signalions tout à l’heure au nom de la logique ! » conclut-il. Suivent un long extrait du George Sand de Théobald Walsh (1837) et quelques fragments d’Une course à Chamonix, « conte fantastique » d’Adolphe Pictet (1838) en écho à la 10e Lettre. Dans l’apport de ces documents, le projet éditorial des Œuvres complètes, en ce nouvel opus, retrouve sa force et sa raison d’être.
Sand (2). Xavier Vezzoli, Frédéric Chopin et George Sand : de la rupture aux souvenirs (A. Zurfluh, 2010, 119 p., 10 €). Le bicentenaire de la naissance de Frédéric Chopin favorise une activité éditoriale intense, donnant lieu à la publication d’ouvrages d’intérêt variable. La couverture hideuse de ce petit ouvrage comme son sous-titre annoncent le pire : une focalisation sur l’anecdote biographique, opérant le mouvement inverse de celui que Sand imprima à ses ouvrages d’inspiration personnelle (tel le roman Lucrezia Floriani, écrit à la fin de sa relation avec Chopin) : un effacement de la référence et un élargissement vers l’universel. Il faut franchir l’alignement de clichés d’une préface redoutable (où il est question de « soirées romantiques », de « feu d’artifice de passions » et de l’« incontestable amour maternel » de Sand) pour accéder au meilleur de ce petit livre. On n’y trouvera, certes, aucune analyse littéraire ou musicologique, on n’y suivra aucune étude de documents inédits : le propos est délibérément biographique. Mais on y découvrira une lecture croisée, scrupuleuse, des correspondances de Sand, de Chopin et de certains de leurs proches (Heine, d’Agoult, Liszt, Hortense Allart, Albert Grzymala). Habilement, finement, Xavier Vezzoli tient compte, dans son exploitation du matériau épistolaire, des stratégies d’occultation comme de la mauvaise foi, du mensonge par omission ou de la détresse affective des scripteurs ; la visée de la lettre, parfois promise à la publicité par son destinataire, est également cernée. Ainsi, la correspondance est exploitée, non comme le lieu d’inscription de quelque vérité, mais comme l’espace où s’élaborent et se confrontent des vérités partielles et provisoires. L’auteur se fonde aussi, avec le même doigté, sur des biographies de Chopin composées par des familiers ou d’après leur témoignage immédiat : la biographie écrite par Franz Liszt (la première), celle de Louis Enault, celle de Frederick Niecks, celle de Ferdinand Hoesick, ou le témoignage de Charles-René Gavard, ami du pianiste qu’il assista dans ses dernières semaines. Quel est l’objet de l’enquête ? Il s’agit de remonter aux causes familiales de la séparation de Sand et Chopin, et de trancher le différend qui oppose depuis sandiens et « chopiniens » : Sand a-t-elle abandonné Chopin malade, négligeant de lui rendre visite et même d’assister à ses obsèques ? Sans dévoiler les étapes et les conclusions de cette investigation serrée, se lisant parfois comme un roman policier, on dira seulement que l’accusée en sort presque acquittée, victime de la méfiance comme de la désapprobation politique, religieuse et morale de la famille et des amis polonais de Chopin. Gageons que le débat n’est pas clos ; reconnaissons aussi que l’essentiel est ailleurs, dans l’œuvre respective des deux artistes.
Sauvage. Cécile Sauvage, Écrits d’amour, édition établie et annotée par Béatrice Marchal (Cerf, 2009, 190 p., 20 €). Cécile Sauvage (1883-1927) est surtout connue comme auteur de L’Âme en bourgeon (1910), recueil où elle évoque l’attente et la naissance de son premier enfant, le compositeur Olivier Messiaen. Se doutait-on que cette poétesse de la maternité dissimulât une amoureuse et une mystique sans dieu ? Sous le titre Écrits d’amour,Béatrice Marchal réunit quatre textes : L’Étreinte mystique, Prière, L’Aile et la rose et Primevère. Primevère fut publié à deux reprises, en 1928 et en 1929, par Pierre Messiaen, mari de Cécile et père d’Olivier. Dans sa présentation comme par ses notes, Béatrice Marchal montre que ce recueil posthume procède en fait d’une falsification. Bien des indices montrent en effet que, sans doute animé par la jalousie et soucieux de laisser à la postérité l’image d’une femme aimante et fidèle, Pierre Messiaen a détourné, caviardé, réécrit ou démembré le Livre d’amour de Cécile, un ensemble de textes inspirés par sa liaison – aussi brève qu’intense – avec Jean de Gourmont, frère de Remy et comme lui collaborateur du Mercure de France. Primevère représenterait alors la partie révélée d’un ensemble dont la partie cachée se composait, entre autres, de L’Étreinte mystique et de Prière, mais aussi deL’Aile et la rose, les trois autres textes dont Béatrice Marchal édite ici le manuscrit retrouvé en 2003. Cette dernière dédie son livre « à celles et à ceux qui ont foi en la fécondité du Désir ». Toutes ces pages témoignent d’une passion dont les élans à la fois sensuels et mystiques justifient en effet la majuscule mise à Désir. Leur genèse est aussi digne d’intérêt que palpitante, et estimable l’enquête dont elles ont fait l’objet. On reste cependant libre de n’adhérer que faiblement à des vers qui, bien que vibrant à un très haut degré, paraîtront saturés d’abstractions sinon de clichés (détresse infinie, pur amour, front brûlant, lèvres pudiques, etc.). Les proses de L’Étreinte mystique, en revanche, étant plus référentielles, sont aussi moins exposées à de pareils reproches. Elles dénotent un univers bourgeois qui, par ce qu’il offre aujourd’hui de désuet, ne manque ni d’originalité ni de charme.
Strasbourg. Régis J. Spiegel, Strasbourg romantique au siècle des peintres et des écrivains voyageurs (La Nuée bleue, 2010, 216 p., 38 €). Alsaciens d’Alsace et d’ailleurs, cet album est pour vous. N’est-ce pas un plaisir constant et assuré de découvrir la manière dont les artistes et les littérateurs des siècles passés ont vu et dépeint sa ville, surtout lorsque le passé de cette ville a en bonne partie disparu ? Dans le cas présent, on tombe sur du beau monde, de Delacroix à Courbet, et on ne saurait reprocher à Régis J. Spiegel d’avoir insuffisamment farfouillé pour rassembler toutes les allusions littéraires à Strasbourg qui lui étaient accessibles. Certes, un La Ciotat romantique ou un Tarbes romantique constituaient des exercices moins aisés, mais l’auteur a fait de la bonne besogne. Quant à Taine, il devait être mal luné ce jour de 1863 où il nota qu’il trouvait dans Strasbourg « quelque chose de terne dans l’aspect ; manque complet d’élégance ; c’est une ville de gens qui n’ont pas besoin de finesse et de luxe ». Vraiment, l’Hippolyte devait être dans un mauvais jour.
Tardieu. Jean Tardieu, Candide. Adaptation radiophonique du roman de Voltaire 1944-1946. Présentation de Delphine Hautois, André Magnan et Morgane Paquette(Centre international d’étude du xviiie siècle/Publications de la Société Voltaire Ferney Voltaire et Ina, 2010, 63 p. + un CD, 20 €). Les amoureux de la radio savent que le poète Jean Tardieu, « Monsieur Jean », y a joué un rôle précieux au sortir de la Seconde Guerre mondiale. La réédition soignée (CD, livret du texte, présentations) de l’enregistrement diffusé par la Radiodiffusion française le mardi 10 septembre 1946 à 21 heures, conservé à l’Institut national de l’audiovisuel parmi trois millions d’heures de programmes, est une initiative sympathique. Il est heureux d’en disposer. Les rebondissements du Candide, bien honnêtement rendus par Tardieu, ne manquent ni d’humour ni de relief, et le caractère quelque peu désuet, naïf, charmant de l’ensemble tient autant aux textes de Voltaire et Tardieu qu’aux comédiens, aux voix de l’époque, aux accompagnements musicaux. Par comparaison, la réédition récente (Frémeaux & associés) de la lecture du Pierrot mon ami de Queneau (1942) par François Périer, huit ans plus tard, en 1954, n’a pas pris une ride. Mais, tout de même, c’est bien ici l’immense Voltaire, le dénonciateur, l’homme libre, subversif et joyeux.
Télévision. Télérama 60 ans : nos années culture I et II (Éditions des Arènes, 275 p., 34,50 €). Dans ces deux albums constitués d’articles parus dans la plus intellectuelle des revues de programmes de télévision – soyons juste,Télérama n’est pas que cela –, on grapillera de nombreuses notices touchant l’histoire littéraire des années 1950-2010, de Marguerite Duras à Michel Houellebecq, avec des détours sur Marguerite Yourcenar ou Bernard Pivot. Une inévitable nostalgie embrume ces miscellanées où le lecteur a l’impression de revivre de nombreuses tranches de sa propre vie, comme s’il faisait défiler ce panthéon personnel dont les personnages se manifestaient sur le petit écran vespéral. Cet album contient ainsi d’innombrables madeleines, dont le pouvoir d’évocation variera selon les générations et les personnalités. On pouvait avoir vingt ans dans les années 80 et n’avoir jamais vu Modiano bafouiller dans une émission. C’est peut-être dommage, mais c’est ainsi.
Thibaudet. Albert Thibaudet, Intérieurs (Gallimard, 2010, 254 p., 25 €). Initialement publiés chez Plon en 1924, ces Intérieurs rassemblent trois études consacrées à Baudelaire, Fromentin et Amiel. Trois écrivains dont on voit bien que ce qui les réunit dans l’espace d’un seul et même volume procède moins d’un faisceau d’affinités objectives et formulables que d’une attente sourde et d’une interrogation lancinante propres au critique lui-même. Certes, Thibaudet ne manque pas, en bon historien de la littérature qu’il est, de souligner une appartenance commune : Baudelaire, Fromentin et Amiel sont de la même génération. « Le siècle, qui avait deux ans quand naquit Victor Hugo, atteint sa majorité, vingt-et-un ans, quand naissent Baudelaire et Amiel. » En somme, ils succèdent au Romantisme et affichent, aux yeux du critique, « une nature commune » qui consiste à tenter de se dire soi-même en un seul livre, de faire corps avec une écriture qui apparaît comme le lieu et l’acte d’une différence. « Nous avons ici devant nous, note Thibaudet, trois types d’écrivains intérieurs : d’où le titre de ce volume. » Or l’art de se dire soi-même va de pair avec le goût de l’analyse fouillée et de la dissection intime – une façon de se dégager des voies canoniques de la littérature de tradition et d’imposer, d’un même coup, une originalité surprenante, paradoxale ou scandaleuse. S’il est indiscutable que cet effort de situation, visant à légitimer le choix d’un corpus, répond à des critères classificatoires non dénués de pertinence, il révèle dans le même temps l’attente et le goût de Thibaudet, qui voit en ces trois écrivains, non seulement de singuliers créateurs, toujours en position de rupture, mais aussi des modèles de critique. Car Fromentin comme Baudelaire furent de grands critiques d’art, et Amiel peut être qualifié d’esprit critique. Mais l’exercice d’une fonction si éminente se déploie tout entier dans le domaine de la création – création réflexive et analytique qui donne naissance à un genre particulier : le « livre intérieur ». On peut dire que ces trois études de Thibaudet ambitionnent, indirectement, et en dehors de toute inclination théorique, de penser ou d’éprouver la validité opératoire de ce nouveau genre. Tout l’intérêt de ce volume réside dans la mise en œuvre d’une démarche qui, associant la sympathie, une sorte d’adhésion éclairée et lucide, aux leçons objectivables de l’histoire littéraire, fait valoir une expérience de lecture porteuse d’intuitions nouvelles et de propositions fécondes, dont on mesure aujourd’hui la pertinence, concernant notamment Le Spleen de Paris. Comme le fait observer Robert Kopp dans sa préface, « avant Walter Benjamin, et par des voies différentes, Thibaudet a mis en avant un des aspects majeurs de la modernité de Baudelaire ». Vision juste d’une étude qui s’emploie à cerner les apports personnels dans l’ordre de la création, au risque parfois de faire chanceler l’édifice même des genres et le modèle de l’œuvre littéraire. Tel apparaît bien, aux yeux de Thibaudet, le Journal d’Amiel. Mais c’est sans nul doute le cas de Fromentin qui lui semble plus particulièrement intéressant, parce qu’en résonance immédiate avec les principes de critique de Thibaudet lui-même. Car, ainsi qu’il se plaît à le relever, ce qui donne aux livres de Fromentin « une valeur hors pair », c’est « l’équilibre entre une sensibilité fraîche et une intelligence instruite ». Voilà qui résume à merveille l’idéal de la critique selon Thibaudet : se livrer à un va-et-vient permanent entre la sensibilité et l’intelligence, sans jamais céder à l’une de préférence à l’autre, sans jamais permettre à l’une d’obscurcir l’autre.
Triolet. Pierre Daix, Avec Elsa Triolet (Gallimard, 2010, 265 p., 18,90 €). Pierre Daix n’en finit pas de réinterroger le passé et ce nouveau volume de souvenirs revient constamment à ses livres antérieurs, qu’il cite dans un jeu de miroirs parfois au bord de la confusion. C’est surtout par rapport à sa biographie d’Aragon (qui a déjà connu trois éditions, chez des éditeurs différents) qu’il faut comprendre ce livre plus bref, qui n’est en rien une biographie d’Elsa, mais plutôt une interrogation : n’a-t-elle pas été victime de l’omniprésence d’Aragon, son chantre et son époux, écrivain plus brillant qu’elle, mais d’une grande lâcheté ? Au long des chapitres, Pierre Daix ne cesse de montrer une Elsa intelligente, encline à ruser avec le PCF ou avec Moscou, consciente, en un mot, des enjeux et du rôle qu’on lui fait jouer : un roman comme Le Monument montre alors sa capacité de résistance. Après la fin du stalinisme et le dégel, la tension devient presque insoutenable dans les dernières années, lorsqu’Elsa écrit à « Louis » une lettre amère et cruelle que le romancier récupère et désamorce en la publiant dans Blanche ou l’oubli, la réduisant à l’état de fiction ; puis, ouvertement, lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. Intime du couple, longtemps membre de la section politique du PCF, Pierre Daix était aussi le mari de la fille d’Arthur London, l’auteur de L’Aveu – ce qui lui rendait impossibles certains aveuglements complices. Intense et lacunaire à la fois,Avec Elsa Triolet pose la question : peut-on aimer à la fois Elsa et Aragon ? Il fait aussi revivre quelques moments forts de l’histoire du Parti, comme le retour inattendu de Maurice Thorez après sa maladie, épisode presque vaudevillesque, ou le tragique effondrement « en direct » au téléphone de Waldeck-Rochet.
[Olivier Bara, Patrick Besnier, Pauline Bruley, Alain Chevrier, Marc Dachy, Bertrand Degott, Marc Décimo, Philippe Didion, Stéphanie Dord-Crouslé, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Nelly
Kaplan, François Kasbi, Jean-Jacques Lefrère, Suzanne Macé,
Michaël Pakenham, Michel Pierssens, Olivier Salon, Henri Scepi.]