En société
Amer. Amer. Revue finissante, 2006-2007 (Les Âmes d’Atala, 152 p., s.p.m.). « Le Code de la propriété intellectuelle nous emmerde. Conséquemment nous emmerdons le Code de la propriété intellectuelle. » Chez Amer, « revue finissante » (sic) et logiquement consacrée aux littératures « fin de siècle » et « décadente », on aime l’inattendu et faire parler la poudre. Dès ce premier numéro, on broie du noir avec délectation. D’un côté, des rééditions de textes rares : La Fin du monde, texte millénariste de Camille Flammarion, des nouvelles de Mirbeau, Schwob, Richepin, un placard anarchiste, une poésie érotique de Pierre Louÿs. De l’autre, de vastes entretiens – avec les « Claude Izner » notamment – et des articles fouillés et sans compromis. Alain Buisine sur Lorrain, « Byzance copronyme » de Johan Grzelczyck sur « Nietzsche et la modernité décadente » et l’étonnante étude de Ian Geay, « Irrumations fin-de-siècle », qui aurait pu également s’intituler « Fellations fin-de-siècle » pour appâter le chaland. Un ensemble alléchant pour cette « revue finissante » à laquelle on ne sait s’il faut souhaiter grande santé ou dégénérescence.
Bibliothèque nationale. Chroniques de la Bibliothèque nationale de France, n° 37, hiver 2006. Côté BnF, tout un programme : une exposition sur les livres d’Arménie, une autre sur Homère, et des conférences régulières. Dans la rubrique Collections, de nouvelles acquisitions, parfois spectaculaires, tel cet exemplaire complet et très corrigé des premières épreuves d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (Mallarméens, à vos plumes !). La présente livraison contient aussi un dossier sur le public fréquentant depuis dix ans les salles de lecture.
Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 184, décembre 2006, La Bibliothèque de Paul Claudel (13 rue du Pont-Louis-Philippe, 75004 Paris ; 87 p., 7 €). Ces actes d’une journée d’études consacrée à la bibliothèque de Claudel, conservée à Brangues, sont frustrants pour les lecteurs d’Histoires littéraires, car le fonds des xixe et xxesiècles n’est pas étudié ici. On se console en lisant la présentation de ce qui concerne la Grèce antique, les xvi-xviiiesiècles et le fonds extrême-oriental – c’est l’article le plus riche et le plus développé, dû à Catherine Mayaux –, ainsi qu’une étude plus concrète de Pascal Lécroart, « Les Sources de Jeanne au Bûcher d’après la bibliothèque de Paul Claudel ». En conclusion, Philippe Marcerou propose d’utiles réflexions générales sur les bibliothèques d’écrivains.
Desnos. L’Étoile de mer. Cahiers Robert Desnos, n° 10, 2006 (Association des Amis de Robert Desnos, 12 rue Dulac, 75015 Paris ; 96 p., 10 €). Ce cahier est consacré essentiellement à un ami intime de Desnos, le docteur Théodore Fraenkel (1896-1964), qui fut son légataire universel. Fraenkel fut un des rares médecins, avec André Breton – mais ce dernier n’a existé qu’à titre militaire –, à prendre part aux mouvements Dada et surréaliste à leurs débuts, mais il s’écarta du Surréalisme avant 1929. Il a laissé peu d’œuvres littéraires en dehors de quelques articles de revue et des carnets de 1914-1918 publiés il y a une quinzaine d’années. Il eut une activité très avant-gardiste, rejoignant les républicains espagnols en 1936, l’Algérie et la France libre en 1943, la Russie en 1945. Ses opinions ne varieront guère et, quatre ans avant sa mort, il signera le manifeste des 121. Fraenkel fut en relations avec de nombreux peintres et écrivains comme Hélion, André Masson, Jacques Vaché, Tristan Tzara, Philippe Soupault, Aragon, Georges Bataille, Robert Desnos et même Breton, bien qu’avec ce dernier il y ait eu rapidement mésentente, du moins sur le plan littéraire. Le présent cahier contient des lettres de guerre de Fraenkel à sa future épouse Bianca Maklès, trois à sa mère (datées de Russie, 1945), quelques proses, dont trois brèves « expérimentations », l’une sur Soupault et deux autres intitulées Malléluarmé et André Breton le roi des cotons-caoutchoucs, enfin deux pages sur son évasion de France, en 1943-1944. Mais la partie la plus importante du recueil est constituée par ce qui subsiste des correspondances échangées avec Masson jusqu’en 1953 et Desnos de 1920 à 1943. Desnos et Fraenkel s’étaient également intéressés à Artaud et, en 1942, Desnos dit à son ami avoir écrit au docteur Ferdière pour le faire changer d’asile.
Dumas. Cahiers Alexandre Dumas, Jean-Pierre Moynet, Le Volga et le Caucase avec Alexandre Dumas (Encrage, 2006, 234 p., 20 €). L’ami Jean-Pierre Moynet avait fort bien effectué les cinquante dessins qui, finement gravés ensuite par divers artistes, devaient illustrer le récit du voyage en Russie d’Alexandre Dumas. Ce voyage, Moynet l’avait fait avec Dumas et d’autres amis en 1852. Pour une raison que Claude Schopp vous dira, ce mariage texte-dessins n’eut pas lieu : dûment chapitré, chartonisé, Moynet, qui n’avait pas franchi le Volga pour des moineaux, donna alors, bien différent de celui de Dumas, son propre récit lesté d’une illustration homogène, la sienne. Voici ce rare document. En vérité, quelques amis de Dumas pourront être déçus par ce cahier si peu dumasien ! Nulle phrase d’Alexandre, qu’à peine nomme deux fois, en ces deux cents pages denses, le pourtant loquace Moynet, lequel démarre la fleur aux dents, aussi sec que d’ordinaire, on entame un chapitre 23 : « Deux mois de séjour nous avaient permis de visiter et d’étudier dans leurs détails les monuments, les musées, les monastères et les marchés de Moscou. Mais cette grande et belle ville se civilise : la physionomie russe s’y efface de plus en plus. » Il s’agit en fait de deux séries d’articles respectivement parus en 1860 (Le Caucase) et en 1867 (Le Volga). Certes, Claude Schopp a d’excellentes raisons d’estimer qu’« Édouard Charton, directeur du Tour du Monde, [qui] persuada Moynet de publier son propre récit, illustré par ses dessins que Dumas n’avait pas utilisés […] avait vu juste : le récit de Moynet est passionnant, car il propose un autre point de vue, différent de celui de l’écrivain ; c’est en quelque sorte un complément au voyage de M. Dumas. » Oui, sans doute. Certes. Assurément. N’en disconvenons pas. Mais le non moins sincère amateur de Dumas qu’est son lecteur de base préfèrera peut-être réserver ses euros à des achats plus voluptueux, car à coup sûr plus proches du foyer verbal où son imagination enfantine flamba. Après 2005, an déjà riche en parutions rares, l’année 2006 n’a aucunement démérité : tant en inédits (Isaac Laquedem, lesMémoires d’Horace) qu’en introuvables (Le Bâtard de Mauléon, puis cette Comtesse de Salisbury de laquelle Matthias Alaguillaume cite (Histoires littéraires n° 28, p. 121) une appréciation restrictive de Dumas : « pas une de mes meilleures choses »), les Belles Lettres ne cessent de nous gâter. Qu’elles nous fournissent, vite ! en 2007, un beau Comte de Moret intégral (c’est-à-dire enrichi des chapitres dont l’édition Marabout du Sphinx rouge tacitement nous priva, ainsi qu’elle fit, au tome premier du Vicomte de Bragelonne, en en passant au bleu le chapitre 49, « Confession de Mazarin » – trou, silence ou faux pas qu’alors, de bonne foi, nous pensâmes devoir imputer au catholique secret de la confession celant en particulier celle des cardinaux), et cette période sera digne de la Décennie, dorée à l’or fin des mousquetaires courtois, qui amorça le Millénium III.
Enfance. Cahiers Robinson, n°20, 2006, Sylvie Germain, Éclats d’enfance (Presses de l’Université d’Artois, 178 p., 14 €). Rien à faire, on a beau aimer cette revue exigeante et nécessaire, elle nous présente cette fois ce que, très subjectivement, on déteste en critique littéraire, cette glose doctorante qui prémâche la lecture, balise, découpe, étiquette. Soit un écrivain, Sylvie Germain, particulièrement apprécié des adolescents ; un thème, l’enfant ; et voilà une horde d’auteurs qui débroussaillent hardiment le périmètre qui leur a été assigné, avec chacun sa binette (format psychanalytique, anthropologique, philosophique), multipliant citations et paraphrases, naïvetés parfois (la psychologie aurait grand intérêt à puiser dans la littérature, apprend-on), érudition ponctuellement (Anne-Gaëlle Weber sur les figures angéliques), mais au fond toujours la même bouillie sur les fantasmes identitaires, les mondes enfantins, etc. Non que les analyses soient mauvaises, absurdes ou téléphonées, loin de là. Simplement, leur concurrence même les dessert en l’absence de direction ou d’organisation d’une recherche vraiment collective. Surtout, on aurait aimé savoir pourquoi les jeunes, ceux qui ne lisent plus, lisaient Germain. Cela ne regarde apparemment personne que son éditeur. Seule Guillemette Tison sort du cercle pour interroger son propre objet : en quoi un texte (L’Encre du poulpe), le seul à être adressé aux enfants, est-il adéquat, en quoi se trouve-t-il rencontrer des formats ou des thèmes typiques de la littérature d’enfance ? La question est d’autant plus intéressante que la caractérisation du récit pour enfant, la définition de ses marqueurs et de ses formes, reste un point délicat et énigmatique de cette littérature de transition. De là, il aurait été possible de revenir vers les autres textes, ceux qui aux adultes adressés ont rencontré des lecteurs adolescents, dans une approche plus pragmatique que thématique. On passe donc, et on se ruera, c’est promis, sur la prochaine livraison, consacrée à la Bibliothèque Rouge et Or.
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide, n° 153, janvier 2007 (La Grange-Berthière, 69420 Tupin-et-Semons ; 200 p., abonnement : 28 €). Après les actes de Philadelphie dans le n°151, ce numéro présente ceux d’un colloque tenu à Sienne sur « Gide aujourd’hui ». Qu’attendre d’un thème aussi vague ? Car il ne s’agit pas d’un état des lieux de la recherche, mais d’une série de communications sans lien dont les titres ne sont guère stimulants : « Le charme inépuisable d’une œuvre », « Demain, le souvenir… », Gide aujourd’hui n’advient jamais. Curieux parallèle dans le double feuilleton que poursuit le bulletin : dans son journal de 1946, Robert Levesque espère que le poète sur qui il a écrit aura le Nobel : « Si le prix est attribué à Sikelianos, toute l’Europe lira mes notices… » (mais Hermann Hesse sera lauréat). Un an plus tard, dans son propre journal, Jean Lambert note avoir, par hasard, appris chez Gallimard que le prix était décerné à Gide.
Lettres françaises. Les Lettres françaises, nouvelle série, n° 29 (septembre 2006) à 35 (mars 2007). C’est en 1972 que fut interrompue la publication des Lettres françaises hebdomadaires dirigées par Aragon. Qui a lu, semaine après semaine, ces épais fascicules ne peut qu’avoir la nostalgie du brio et de la liberté critique qui régnait entre ces pages, au moins dans les dernières années. Depuis, Jean Ristat est parvenu par intermittences à garder vivants le titre et la présentation. Depuis trois ans, Les Lettres françaises sont devenues un supplément mensuel deL’Humanité, paraissant le premier samedi du mois. On y retrouve des thèmes chers à Jean Ristat – le régicide, la présence d’Aragon, l’écossais Ian Hamilton Finlay – mais aussi des dossiers ouverts sur d’autres horizons, comme celui consacré à Gabriele D’Annunzio, constitué en décembre 2006 par Gérard-Georges Lemaire, ou l’ensemble en hommage à Valère Novarina en avril de la même année. L’ouverture est constante, imprévisible. Quant à la partie critique, assurée par des tempéraments aussi divers que Jean-Pierre Han, Claude Schopp ou Jean-Luc Chalumeau, le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas d’équivalent dans la grande misère des pages « culturelles » de la presse actuelle (ne pensons même pas à l’atroce misère, sur ce point, des « grands » hebdomadaires). Parfois légèrement hystérique (la chronique sur l’art à quatre mains de Gianni Burattoni et Franck Delorieux), elle propose toujours une prise de position vive et singulière. Cette nouvelle série n’est pas le fantôme de la publication d’autrefois, mais un lieu vivant et nécessaire, sans égal aujourd’hui.
Matricule. Le Matricule des anges n° 80, février 2007 (BP 20225, 34004 Montpellier ;
52 p., 5 €). Ce dandy marginal un peu froissé en couverture, l’auriez-vous cru, c’est Blanchard, l’ermite rural des carnets : mise en scène de photographe ou dévoilement d’une face cachée, décidément on n’est pas sûrs d’aimer les formules l’homme et l’œuvre, ça brouille, et à la lecture du dernier opus du susdit, on a la critique facile (nous aussi), peut-être l’aimait-on mieux taiseux et invisible, l’ermite. Donc, André Blanchard : le dossier, sans doute, fera vendre un peu de Carnets, des anciens de préférence, car, avec le temps, ça vire à l’aigre, proverbe laitier, et l’aphorisme va trop vite, n’attend plus de prendre le poids qui le légitime sur la page. Regrets. Quitte à lire du crépusculaire, on préfèrera la violence éblouissante (le mot est de Thierry Guichard) de Chaos, le testament poétique de Franck Venaille (Mercure de France). Aérons-nous un peu l’esprit, dans le domaine étranger, avec Sándor Márai, dont les immenses Mémoires de Hongrie ressortent au Livre de Poche, ou encore avec Les Astres jumeaux, de Kenji Miyazawa (Serpent à Plumes), contes lunaires pour forêt enchantée. Miyazawa est mort dans les années trente, et le ravissement peut prendre aujourd’hui des formes plus acerbes : ainsi avec une double livraison narrative (Chien jaune) et critique (Guerre au cliché) de Martin Amis. La mauvaise humeur peut donc être un sport de combat, et en tout cas un principe de mouvement. En voici un dont le potage ne risque pas de tourner. Et une fois de plus, la France respire par l’Angleterre.
Péguy (1). L’Amitié Charles Péguy, n° 114, avril-mai 2006, Jaurès et Péguy : questions de fond (12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris ; 108 p., abonnement annuel : 34 €). Ce second numéro consacré au colloque Jaurès-Péguy semble avoir pâti d’une certaine précipitation à l’imprimerie : points, virgules disparus, et jusqu’à des mots entiers – tant que le lecteur devra se reporter au n° 115 pour lire la version « intacte » de l’article conclusif de Géraldi Leroy, « Péguy-Jaurès : bref essai de synthèse ». À prendre acte du compte rendu par Éric Thiers de la grande anthologie Rallumer tous les soleils parue en janvier 2006, on ne reprochera plus aux auteurs de n’avoir pas lu Jaurès. Dans son article « Péguy et Jaurès : le mythe de la Révolution », Éric Thiers situe très tôt (« peu avant 1900 ») la première distance entre les deux hommes : lors d’une réunion organisée par Jaurès pour distribuer les tâches d’écriture de la grande Histoire socialiste de la Révolution française (la seule histoire marxiste de la Révolution, affirmait Madeleine Rebérioux), ouvrage qui devait paraître en 1904. Dans « Marx présent ou absent ? », Daniel Lindenberg ne découvre ni sa présence (critique, mais très informée) chez l’anti-guesdiste Jaurès, ni son absence chez Péguy, à qui Marx est si étranger qu’il paraît étrange même de poser la question d’aller l’y chercher. Dans « Péguy, Jaurès et l’Allemagne », Édouard Husson voit en revanche chez Péguy plus d’affinité avec la germanité que le poète n’était disposé à s’en trouver : ainsi son anti-modernisme l’en rapprocherait. Page 189, saluant Robert Burac – le parfait éditeur de Péguy en Pléiade est décédé à soixante-dix ans le 12 mai 2006 –, Jean Bastaire annonce un numéro ultérieur qui lui sera dédié.
Péguy (2). L’Amitié Charles Péguy, n° 116, octobre-décembre 2006, Hommage à Robert Burac (12 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris ; 72 p., abonnement annuel : 34 €). Eh ! Que voici ? Justement ce numéro ultérieur et funèbre. Il tombe bien. Soixante-douze pages, c’est le plus maigrelet de l’an 2006, qui, grâce à lui, en totalise tout de même 422. Ôtez votre chapeau et prêtez une attention suffisante aux propos tenus au cimetière de Tours-Sud, à deux pas de la tombe de cet érudit éminent, Robert Burac. Sa veuve Liliane est là, Françoise Gerbod parle, puis Michel Leplay (qui lit un poème du défunt). Voici même, faut-il en croire nos yeux mouillés ? un ministre en exercice, grandement ému lui aussi, M. Renaud Donnedieu de Vabres ! Gît, page 380, sa signature amollie. Si nous nous permettons ce ton léger, c’est en mémoire du fait rare, trop souvent méconnu auquel Robert Burac a consacré un livre à lire ou relire – ce sera le meilleur hommage à son travail et à sa vie : Le Sourire d’Hypatie, essai sur le comique de Charles Péguy. Livre « issu de sa thèse et dédié à sa mère qui refusait de croire que le comique de Péguy soit un sujet sérieux ». Quoi, Madame ? Quelque chose de plus sérieux que le comique ? Vous rêvez, ô sceptique ! Les propos de nos amis réunis concernant l’extraordinaire scrutateur du texte péguyen que fut Robert Burac ne sont pas seulement d’hommage, ils éclairent avec justesse les sources d’un attachement sans défaut. D’une enfance salie par l’étoile jaune, le tardif petit dreyfusard a gardé la trace. Celui qui n’a jamais cessé d’apprendre à lire avec l’auteur de Notre Jeunesse a voulu communiquer cet amour, faire mentir un Jules Isaac annonçant, au lendemain de décevants essais de publication posthume, « qu’il fallait renoncer à l’édition des œuvres complètes de Charles Péguy ». Quelques pages de témoignages suivent la cérémonie. Vient après, aux pages 381-398, en mémoire de cet ours bizarre dansant vers Péguy au hasard et signant Hans Urs von Balthazar, une étude rien moins que persuasive (ainsi l’avons-nous ressentie) de Jean-Baptiste Sèbe. Quand cessera-t-on d’alourdir d’esthétique, de théologie au rabais, de protestantisme abstrait ce vigoureux poète français ? Qu’on sourie au boulet Heidegger fixé à la cheville de Frédéric Nietzsche, cela ne nous regarde pas. Nous offusque en revanche une telle farce faite en France au seul patron qu’ait salué le grand Charles, celui de Lille et de Londres. Péguy avait de vrais amis dans les Laurens – une dynastie du pinceau –, amitié d’atelier que Pauline Bruley détaille en quatorze pages bien moulées : puis elle en tire six encore d’un entretien avec Pierre Guyénot (premier grand prix de Rome en 1945, élève de Pierre Laurens en 1931). L’année se boucle ainsi sur la note picturale, disons mieux, graphique : tant il est exact que Péguy trouve écho moins dans le coloriste que dans le dessinateur, maître « du modelé et de la courbe souple » à la manière d’Ingres. Honneur au dessin, n’est-ce pas, toujours, le choix du styliste ?
Ramuz. Fondation Ramuz, bulletin 2006 (Case postale 181, CH-1009 Pully ; 47 p., 20 FS). Ce bulletin de Société d’amis remplit sa fonction, avec un compte rendu des activités de l’année qui précède. Sont ainsi présentés les comptes financiers, la liste des adhérents et celle de toutes les activités, en Suisse, en France et ailleurs, qui ont concerné l’auteur. Le seul élément distinctif ici est la remise du « Grand Prix C.F. Ramuz », accordé au poète Pierre Chappuis, pour l’ensemble de son œuvre publiée depuis les années 1950 ; son allocution de réception interroge la relation entre les êtres et les mots.
Rimbaud. Rimbaud vivant n° 45, septembre 2006 (Amis de Rimbaud, 50 rue de Charonne, 75011 Paris ; 128 p., abonnement : 30 €). Un bulletin égal à lui-même, c’est-à-dire gentiment ronronnant, avec ses « rappels » de la vie de l’association en 2005 et le récit de la visite de la propriété Claudel de Brangues. On apprend que la présidence de l’association est passée de Pierre Brunel à un M. Lawler. Court article du regretté Jean-François Deniau, dont c’est sans doute un des tout derniers textes : on lui pardonnera donc la distraction d’avoir fait faire à Rimbaud, à dos de chameau, un trajet qu’il fut déjà à grand peine d’effectuer sur une civière. Article de Pierre Brunel, qui semble avoir mal digéré le reproche de prêchi-prêcha que lui lança un certain M. Coustaury dans un Aphinar qu’il est charitable de passer sous silence. « Mauvaise pensée du matin » par Steve Murphy, étude exigeante sur un poème qui n’est pas de ceux qui attirèrent de tout temps les gloses et les commentaires. Quelques pages décoiffantes et un peu d’iconographie feraient du bien aux prochaines livraisons.
Rocambole. Le Rocambole. Bulletin des amis du roman populaire, n° 36, automne 2006, Dumas et le théâtre (BP 0119, 80001 Amiens ; 176 p., 14 €). La concurrence autour d’Alexandre Dumas fait rage ces temps-ci, même laRevue d’histoire littéraire de la France semble s’y être mise. Précieux, bien sûr, l’« essai de bibliographie » établi par François Rahier, mais on lui suggèrera, pour la prochaine fois, d’ajouter, aux lieu et date des pièces, les noms des principaux acteurs. Article fouillé de Jean-Claude Yon sur « Dumas vaudevilliste », et fin papier du coordinateur de cette livraison sur « La Jeunesse des Mousquetaires ». En prime, un article ressorti des malles d’Yves Olivier-Martin, sur l’écho dans « Le Roman populaire allemand » au tournant du XIX-XXe siècle de la vie politique française.
Surréalisme. Pleine Marge (n°44, décembre 2006, 128 p., 22 €). Deux ensembles intéressants dans ce numéro : des peintures et des lettres de Jacqueline Lamba, la femme de Breton, et des textes de Georges Limbour consacrés à André Masson, textes dans les deux cas superbement illustrés. Le reste est du mauvais toc surréaliste.
Tra-jectoires. Tra-jectoires, n° 3, 2006 (4 rue des Crosnières, 78200 Mantes-la-Jolie ; 240 p., 16 €). Le sens du tiret placé au cœur du titre nous échappe, avouons-le, mais là se borne l’extravagance de cette revue, encore que la juxtaposition de dossiers consacrés, l’un à Annie Ernaux et l’autre à Albert Memmi, surprend (l’éditorial tente, sans convaincre, d’expliquer la « tangente » censée les rapprocher). Quelques études originales voisinent avec de nombreux textes déjà publiés en revue. Sont joints des inédits, dont deux gentilles lettres d’encouragement de Simone de Beauvoir à la débutante Annie Ernaux. Un bref « cahier de création » (Lorand Gaspar, Henry Bauchau, Oscar Valréa) clôt le volume. Pas enthousiasmant, mais indispensable si l’on intéresse à Ernaux ou Memmi.
Valéry. Recherches valeryennes n° 17, 2006 (Romanisches Seminar der Universität Kiel ; 180 p., 15 €). Ce n’est pas l’Airbus 380 qui nous contredira, il reste aux postes Kiel-Paris beaucoup de progrès à faire : le présent fascicule des Forschungen zu Paul Valéry (publication annuelle) a volé deux ans durant avant d’atterrir sur notre table d’imparfait bilingue. C’est pourquoi – avouant qu’à notre allemand aussi, il reste beaucoup de progrès à faire – nous prions nos amis séminaristes romanisants de nous faire, à l’avenir, parvenir copie de leurs actes sous forme de fichiers-joints : ils s’en propageront plus vite et cela nous permettra, sans soucis et frais indus de scannage, d’en soumettre la partie germanique (environ le quart du présent volume) directement à notre logiciel traducteur, lequel raffole de prouver son efficience sur des objets aussi précieux. Avertissons déjà les amateurs (mais ces abonnés sont sûrement au parfum depuis 2005, si ce n’est 2003) que c’est de la conception valéryenne du temps (Zeit) que traitent les six articles – trois en allemand, trois en français, nombreuses citations de Valéry toutes en VO – groupés dans ce parallélépipède lisse et blanc.
LIVRES REÇUS
Comptes rendus
Armance. Georges Kliebenstein, Enquête en Armancie (Ellug, 2005, 253 p., 22 €). Le lecteur sera probablement, d’abord, déconcerté. Il foncera sur le Petit Robert mais comprendra vite l’ampleur du problème : ce p’tit robert ne renferme pas le substantifique lait apte à étancher sa soif lexicale. Nul pédantisme, pourtant. Plutôt une dextérité dans le déploiement de néologismes et d’archéologismes qui nous sortent d’étranges vocables de l’Antiquité grecque, tels des lépidoptères, de leur gangue ambrée. Ces envols, qui ont leur lyrisme et leur onirisme, sont escortés d’un humour constant, comme dans l’énumération sous forme d’« index de notions » dont le dernier mot est… la zoophilie. Invitation au voyage, mais le lecteur aguiché par ce mot stratégiquement placé ne trouvera ni fantasmes à la King-Kong ni bottes en caoutchouc (pour que les fermiers puissent bien placer les pattes arrière des moutons) – ce qui s’adapte bien à la logique d’un roman qui frustre savamment les attentes romanesques du lecteur. Mais les termes mêmes apportent leur dose de plaisir compensateur et, pour ceux que les codes herméneutiques et proaïrétiques de Barthes n’avaient pas achevés et poussés dans les bras surgélatoirement accueillants de Picard,Georges Kliebenstein ajoute un code heimarménique ; dans un genre plus immédiatement consommable, l’« écouteurisme » s’ajoute joliment au voyeurisme connu. Science et patience, le délice est sûr, comme ne l’a pas dit l’Autre. L’index des notions, d’une poilante longueur, est lui-même du reste assez incomplet, on doit ajouterdiphasie et hémisémie, hypobole et taxilexie, cynophilie et angélisme, l’éventail des pathologies et perversions étant encore plus extensible que ne laissent supposer les quelque dizaines de notions énumérées. Cette exigence de précision maniaco-jouissive va de pair avec un pullulement de points de suspension et surtout de parenthèses (il y en a beaucoup… (nous ne dirons pas trop… (quoique… (non, ne chipotons pas…)))) qui, avec parfois une sorte de comique de la répétition ponctuationnelle, apportent des nuances, rectifient le tir, mettent en cause ou invertissent des jugements et descriptions consacrés au texte, dans un respect apocalyptique du texte stendhalien et une constante irrévérence envers le métadiscours kliebensteinien. Ces irruptions mycologiques – non sans affinité avec le discours critique ébouriffé et ébouriffant de Philippe Hamon dont les pseudopodes semblent hisser le drapeau noir de l’anarchie, tout en avançant avec une logique infernale – peuvent déconcerter : ils ont cependant une fonction dialogique capitale et qui ne fait que refléter l’ambition tout en humilité de l’auteur. Aux aguets face aux imperfections de ses propres raisonnements et formulations, l’auteur dévoile des contre-arguments possibles, les failles éventuelles de son propre discours (« Cependant, ce distinguo même est à nuancer » : mais ces précautions sont éthiques et non seulement rhétoriques). C’est l’une des marques d’un discours qui cherche à rendre à l’écriture stendhalienne sa complexité, sa mobilité, sans le figer par un discours simplificateur et sans oublier les innombrables glosateurs de la critique stendhalienne qui se sont déjà penchés avec opiniâtreté sur Armance. Car Georges Kliebenstein connaît intimement, et dans tous ses replis, la critique stendhalienne, ce que savent ceux qui ont lu son article consacré à la prédilection de Stendhal et de Saint-Simon pour les épinards ou ses multiples contributions au récent Dictionnaire Stendhal publié chez Champion. De sorte que si les regards portés sur Armance sont (diaboliquement) légion, les prises de position de Georges Kliebenstein, approuvant, confirmant ou au besoin révisant, voire démontant les lectures antérieures, sont avancées avec humour et sans hargne, ce qui explique qu’il se dégage, de ce dialogue à bâtons rompus, une sorte d’idéal de convivialité herméneutique, ce qui n’empêche pas l’auteur d’asséner en des parenthèses lapidaires des sentences et constatations dignes de Confucius : « la rigidité n’est pas la rigueur », « mais la médiocrité d’une hypothèse n’est pas un gage de validité », « combien de fois la démission critique n’est-elle pas retournée en marque du “sérieux”, voire de la science ? » Nous applaudissons des quatre pattes. Inséparable (pourtant c’est, éditorialement, chose faite) de l’autre livre de Georges Kliebenstein,Figures du destin stendhalien (2004) – la dernière section de l’ultime chapitre s’intitule, significativement, « Une figure du destin » –, ce volet de la thèse de l’auteur se lit comme des fragments d’un discours critique amoureux.Georges Kliebenstein s’intéresse à l’arte di godere stendhalien et son livre se déguste. S’agissant d’un roman qui, légendairement, tourne sur un problème de motivation occulté volontairement par l’auteur, on comprend l’extrême discrétion et, en même temps, les audaces extraordinaires de Georges Kliebenstein. Comme on le sait, Octave, héros ambigu d’Armance (le livre) et d’Armance (le personnage), aurait un comportement si incompréhensible, pour le personnage éponyme comme pour le lecteur, à cause d’une impuissance que le texte ne révèle jamais clairement, mais que Stendhal a indiquée dans des actes de communication qui, se trouvant en dehors du roman, ont acquis un statut critique des plus scabreux : pour les tenants de la clôture du texte, il s’agira souvent d’essayer de faire comme si l’on ignorait ces indications de l’auteur ; pour les tenants d’une herméneutique, disons, beuvienne, on débouchait parfois sur une réduction du texte en tant que tel à une sorte de confession déguisée des fiascos érotiques d’un certain Henri Beyle. L’exégèse de Georges Kliebenstein est absolument textuelle, microlisant le roman en tenant compte de l’ensemble des écrits de Stendhal : romans, textes autobiographiques, correspondance, mais aussi, même, ses poèmes. L’ennui, avec la lecture autobiographique conventionnelle, est double : d’une part, elle ne voit dans l’affaire qu’un « fin mot de l’histoire », sans s’intéresser trop au discours textuel lui-même (réduit au statut de prolégomènes érotiques à un coup dont le propre serait de ne jamais être tiré) ; d’autre part, puisque, dans leurs préfaces et introductions, d’érudits couillons disent ce mot de la fin avant même que le lecteur ne commence le récit, on fait débander la logique narrative et herméneutique de Stendhal. Bref, éloge appuyé des postfaces et merde aux préfaces qui disent la fin de Madame Bovary ou Le Rouge et le noir comme si l’on ne s’adressait qu’à des relecteurs du même âge et de la même culture que les introducteurs. La propension herméneutique de Georges Kliebensteinpourrait évidemment donner lieu à un chapitre supplémentaire du Assez décodé ! de l’inimitable (heureusement) René Pommier, si ce n’était que : 1° cette propension ne semble être que la prise en compte optimale de ce que le texte, exigeant, requiert de la part de son lecteur ; 2° pour l’essentiel, Georges Kliebenstein ne décode pas. Nul n’ignore la prédilection de Stendhal pour l’anonymat et surtout le pseudonymat et à la constante création de noms propres liés à des endroits ou personnes importants de sa vie. C’est cet aspect stratégiquement cryptographique de l’œuvre de Stendhal que l’auteur explore, mais il ne s’agit que marginalement d’un décodage, dans la mesure même où le modèle du code est sans doute moins central ici (tout en restant présent) qu’un modèle proprement inférentiel. La difficulté, mais c’est aussi un aspect saillant de ce « plaisir du texte » dont parlait Barthes, qui produit ce que Barthes appelle de « faux leurres ». « Le texte peut très bien se contredire, ou mettre sur une fausse piste » et la « manie interprétative » des personnages eux-mêmes produit, à l’intérieur du récit, des protocoles de lecture à la fois par connivence dupée (identification) et par recul (à la seconde lecture ou dès la première grâce à des indications du narrateur). Partant de ce qu’il appelle « l’énigme Dominique », le prologue de Georges Kliebenstein s’intéresse ensuite au « “Grand Cryptogramme” » et ses rapports avec Armance, en tenant compte des noms propres du roman, de ce qu’il serait sans doute réducteur d’appeler le symbolisme chromatique du texte, puis, plus largement, des grandes lignes de ce qui peut être divinatoirement et rhétoriquement pervers dans le texte. Procédant par exploration de cette perversité sur le plan du brouillage des lieux (où, par exemple, la ressemblance bizarre entre deux salons est explorée à la loupe), mais aussi au brouillage temporel non moins perplexifiant, Georges Kliebenstein revient sur le problème du « hors-texte » déjà mentionné (que faire notamment de cette lettre à Mérimée qui parle de l’impuissance d’Octave ?) et sur ce qu’il appelle l’« écriture mortelle », chapitre où l’on trouve posés, avec une grande acuité, les problèmes fondamentaux auxquels s’affronte le lecteur d’Armance : « À la malice sémiotique de l’auteur, qui ferait tout entendre sans rien dire, répondrait le malaise herméneutique du lecteur, qui pourrait tout comprendre sans rien prouver. » Mais une grande partie du livre sera affectée, on le conçoit, à ce que Georges Kliebenstein appelle l’« indifférence sexuelle » d’Armance : un jeu extraordinaire de brouillages des caractérisations sexuelles et génériques qui montre qu’il ne saurait être question de se limiter au versant « impuissant » d’Octave. Chemin faisant, Georges Kliebenstein met en lumière une véritable compulsion de la répétition dans cet univers stendhalien, compulsion qui, contrairement à celle théorisée par Freud, n’a que deux moments, au lieu d’être indéfiniment relancée. Ce qui est surtout étonnant pour la mort : « La mort est prête à tout pour frapper deux fois dans les récits stendhaliens […] Et même la mort naturelle, chez Stendhal, tend à se dérouler en deux temps ». D’où « la tendance aux “doubles dénouements” bien repérée par Jean Prévost », mais aussi beaucoup d’autres traits que la critique n’avait pas repérés, et surtout que l’on n’avait pas replacés dans leur logique systématique et systémique. Lire ce livre, c’est lire, comme le suggère le titre, une « enquête en Armancie » (et plus généralement, selon l’autre toponyme souvent utilisé par l’auteur, en « Stendhalie »), menée avec une patience et une rigueur dignes de Dupin ; mais il s’agit aussi d’un voyage, d’une cartographie d’un univers aux contours qui ne cessent de trembler, de se déplacer. À ce titre, celui qui a déjà lu Armance pourra y revenir pour mettre à l’épreuve les hypothèses de Georges Kliebenstein. L’auteur de la présente recension s’est parfois, il est vrai, un peu grattouillé la caboche. Il aurait fallu peut-être prendre avec de plus longues pincettes épistémologiques les affirmations phénoménologiques de Sartre au sujet de traits « spécifiquement féminin[s] » relevant de la mauvaise foi (Michèle Le Doeuf a depuis longtemps proposé la déconstruction d’aspects essentialistes de ces idées et images au cœur de L’Être et le Néant). Il a été parfois un peu dubitatif en matière d’extrapolations macrotextuelles à partir de figures et de tropes, en particulier il reste provisoirement sceptique quant à la pertinence de « l’hendiadys “narratif” » (une description plus économique semble possible). Pour l’hendiadys à titre de microfigure, il aurait été possible, dans les exemples fournis à la page 221, de se pencher davantage sur la fonction des adjectifs possessifs. Plus de relief aurait pu être accordé à la notion d’association d’idées dont Georges Kliebenstein rappelle un exemple saisissant : « Sa folie allait au point de ne pouvoir apercevoir à la tête d’une affiche ou sur une enseigne de boutique un A ou un Z, sans être violemment entraîné à penser à cette Armance de Zohiloff qu’il s’était juré d’oublier. » L’idée suivant laquelle « deux anges exilés parmi les hommes, et obligés de se cacher sous des formes mortelles, se regarderaient entre eux pour se reconnaître » permet peut-être de (re)lire un trait topique de la reconnaissance homosexuelle avec tout ce qu’elle comporte d’exigences herméneutiques. Assez pinaillé. Comme l’écrit Georges Kliebenstein : « Qu’est-ce qu’interpréter Armance ? C’est être confronté à deux risques majeurs : le silence et la surinterprétation. » L’auteur encourt plutôt le second risque, mais, comme Umberto Eco l’a montré, la sous-interprétation est, somme toute, un danger plus grave pour le texte. Il s’agit, sans aucun doute, de l’une des tentatives d’interprétation et d’exploration sémantique les plus poussées de ces dernières décennies et, si le texte critique est ici fort exigeant, il réserve au lecteur qui s’y aventure une expérience jubilatoire dont la lecture de Stendhal sort enrichie. Aucun fiasco, pour tout dire.
Aron. Nicolas Baverez, Raymond Aron (Perrin, 2006, 698 p., 12 €). L’ouvrage peint avec clarté et sûreté dans l’expression – sans frisette aucune, ni pédantisme, ni trémolo – la figure intellectuelle singulière de Raymond Aron, depuis l’enfance et les années normaliennes jusqu’aux éditoriaux de L’Express (après la rupture avec Hersant, portraituré en prédateur du Figaro), depuis la lucidité implacable sur la montée de l’hitlérisme (et la résistance, exemplaire, militaire puis intellectuelle à Londres), jusqu’à la lucidité, tout aussi implacable, sur le scandale du totalitarisme soviétique. Tout se passe comme si le parcours d’Aron suggérait, in petto, du point de vue de la psyché de certains intellectuels français, une sorte de connivence secrète, faite de veulerie, de bourgeoisisme et de nihilisme, entre les deux collaborationnismes pacifistes de la guerre et de l’après-guerre, l’un avec Berlin, l’autre avec Moscou. À quand le troisième, se demande le lecteur averti et qui, bientôt peut-être, en vaudra deux ? Un indice : vers la fin, Aron pourfend presque d’un coup, d’une seule ligne de son fleuret précis, les deux lieux communs qui se chevauchent, se nourrissent l’un l’autre, avant que l’un n’élimine l’autre, en France, depuis plus de vingt ans. C’est d’abord les facilités et les excès de l’exploitation de la « Shoah » par certains qui devaient en être, précisément, les gardiens circonspects : il est ainsi plutôt rassurant de voir Aron outré par L’Idéologie française de Bernard-Henri Lévy, de son manque de rigueur patent, notamment, dont on imagine à quel point il devait révulser le pieux et précautionneux héritier de la Wissenschaft allemande que décrit Nicolas Baverez dans son tableau des années de thèse et de Sorbonne (magnifique « epos » du récit de soutenance, revers attendrissant de ce que Molière a vu comme un ballet farcesque). Face aux premiers frémissements de la deuxième bien-pensance, disons, pour faire bref, une complaisance envers une certaine forme néo-antisémite d’antisionisme (et ses intérêts bien compris sous-jacents), Aron réagit déjà, à l’occasion des attentats de la rue Copernic, dont il comprend l’aspect avant-coureur, près de vingt ans avant l’an 2000 : « Il ne faut pas compromettre nos relations avec les pays arabes ? J’y consens, mais il y a des limites à ne pas dépasser dans la complaisance à l’égard des producteurs de pétrole et des acheteurs de nos armes. Au-delà de cette limite, un pays risque de perdre son âme, et aussi de perdre sa vie », écrit-il dansL’Express. La contiguïté des deux bien-pensances contradictoires que révèle, si l’histoire a un sens, leur contemporanéité, leur concaténation dialectique, sans doute est-il trop tôt encore pour qu’Aron puisse les penser, mais ses réactions simultanées et encore parallèles indiquent sans doute, ici encore, un chemin. On aperçoit alors la cohérence (interne, du moins) de cette pensée de ce que l’on pourrait appeler l’honneur démocratique et antitotalitaire (ici, quelque écho de tel célèbre discours churchillien), bref la construction d’un ethos de la pensée démocratique fondée sur l’éthique scientifique, voie étroite et ardue, se dépouillant volontiers, à l’excès peut-être pour qui affectionne l’« histoire littéraire », des couleurs et du souffle du « grand style », surtout comparé au carnaval initial du surgissement de la liberté voltairienne. Si Voltaire a eu deux petits-fils, Sartre et Aron, les talents et l’honnêteté intellectuelle ne furent pas également partagés. Ce qui est peut-être le plus étonnant dans la lucidité solitaire d’Aron, c’est de comprendre, comme le suggère souvent Nicolas Baverez, qu’elle est le résultat sécularisé de l’entêtement à ne pas croire, de l’« endurcissement au péché », dirait le Commandeur à dom Juan, qui caractérise ceux qui n’ont pas voulu reconnaître l’« oint » en un certain Jésus de Nazareth (ceux qui n’ont pas voulu voir « l’oint », pourrait-on oser, comme une compensation à l’esprit de sérieux qui se dégage parfois de l’ouvrage). Ce qui frappe, c’est de voir surgir, au milieu des Panurge d’un jour, êtres purement contemporains, vrais éphémères ou qu’un hégélianisme inné et une démangeaison de l’action et de l’engagement ont rendu tels, un « type » intellectuel d’hier, sorte de Spinoza moderne, circonspect et méfiant, seul capable de poser l’un sur l’autre les verres de la lucidité ou d’estimer, le pesant de vérité – et de réalité – des idéologies, retrouvant, par le biais de cette tradition diagonale, la première métaphore de la pensée comme pesée. Ce que montre l’auteur, c’est bien le surgissement presque anachronique, au sein du flux irrépressible des engagements marxistes, d’une figure plus ancienne de l’intellectuel (Milner parlerait sans doute de « Juif de savoir », mais on avoue ne pas avoir lu son dernier opus), qui se sait légitimé par la « longue durée » d’une étude aussi « interminable » que la cure, et attend presque avec placidité la « persécution » accoutumée pour cette activité infinie, irritante. Ce qui surprend et à bien y réfléchir, inquiète, c’est de constater que seul un tel hapax, un tel « fragment d’antiquité » pour reprendre une expression nietzschéenne (relayé par le modèle moderne spinozien), a pu se tenir à l’écart, sinon au-dessus, de la mêlée, qu’il ne s’est trouvé quasi personne d’autre que les traditions ancestrales ou quelque autre argument de poids aient pu doter d’une telle capacité de résistance aux psittacismes du jour. A-t-on vraiment fait la sociologie de ces engagés pour comprendre leur erreur collective ? S’agissait-il d’un rituel initiatique d’intégration par étourdissement en commun autogéré par des intellectuels de la première génération ? Y avait-il déjà, dans ce délire, le pressentiment d’une déchéance sociale à venir, qui les poussait à la provocation ? Quel courant secret les emporte vers la même plage, comme les Galápagos pondeuses et les cétacés en fin de vie ? Il faudrait reprendre L’Opium des intellectuelset même pousser plus loin, en une analyse sociologique marxienne, les raisons de cette déraison. Parfois, cet ethos de l’honnêteté absolue, de la loyauté à la vérité comme transfert de l’obéissance à la Loi dont témoigne Aron, peut, on l’a dit, irriter, dans la mesure même où son inscription culturelle est elle-même parsemée de signes plus qu’ambivalents. Ce geste de la pesée du « pour » et du « contre », ces concessions, ces biffures et soustractions à ses propres livres en fonction des réactions (de Françoise Giroud, vers la fin, de Camus, qui s’y refusa, trente ans plus tôt), ces soustractions de soustractions (réserves apportées aux réserves) se perdent parfois, au moins du point de vue psychologique pour un observateur extérieur (on allait dire « un spectateur engagé »), dans une régression à l’infini de la nuance, harassante à terme, mais il ne faut pas oublier qu’elle est le chemin même de cet ethos dont on parlait. Il n’y a rien là d’un geste noble, comme ce Descartes « cavalier français qui partit d’un si bon pas » (Péguy), ou mille autres gestes – à commencer par celui de l’épée – qui signalent qu’on rencontre ailleurs un « grand seigneur de l’esprit » (mais attention que celui-ci ne soit pas le prétexte trop facile à des passions rien moins qu’aristocratiques). Certes, mais sur le théâtre d’ombres qui entoure Aron, dans cette caverne hystérique des années 1950-1960, il faut croire que seul un tel « type » intellectuel pouvait dire à peu près l’heure qu’il était au cadran solaire, au lieu (qu’on nous permette) de chercher midi à quatorze heures. Seul un type volontairement falot, effacé, consciencieux et sentencieux, pouvait-il encore tenir un tout petit coin de vérité ? À se demander si tous ces « philosophes » n’étaient pas plutôt des poètes, au sens où Nietzsche affirme que ceux-ci sont toujours les « valets de chambre d’une philosophie, d’une morale ou d’une religion », ou un peu moins que des poètes, des rhéteurs. Bien sûr, la biographie contemporaine et l’histoire du temps présent tournent parfois au journalisme, selon la définition de Gide : quelque chose qui sera moins intéressant demain, sans parler de l’aspect de commérage mondain plus tout à fait contemporain, ni utile, ni intéressant, que le parti pris d’une biographie linéaire entraîne parfois. Sans doute l’ouvrage fait-il encore la part trop belle à tant de noms que les flots de l’oubli emporteront, alors qu’une analyse plus serrée des apports d’Aron philosophe aurait constitué un morceau insubmersible. Non que Nicolas Baverez soit incapable, au gré de la chronologie, de nous gratifier de développements précis et rigoureux, mais la vue d’ensemble manque parfois, ainsi, bien sûr, que le geste de l’interprétation. Pour cela, il y faudrait sans doute un peu plus de malice et de réfutation.
Beauvoir-Sartre. Hazel Rowley, Tête-à-tête : Beauvoir et Sartre, une singulière histoire d’amour (Grasset, 2006, 480 p., 21,90 €). « Les philosophes – écrit Friedrich-Heinrich Jacobi – en savent bien moins que les hommes ordinaires : ils ont proprement en partage une ignorance acquise ». Tout ignorer est pourtant une ambition chimérique, même pour un philosophe. Le sexe, par exemple, est réputé chose plaisante et bonne à connaître. C’est pourquoi, sans s’encombrer de mécanique quantique, de chimie ou de mathématique, tant de bons penseurs français du siècle dernier ont rejoint Sade au boudoir. Les diverses figures de la rencontre amoureuse prolifèrent là sous l’indice de la multiplicité assumée. Quelque danger qu’ils présentent du point de vue de la santé, de la survie, ces exercices pratiques sont tout aussi nécessaires au développement de la science qu’aux progrès de la chimie les expériences du laborantin, au raffinement de la psychanalyse les risques encourus par celles et ceux qui s’en balisent. Toute l’histoire du duo S.-B. est retracée ici avec brio. Leur existence est inséparable de celle des principales compagnes de leur vie commune : Bianca Bienenfeld, Nathalie Sorokine (spécialiste en vol de vélos), les sœurs Olga et Wanda Kosakiewicz (sans lesquelles le théâtre de Sartre ne serait pas), la fidèle infidèle Michelle Léglise ex-épouse Vian, Évelyne Lanzmann, sœur de Claude et Jacques, la dangereuse Dolorès Vanetti (seule passion sartrienne que Beauvoir avoue avoir crainte), la russophone Lena Zonina (interprète adjointe à Sartre chez les Soviets) –, sans oublier les moins nombreux amants de Beauvoir : Bost, Nelson Algren, Claude Lanzmann. Le goût sartrien de la totalisation se manifeste en amour par la passion de cultiver, sans heurts trop vifs (c’est tout un art) les relations parallèles. S’agissant d’écrivains, et des plus fameux, cela ne va pas sans risque pour autrui. Publier en les censurant au minimum des mémoires, des correspondances intimes, force à dévoiler des choses pas toujours bonnes à lire pour des familiers mis au pilori de pages indiscrètes. Pis : cela peut renverser des idées stables depuis des décennies. Simone et Jean-Paul – Héloïse et Abélard de ce siècle gymnique, ou bien Merteuil et Valmont de cet âge à la page ? – ont occasionné ainsi la réaction pas toujours ravie de quelques partenaires. Lorsque Nelson Algren lut dans La Force des choses : « Quand vous passerez à Chicago, allez voir Algren de ma part, m’avait dit une jeune intellectuelle chez qui j’avais dîné. […] Il se trouva qu’on me parlait souvent de lui ; on le disait instable, ombrageux, et même névrosé ; il me plaisait d’être seule à le connaître », piqué au vif, il s’empara de sa Remington portative et tapa ce couplet vengeur : « Quand vous passerez à Paris, allez voir Simone de Beauvoir, me conseilla un jour un pseudo-intellectuel. On la disait étonnamment sentencieuse, sans humour et tyrannique pour un écrivain : il me plut d’être seul à savoir qu’elle n’était pas un bon écrivain. Sitôt arrivé aux Deux-Magots, je passai un coup de téléphone au quartier des indigènes. » Même aventure, en plus dramatique, advint à Bianca Bienenfeld-Lamblin – écolière mise au lit dès 1939 par nos pacteurs – quand, cinquante ans après, la publication des lettres de Beauvoir à Sartre lui divulgua la légèreté avec laquelle ses chers maîtres parlaient d’elle. Elle n’était pas écrivain, elle le devint pour exposer, dans ses Mémoires d’une jeune fille dérangée, sa version des faits. Antérieurement, Lacan l’avait aidée à saisir en quel jeu de triangles mutables peut engager l’amour philosophique. Le cas le plus tragique fut celui de la jolie Évelyne Lanzmann (à la scène Évelyne Rey), comédienne malheureuse au point de se suicider en 1967. Michelle Vian eut, quant à elle, la surprise d’apprendre d’un journaliste venu l’interroger le maintien d’une relation Sartre-Wanda qu’elle croyait depuis longtemps platonisée. Quelle philosophie tirer de tant de méandres et d’interférences ? Le lecteur jugera. D’origine australienne, Mrs Hazel Rowley, qui a passé deux années en France, vit aujourd’hui à New York. Tête-à-tête (titre universel) a connu des sous-titrages variés depuis l’édition américaine chez Harper Collins, qui y va d’un franc The Tumultuous Lives and Loves of Simone de Beauvoir and Jean-Paul Sartre, jusqu’à cette édition chez Grasset qui, après avoir annoncé : Beauvoir et Sartre, une singulière histoire d’amour s’en tient ici au rappel du pacte. Il faut souligner que cette étude a bénéficié d’une documentation exceptionnellement riche, due, semble-t-il, à la sympathie qu’a su inspirer cette femme chaleureuse : aide et confidences des sartriens historiques encore en vie ; nombreuses lettres inédites du fonds Sylvie Le Bon de Beauvoir (fille adoptive de Simone) ; accès à l’intégralité des quelque six cents pages de lettres adressées entre 1964 et 1969 par Sartre à son interprète et amie russe Lena Zonina ; en prime, une originale photo issue du dossier Algren. Seule résistante : Arlette Elkaïm, la fille adoptive de Sartre : cette jeune septuagénaire a exigé des coupes, en sorte que la version parue aux États-Unis, contrée libérale, diffère, pour quelques paragraphes, des versions lisibles en Europe, où veillent des législateurs plus sourcilleux. Sartre méprisait les puérils petits tas de secrets, mais cette conception des lumières ne saurait être unanime. La traduction de Pierre Demarty serait presque parfaite si ce traducteur ne semblait vouloir imposer en français un solécisme étrange, que nous proposons de baptiser « antisarrautisme ». Nathalie Sarraute abhorrait la tournure dit-il, disait-elle, mildiou des dialogues de roman. Nul dialogue dans le présent essai, mais, référence oblige, moult citations des auteurs campés. Or, chaque fois que M. Demarty signale une citation (cela ne rate jamais – au moins quarante occurrences comptées !), celle-ci s’afflige d’un innommable « Beauvoir écrit-elle », d’un « Sartre confia-t-il à Beauvoir », « Cela ne dépend que de nous, Zonina écrivait-elle à Sartre ». Cela hérisse. Soit dit en tête-à-tête, Madame Hazel Rowley, à la chevelure abondante, n’avait pas mérité cette mise en plis fâcheuse.
Connaissance. Être et se connaître au XIXe siècle, textes recueillis par John E. Jackson, Juan Rigoli et Daniel Sangsue (Metropolis, 2006, 250 p., s.p.m.). Les études rassemblées dans ce volume se proposent de parcourir à grandes enjambées le champ extrêmement fécond et divers de l’auto-connaissance au XIXe. L’objectif scientifique se resserre immédiatement cependant, pour se fixer presque exclusivement sur la littérature et les écritures du moi. Convaincus en effet que le XIXe siècle – qui voit émerger les discursivités savantes en même temps qu’un nouveau mode de questionnement du sujet – est l’ère propice aux explorations de la psyché individuelle, les contributeurs de cet ensemble s’attachent à éclairer, chacun selon ses hypothèses et sa méthode, les enjeux, les formes et les bénéfices proprement épistémologiques de ce vaste programme d’auto-analyse qui trouve chez les écrivains un écho prolongé et patiemment entretenu. La préface, très remarquable, de l’historien Alain Corbin donne le ton et dessine le cadre de l’enquête. Rappelant que la période – des Idéologues du commencement aux écrivains et penseurs de la fin du XIXe – est marquée du sceau d’une profonde libido sciendi, Alain Corbin énumère quelques-unes des pratiques par lesquelles les individus s’appliquent à se sonder, à fouiller en eux-mêmes : sillonner, par exemple, les territoires du corps, épouser les inflexions de son propre désir, guetter l’éveil et le cheminement obscur des pulsions dans l’attention nouvelle accordée à la sexualité notamment, voilà qui suffit à commander une démarche de chercheur curieux, entièrement tourné vers soi, vers l’intime et l’irrévélé, et dont les formes ou les modalités obéissent aux mécanismes de l’enregistrement écrit. Le journal (intime) apparaît ainsi comme un outil au service de l’entreprise d’auto-connaissance. Mais la fiction littéraire dans ses aspects les plus divers et souvent les moins directement rattachés à la sphère du moi, se fait également instrument d’enquête, occasion de collecte de faits et de phénomènes dont la description reflète les options dominantes d’une science du sujet en voie de formation. L’alliance de plus en plus nécessaire de la pensée scientifique et de la pensée littéraire, que Flaubert appelle de ses vœux dès 1852, légitime des approches qui tentent d’identifier et d’éclairer les points de croisement des savoirs, des écritures et des projets individuels de connaissance. C’est d’ailleurs à Flaubert que Juan Rigoli consacre son étude : il se penche surBouvard et Pécuchet, machine romanesque où les savoirs se prêtent à un permanent processus d’assimilation, d’expérimentation, de digestion et d’excrétion. L’analyse de cette « métaphysiologie » démontre que, loin de favoriser un quelconque progrès dans la connaissance de soi, l’entreprise d’ingestion débouche sur une « laborieuse chymification » qui révèle « ce qu’il y a d’indéfectiblement autre en soi ». Cette question centrale de l’identité, qui, dans le roman de Flaubert, se renverse en une série d’altérités déroutantes, occupe les philosophes comme les littérateurs. Antoine Charma, disciple de Victor Cousin, s’intéresse aux phénomènes du sommeil : de 1836 à 1849, il tient un « nocturnal » dans lequel il note ses rêves, suivant de la sorte les traces de Moreau de la Sarthe. Comme le montre Jacqueline Carroy dans l’article qu’elle consacre à cette étonnante figure d’explorateur, l’ambition est bien de parvenir, grâce à une espèce d’archivage de ses fictions nocturnes, à une authentique et profonde connaissance de soi. Daniel Sangsue revient sur Stendhal et observe la façon dont les chemins de l’auto-connaissance dans l’écriture autobiographique vise moins l’exploration du sujet que la fixation et la réactivation, par l’écriture, des émotions, des sensations, bref de la mémoire individuelle. Damien Zanone étudie la façon dont, dans la première moitié du XIXesiècle, la vogue des « mémoires », encouragée par l’accélération de l’Histoire, de la Révolution à la geste napoléonienne, déplace sensiblement la problématique de l’auto-connaissance vers une connaissance de l’époque historique et de ses acteurs célèbres. Les Mémoires d’Outre-tombe, cependant, contribueront à recentrer la question du sujet et à redéfinir du même coup toute l’extension générique des mémoires. Maxime Georgen, qui réfléchit sur leJournal de Vigny, et Evelyn Ender, qui se penche sur celui d’Amiel, montrent, pour leur part, que le projet d’auto-connaissance ou d’affirmation identitaire passe par l’épreuve de l’autre, que celui-ci se présente sous les traits d’une doctrine sociale et philosophique (comme ce fut le cas du saint-simonisme pour Vigny) ou sous les espèces, bien problématiques, du « beau sexe » (Amiel). Il revient à John E. Jackson d’achever ce parcours en revenant sur les rapports de la littérature, du mythe et de la « psychologie des profondeurs ». Ou comment Œdipe et Hamlet ont servi la métapsychologie freudienne. Si l’on peut apprécier la grande diversité des approches et des discours qui caractérise ce volume, on s’interroge toutefois, et du fait même de cette variété, sur la façon dont il est construit, si d’ailleurs il est bien composé : on peut en douter. Sans doute le lecteur désireux d’y prélever une réflexion à son goût sera-t-il satisfait, mais combien frustré demeurera celui, plus exigeant, peut-être, qui espère retirer de cette lecture d’ensemble une vue synthétique, argumentée et solidement étayée. La préface d’Alain Corbin interdisait-elle le recours à un avant-propos permettant de justifier les options critiques de l’ouvrage, ses orientations scientifiques, sa méthodologie ? Ou alors pourquoi ne pas avoir rédigé une conclusion, récapitulant efficacement les propositions des contributeurs ? Ainsi, le titre même de l’ouvrage Être et se connaître au XIXe siècle, qui annonce une enquête de type historique, sociologique et rigoureusement réflexive, est quelque peu trompeur.
Doucet. François Chapon, C’était Jacques Doucet (Fayard, 2006, 547 p., 25 €). Sous ce titre tendance reparaît, « sans modification notable », la biographie éditée en 1996 sous le titre plus explicite Jacques Doucet ou l’art du mécénat, elle-même version « revue et corrigée » du Mystère et splendeurs de Jacques Doucet dont on se rappelle la présentation chez Bernard Pivot en 1984, aux côtés d’un Jean Hugo à la mine de grand-duc ébloui des lumières télévisuelles. Peut-être le chef-d’œuvre d’un genre, ce livre, qui sait ? Narrer la vie d’un monsieur dont le nom appelle à la rime facile la question « Qui c’est ? ». Genre difficile, car si Doucet n’est pas un inconnu, il semble avoir tout fait pour rester dans l’ombre et le devenir à jamais. Éminence grise du mécénat avant et après la Grande Guerre, créateur de collections et de bibliothèques sans pareilles, il a plu au « Magicien » de disparaître des dictionnaires en organisateur de parades dont l’honneur est à rester hors des éclats qu’il invente : juste l’inverse, en somme, du mot fameux : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur. » Doit-on, suivant la prière d’insérer, parler (pour s’en ébahir) d’une « sûreté instinctive, chez un homme sans culture » ? Sans doute mais, flair esthétique mis à part, il semble que la richesse des apports de Doucet, la pertinence de ses choix tiennent d’abord à son sens social : à son génie de la délégation, finesse de jugement sur les hommes qui lui fit élire comme spécialistes de la recherche des choses durables les amateurs les mieux disposés, le jeune André Breton en étant l’exemple le plus flagrant. À la suite de son voisin Worth du 7, rue de la Paix, Jacques Doucet a d’abord été, dans l’histoire de l’élégance, la deuxième incarnation d’un personnage de la scène parisienne appelé à retentir : le grand couturier gentleman. Cette couronne de prince de l’éphémère, Doucet l’a pourtant toujours refusée. Né en 1853 d’un chemisier déjà cossu, peu chaut à celui qui sera comparé au Cousin Pons de Balzac le titre d’empereur de la lingerie fine. Envie-t-il les artistes vrais, créateurs trans-générationnels ? Entend-il faire son beurre de leur miel ? C’est possible. Allez savoir avec ce silencieux. En attendant, il commence par collectionner les œuvres d’art et d’abord celles du XVIIIe. Après 1908, il agrandit son champ, envisage l’art ancien, s’intéresse à l’archéologie, il en constitue une bibliothèque si remarquable qu’elle servira de base au renouveau de l’ethnologie. Il ne s’arrête pas là. Les arts de tous les temps, de tous les pays, ont bientôt droit à sa passion documentaliste : plus de deux cent cinquante mille documents (livres, catalogues, estampes, dessins, photos) vont faire craquer les planches médusées de son radeau. Alors, las, il décide de s’en départir. À 59 ans, ayant vendu pour une modeste quinzaine de millions de francs sa collection d’art ancien et fait à l’Université de Paris don de sa Bibliothèque d’Art et d’Archéologie, le fastueux curieux entame la phase proprement littéraire de sa carrière. Son intérêt va vers l’art contemporain et la littérature qui l’accompagne au moins depuis le couple Mallarmé-Manet. André Suarès, avec qui il fait dès lors équipe, a d’emblée été séduit par ce bourgeois paradoxal en qui il voit l’homme lucide, l’œil magique ayant « droit aux œuvres les plus nouvelles » parce qu’il pose en principe que l’amateur idéal doit « aimer ce qui vit et ce qui naît en sa présence, plutôt que ce qu’on lui a légué. » Il faut manger le peyotl pendant qu’il naît, dira bientôt Artaud. Comme les bananes sont meilleures sous le bananier, Sartre jugera que les Lettres persanes doivent être lues en 1719 : d’où l’essor de la SF qui étudie comment concrétiser ces nécessaires voyages extra-temporels. Or le plus banal des pères, le plus naturel, ne préfère-t-il pas, cuir et chair, l’enfant qu’il vit naître à celui que la DASS expose ? Pensionné par Doucet, l’imaginatif Suarès devra procurer à son protecteur au moins un rapport mensuel : l’équivalent typographique d’un copieux article de critique d’art, mais autrement payé ! Ce riche homme, ce couturier-Soleil, ce Zeus dont Suarès se voit la Léda, n’est ni le directeur du Gil Blas ni le pasteur du Figaro. La qualité se paie, et si Jacques paie cher, peuchère, ce n’est pas le madré Suarès, natif de Marseille, qui s’en plaindra. Bientôt le couple se donne du cher Caërdal et du cher Magicien… La lune de miel dure une douzaine d’années. Voyages, dîners, cadeaux, visites, commandites, achats de livres et jusqu’à une active complicité aux sueurs de cœur du vieil André quand il s’entiche d’un tendron nommé Marie Dormoy. « Dore-moi », tout un programme, surtout visant un émule mordoré à l’or Doucet. Là-dessus, Caërdal propose au Magicien promu médiateur tout un code secret en vue d’échanger des informations sur Marie sans que sa spy-girl d’épouse ait lieu de s’alarmer si d’aventure son œil tombe sur un pli entre eux. Les Mary News ne regardent pas Madame Suarès. D’icelle jouvencelle, bientôt bombardée directrice littéraire du lieu sacré, Léautaud tracera plus tard des croquis moins éthérés. Dans cette « librairie » muséale se verront exposés Symbolistes, Décadents, manuscrits fameux, éditions originales de Baudelaire, de Stendhal, de Mallarmé, de Laforgue, puis du Gide, du Jammes, du Claudel ! Que du beau linge ! Proust, auras-tu la langouste ? Un peu plus tard, oui. Pour l’heure, le pompon reste à Suarès. Pourquoi douter de Suarès, quand Suarès assure la suréminence de Suarès ? Suarès sait, c’est lui qui, sous le bananier, prophétise. Piliers des lettres d’alors, ce Parthénon a un nom : la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. On pourrait l’appeler la Bibliothèque Suarès, pourquoi pas ? Le gros des choix lui revient, non ? Doucet n’y songe pas. Des maîtres, des géants, s’accumulent manuscrits, lettres, revues où se dispersa leur chant : de Rimbaud une lettre à Banville ? Le pied ! Deux ? Encore mieux ! Et des missives, authentiques, à sa mère, à Isabelle, à la petite Vitalie ! Et en prime, son journal du Harrar ! Cessez, la coupe déborde, nous allons céder. Pas Doucet, qui ne cède rien, jamais, et engrange tout cela très calme. Un libraire-éditeur, Camille Bloch, vient d’éveiller sa curiosité pour des auteurs – Jacob, Reverdy, la bande cubiste – inconnus au bataillon Suarès. Il complétera désormais Suarès sous un pacte de même espèce. Par lui, Doucet s’initie au cubisme, commandite la Revue Nord-Sud (Apollinaire, Max Jacob, Jean Cocteau). Doucet prise modérément l’hermétisme de cette poésie, mais ce n’est pas la question, il faut aller de l’avant, le nez dardé et les cheveux volants, en bon Verseau. Ce portrait est plutôt celui du jeune André Breton, Verseau de marque qui va succéder à Caërdal et à Bloch. Aragon sera bientôt de la fête, pour qui Doucet semble avoir éprouvé, une fois n’est pas coutume, une affection forte, pas loin de la fascination. Pour Aragon et ses amis, Doucet – le vieux, comme ils l’appellent – n’est guère qu’un tiroir-caisse, un acheteur de textes plus généreux que tout éditeur possible. Ses ridicules ne leur échappent pas, dont le tic « Charles Roussel » montré aux chapitres LX à LXII d’Aurélien donne une idée. Selon François Chapon, Doucet est à l’origine de la durable haine des surréalistes envers Cocteau. Suarès, lui, se fait du souci : sa maison, son îlot, son musée de livres et paperasses, délectable mélasse où il couve, rage et cogite depuis plus de vingt ans, risque d’être mis en vente, lui à la rue. Nous sommes en 1926, il attrape la soixantaine. Menacé d’expulsion, il croira pouvoir suggérer au royal Magicien d’acheter son logis, qu’il lui louera ! – bonne affaire, non ? Doucet fera le sourd et ils auront peu le temps de se revoir et réconcilier car, en 1929, Doucet décède ; soucieux de l’accord parfait jusqu’à la fin, il sera enterré le jour des Morts. Ce lourd volume n’a qu’un vice : pâtir, en titre, du dernier tic éditorial, la scie C’était…
Littérature. Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust, ou la fin de la Littérature (Belin, 2006, 192 p., 15 €). Pour évoquer cet ouvrage, on pourrait partir de son sous-titre, qui évoque la fin de la Littérature, ou du moins d’une certaine conception de la Littérature. Le titre lui-même a évidemment son importance : l’ouvrage est contre « Saint Proust », c’est-à-dire contre Contre Sainte-Beuve, à l’opposé de ses conceptions, et à partir d’elles. Il débute par un historique de la lecture que le second XXe siècle a faite du Contre Sainte-Beuve, ce qui permet à l’auteur de dévoiler les présupposés, voire les « impensés », de la critique récente. L’ouvrage de Proust a été utilisé comme une arme contre l’histoire littéraire, pour permettre à la Nouvelle Critique de défendre à la fois une critique thématique et des conceptions structuralistes mal dégagées de celles du Romantisme. Ce mouvement avait-il à proprement parler des fondations linguistiques, comme on le pense souvent ? Faisant du texte son objet, il est resté en marge des théories de l’énonciation et des courants pragmatiques, dont l’objet est le discours. Dominique Maingueneau propose précisément d’envisager la littérature comme discours : il refuse la clôture d’un texte autarcique et souhaite le situer dans son espace de production, d’échange et de diffusion. Relisant Proust à son tour, il s’interroge sur les spécificités d’une énonciation qui dépend des trois plans de l’espace littéraire : l’institution, le champ, l’archive. Il analyse l’histoire littéraire à la lumière de la prédominance successive de chacun de ces trois plans interdépendants. Avant le Romantisme, c’est l’institution qui est première, avec une production qui « est d’abord travail de mise en conformité avec des normes collectives, d’ordre cosmique ou social […]. Le Romantisme, en revanche, donne la primauté au champ, organisant la production autour des conflits entre positionnements. » Dominique Maingueneau tente de montrer que nous sommes entrés dans l’ère de l’archive et donc sortis de l’âge de la Littérature (ou de l’âge du Style), âge d’autonomie revendiquée du champ littéraire. Une autre manière de situer le discours littéraire est de l’envisager comme un des discours constituants, avec le discours religieux et le discours philosophique. À partir de Proust encore, Dominique Maingueneau réfléchit à la paratopie du littéraire « appartenance paradoxale qui vit de l’impossibilité même de définir une véritable appartenance », concept qui lui permet de dépasser l’opposition entre moi social et moi profond, en envisageant le tiers de l’institution. On peut être étonné que l’auteur juge faible la valeur explicative de la distinction entre narrateur et écrivain : n’est-elle vraiment que le prolongement de l’opposition proustienne ? On est cependant d’accord avec Contre Saint Proust pour trouver fondamental d’interroger ce qui lie les deux instances, et l’on suit avec intérêt les analyses des modalités de l’énonciation paratopique proustienne elle-même. Le chapitre III reprend l’histoire des Études littéraires, sur le temps long, et montre la contradiction dans laquelle elles sont prises aujourd’hui, entre pratique du commentaire et volonté d’appartenance aux sciences humaines et sociales. Cette volonté de mettre au jour les présupposés de ces « études » pose la question de leur épistémologie. Dominique Maingueneau interroge leur statut de discipline de recherche (par comparaison avec l’analyse de discours, dont il est lui-même un représentant) : leur objet même est mal défini, puisqu’il est difficile de distinguer littérature et « paralittérature » ; il est de plus malaisé d’abstraire la littérature de ses conditions d’existence éditoriales, juridiques, institutionnelles, etc. C’est ce que refuse de faire l’analyse de discours, qui revendique une appartenance pleine et entière aux sciences humaines et sociales. Cette crise des recherches littéraires accompagne une crise de la littérature. « À partir du XIXe siècle, c’est à travers la Littérature que se formule ce qui importe », et ce rôle est perdu. Cette remarque met à mal la théorie de l’« intransitivité » du littéraire : il y avait, lors de l’âge du Style, une tension entre transitivité et intransitivité, dont témoigne grossièrement le partage entre les genres poétique et romanesque. On peut regretter que cette question complexe fasse l’objet de remarques moins fouillées : la littérature a-t-elle été un modèle de comportement dominant au même titre que le vidéo-clip (qui, selon l’auteur, l’aurait supplantée, comme la publicité et le cinéma) ? Il semble que son public ait toujours été plus restreint. Pourquoi l’appartenance à la société de l’information, et la marginalisation qui en résulte, devrait-elle signer la fin de la littérature, alors même qu’elle se définit selon Dominique Maingueneau par la paratopie ? Pour réfléchir à la situation actuelle de la littérature, il faut envisager les nouvelles technologies de l’information et les réflexions de l’auteur sont à poursuivre : il aborde de manière synthétique les bouleversements apportés par Internet, à partir de Régine Robin essentiellement. On retient la généralisation de l’écriture, pratique désormais partageable, et la prolifération de « textes pour lesquels on hésite à parler de publications, desoccurrences légères qui peuvent difficilement faire événement. » La valeur encore accordée à la Littérature est-elle le signe de son déclin ? Dominique Maingueneau compare la situation actuelle avec celle de la fin du XVIIIe siècle, où « le monde industriel, urbain, rationnel qui émergeait s’empressait de recueillir les traces de l’oralité populaire que son avènement tout à la fois détruisait et chargeait de valeur. » Individualiste perdu au sein d’une société individualiste, l’écrivain ne porte plus aucune transgression. La thèse est stimulante : comme Dieu, « la Littérature est morte, mais l’immense foule de ses fidèles semble l’ignorer. » La mort qu’envisage Contre Saint Proust n’est de toute façon que la mort d’une certaine conception de la Littérature, conception datée historiquement. Dès lors, faut-il regretter cette mort, si elle doit aboutir à la généralisation de l’écriture que Barthes appelait de ses vœux au début de S/Z ? Par ailleurs, dans un monde dominé par l’écrit tel que le monde actuel – et, plus encore, tel que le monde de demain – n’y aura-t-il pas place pour un usage réflexif du texte ? Cet ouvrage est celui d’un acteur du champ qu’il étudie, d’un linguiste qui a choisi de ne plus s’intéresser qu’au littéraire mais, plus généralement, à l’information et à la communication : on reconnaît certains de ses choix dans ce qu’il préconise. Il présente d’ailleurs le bilan de plusieurs années de recherche : articles parus dans Langages et même ouvrages antérieurs, parfois plus techniques. Il reste pourtant accessible. Il est même d’une lecture plaisante, puisqu’il adopte un ton souvent vif, si ce n’est polémique.
Proust-Nerval. Kuo-Yung Hong, Proust et Nerval. Essai sur les mystérieuses lois de l’écriture (Champion, 2006, 336 p., 60 €). L’auteur ouvre un chantier vaste et périlleux à la fois : car lire Proust à la lumière de Nerval, la chose est possible, souhaitable et pertinente, et une part de la critique s’est employée à ce jeu ; mais tenter de montrer qu’au delà des rapprochements ou des effets de croisement (dont la justification peut toujours sembler hasardeuse, voire arbitraire), il y a une sorte de continuité souterraine de l’un à l’autre, comme un cheminement nécessaire qui redéploie et réagence, en les transposant dans l’écriture proustienne, les topiques fondatrices de l’imaginaire poétique de Nerval, c’est évidemment une tout autre affaire. Nul doute cependant que Proust lui-même invite à une telle recherche, et l’étude qu’il consacra à Nerval dans son Contre Sainte-Beuve constitue un premier cahier des charges : la « lecture » qu’on y découvre de l’auteur de Sylvie révèle les lignes possibles d’une enquête raisonnée et approfondie de ce qui ressortit ni à la critique des sources, ni même aux enjeux ordinaires de l’histoire littéraire, mais témoigne de cette puissante interpénétration des univers imaginaires et poétiques, de cette imprégnation dynamique des écritures et de leurs mécanismes internes. L’ouvrage se place d’emblée sous le signe d’une discipline inspirée des travaux de Hans Robert Jauss : une « esthétique de la réception », qui entend réinscrire de facto la théorie de l’intertextualité dans le tissu de l’histoire, dans l’historicité double des textes et de leurs lectures. On ne peut que souscrire à un tel point de vue : il présente le mérite premier de corriger les approximations et les écarts qu’une étude des « rapprochements » ou des « convergences » est toujours encline à favoriser. C’est pourquoi l’auteur se fait un devoir d’éclairer, autant qu’il est possible, les conditions de réception de Nerval par Proust – dans un contexte très précis, celui des années 1904-1905, qui voit l’essor d’un mouvement de faveur et de regain critique à l’endroit du poète. Mais si l’intérêt de Proust pour Nerval est, pour une part, déterminé par des circonstances extérieures aux lois intimes de l’écriture, force est de constater que, par ailleurs, le monde nervalien et plus particulièrement sa composante antirationnelle, rêveuse et mémorielle, reverse ses valeurs au compte du projet de laRecherche. Telle est la justification de la thèse de Kuo-Yung Hong, qui prend appui, pour étayer son affirmation, sur une note du Carnet 1, selon laquelle les considérations sur l’art dans le roman futur seront fortement tributaires de l’« irrationnel nervalien ». De là découle la démonstration générale de l’ouvrage qui, faisant valoir l’hypothèse fortement accréditée de la réécriture, s’emploie à lui conférer une solidité épistémologique en la systématisant. On apprend ainsi que la Recherche réécrit Sylvie tout en prenant appui sur la leçon (affective, psychologique, symbolique) de deux sonnets majeurs des Chimères : El Desdichado et Artémis. De même, le personnage d’Albertine apparaît, dans cette configuration intertextuelle extrêmement contraignante, comme l’émanation des « filles » nervaliennes. Mais c’est sans doute la « notion d’intermittence » qui, aux yeux de l’auteur, atteste la capacité d’information décisive de l’univers nervalien sur l’œuvre proustienne : les opérations de la mémoire dite « involontaire », les développements sur les « intermittences du cœur », l’invasion du réel par les assauts répétés et sourds du passé, enfin l’insistante mesure de la vie « rêvée » forment la base d’une argumentation serrée, qui utilise très opportunément les inventions actuelles de la critique proustienne comme les catégories les moins absconses de la théorie littéraire. Le parcours de recherche s’achève par un détour obligé du côté de la « géographie imaginaire » de nos deux écrivains, exploration thématique d’une topographie qui associe errance subjective et contemplation esthétique. Enfin, les moyens stylistiques sont abordés et examinés à l’aune d’une convergence rhéto-poétique, qui fait la part belle à la métaphore et plus généralement au régime de l’image, sans négliger pour autant les aspects plus directement liés à la composition d’ensemble et à la question du livre, point qui sépare de fait Nerval et Proust, comme on pouvait s’en douter. Kuo-Yung Hong a conduit cette étude avec élégance, rigueur et un certain sens de la profondeur. L’ensemble emporte l’adhésion, mais on continuera de regretter que la théorie de la réception et l’intertextualité historique n’aient pas inspiré à l’auteur d’inscrire l’héritage nervalien et sa réactualisation dans le cadre d’une philosophie idéaliste de l’art qui, au moment où Proust réfléchit à son œuvre et commence de la composer, s’offre comme une synthèse des propositions romantiques alliant Hegel (pour simplifier) à Schopenhauer. À la lumière d’une telle évidence, toutes les catégories estampillées Nerval dans le métadiscours de Kuo-Yung Hong, et qui sans doute aucun attestent leur authenticité, auraient pu avouer leur nouvelle appartenance, et leur extension conceptuelle, au champ spéculatif d’une doctrine ayant, pour ainsi dire, valeur de paradigme esthétique et métaphysique.
Scandale. Quel scandale ! sous la direction de Marie Dollé (Presses universitaires de Vincennes, 2006, 204 p., 22€). Avec la Révolution française, la tragédie était descendue des tréteaux dans la rue. Trente ans après, la paix rétablie, vint pour les artistes et les gens de lettres, l’heure de refaire en comédie héroïque la révolution rêvée sous les guêtres du soldat de l’an Deux. Les poètes combatifs revendiquent une fraternité d’armes à la Saint-Just, Desmoulins ou Danton, les plus ambitieux se voient en Robespierre, en Napoléon. Des batailles de théâtre, la plus fameuse, celle d’Hernani, n’est pas la moins fabriquée. L’article liminaire d’Agnès Spiquel défait une légende à laquelle Alexandre Dumas, Mes Mémoires, Théophile Gautier, Histoire du romantisme, et le « témoin » de la vie de Victor Hugo ont chacun ajouté leur note : vrai poisson de Marius, l’histoire grandit chaque fois qu’on la narre. Le scandale fait dès lors partie de la mise en scène, il honore, « choquer le bourgeois » devient un sport. Cinq générations de carabins et de loustics s’y firent mollets et biceps. Depuis la chute du Premier Empire, le mystique attend toujours l’an meilleur, l’an Un de cet âge d’or qui tarde à poindre. Dépités, plusieurs soutiennent que le mal, désormais, ne peut plus qu’empirer. Le sûr, c’est que les choses se sont bien compliquées. Un petit bilan s’imposait au sortir des temps dits modernes où « faire scandale » au moyen d’une œuvre intempestive, incendiaire, a paru, à Paris comme à New York, le point de départ fondant à augurer un auteur pas trop toc. Alain Schaffner rappelle et répercute un article oublié de Marcel Aymé, Silhouette du scandale, où s’esquisse une taxinomie contemporaine (1938) des premiers écarts verbaux de son ami Céline. Comme il y a, en justice, des causes célèbres, il y a, en culture française, les scandales fameux. Scandales picturaux (exposition au Salon des Indépendants le 1er décembre 1884 ; surgissement des « Fauves » à l’ouverture du salon d’automne le 18 octobre 1905) ; scandales musicaux (le drame lyrique de Debussy Pelléas et Mélisande, créé le 27 avril 1902) ; scandales chorégraphiques (le ballet Le Sacre du Printemps de Stravinsky-Nijinski le 29 mai 1913 ; la représentation deParade d’Éric Satie le 18 mai 1917), scandales littéraires et culturels (Dada et les surréalistes), enfin scandales cinématographiques (aux trois « espaces » qu’il distingue : la fête, le jeu, le rêve, Francis Vanoye aligne trois films à scandale : L’Âge d’or de Buñuel-Dalí en 1930, Le Dernier Tango à Paris de Bertolucci en 1972 et Salò de Pasolini en 1975). Tous ces scandales fournissent matière au plus gros du livre. Signalons quatre articles aux titres suffisamment éloquents : « Le Scandale de la signature : Manet et Mallarmé » de Serge Bismuth, « L’Acte gratuit, un scandale en deux temps trois mouvements », de Myriam Boucharenc, « Jean Cocteau ou la preuve du génie par le scandale » de Jean Touzot, « le Carnaval des impostures : le mythe de Tahiti selon Romain Gary » de Claude Leroy. Malgré leur valeur documentaire et pittoresque, ce ne sont pas ces articles que nous retiendrons. Le caractère un peu, voire essentiellement factice, de ces « scandales » témoigne du fait qu’un scandale veut toujours deux complices : un qui se complaît à scandaliser, l’autre qui jouit de se faire mettre en colère. Si l’un ou l’autre des deux pôles faiblit, on n’a plus affaire qu’à un scandale à rebours, un non-événement : comme lorsqu’on s’indigne d’un silence, ou qu’on rêve d’une explosion qui ne vient jamais. Les scandales de jadis opéraient en milieu restreint, atteignaient peu la foule. Quand le public s’est accru, on est entré dans une période de transition avec, d’une part, des procès visant des auteurs discrets, et, en face, le trompette de montreurs d’ours à la foire, avec des « Lecteur, prends garde à toi ! » dignes de ce « Argonautes de l’idéal ! » que Nietzsche émet d’une nacelle à la Nadar, avant que la menace devienne une farce : « Nous sommes capables d’arroser ton gazon d’un poison d’une telle qualité que, pour t’en remettre, tu devras t’abonner au Quotidien du pharmacien ! » Petit à petit, à force d’abus, d’exagérations, de chèques en bois, de soufflés retombés, de bidets promus œuvres-dards et de canassons invalidés au tiercé, le scandale a tellement dévalué que, sans les va-et-vient du Clemenceau dans les mers lointaines, il n’y aurait plus moyen de casser un sucre sur le dos des encalminés. L’analyse de Pierre Jourde, article onzième, le plus critique, le plus actuel, le plus engagé, marque sans ambages l’hypocrisie et les faux sens plombant notre époque : « La censure est bien réelle, elle n’a sans doute jamais été aussi vigoureuse, et elle s’avère d’autant plus redoutable qu’elle est plus subtile qu’aux temps rudimentaires du mythique procureur Pinard. Elle s’exerce en gros dans deux cas de figure : lorsqu’un auteur paraît échapper à l’idéologie dominante du dérangeant correct, soit qu’il s’attaque frontalement à un lieu de pouvoir du système médiatico-littéraire. » En revanche, le même cercle sanitaire devient muet lorsqu’un livre est interdit d’affichage – tué dans l’œuf – pour atteinte à la personne privée de quelque couple grand public, clair et filou. L’affaire Renaud Camus (2000) a assez retenti pour que d’aucuns y voient une « affaire Dreyfus », rien moins. Du sens – mise au point et analyse de son aventure – Camus a évité l’Île du Diable. Pierre Jourde lui prête trop de calcul lorsqu’il croit lire, sous la gaucherie d’un passage de son Journal, une façon d’assumer, en l’exposant, sa « part maudite », courant risque de donner des verges pour se faire battre.
Villiers. Maria Giné-Janer, Villiers de l’Isle-Adam. L’amour, le temps, la mort (L’Harmattan, 2007, 378 p., 31 €). Villiers de l’Isle-Adam manque d’exégètes. Quand tant de livres paraissent sur les mêmes auteurs canoniques, le « portier de l’idéal », dont l’œuvre fascinante appelle pourtant le débat, suscite peu de travaux. Les chercheurs ayant suivi les traces de Raitt se comptent sur les doigts d’une main. Un livre de près de quatre cents pages sur l’auteur de L’Ève future attire donc l’attention, mais, dès le titre, démarqué d’un ouvrage de Mario Praz, le lecteur est sur ses gardes. Maria Giné-Janer n’a pas suivi les pistes laissées par Raitt, qu’elle remercie pourtant, en début d’ouvrage, d’avoir accompagné vingt ans durant ses travaux. C’est Bachelard qu’elle continue en réalité, découpant son objet d’étude selon une série de thèmes de rêverie au contenu assez flou : la famille, la théâtralité du monde, la science, la vision, l’amour et la mort, etc. Le temps, pourtant annoncé dans le sous-titre, ne fait l’objet que du chapitre de conclusion. En choisissant des thèmes d’une telle généralité, qu’elle se garde de définir, de préciser ou d’analyser, l’auteur s’autorise évidemment tous les arrangements avec la réalité des textes de Villiers qu’elle étudie. Le chapitre biographique ouvrant son essai n’apporte aucune information neuve sur la vie de l’écrivain : il n’est ici à sa place que pour justifier le choix de certains thèmes. En insistant sur les déboires amoureux de Villiers, il s’agit d’apporter une cause psychologique à son intérêt pour le thème de l’amour. L’acharnement avec lequel Villiers chercha à se marier expliquerait la récurrence du thème de la famille et de l’infidélité dans son œuvre. L’hypothèse, simpliste, a le mérite de pousser l’auteur à proposer des lectures originales, sinon pertinentes, de certaines œuvres.L’Ève future aurait ainsi pour nœud central le problème de l’adultère de Mr. Anderson, lequel trompe son épouse avec Evelyn Habal, incarnation de l’illusion féminine – hypothèse excessive que Maria Giné-Janer renie d’ailleurs plus loin dans son livre, où elle fait, et à raison, de la « communication affective » la grande problématique de ce roman. Elle ne perçoit cependant que de l’ironie dans les propos d’Edison, qui ne verrait dans son Andréide qu’une poupée mécanique perfectionnée, quand il s’agit en réalité d’une grande tentative pour comprendre le statut de la parole entre les hommes, tentative qui échoue lorsque Villiers recule devant les conclusions nihilistes de son œuvre pour insérer dans son robot un être spirituel, qui lui donne une âme et permet de nier l’horreur d’une voix détachée de toute intention, comme celle du phonographe, et capable d’agir pourtant sur le cœur des hommes. Les analyses des textes de Villiers ne prennent dans cet essai que deux formes caractéristiques : la remarque psychologisante ou l’interprétation symbolique (si l’on excepte le recours systématique à Baudelaire, source unique de Villiers, semble-t-il, selon l’auteur, dans une tentative d’étude génétique). Maria Giné-Janer lit les intentions de Villiers dans les passions de ses personnages, et guette un message allégorique derrière chaque élément du texte. Le ciel représente l’idéal ; un épicier, le monde étroit de la boutique ; un voyageur, la quête de la vérité ; une caverne, un abri fœtal ; et lorsque le rossignol est décrit comme le symbole d’une voix parfaite d’avant la chute de l’homme, on touche au comble du contresens, puisque L’Ève future montre au contraire que le naturel de son chant n’est qu’une illusion de l’auditeur. Ces interprétations se suivent au cours de chapitres qui se contentent de juxtaposer des études de contes ou de récits successifs, réunis par la présence plus ou moins évidente d’une thématique commune, sans synthèse ni problématique d’ensemble. L’auteur elle-même avoue fonctionner « par bribes », mais le paradoxe est d’offrir ainsi au lecteur, dans une forme relativement ouverte, des affirmations très sentencieuses. On sait pourtant Villiers familier des retournements d’opinion : ses textes, pleins d’ambiguïté, évoluent constamment. Les genèses de L’Ève future ou d’Axël sont là pour rappeler ses hésitations entre une forme mystique, philosophique ou purement chrétienne d’idéalisme. Comment traiter d’une œuvre aussi dynamique sans prendre pour fondement sa chronologie propre ? L’étude thématique tend à aplanir les difficultés, en proposant une vision illusoirement stable de certaines prises de position de l’écrivain. Les meilleurs passages de cette étude sont au contraire ceux qui tentent de rendre compte de la progression des idées de Villiers tout au long de la rédaction de L’Ève future : la thématique prend vie en évoluant. Malheureusement, ces moments sont rares, et Maria Giné-Janer ne fait souvent que réunir des textes très dispersés dans la chronologie de l’écriture de Villiers pour défendre une position unique de cet écrivain tout au long de son existence. On s’étonne un peu, pour finir, de voir l’auteur remercier la maison L’Harmattan pour son travail d’édition et de mise en forme, qui est inexistant. La table des matières, pour ne donner qu’un exemple, est indigeste, sans hiérarchisation aucune, et aurait bénéficié d’un simple ajout d’alinéas, quand le corps du texte souffre au contraire d’espaces trop importants.
Notes de lecture
Abbéma. Denise Gellini, Louise Abbéma, peintre dans la Belle Époque (Le Jardin d’essai, 2006, 127 p., 17,50 €). Louise Abbéma (1853-1927), femme-peintre qui eut son heure de gloire, portraitiste mondaine qui trouva à se loger rue Laffitte – la fameuse rue des marchands de tableaux sise à l’ombre de l’Hôtel Drouot –, qui prouva, comme entend le montrer sa biographe, que « les femmes pouvaient être des artistes professionnelles » en teintant une peinture globalement académique d’une frêle touche de modernisme, et, sinon tombée dans l’oubli, reléguée aujourd’hui parmi les « petits maîtres » de la peinture. Cette « biographie » nous en apprend plus par ses appendices – à condition d’y mettre un peu d’ordre, surtout dans la bibliographie – que dans le texte princeps. « Très difficile d’établir une chronologie de la vie de Louise Abbéma » : possible, et nous sommes loin d’une biographie rigoureuse. Nous ne sommes pas pour autant dans une « vie romancée » et ne savons pas à quel sein nous vouer. On est cependant prévenu dès l’ouverture : « J’ai voulu faire revivre ici, avec quelques documents et une bonne part d’imagination, un peu [nous soulignons] du parcours de cette artiste. »
Alsace. Gisèle Loth, L’Alsace : souvenirs d’écrivains célèbres (Alan Sutton, 2006, 142 p., 36 €). Montaigne, Voltaire, Goethe, Nerval, beaucoup d’autres ont passé par là : l’Alsace. Fidèle à l’esprit de la collection Passé simple, le livre relate de façon anecdotique le séjour en terre alsacienne d’une vingtaine d’écrivains célèbres et un peu moins célèbres. Le matériel illustratif – photographies récentes et archives – est abondant et flatte l’œil. Quelques poèmes inspirés de la région et des fragments de mémoires rendent vivants les textes consacrés à chacun des auteurs. L’ouvrage intéressera ceux qui ont avec l’Alsace des affinités particulières, et, avec un peu de chance, les autres.
Avant-garde. Isabelle Krzywkowski, Le Temps et l’espace sont morts hier. Les années 1910-1920 : poésie et poétique de la première avant-garde (L’Improviste, 2006, 278 p., 24 €). Le titre reprend une proclamation de Marinetti dans son Manifeste du futurisme de février 1909. L’ouvrage porte sur une période occultée après coup par la mythisation surréaliste : les avant-gardes des années 1910 et 1920, abordées selon une échelle internationale. Chaque chapitre est un angle d’accès pour comprendre ces mouvements, ce vortex de forces et de formes. Sont étudiés le rôle de la machine, la pratique du manifeste et l’action de rupture d’avant-garde, le rôle de l’espace, avec la poésie cosmique et la tentation épique. La poésie spatiale et le simultanéisme (où est mise en valeur ce personnage-carrefour que fut Henri Martin-Barzun) sont au cœur du livre. Le poème plastique, le rôle de la voix, la notion de synthèse, le rythme, la répétition (avec un passage éclairant sur Gertrude Stein) donnent lieu à des analyses. De même, l’abstraction, le primitivisme (russe, allemand, italien, et de langue française avec Cendrars et Tzara), d’ordinaire mieux étudié dans les arts plastiques qu’en littérature, et l’oralité (la poésie sonore, de René Ghil, autre personnage-source, et même du Mallarmé du Coup de dés, au zaoum et à Kurt Schwitters). L’ouvrage se clôt sur la guerre, qui n’apporte rien de neuf en matière de technique (du moins poétique), mais qui est réfractée selon celles nouvellement acquises (Apollinaire, Marinetti, August Stramm). En résumé, l’écriture porte sur le matériau et non plus sur le sujet, comme au temps du Symbolisme, et comme le Surréalisme y retournera, de façon régressive, en revisitant l’image à sa façon. Les néo-avant-gardes, à partir des années 1950, retrouveront toutes ces explorations et ces expérimentations sur le mot. L’auteur, qui rassemble ici des travaux antérieurs, survole les pays et met en correspondance les réseaux : l’unanimisme, le futurisme, l’expressionnisme, la poésie spatiale et sonore. Un regret : la quasi absence de textes cités, que le lecteur aurait aimé goûter après une telle mise en appétit. Il s’apercevrait d’ailleurs que les réalisations ne sont parfois pas à la hauteur des intentions proclamées, comme pour le Naturisme et l’Intégralisme, ou les essais de poésie simultanée de Nicolas Beauduin et Fernand Divoire. À la suite de La Crise des valeurs symbolistes de Michel Décaudin, ce rassemblement d’études est une initiation, claire et consciencieuse, à une période qui nous paraît étonnamment « moderne », parce qu’elle fut à l’enseigne de la surprise et de la trouvaille. Pour les étudiants et les spécialistes, les références bibliographiques, en particulier celles qui s’étagent dans les notes en bas de page, sont riches, en plusieurs langues et actualisées.
Balzac. Honoré de Balzac, La Comédie des ténèbres, textes choisis et présentés par Francis Lacassin (Omnibus, 2007, 1152 p., 28 €). Balzac n’aura jamais été aussi présent ni aussi disponible ! Après les deux premiers volumes de textes courts dans l’énorme édition Quarto, après les débuts de la nouvelle Correspondance dans la Pléiade, voici maintenant un Omnibus qui promet une balade aux nombreuses stations. Francis Lacassin, l’infatigable dénicheur de textes faits pour séduire tous les publics (ainsi peut-on déchiffrer aussi l’étiquette Omnibus), est allé glaner un peu partout dans l’œuvre ce qui relève chez Balzac, surtout dans les premières phases de sa vie d’homme de plume, de ce qui est le plus étranger au « réalisme » qu’on lui impute. L’anthologie présentée regroupe assez arbitrairement des textes en version intégrale, à côté de fragments plus ou moins longs, sous quatre grandes rubriques, aux titres explicites : « Le Diable et le Bon Dieu », « Enchantements et désenchantements », « La Clé des âmes », « La Clé des mondes », titres qui pourraient eux-mêmes être ceux de ces romans populaires qu’affectionne Francis Lacassin. Certains de ces textes sont des classiques (La Peau de chagrin, Séraphîta) d’autres ne sont guère connus des lecteurs (Histoire véritable de la bossue courageuse, Aventures administratives d’une idée heureuse). Il n’y a plus d’omnibus, mais les ténèbres souterraines des galeries du Métropolitain peuvent en tenir lieu et donner du même coup une petite – très petite – idée de ce que signifiaient la lumière et la nuit pour l’imaginaire du premier XIXesiècle, partagé et exploité par le Balzac présenté ici. Francis Lacassin donne une introduction (« Sortie du diable et entrée du fantastique social ») où il explique rapidement sa conception de l’évolution de Balzac, passé du gothique anglais à l’analyse historique et sociale, sans abandonner tout à fait en cours de route son goût et sa curiosité pour le trouble envers des choses. Ramener ce goût à l’occultisme (théorisé d’ailleurs bien plus tard au XIXe) est un peu simplificateur, et il aurait été utile de mieux contextualiser les « croyances » de Balzac par rapport à une histoire du magnétisme animal et de ses avatars, dont l’influence fut large et profonde à travers tout le siècle et qui n’a rien d’un épiphénomène. Mais les textes sont là, sous un format commode : au lecteur d’aller y chercher l’écho de frissons profondément liés à la créativité balzacienne.
Bibliographie. Stéphanie Dord-Crouslé, Dominique Pety, Philippe Régnier, Bibliographie du dix-neuvième siècle. Année 2004. Lettres, Arts, Sciences, Histoire (Presses Sorbonne nouvelle, 2006, 355 p., 22,50 €). Le nom de Claude Duchet ne figure plus au générique de cette bibliographie, qu’il avait lancée. Philippe Régnier ne manque cependant pas de rappeler dans sa présentation du volume 2004 que c’est lui qui a « appris à lire » ce grand texte « en nous apprenant à le bibliographier ». L’ambition affichée s’écarte beaucoup des stricts canons universitaires en faisant la promotion de la flânerie, en réhabilitant « la foule distinguée des curieux, dans le sens le plus élevé de ce mot tombé en désaffection ». Rigueur et fantaisie sont revendiquées pour expliquer le classement des références collectées entre édition savante, essai, collectif et périodique. Nous frôlons la subversion quand est annoncée « la surprise volontaire de notices en apparence indignes d’approcher l’autel de la science ». Voilà des principes et des déclarations bien faits pour nous réjouir et nous mettre en appétit : Histoires littéraires ne s’est-elle pas fondée sur des idées tout à fait voisines ? C’est donc avec enthousiasme et confiance que nous avons cherché notre revue dans la section consacrée aux dépouillements de « revues et publications périodiques ». Hélas ! Il a fallu déchanter : aucune trace d’Histoires littéraires, alors que les Annales islamologiques du Caire sont bien présentes. N’avons-nous donc rien publié sur le XIXe siècle en 2004 parmi les 800 pages de nos quatre numéros ? Rien de plus facile à vérifier pourtant, puisque le dernier numéro de chaque année contient un index complet. Voilà qui ne va pas faire plaisir à nos actionnaires, dont les profits sont menacés ! Mais Histoires littéraires est bonne fille et vous laisse, Messieurs les Bibliographes épris de fantaisie et de curiosité, une dernière chance : nous vous attendons au tournant de 2005. Sinon, comme disait Groucho offensé dans Duck soup : « That means war ! » Et l’on sait comment cela se traitait au XIXe siècle…
Brassens. Victor Laville, Christian Mars, Brassens, le mauvais sujet repenti (Archipel, 2006, 300 p., 18 €). De la série d’ouvrages publiés à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la mort du chanteur, celui-ci n’est peut-être pas le plus indispensable : on peut penser que les souvenirs de Pierre Onteniente, qui accompagna Brassens tout au long de sa carrière en qualité de secrétaire-factotum, recueillis par Jacques Vassal et sortis chez Fayard à la même période constituent un témoignage plus précis et plus documenté. Du duo ici à l’œuvre, c’est Christian Mars, « auteur de plusieurs livres dans le domaine maritime et dans ceux de la chanson et de la danse » d’après le texte de couverture, qui tient la plume, et c’est Victor Laville qui fournit les souvenirs. Laville fait en effet partie du premier cercle des amis de Georges en sa qualité de Sétois condisciple de Brassens dans les années d’enfance puis fidèle compagnon des années parisiennes. « La femme d’Hector » de la chanson n’était d’ailleurs autre que la femme de Victor. Les anecdotes qu’il confie ici, reprises par Christian Mars, n’apportent rien de neuf à la connaissance de l’homme : enfance sétoise, montée à Paris, STO, débuts dans la chanson (la première entrevue avec Patachou est racontée selon deux témoignages différents, celui de l’intéressée et celui de Victor Laville), célébrité, on connaît les étapes. Mars puise sans hésiter dans les livres de ses prédécesseurs (Loïc Richard, André Larue, Jacques Vassal, Émile Miramont, Jean-Paul Sermonte), les cite d’ailleurs scrupuleusement, pour retracer les épisodes et retranscrire les témoignages. C’est un récit honnête de la vie de Brassens qui reprend la plupart des thèmes connus, la fausse mécréance, l’obsession de la mort, le goût des femmes et des amis, mais qui sait aussi remettre en cause certains clichés (le goût de l’amitié, certes, mais à condition d’être le chef de la bande) utiliser de nouveaux angles, comme lorsqu’il fait état des rapports entre Brassens et Patachou, lorsqu’il explique clairement ce qui se passait au sein du trio de l’impasse Florimont Jeanne-Marcel-Georges (la première ayant bel et bien chassé le second de son lit pour y installer le troisième) ou quand il évoque les relations Brassens-Trenet : celui-là, entouré d’une véritable cour, lui dont tout le monde rêvait d’être l’ami, ne put jamais devenir celui de l’homme qu’il admirait le plus au monde. Le livre se conclut sur une rapide visite thématique de l’œuvre et sur une évocation de chacune des chansons, exercice inutile puisque réalisé d’excellente manière par René Fallet au fur et à mesure de leur apparition sur les disques. On saura gré aux auteurs de rappeler le cri du cœur d’Alain Bosquet dans Combat, lorsque l’Académie Française attribua à Brassens son Grand Prix de poésie en 1967 : « Brassens ? Et pourquoi pas Fernandel ? »
Camps. Les Camps et la littérature. Une littérature du XXe siècle (Presses universitaires de Rennes, 2007, 310 p., 20 €). A-t-il existé une littérature issue des camps (au-delà donc de « récits des camps ») ? L’écriture de témoignage se tient-elle dans les frontières de la littérature, ou en deçà, comme le document, ou au-delà, l’art étant insuffisant à absorber, transmuer, résorber le poids de ce réel-là ? Si l’art y parvient, quid alors de l’accès au sens ? Enfin, cette littérature supposée a-t-elle laissé une empreinte sur ce qui s’est écrit ensuite ? À ces questions répondait en 1999 un riche volume de La Licorne aujourd’hui réédité et augmenté, notamment d’un texte un brin paraphrastique de Catherine Coquio sur Jean Cayrol récemment disparu. D’autres ont profondément remanié leur texte, comme Georges Molinié. On retrouve des réflexions sur l’ambiguïté de la littérarisation, les risques d’institutionnalisation de la mémoire, mais aussi d’intéressants aperçus sur l’expérience de lecture de ces textes (Michèle Rosellini). Du fait de ces ajouts, et du passage d’un temps qui a suscité des échanges autour de la première édition, ce recueil peut paraître inégal, très myope par moment, lorsqu’on entre dans le détail d’une œuvre, mais bien ferme sur ses bases théoriques, lorsque l’on considère, avec Michael Rinn, la « poétique de la Shoah », à l’aune du concept de littérarité (définie par un triple critère : complexité du registre sémiotique, construction graduelle de son propre référent, rencontre dialogique de deux actants dans l’émission/réception). Si tout n’est donc pas neuf dans ce recueil, en revanche le contexte de publication peut soulever de nouvelles questions. Nous sommes au XXIe siècle, le Goncourt a été récemment attribué à un roman très lourdement documenté basé sur le même drame historique, mais côté bourreaux (Dominique Moncond’huy ne fait qu’amorcer une critique de cet ouvrage, avec la retenue qu’impose le manque de recul historique). Que le fait des camps ne passe pas est fort compréhensible, et rassurant, d’une certaine façon. En revanche, à présent que cette littérature et les problèmes qu’elle pose ont été assez largement débroussaillés, par les auteurs notamment de ce collectif, il serait temps d’inverser la focale, et de mener quelque réflexion sur le sens et les modalités de cet enracinement de notre littérature européenne dans cet indépassable drame. Ce n’est pas seulement que tout commence en 45, mais que tout y revient, pour on ne sait quel ambigu ressourcement. À cette question, Catherine Coquio propose un début de réponse globale stimulante, celle d’une fréquentation des extrêmes pour échapper à l’anomie, fonctionnant comme utopie négative d’où se ressaisir. On espère que les études de la littérature des camps puissent échapper au ressassement et à la banalisation en amorçant ainsi un retour critique sur leurs propres enjeux. Avis donc aux chercheurs : écrire à la revue, qui transmettra.
Céline. Louis-Ferdinand Céline, À l’agité du bocal et autres textes (Herne, 2006, 85 p., 9,50 €). Il est des livres comme des bouteilles d’alcool : les plus forts ne sont pas toujours proportionnels à leur taille. Ici, c’est un opuscule contenant divers textes aussi décapants les uns que les autres : À l’agité du bocal, où Louis-Ferdinand répondait à Jean-Paul (le récent colloque des Invalides nous a révélé qu’en matière de diffamation, c’est Sartre, le demi-ténia, qui, juridiquement parlant, risquait le plus) ; Bezons à travers les âges, préface dont on se dit, dès les premières lignes, que ni la Sorbonne ni l’Académie Française n’en produiront jamais de telle ; Des pays où personne ne va jamais, transcription d’un entretien avec Jacques Darribehaude, dans lequel Céline évoque son enfance et les nouilles dont, faute de mieux, sa famille se nourrissait (pas d’odeur de cuisine dans un magasin de dentelles !) ; enfin, le contenu d’un carnet du cuirassé Destouches, du Céline sans « musique » peut-être, mais vibrant et révélateur. Le tout présenté sobrement et sans commentaire.
Cendrars. Doisneau rencontre Cendrars (Buchet-Chastel, 2006, 117 p., 35 €). Elle est bien sympathique, la bouille de Cendrars qui s’étale en gros plan sur la couverture ! Sans le réduire à la figure trop connue du « bourlingueur » – car il fut aussi un vrai homme de lettres –, il faut bien dire que l’auteur de la Prose du Transsibérien n’avait rien d’un « intellectuel » ni d’un littérateur habitué aux salons parisiens et aux petites combines du monde littéraire. Ce bel album de photos nous offre, ponctuée par des textes du poète, une double série de photographies de celui-ci (certaines inédites), prises soit à Aix-en-Provence en 1945, soit, en 1948, à Saint-Segond, près de Villefranche-sur-mer. Quelques-unes sont depuis longtemps comme légendaires, tant le jeune Doisneau a su y capter un Cendrars quotidien et sans apprêt. Le voici, dans un décor spartiate, penché sur sa table de travail, comme un simple Remy de Gourmont. Ou bien on le surprend en promenade dans les vieilles rues d’Aix, encore sinistrées par la guerre. À Saint-Segond, sa silhouette trapue se dresse tel un menhir parmi des buissons d’agaves, puis l’objectif de Doisneau le montre accoudé à une margelle surplombant la rade de Villefranche, où la flotte américaine est au mouillage. L’ouvrage contient aussi des lettres et des dédicaces inédites de Cendrars. Seul petit reproche à adresser à cet album si évocateur : la préface de Miriam Cendrars, qui éprouve le besoin fâcheux d’inventer des dialogues, est, en plus, inutilement répétitive par rapport au texte qui suit, «Doisneau la malice » de Jérôme Camilly, qui sonne plus juste.
Chalon. Jean Chalon, Journal d’un lecteur 2002-2004 (Plon, 2007, 229 p., 19,50 €). Paisible retraité du Figaro, bien installé dans son « ermitage des Batignolles », Jean Chalon aurait tout pour être heureux ! Hélas, il manque de lecteurs, et ses derniers livres n’ont pas eu le succès de ses biographies de Natalie Barney ou George Sand. D’où son état déplorable : « Je crois que c’est l’échec de mon Journal d’un arbre qui m’a rendu malade. » Nous craignons que les lecteurs n’affluent pas davantage cette fois encore : le manque d’intérêt est immense.
Chansons. Guinguettes et caboulots 1934-1952, direction artistique d’André Bernard (Frémeaux et associés, 2007, deux CD, livrets de 48 p., s.p.m.). L’univers de Carco et de Mac Orlan en chansons. Interprètes : de grandes dames comme Fréhel et Damia, de grands messieurs comme Gabin, Chevalier, Trénet, Rossi (Tino), de plus oubliés comme Claude Robin, José Rivera, Fernand Warms ou Réda Caire. Le dimanche, les flonflons des bals populaires, le bord de l’eau, la guinguette, une friture et une bouteille de vin blanc : nostalgie ou préhistoire ?
CNL. Sophie Barluet, Un lieu pour les livres, extraits d’une mémoire (Centre national des Livres, 2006). Depuis 1946, le Centre national des Livres se donne pour mission de « soutenir et encourager l’activité littéraire des écrivains français, favoriser par des subventions, avances de fonds ou tous autres moyens l’édition ou la réédition par les entreprises françaises d’œuvres littéraires dont il importe d’assurer la publication ». L’immeuble de la rue de Verneuil conserve près de 18 000 livres. Pour ses soixante ans, le CNL présente soixante ouvrages, un par an, lus par des auteurs et critiques contemporains. Olivier Rolin lit ainsi le Cahier de l’Herne « Henri Michaux », Tanguy Viel L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert dans sa réédition de 1985, Jean-Michel Maulpoix Entre mots et choses de Ponge, Pierre Bouretz les Œuvres complètes de Freud, etc.
Collectionneurs. Éric Woerth, Le Duc d’Aumale. L’étonnant destin d’un prince collectionneur, préface d’Alain Decaux, postface de S.A. l’Aga Khan (L’Archipel, 2006, 288 p., 19,95 €). Biographie doublement honnête. D’abord, parce que l’auteur associe sur la page de titre, ce qui est peu fréquent, son nom à celui de l’historienne qui lui a servi de collaboratrice. Ensuite, parce qu’il s’agit d’une biographie sans trémolos ni dialogues inventés, chose également louable. Elle est due au maire de Chantilly, qui s’est pris de passion pour celui qui fit rebâtir le château et y déposa ses merveilleuses collections. Car ce n’est pas comme soldat ni comme homme politique que le duc d’Aumale, cinquième fils de Louis-Philippe, mérite de passer à la postérité, mais bien comme collectionneur. À coup sûr, il fut l’un des premiers collectionneurs de son siècle, et il suffit de dire que les peintures et dessins conservés à Chantilly en font la seconde pinacothèque classique de France. Quant aux livres, ses 12 500 ouvrages anciens forment une des plus belles bibliothèques jamais constituées. On connaît certes l’admirable manuscrit des Très Riches Heures du duc de Berry, mais combien d’extraordinaires raretés figurent-elles aussi sur les rayons de Chantilly ! Cette évocation biographique précise, mais nullement pédante, retrace le curieux destin de ce prince qui ne put réaliser qu’imparfaitement sa vocation de soldat et dut, par suite des circonstances historiques, passer vingt-deux ans en exil. Un exil certes doré, mais auquel il fut forcé par deux fois (1848 et 1886), et qui fut particulièrement cruel pour un homme qui aima par-dessus tout son pays. On connaît en effet sa réplique à Bazaine, qui s’excusait de sa capitulation en 1870, en disant qu’alors il n’y avait plus rien de debout : « Monsieur, il y avait la France. » On n’en admire donc que davantage la noblesse et la générosité du prince qui, en 1886, fit don à l’Institut de France, de Chantilly et de tous les trésors qu’il contenait. Comme autre don de ce genre, on ne peut guère citer que celui que fera Jacques Doucet de sa bibliothèque à l’Université de Paris. En tant qu’homme politique, Aumale se conduisit avec dignité et réserve, manifestant sous le Second Empire une opposition irréductible à Napoléon III, et se gardant bien, sous la Troisième République, de céder à ceux qui auraient vu en lui un Président idéal. L’homme privé, lui, n’était nullement austère et avait même un certain penchant pour les actrices dotées de repartie : amant d’Alice Ozy durant sa jeunesse, il fut plus tard celui de Léonide Leblanc, qui alternait à Chantilly avec Berthe de Clinchamp. Peut-être aurait-on pu souligner davantage, dans ce livre, les liens très étroits qui attachèrent toujours Aumale à son ancien précepteur Cuvillier-Fleury, lequel eut sur lui une grande influence, comme en témoigne leur abondante correspondance de 1840 à 1871. Mais ce n’est qu’une vétille, car ce livre correctement documenté et agréablement écrit évoque fort bien tous les divers aspects de la vie de ce prince atypique, à qui on ne peut refuser son estime. Une certaine tristesse se fait jour dans les divers portraits de lui âgé reproduits dans le cahier d’illustrations, et le portrait de sa femme Marie-Caroline de Bourbon est assez spectral. Dernier détail, et qui n’est pas indifférent : l’auteur a inclus, dans les annexes, une « Chronologie du collectionneur » très bienvenue et des plus utiles. On reste pantois devant cet extraordinaire tableau de chasse.
De Groux. Henry de Groux, Journal, sous la direction de Rodolphe Rapetti et Pierre Wat (Kimé, 2007, 326 p., 28 €). Il ne s’agit que d’une sélection, d’ailleurs copieuse, d’extraits d’un Journal qui s’étend de 1892 à 1910. Tel quel, ce volume donne une bonne idée de la richesse et de la variété du texte intégral. Curieux personnage que ce De Groux, à la fois peintre, graveur, sculpteur et écrivain, très lié avec Bloy et Gourmont, et dont le visage tourmenté faisait, dans son âge mûr, penser à celui de Baudelaire. Même s’il pouvait, en 1892, exhaler, à propos des expositions de la Rose+Croix, des Indépendants et de l’Art Libre, son « horreur de cet insipide symbolisme décadent », son art en est durablement imprégné, pour le meilleur comme le pire. Sans doute sa meilleure composition reste-t-elle Le Christ aux outrages, les autres témoignant souvent d’une certaine littérature, où les valeurs plastiques se perdent dans une espèce de grouillement confus. Mais son Journal est un vrai Journal, en ce qu’il abonde en réflexions, en notations de rencontres et de lectures. Toutefois, le texte en est assez composite, car l’auteur y a souvent ajouté des notations bien plus tardives, qu’il n’est pas toujours facile de démêler. On est frappé de voir les anathèmes que De Groux distribue à la peinture de son temps. Il n’aime guère Manet, Monet et Degas, encore moins les « croûtes de Matisse et Picasso », et stigmatise « l’histoire lamentable du pauvre Van Gogh » et sa « peinture exaspérée et maladroite ». Une note rappelle à ce propos que « De Groux fut exclu des XX en 1890 pour avoir refusé que ses œuvres soient présentées dans la même salle que celles de Van Gogh ». Aménités à Cézanne aussi : « l’impuissance du pauvre Cézanne », aux « balourdes et très communes peintures » (sic). Quant aux écrivains, s’il apprécie Bloy, Gourmont et Milosz, il assène des volées de bois vert à « cet épouvantable imbécile, cette très subalterne canaille de Guillaume Apollinaire », dont il moque le « gros rire ineffablement bête de nègre triomphant ». Aussi serait-il assez imprudent de voir en De Groux un moderne à tous crins. N’importe : sonJournal n’est jamais ennuyeux et se lit avec intérêt en dépit, sinon à cause de ses partis-pris. On y trouve des croquis assez prenants de gens comme Heredia, Montesquiou, Zola, Bloy et surtout Huysmans. De ce dernier, cette réflexion significative sur Gustave Moreau : « Oui ! Moreau ! Mais c’est surtout bon pour écrire dessus. » On ne s’étonnera pas non plus de voir De Groux très réservé sur les livres de Huysmans : « Des livres comme L’Art moderne me font l’effet et me firent toujours l’impression d’un amusement puéril et cruel, pareil à celui d‘un homme adroit muni d‘une carabine au tir précis et s’exerçant devant une galerie amusée de quelques tirs aux pigeons. » L’édition du texte est précise et soignée, accompagnée d’une chronologie détaillée (trente pages), d‘un Inventaire chronologique du Journal, d’une bibliographie, d’un Index et d’un cahier d’illustrations en noir et en couleurs. Mais pourquoi trois préfaces différentes ? Celle de Rodolphe Rapetti, riche et substantielle, était suffisante. Une petite rectification : le nom d’Edmond Bailly, l’éditeur de l’Art indépendant, est orthographié Boilly par De Groux, ce qui eût pu justifier une note rectificative. Terminons par cette notation : « “Bloy m’apprend qu’il a commencé sa vie dans le plus inexorable athéisme, qu’il eût voulu calciner des églises.” “C’est Barbey d’Aurevilly”, dit-il, “qui m’a retourné, mais comme un gant.” » De quoi nous inviter à nous méfier de nos convictions les plus farouches, qui ne sont pas en acier chromé et ne demandent au contraire qu’à être retournées par tel ou tel, « comme un gant ».
Édition. L’Édition littéraire aujourd’hui, sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy(Presses universitaires de Bordeaux, 2007, 234 p., 20 €). Sous ce titre un peu mensonger, on trouve principalement des entretiens avec des éditeurs (Jean-Jacques Pauvert, Maurice Nadeau, Gérard Bobillier) qui se remémorent leur jeunesse épique et leurs déboires dans les années 60 et 70 ; « aujourd’hui » englobe ainsi un large spectre temporel, et le lecteur désireux de s’informer de l’état de l’édition littéraire contemporaine reste sur sa faim. Il est en effet difficile de saisir la cohérence d’ensemble du recueil, dont le but affiché est de dévoiler l’envers du décor de l’édition française. Deux questions viennent à l’esprit : la « cuisine littéraire », dont il est principalement question ici – le jeu des prix, la fièvre des chiffres, les piques contre les uns et les autres – représente-t-elle vraiment l’essentiel du métier d’éditeur ? Et le choix de n’interroger quasiment que des éditeurs, tout en accusant leur « légendaire langue de bois », est-il pertinent dans l’optique envisagée, d’autant que l’analyse est absente du volume, qui s’en trouve plus plaisant, mais moins rigoureux ? Les entretiens n’offrent aucune prise à une synthèse d’ensemble, chaque éditeur étant interrogé en fonction de traits particuliers (Pauvert sur l’érotisme, Tournier sur les prix littéraires, Nadeau sur Perec et Houellebecq, Monti sur l’imprimerie), livrant ses anecdotes et ses coups de griffes habituels. Un protocole d’entretien plus précis aurait permis de dégager de grandes tendances dans les réponses, ici presque inutilisables pour une analyse sociologique. Aucun n’aborde ce qui fait le métier d’éditeur, sinon Maurice Nadeau par moments, ainsi que Georges Monti. On préfère se concentrer sur les ventes et les tirages (la plus longue réplique d’Irène Lindon consiste en une liste des ventes de ses auteurs), tout en déplorant l’état du secteur. Seule la dernière étude, « Le Cauchemar de Diderot : la littérature en librairie aujourd’hui », par Jean-Pierre Ohl, touche le fond du problème, critiquant le système de l’office, proposant des solutions de diffusion et de distribution, soulignant le rôle sous-estimé des représentants, tout en accusant en filigrane les grands éditeurs d’être responsables de leur malheur, ce qui est peut-être exagéré, mais qu’il est rafraîchissant de lire après bien des pages assez hypocrites.
Flaubert (1). Éric Le Calvez, Gustave Flaubert : un monde de livres (Textuel, 2006, 192 p., 49 €). Henri Mitterand dirige cette « Collection Passion » avec la passion qu’on lui connaît et qu’il sait communiquer à ceux qui ont la chance de pouvoir traiter, dans le somptueux format mis à leur disposition, de Coluche, de Gainsbourg, de Proust ou de Zola. Si les écrivains y font à peu près jeu égal avec les chanteurs, il faut s’en réjouir : la passion souffle là où la braise est prête à faire des flammes. Rien de tel pour donner de belles ou surprenantes choses à voir, même quand le sujet, ici Flaubert, a presque tout fait passer par les livres – ceux qu’ils a lus et ceux qu’il a écrits, sans parler de sa passionnante correspondance, désormais intégrée au canon littéraire. Éric Le Calvez a voulu « montrer l’itinéraire de Flaubert au travail » et le montrer en images. Cela nous donne à chaque page une époustouflante quantité de documents de toute sorte, avec presque à chaque page reproduction d’un texte de la main de Flaubert, souvent du jamais vu, transcrit en fin de volume (et l’on sait à quel point l’exercice est difficile). On comprend bien aujourd’hui à quel point le monde du XIXe siècle, y compris chez les écrivains, était rempli de choses à voir. Le travail de la langue, l’imaginaire de la fiction, tout cela est hanté par de l’image. En nous en livrant avec une formidable générosité, ce livre nous en met littéralement plein la vue : gravures, lithos, dessins, caricatures, frontispices, imprimés divers, partitions, photographies, lettres – des quantités de lettres ! – rythment une vie qui nous est présentée par tranches serrées de quelques années à chaque fois. Le commentaire de l’auteur se faufile entre les images pour dire l’essentiel de chaque épisode, en rappelle l’histoire et ébauche une analyse. Le fil rouge de la passion du livre tient le tout, comme il l’a fait pour Flaubert lui-même.
Flaubert (2). Thanh-Vân Ton-That, Gustave Flaubert : l’ermite voyageur (Portaparole, 2007, 96 p., 8 €). Le projet éditorial est séduisant et le discours marketing bien au point : « Maison d’édition italo-française, Portaparole publie des essais, des narrations et des poésies, en garantissant leur qualité d’écriture et de documentation sans négliger leur présentation. […] Divisés en collections destinées à se développer, les livres de Portaparole traitent de sujets de grand intérêt, fidèles à la mise en valeur du patrimoine culturel européen. » Ce petit ouvrage est donc à situer dans le contexte de cette ligne éditoriale originale qui ambitionne, en publiant simultanément les textes en italien et en français, de contribuer au développement d’une culture européenne véritable. Le volume réduit de l’ouvrage (96 pages), soit beaucoup plus qu’un article d’encyclopédie de la littérature, mais beaucoup moins qu’une biographie de taille habituelle, est censé favoriser la lecture d’un public de non-spécialistes curieux d’en savoir un peu plus sur la vie du célèbre « ermite voyageur » sans pour autant se perdre dans les références érudites. Ceci étant, le louable souci de vulgarisation et le désir d’accessibilité n’excusent pas tout. D’abord, la bibliographie de l’ouvrage est curieusement obsolète : les titres critiques les plus récents datent de la première moitié des années 1980, et l’édition de la correspondance de l’écrivain dans la Bibliothèque de la Pléiade n’est même pas mentionnée. Ensuite, l’information n’est pas toujours exacte : Flaubert n’a pas écrit un conte intitulé Hérodiade mais Hérodias ; il rencontre une belle inconnue à l’intérieur de l’église de Saint-Paul-hors-les-murs et ne la croise pas « dans une rue de Rome » ; contrairement à La Tentation de saint Antoine, L’Éducation sentimentale n’a pas connu plusieurs versions, dans la mesure où il n’existe aucun rapport génétique entre celle de 1845 et celle de 1869 ; Flaubert s’adressait affectueusement à George Sand en l’appelant « Chère Maître », et non « cher maître », etc. Une bonne vingtaine de coquilles typographiques sont d’ailleurs aussi à déplorer. Enfin, le récit biographique se construit sur une succession d’oppositions et de contrastes si schématiquement tranchés qu’ils finissent par occulter la complexité d’une vie et d’une œuvre, et laisser à nu les seules ficelles de la narration. Conformément aux principes de la collection, l’ouvrage se lit sans difficulté et répondra aux attentes des lecteurs pour peu qu’ils ne soient pas arrêtés par des généralisations hâtives ou des affirmations contestables.
Francophonie. Jean-Louis Joubert, Les Voleurs de langue : traversée de la francophonie littéraire (Philippe Rey, 2006, 129 p., 14 €). Ce petit ouvrage ne s’adresse ni aux grands connaisseurs de la francophonie littéraire, ni aux chercheurs. Il se veut à la fois une introduction aux littératures francophones et une réflexion sur les enjeux, pour des écrivains extra-européens essentiellement, de s’emparer du français. Enjeux idéologiques, voire proprement politiques, succinctement mais clairement replacés dans leurs contextes, y compris par rapport à la décolonisation. Enjeux littéraires, bien sûr, mais au sens le plus large du terme : comment l’appropriation d’une langue, qu’on enrichit dès lors de divers parlers, peut s’affirmer comme une voie possible pour dire et même construire une identité, à la fois personnelle et collective.
Fromentin. Barbara Wright, Beaux-Arts et belles lettres : la vie d’Eugène Fromentin (Champion, 2006, 528 p., 20 €). L’art de rédiger un essai biographique n’est pas toujours facile. Il nécessite une documentation solide pour rendre compte d’une existence, pour en baliser les étapes, pour retrouver, par exemple, un paysage d’enfance, un souvenir révélateur, des luttes formatrices. En suivant pas à pas et avec minutie l’itinéraire de toute une vie, cet essai, s’il est l’élaboration d’une entreprise menée depuis près de quarante ans, est surtout le résultat d’une passion. Pour donner une image plus entière de Fromentin, d’une œuvre picturale et littéraire encore mal connue,
Barbara Wright a cherché à établir les jalons d’une lecture qui ne se veut pas spéculative, mais plutôt restitutive d’un sens, au risque de l’enfouissement dans le détail quotidien. Effleurant l’anecdote, son approche est immédiate et réfléchie. Il s’agit, comme dans un souci de fidélité, de rendre Fromentin à lui-même, dans son siècle. Simplement érudites et éclairées d’une proximité que l’on pourrait qualifier d’intime, les pages de cet ouvrage volumineux témoignent à la fois d’une sensibilité à l’exaltation de l’explorateur de l’Algérie et d’un respect pour la prudence de l’artiste attentif au moindre signe d’une reconnaissance officielle. Dans la perspective d’une compréhension du personnage qui apparaît dès le premier chapitre, l’auteur plante le décor d’une enfance ouverte et poétique dans la propriété familiale de Saint-Maurice, non loin de La Rochelle. Aussi, des descriptions exemplaires de l’avancée courageuse de Fromentin sous le soleil accablant de Laghouat, dans le Sahara, en 1853, feront oublier la tentative répétée d’associer à la poussée de certains peintres impressionnistes, celui qui allait siéger aux côtés d’Alexandre Cabanel à titre de vice-président du jury du Salon de 1876. En forçant un peu le trait, pourtant, il est clair que Barbara Wright s’attache à tout saisir pour faire partager les allers et les retours entre Saint-Maurice et Paris, Saint-Maurice et Alger, Paris et le Sahel. Au fil des pages, surgit le portrait d’un artiste et homme de lettres non dépourvu de contradictions. Entre l’attraction de Fromentin pour Léocadie Chessé – le modèle de Madeleine dans Dominique– et sa détermination jusqu’à l’épuisement à terminer son œuvre finale, Les Maîtres d’autrefois, en 1876, l’auteur nous guide dans une aventure humaine qu’il est difficile maintenant de réduire au seul roman Dominique.
Gary. Mireille Sacotte commente La Promesse de l’aube de Romain Gary (Foliothèque, 2006, 260 p., 10,90 €). On ne lira pas ici le texte du roman de Gary : ses 370 pages existent en Folio (n° 373), et c’est à ce volume que se réfère la présente étude, bornée, comme une ursuline à son rosaire, à un commentaire scolaire de la meilleure facture. Universitaire, spécialiste émérite d’Ajar et Gary, l’auteur est de celles qui bataillèrent en première ligne à promouvoir la mise en thèse de cet écrivain trop longtemps boudé des doctes : honneur dangereux, qu’un disparu ne saurait refuser, vu qu’inhumé, l’artiste à vendre ne croît plus qu’avec sa cote. Cette étude magistrale – et, ce qui ne gâte rien, très joliment mise en page – démontre que La Promesse de l’aube, le meilleur roman de Gary de l’avis de beaucoup, n’est aucunement l’autobiographie trop souvent crue, mais bel et bien un roman-roman, une imposture. Histoire fictive semée de pièges prompts à duper l’amateur de faits sûrs. Certes, les éléments sont réels, mais la réalité toujours oscille entre le mythe et le conte. Il est prouvé que Roman (vrai prénom de Gary) fut enfant, et sûr aussi qu’il eut une mère, et probable encore que, Juif de Pologne, le jeune Kacew (patronyme exact de Roman) quitta le sol natal avec elle et qu’ils arpentèrent l’Europe, y menant une existence assez décousue. Mère juive, père inconnu (sans doute cet acteur qui les venait visiter). Partant de ces données quelconques, Gary construit sa légende. Il s’agit, on s’en doute, d’abord d’embellir ce qui blessa, mais le plaisir de narrer, d’inventer, domine tout. Les preuves abondent du caractère tout littéraire de la confection : romancier-né, l’auteur de Pour Sganarelle ne s’est, du reste, jamais caché derrière des principes contraires à ceux qu’on lui voit appliquer dans ses fictions. Qu’il transpose habilement telle scène d’un classique français, qu’il passe du Bourgeois gentilhomme à un dialogue à la Chaval ou à la Pierre Dac, qu’il mâtine ce cocktail d’une Marianne aux caprices cristallins, celle qu’on voit se fier à la boule de la veille Mama Irma Lol Alaviva, Gary ne craint rien.
Gavroche. Bruno Demonsais, Gavroche. Un hebdomadaire culturel socialiste (L’Harmattan, 2006, 280 p., 24,50 €). Sur la quatrième de couverture, le lecteur apprend qu’il a entre les mains un mémoire de maîtrise d’histoire soutenu à Paris I. Bonne surprise : clarté de l’exposé, rigueur de la construction, style vif et précis, ajoutés à une érudition de bon aloi sont les ingrédients de cet ouvrage sur cet hebdomadaire qui avait laissé une moindre trace dans les mémoires que ses contemporains mêmement disparus, qu’ils se nomment Carrefour, La Nef ou Les Lettres françaises. Né dans la clandestinité en mai 1943, après dix numéros péniblement ronéotés jusqu’en juillet 1944,Gavroche paraît au grand jour le 9 novembre 1944. Lancé par Daniel Mayer et Marcel Bidoux (alias Jean Fresnoy), dirigé par René Lalou assisté d’un secrétaire de rédaction nommé Louis Pauwels, Gavroche sera surtout marqué par la personnalité de Jean Texcier, journaliste de talent dont Pascal Pia faisait grand cas. Durant sa brève existence cet « hebdomadaire culturel de parti » – à savoir la SFIO – attirera de grandes signatures de l’époque : Guéhenno, Arcos, Fombeure, Paulhan, Mauriac, Roblès, Nadeau, etc. On lira avec intérêt les études sur des journalistes comme Georges Izard, Oreste Rosenfeld et René Lalou, et, avec plaisir, le récit des élucubrations d’Yvan Audouard, suspendu de la RTF pour avoir osé à l’antenne un magistral « Dans quelques auditeurs, mes chers instants… » (on avait du mérite à vouloir dérider son prochain sous la Quatrième). Le passage sur l’Épuration est particulièrement bien vu. L’auteur ne se prive pas de rappeler que les « petits » furent plus durement punis que les « gros », les élites économiques et administratives relativement épargnées, alors que les milieux politiques de la collaboration, lesartistes ou les journalistes trinquèrent davantage. Organe de la « troisième voie », Gavroche après avoir vainement trouvé la sienne, semant derrière lui un chétif lectorat, mois après mois, fit taire définitivement sa voix avec son numéro 191, daté du 26 mai 1948. Voluptueux index des noms cités, mais l’austérité de l’éditeur nous prive des fac-similés souhaitables. Pour la chicane, François Mauriac ne saurait avoir écrit Le Baiser des lépreux : un seul lui aura suffi et c’est le maître de Malagar qui embrassait.
Gaxotte. Emmanuel Ahounou-Thiriot, Pierre Gaxotte, un itinéraire de Candide à l’Académie française(Publibook.com, 2006, 132 p., 19 €). Un portrait de Pierre Gaxotte, pourquoi pas ? Mais l’auteur a de curieux présupposés, et d’abord le point de départ de la quatrième de couverture : « Le nom de Pierre Gaxotte ne vous dit sûrement rien. » Désolé, cher monsieur, il nous souvient fort bien, quand nous étions plus jeune, des chroniques de Gaxotte en première page du Figaro (où il alternait avec Jean Fayard et James de Coquet : pourquoi devrions-nous oublier ces lectures d’enfance ?). Cela dit, Gaxotte n’est pas omniprésent dans la vie intellectuelle d’aujourd’hui, et nous aurions beaucoup à apprendre. Mais l’auteur de ce livre montre des sentiments si mêlés à l’égard de son sujet qu’on ne saisit plus ses motivations. Il ne cherche aucunement à nous convaincre qu’il s’agit d’un écrivain ou d’un personnage attachant, au-delà de son affiliation à l’Action française de 1924 à 1940 ; il ne s’agit pas non plus d’un point de vue critique ou d’un pamphlet. Emmanuel Ahounou-Thiriot semble surtout estomaqué de « l’amnésie générale » dont Gaxotte bénéficia à la Libération et trouve sans difficulté en conclusion « les raisons d’un oubli ». Rien n’est fait pour donner envie de lire le polémiste ou l’historien. L’information est parfois discutable : dès la page 18, Jules Lemaitre dominé par « la haine des juifs, la défense de la patrie humiliée, l’adulation de l’armée » est donné comme critique à… La Revue blanche. Curieux.
Giono. Chantal Le Gall, La Puce de Giono (Éditions de l’Astronome, 2007, 103 p., 18 €). Tout cela se passe au Paraïs, la maison de Giono, à Manosque, « une des rares maisons d’écrivain où l’auteur y a écrit toute son œuvre littéraire », selon la préface de sa fille. « La puce », c’est une référence à une saillie de l’écrivain (« les exégètes d’un grand écrivain ne sont que des puces sur un lion »). On ne peut pas dire que la dame ne soit pas sympathique, ni son histoire touchante, ni la Provence charmante, mais l’ouvrage est, dans le fond, plutôt un témoignage personnel, parfois anecdotique, qui n’apporte pas grand-chose à « l’histoire littéraire » sur Giono. Il en sera peut-être autrement du travail de thèse, en cours, de l’auteur.
Gourmont. Remy de Gourmont, Chez les Lapons (Imaginaire Nord, 2006, 146 p., s.p.m.). La collection « Jardin de Givre » de cet éditeur, dans le cadre d’un « Laboratoire international d’étude multidisciplinaire comparée des repré-sentations du Nord » (sic) prétend à « la réédition, pour la recherche et l’enseignement, d’œuvres significatives, mais épuisées, liées à l’imaginaire nordique québécois et circumpolaire » (re-sic). Éric Trudel revient ainsi, dans sa préface, sur l’imaginaire de la Laponie à travers les âges et signale les sources possibles de Gourmont. Il soulève les questions que pose ce curieux ouvrage de vulgarisation écrit en 1890, entre stéréotypes, clichés, compilation alimentaire et œuvre originale. On est refroidi par la mauvaise tenue globale de cette édition. Éric Trudel vante les mérites de Gourmont et son « excellente connaissance des sources bibliographiques », mais Le Livre des Masques, placé en tête de la rubrique « Principales études sur Remy de Gourmont » est signalé comme écrit « en collaboration ». Le format a été divisé par deux ou trois par rapport à l’édition originale, déjà in-12 : les légendes sont devenues illisibles.
Guillaumin. Agnès Roche, Émile Guillaumin : un paysan en littérature (CNRS éditions, 2006, 184 p., 22 €). Quand un – une en l’occurrence – sociologue laboure… Étrange, cette biographie consacrée à l’écrivain-paysan Émile Guillaumin (1873-1951), auteur de La Vie d’un Simple qui manqua de peu le Goncourt en 1904 mais lui valut les honneurs non négligeables et renouvelés de l’Académie Française. Elle voudrait souligner la « trajectoire originale » de cet homme à double casquette (bien réelle !) pour conclure à un double échec. « Il cherche, paraît-il, à exister dans l’espace intellectuel en donnant à croire [c’est nous qui soulignons] qu’il est pleinement paysan » ! Le « douanier » Rousseau avait dû se faire délivrer un certificat de peintre : l’écrivain Émile Guillaumin aurait-il dû se faire délivrer un certificat de paysan ? Guillaumin a donc eu tort de ne pas avoir lu Bourdieu pour comprendre sa place dans le « champ » littéraire, et notre analyste, elle, s’embourbe, lui demandant ainsi de choisir entre une « vision ethnocentriste » et une « vision populiste » de sa condition. À quoi, of course, il ne risque plus de répondre. Bien enraciné dans sa terre, Guillaumin n’a jamais souhaité venir prendre des petits fours dans les cercles germano-pratins. Il souhaitait tout bonnement, notamment par l’intermédiaire de Henry Poulaille, continuer à être publié. Une vraie « tête de paysan » !
Histoire littéraire. Luc Fraisse, L’Histoire littéraire, un art de lire (Gallimard, 2006, 144 p., 4,30 €). Petit précis modeste et pratique, cet ouvrage entend répondre à l’attente des enseignants – et peut-être aussi des élèves – à qui l’on demande de recourir aux lumières de l’histoire littéraire pour (faire) comprendre les enjeux, les significations, et les soubassements des œuvres soumises à leur sagacité. Il est vrai que la discipline a connu des hauts et des bas, au gré des politiques d’éducation, des gouvernements et des ministres. On peut dire que l’époque est plutôt à la hausse. Pour autant, il ne s’agit pas de revenir aux anciens, sans autre forme de procès : les Sainte-Beuve, Lanson, Brunetière et autres ne figurent, en annexe, qu’à titre de « fondateurs ». Pour le reste, c’est affaire de lecture, de culture et de sensibilité. Les six rubriques qui composent le présent livret sont sans surprise : elles visent certes à offrir une définition dynamique de l’histoire littéraire, entre conscience historique et discipline académique, mais on discerne très vite que tout le propos de l’auteur réside, à juste raison d’ailleurs, dans l’approche raisonnée des œuvres et des textes à la lumière du contexte, de l’histoire, et de la mémoire, vivante et active, de la littérature.
Hugo. Juliette Drouet, Souvenirs 1843-1844 (Des femmes-Antoinette Fouque, 2006, 322 p., 13 €). Qui ne connaît Juliette Drouet épistolière et ses milliers de lettres à son bien aimé « Toto » ? Mais ces pages de souvenirs éparses, rédigées au long d’une dizaine d’années, parfois à la demande de Hugo, n’avaient jamais été rassemblées. Le premier texte est le plus connu, récit du voyage des deux amants en 1843, qui culmine avec la scène bien connue du Café de l’Europe à Rochefort, où Hugo apprend dans un journal la noyade de Villequier. Mais Juliette a aussi tenu un journal à d’autres moments clé, en 1848 ou au 2 décembre. Elle rapporte aussi des épisodes pittoresques, comme la « visite aux Chinois qu’on voyait à Bruxelles, Galerie Saint-Hubert, le mardi 30 mars 1852 » – il s’agit d’une exhibition ethnologique assez sinistre. L’annotation est abondante, mais le lecteur devra chercher ailleurs la référence précise des manuscrits, car l’éditeur indique en tout et pour tout « BNF ». Évidemment indispensable à tous les admirateurs de l’attachante Juliette.
Kessel (1). Olivier Weber, Kessel le nomade éternel (Arthaud, 2006, 189 p., 30 €). Argentine – Nice – Orenbourg – New-York – Vladivostok – Shangaï – Dublin – Riga – Montmartre – Tel-Aviv – Beyrouth – Damas – Cap Juby – Djibouti – Sanaa – Barcelone – Londres – Jérusalem – Varsovie – Nairobi – Rangoon – Hong-Kong – Kaboul – Calcutta : ce ne sont là que quelques étapes de la vie de Kessel, journaliste et écrivain acharné à parcourir le monde. « La maison Kessel est une auberge ouverte sur le monde », écrit Olivier Weber, qui s’est attaché à reconstituer les grandes étapes d’une vie si aventureuse qu’on s’étonnerait presque qu’elle se soit terminée, comme ce fut le cas, dans un petit village de Seine-et-Oise. De tant de pays visités, Kessel aura gagné une connaissance infiniment riche de l’humanité dans toute sa diversité, une humanité parfois bien dangereuse, comme il a pu le constater dans certains pays ou durant la guerre de 1914-1918, qu’il fit dans l’aviation. Mais, jusqu’à la fin, il en aura gardé une insatiable curiosité. Cette évocation est rendue plus prenante encore par une riche illustration en noir et blanc, provenant souvent des papiers de l’écrivain lui-même.
Kessel (2). Joseph Kessel, Ami, entends-tu… Propos recueillis par Jean-Marie Baron (La Table Ronde, 2006, 302 p., 19 €). Voici un livre d’entretiens atypique, car les questions en ont été supprimées. Suppression fort opportune, et qui donne au texte plus d’unité et de continuité, plus de densité aussi. Disons-le tout de suite, ce livre est vivant et intéressant. Kessel s’y raconte sans trémolos, mais avec beaucoup de pittoresque, allié à une grande précision dans les détails. Sa vie, on le sait, ne fut pas banale, mais ce qui frappe dans ses propos, c’est son sens de l’humanité et du fantastique social. Par-delà l’évocation de ses reportages et du monde du journalisme des années 1920-1930, par-delà même un certain exotisme (dont il n’abuse d’ailleurs pas), on sent grouiller dans tout ce qu’il dit la présence d’une humanité très diverse et terriblement vivante. Qu’il nous parle de la pègre, des ténors du journalisme, de ses aventures en Éthiopie, ou des boîtes de nuit russes de Paris dont il était l’habitué, tout ce qu’il dit est profondément vu et senti. On songe même parfois, au passage, à Cendrars. Un autre point remarquable est que, dans ce livre, on ne rencontre point de figures d’écrivains, sauf de brèves mentions de Radiguet et de Cocteau. Kessel, qui avait pourtant connu le Tout-Paris littéraire, artistique et mondain, n’a pas cherché à se faire mousser en faisant parade de ses rencontres avec des figures prestigieuses, ce qui le situe à l’opposé de ces faiseurs de mémoires qui nous répètent complaisamment à chaque page : « Ensuite, ce grand homme m’invita à dîner. » Il préfère s’attacher à des personnages obscurs, mais dont le destin fut singulier ou aberrant, figures qui émergent un instant de ce chaos qu’est toute vie. Pas de doute, il y a là, exprimée sans apprêt et au fil d’innombrables histoires, une véritable connaissance de la vie, de la fatalité des êtres et des choses, de la bizarrerie du destin. Ces histoires elles-mêmes sont souvent étonnantes. Dans le chapitre final, où Kessel retrace ses tribulations à Londres durant la Seconde Guerre mondiale, on trouve aussi une phrase assez stupéfiante de De Gaulle. Elle en dit long sur le chef de la France Libre. Kessel lui ayant demandé comment finirait le conflit, De Gaulle lui répondit : « Mon cher, c’est fini, c’est gagné. Il n’y a plus que quelques formalités à remplir. » Propos tenu, précisons-le, en janvier 1943.
Maitron. Le Maitron. Dictionnaire biographique : Bel-Bz (volume 2) (Éditions de l’Atelier, 2006, 444 p., 65 €). « Le Maitron », c’est maintenant 44 + 2. Soulagé d’avoir fini de consulter les archives de la Police au moment où le président Giscard décidait de fixer à cent ans le délai d’autorisation de consultation des archives officielles, Jean Maitron avait de toutes façons décidé de passer la main pour son entreprise – démarrée à la Révolution française avec le tome I en 1964 – et qu’il s’était fixé d’arrêter à 1939 pour « laisser la place aux jeunes ». Claude Pennetier a ainsi pris la relève et poursuit en non moins brillant chef d’orchestre ce travail de titan. Deuxième volume, donc, pour les années qui repartent de la Deuxième Guerre mondiale, de Bel à Bz : 584 noms pour la copie papier, 2116 pour la copie cédérom, sortis d’un champ élargi, compte tenu des nouvelles données socio-économiques, politiques et culturelles, et des nouvelles raisons de s’engager dans l’action militante. Un peu trop élargi peut-être, quand on y voit figurer un certain Jean-Paul Belmondo, en passant rapidement déjà sur son père (fils du sculpteur, vous n’en saurez pas plus), pour reconnaître que le président du Syndicat français des acteurs (CGT) de 1963 à 1966 – trois petites années – n’en a pas foutu une. Il n’est pas sûr non plus que tout le personnel politique élu sous l’étiquette de gauche mérite d’être ici portraituré. Mais l’Histoire fera elle-même le tri. Une suggestion : un récapitulatif par profession pour la copie papier ne serait pas inutile et permettrait d’entrer mieux dans cette vertigineuse nomenclature.
Mallarmé. Mallarmé et après ? Fortunes d’une œuvre. Colloque de Tournon et Valence, 24-28 octobre 1998(Agnès Viénot, 2006, 295 p., 25 €). Mallarmé longtemps après, tel pourrait être le titre de ce volume qui reprend, quelque huit ans plus tard, les actes d’un des colloques du centenaire du poète, celui qui se tint à Tournon et Valence du 24 au 27 octobre 1998. Ce colloque organisé dans un des lieux fondateurs de l’expérience poétique de Mallarmé, celui dont il dirait, en 1868, « C’est là […] que j’ai rêvé ma vie entière, et l’Absolu », ne fut cependant pas un pèlerinage nostalgique aux sources du mallarmisme ; loin de célébrer « un Mallarmé-tel-qu’en-lui-même-enfin », son originalité, comme le souligne son maître d’œuvre Daniel Bilous fut de s’interroger sur « Mallarmé tel qu’en les autres aussi », même si, comme dans tout colloque qui se respecte, cette contrainte ou ce contrat de départ sont très inégalement respectés par les divers intervenants, qui se partagent assez équitablement entre universitaires et écrivains (certains cumulant les deux casquettes). Trois grandes parties tentent donc de mieux structurer cette diversité d’objets et de points de vue : « Perspectives théoriques », « Résonances artistiques » et « Récritures ». Après une ouverture panoramique de Vincent Kauffmann sur les avant-gardes du XXe siècle face au livre total qui fut l’enseigne par excellence de Mallarmé et de tout le XIXe siècle, l’auteur d’Hérodiade se trouve successivement relu ou reconsidéré au miroir de TXT (Éric Clémens), de Wallace Stevens (Didier Coste), des musiciens ayant illustré le mythe de Salomé – Massenet, Richard Strauss, Hindemith (Nicole Biagioli), de Kandinsky et de l’abstraction (Jany Berretti), de Duchamp (Pascal Durand), du peintre israélien Ofer Lellouche (Thierry Alcoloumbre), avant d’être récrit, virtuellement ou réellement, par le cinéma (Michel Beyrand), par les traducteurs (Léon Robel), par les pasticheurs (Daniel Bilous), par les Oulipiens (Marcel Bénabou, tandis que Mireille Ribière, elle, relève les traces mallarméennes chez Perec), par la textique (Jean Ricardou). Deux contributions, enfin, délaissent cette approche comparatiste ou spéculaire pour se concentrer sur un objet strictement mallarméen : celle de Bernardo Schiavetta qui, prenant au mot les commentaires de Mallarmé sur le sonnet en -ix, tente de théoriser la genèse « inverse » du sens et de manifester une véritable méthode du « mirage » ; et celle de Jean-Pierre Bobillot, qui s’attache aux apories de la théorie du vers chez Mallarmé. Si intéressante que soit cette dernière étude, elle appelle un petit correctif : à propos du vers et de la prose, Mallarmé n’a jamais écrit, malheureusement pour la beauté du dépassement hégélien, et malgré la caution (en l’occurrence fautive) de la Correspondance, « une œuvre suprême à venir remplacera les deux formes », mais « une œuvre suprême à venir emploiera les deux formes », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Au total, ce Mallarmé globalement formaliste, et très largement tourné vers le XXe siècle, tout en faisant ici ou là sa part au XIXe et à l’histoire, n’a rien perdu de son intérêt à avoir dû attendre le XXIe, et complète utilement la bibliographie du centenaire.
Malraux (1). Guillaume Belin, André Malraux. Un écrivain au cœur du siècle. Les cinquante plus belles histoires(Timée, 2006, 141 p., 13,50 €). Derrière la couverture d’une rare hétérogénéité – six polices différentes pour une seule et même composition –, dont le bleu électrique semble peu convenir à son sujet, on trouve une mise en page très aérée, où les illustrations peu pertinentes et les citations en gras étouffent une quasi absence de texte – texte d’une rare indigence, d’ailleurs, dans le style de L’Histoire de France pour les Nuls : récits hachés, mises en scène sensationnalistes, raccourcis, points d’exclamation destinés à rendre haletante la lecture. Le choix des points marquants de l’existence de Malraux (« Du tournage de son film Sierra de Teruel en pleine guerre d’Espagne à sa rencontre avec Jackie Kennedy, de “l’Affaire Malraux” à une étrange séance de spiritisme ») fait de ce livre une sorte de Paris-Match ou de Nouveau Détective dédié à la figure de l’auteur de la Condition humaine. Si l’on se rend sur internet, poussé par l’injonction de la quatrième de couverture (« Prolongez votre plaisir de lire sur internet ! À travers un espace spécialement créé pour cet ouvrage, vous découvrirez des belles histoires inédites et de nombreuses autres surprises. Rendez-vous sur www.timee-editions.com ! »), on comprend que l’éditeur n’a pas agi par amour de la littérature, ni même de l’Histoire : dans cette collection des « 50 plus Belles Histoires », Malraux côtoie Jules Verne, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, mais aussi Marilyn Monroe, Johnny Hallyday, James Bond, la Saga Star Wars, et même « L’Esprit de la cuisine » (sic). L’introduction mettait déjà la puce à l’oreille : l’homme Malraux intéresse peu Guillaume Belin : « Sa renommée dépasse de très loin la simple connaissance de ses livres ou de ses actions. […] Ce mythe Malraux est sa première, sa principale œuvre. » Laissons donc de côté ses œuvres et ses actes, si peu intéressants et qu’il est si simple de connaître, et intéressons-nous à la star Malraux, seul objet digne de notre attention.
Malraux (2). Curtis Cate, Malraux (Perrin, 2006, 828 p., 12 €). Quel roman que sa vie ! Telle est la première réflexion que l’on fait en lisant cette biographie bien documentée et assez nuancée. On y trouvera aussi une évocation précise des livres de Malraux, tout comme de leur réception critique. Toutefois, ce roman biographique est parfois un peu déconcertant, avec même quelques épisodes singuliers, comme celui où l’on voit, en 1939, Malraux tenter de convaincre André Beucler de l’accompagner à Moscou afin de persuader Staline qu’il était « de l’intérêt de son pays de s’engager dans la guerre [contre Hitler] au plus tôt ». Rien que cela… Il y avait chez Malraux un côté aventurier, qui ferait penser à D’Annunzio, non le poète des Laudi, mais l’orateur de Fiume et du discours de Quarto. Au fond, et plus largement, Malraux resta toujours un disciple de Barrès – il ne fut pas le seul : il y eut aussi Aragon, Drieu La Rochelle et Montherlant, pour ne citer qu’eux – et il serait trop facile de dire qu’il trouva son Boulanger en De Gaulle. C’est donc très justement que Curtis Cate remarque que ses écrits sur l’art trahissent souvent « une poésie néo-barrésienne ». Cette empreinte était déjà visible dans les romans, qui sont assez inégaux, pour ne pas parler de La Tentation de l’Occident, si barrésienne elle aussi. À propos des écrits sur l’art, l’auteur remarque précisément qu’ils ont de quoi, aujourd’hui, nous rendre perplexe : « textes singulièrement désordonnés […], les incohérences, les nombreuses répétitions et redites, […] un paysage hérissé de superlatifs étincelants mais aussi fissuré de crevasses où une prose survoltée glisse vers des lapalissades poudreuses quand elle ne s’engouffre pas dans un tourbillon hyperbolique ». Jugement sévère ? C’est cependant un fait que ces pages font souvent penser à de l’Élie Faure mal digéré, ou vomi par un ordinateur pris de vertige. Notons une affirmation bien discutable de Malraux, selon laquelle le véritable créateur serait nécessairement « un rebelle, sinon un révolutionnaire ». C’est oublier que des civilisations peut-être parmi les plus hautes comme la Chine, l’Égypte, l’Inde ou l’Europe des cathédrales, ont été animées, dans leur art, par un conformisme ardent et obstiné. Preuve qu’il y eut toujours, même chez le Malraux des écrits sur l’art, un romantique invétéré, un disciple de Barrès et de D’Annunzio. Quant à sa biographie elle-même, certaines parties en sont ici développées dans le détail, comme la rencontre avec Clara, l’aventure indochinoise (il y avait déjà, sur ce sujet, les travaux de Walter Langlois), et surtout la guerre et la Résistance. Des pages intéressantes, aussi, sur les menées en France de l’apparachtik soviétique Willi Müntzenberg, qui sut si bien manipuler Malraux et tant d’autres. Ce souci biographique du détail se trouve également dans certaines formules, qui caractérisent souvent bien tel personnage, comme : « plutôt pantouflard, Gide, qui n’avait rien d’un homme d’action […] », ou « Gaston [Gallimard], qui s‘y connaissait en beauté féminine », ou encore les scènes nous montrant l’écrivain vieilli lançant à sa compagne Louise de Vilmorin, lorsqu’elle émettait quelque paradoxe ou boutade : « Développez, Louise ! » À ce propos, Curtis Cate cite aussi une remarque de Brigitte Friang, selon laquelle Malraux, en dépit de ses antécédents « farfelus », était « dénué du moindre sens de l’humour ». Un point de détail est à rectifier : non, Frédéric Lachèvre n’était point, comme l’assure Curtis Cate, « un grand admirateur des libertins ». Il ne pouvait au contraire les souffrir, et il suffit de lire les anathèmes qu’il leur adresse dans la préface de sa Bibliographie des recueils collectifs de poésies libres et satiriques, pour être édifié. Pascal Pia ne se privait pas d’ironiser sur cette curieuse contradiction : consacrer sa vie à des auteurs que l’on n’aime pas… Il en toucha même un mot à l’intéressé, et, déclarait-il, « cela a failli nous brouiller ». Pour en revenir à Malraux, il n’est pas sûr que celui-ci ne reste pas davantage pour sa vie que pour son œuvre. Qui sait si son ami Max Jacob ne l’avait pas mal jugé, en disant de lui, dès 1923 : « Il est fait pour les chaires. »
Médias. Corinne Saminadayar-Perrin, Les Discours du journal. Rhétorique et médias au XIXe siècle (Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007, 270 p., 25 €). Depuis quelques années, des travaux universitaires ont renouvelé l’approche des liens qu’entretiennent écrivains et journalistes au XIXe siècle. Ceux d’Alain Vaillant et de Marie-Ève Thérenty suscitent à leur tour des émules dont on apprécie le propos décapant et parfois paradoxal. « Les discours du journal » : l’expression est ici prise au pied de la lettre. Elle désigne le ton général d’une presse qui n’a, dans les années considérées, pas encore choisi d’être principalement un outil d’information. Les journalistes écrivent comme parlent les orateurs à la tribune du parlement ou les avocats dans le prétoire : ils haranguent leurs lecteurs, digressent dans l’anecdote, miment les professeurs ou se font écrivains. Ils ont la même formation scolaire, voire universitaire, que les hommes politiques ou que nombre d’écrivains : leur rhétorique est donc commune. Ils participent ainsi à un modèle général de la parole publique. Et pourtant, le fait d’appartenir à un monde qui a ses nécessités propres, en termes de lectorat ou de fidélisation d’un public, les amène progressivement à prendre des distances avec ce que Vallès appelle « toutes ces harangues, ces promesses et ces mensonges ».
Corinne Samindayar-Perrin construit de manière systématique sa démonstration en s’attachant successivement aux scénographies du discours, à un portrait du journaliste en orateur, puis à l’invention d’une éloquence plus démocratique. De nombreux exemples rendent l’exposé vivant et même parfois savoureux. Méthodologiquement, quelques affirmations peuvent surprendre. « Le journaliste » apparaît comme une entité bien définie, avec un parcours scolaire et une origine sociale qui seraient communs à beaucoup. Mais aucun tableau, aucune prosopographie de la profession n’étaye cette analyse dont la validité se borne peut-être aux principaux journaux dépouillés. Rien n’est dit non plus sur les facteurs exogènes de l’évolution du discours journalistique, qui semble modifier de lui-même les missions qu’il s’assigne. On regrettera enfin l’absence d’index et de liste des journaux consultés. L’ouvrage s’impose à qui s’intéresse à des journaux comme La Presse et Le Figaro et des auteurs comme Alphonse de Lamartine, Anatole Prévost-Paradol ou Jules Vallès et, de manière plus générale, aux gens de lettres dans les années 1850.
Oulipo. Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo (Castor astral, 2006, 256 p., 19 €). Le titre annonce un ouvrage consacré à l’Oulipo, ce qu’il est, mais la perspective adoptée n’est pas celle de vues étroites et exclusives sur l’oulipisme. Rédigé d’une plume alerte et délibérément accessible, tourné vers le public le plus large, le livre constitue à la fois une brève histoire de l’Oulipo et de ses principes fondateurs, une promenade dans les contraintes oulipiennes (présentées de façon systématique mais non rigide) dans les « chefs-d’œuvre » (au sens artisanal, c’est-à-dire « oulipien » du terme) et dans les expérimentations les plus notoires et les plus abouties des membres de l’Oulipo – et encore un essai sur la littérature. Le fil conducteur, qui assure la cohérence et la tenue de l’ensemble, c’est la réflexion sur le lecteur et la lecture, l’invite, pourrait-on dire, faite au lecteur : plus qu’un nouvel opus de l’Oulipo présentant ses principes, l’ouvrage apparaît comme une défense et une illustration de la littérature, dont la pratique oulipienne est donnée comme un visage possible et qui fait du lecteur un véritable acteur de la littérature. L’approche revendiquée est celle d’une écriture qui engage pleinement le lecteur dans l’aventure du texte, qui en fait une manière de partenaire. Hervé Le Tellier voit là une caractéristique de la littérature contemporaine, et l’oulipisme est à ses yeux une mise en œuvre radicale, consciente d’elle-même, rigoureuse et ludique tout à la fois, de ce principe. De ce point de vue, son livre éclaire à sa façon la formule dont François Le Lionnais (dans un geste très oulipien !) usait dans le Troisième Manifeste de l’Oulipo : « L’oulipisme est un humanisme. » La conclusion de l’ouvrage, intitulée « L’Oulipo, un désenchantement optimiste », en synthétise l’enjeu : sans qu’on ait affaire à une approche abstraite, purement théorique, « mécanique » de l’oulipisme, il s’agit au contraire de réinscrire l’Oulipo dans la littérature, dans son exigence et son sens même. Si les pages consacrées précisément à la littérature, au langage et à la langue, constituent plus une synthèse bien menée, qu’un ensemble de vues novatrices, on y vérifiera qu’un oulipien comme Hervé Le Tellier est au fait de la critique littéraire contemporaine : l’Oulipo n’est pas une entité détachée de l’évolution littéraire, au contraire. Au passage, on note l’importance, dans ces pages théoriques, de la prise en compte de Wittgenstein ou de Nelson Goodman, par exemple, ce qui doit inciter à considérer que la réflexion oulipienne ne s’est pas figée avec ses fondateurs, mais qu’elle sait s’enrichir en préservant l’essentiel de ce qui la fonde, se renforcer de tels apports. L’histoire d’un Oulipo bientôt cinquantenaire, ce livre le confirme sans l’expliciter directement, devra aussi être écrite, un jour ou l’autre, en mesurant ce que les oulipiens successifs ont apporté à l’oulipisme, du fait de leur personnalité propre comme des évolutions de la pensée littéraire qu’ils ont su prendre en compte. Plus qu’une stricte « Esthétique de l’Oulipo », cet ouvrage élabore une approche de la littérature pensée comme partage, dialogue, plaisir du texte pour un lecteur complice.
Papillon. Vincent Didier, Papillon libéré (Fontaine de Siloé, 2006, 317 p., 21 €). Une biographie d’Henri Charrière, ancien bagnard devenu écrivain à succès, mort en 1973 et passablement oublié depuis. Son livre de prétendus « souvenirs », paru sous le titre Papillon, connut, de cela on se souvient, des ventes phénoménales. Charrière trouve aujourd’hui son biographe, dont l’« enquête approfondie » a duré trois années. Le récit satisfait une curiosité qui n’a guère pour elle que son ancienneté : qui était l’homme sur lequel a été orchestrée la levée de ce best-seller légendaire ? Le personnage avait péché dans beaucoup de domaines, sauf celui de la banalité.
Paulhan. Marcel Parent, Paulhan citoyen (Gallimard, 2006, 230 p., 15 €). Jean Paulhan, militant aux côtés des socialistes à Chatenay-Malabry de 1935 à 1940, voilà qui pourra étonner quelques-uns, comme cela avait étonné l’auteur de ce dossier lui-même avant qu’il ne se lance dans une enquête approfondie. On savait déjà que c’est à Châtenay-Malabry, exactement dans la Maison de Chateaubriand de la Vallée-aux-loups, devenue une maison de santé dirigée par le docteur Le Savoureux, que Paulhan avait fait héberger Félix Fénéon sous l’Occupation, pour que celui qui avait hissé le drapeau rouge à sa fenêtre sous le Front populaire échappât aux « représailles ». On sait aussi qu’à quelques kilomètres de là, à Sceaux, existait, dès avant la Première Guerre mondiale, une section socialiste réunissant des personnalités aussi diverses que Charles Andler, Louis Dispan de Floran, Jean Longuet, Élie Faure. Ainsi, l’élection de Paulhan au conseil municipal en mai 1935 – en sixième position, s’il vous plaît – sur la « liste d’entente républicaine et socialiste » dirigée par Jean Longuet, ne devrait donc plus surprendre. Sans doute fut-il alors plus un militant culturel que politique, et certainement pas enrégimenté, à travers la mise sur pied, à son initiative, dès décembre 1935, du « Cercle Voltaire » destiné à encourager la lecture publique. À l’instar du « Musée du Soir » créé par Henry Poulaille, de la « Maison de la Culture » de l’A.E.A.R., créées toutes deux en cette même année 1935, une série de « causeries » fut organisée dans ce cadre, auxquelles furent conviées des personnalités telles que Marc Bernard, Brice Parain, Ramon Fernandez, Julien Benda, André Chamson. Cela n’empêcha nullement l’individu Paulhan de prendre des positions contre le pacifisme d’un Giono, pour le soutien aux Républicains espagnols, contre la non-intervention du gouvernement Blum, contre les accords de Munich. Il fut ensuite parmi les fondateurs des Lettres françaises clandestines et des Éditions de Minuit, et ce, comme le souligne notre enquêteur, malgré son « éreintage en règle, par Étiemble, dans ses Lignes d’une vie ».
Peinture. Louis Marin, L’Opacité de la peinture. Essais sur la représentation au Quattrocento, nouvelle édition revue par Cléo Pace (Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 2006, 263 p., 90 planches couleur, 33 €). Si nous mentionnons cet ouvrage dans une revue consacrée à la littérature moderne, c’est que Louis Marin, disparu en 1992, fut une des grandes figures de ce qui ne s’appelait pas encore la French Theory et dont l’Université Johns Hopkins, où il enseignait, fut la tête de pont. À côté des Foucault, Lyotard, etc., il représenta, aussi bien en France qu’à l’exportation, une manière française typique des années 60-80, appliquée dans son cas avant tout à la peinture classique, mais de façon personnelle et avec des incidences théoriques qui débordaient largement des champs d’érudition étroitement circonscrits. C’est chez Marin qu’il fallait aller pour trouver une réflexion d’une grande profondeur sur les rapports entre le discours et le signe visuel, situés dans une histoire qui savait être précise pour mieux fonder ses assises théoriques. L’influence des essais de Marin, même lorsqu’ils portaient sur des objets apparemment aussi éloignés de notre temps que les médailles minutieusement mises au point par Louis XIV pour sa propagande, ont ainsi influencé tous ceux qui ne s’abandonnaient pas au « mirage linguistique » en réduisant tout à des schémas dogmatiques d’une invraisemblable étroitesse. Des pouvoirs de l’image ou Politiques de la représentation ont gardé toute leur force, tout comme les essais repris ici (près de vingt ans après la première publication), édités, annotés, illustrés par Cléo Pace.
Péju. Pierre Péju, La Petite Chartreuse, dossier par Catherine Duffau (FolioPlus classiques, 2006, 234 p., s.p.m.). Déjà dans l’histoire littéraire ? Peut-être. Paru chez Gallimard en 2002, ce court roman, très pur, très émouvant, vrai petit chef-d’œuvre, mérite bien d’être déjà promu classique. Sa facilité de lecture, sa force dramatique le font lisible par tous. L’intrigue ? Une sortie d’école. Il est seize heures. Une écolière, Éva, attend sa mère, qui tarde : jamais à l’heure. Une grande distraite, une solitaire qui vit dans sa tête. Pas vraie mère pour un sou. La gamine se décide à partir à sa rencontre, se hasarde au milieu du flot de voitures, et la voilà renversée… Cet accident banal bouleverse trois vies : celle d’Éva qui, colonne brisée, ne recouvrera pas la parole ; celle de Thérèse, sa mère ; et surtout celle du conducteur, ce libraire quinquagénaire, Étienne Vollard, géant doté d’une mémoire extraordinaire, photographique, des millions de pages que son œil scanna. Comment ces trois solitaires viennent, par la vertu de l’accident, à donner ce qu’ils ne pensaient pas posséder, la fin le suggère. Le dossier qui suit est, si nous en jugeons à l’aune de nos lointains souvenirs scolaires (plus qu’à présent, nous prisions alors les délices des annexes documentaires), tout ce qu’une intelligence progressive en espère. Aux inquiets du programme, il convient de signaler que ce roman peut, en classe de seconde, servir à illustrer deux thèmes d’étude établis : 1° le récit et 2° lire, écrire, publier. Dès cette année, il pourra en outre être intégré au nouvel objet d’étude de la première : le roman, représentation de l’homme et du monde. En vérité, si vous n’êtes pas contents, mes enfants, on en déduira que vous êtes exigeants. Quoi, vous préférez MySpace ? Ce n’est pas vous qu’on plaindra : vos dadas sont charmants encore que modestes, grâce à votre art mutin d’accommoder les gestes.
Polar. Benoît Mouchard, J.-P. Manchette : le nouveau roman noir (Séguier et Archimbaud, 2006, 140 p., 10 €). Une affaire rondement menée : une couverture qui reprend de façon élégante la maquette Série noire de la belle époque, cent vingt pages plus une bibliographie, trois chapitres (le genre, le style, la thématique) et trois coquilles (Baccal, Pérec, Hammet), Mouchart fait mouche et offre une visite guidée claire, nette et sans fioritures inutiles, de l’œuvre de Jean-Patrick Manchette, initiateur puis figure tutélaire, grâce à une petite dizaine de romans, du néo-polar cher aux années 1970. Que reste-t-il du néo-polar ? Manchette. Que réédite-t-on du néo-polar ? Manchette (en Quarto Gallimard, s’il vous plaît). Et pourquoi Manchette ? Parce que, selon l’auteur de cette étude, à la différence de ses confrères de l’époque, il a su ne pas s’enfermer dans le discours politique, faire passer l’écriture avant l’idéologie, accommoder à sa manière les thèmes hérités du roman noir anglo-saxon (enlèvement, cavale, privé, contrat), créer des personnages qui sont les décalques négatifs des modèles de Chandler et Hammett et refuser la sauce psychologique. Le fait est que, malgré l’ancrage idéologique dans l’époque de leur écriture (influence du situationnisme, tentation nihiliste), le contenu politique est dépourvu du militantisme qui aurait rendu la survie de ces romans impossible. Le fait est là, indéniable, on a testé pour vous : dans le genre, Manchette est un des rares auteurs du polar de cette époque qui supporte la relecture.
Prolétariat. Paul Aron, La Littérature prolétarienne en Belgique francophone depuis 1900 (Espace Nord, 2006, 280 p., 9 €). Heureuse réédition d’un essai paru en 1995 et qui vient compléter l’Histoire de la littérature prolétarienne de langue française de Michel Ragon, publiée en 1974. Le mérite de cet ouvrage petit mais dense est triple. Il redonne sa place à un pays dont on oublie parfois qu’il fut une terre d’asile, tant littéraire que politique, quand la censure ou la répression sévissait en France (ce fut à Bruxelles, par exemple, que les frères Reclus finirent leur vie). Il réhabilite la littérature toujours absente, parce que méprisée, des manuels officiels : un mépris que les prolétariens rendent bien d’ailleurs aux « littératreux ». Enfin, l’auteur n’hésite pas à casser les catégories des histoires littéraires classiques, insufflant discrètement dans cette histoire, « sous couvert » d’analyse littéraire, une analyse politique et sociologique de la littérature (voir son tableau précisant, pour chaque auteur, la profession du père, les études suivies et la profession exercée). Reste la question d’apparence terminologique : ce qui est clair, c’est que les « prolétariens » ont joué un beau sale tour aux « orthodoxes » en leur piquant un terme qui servait de fer de lance au marxisme. Et l’étonnant est bien que, malgré un mouvement quasi éteint depuis la Deuxième Guerre mondiale, la littérature prolétarienne fasse encore l’objet de vifs débats.
Proust (1). Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. L’intégrale. Version sonore (Thélème, 2006, 111 CD, 365 €). Ils ont osé ! Toute la Recherche en CD ! Les lecteurs de ce livre en sept « romans » sont des comédiens, pour la plupart connus : André Dussollier (Du côté de chez Swann, La Prisonnière, Le Temps retrouvé), Lambert Wilson (Du côté de chez Swann, À l’ombre des jeunes filles en fleur), Robin Renucci (Le Côté de Guermantes), Guillaume Gallienne (Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe), Denis Podalydès (Albertine disparue, Le Temps retrouvé), Michaël Lonsdale (Le Temps retrouvé). Pas de dame, donc. Jean-Yves Tadié, qui vulgarise bon train ces derniers temps, a produit le texte du livret d’accompagnement. L’oreille prenant le relais de l’œil pour découvrir la cathédrale de Marcel ? Oui, pourquoi pas, mais plus encore, pour ceux qui la connaissent, et même qui la connaissent bien, une visite nouvelle, car le texte dit n’est jamais l’équivalent du texte lu, chacun en a fait l’expérience.
Proust (2). Pierre-Édouard Lasnier, Pour en finir avec Proust (Chez l’auteur, s.l., 2007, 184 p.). Dès la page de titre, le lecteur se trouve prévenu : « Se trouve chez l’auteur et ne se vend pas. » Un peu plus loin, l’auteur laisse entendre qu’il est universitaire et a dû, pour plus de sûreté, prendre un pseudonyme pour son pamphlet, « tant le culte de Proust est devenu moutonnier par les temps globalisés qui courent ». Pourquoi avoir adressé son brûlot hors commerce à Histoires littéraires ? Pour les futurs scholiastes, une piste possible : le paquet contenant l’exemplaire adressé à la rédaction avait un cachet postal de Grenoble. Ce que dit le pseudo-Lasnier n’est pas inintéressant, car c’est le résultat d’une longue expérience de professeur et de pédagogue. Sans rabaisser Proust au degré zéro de l’insignifiance, il trouve que nombre de passages de lui « n‘ont rien de vraiment prodigieux » et que « le style fâcheusement symbolard » d’autres les rend « plutôt indigestes ». La correspondance de Marcel en prend également pour son grade. On trouve par ailleurs de curieuses pages sur la cote actuelle des « reliques de Proust », d’après des renseignements glanés sur Internet. L’auteur regrette qu’on n’ait pas gardé « les pantoufles de l’écrivain » ou « une vieille madeleine desséchée garantie made in Combray » pour « leur faire subir le feu des enchères à l’Hôtel Drouot ou sur e-bay ». Un détail amusant : Pierre-Édouard Lasnier lance un appel aux divers candidats à l’élection présidentielle pour qu’ils inscrivent dans leur programme « la création urgente d’un Musée Marcel Proust à Paris, avec une annexe à Cabourg ». Il se montre en cela bien téméraire, car il suppose que lesdits candidats ont lu Proust, ce qui reste à voir…
Provençaux. Christian Dubost, Lettres de Frédéric Mistral, Joseph Roumanille et autres félibres à Antoine Blaise Crousillat (Lacour-Ollé, 2006, 295 p., 23 €). Cet ouvrage imprimé chez un « éditeur libre, indépendant, non subventionné, à Nîmes, Gard (Occitanie) » n’a guère la rigueur nécessaire à sa tâche. Évidemment, les lettres reçues par Crousillat, l’auteur de l’Eissame (1893), par ses collègues et amis félibres, en particulier Mistral, auraient pu constituer une publication intéressante. La lecture de certaines lettres est toutefois instructive et émouvante. La patience, l’amour et le sérieux avec lesquels Mistral reconstruit un idiome est notable. Ce qui chagrine, c’est le manque de clarté de l’édition, rédigée dans un style négligé, souvent même orthographiquement fautif. Le parti pris, laissé au hasard ou à la nécessité, de présenter des lettres tantôt en provençal, tantôt en français, est une maladresse. Il fallait tout présenter en provençal et tout traduire en français, car le provençal est une langue magnifique que chacun aimera goûter. On se lasse de chercher à reconstruire la langue de Mistral pour comprendre une lettre où il est dit en substance : Mon cher félibre, je suis passé chez toi, mais tu n’étais pas là. L’édition est si mal faite qu’il est difficile de savoir si l’on a affaire à des documents inédits ou non. C’est, semble-t-il, un mélange des deux. Bref, un manque flagrant de rigueur.
Rébus. Philippe Honoré, Cent nouveaux rébus littéraires (Arléa, 2006, 205 p., 26 €). Suite d’un premier album, paru en 2002, de fientes de l’esprit publiées mensuellement dans Lire. Au recto, l’image et sa question-devinette, au verso la solution. L’échantillon reproduit ici a cette légende : « Écrivain, anthropologue, il écrivit sur les mythes sociaux. » Réponse : le nom de l’auteur d’Approches de l’imaginaire.
Rimbaud. Salah Stétié, Arthur Rimbaud (Fata Morgana, 2006, 158 p., s.p.m.). Réécriture – ou simple réédition, l’ouvrage n’est pas clair sur ce point, ce qui est regrettable – d’un livre du même titre, à ceci près que Le Huitième dormant, anciennement dans le titre, est devenu sous-titre. Paru chez le même éditeur en 1993, cet essai part en quête d’un Rimbaud qui, écrit l’auteur, lui « échappe ». La première phrase du livre en éclaire un principe fondateur : « Du même puissant pas, Rimbaud fait son œuvre et sa vie. » Plus qu’une analyse des poèmes de Rimbaud, l’ouvrage entend interroger sa démarche, notamment en recourant à l’éclairage des Sept Dormants d’Ephèse. De fait, Salah Stétié relit Rimbaud à la lumière de spiritualités orientales, jouant de sa double culture, orientale et occidentale, pour saisir autrement le parcours rimbaldien. Pour le reste, on va de l’agacement (face à une forte pente métaphorique qui lit, sans trop de précautions, l’homme Rimbaud en piochant çà et là dans ses textes) à la perplexité (les vues sur la sexualité rimbaldienne). Les lecteurs de Salah Stétié y verront une sorte d’autoportrait au miroir des Illuminations et de leur auteur. Il n’est pas sûr que les rimbaldiens y voient autre chose qu’une promenade dans l’œuvre, avec de belles formules, mais avec d’évidentes limites.
Roman. Henri Godard, Le Roman modes d’emploi (Folio Essais, 2006, 544 p., 9 €). L’objectif de l’auteur était de faire, si ce n’est une histoire du roman au XXe siècle, du moins une histoire du refus du roman « mimétique » ou réaliste. C’est donc à une tendance qu’il s’est attaché, tendance qui traverse le siècle, et non à un mouvement historiquement situé. Ce parti pris lui a permis de replacer les revendications du Nouveau Roman au sein de du siècle littéraire dans son ensemble. Il explique pourquoi ce mouvement est peu présent en tant que tel, mais surtout à travers certains de ses représentants, Sarraute, Simon et, beaucoup moins, le Robbe-Grillet autobiographe, lequel suscite cependant un retour sur ses opinions de jeunesse, qu’il revendique encore. Ce sont donc d’abord des romanciers qui sont présentés, à travers des expériences emblématiques, des romans remarquables : l’Oulipo, de même, apparaît à travers Queneau, puis Perec. On peut regretter l’absence de Pour un nouveau roman de Robbe-Grillet, ou de Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre, qui auraient pu éclairer certains enjeux de la démonstration, mais l’objectif de l’auteur était de rendre compte d’abord d’un certain nombre d’œuvres. Ce n’est qu’en conclusion qu’il montre que le roman balzacien a été un mythe pour ces rénovateurs : l’opposition vise une « réduction à des formes déjà dépassées du roman ». Le livre débute donc avec Paludes, « coup d’envoi », et s’achève avec Perec, dont La Vie mode d’emploi marque le retour d’une fiction assumée, certes avec un recul critique. Ce point d’aboutissement explique l’hommage rendu à Perec à travers le titre. Les romanciers dont il est question ont mis à mal l’illusion romanesque en insistant sur tout ce que la fiction laissait jusque là dans l’ombre : son « reste ». À la suite de Flaubert, ce peut être le langage qui est mis en avant. Ce peut être aussi le narrateur. Certains vont même plus loin (par exemple Des Forêts, avec Le Bavard), ruinant le crédit qui lui est fait spontanément. D’autres privilégient la relation de dialogue narrateur-narrataire, d’où une dimension ludique qui caractérise aussi les romans oulipiens, voire tous les jeux de reconnaissance, par exemple intertextuels. Les modalités traditionnelles de la narration sont remises en question, avec, par exemple, un accent mis sur l’espace, aux dépens du temps. Henri Godard rend compte d’expériences diverses, de Céline à Aragon, de Dujardin à Genet, de Queneau à Beckett, et son exténuation des personnages et de l’histoire. Cette variété pose la question de la cohérence, des choix. On s’étonne de la présence du roman « existentiel » (Malraux, Giono, Bernanos, Bataille, Sartre et Camus) dans cet ensemble. On s’interroge aussi sur la place faite à l’autobiographie, qui intervient parce qu’elle permet de sauver le récit, bien qu’elle s’autorise également une contestation des modalités de la narration (Leiris, Des Forêts). Le découpage lui-même pourrait être contesté. Cette négativité débute-t-elle à l’aube du XXe siècle ? Henri Godard n’est-il pas d’ailleurs amené à citer Flaubert à plusieurs reprises ? Ce choix a l’intérêt de faire percevoir l’influence de l’Histoire, et la manière dont elle croise ces histoires. Déjà auteur d’un ouvrage sur l’influence de la Première Guerre mondiale (Une grande génération), Henri Godard insiste ici sur l’importance de la Seconde Guerre mondiale. Cette réflexion explique la présence du témoignage de Robert Antelme, L’Espèce humaine, qui pourrait sembler curieuse. Après les camps, la fiction ne va plus de soi. La question qui guide l’ouvrage, considérable, conduit à embrasser des notions diverses et diversement imbriquées, d’où l’intervention à plusieurs reprises du récit, qui n’est pas entièrement superposable à la fiction : c’est ainsi par rapport au récit que Proust prend des libertés. Mais ce qu’il s’agit de reconstituer, c’est le « démontage pièce par pièce des mécanismes qui produisent l’illusion romanesque » . En conclusion, Henri Godard se livre à un plaidoyer en faveur de la fiction, pour finir par défendre l’autre plaisir que procure ce roman « critique » : il « n’est pas la négation du plaisir premier de la fiction. Il en est l’envers. » On salue les tentatives d’approche de ce double plaisir, et de ce qu’il doit à l’inconscient, par le double aspect de l’importance du langage et de l’imaginaire. Il s’agit d’une synthèse qui introduit à des œuvres-clés du XXe siècle. Les index (index des noms propres et index notionnel) aident bien la lecture.
Saint-John Perse. Saint-John Perse. Une lecture de « Vents » par Henriette Levillain (Gallimard, 2006, 262 p., 15 €). L’inscription des œuvres poétiques de Saint-John Perse au programme de l’Agrégation de Lettres nous vaut une abondante provende annuelle d’études et d’essais. L’ouvrage d’Henriette Levillain se distingue pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il s’agit d’une étude proposée par une spécialiste incontestée de Perse, qui a consacré la quasi-totalité de sa recherche à une œuvre contemporaine de premier plan ; elle a publié deux essais qui ont contribué à favoriser l’intelligence élargie, contextualisée, d’une poétique souvent réputée difficile, pour ne pas dire obscure par bien de ses aspects externes et internes : Le Rituel poétique de Saint-John Perse (1977) et Sur deux versants. La création poétique chez Saint-John Perse (1987). On peut par conséquent s’attendre à lire un essai mûri par une longue réflexion antérieure. Le lecteur n’est pas déçu ; il se sait guidé et éclairé par une démarche maîtrisée, et introduit, de façon toujours argumentée, aux différents strates de l’interprétation du poème selon une méthode et un style de pensée sobres, élégants et pertinents. Si le public prioritairement visé est celui des agrégatifs, nul doute que cet ouvrage n’atteigne efficacement et presque directement (sans détours superflus, sans effets d’érudition gratuite) le but qu’il s’assigne. C’est qu’en l’occurrence, le genre critique choisi par Henriette Levillain est présenté, humblement, comme une « lecture », une tentative d’analyse, de déchiffrement et d’explication de Vents. L’approche textuelle l’emporte ainsi sur toute autre forme de commentaire ou de spéculation. Elle apparaît fortement documentée et minutieuse dans sa conduite, n’abandonnant jamais l’objet privilégié qui est le sien, à savoir le poème Vents, le texte de Perse qui a suscité sans doute le plus d’incompréhensions lors de sa publication en 1946, dans un contexte qui, à l’évidence, n’était guère favorable à l’œuvre d’un auteur exigeant, lequel, depuis l’exil, avait nourri à l’égard des nouveaux directeurs spirituels du temps, De Gaulle en tête, un soupçon sans concession. À ces mérites, il convient d’ajouter l’utilité de l’introduction, qui met l’analyse en perspective en rappelant les raisons qui ont soustrait d’emblée ce grand texte de Perse à l’intelligence commune des contemporains. Contraint à l’exil en 1940, établi aux États-Unis, Perse revient à la poésie en 1945 avec un long poème dans lequel, dit-il, il s’est attaché à donner l’essor à une « conception nouvelle ». Cette conception favorise des articulations inédites au sein du langage poétique et donne lieu à une transaction symbolique de premier plan, par laquelle le dire du poème rejoint la vision politique. Ainsi la respiration du poème, métaphorisée par la thématique météorologique et cosmologique du vent violent, donne dans un premier temps à entendre et à lire la mesure de l’humain, le souffle interne de la conscience universelle. Mais dans un deuxième temps, cette nouvelle disposition soutient une conception de l’homme-guide, qui soit donc « meneur d’hommes » : une perpétuation, sans doute, de l’idéal romantique de 1830, mais puissamment remotivé, car, comme le dit Henriette Levillain, « face au reflux gaulliste et aux faux directeurs spirituels », Perse « revendique la propriété exclusive de cette grande voix française cherchant le point d’écho de mille consciences éparses par le monde, dont il avait attribué le mérite à Briand dans un discours de commémoration prononcé à New-York en 1942 ». Vents déclare par là sa portée, peut-être même sa vocation profondément politique, relayée par l’exemple de Briand, contre le modèle actuel de De Gaulle. Forte de ces remarques liminaires, l’analyse du poème, menée pas à pas, ligne à ligne, se lit véritablement comme une discussion vivante et savante avec l’œuvre de Perse, sa pensée et son langage. On est loin, très loin, du commentaire et de la description à plat. C’est le prix de cet ouvrage, qu’on peut lire, bien sûr, en dehors des cadres de l’agrégation.
Sainte-Beuve. Erwan Dalbine, Sainte-Beuve, ami fidèle : d’après sa correspondance avec Victor et Théodore Pavie, préface de Gérald Antoine (Christian, 2006, 359 p., 30 €). Le livre ne décide pas trop ce qu’il est : une biographie de Sainte-Beuve relue du point de vue de son amitié avec Victor Pavie (et Théodore, frère de celui-ci), ou une édition commentée de sa correspondance avec Pavie (rencontré au Cénacle de Hugo en 1827 et « ami fidèle » jusqu’à la fin). Le lecteur est maintenu tout le long dans cette confusion méthodologique, l’ouvrage n’ayant manifestement eu aucun éditeur pour le relire et le recadrer. Il arrive plusieurs fois qu’on ne sache pas si on est dans une lettre de Sainte-Beuve, de Pavie ou dans le discours d’Erwan Dalbine : ni l’écriture de celui-ci, ni la mise en page ne permettent de s’y repérer. Heureusement ou malheureusement, quelques cuirs et balourdises aident à s’y retrouver : quand on lit que la liaison de Sainte-Beuve avec Adèle Hugo fut « toujours d’un romantisme débordant », on comprend vite qui écrit. Mais ce petit jeu lasse vite. En l’absence de discours ferme et d’aperçus stimulants sur la période littéraire concernée, on se contentera de trouver ici, si vraiment l’on est affamé, quelques miettes d’érudition à grappiller.
Sand. George Sand. Terroir et histoire (Presses universitaires de Rennes, 2006, 220 p., 20 €). Parmi les nombreuses publications sur George Sand qui arrivent en librairie deux ans après la foison de colloques suscités par le bicentenaire de sa naissance, ce volume a l’originalité de faire entendre la voix des historiens, qui signent la majorité des dix-sept contributions de colloque organisé par l’Université d’Orléans. Leur discours suit une méthodologie assez classique : l’œuvre de Sand y est moins saisie pour elle-même que comme document et est approchée du point de vue de ces contextes. Dans certains cas, elle est même prétexte à une étude qui n’a pas vraiment besoin d’elle, comme celle, approfondie, sur le système politique de la France provinciale des années 1820 et 1830 vue à travers le département de l’Indre. La plupart des contributions apportent des éclairages dans une perspective de sociologie historique. L’observation est conduite dans et hors les romans, par exemple sur les contrats de travail dans le monde paysan ou sur la vie religieuse dans les campagnes. L’inscription de la personne sociale de George Sand dans son temps est également l’occasion d’études sur la manière dont elle a tenu le rôle de propriétaire terrienne ou sur celle dont elle a fait le lien entre Paris et le Berry en 1848. On retiendra la mise au point sur la réaction de Sand vis-à-vis de la Commune et l’étonnant exemple donné, sur le roman Mauprat, du travail mené par la Congrégation de l’Index, à Rome, pour condamner une œuvre littéraire.
Segalen. Jean Esponde, Une longue marche. Victor Segalen : récit (Confluences, 2007, 221 p.,18 €). Après avoir donné chez le même éditeur un Rimbaud qui se voulait une « non biographie », l’auteur s’attache à la trajectoire de Segalen. Par « non biographie » – car c’en est encore une, semble-t-il, il faut sans doute entendre une tentative pour approcher la singularité d’une destinée d’écrivain que les centaines de pages d’une biographie plus traditionnelle ne permettraient pas, une autre manière de cerner le secret supposé d’une vie et surtout de l’œuvre qui s’y est inscrite. Partant du récit des quatre dernières journées de Segalen, le texte remonte, saynète après saynète, le fil des mémoires qui recueillirent son histoire, celle de son corps aussi bien que celle de ses inspirations et de ses exténuations. Que s’est-il vraiment passé dans la forêt du Huelgoat en mai 1919 ? À quoi Segalen a-t-il bien pu penser dans les heures qui précédèrent une mort en mal d’élucidation ? Mêlant de larges citations de la correspondance avec des extraits, bien maigres pour le coup, des œuvres, Jean Esponde pousse la ventriloquie jusqu’à reconstituer certains dialogues ou formuler le témoignage apocryphe des intimes de l’écrivain : conversation de Mirbeau, Renard et Rosny à propos des Immémoriaux (« Il n’est pas juif au moins ? »), cuistrerie du jury de thèse de médecine, monologues intérieurs d’Yvonne Segalen ou d’Augusto Gilbert de Voisins, l’art du docu-fiction est maintes fois poussé très loin. Le sérieux de la documentation n’est pas en cause, ni la sincérité de la démarche – tout cela donne envie de se replonger dans les écrits de Segalen, et ce n’est pas rien –, mais il y manque parfois un peu de la justesse et de la poésie qui font apprécier un Gérard Macé quand il évoque le même auteur.
Steiner. George Steiner, Maîtres et disciples (Folio essais, 2006, 204 p., s.p.m.). L’ouvrage, réédition en format de poche d’une traduction de 2003, est inégal, disparate, parfois abscons, et frise souvent le truisme. L’épilogue nous apprend que « le besoin de transmettre savoir et compétences, le désir de les acquérir sont des constantes de la condition humaine. Maîtrise et apprentissage, instruction et acquisition doivent continuer aussi longtemps qu’il y aura des sociétés. ». L’ensemble hésite entre érudition et survol, stimulation et somnifère. C’est un manteau d’Arlequin qu’on devine constitué de petites fiches collées les unes aux autres, sans parvenir à l’architecture vigoureuse d’un ouvrage. Certains morceaux sont de bravoure, les passages sur la France sont bien sentis, la peinture des figures d’Alain et de Nadia Boulanger, notamment. Certains se dissolvent comme du sucre dans une brièveté qui fait peine à lire, ou se perdent dans des improvisations furtives, des coq-à-l’âne maladroits. Voici, après une interrogation d’à peine une page et demie sur Shakespeare, comment l’on en arrive à Dante : « Arnold pourrait bien avoir raison. Mais la différence avec Dante ne saurait être plus grande. » Le passage sur Dante, plutôt réussi quoique elliptique, est suivi sans transition d’un dégagement sur Pessoa de deux pages, d’où, toujours à l’aide d’une simple étoile typographique, on tombe sur quelques généralités, pour atterrir dans un express régional Flaubert-Maupassant d’une petite page. La fin des chapitres reprend souvent en pirouette la citation du début ou du milieu, procédé qui ne trompe pas sur l’absence de maîtrise du propos. Les autres chapitres concernent les Présocratiques, Nietzsche, Socrate et Jésus, le « pays natal » américain, la tradition juive de l’enseignement et de la transmission, avec, à chaque fois, à prendre et à laisser. La typologie proposée des rapports de maîtres à disciples n’est pas très originale : amour réciproque, destruction du disciple par le maître, trahison du maître par le disciple. On apprend un peu au passage, mais cet ouvrage qui se présentait comme une réflexion sur l’éducation et l’enseignement n’est, tristement, qu’informatif en passant.
Thomas. Henri Thomas : l’écriture du secret, sous la direction de Patrice Bougon et Marc Dambre (Champ Vallon, 2007, 284 p., 22 €). Dix-huit études sur un auteur d’emblée présenté comme un mal-aimé de l’Université, l’un de ces maudits dont les textes appelleraient une exégèse attentive à l’énigme tapie en leur cœur. Le présupposé qui a guidé les directeurs de ce recueil est en effet celui d’une obscurité intrinsèque à l’œuvre de Thomas, derrière l’apparente simplicité de sa prose. Les lectures et interprétations proposées se ressentent de ce postulat, qu’elles tentent d’intégrer à toute force à leur problématique. Tout devient secret, dérobade, mystère, double-sens. Aucun texte n’échappe à cette qualité obscure que les commentateurs s’efforcent de leur attribuer : dépense d’énergie d’autant plus absurde que peu d’études tentent de définir cette notion de « secret » qui revient sous toutes les plumes. Si certains annoncent, comme Karine Gros, une « poétique du secret », la promesse reste sans suite : le lecteur n’aura pas d’analyse des procédés par lesquels un écrivain peut obscurcir à dessein son texte. C’est que la véritable unité du recueil est à chercher en réalité dans la figure tutélaire de Jacques Derrida, dieu peu caché en l’occurrence : il n’est presque aucun intervenant pour se passer d’une génuflexion déférente devant l’idole, tour à tour « perspicace », « magistrale », « lumineuse » ou « stimulante », et dont l’étude du Parjure, citée, encensée et mise en exergue, semble incarner le sommet indépassable de la pensée critique pour les auteurs de ce recueil. Sous l’autorité du maître, mais aussi de Georges Bataille et de Maurice Blanchot, beaucoup se permettent des commentaires baignant dans le flou conceptuel le plus complet sous prétexte de profondeur. Des termes comme « impossible », « dépossession », « nécessaire », « indécidable », « puissance illimitée », dûment soulignés pour mieux faire ressortir toute la force cachée derrière leur apparence anodine, parsèment ces études et leur tiennent lieu de pensée. Après ces plongées dans l’indicible, quelques lectures suivies, qui restent dans la moyenne des commentaires littéraires traditionnels, tournent autour de vieux paradoxes résumés par Pierre Lecœur : tension entre la fiction et l’autobiographie, la clarté et l’inexprimable, la vérité et la littérature… Les études des relations amicales de Thomas sont heureusement plus roboratives. Philippe Met explore ainsi avec rigueur la relation, déjà bien documentée, de Thomas avec Emmanuel Peillet, le fondateur du Collège de ’Pataphysique, et l’article de Joanna Leary, résumé d’un livre consacré à la correspondance de l’écrivain, promet un ouvrage riche et nuancé, remettant en cause la mythologie qui entoure la vie de Thomas et corrigeant bien des approximations sur la genèse de son œuvre, même si on peut lui reprocher de conclure son étude en citant d’incitables vocables de Jean-Luc Nancy. Une solide bibliographie clôt l’ouvrage, laissant les mécontents libres de faire leur propre étude d’Henri Thomas.
Tintin. Pol Vandromme, Le Monde de Tintin, préface de Roger Nimier (La Table Ronde, 2006, 296 p., 8,50 €). « Ce livre, le premier consacré à Tintin et à son monde, a paru en 1959 [chez Gallimard]. Depuis longtemps épuisé, il était l’objet de la recherche inlassable et vaine des amateurs. Le voici de nouveau au grand jour. » Tel était l’avertissement de la première réédition en 1994. Fallait-il resservir le même plat, exactement à l’identique, douze ans après ? Fallait-il absolument être présent pour l’entrée de Hergé au Centre Georges-Pompidou – laquelle a dû amuser les mânes de l’auteur de l’« half-art ». Pol Vandromme n’a pas connu le Hergé de la crise (Tintin au Tibet), ni la Castafiore (et ses joyeuses parodies), ni surtout Tintin et l’alph’art, que les studios Hergé ont tenu à maintenir inachevé. L’éditeur d’aujourd’hui n’a même pas fait l’effort d’enrichir la bibliographie en fin de volume : deux titres pour « en savoir plus »… Ah, si ! un changement : avec le même code-barre, on passe de 45 F.F. de 1994 à 8,50 euros de 2006, soit 55,76 Francs anciens. Et le ministre de l’Économie prétend qu’il n’y a pas eu d’inflation !
Tocqueville. Françoise Mélonio, Alexis de Tocqueville (ADPF, 2006, 110 p., 17,50 €). Cet ouvrage remplit son rôle d’initiation à l’œuvre de Tocqueville, dans une collection de diffusion de la pensée française du ministère des Affaires étrangères. Les ingrédients nécessaires sont là : biographie, bibliographie, photographies, extraits, esquisses d’analyses. Du bon travail.
Trublions. Jean-Philippe Domecq, Éric Naulleau, La Situation des esprits : art, littérature, politique, vie (La Martinière, 2006, 239 p., 18 €). « Que ceux qui se trouvent bien de ce qui se passe dans les arts, en littérature et en politique en France referment aussitôt ce livre. » Cet avis comminatoire ne risque ni de disperser Landerneau ni d’envoyer au diable le chaland qui flâne : en littérature, en arts, en politique, qui d’entre nous, chère Élise, est à l’aise en culturo-francitude, sait vraiment quel vivant vanter, lire ou élire ? Choisir entre Nabe et Sarkozy, Houellebecq et Ségolène, Bruce Bégout et Dupont-Aignan, c’est dur. Rien que des pointures. Domecq et Naulleau – l’aîné Jean-Philippe plus loquace qu’Éric le puîné – entonnent ici, dans le style Rien-ne-va-plus des casinos de campagne, un chant contre chant qui manque, non de pertinence, mais, peut-être, de discordances. De sens dramatique, disons. Leur dialogue, à moins d’être vigoureusement réécrit, court peu chance, parions-le, de séduire un Arditi débauché de la Madeleine à Idée fixe ou un couple Weber-Balmer las de jouter en Mitterrand-Giscard. Entre nous soit dit, il semble évident que Jean-Philippe Domecq et Éric Naulleau peuvent, s’ils s’y mettent, se passer d’Éric-Emmanuel Schmitt pour transposer à la scène les meilleures répliques de leur dialogue un peu long. Ils ne sont pas encore morts, comme Paul Valéry. Pensez-y, Messieurs, le rideau se lève, il est temps de vivre. Relisez LeNeveu de Rameau. Ne cultivez pas un genre bâtard entre l’entretien radioscopique et l’essai rhapsodique. Donnez-nous, de vos phrases, une version théâtrale rubiconde apte à faire frémir d’aise même un Saint Luc inhibé en fa brisé par la passion de rire en pleurant nos travers. Pour une raison qui échappe, Jean-Philippe Domecq, essentiellement écrivain, paraît très intéressé par l’art contemporain : il ne se lasse pas d’en médire car, de cet « art », l’auteur d’Artistes sans art (10/18) a drôlement marre. Cela doit tenir à la vieille alliance peintre-écrivain, rompue depuis soixante ans au moins, depuis que, comme a dit Marcel Duchamp, « le peintre a fui avec la caisse », grosso mododepuis que le pauvre Max Jacob n’a trouvé nul Picasso pour l’expédier colissimo loin de Passy, lui épargner Drancy. Nous ne comprenons pas qu’un auteur de talent s’abaisse encore, en 2007, à rappeler les cubes minimalistes de Tony Smith, à rêver des raies de Buren. Parole d’honneur ! C’est un tic. Un cap. Une péninsule. Bref, une toquade géographique. Par ailleurs (pour revenir à la librairie), il est clair et nul ne nie que les inédits de Zidane ont plus de chance de paraître chez Gallimard que les meilleures pages d’un Nabe. Est-ce un si grand mal ? La plupart des gloires littéraires durables ne sont-elles pas posthumes ? Au fond, derrière le paragraphe (extrait de la préface à la récente réédition d’Au Régal des vermines qu’adresse Nabe à son ex-commensal Thomas aliasHouellebecq) cité par Naulleau, n’y a-t-il pas ce trait vulgaire, l’envie du pèze issu des gros tirages – chose dont un homme d’esprit n’a que faire : la solitude d’une cellule de cloître ou de prison ayant été, de tout temps, son milieu naturel, son favorable terreau, sa favorite situation. Quoi qu’il en soit de ces dissensions ou dissentiments, lisez ce livre, pénétrant et plein d’analyses suggestives sur la culture aujourd’hui. Il convie à réfléchir : ce n’est pas un luxe. Jean-Philippe Domecq et Éric Naulleau dégomment pas mal, ce qui explique le silence relatif ou manteau de Nessus jeté sur cet ouvrage. Reconnaisse qui pourra, page 79, cette Jo. S. jugeant que leur « ami Pierre Jourde a une gueule de sidéen en phase terminale » avant de lui souhaiter de « crever le plus vite possible, avant la fin de l’année de préférence » : voilà de la critique claire et franche, comme on aimerait en lire dans toutes les colonnes du Monde !Manque un index, mais la table complète des intertitres, nombreux, presque un par page, y supplée.