En société
Alain-Fournier. Bulletin des Amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier, n° 95-96, 2e trimestre 2000 (31 rue Arthur-Petit, 78220 Viroflay). Cette livraison commente et reproduit – avec de superbes fac-similés – treize lettres inédites de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier à Georges Gilbert, pharmacien dactylographe. La première lettre d’Alain-Fournier à ce Gilbert date du 6 décembre 1912 :
Une revue me demande mon livre pour le 16, c’est à dire beaucoup plus tôt que je ne pensais. Il va donc falloir donner un coup de collier. Je pense avoir terminé le « gros ouvrage » dimanche soir.
À partir de lundi, je reverrai pendant le jour chaque chapitre en détail.
Et c’est ici que je vais faire appel à votre aimable concours, aux conditions que vous avez indiquées à M. Rivière, c’est à dire 100 francs pour 4 exemplaires d’environ 350 pages (du volume imprimé – probablement moins d’ailleurs –).
Et je vais vous demander de venir vous même (le soir de 9 à 11 environ comme vous l’avez demandé), car pour arriver à temps il faudra que je sois en mesure de travailler le lendemain dès la première heure.
Je pense que vous apporterez votre machine une fois pour toutes et que vous la laisserez chez moi (où personne n’y touchera) jusqu’à la fin de notre travail.
Il faudrait que nous commencions lundi soir. Allez-vous pouvoir ? Et jusqu’à quel jour pensez-vous que ce travail va nous mener ? Je n’en ai aucune idée ?
Les quatre exemplaires de la copie dactylographiée du Grand Meaulnes que tapa Gilbert ont aujourd’hui disparu. C’est regrettable, car les lettres d’Alain-Fournier indiquent que le romancier apporta d’importantes modifications à son texte sur le dactylogramme. Egalement au sommaire de ce Bulletin, une étude de Xavier-Martin Laprade sur « La Mise en scène de soi dans la Correspondance de Jacques Rivière et d’Henri Fournier ».
Apollinaire. Que vlo-ve ? Bulletin international des études sur Guillaume Apollinaire, quatrième série, n° 11, juillet-septembre 2000 (60 rue de Fécamp, 75012 Paris). Au sommaire, un seul mais substantiel article de Jean-Pierre Goldenstein. Il y explore les Calligrammes et notamment la « Lettre-Océan ». Tout n’avait pas été dit : enquête.
Balzac. Le Courrier balzacien, nouvelle série, n° 76, troisième trimestre 1999 (45 rue de l’Abbé-Grégoire, 75006 Paris). Du délicieusement suranné Courrier balzacien nous ne dirons pas de mal. Nous apprécierons au contraire son format modeste et la qualité de son iconographie : en l’occurrence, pour ce numéro, il y a de très nombreuses lithographies de Daumier, de Devéria et surtout de Charles Philipon, auquel Marine Contensou consacre une petite étude (elle se penche plus particulièrement sur la série des Spéculateurs de la bêtise humaine, achetée par la Maison de Balzac en 1998). Ne résistons pas au plaisir de décrire l’une de ces lithographies, roussellienne avant la lettre : on y voit, rassemblés autour d’une estrade en surplomb, de naïfs bourgeois captivés par le boniment de deux forains. Le premier désigne de sa baguette une pancarte peinte représentant une femme sauvage presque nue (des plumes de paon ceignent sa tête et ses hanches) étranglant de sa main droite un vautour déplumé, dessin naïf accompagné de cette légende : « la geune sovage agé de 18 an » ; le second forain, une espèce d’Arlequin, pointe son pouce en arrière vers une autre pancarte représentant à droite un boa et à gauche un enfant à deux têtes, le tout surmonté de cette annonce prometteuse : « seluy qi me vaira poura dir ge voi se conne vaira gamai ». Comme c’est l’usage dans les albums de l’époque – on se rappelle les Français peints par eux-mêmes –, il y a un commentaire ironique du dessinateur :
Le grand boa promis à la curiosité des badauds, se trouve n’être qu’une peau desséchée et empaillée. L’enfant à deux têtes qui a fait, dit le Cicérone, l’admiration des puissances étrangères, est un malheureux fœtus moisi dans son bocal et la femme sauvage qui devrait dévorer un animal quelconque est une pauvre parisienne chargée d’oripeaux de plumes et de verrotterie [sic], qui mâchonne à grand-peine devant les Spéculateurs une côtelette crue.
Bernanos. Les Brandes. Revue littéraire, n° 4, avril 2000 (14 rue Littré, 75006 Paris). Livraison consacrée à Bernanos. La littérature semble être tombée un beau jour au fin fond des brandes lyonnaises comme le sacerdoce qu’appelaient les grandes vacuités estudiantines. Du haut de sa chaire de papier photocopié, l’homme-orchestre des Brandes distribue avec emphase les définitifs jugements qu’appellent selon lui auteurs (z-hommes en colère) et critiques (aveugles entomologistes ratiocineurs, mais la relève arrive qu’on se le dise) et en profite pour refiler des rogatons d’un dé-heu-ha poussif entre autres pensées dispensables sur l’homme « bouche intarissable et salive éternellement féconde ». Quarante-huit pages de logorrhée poisseuse, à faire perdre le goût des mots.
Boujut. Les Feux de la tour, publication annuelle des Amis de Pierre Boujut et de La Tour de Feu, n° 3, juillet 2000 (11 rue Laporte-Bisquit, 16200 Jarnac). Les Feux de l’amour pour le poète Pierre Chabert auquel ce numéro est en grande partie consacré. Poèmes, lettres et témoignages. Extrait : « Je crois que l’art consiste à se projeter hors de soi, à explorer de façon objective si possible, quelque filon de l’inconscient collectif. Tenter de figer le langage au maximum, pratiquer la distanciation à l’égard de soi-même. »
Camus. Société d’études camusiennes, bulletins n° 53 à 55, janvier à juillet 2000 (10 avenue Jean-Jaurès, 92120 Montrouge). L’année 2000 aura été riche en matière de travaux camusiens, avec la commémoration du quarantième anniversaire de la mort de Camus sur tant de fronts, universitaire, éditorial, culturel… Le bulletin d’information de la Société d’études camusiennes se devait de répercuter cette actualité, en plus de ses rubriques habituelles – articles, travaux universitaires, bibliographie commentée, etc. – et de sa journée d’hommage du 24 novembre 2000. Il faut souligner la qualité des articles et des informations, exhaustives malgré leur origine diverse : presse, actualité télévisuelle et théâtrale. On retiendra, des trois derniers bulletins parus, la visite guidée du site Web consacré à Camus par un des adhérents (n° 53) et la mort de Jules Roy, grand ami de Camus, auquel une partie du n° 55 rend hommage. Le rayonnement de Camus reste international : colloques et publications à l’étranger le prouvent, de même que la grande activité de « la section nord-américaine » (Camus Studies Association). Signalons la parution du n° 18 de la série Albert Camus de La Revue des lettres modernes (Minard), qui analyse la réception de l’œuvre en URSS et en RDA.
Carrière. Société des Amis d’Eugène Carrière. Bulletin de liaison n° 11, mai 2000 (20 avenue Georges Clemenceau, 93460 Gournay-sur-Marne). Un « Ephéméride 1900 », précieux pour le futur biographe du peintre a été établi à partir de lettres et de billets d’Eugène Carrière ou à lui adressés au cours de la dernière année du grand siècle. Un article de Chris Michaelides intitulé « Eugène Carrière 1876-1879 et le carnet d’esquisses du British Museum » et repris, après traduction de l’anglais, de la Gazette des Beaux-Arts de décembre 1998. Présentation d’Eugène Druet, photographe et marchand de tableaux, ami de Rodin (né en 1868), par Noëlle Choublier-Grimbert. Étude de Sylvie Le Gratiet sur le portrait d’Élisée Reclus peint par Carrière, qui se trouve dans la salle de réunion de la Société de géographie de Paris (à laquelle il fut donné en 1982). Carrière a son musée virtuel, inauguré durant l’été 2000 : www.ambafrance.org/carriere. (requiert un login)
ohen. Cahiers Albert Cohen. Lectures de « Belle du Seigneur ». Numéro anniversaire (1968-1998), n° 8, septembre 1998 (Centre d’études du Roman et du Romanesque, 115 avenue Henri-Martin, 75116 Paris). Entrer dans la Pléiade dix-huit ans seulement après sa première publication, telle est la singulière aventure qui est arrivée à Belle du Seigneur en 1986. Promotion quasi unique et qui n’a, semble-t-il, suscité que de rares commentaires de la part de la critique. À présent, l’œuvre de Cohen est l’objet d’une exégèse foisonnante, témoin ce volume qui, pour le trentième anniversaire de la publication du roman en question, rassemble dix-sept études. Deux grandes sections : « Désir physique, désir métaphysique » et « L’Esprit et la lettre ». É. Lewy-Bertaut étudie le rôle et la signification des Valeureux, épisode retranché en 1938 lors d’un remaniement du manuscrit du roman. Le personnage de Mariette Garcin est analysé par N. Fix-Combe, tandis que M.-A. Mathis scrute le bestiaire du livre. La problématique du roman est l’objet des recherches de B. Gaergen (« Normes et anti-normes ») et de A. Schaffner (« Roman à thèse ou roman expérimental ? »). Deux études sur le personnage d’Ariane (L. Michon-Bertout : « Les Lettres dans Belle du Seigneur », et F. Noudelmann, « Les Jeux de la lettre »), et un double article copieux de Cl. Stolz sur « L’Esthétique de la phrase dans Belle du Seigneur », avec, à la clef, des schémas « en forme de potences ou de marches d’escalier, etc., et tout zébrés de flèches jupitériennes », cela pour illustrer « parallélismes-hypozeuxes », « hypotyposes métaphoriques », « phénomènes citationnels porteurs de connotation autonymique », « séquences à noyau nominal dans une structure monorématique », etc. Z’auriez pas un dictionnaire ?
Fargue. Ludions. Bulletin de la Société des lecteurs de Léon-Paul Fargue, n° 6, été 2000 (90 rue Anatole-France, 92100 Chatenay-Malabry). Les 54 pages de ce fascicule recouvrent une riche livraison, qui offre notamment quatre textes inédits de Fargue du plus vif intérêt. Et que ne vont pas nous livrer les papiers du poète miraculeusement retrouvés et exhumés par son actuel héritier ! D’abord, Renaissance – Massacres, curieux poème en prose inédit, qualifié par l’auteur lui-même de « Demi Symboliste » et qui, d’après la graphie, doit dater de 1890 ou 1891. Il est signé Feugar, anagramme qui ajoute à la surprise devant cette évocation plastique pleine d’objets, parcourue de lueurs fuligineuses et qui évoquerait un bizarre centon de Schwob et de Heredia. Plus syncopé, Vers fameux (1895 ?) montre une libération, par son style elliptique à la Rimbaud : « Bruit de l’averse tiède et lente au corridor, / Mælstroms rémouleurs où tournent les grands steamers, / Scènes devant la sieste des lampes tremblées, / Assez ! » Troisième inédit, un poème sur une carte postale – jamais envoyée – à Charles-Louis Philippe, d’un lyrisme plus intime, dans la veine de Pour la Musique : « Quelqu’un… tourne une crécelle imperceptible… Les chauve-souris font leurs tours de passe-passe. Il y a une petite soie qui souffre d’élancements, on ne sait où… » Enfin, last but not least, des notes inédites de Fargue sur Lautréamont ! Leur singulière puissance évocatrice fait regretter que le poète n’ait jamais mené à bien l’étude qu’il avait annoncée vers 1912 : « Invocation constante aux éléments (comme ces chefs et ces prophètes Sioux, qui pendant les temps de grande sécheresse où tout crépite, en assemblée solennelle, montent sur les tentes et tirent à l’arc contre les nuées, pour appeler la pluie, en criant longuement.) Besoin de rappeler tout ce qui le fuit, à coups de gong, l’amour, l’amitié, l’intelligence de l’Être suprême comme un essaim… » (un scoop farguien pour les biographes : Ducasse aurait, à Paris, « préparé le commissariat à la Marine » !). En prime, presque un inédit : le texte de la Première vie de Tancrède, chapitre retranché de toutes les éditions postérieures à celle de 1911. Tout cela éclairé par des articles et des présentations bien informées, avec d’amusantes illustrations. Oui, riche livraison, dont il convient de féliciter les vaillants potassons de la rédaction.
Gautier. Bulletin de la Société Théophile Gautier n° 21, 1999 (Société Théophile Gautier, Université Paul Valéry, route de Mende, 34199 Montpellier). Jacques Le Goff s’est plaint à juste titre de la colloquite, cette maladie terrible qui atteint l’Université depuis quelques années : trop de colloques, trop de sujets (tordus), trop de participants. Ce Bulletin, qui rassemble les actes d’un colloque de juin 1999 organisé par le très actif Centre d’études romantiques et dix-neuvièmistes de l’Université Paul-Valéry de Montpellier et, bien sûr, par la Société Théophile Gautier conduite par Claudine Lacoste, aurait pu passer pour une parfaite illustration de cette maladie (sujet périphérique, il va sans dire : « Héritiers et héritage de Théophile Gautier » – et pas moins de vingt-sept participants !), si nous n’avions pris la peine d’ouvrir ce volume rouge comme le fameux « gilet », de comprendre la démarche des organisateurs et de découvrir quelques bonnes communications. Est-ce qu’une publication nouvelle sur Gautier n’est pas de toute façon une bonne nouvelle ? Gautier, poète, critique et même conteur – qui lit aujourd’hui les Jeunes-France ? – est un des grands « oubliés » de l’histoire littéraire. C’est donc une excellente initiative que de le raccorder à son siècle, à ses contemporains, aux courants esthétiques qui l’ont traversé, aux tendances littéraires étrangères. Par un curieux effet de renversement, lorsqu’on lit ce volume dans sa totalité, on se convainc que Gautier est non seulement une figure centrale du siècle, mais le maître incontesté de toute une génération : Baudelaire, Mallarmé, Sully-Prudhomme, Villiers, Zola, Oscar Wilde, etc. Il faut dire que Gautier concentre en lui toutes les virtualités de la littérature du XIXe siècle : tour à tour frénétique, romantique, parnassien, symboliste, Gautier touche à tout, essaye tout avec le même bonheur. Or, l’historien de la littérature, on le sait, déteste les touche-à-tout – ces « insaisissables polygraphes » comme les appelait Sainte-Beuve – qui n’ont pas le bon goût d’avoir une « spécialité », ou d’avoir rassemblé et classé leurs œuvres complètes. Car, il faut le répéter, si Victor Hugo a les siennes chez plusieurs éditeurs et si De Gaulle est désormais empléiadé, Gautier, lui, attend toujours son édition complète chez un « grand » éditeur. C’est d’autant plus rageant que celle-ci est prête, et depuis longtemps : c’est ce qu’expliquent Cécile Avallone-Letourneau et Catherine Gaviglio-Faivre d’Arcier dans un article intitulé « Lovenjoul et l’édition des Poésies complètes de Théophile Gautier ». Quel homme, soit dit en passant, que le vicomte Charles de Spœlberch de Lovenjoul ! Après l’avoir rencontré, Gautier ne peut que s’exclamer : « Il connaît mieux que moi ce que j’ai fait ». De fait, personne au monde n’a mieux lu l’œuvre de Gautier que ce collectionneur passionné, qui, dès le plus jeune âge, « s’amuse » à recueillir et classer le moindre article de Gautier. Travail de l’ombre, discret et profond, qui éclate un jour de 1863 à la face étonnée de Gautier. Le poète oublié et honni pour ses relations avec la princesse Mathilde reçoit une lettre du vicomte le mettant en garde contre l’éparpillement de son œuvre : « Sincèrement, Monsieur, comment un homme de votre valeur, de votre autorité littéraire, se peut-il décider à laisser ainsi ses œuvres incomplètes et interrompues, et prépare-t-il volontairement une aussi rude besogne aux collectionneurs de l’avenir qui voudront certainement une jour réunir ses œuvres complètes ? » Les auteurs de l’article expliquent ensuite comment les projets d’œuvres complètes – classées, annotées et indexées : on croit rêver –, autrement dit des dizaines et des dizaines de volumes (au total 23 000 pages, selon Lovenjoul), comment donc ces projets ont tous échoué les uns après les autres auprès des plus grands éditeurs, pour le plus grand malheur des lettres françaises. Pour nous consoler, il y a des articles de bonne qualité dans ce Bulletin de la Société Théophile Gautier : signalons entre autres – pour le coup, il est vraiment impossible de citer tout le monde – celui de Lois Cassandra Hamrick (« Gautier, voyant du symbolisme, ou Gautier vu par Mallarmé »), meilleur peut-être que celui consacré au même sujet (ou presque) par Laurent Matiussi… Quelques perspectives originales : celle, par exemple, de Freeman Henry, qui se penche sur la fascination de Gautier pour le sonnet, ou celle de Francis Moulinat, qui tord le cou à l’idée que l’ekphrasis de Gautier – description maniaque d’une œuvre d’art dans un article – est insignifiante. Il faut applaudir de toute façon les auteurs du colloque, d’une part d’avoir accueilli autant d’universitaires étrangers (c’est vraiment un colloque international), d’autre part d’avoir pensé à réfléchir sur l’héritage de Gautier en Angleterre et en Belgique (nous pensons aux articles de Martine Lavaud, Peter Edwards, etc.). Ce colloque est finalement un véritable coup d’accélérateur donné aux études sur Gautier, et il faut souhaiter que, dans cet élan vigoureux, ce coup d’aile ivre, Gautier entre bientôt complètement dans la Pléiade. Après tout, les poésies du parfait magicien valent bien les Mémoires du pauvre général, non ?
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide, n° 126/127, avril-juillet 2000 (92 rue du Grand Douzillé, 49000 Angers). Double hommage dans ce bulletin estival : à Jean Lambert, gendre de Gide, décédé en 1999 et à l’acteur et metteur en scène Jean-Louis Barrault. Ce numéro contient la correspondance inédite Gide-Barrault où s’échangent propos d’admiration et enthousiasmes communs pour des projets de théâtre. Certains de ces projets, discutés entre 1942 et 1950, aboutirent et furent des succès, comme Hamlet et Le Procès de Kafka, que traduisit Gide. D’autres ne virent pas le jour, comme Antoine et Cléôpatre ou Œdipe. La correspondance de ces deux travailleurs complémentaires, toujours courtois, voire réservés l’un envers l’autre, montre comment l’engouement de l’un a pu rejaillir sur la motivation de l’autre : ainsi, Gide se hâte de terminer sa traduction de Hamlet pour voir Barrault jouer ce rôle, dans lequel il espère beaucoup. Ces lettres constituent un témoignage intéressant sur le théâtre de l’époque et sur la collaboration d’un auteur et d’un acteur-metteur en scène : le jeune directeur de théâtre a besoin de Gide, et ce dernier s’évertue à améliorer l’adéquation du texte à la scène. Parmi les autres articles du bulletin, certains analysent l’influence de Goethe ou de Molière (L’Ecole des Femmes) chez Gide.
Guilloux. Bulletin de la Société des Amis de Louis Guilloux, n° 12, juin 2000 (Bibliothèque municipale, 44 rue du 71e R.I., 22000 Saint-Brieuc). Louis Guilloux est ici confronté… à son ami Henry Bars bien plus qu’à la critique, sauf si l’on excepte celle, parfois peu tendre, d’André Wurmser dans Les Lettres françaises lors de la parution de Parpagnacco ou la conjuration en 1954. Le dossier sur les relations Guilloux-Bars l’emporte par son volume et son intérêt (il inclut un inédit de Bars, « Louis Guilloux est une sorte de magicien »). À l’homélie prononcée par Bars en 1980 lors de l’enterrement de Guilloux s’ajoute un hommage plus déguisé : la publication de la nouvelle (Carnet bleu de Donovan Potin) qui reçut en 1999 le Prix Louis-Guilloux, spécialement créé par la Société des amis de l’écrivain pour honorer les œuvres de jeunes auteurs inspirées par les écrits de Guilloux. Ce joli petit bulletin signale le changement d’équipe intervenu dans l’association des amis de Guilloux (Annick Le Chanu remplace Yves Le Guiet à la présidence de la Société). L’archivage des manuscrits de Guilloux, en relation avec la bibliothèque de Saint-Brieuc, se poursuit, et l’étude de sa correspondance, entreprise depuis deux ans, a donné lieu à une exposition (« Mémoires de paperasses ») actuellement en tournée sur la douce terre de France.
Larbaud. Cahiers des Amis de Valéry Larbaud n° 37, 2000 (Les Eygalades B, 116 rue Edmond Carrière, 30900 Nîmes). Ce cahier est pour l’essentiel consacré à un texte de Larbaud : Le Palais de Cristal (1903). Texte non pas inédit à proprement parler (publié en 1949, il avait été repris en 1963 dans l’essai de B. Delvaille), mais peu connu et fort intéressant. Tout en évoquant deux visites au célèbre Crystal Palace de Sydenham, Larbaud nous livre la méditation d’un homme tourmenté par sa situation familiale. Rappelons que l’auteur de Barnabooth se vit, comme jadis Baudelaire, nanti d’un conseil de famille, mesure de rétorsion imposée par sa redoutable mère. De là le ton de confidence désabusée de ces pages, où se manifeste déjà le désir de « retirance » qui saisira de plus en plus Larbaud dans son âge mûr. Le Palais de Cristal est complété ici par une lettre de Larbaud à Marcel Clavié et éclairé par diverses études et des textes – pour ou contre l’édifice en question – de Gautier, Dumas, W. S. Landor et Ruskin. À citer également une étude de D. Barretta sur Larbaud et « l’École napolitaine » (De Sanctis). Confessons cependant notre surprise en découvrant, le fac-similé de la première page de la lettre de Larbaud à Clavié : de toute évidence, cet autographe n’est pas de l’écriture de Larbaud, mais bien de celle de son ami G. Jean-Aubry – dont nous avons sous les yeux en ce moment une lettre autographe –, qui l’aura recopié à l’occasion de ses recherches. Il est regrettable qu’aucune note n’en avertisse le lecteur, lequel aura du mal à s’y retrouver, puisqu’on lui précise par ailleurs : « Le manuscrit de cette lettre se trouve au Fonds Larbaud » !
Mac Orlan. Cahiers Pierre Mac Orlan n° 12, novembre 1999, Magie du cirque de Pierre Mac Orlan ; n° 13, juin 2000, Images du fantastique social (Association des Amis de Pierre Mac Orlan, Musée des pays de Seine-et-Marne, 17 avenue de la Ferté-sous-Jouarre, 77750 Saint-Cyr-sur-Morin). La douzième livraison de cesCahiers livre un ensemble d’articles de Mac Orlan sur le cirque et ses alentours, retrouvés par Francis Lacassin et son équipe : textes inédits en volume, comme « Sous le chapiteau » paru dans Le Compagnon en septembre 1951 et « Dans la lumière du cirque » paru dans la Revue de la Maison de la médecine de septembre 1952, ou inédits tout court, comme « Permanence des clowns », texte bref rédigé vers 1960, qui se termine sur cette considération : « Si le monde dans sa totalité pouvait vivre sous un gigantesque chapiteau et sur un tapis brosse aux dimensions de la terre, il serait difficile de préciser les limites de l’activité quotidienne des hommes. Dans cette hypothèse la population se diviserait en deux clans. Nous aurions toujours les clowns blancs et leurs conseils de bonne compagnie et les Augustes vêtus tantôt en clochards, tantôt en clochards de luxe. » La même livraison reproduit aussi la préface que l’écrivain donna à Achille Zavatta pour ses Souvenirs et anecdotes de trente ans de cirque parus en 1954. Images du fantastique social est le thème et le titre de la treizième livraison des Cahiers : Jack l’éventreur, Landru et le vampire de Düsseldorf, Schulmeister (l’espion de Napoléon), la Dame blonde d’Anvers et bien d’autres personnages et faits divers reviennent dans cette autre série d’articles exhumés de la Revue des Vivants, des Nouvelles littéraires, de Paris-Soir, de la Gazette Dunlop, de Détective. La chasse aux Mac Orlan continue.
Maisons. Fédérations des maisons d’écrivains et des patrimoines littéraires. Bulletin d’informations n° 3, juin 2000 (Médiathèque, boulevard Lamarck, BP 18, 18001 Bourges Cedex). Deux maisons, deux auteurs dans ce bulletin : Jules Verne et Émile Zola. Agrémenté par de belles photographies de la maison de Médan, un entretien avec Marion Aubin de Malicorne, directrice de ladite demeure. Savez-vous ce qu’est l’A.R.O.E.Z. ? Connaissez-vous son président ? L’une est l’Association pour le Rayonnement de l’œuvre d’Emile Zola, l’autre est Pierre Bergé. De Germinal à la haute couture, quels étranges zolismes…
Proudhon. Archives proudhoniennes, bulletin annuel de la Société P.-J. Proudhon, 1999 (La Blanchetière, 72320 Courgenard). Cette nouvelle livraison de la revue de la Société P.-J. Proudhon donne à lire, dans une maquette d’une austérité rare, trois articles : le premier, de Marc Crapez, est consacré à « Proudhonisme et athéisme », le deuxième, d’Arnaud Appriou, traite de « L’Anarchisme dans le Jura » et le troisième, de Georges Navet, tout à fait passionnant, évoque, à partir du buste de Proudhon, Pierre Patient de Cladel. Cette centaine de pages passionnera les lecteurs, amateurs et amis du grand Proudhon. On regrettera toutefois, comme on a pu le faire pour son volume récemment paru, La Gauche réactionnaire, que l’auteur du premier article, Marc Crapez, maîtrise aussi mal une érudition qu’il étale à larges gestes. On ne lui laissera pas dire, par exemple, que Pierre Denis prononça « à la Chambre des députés un long discours antisémite le 27 mai 1895 ». S’il y eut bien un discours antisémite le 27 mai en question, en effet « applaudi de l’extrême-gauche à l’extrême-droite », il fut prononcé, non par Pierre Denis, qui ne fut jamais député, mais par Théodore Denis, né en 1858, député « radical nationaliste », ami de Drumont et membre du groupe Antisémite de la Chambre en 1898.
Proust. Bulletin Marcel Proust n° 49, 1999 (Société des Amis de Marcel Proust et des amis de Combray, 4 rue du Docteur-Proust, 28120 Illiers-Combray). Plusieurs études intéressantes dans ce bulletin dont le siège n’est autre que la fameuse maison de Tante Léonie transformée en musée par les soins de l’association. La variété des articles atteste de la vitalité des recherches proustiennes. Pour la génétique, Francine Goujon retrace l’histoire d’une édition de luxe d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, voulue par Proust, qui en enrichit les cinquante exemplaires de fragments de pages assemblant ses paperolles. Elle propose d’y voir une stratégie destinée à montrer son travail de stylisticien. L’intertextualité à la part belle : Jean Milly s’attache à lire rétrospectivement La Double maîtresse de Régnier à la lumière de La Recherche (seule l’introduction qui entreprend de justifier la démarche est un peu laborieuse et étonne, puisque Proust, après tout inventeur « du côté Dostoïevski de Madame de Sévigné », semble donner une caution suffisante) ; Catherine Perry traite des rapports de Proust et Noailles, et parvient à montrer la connivence intellectuelle et affective des deux amis. D’autres articles dépistent les échos de Flaubert et du Roman de Renart dans un texte aux ramifications décidément infinies, mais la dernière étude, sur Perec, peine à convaincre de sa nécessité. La correspondance avec Montesquiou fait l’objet d’une lecture psychanalytique nuancée et piquante par Martin Robitaille, qui analyse avec une jubilation communicative les valses-hésitations entre l’aristocrate, tout de charlusienne injustice, et un Marcel débordant du besoin d’être aimé et visiblement à son aise face à tant de méchanceté. Des trois articles sur la théorie et le style de Proust, on retiendra une brève étude sur les occurrences et réécritures de trois petits vers de Racine dans l’ensemble de l’œuvre. Signalons enfin des comptes rendus bien faits, une bibliographie, et n’en finissons pas sans cette nouvelle de marque : la maison d’Illiers-Combray vient, grâce à une donation, d’enrichir ses collections d’une « mèche de cheveux de Marcel Proust noués d’une faveur rose ». À quand le séquençage de l’ADN de Marcel ?
Rimbaud. Parade sauvage n° 16, mai 2000 (Musée-Bibliothèque Rimbaud, BP 490, 08109 Charleville-Mézières). Au fil des numéros, cette revue d’études rimbaldiennes affirme une exigence associant rigueur et ouverture aux approches les plus diversifiées ; ce que facilite une périodicité aujourd’hui plus distendue (mais il faut tenir compte de la naissance, entre temps, de la Revue Verlaine, également dirigée par Steve Murphy). Ainsi, commence et finit-on par des notes et notules d’érudition portant, là sur telle question de lexicologie ou de stylistique des figures et d’intertextualité combinées (« goût » au sens d’odeur, « tisonnant son cœur » : A. Fongaro), ici sur telle intempestive correction comme éditeurs et commentateurs aiment en infliger au texte rimbaldien (« j’ai tremblé à l’aspect des gardiens de colosses » : B. de Cornulier), voire sur de nouvelles précisions quant à tel ou tel personnage ayant, de près ou de loin, trait avec Rimbaud (Émile Jacoby, qui ne fut pas seulement le fondateur de l’éphémère Progrès des Ardennes, ou « le collégien Izambard », par J.-L. Debauve ; « Un ex-Parnassien » donnant sa version de l’incident Carjat, par M. Pakenham ; le sort et la correspondance de Gauguin et de Rimbaud mis en parallèle, par J. Voellmy), pour rencontrer chemin faisant des articles de fond portant soit sur un poème particulier (B. Meyer réussissant une élucidation stylisticienne de Honte, D. Ducoffre s’attachant à expliciter de quelle « Raison » il peut bien s’agir dans À une Raison ; P. Claes ce que dissimule le titre anglais de Fairy), soit sur tel aspect particulier d’un poème (la dimension de négativité assumée par le Christ dans la troisième « prose évangélique », par Y. Frémy ; la portée polémique et métapoétique de l’intertexte hugolien d’Enfance, par É. Hervy ; le sens de l’intertexte shakespearien de Fairy : N. Martin), soit encore sur ce qui, plus ou moins secrètement, relie plusieurs poèmes les uns aux autres (les métamorphoses du travail d’anamnèse dans Les Poètes de sept ans, Mémoire et Enfance, par Y. Nakaji ; la permanence d’un travail sémantico-énonciatif de Nocturne vulgaire à Barbare et au-delà, par B. Claisse), ou risquant une synthèse à partir d’éléments épars dans l’œuvre (faux archaïsmes et faux latinismes, par A. Fongaro ; secrètes collocations suggérant le rôle de structuration sémantique des mots anglais, par M. Arouimi). Les comptes rendus eux-mêmes, volontiers polémiques quand il le faut, n’hésitent pas à entrer dans le détail au point de se hausser quelquefois au statut d’articles à part entière. Tout en soulignant l’intérêt de l’ensemble, notamment dans une volonté affirmée et confirmée par quasi toutes les contributions de passer outre aux sirènes de la prétendue illisibilité (d’obédience romantico-surréaliste ou structuralo-textualiste, en tout état de cause obscurantiste et attardée), il faut néanmoins, en bon chercheur de poux, soulever quelques lièvres qui font tache ou qui fâchent : ainsi, comment ne pas voir, dans la question de savoir si « Rimbaud est l’énonciateur de l’ensemble du poème » ou seulement de telle ou telle partie, le reste étant confié à d’autres énonciateurs dont éventuellement Verlaine, le type même du faux problème ou du problème mal posé ? Il suffit de ne pas confondre le plan pragmatique, auquel appartient l’individu Rimbaud comme Verlaine, les lecteurs en tant que locuteurs, et le plan proprement énonciatif, où l’on a affaire, comme le disait Benveniste, à de « pures instances de discours », pour que tombe la question, aussitôt remplacée par celle-ci, autrement pertinente : comment le locuteur Rimbaud use-t-il des ressources d’une énonciation différenciée pour rendre compte d’une subjectivité clivée et pétrie d’intersubjectivité (ce qui pourrait être une voie vers la « poésie objective ») ? N’est-ce pas un peu trop prêter au « brillant élève en latin qu’était Rimbaud » que de penser que le choix du « souci d’eau » ait pu « avant tout être motivé » par l’étymologie (sol + sequi) ? Et s’il l’avait été par l’intéressante syllepse que fournit le mot souci lui-même ? N’est-il pas excessif de poser que le recours aux mots anglais offrirait « rien moins que la clef de la structure de l’imaginaire de Rimbaud » ? Pourquoi, après avoir mis en lumière la troublante récurrence de l’adjectif « long » aussitôt mis en rapport avec le verbe anglais to long, lire sous « cent Solognes longues comme un railway » : so alone ou lonesome, plutôt que : so long so long, soit quelque chose comme un adieu ? Et pour finir, en tant que non-métricien tendance pro-Dada, ceci : à quoi bon évoquer d’emblée « les dadaïstes zürichois » si c’est exclusivement et sans autre forme de procès pour accabler ces « nihilistes de salon » de la morgue du « grantécrivain », en l’occurrence Camus ? Le Cabaret Voltaire était-il un salon ? N’y avait-il aucun « courage » à déserter le bain de sang pour s’y retrouver ? Pourquoi leurs idées seraient-elles immanquablement « fantaisistes » ? À quoi bon s’acharner à retrouver dans la prose des Illuminations des formes versifiées que le même poète, dans ses propres vers, s’était ingénié à congédier ? Certes, dans les deux phrases : « Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, – le nouvel amour ! », il est loisible d’entendre, par une connivence prosodico-numérique que contribue à susciter un parallélisme appuyé, le fantôme de deux dodécasyllabes, mais, outre que ces dodécasyllabes de type Mémoire seraient eux-mêmes fort éloignés du moule perceptif et mnésique de l’alexandrin – bref, rien de métrique là-dedans –, il faudrait avoir préalablement élu une prosodie syllabique qui est loin de s’imposer, rien – au contraire – n’empêchant de lire : « Ta têt’ se détourn’ : le nouvel amour ! Ta têt’ se retourn’,– le nouvel amour ! » A fortiori dans des énoncés dont les régularités sont plus incertaines. Et si l’auteur, pour cela, s’autorise d’un article de Fongaro sur de prétendus « segments métriques dans la prose d’Illuminations », on souhaiterait qu’il prît acte de la réfutation qu’en fit naguère Cornulier, laquelle mérite bien d’être au moins aussi fameuse.
Romains. Bulletin des Amis de Jules Romains n° 83-84, avril 1999 (publié par le Centre de recherches Jules Romains de l’Université de Saint-Étienne). Numéro double – 56 pages tout de même – consacré, illustrations à l’appui, à Lise Jules-Romains (1909-1997). Des hommages qui ne manquent ni à la tradition hagiographique ni à la formulation académique. Quelques témoignages sur Les Vies inimitables (1985) de Mme Romains, avec, en prime, un chapitre inédit de ce livre de souvenirs et la reproduction d’une interview de Lise datant de 1950. Tout cela ruisselle de bons sentiments, ceux avec lesquels – c’est connu – on ne fait pas de la bonne littérature, même secondaire. Mme Romains n’aurait certainement pas soupiré : « Je suis Romaines, hélas ! puisque mon époux l’est ». Plutôt quelque chose comme : « Voir le dernier Romains à son dernier soupir, / Moi seule en être cause, et mourir de plaisir ! Hombre », avec un peu de bonne volonté, les amis de Jules pourraient certainement mieux faire.
Vailland. Cahiers Roger Vailland, n° 12, décembre 1999 (Médiathèque Élisabeth et Roger Vailland, 1 rue du Moulin de Brou, 01000 Bourg-en-Bresse). À « Roger Vailland », Électre répond « 45 titres, dont 15 épuisés ». Épuisés, les titres de chez Gallimard… Épuisés surtout, les deux recueils précieux que sont les copieux volumes réunissant ses articles de journaliste parus à la défunte maison Messidor/Éditions sociales en 1984 (tome I : 1928-1945, tome II : 1945-1965). Il est donc effectivement temps de le revisiter. Saluons le travail de ces Cahiers et ce vent de rafraîchissement venu d’Outre-Manche, à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu à l’Universté de Kent Canterbury en juillet 1999, et dont les actes sont hic et nunc publiés. Deux articles à déguster : « Roger Vailland face à la politique » de François Jaques et « Vailland, Sartre et l’universel singulier » de David Nottet, maintenant que bien des brumes idéologiques se sont dissipées. Las ! pas encore tout à fait : certaines contributions manquent de recul. Ainsi, si l’on veut comprendre quelque chose au « réalisme socialiste », il faut remonter à l’Aragon de 1935 et confronter les itinéraires. Mais c’est peut-être encore tabou.
Valéry germanique. Karl Alfred Blüher et Jürgen Schmidt-Radefeldt éd., Valéry und die deutschsprachige Welt, Forschungen zur Paul Valéry / Recherches valéryennes, n° 11, 1999 (Forschungs und Dokumentationszentrum Paul Valéry, Romanisches Seminar der Universität Kiel, Leibnizstrasse 10, D-24098 Kiel). Ce bulletin d’outre-Rhin présente un Valéry doublement allemand, puisqu’il est consacré aux relations de l’auteur de Mon Faust et du monde germanique. Les articles sont dans la langue de Schiller mais la plupart comportent un résumé en français. Tout en rappelant l’attachement profond de Valéry aux figures de Goethe, Wagner et Nietzsche, les différents contributeurs ont privilégié des points de convergence peu étudiés. On a retenu deux études, l’une sur Celan et la « voix de personne », l’autre sur Thomas Mann et Valéry (l’auteur compare chronologiquement leur position sur les relations franco-germaniques, avec un rappel de leurs rôles respectifs au sein du Comité permanent des arts et lettres instauré à Genève en 1931). Avec des travaux similaires sur Kant (intéressant mais plus ardu) et Doderer, l’ensemble illustre la diversité des préoccupations valéryennes. Le bulletin propose en outre une bibliographie thématique, la reproduction des croquis d’un voyage du poète à Munich en 1936, de deux lettres du père des Buddenbrook et de documents allemands de l’entre-deux-guerres, plus quelques études hors dossier. Avec cette revue annuelle de haute tenue, Valéry devrait bénéficier encore longtemps d’une réception de qualité en Allemagne, et ailleurs.
Valéry (bis). Bulletin des études valéryennes n° 85, juin 2000, Paul Valéry, André Lebey. Correspondance (Université Paul-Valéry de Montpellier). Étude de Micheline Hontebeyrie sur les relations et la correspondance échangée entre Valéry et son grand ami Lebey (1877-1938). L’auteur lance un appel à tout collectionneur qui possèderait des lettres de Valéry à Lebey et à toute personne capable de l’aider à en localiser. Une question posée dans une note peut être résolue : « Au stade actuel des recherches, il est impossible de savoir si cette croix, qui lui fut décernée par Anatole de Monzie, alors ministre de l’Éducation nationale, était due de quelque façon à l’intercession de Valéry » : une lettre – conservée dans une collection particulière – de Valéry à Louis Planté, secrétaire de Monzie, atteste effectivement que Valéry intervint personnellement pour la Légion d’honneur remise à Lebey. Valéry ne fut pas le seul écrivain à solliciter Planté dans ce sens. Paulhan le tannait régulièrement pour faire décorer tel ou tel homme de lettres.
Yourcenar. Société internationale d’études yourcenariennes, bulletin n° 20, décembre 1999 (7 rue Couchot, 72200 La Flèche). Les articles de ce bulletin constituent une agréable macédoine qui, par sa variété, rend la lecture rythmée, ponctuée par les changements de perspective et de sujets. Le bulletin fournit un document rare, la correspondance de Yourcenar avec Jean Eeckhout, un outil utile aux chercheurs, le choix bibliographique 1999 réalisé par F. Bonali-Fiquet, et divers comptes rendus de lecture. Plusieurs articles sont consacrés aux Atrides ou à certains aspects de la Grèce antique chez Yourcenar, d’autres à L’Œuvre au noir. L’article de M. Delcroix, « Déconstruction de l’Œuvre au noir », d’une érudition indéniable, élabore une réflexion riche et précise, et un article de C. Golieth qui, sous couvert d’un rapprochement entre Yourcenar et Borgès, analyse de manière stimulante les procédés et enjeux de la réécriture, en considérant « qu’une explication psychologique (rendue possible par la correspondance de l’auteur) réduirait considérablement l’esthétique de l’écriture ».
[Jean-Pierre Bobillot, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Vincent Laisney, Jean-Jacques Lefrère, Hugues Marchal, Jean-Paul Morel, Philippe Oriol, Florence Playe, Sandrine Raffin, Jean-Dider Wagneur, etc.]
LIVRES REÇUS
La perfection n’est pas de ce monde : aucun livre n’est tout à fait satisfaisant, aucun éditeur ne fait parfaitement son travail, aucun critique ne rend exactement justice aux ouvrages qu’il commente, aucun lecteur n’est jamais d’accord avec ces critiques, et ni les librairies ni les bibliothèques ne peuvent livrer à chacun tout ce qu’il veut quand il le veut. Histoires Littéraires, avec son propre lot d’imperfections, peut-elle contribuer à l’amélioration de cet état de fait ? Vaste ambition ! Pour cela, sa stratégie est simple : inviter les éditeurs à ne pas traîner dans leurs services de presse et assurer ainsi aux auteurs une réception critique rapide et constructive. Ceci veut dire aussi désigner les faiblesses quand il s’en trouve, et les réussites quand elles le méritent, sans complaisance et sans méchanceté. On le verra en lisant l’échantillonnage que constitue la présente livraison : les acteurs présents sur notre petit territoire sont bien différents les uns des autres. De nombreux éditeurs jouent le jeu et soumettent volontiers leurs produits à la critique ; si quelques-uns résistent, il faut souligner que c’est aux dépens des livres et de leurs auteurs, privés d’un examen qui peut les faire connaître et apprécier. Insistons : dans une discipline où les livres sont rarement commentés et, quand ils le sont, souvent des mois, voire des années après leur parution, Histoires Littéraires croit au contraire à l’importance de leur donner un écho rapide, au moment où ils n’ont pas encore subi la dure loi des retours ou le purgatoire des soldeurs.
Quant à la qualité de ces livres, reconnaissons qu’elle est fort variable : certains sont bien faits, intelligemment mûris, fondés sur de vraies recherches ou avancent des idées vraiment neuves. À côté de cela, beaucoup sont des fabrications hâtives, mal aimées de leurs auteurs mêmes : thèses recyclées sans soin, colloques où le pire étouffe le meilleur, articles de faiseurs incultes, produits jargonnants pour public captif, etc. On le verra, les critiques d’Histoires Littéraires sont sans pitié pour l’absence de rigueur, l’ignorance savante, la langue maltraitée, l’imprécision des idées, les travaux bâclés ou en retard d’une découverte. On verra aussi que les auteurs des comptes rendus réservent tous leurs éloges aux relectures originales et informées, aux redécouvertes, aux esprits libres et aux plumes racées. On constatera encore qu’ils s’intéressent tout autant aux figures oubliées qu’aux textes sus par cœur, aux grands déjà sanctifiés comme aux petits qui ont su être, ne serait-ce que fugitivement, de bons sinon de grands écrivains. Car là se trouve le but de toute l’entreprise : fournir à tous ceux pour qui les œuvres et les auteurs des deux derniers siècles sont au centre de leurs études ou de leurs admirations les moyens les plus sûrs pour les cultiver intelligemment.
Comptes rendus
Bloy. Léon Bloy, Journal inédit II (L’Age d’Homme, 2000, 1567 p., s.p.m.). Paru en 1996 chez le même éditeur, le premier tome du Journal inédit épousait rigoureusement la période du Mendiant Ingrat (1892-1895). Ce second volume (janvier 1896-décembre 1902) correspond à Mon Journal, mais pour d’évidentes raisons de calibrage, ne donne que les deux premières années de Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne, soit un excédent de plus de 1200 pages par rapport à la même période du Journal publié. Rappelons que Bloy ne le destina jamais à la publication et qu’il en envisagea même la destruction. S’agit-il d’un tas de scories ? L’auteur le laisse parfois entendre, commentant ainsi son travail d’élaboration du Journal publié à partir du texte inédit : « combien peu de choses à recueillir dans tant de pages » (14 juillet 1900). Mais il suggère ailleurs une tout autre attitude, lorsque, par exemple, il fait immédiatement suivre la notation « aucun événement remarquable » par ce propos révélateur : « faut-il être misérable, indigent d’esprit et de cœur pour écrire cela ! » (25 juillet 1898). Pour cet homme d’absolu, l’insignifiance ne saurait pas plus exister que le hasard, et c’est sans doute dans cet esprit qu’il faut aborder cette énorme masse inédite qui fait revivre dans le détail les tribulations du « bohême du Saint Esprit » en Danemark (janvier 1899-juillet 1900) et ensuite à Lagny. On est, bien sûr, immédiatement tenté de comparer avec le Journal publié. Recommandons à cet effet la récente édition de Pierre Glaudes : elle comporte un Index nominum, dû à Yves Reulier, où l’on trouve sur les personnages les notices indispensables à la lecture du Journal inédit (Robert Laffont Bouquins (t. I : 1892-1907, t. II : 1907-1917). On s’aperçoit vite que la version publiée n’est presque jamais directement prélevée sur l’inédite. Non seulement Bloy trie en éliminant beaucoup, mais il travaille en orfèvre des portraits, des aphorismes absents des notes inédites, pratique en peintre les effets de contraste, les rehauts, les morceaux de bravoure, met en scène les événements selon une dramaturgie savante. Dans le texte inédit, nulle trace des célèbres pages sur l’incendie du Bazar de la Charité, pas plus que des Douze Filles d’Eugène Grasset ou de l’article sur Jörgensen… Une confrontation comparable à celle que propose pour la seule année 1892 le recueil Léon Bloy III de la série des Lettres modernes (1996) se révèlerait certes passionnante à plus d’un titre. Mais il faut aussi lire le Journal inédit pour lui-même, pour le plaisir de découvrir un Bloy qui écrit au fil de la plume, sans souci de faire du style, et qui fait entrer le lecteur dans son intimité en livrant d’extraordinaires rêves nocturnes (avec en prime ceux de Jeanne), ses humeurs du moment, ses réactions à l’événement (affaire Dreyfus, guerre des Boers, début de la campagne d’expulsion des religieux, etc.), ses nombreuses contradictions aussi. On entrevoit avec bonheur un profil souvent aux antipodes du Prophète et du Justicier mandaté, qu’on le surprenne enfin détendu, au cœur du printemps danois : « assis par terre, des fleurettes entre les jambes, je me fais à moi-même l’effet d’une figure de Botticelli » (23 mai 1899), qu’on assiste à la « grande bataille » organisée contre les punaises qui peuplent sa chambre à « Cochons-sur-Marne » et nous valent quelques abyssales considérations métaphysiques (27 mai 1901), ou qu’on le découvre en train de pleurer après la fessée qu’il vient d’administrer à sa fille Madeleine (26 novembre 1901). La déconcertante sécheresse des trois cents premières pages en dit à elle seule plus long que le lyrisme le plus pathétique, sur le terrible choc subi précédemment – la mort des deux fils, la maladie de Jeanne. Bloy semble non seulement privé de toute verve, mais dépourvu du désir d’écrire et nous fait assister à la reconquête progressive de sa puissance d’écriture. Mine inépuisable d’informations sur l’écrivain, la genèse et la gestation souvent laborieuse de ses œuvres (pour cette période, la deuxième partie de La Femme Pauvre, Le Fils de Louis XVI, Je m’accuse – qui n’est que la mise en forme de ce Journal – L’Exégèse des lieux communs première série), ses projets abandonnés ou réalisés ultérieurement, ses lectures sacrées ou profanes, ce Journal offre surtout un saisissant portrait psychologique de l’homme, beaucoup plus complexe dans l’intimité que dans l’image monolithique accréditée par l’œuvre. On pénètre mieux au cœur de la très singulière alliance d’économie domestique et d’expérience religieuse qui constitue l’essentiel de son existence quotidienne. Au fil des pages, on voit se perfectionner ce que l’on peut appeler le « système Bloy ». La mendicité ne consiste pas ici simplement à « taper » le premier venu. Bloy abandonne à Dieu la gestion de sa vie matérielle, moyennant de longues oraisons nocturnes manibus levatis, de véritables orgies de neuvaines – de messes, de communions, de chapelets, de chemins de croix –, dont le Journal publié ne donne guère l’idée, et qui implorent l’intercession des morts (ceux que l’Eglise a canonisés, bien sûr, mais aussi ceux qu’il a connus, et l’on est surpris, à ce propos, de voir l’importance que prennent son beau-père Molbech ou son ancien éditeur Soirat). Les conversions faisant aussi partie de la monnaie d’échange, à cette fin Bloy transporte volontiers dans ses bagages quelque jeune fille danoise plus ou moins maniable, sans parler des projets concernant sa belle-mère qui oppose une forte résistance. Le plus étonnant est que Dieu finit effectivement toujours par éponger le plus gros des dettes en suscitant un donateur, mais il le fait chaque fois après une longue et pénible attente, sans jamais abolir la dette, ce terrible passif que Bloy traînera toute sa vie et qui absorbe d’avance les dons les plus larges. L’alternance de ces épreuves où la misère est côtoyée et des triomphes éphémères, toujours à renouveler, rythme tout le Journal. Elle s’enracine dans une mystique de toute évidence sincèrement vécue, bien que discutable sur le plan de la stricte orthodoxie : « être sans un sou », c’est avoir le sentiment d’un abandon complet puisque Dieu se retire, c’est vivre la déréliction de la kénose – et peu d’auteurs ont écrit des pages aussi pathétiques sur le thème du silence de Dieu. Tandis que retrouver quelque argent, c’est sentir de nouveau la présence de Dieu… Tout cela n’excuse sans doute pas les mesquineries, les injustices ou le cynisme du Mendiant ingrat, mais leur donne leur tonalité propre. Il serait vain, de toute façon, de le juger selon les normes ordinaires, mais on ne peut qu’être frappé finalement par la robuste santé de ce Périgourdin qui parvient malgré tout à digérer les pires crises, triomphant de l’acharnement du sort et des mille difficultés qu’il se crée lui-même. Une telle vie tient, en un sens, du « miracle », ou du roman – Bloy fait sien le mot de Napoléon, « ma vie est un roman » –, avec les rebondissements et les coups de théâtre qui furent la loi du genre. Mais il y a aussi les multiples romans dans le roman qui s’inscrivent en contrepoint dans l’évolution de ses relations. L’économie mystique pratiquée par Bloy ne facilite pas les amitiés sereines : tout personnage nouveau qui entre dans son univers, riche ou pauvre, est d’abord perçu comme donateur potentiel, instrument de Dieu et des morts. S’il ne donne rien, il fait obstacle au flux (monétaire) de la grâce divine et doit être dénoncé comme tel. S’exécute-t-il, il convient de le « féliciter » plutôt que de le remercier, puisqu’il participe à l’œuvre de miséricorde – le bénéficiaire étant bien entendu seul juge de l’usage des dons (les Martineau parfois tentés de parler de gaspillage se voient attirer de féroces ripostes). Il y a ainsi le roman de De Groux, dont nous avons la suite et la fin – toute provisoire, celui de Convart de Prolles, le colonel escroc qui détourne les fonds nécessaires au voyage en Danemark, celui de Bernaert, ce jeune poète belge imitateur maladroit de Bloy, hébergé près de six mois à Lagny avec sa femme, son enfant et son chat, avant la rupture retentissante, celui de Josef Florian, premier traducteur de Bloy en tchèque, celui de Marie Krysinska, cette « ancienne » de Léon à l’époque du Chat Noir, que Jeanne éprouve l’étrange besoin de connaître, ou encore celui du lycéen Clovis Prat qui se fait d’abord passer pour une vieille fille prénommée Clothilde, vend ses livres en cachette de ses parents pour expédier quelque menue monnaie au Mendiant sublime, et tant d’autres histoires rocambolesques… Avec Martineau toutefois, Bloy rencontre le premier ami riche sur lequel il pourra toujours compter, malgré de terribles orages dont le Journal et la correspondance publiés ne pouvaient jusqu’à présent donner le moindre aperçu. D’autres généreux donateurs suivront et, dans ses dernières années, Bloy pourra se définir « écrivain de génie entretenu », mais la fin de l’année 1902 le montre déjà au centre d’un cercle d’amis fidèles, parmi lesquels figurent, consolation suprême, quelques membres intrépides du clergé. Malgré les brouilles, cette présence constante et renouvelée de nombreux amis témoigne du pouvoir de fascination qu’exerçait Bloy et qu’il ne pouvait manquer d’exercer aussi sur de nombreux lecteurs d’aujourd’hui. De ce point de vue, soulignons l’importance des lettres dans ce second tome du Journal inédit. Elles n’y apparaissent pas avant janvier 1899, alors que le Journal publié en présente un nombre important de décembre 1896 à décembre 1899. Mais à partir de cette date, et notamment tout au long de l’exil danois, elles s’imposent comme l’un des principaux intérêts du volume.
L’isolement et l’ennui dont Bloy souffre à Kolding motivent une activité épistolaire intense qui se déploie inévitablement aux dépens des œuvres. Faut-il le regretter ? Partiellement ou totalement inédites à ce jour, elles peuvent désormais compter parmi ses plus belles pages. Expédiées souvent à des destinataires inconnus, qu’il n’aura parfois jamais l’occasion de connaître, elles lui servent d’abord à « faire voyager son âme » (6 août 1899). Ce sont des billets fulgurants ou des lettres-fleuves comme celle de douze pages qu’il prend soin de coudre et de relier pour l’adresser à Louis Douzon (Mon Journal n’en donne que des extraits). Avec ces lettres, qui se feront sensiblement moins nombreuses et moins longues à partir de l’installation à Lagny, est inauguré un nouveau rituel, parmi les nombreux rites dont Bloy aime s’entourer : à la fin de chaque mois, il tiendra le compte des lettres qu’il a envoyées et reçues, avec le nom des correspondants, tout comme il tient depuis longtemps celui des rentrées d’argent accompagnées du nom des donateurs (il ne prend déjà plus la peine d’indiquer les sorties dans ce volume). Présentées après la tenue de comptes à partir de janvier 1899, elles seront placées avant dès janvier 1900, comme si Bloy voulait rendre sensible leur apparentement à l’argent et leur valeur plus grande encore. Presque toutes articulent puissamment, chacune à sa manière, la demande – d’argent, sans doute, mais chez Bloy, on l’aura compris, l’argent n’est jamais uniquement l’argent –, ce qui est probablement le meilleur moyen de soumettre le correspondant à l’épreuve et de faire « jaillir sa belle âme » (1erjuillet 1901). Outre la volupté de savourer une prose magnifique, elles nous procurent celle, non moindre, d’imaginer la tête du destinataire à la lecture de pareilles missives – tâche au demeurant assez facile, puisque Bloy ne se prive pas de consigner les réactions. Il faut donc voir dans ce Journal inédit bien plus qu’un simple document, si riche soit-il, mais une œuvre à part entière, certes très différente du Journal publié, cet « ours mieux léché ».
Remercions les héritiers de Bloy qui ont autorisé la publication de ce monument, rendons hommage au travail de Michel Malicet et Pierre Glaudes, principaux responsables de cette édition, et dont la vigilance n’a pas été toujours bien secondée car de nombreuses fautes subsistent, parfois plaisantes (singes au lieu de signes à la page 45), parfois plus gênantes (comme l’évidente solution de continuité entre la page 478 et la page 479, qui laisse supposer l’omission d’une ou plusieurs lignes). Pour terminer sur un subjonctif bloyesque : il serait souhaitable qu’une prochaine édition les corrigeât.
Char. René Char dix ans après, textes réunis par Paule Plouvier (L’Harmattan, 2000, 336 p., 170 F). Actes du colloque qui s’est tenu le 21 mars 1998 à l’Université Paul Valéry de Montpellier III. Mort en 1988, Char avait eu le temps de se voir accéder à l’immortalité de La Pléiade, suivant en cela l’exemple de son rival Saint-John Perse – exemple qui, disent les mauvaises langues, l’empêchait de dormir. Sur son œuvre, les commentateurs sont légion, et l’éloge, presque unanime, en dépit de certain pamphlet intitulé Contre René Char. La lecture du Pléiade montre cependant que le poète d’Artine et de l’étonnant Tombeau des secrets ne s’est pas privé ensuite de se pasticher lui-même, à force d’hermétisme et d’ellipse. La dispersion aux enchères, en 1998, de la riche collection Char de Jean Hugues avait également permis de faire diverses réflexions sur les si nombreux manuscrits du poète, les dates, et surtout les variantes ou ratures qu’il y portait – suivant en cela l’exemple de son ami Éluard. On ne trouvera pas, cependant, de telles réflexions, ni même la moindre réticence, dans les communications rassemblées ici. Michel Collot s’attache à étudier la « présence de l’imparfait » chez le poète et à gloser « la mobilisation des ressources aspectuelles » de ce temps. « Peut-on expliquer Char par des anecdotes ? » s’interroge Christine Dupouy à propos de certaines exégèses ou commentaires du poète lui-même. Anecdote pour anecdote, on regrette de ne pouvoir raconter ici deux histoires assez savoureuses concernant les dernières années du poète et qui circulaient jadis chez Gallimard. L’amitié interrompue de Char et du peintre Roger Van Rogger est retracée par Catherine Coquiot, qui cite des lettres inédites du poète, dont celle-ci, plutôt abrupte : « Tu n’as rien compris, dans la vie il y a le rapport putain-maquereau. Ta pureté, tu la gardes pour ton œuvre. Tu es bien gentil mais un peu con, fous le camp ! ». Étude intéressante, nourrie de documents, et qui montre surtout que « faire du chemin avec René Char » n’était pas toujours de tout repos. À cet égard, il y a beaucoup à glaner dans les neuf pages de notes précises et documentées qui suivent le texte de la communication… Les deux dernières sections sont consacrées à Char et les arts, et aux « problèmes de traduction ». S’attachant à définir les relations Char-De Staël, Renée Ventresque cite deux lettres du peintre à son marchand Jacques Dubourg, sans préciser en note que ses Lettres à Jacques Dubourg ont été publiées, en français, par l’éditeur londonien Taranman en 1981. Regrettons surtout qu’elle ne cite que la première phrase de ce savoureux portrait de Char face à ses peintres (lettre du 2 août 1951) : « Dans l’ensemble cet homme est fait de dynamite dont les explosions seraient hâlées de douceur calme. Tous les pontes lui cavalent au froc sans retenue, Braque seul a de la discrétion. Il fait traîner Matisse qui lui envoie soixante aquarelles qui ne lui plaisent pas, choisit dans une liasse de plus de deux cents dessins de Miró, et ainsi de suite ». Un peu verbeuse et vagabonde, la communication de György Somlyó, où nous découvrons cette perle : « Beau comme la rencontre inattendue d’Héraclite et de Mallarmé au bord de la Sorgue ». D. Delzard et M.-F. Bortot recensent, eux, les bourdes souvent réjouissantes de traductions respectivement anglaises et espagnoles de Char.
Claudel. Dominique Millet-Gérard, Claudel : La beauté et l’arrière-beauté (Sedes, 2000, 126 p., 110 F). Ambitieux projet que de rendre compte de l’esthétique de Claudel en un mince ouvrage, d’autant que l’auteur de Connaissance de l’Est ne vouait guère de respect à un tel terme, trop plein pour lui de scientificité austère. Sa lectrice parvient pourtant à proposer un parcours respectable de son œuvre, présentant successivement et avec un intérêt croissant les textes proprement théoriques, la critique artistique, le rythme, le théâtre et enfin l’exégèse biblique (elle a contribué à la réédition récente de ces textes et en suggère bien la richesse). Elle aborde fidèlement des points essentiels : l’anticonformisme et l’individualisme du poète, son rapport aux choses, toujours objets (res) et causes (causa), l’importance du mouvement, la substitution des échos internes aux rimes, une dramaturgie construite à la double image d’un rite et du monde comme mise en scène divine, etc. On retient particulièrement des pages très éclairantes sur le symbole et sur le refus de toute distinction entre style haut et style bas – une pratique effectivement caractéristique de Claudel, que l’essayiste creuse en s’appuyant, entre autres, sur Auerbach. Mais elle se fonde surtout sur les textes mêmes de l’écrivain diplomate, qu’elle laisse entendre judicieusement dans son essai, reprenant des formules célèbres – son désir de « faire déboucher et déferler dans le domaine de la poésie la longue houle de la prose française » – ou convoquant des extraits moins connus (comme ce passage où le poète semble se souvenir des déités hindoues aux bras démultipliés pour crier sa double jubilation de croyant et de locuteur). Mais cette évidente proximité pose un problème en ce qu’elle rapproche ici critique et apologétique. Certes, Claudel s’est dit écrivain à défaut de prêtrise, mais cela n’oblige nullement à déconsidérer toute lecture profane de son œuvre. Or, Merleau-Ponty a tort de vouloir l’aborder « au-delà du catholicisme » ; telles suggestions sont « intéressantes » mais « trop peu métaphysiques à nos yeux » ; il serait « imprudent de qualifier de critique d’art » un passage de L’Œil écoute ; le titre même de l’étude ne suscite de commentaire que thomiste, etc. On se permettra de douter que l’imagerie dévote populaire témoigne d’un « goût modeste mais sûr » ou que la formule stoicienne de « théâtre du monde » constitue une « bien significative prémonition », assertion qui ne relève que de la foi. Cette pente prosélyte gêne la lecture et l’on serait reconnaissant à l’auteur de gagner son paradis autrement, d’autant que cette posture finit par entraîner des formules pour le moins étonnantes dans le cadre même qu’elle met en place : parlant de « miracle claudélien », l’étude semble bien près de traiter le dramaturge en prophète, « Dieu tirant les ficelles des personnages à travers l’auteur qui n’est qu’un instrument à son service ». Surtout, certaines approches récentes sont à peu près passées sous silence, comme la passionnante lecture des poèmes pour éventails proposée par Truffet, et l’on n’est pas bien persuadé de la pertinence de l’opposition esthétique que l’essai entend mettre en place entre Claudel et le post-modernisme, faute de trouver discutée la possibilité de certains liens (ne serait-ce que sur les notions de trace ou d’indicible). Pour en terminer avec ces critiques, on aimerait des notes un peu plus étoffées – D. Millet-Gérard met en appétit mais informe rarement sur le contenu des renvois très précis qu’elle donne – et peut-être moins auto-référentielles : seize allusions à des ouvrages ou articles dans les seules vingt premières pages, c’est un peu trop donner le sentiment d’un digest ; or, ce n’est pas le cas.
Crevel. Correspondance de René Crevel à Gertrude Stein, traduction, présentation et annotation de Jean-Michel Devésa (L’Harmattan, 2000, 270 p., 140 F). Une soixantaine de lettres inédites s’échelonnant de 1926 à 1935. À vrai dire, ce ne sont pas de longues lettres, et l’on y trouve guère de véritables confidences : ce n’était pas le genre de Crevel. Des messages amicaux plutôt, et souvent, hélas, des bulletins de santé, écrits d’un de ces sanatoriums dans lesquels Crevel séjourna si souvent, rongé par ce qu’il appelait sa « poitrine de poulet ». Pour inattendue qu’elle puisse paraître à première vue, l’amitié de Crevel et de Gertrude Stein fut réelle. Peu commode, sinon tyrannique, l’auteur de The Making of Americans avait cependant une sympathie teintée d’indulgence pour le jeune et turbulent Surréaliste, lequel, de son côté, cherchait à lui plaire. Détail significatif, il prit soin de rédiger en anglais toutes les lettres qu’il lui adressa. Aussi peut-on, comme le fait J.-M. Devésa, discerner un aspect mère-fils dans leurs relations. Ils ne manquaient pas non plus d’amis communs, et, à travers ces lettres, revit en filigrane tout un univers, à la fois mondain, artistique et littéraire, du Paris cosmopolite de ces années 1925-1935. En fait, Crevel avait plusieurs personnalités et savait les doser selon les milieux parfois fort hétérogènes qu’il fréquentait. On ne trouvera donc ici que peu d’allusions aux Surréalistes, qui ne se situaient pas exactement dans la même sphère que les personnes dont Crevel entretenait régulièrement sa correspondante : Pavel et Choura Tchelitchev, Tony Gandarillas, la princesse Murat, etc. C’est du reste sans complexe que Crevel s’était mis à fréquenter le monde, et il s’en justifiait en disant à son ami Jean Aron, qui nous rapporta un jour ce propos : « Pascal allait bien dans le monde ! » Mais son amitié avec Gertrude Stein n’était pas seulement dictée par des raisons mondaines ou littéraires : il avait trouvé d’emblée une certaine complicité avec elle, dont il jugeait par ailleurs les œuvres avec une grande sûreté critique. En ce qui concerne cette édition, on doit signaler que les lettres se trouvent reliées par un commentaire suivi, et que le texte anglais se trouve accompagné de sa traduction française. Précaution nécessaire, l’anglais de Crevel étant souvent fautif ou approximatif. Toutefois, cette traduction est-elle toujours exacte ? Ce n’est pas sûr, le traducteur ne se privant pas d’ajouter des fioritures au texte. Quelques exemples : You know I was ill = Vous n’êtes pas sans savoir que j’ai été malade ; And don’t forget yours for ever = Et s’il vous plaît, n’oubliez pas votre ; Here life is always simple = Ici, la vie suit son cours, toujours aussi simple ; Good wishes. All that you want for 1928 = Je vous présente mes meilleurs vœux et vous souhaite d’obtenir, en 1928, tout ce que vous désirez ; Now I say bad words to illness, the most bad words, and I want a good year 1928 = Je profère aussi de bienvilains mots à l’encontre de la maladie, les plus vilains mots qui soient : je voudrais tant connaître une bonne année 1928. Arrêtons là cette petite toilette, qui fait de Crevel un Vaugelas imprévu. Autre surprise : le commentateur se croit obligé, chaque fois qu’il mentionne un écrivain, de donner à tout hasard ses dates biographiques, ce qui nous vaut des kyrielles de lassants « la rencontre de Tristan Tzara (1896-1963) et d’André Breton (1896-1966) » ; « Arthur Rimbaud (1854-1891) » ; « Paul Claudel (1868-1955) », « Corydon (1924) d’André Gide (1869-1951) » ; « la lecture de Gustave Flaubert (1812-1880) », etc., etc. Ces réserves faites, on doit souligner l’intérêt d’une telle publication pour ceux qui s’intéressent à Crevel. Le commentaire de J.-M. Devésa est assez riche, et nourri de nombreuses informations et références biographiques. L’ensemble est complété par une biographie et une bibliographie. À cette dernière, on peut ajouter une édition confidentielle, fort belle et peu connue : Lettres à Valentine Hugo suivies d’une Lettre à Paul et Gala Eluard et de documents inédits (Au Moulin du Soleil, 2005, 65 p., tiré à 25 ex. sur papier feutré couleur de brume).
Curiosa. Anonyme, Mémoires d’une puce (Flammarion, 2000, 192 p., 110 F). Excellente idée que cette réédition d’une sorte de classique de l’érotisme anglais du XIXe siècle et qui, dans le genre, est une réussite, aussi bien pour le style que pour la peinture des scènes. Texte d’ailleurs pas vraiment moderne dans son allure même, si légère, et qui se situerait plutôt dans le droit fil de certains récits anticléricaux du XVIIIe siècle français comme Le Portier des Chartreux. Aussi souvent réimprimés en Angleterre que Fanny Hill, ces Mémoires d’une puce sont demeurés peu connus en France, bien que, comme on va le voir, ils aient été traduits assez rapidement. Ils font d’ailleurs partie intégrante de ce puritanisme victorien qui fleurissait alors et à qui l’on doit, entre autres, The Whippingham Papers, The Pearl, Teleny et My Secret Life. Empruntons-en le résumé, un peu sommaire, à un catalogue clandestin de 1894 cité par Louis Perceau : « Elle en a vu des choses étonnantes, cette puce [qui nous raconte] les aventures de la jeune et ravissante Bella, une petite coquine que son chaud tempérament amène, sans difficulté, à satisfaire les désirs les plus bizarres et les plus lubriques caprices de son confesseur. Deux confrères du saint homme profitent également des dispositions ultra-complaisantes de la pénitente, et il faut laisser au lecteur le plaisir d’assister à ces scènes indescriptibles, d’un érotisme tout ecclésiastique ». Disons cependant que la notice d’Emmanuel Pierrat peut sembler parfois un peu floue. D’abord, il ne précise pas sur quelle édition française a été établi, ou plutôt reproduit, le texte. On aimerait le savoir, car ce roman anglais paru sous le manteau à Londres vers 1887 (?) fut traduit dès 1890, mais sous le titre de Les Souvenirs d’une puce. Il aurait surtout fallu préciser que le titre original anglais était The Autobiography of a Flea, told in a Hop, Skip, and Jump, and Recounting all his Experiences of the Human and Superhuman Kind, both Male and Female ; with his curious Connections, Backbitings and Tickling Touches ; the whole scratched together for the delectation of the Delicate, and for the Information of the Inquisitive, etc. etc. Published by the Authority of the Phlebotomical Society, Cytheria, 1789 [sic]. Traduire cela parMémoires d’une puce peut sembler un peu court… Lorsqu’on publie une traduction, il n’est pas mauvais de jeter un coup d’œil sur l’original. En tout cas, fixer 1881 comme date de parution de l’original anglais, comme le fait E. Pierrat, est peu probable, le livre ne figurant point dans le Catena librorum tacendorum d’Ashbee paru en 1885, mais se trouvant en revanche – et en deux exemplaires, revêtus de reliures à décor érotique – dans le célèbre Catalogue du cabinet secret du prince Galitzine de 1887. Le préfacier aura donc lu un peu vite The Private Case de Kearney, qui indiquait expressément pour cette édition originale un filigrane daté 1885 : « The paper of this copy is watermarked with the date 1885 ». D’autre part, insinuer, comme il le fait, que l’auteur en est peut-être le même que celui d’un fameux roman de flagellation, Gynecocracy (1893), c’est errer complètement, les deux textes n’ayant absolument rien de commun, ni pour le style ni encore moins pour le fond. Il est vrai que L’Autobiographie d’une puce a également été attribuée à Havelock Ellis, puis à un avocat londonien nommé Stanislas de Rhodes – cette dernière attribution confirmée par le catalogue Galitzine. À moins de découvrir miraculeusement des documents inédits sur lui – la chose est peu probable –, on doit se résigner à en considérer comme inconnu l’auteur, lequel savait assurément écrire, et avait dû, à l’égal de ses contemporains Hankey et Monckton-Milnes, s’imbiber des grands érotiques français du XVIIIe siècle. Ces lourdes petites réserves bibliographiques faites, on peut se féliciter de la réédition d’un texte brillant et haletant, dont l’impact est certain et la lecture souveraine contre télévision, presse, Internet, téléphone portable, jeux électroniques, etc. : essayez donc…
Décadence. Jean de Palacio, Figures et formes de la décadence, volume II (Atlantica-Séguier, 2000, 306 p., 145 F). À chaque saison son Palacio, et c’est bien un ouvrage d’automne que ce volume arborant un cupidon verdâtre sur un fond délicieusement caca d’oie. « Figures et formes de la décadence deuxième série », lecteur, te voilà prévenu. Il y a dans ce terme de série des relents de redites et d’épuisement d’une matrice, que ne viennent pas infirmer les premiers articles, bouillons de colloques et recyclages de vagues séminaires sur la décadence latine dans la décadence, idée neuve. La figure du gymnaste, puis la section des « pathologies » redressent cependant vigoureusement la barre par l’originalité des objets et la précision de l’investigation. Pourquoi alors cette tenace lassitude qui envahit le lecteur à la lecture des fréquents ouvrages du maître ? La faute à la méthode Palacio : au commencement d’une « série » palacienne est en effet l’intuition, parfois éventée (la décadence latine, Faust, la bibliothèque, etc.), parfois saisissante (la fantaisie, le crachat, le pendu et le gymnaste), qui sert de tamis où passer le flot des œuvres, pour recueillir in fine une poignée de références, de noms, de phrases. C’est après tout ainsi que procèdent les chercheurs d’or. Mais comme l’on regrette l’orfèvre qui ferait quelque chose de toute cette belle matière, de ces textes où la citation est tout et où tout coexiste sans heurts sous le drapeau de la « Décadence » ! Nous voilà réduits à visiter, fascinés et fatigués, un vieux fond hétéroclite qui reste muet à nos interrogations. Plus gênant, la fascination très décadente pour l’autonomisation du morceau, si elle produit parfois de beaux manteaux d’arlequin textuels, fait vite perdre le sens du contexte, ce qui peut amener, de fil en aiguille, à faire d’une parodie de roman frénétique (Janin, 1830) un texte décadent. C’est que la décadence aime les rapprochements tous azimuts, nous dit le critique, mais serait-ce ternir le brillant de ses jeux que de passer un instant derrière la surface des textes pour fournir quelques éléments de compréhension des motifs, comme il est fait par exemple, très ponctuellement mais très judicieusement, dans un texte relégué en note qui met en relation la fascination décadente pour Carthage et la politique coloniale de la France en Tunisie ? Autre mot d’ordre, décadence du mythe, décadence du héros, au fond, qu’est-ce que ça veut dire, quand le terme de décadence s’amplifie d’un style à un époque pour se déverser sur d’autres époques par le canal de références ou de mots-clefs communs ? On se demande si, tout compte fait, ce n’est pas la décadence qui fout le camp. On reconnaîtra volontiers que la tâche n’est pas aisée, l’objet décadent étant semblable à ce concombre fugitif bien connu des lecteurs de Mirbeau : on l’aperçoit partout, on ne l’attrape jamais. Mais il n’est pas certain que le talent de Jean de Palacio ne serve pas actuellement davantage à construire un monde imaginaire où il règne en maître qu’à explorer une époque et ses œuvres. La fin de siècle est devenue un champ de lieux communs, où chacun cultive son motif en reprisant au passage ceux des autres. En cet ouvrage, le maître des lieux se réapproprie le territoire en se saisissant d’un objet connu de tous pour le rhabiller de références connues de lui seul. C’est un exercice qui a son charme, mais qui réduit trop souvent le chercheur de décadence à un brodeur de doxa.
Diable. Robert Muchembled, Une Histoire du diable (Seuil, 2000, 410 p., 140 F). « Ce livre explore un pan de l’imaginaire occidental. Le diable traditionnel n’en est pas le centre unique, car les métamorphoses de la figure du mal indiquent aussi la façon dont les hommes conçoivent leur destin personnel et l’avenir de leur civilisation ». Passons sur le souci, légitime et publicitaire, d’amplifier dans cette quatrième de couverture la portée de l’objet d’étude, pour ne retenir que ce glissement, confirmé au sein de l’ouvrage, entre le diable et le mal, entre le personnage, véhicule idéologique et construction complexe de groupes d’individus aux finalités distinctes, et le mal, concept philosophique et religieux dont l’auteur use par facilité après en avoir pourtant balayé d’un revers de plume la complexité, au motif qu’il ne fait pas de morale. Il est douteux de s’autoriser la condescendance à l’égard de philosophes qui, tels Bernard Sichère, ont pris la peine et le risque d’affronter la question du mal y compris dans des œuvres très contemporaines, quand on ne fait pas montre de la rigueur nécessaire pour définir son objet et contrôler sa méthode (« Passe qu’un philosophe croie “juste de soutenir qu’il y a une puissance et une énigme du Mal situables au cœur du fait humain et possédant un consistance propre par-delà toute manifestation empirique”. Il ne fait après tout que son métier, tout en affirmant son opinion »). On trouve en effet de tout dans cet ouvrage, de bons chapitres, précis et documentés (celui, trop bref, consacré aux sorcières et au Sabbat, celui sur les Teufelsbücher, « histoires tragiques » et autres « canards sanglants » du XVIe siècle finissant) et de vagues survols fatigués qui donnent l’impression d’introductions rallongées dépourvues de développements (« Satan entre en scène » notamment). L’auteur est un spécialiste de la sorcellerie et n’aura pas voulu lasser son lecteur avec des redites sur ce sujet, qui se trouve singulièrement réduit par rapport à l’expansion de thèmes plus que périphériques, comme ces longues échappées sur la nudité, la physiologie féminine ou le corps : si le raccord se fait une fois encore bien davantage par le biais du mal que par celui du diable, on reste sceptique devant les sections consacrées à la promotion du regard ou à l’odorat, les travaux d’A.Biniek, étudiante de l’auteur, étant très insuffisamment reliés au propos principal, sauf à considérer qu’il fallait évoquer toutes les formes de la dépréciation, comme signes du négatif, renvoyant lui-même au mal, et donc… au diable ? S’appuyant sur Max Milner le long de sa traversée du XVIIIe et du XIXe siècle, l’auteur glisse ensuite insensiblement vers une sorte d’évocation des manifestations du diable, ou indistinctement du mal, dans la production artistique de notre temps. Cette dernière partie, outre que l’auteur y manque sérieusement de recul, laisse plus que sceptique : ce n’est pas que la question posée soit illégitime (Sichère justement avait intégré à sa réflexion sur le mal une lecture des romans policiers de James Ellroy), mais la richesse des champs artistiques concernés – littérature, bande dessinée, cinéma – n’autorise au mieux qu’un vague survol. Les amateurs apprécieront le traitement suivant : « Verlaine, son disciple [de Baudelaire], affronte avec moins de profondeur le problème du mal et invente le nom de poètes maudits pour ceux qui imitent Baudelaire. Rimbaud dédie au diable Une Saison en enfer, où il se décrit lui-même comme le champ de bataille des forces divines et démoniaques, du Bien et du Mal. Isidore Ducasse […] explore les méandres les plus sombres de son âme en affirmant qu’il faut affronter le mal sous ses plus terribles formes et que la cruauté est une marque de génie autant que d’honnêteté ». Nous voilà renseignés. Quant au cinéma… Le savant fou, l’épouvante, la violence, les américains-puritains-marqués-par-la-crainte-du-démon. À un tel niveau de généralité, on voit mal comment l’auteur aurait pu s’en tirer.
Du Bos. Charles du Bos, Approximations (Éditions des Syrtes, 2000, 1525 p., 310 F). Monumentaux, les sept volumes d’Approximations rassemblent quatre-vingt études sur la littérature européenne classique ou contemporaine – Du Bos (1882-1939) parlait couramment le français, l’anglais, l’allemand et l’italien – mais aussi sur la peinture (Degas) ou la musique (Chausson). Reproductions d’articles ou extraits de conférence, ces études courent à travers les années 20 et 30 et varient de quelques paragraphes à plusieurs dizaines de pages, car, pour ces manœuvres d’approches qui ne se veulent jamais définitives mais posent des « pierres d’attente » dans l’édifice nécessairement plus vaste de la réception critique d’une œuvre, Du Bos se dote de l’espace qu’il juge convenable au déploiement de sa lecture et n’hésite pas – heureux homme – à reproduire sans coupure les trois pages de Proust consacrées aux clochers de Martinville. Sa critique est toute de sympathie. Il ne commente guère que ceux qu’il admire – il cite volontiers Renan : « on ne doit écrire que de ce que l’on aime » – et sans aller jusqu’à une illusion d’identification (car « nul ne coïncide tout à fait avec un autre angle optique que le sien propre »), son projet consiste à atteindre avec l’auteur abordé une intimité de sentiment qui permette la proposition d’un terme clé. Présenté comme l’un des foyers de la création – le trouble, « voilà le mot qui traduit le mieux l’état permanent de Gide », « l’origine de l’œuvre, tel est le seul problème qui passionne vraiment Valéry » – ce concept devient un axe de lecture, il ne sert jamais à étrécir la pensée. Émule de Bourget, Du Bos se penche donc sur « les relations d’une œuvre avec son auteur – mais saisies, suivies, étudiées au sein de l’œuvre même » : s’il s’intéresse à la psychologie, c’est parce que celle-ci produit un style, et que ce style à son tour produit un certain effet sur la psyché des lecteurs (d’où de remarquables analyses sur les ruptures syntaxiques et les emplois verbaux absolus chez Pascal, par exemple). Dès le deuxième recueil, en 1924, il note d’ailleurs explicitement que ses textes « visent non plus les auteurs […] mais les livres ». Parents des Propos d’Alain ou des Variétés valéryennes, les textes de Du Bos appartiennent, par leur liberté et leur souci pédagogique, à une tradition de brillantes causeries. Ils sont construits pour faire réfléchir, et le lecteur, rendu sensible à la profondeur que cache l’apparente simplicité, se prend souvent à méditer pour son propre compte certaines assertions – ce qui n’est pas si courant. Mimant plus ou moins consciemment le style de l’auteur abordé (ainsi telle étude sur Stendhal semble répondre par sa fragmentation à la « densité discontinue » de Beyle), Du Bos manie admirablement la métaphore : « les pensées de Montaigne, une à une Pascal les sort de l’ample aquarium des Essais où tels de beaux poissons lustrés elles n’ont jamais fini de virer avec indolence », Mérimée « est à Stendhal dans le rapport d’un croissant à une pleine lune », « les ressemblances qu’on y relève restent des ressemblances d’écorce bien plus que de noyau ». Maître d’un complexe savoir, le critique multiplie les rapprochements entre auteurs pour faire voir l’un à travers l’autre, montrer les influences et dessiner les lignes de partage, et lorsqu’il convoque Claudel et Keats pour étudier Stefan George, ou multiplie les glissements intertextuels autour de Thomas Mann, c’est le tissu même de la culture européenne de l’entre-deux guerres que ses phrases restituent et condensent. Rarement répétitif, Du Bos semble construire un nouveau système pour aborder chaque auteur. Il se hâte avec lenteur : menant patiemment son enquête, il fait tourner les œuvres pour en montrer les différentes facettes, tout en refusant à son propre style les facilités du brillant. Certes, nombre de ces écrivains ont été assez justement oubliés (et ici, on regrettera qu’ayant eu la bonne idée de donner de brèves indications biographiques, l’éditeur ne fournisse de précisions que sur une dizaine d’auteurs, faisant crédit de trop de savoir à son lecteur), mais un plus grand nombre encore appartient au panthéon des littératures européennes : s’il s’agit de contemporains de Du Bos (Gide, Proust, Valéry, Claudel, Noailles, Chardonne, Rivière, Strachey, Mauriac, Curtius, etc.), son choix signale donc sa perspicacité, et pour tous, ses lectures valent par l’originalité de sa voix (une singularité critique que redouble naturellement, aujourd’hui, l’exotisme que leur confère leur date). Certes, dans ce panorama, les avant-gardes brillent par leur absence et, sur la fin, l’influence des critères religieux peut être pesante, mais les Approximations n’en restent pas moins un témoignage historique et épistémologique majeur. Confidences d’un esprit, vaste « journal de ses lectures » (Mauriac), « portrait en perpétuelle formation » (Thibaudet), elles valent pour elles-mêmes et répondent parfaitement à la formule de l’excellence critique telle que Du Bos a pu la rêver : « transformer un pensum en un délicat plaisir de l’esprit ; du labeur même ne rien laisser filtrer ; communiquer au contraire la sensation d’un loisir intelligent et heureux ». On n’en lira pas tout, mais on en relira beaucoup.
Dumas. Alexandre Dumas, Olympe de Clèves, établissement du texte, notes, postface, dictionnaire des personnages par Claude Schopp, dictionnaire du théâtre par Jacqueline Razgonnikoff et Claude Schopp (Quarto-Gallimard, 2000, 920 p., 98 F). Déroutant et irrésistible, ce Dumas (le père, bien sûr). Il nous mène où il veut et comme il veut, en maître illusionniste qu’il est, dans une cascade d’aventures auprès desquelles Les Trois mousquetaires sont une innocente bluette. Un novice des Jésuites qui quitte son séminaire pour les planches (Bannière, personnage historique dont Schopp donne la biographie dans son Dictionnaire), un comédien petit-fils de la Champmeslé qui veut y entrer, une actrice abandonnée par son amant qui se jette par dépit dans les bras du jeune défroqué (Olympe, création de Dumas, elle). Un amour fou qui naît de cette rencontre imprévue et se heurte à tous les obstacles imaginables, complots, jalousies, rencontres ratées, méprises de tous ordres. Des personnages qu’on croyait épisodiques et qui reparaissent, essentiels au déroulement de l’histoire, dans les circonstances les plus invraisemblables. Un exemple parmi cent : l’exaltation amoureuse de Bannière l’a fait prendre pour un fou et enfermer à Charenton ; Champmeslé devenu jésuite est nommé aumônier de l’asile ; Olympe, qui doit jouer Les Folies amoureuses, veut se documenter et reconnaît son amant dans une cellule ; dès le lendemain, elle obtient sa libération, mais il s’est évadé pendant la nuit. Et le dénouement sera le triomphe du mélo : Bannière, condamné à mort, est exécuté sous les yeux de sa maîtresse qui accourait avec sa grâce et, comme de juste, elle ne lui survit pas. Tout cela sur fond d’histoire : le théâtre au XVIIIe siècle et la Comédie-Française, Versailles avec ses intrigues et ses complots, les amours du jeune Louis XV et ses déboires conjugaux, la condition des prisonniers et celle des fous… D’incessantes digressions, des descriptions, des dialogues, des « tempêtes sous un crâne » qui n’en finissent pas. Bref, toutes les conventions et toutes les facilités les plus éculées et les moins supportables du roman d’aventures. Et pourtant nous marchons, nous courons tout au long des 800 pages de cette histoire qui n’est échevelée qu’en apparence. Car le père Dumas en garde toujours la maîtrise, jouant plus peut-être qu’ailleurs en démiurge amusé sur les interférences de l’historique et de l’imaginaire, disant même de ses deux héros dans une adresse au lecteur :
L’histoire avait fait Bannière, moi, j’ai fait Olympe.
Si j’ai eu tort de créer ce personnage qui devait perdre notre héros, j’ai du moins pour m’absoudre un antécédent, respectable, c’est celui de Dieu tirant de la côte d’Adam la femme, qui non seulement devait perdre l’homme, mais encore l’humanité.
De Dumas encore, Filles, lorettes et courtisanes (Flammarion, 2000, 132 p., 90 F). Emmanuel Pierrat restitue une chronique de l’extraordinaire raconteur dont la verve se déploie dans ces pages sans vergogne. Ne le croyons pas quand il prétend, sous le couvert de son éditeur il est vrai, qu’il a abordé un sujet « que personne n’a osé peindre » et a écrit une page « au bas de laquelle personne n’a osé mettre son nom ». Les ouvrages sur la prostitution ne manquent pas depuis le début du siècle, à commencer par les deux volumes de Parent-Duchâtelet qu’il pille allègrement dans le premier article « Filles ». Le deuxième, « Lorettes », commence comme une de ces physiologies chères à l’époque et se développe en piquantes anecdotes. Quant au troisième, « Courtisanes », c’est un pot-pourri d’histoires non moins piquantes, « de la plus haute antiquité » au début du XIXe siècle, de l’Égyptienne Rhodope à « la célèbre Clo… » – lisons Clotilde, la danseuse de l’Opéra. Dumas remplit son contrat en se jouant, à la fois de son sujet et de son lecteur. La tâche n’était ni « si difficile » ni « si scabreuse » qu’il le prétend, et c’est un grand honneur qu’on lui fait que de le publier dans une collection dénommée « l’Enfer ».
Écriture. Les Écritures de l’intime. La correspondance et le journal, actes du colloque de Brest 23-24-25 octobre 1997, textes rassemblés et présentés par Pierre-Jean Dufief (Honoré Champion, 2000, 304 p., 310 F). À défaut de grande synthèse théorique – on a beaucoup donné et peu reçu pendant trop longtemps –, les études littéraires se sont engagées depuis quelques années dans la conquête de nouveaux territoires balisés empiriquement. Les correspondances et les journaux intimes font partie de ces ensembles archivistiques redécouverts par des explorateurs à la recherche de sensations nouvelles. Ce colloque de Brest représente une étape intéressante dans cette évolution, puisque l’épistolaire et la diaristique – si le terme n’existe pas encore, nous le proposons aux théoriciens – y opèrent une savante manœuvre de jonction sous la dénomination aux vertus consensuelles de l’intime, ce qui ne mange pas de pain. L’organisateur de la rencontre, P.-J. Dufief, en donne une version à la fois élégante et modeste, en soulignant bien que « correspondance ou journal ne sont […] que des étapes préparatoires, des morceaux de l’œuvre poétique ou romanesque à venir ». Nous sommes, comme avec la génétique, dans la logique de l’avant, dont l’étude ne peut être que préliminaire ou ancillaire. Pas question par conséquent de généraliser, de conceptualiser, d’abstraire – sauf Jerzy Lis, universitaire polonais. Ce qui nous intéresse dans les journaux et les correspondance, ce sont des individus singuliers, avec leur vie personnelle et leur psychologie plus ou moins dévoilées : inutile de compliquer les choses. Ceci admis, toutes les curiosités sont légitimes. L’écrivain dont nous aimons ou admirons les œuvres est aussi un être humain qui nous ressemble, whatever that means. Le grand intérêt des études rassemblées ici est donc, partant de ces principes sans prétention, de parcourir un nombre important d’écrits très divers, sous la houlette de connaisseurs qui savent de quoi ils parlent : ils sont eux-mêmes souvent les éditeurs des correspondances et des journaux qu’ils commentent. Louis le Guillou éditeur de la correspondance de Michelet, P.J. Dufief éditeur de la correspondance Flaubert-Goncourt, J. Balcou éditeur de la correspondance générale de Renan, Sheila Gaudon éditrice d’une partie de la correspondance de Hugo, etc., ne sont que quelques-uns des spécialistes à l’œuvre dans ce volume, en compagnie de commentateurs dont la vertu première n’est parfois que d’être bretons dans un colloque soutenu par force institutions bretonnes. Tout n’y est donc pas également palpitant et certaines contributions sont rapides et légères, mais il reste que l’ensemble sera utile, même si les amateurs de modernité voient le vingtième siècle quelque peu négligé. Ils se consoleront avec un essai, un peu superficiel mais émouvant, sur les cahiers de Danielle Collobert ou l’intéressant article de Corinne Bayle sur « Picasso écrivain : un journal intime de la création picturale ». Les autres épistoliers et diaristes abordés : Vigny, Maurice de Guérin, Daudet, Zola, Huysmans, Segalen, Jules Renard, Randon/Rictus, Cendrars, Léautaud, Martin du Gard, Claudel, Romain Rolland, Jean-Richard Bloch, Patrice de la Tour du Pin, Jean Grenier et Elise Chaumery de Sorval (« une écriture intime ordinaire à la fin du siècle dernier en pays d’Aix »).
Gombrowicz. Jean-Pierre Salgas, Witold Gombrowicz (Seuil, 2000, 287 p., 140 F). Si Dieu est mort, qu’est-ce qu’être écrivain ? Que devient la littérature ? C’est à ces questions que tente de répondre cette étude très sérieuse à travers l’exemple de Gombrowicz (1904-1969), écrivain polonais anti-polonais, moderne anti-moderne, catholique anti-catholique. Par des « biographèmes » ponctués de photographies, selon un parcours plus ou moins chronologique allant des premières nouvelles des Mémoires des temps de l’immaturité aux derniers Cours de philosophie en six heures un quart donnés peu avant la mort de Gombrowicz, en passant par ses œuvres plus connues, Ferdydurke, La Pornographie, Trans-Atlantique, Cosmos, ses pièces de théâtre Yvonne, Le Mariage et Opérette, et en s’appuyant régulièrement sur le fameux Journal et sur un appareil critique réuni dans la bibliographie (par ailleurs désordonnée), Jean-Pierre Salgas commente et analyse les mécanismes de la réflexion gombrowiczienne sur d’aussi vastes sujets que le moi, le corps, l’art du roman, la poésie, la religion, la philosophie ou l’art. Le regard critique de Gombrowicz sur ces sujets est rendu d’autant plus présent et vivant que J.-P. Salgas ne cesse de le citer directement, au point que la voix de l’écrivain finit par envahir une bonne moitié du livre. Tel est l’un des risques de tout essai sur l’indomptable théoricien de la Forme et de l’Immaturité, si bien que le critique semble avoir été complètement « envoûté » et « gombrowiczisé » par son auteur. À ce manque de distance vient s’ajouter une érudition parfois étouffante, une « asphyxiante culture » qui cherche à tout prix à relier Gombrowicz à d’autres grandes figures, Freud et Proust, Rabelais et Dostoïevski, Pasek et Mickiewicz, Gide et T. Mann, Schulz et Milosz, Sartre et Genet, Schopenhauer et Nietzsche, Conrad et Cioran. Or, « comparaison n’est pas raison », surtout pour celui qui ne veut « ressembler à personne ». Certains de ces rapprochements sont certes justes et fructueux, mais d’autres dérapent ; ainsi, quand J.-P. Salgas imagine une correspondante française de Zuta, une des héroïnes de Ferdydurke, il propose Mlle Agnès de la météo à Canal+ (qui ne l’est plus, d’ailleurs, depuis des années) ou encore miss Ophélie Winter ! Plus loin, il oppose les écrits de Gombrowicz aux textes de Jean-Paul II, jugés lapidairement « médiocres » (sic). En outre, l’étiquette Gombrowicz-athée paraît à bien des endroits forcée, simpliste, maladroite et discutable. Encore un masque, une « gueule » imposée à Gombrowicz, et que lui-même aurait vite fait de faire « imploser ». La citation de la quatrième de couverture est éloquente : « Courez après moi si vous voulez. Je m’enfuis la gueule entre les mains ». Par conséquent, le sous-titre Gombrowicz ou l’athéisme généralisé choque et sonne faux, puisque ce dernier ne peut se réduire à une image aussi arbitraire et restreinte. « Outsider », profanateur, anti-conformiste… les tous premiers chapitres de l’ouvrage de J.-P. Salgas énumèrent un certain nombre de facettes de cet écrivain paradoxal, complexe et insaisissable, mais « athée radical », non. Néanmoins, la présente étude a le mérite de situer Gombrowicz dans son siècle et permettra peut-être de faire connaître un peu mieux au public français « le moins lu des auteurs connus » et la littérature polonaise. Les meilleures pages de l’essai sont précisément consacrées au Journal de Gombrowicz et à ses batailles avec la République des lettres et l’émigration polonaise. Les plus lourdes forment les deux dernières sections, consacrées à l’« écrivain-philosophe ». En définitive, c’est l’envie de découvrir ou redécouvrir Gombrowicz qui ressort de cette investigation.
Goncourt. Stéphanie Champeau, La Notion d’artiste chez les Goncourt (1852-1870) (Honoré Champion, 2000, 560 p., 480 F). Ah ! enfin une thèse lisible par des amateurs, et pas seulement par des universitaires ! C’est plutôt rare. Pas de jargon, c’est écrit en français. Stéphanie Champeau, maître de conférences à l’Université de Rouen, a produit une étude remarquable sur un sujet au cœur du mouvement romantique prolongé tout au long du XIXe siècle. Cette notion d’artiste était chère aux Goncourt, car ils se considéraient comme tels, et leurs jugements sur les contemporains étaient fondés sur ce critère : un tel est-il un artiste ou n’est-il qu’uncarcassier, un courtisan de l’opinion publique, un pisse-copie débitant de la prose à tant de centimes la ligne ? Pour les Goncourt, mériter d’être considéré comme un artiste exigeait d’avoir un idéal : celui d’un desservant du culte de l’Art, littéraire ou plastique, en quelque sorte le prêtre laïc d’un sacerdoce. D’où, pour l’écrivain, le devoir de se consacrer exclusivement à cette vocation en rejetant toute compromission avec le siècle : pas de mariage, pas d’engagement politique ou social qui risquerait d’empiéter sur sa mission sacrée. Le Journal des Goncourt, leurs romans Les Hommes de lettres – devenu Charles Demailly du nom du protagoniste principal – et Manette Salomon illustrent cette conception et portent témoignage de cette exigence mise en pratique dans leur vie même. Les Goncourt ne voyaient qu’un seul de leurs contemporains digne de leur être comparé et avec lequel ils se sentaient des affinités : Flaubert. Cette rupture avec le siècle les éloignait donc de la société bourgeoise de leur temps. Le divorce était prononcé. On se méprisait de part et d’autre. La Société et l’artiste ne pouvaient donc se réconcilier. Il y avait incompatibilité de conception de la vie. Cette position en retrait de la vie bourgeoise « normale » n’était pas le seul fait des Goncourt et de Flaubert. Au XIXe, ce siècle de célibataires célèbres, il y eut aussi Balzac, Sainte-Beuve – même si, à la fin de sa vie, il intrigua pour être nommé sénateur –, Barbey, Baudelaire, Huysmans, etc. Une brillante cohorte à qui, d’ordinaire, on ne reproche pas d’être misogyne, comme on le fait constamment pour les Goncourt. Alors, pourquoi cette différence de traitement ? Sans doute parce que, ayant écrit ce qu’ils pensaient des femmes, ils ne pouvaient, à leur époque, prévoir qu’au siècle suivant il y aurait des « chiennes de garde » qui le leur feraient payer par mâles complaisants interposés. Paradoxe : c’est à une femme, Stéphanie Champeau, qu’on doit une fine explication psychologique du caractère des Goncourt, allant au-delà des jugements abrupts parsemés dans leur Journal ou de leurs contradictions. Quoi qu’il en soit, les Goncourt furent de véritables artistes, au sens propre et au sens figuré, avec ce que cela signifie de refus des compromissions au goût du public, de probité intellectuelle, d’exigence esthétique et de talent. Reste à souligner la richesse de l’appareil critique de l’ouvrage, notes et bibliographie de cette thèse qui rendra service à maint chercheur.
Grégoire. Rita Hermon-Belot, L’Abbé Grégoire. La politique et la vérité (Seuil, 2000, 508 p., 160 F). Perpétuel combattant de la liberté de l’esprit, Henri Grégoire, évêque constitutionnel du Loir-et-Cher (il signait évêque ou ancien évêque de Blois) et conventionnel, reste surtout connu d’un grand public par son action en faveur de l’abolition de l’esclavage et sa lutte contre le vandalisme. Un regain d’actualité a été provoqué en 1989 par son entrée au Panthéon, mais son nom n’a guère été évoqué ensuite lors des débats récents sur le caractère officiel à donner aux langues régionales. L’homme politique fut aussi un écrivain dont l’œuvre littéraire s’est poursuivie sous l’Empire et la Restauration. Si l’on excepte quelques travaux anciens, l’abbé Grégoire n’a fait l’objet, en dehors de thèses non publiées, que de quelques ouvrages qui analysent surtout certains aspects de son action. L’étude de Rita Hermon-Belot, précédée d’une préface de Mona Ozouf, se veut moins une biographie de l’intéressé, encore qu’elle soit précise et s’étende sur les points importants, qu’une analyse détaillée de son évolution intellectuelle depuis ses débuts comme curé lorrain, de ses idées et de son attitude politique, par exemple à propos de la constitution civile du clergé et du procès de Louis XVI. Certes, le lecteur peu porté sur la philosophie ou la spiritualité passera rapidement sur les chapitres du début, consacrés à l’analyse de la doctrine janséniste qui préoccupait alors Grégoire et certains prêtres lorrains de gauche tels que Claude Fauchet et Adrien Lamourette (qui furent comme lui évêques constitutionnels). On en retiendra surtout que l’évêque de Blois, certes soumis au Pape pour les dogmes essentiels, a tenté de reconstituer une certaine Église catholique conciliant le christianisme et la légalité républicaine, sans jamais varier dans ses opinions, ce qui explique l’hostilité que lui a toujours manifestée le clergé traditionnel après le Consulat, qui n’a jamais réussi à lui faire rétracter son serment de fidélité à la constitution civile du Clergé. Finalement, sa tentative de réconciliation de l’Église et de l’État se soldera par un échec. Nous soulignerons surtout son rôle dans les débats sur l’assimilation des Juifs, sa tentative d’abolition de l’esclavage, alors que la grande majorité de l’Assemblée nationale était plutôt favorable aux colons de Saint-Domingue. Sous la Restauration, il manifestera toujours une grande sympathie pour les habitants de Port-au-Prince. Le lecteur sera peut-être surpris de voir que ce partisan inconditionnel de la République avait d’abord été favorable à une monarchie constitutionnelle jusqu’à l’arrestation de Varennes. Grégoire protestera de même contre la constitution de l’Empire et votera comme sénateur, en 1814, la déchéance de l’Empereur. Cette République chrétienne, de tendance un peu rousseauiste comme le note Rita Hermon-Belot, bien que son cadre ne soit pas celui du Contrat social, reste issue de la seule souveraineté du peuple. Pourtant Grégoire, qui avait de nombreux amis dans la Gironde, fut loin d’être favorable à leur mouvement, tout en manifestant son hostilité à l’application immodérée de la peine de mort. L’auteur fait, à ce propos, le point sur son attitude lors du procès de Louis XVI ; il est certain que, même s’il n’avait pas été en mission en Savoie, il n’aurait pas voté la mort. En pleine Terreur, il revendiquera même sa qualité d’évêque élu (il n’aura cependant passé, jusqu’en 1796, que soixante-douze jours à Blois !). De nos jours, certains opposants lui ont reproché son action pour la suppression des patois régionaux, n’admettant que comme un pis-aller la traduction des textes en langue locale ; pourtant, en Bretagne, on a continué à le faire jusqu’à la fin du Consulat. Ses idées seront implicitement mises en pratique à la fin du siècle lors de la laïcisation de l’enseignement. Qu’aurait-il pensé des débats actuels sur l’enseignement du corse ? L’activité du sénateur impérial hostile au Concordat, même si le premier Consul n’a pas réussi à lui barrer la route, sera évidemment moins fructueuse. De même, sous la Restauration, où il sera suspendu de l’Institut et verra son élection de 1819 dans l’Isère annulée. L’auteur n’explique cependant pas dans quelles circonstances, en 1822, il s’est démis de son grade de commandeur de la Légion d’honneur. Cette partie de sa vie ayant été plutôt « livresque » avec des titres développant souvent ses idées antérieures, on aurait aimé plus de détails sur des œuvres comme Les Ruines de Port-Royal-des-Champs, De la traite et de l’esclavage des noirs et des blancs (1815), Histoire des sectes religieuses (1815), La Condition des femmes (1821) ou l’Histoire du mariage des prêtres en France (1826) et sur son dernier livre (1830) consacré à la liste civile. Grégoire a aussi laissé des Mémoires inachevés, dont il n’a été tiré que quelques citations. L’ensemble de l’œuvre, en dehors de son premier ouvrage de 1773, est surtout historico-politique et peu littéraire. On peut aussi regretter l’absence d’étude sur la langue et le style de Grégoire. Mais la seule omission importante qu’on reprochera à l’auteur est l’absence de détails sur les scandaleux événements survenus lors de la mort de l’écrivain, avec un clergé ultramontain qui, n’ayant pu obtenir de lui une rétractation in extremis, fut officiellement contraint de célébrer sa messe mortuaire. Ajoutons que l’abondance de notes historiques et de références d’archives n’empêchera pas le lecteur de prendre un intérêt soutenu à cette biographie qui est munie d’une table alphabétique des noms (avec quelques erreurs de numérotation et quelques omissions).
Homosexualités. Florence Tamagne, Histoire de l’homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris 1919-1939 (Seuil, 2000, 696 p., 220 F). Version abrégée d’une thèse. C’en est une, en effet, par l’ampleur des vues, la richesse de la documentation et la précision des analyses. Se proposant d’étudier une époque somme toute peu explorée en ce qui concerne l’homosexualité, l’auteur a fait appel aux sources les plus diverses : littérature, paralittérature, presse (laquelle avait plutôt tendance à étouffer ce genre d’affaires), archives de la police et des tribunaux, etc. De plus, elle ne s’est pas limitée à la France, mais a étendu son propos à l’Angleterre et à l’Allemagne. C’est ce dernier pays qui, au lendemain de la première guerre mondiale, connaissait la plus forte poussée homosexuelle, à tel point que Berlin s’affirmait comme « la ville la plus permissive d’Europe ». Avec la crise de 1929 puis l’instauration du régime nazi, les choses changèrent, et Paris prit le relais d’une Allemagne qui avait été « le berceau du militantisme homosexuel ». Un vide légal existait en France, l’homosexualité n’étant plus, depuis 1810, punie par le code : de là l’absence de véritable répression qui caractérisa la France de l’entre-deux-guerres. Il en allait bien autrement en Angleterre, où l’on n’avait pas oublié la condamnation d’Oscar Wilde, en 1895. La crise de 1929 vit également un changement de l’opinion publique face à la figure de l’homosexuel. À vrai dire, l’Angleterre des années 20 avait déjà connu une véritable « phobie antilesbienne », sans qu’il y eût pour autant de persécution officielle. Pourtant, en lisant cette thèse, on est frappé de voir à quel point le lesbianisme reste finalement moins connu et moins décelable que l’homosexualité masculine (que sait-on, par exemple, des relations entre Adrienne Monnier et Sylvia Beach ?). Est-ce parce que, comme le remarque l’auteur, il n’y eut pas de groupe lesbien cohérent avant les années 1920 ? Même celui réuni à Paris autour de Natalie Barney ne se souciait guère de revendications politiques, allant même jusqu’à l’inconscience en la matière. Il semblerait aussi que les revendications lesbiennes se soient formulées d’une toute autre façon que celles des homosexuels masculins. On le voit aussi dans la littérature : l’homosexualité masculine (Proust, Gide, Crevel, Klaus Mann, le groupe de Bloomsbury, Auden, Brooke, T.E. Lawrence, etc.) est autrement plus vaste, et eut plus d’impact, que celle des lesbiennes (Radclyffe Hall, Natalie Barney, Colette). Très variée se présente surtout l’homosexualité masculine, qui va du Corydon de Gide (jugé par F. Tamagne comme « largement démodé en 1924 » car trop axé sur la pédérastie) au « réformisme sexuel » d’Edward Carpenter, en passant par les travaux de Magnus Hirtschflield prônant l’intégration sociale, et par le culte du corps, le folklore des marins des ports (Toulon, Brest), la fascination pour les adolescents des basses classes, etc. La véritable et la plus dure répression survint en Allemagne, avec les nazis, qui aggravèrent en 1935 le fameux article 175 du code pénal allemand et mirent en pratique une véritable homophobie. On verra comment Himmler, par exemple, fut obsédé par la question et chercha à éradiquer l’homosexualité, notamment de la S.S., bien qu’il fût au fond partisan de la « rééducation » des déviants. Mais il ne fut pas le seul, et l’homosexualité fit les frais de la propagande des partis les plus opposés : pour les nazis, c’était « une peste juive et bolchevique », tandis que, pour les communistes allemands, elle représentait une « perversion fasciste ». Bouc émissaire qui perdurera à l’époque de Vichy : « Les Français ont perdu la guerre parce qu’ils ont trop lu Gide et Proust ! » Peut-être l’auteur aurait-elle pu insister davantage sur une certaine iconographie homosexuelle, par exemple les photographies de Von Glœden, Plüschow, Galdi et d’Agata, qui offrent l’image – qui fascinera Barthes – d’un certain âge d’or éphébique, à Taormina ou à Naples. Âge d’or qui ferait remonter même avant 1914, avec la figure de Fersen, cet Exilé de Capri dont l’histoire a été racontée par Roger Peyrefitte. Avec ses 700 pages compactes, cette thèse – assortie d’une bibliographie exhaustive – constitue une étude fouillée et mérite de devenir un travail de référence.
Lamartine. Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, texte établi, présenté et annoté par Sarga Moussa (Honoré Champion, 2000, 784 p., 720 F). On connaît le Voyage en Orient (1851) de Nerval ; on connaît moins celui de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) ; on ignore quasiment celui de Lamartine (1835) : à tort, à en juger par l’édition proposée par Sarga Moussa, qui parvient à montrer qu’on ne saurait se passer de cet ouvrage pour comprendre la fascination des Romantiques pour l’Orient, et le Romantisme tout court. On se demande comment un texte aussi monumental, dont les nombreuses rééditions témoignent de son succès au cours du XIXe siècle, et dont la lecture est agréable et aisée, a pu se trouver mis à l’écart de l’histoire littéraire. Sarga Moussa ne donne aucune raison à cela, mais nul doute qu’il faille mettre cet état de fait sur le compte de l’inertie de quelques historiens incapables de voir en Lamartine autre chose que le Poète-des-Méditations (la même mésaventure ne frappe-t-elle pas Vigny, dont le Servitude et Grandeur militaires parvient difficilement à se faire une place dans l’œuvre ?). Parlons-en de cette prose lamartinienne, et surtout citons-la, car rien ne saurait remplacer sa lecture pour convaincre quiconque aurait envie de découvrir un autreLamartine (conseillons au lecteur, qui n’aurait pas 720 francs sous la main, de commencer par le délicieux Graziella) :
Au-dessus du corps sombre du bâtiment, le nuage de toutes ses voiles était groupé pittoresquement et pyramidait autour de ses mâts. Elles s’élevaient d’étages en étages, de vergues en vergues, découpées en mille formes bizarres, déroulées en plis larges et profonds, semblables aux nombreuses et hautes tourelles d’un château gothique, groupées autour d’un donjon ; elles n’avaient ni le mouvement, ni la couleur éclatante et dorée des voiles vues de loin sur les flots pendant le jour ; immobiles, ternes et teintes par la nuit d’un gris ardoisé, on eût dit une volée de chauve-souris immense, ou d’oiseaux inconnus des mers, abattus, pressés, serrés les uns contre les autres sur un arbre gigantesque et suspendus à son trou dépouillé au clair de lune d’une nuit d’hiver.
Les tableaux de ce genre, aussi saisissants qu’une toile de Caspard-David Friedrich, abondent dans ce vaste musée oriental. Lamartine est un peintre excellent, comme l’attestent les pages consacrées aux montagnes libanaises. Ce Voyage en Orient n’est pourtant pas que « pittoresque », il est aussi poétique et philosophique (« Je suis passé [à Jérusalem] en poète et en philosophe », écrit-il dans son Avertissement), ce qui se traduit par de nombreuses réflexions sur l’amour, la vertu et la religion (on sait que Lamartine est à la recherche d’un « christianisme rationnel » – voir le fameux chapitre : « Visite à lady Esther Stanhope » –, qui dépasserait le catholicisme étroit de son pays), ce qui se traduit aussi par des citations nombreuses de poèmes de lui ou de poètes arabes inconnus du public français. Philosophique et poétique, le Voyage en Orient est aussi politique : le projet est en effet motivé par les ambitions électorales de l’auteur, qui prépare sa carrière de député. Aussi trouve-t-on des analyses de politique étrangère ou des réflexions savantes sur « la place de la France dans le Moyen-Orient », etc. Pour résumer l’esprit du livre, citons cette phrase de l’Avertissement, qui indique non seulement l’objet de l’ouvrage (le monde étranger et l’étrangeté du monde), mais de quelle position, haute et méditative, l’auteur le considère :
Ces notes […] c’est le regard écrit, c’est le coup d’œil d’un passager assis sur son chameau ou sur le pont de son navire, qui voit fuir des paysages devant lui, et qui, pour s’en souvenir, le lendemain, jette quelques coups de crayon sans couleur sur les pages de son journal. Quelquefois, le voyageur, oubliant la scène qui l’environne, se parle à lui-même, s’écoute lui-même penser, jouir ou souffrir ; il grave aussi alors un mot de ses impressions lointaines, pour que le vent de l’Océan ou du désert n’emporte pas sa vie tout entière, et qui lui reste quelque trace dans un autre temps, rentré au foyer solitaire, cherchant à ranimer un passé mort, à réchauffer des souvenirs froids, à renouer les chaînons d’une vie que les événements ont brisées à tant de place [allusion à la mort de sa fille, Julia, à Beyrouth le 7 décembre 1832].
Tel est ce Voyage en Orient que Lamartine définit ailleurs, avec autant de fausse modestine mais moins de solennité – et dans un style ducassien avant l’heure – comme un « album déchiré par les chacals ». Chez le même éditeur vient de paraître le premier tome de la Correspondance d’Alphonse de Lamartine : 1830-1832(704 p., 600 F). Ce premier volume, dont l’édition a été établie par Christian Croisille avec l’aide de Marie-Renée Morin, contient les lettres retrouvées de la période 1830-1832, c’est-à-dire de l’entrée du poète à l’Académie française à la mort de Julia, sa fille unique. Les auteurs ont choisi de commencer par cette partie de la vie de Lamartine, arguant que la correspondance des années antérieures est surtout représentée par une majorité de lettres à Aymon de Virieu, le condisciple dont le poète resta toujours l’ami, et que cette correspondance a été récemment éditée à part. En fin de volume, des notices sur les correspondants d’Alphonse, bien faites, pour une fois.
Le Sidaner. Jean-Marie Le Sidaner, Œuvres littéraires, t. I : Justice immanente, t. II : Le Ramasseur d’ombres (La Différence, 2000, 332 et 224 p., 135 et 120 F). Ces deux tomes rassemblent, à l’exclusion de sa critique et de ses essais, tous les textes publiés par Le Sidaner (1947-1992), plusieurs entretiens et quelques inédits. Les premiers textes, poétiques, ouvrent l’ensemble et on peut s’interroger sur ce choix chronologique, car les productions antérieures à la fin des années 70, marquées par le Surréalisme puis le Textualisme – Sidaner lui-même parle de ces dernières comme d’une « triste bouillie » –, peinent à trouver une singularité : les thèmes sont artificiels et les procédés semblent gratuits. L’ennui qui menaçait le lecteur cède heureusement le pas, vers la soixantième page, devant l’émergence d’une voix propre. Avec Lagan (1978), Élégie dans la ville (1980) et surtout Effet de neige (1982), Le Sidaner met en scène la crainte dépassionnée d’un désastre toujours incertain : les limites entre mort et vie se font perméables et les textes évoquent de possibles meurtres, rarement effectifs, et se font l’écho de l’outre-tombe, des terreurs enfantines, voire d’une extinction totale. La poésie subit l’attraction du roman noir : « Combien de fois n’a-t-on pas commencé à vivre à cause d’un cadavre, au fond ? À croire que les charognes ne nous débarrassent pas seulement de leur vie, mais de certaines des nôtres ». La parole se sait vaine mais peut encore constater, recueillir l’épave : « je choisis d’habiter le récif / pour que mes défunts y piétinent / comme des oiseaux qu’on ne peut informer / de la fin d’un monde à moins de les tuer ». D’où un choix de prosaïsme, pour des notations du banal qui, pénétrées « de façon irrégulière d’images cruelles, angoissantes », finissent par « semble[r] porteuses d’une insupportable violence ». V. Godel, dans sa préface, parle d’un lyrisme « souterrain », « étouffé », marqué par l’élision du je, le choix d’une réalité parfois triviale et le refus de la comparaison et de la couleur. S’il arrive que tel passage cède à l’atonie et que le discours s’enlise dans l’inappétence du sujet, c’est toutefois l’intérêt qui domine, et tout se passe comme si, dès lors, Le Sidaner pouvait explorer d’autres voies. L’influence des autres auteurs est assumée et sans doute circonscrite grâce à des Portraitures (1984), environ cent-cinquante textes évoquant un écrivain, par lesquels le poète a voulu « découvrir par l’écriture même, les traces laissées par certaines de [s]es lectures » : ni pastiches, ni reprises directes d’un univers, ces notes marquées du sceau de sa subjectivité forment une entreprise originale, mais faute de trouver un écho dans les souvenirs du lecteur (on ne lit ni les mêmes, ni le même livre), elles peuvent lasser. La même année, le poète explore également la notion de rituel, avec Manuel de scène, suite de propositions d’activités à contrainte qui – engager un limier pour se faire suivre, associer des objets d’une même couleur – ne sont pas sans évoquer le travail légèrement antérieur de Sophie Calle. Le Sidaner s’engage ainsi de plus en plus clairement du côté de la narration, privilégiant des personnages marginaux, « rôdeurs » aptes à recueillir les scories de la vie qui passe. Le dialogue Je suis venu comme j’ai promis, adieu (1986) évoque un photographe occupé à créer des filiations imaginaires entre les inconnus dont il capte l’image, et Le Ramasseur d’ombres, un inédit de 1991-1992, met en scène, suivant des procédés de distanciation durassien (l’intrigue est décrite comme un film, le narrateur est réduit à observer), un mystérieux récupérateur d’objets. Ce sont ces fictions que rassemble le second tome, dominé par Le Roman pathétique (1989), itinéraire plus ou moins autobiographique d’un écrivain contemporain. Cette éducation a l’intérêt de témoigner d’une certaine figure du créateur propre à la génération de Le Sidaner, peinant à concilier un imaginaire rimbaldien, le sentiment d’un nécessaire engagement politique et le constat de la fadeur étriquée du réel, mais la maladresse des procédés et le côté édifiant pèsent, à moins d’y voir une clause de style. Plus intéressants, en une période de vive remise en cause de l’existence même de la poésie, les doutes du héros reflètent une critique du genre et semblent consacrer la fable : « Tu en as assez, n’est-ce pas, de ces métaphores, de ces oracles qui annoncent toujours la même chose : le désastre de la parole elle-même. […] Après avoir écrit un poème Ishmaël s’éprouvait dépossédé, vidé, ou triomphant d’une joie qui semblait se consumer elle-même « sur place ». Tandis qu’en racontant il prenait plaisir à ordonner le réel en le nommant simplement, ou du moins en affectant la simplicité du langage quotidien. […] Ishmaël comprenait ainsi le pouvoir extraordinaire de la fiction. Il reposait sur une complicité tacite entre l’écrivain et son lecteur, faite de familiarité, de bonhommie rehaussée parfois d’ironie. […] Mais la poésie, non, impossible de réaliser avec elle cette adhésion immédiate. » Les derniers récits publiés, Fables de maître (1989) et Leçons d’apocalypse (1991), s’offrent alors comme une sorte de synthèse générique et oscillent entre un désir de capter la croyance et un jeu déceptif : ni l’un ni l’autre de ces titres pédagogiques ne proposent un enseignement, sinon sous forme de paraboles courtes et cyniques que le lecteur suit pour aussitôt s’interroger sur leur sens. L’ensemble ne suffit probablement pas à faire de Le Sidaner le « grand poète » que voit en lui son ami Boris Lejeune, mais les deux volumes contiennent d’indéniables réussites et il est heureux que cette œuvre soit ainsi regroupée.
Loti. Pierre Loti, Nouvelles et récits, textes réunis et présentés par Guy Dugas et Alain Quella-Villéger (Omnibus, 2000, 844 p., 140 F) ; Suleïma (Éditions Mille et une nuits, 2000, 79 p., 10 F). Le premier volume rassemble une soixantaine de nouvelles ou de récits, groupés en trois grandes sections : Nouvelles d’ici et d’ailleurs,Souvenirs et récits intimes et Villes d’Occident et d’Orient. Réunion bienvenue, car elle propose des textes qui, dans leur majorité, appartiennent à des recueils non réédités et souvent peu connus. On y découvrira notamment l’admirable Pasquala Ivanovitch, dont, disent les préfaciers, « le sujet est mince », mais qui est un récit tellement troublant dans sa nudité même : déchirante rêverie sur l’amour et le temps, évocation d’une idylle furtive, dans ce décor si particulier des bouches de Cattaro, « tourmentes de pierre » où, trente ans plus tard, Larbaud promènera son Barnabooth. Ce récit, en apparence si dépouillé, donne une clef de Loti : son inquiétude sourde, permanente, qui, tour à tour, mine et aiguillonne le désir, et, dominant toutes choses, l’idée de la mort. Sa première œuvre, Aziyadé, s’ouvre sur l’évocation de six pendus à Salonique (on songe au Voyage à Cythère de Baudelaire) ; sa dernière nouvelle a pour titre Une Agonie de papillon : la boucle est bien bouclée. Par là, comme par ses paysages, Loti se révèle un impressionniste inquiet et hanté. Il y a aussi chez lui cette résurgence constante du souvenir, si présente dans le proustien Roman d’un enfant et que l’on retrouve ici, obsédante, dans les textes de la seconde section du recueil. Et que dire des décors ? La mer et le désert, voilà ce que Loti excelle à évoquer et qu’il a senti en poète, et presque en mahométan fataliste et rêveur. Il faut lire Obock en passant, inoubliable évocation d’un enfer rimbaldien dévoré de soleil : « toute la plaine tremble de plus en plus, tremble, tremble – d’un mouvement qui est incessant, rapide, fébrile, mais qui est absolument silencieux, comme celui des objets imaginaires, des visions. Sur tous les lointains est répandue une indéfinissable chose qui ressemble à une eau mouvante, ou à une étoffe de gaze remuée par le vent, et qui n’existe pas, qui n’est rien qu’un mirage. Les mimosas éloignés prennent des formes étranges, s’allongent ou s’étendent, se dédoublent par le milieu, comme reflétés dans cette eau trompeuse qui envahit les sables sans faire aucun bruit, qui s’agite sans qu’il y ait dans l’air aucun souffle. Et tout cela étincelle, éblouit, fatigue… » Au fond, Loti n’est ni un romancier ni un « voyageur », mais un rêveur qui s’est résigné, dans ses amours comme dans ses voyages, à être toujours un marin de passage. Sensuel et inquiet, il désire sans trêve, et peut-être un jour son œuvre sera-t-elle considérée comme une longue litanie du désir. Désir morose et mélancolique, tout imprégné de l’horreur de la mort et du vieillissement (ce protestant a lu L’Ecclésiaste ), mais qui pénètre chez lui toute sensation et fait que, finalement, tous les livres de Loti sont comme le journal de ses désirs. Tel est bien ce que, par-delà un « exotisme » tour à tour trop célébré et trop critiqué, nous montrent la plupart des textes réunis ici. Dans ce volume se trouve précisément une nouvelle algérienne, Suleïma, que les éditions des Mille et Une Nuits ont eu la bonne idée de reprendre séparément en plaquette. Suleïma, c’est à la fois une enfant connue à Oran (devenue ensuite une prostituée) et une tortue, que l’auteur emporte avec lui. Même fascination, chez Loti, pour le corps de l’une et la carapace de l’autre : « Il semble aussi qu’elle sente le désert, et ses mouvements de petite fille nerveuse, encore maigre, ont par instants une souplesse et une élasticité de sauterelle ». La jeune Suleïma fait un « vilain métier », le même que la Meryem bent Ali de Louÿs, dont elle a aussi le babil et la grâce animale. Une brève union, puis le départ, et, deux ans plus tard, des retrouvailles fortuites, pour voir Suleïma condamnée et emprisonnée pour meurtre… Contrairement à la Cléopâtre des Trophées, Loti, ce grand voluptueux, se sera constamment vu accompagner, durant toute sa vie errante, par « les deux enfants divins, le Désir et la Mort ».
Mémoire. Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire et l’oubli (Seuil, 2000, 683 p., 195 F). Cet ouvrage s’ouvre sur une sculpture allégorique qui résume l’ensemble du propos à suivre : l’histoire y est représentée par la lutte entre un vieillard, Chronos, qui tente de déchirer les feuillets d’un livre, et la déesse de l’histoire, qui le retient dans son geste ; elle-même tient dans sa main droite les instruments qui font l’histoire : le livre, l’encrier et le stylet. Cette illustration liminaire est accompagnée de ces mots écrits de la main de Ricœur : « Entre la déchirure par le Temps ailé et l’écriture de l’histoire et son stylet ». La mémoire se trouve donc au centre de cette longue et patiente recherche entre histoire et oubli, dans laquelle l’auteur reconsidère certaines questions essentielles de ses précédentes études : Temps et récit et Soi-même comme un autre, principalement. Ce nouveau texte se présente une fois de plus comme une lente démonstration accompagnée de lectures attentives de quelques contributions majeures (Husserl, Foucault, White, Nora, Dulong, Kosseleck). Le parcours s’organise pédagogiquement autour de trois étapes – une phénoménologie de la mémoire, une épistémologie des sciences historiques, une herméneutique de la condition historique –, elles-mêmes divisées de manière ternaire : analyse du souvenir, de l’anamnèse et de la mémoire de soi-même pour la première étape ; analyse du stade du témoignage et des archives, du stade de l’explication/compréhension et du stade de la représentation historienne du passé pour le seconde ; enfin, analyse d’une herméneutique critique de l’histoire (où Ricœur évoque en particulier les figures de l’historien et du juge), puis d’une herméneutique de la condition ontologique et réflexion sur l’oubli, au cours de laquelle l’auteur introduit la distinction entre un oubli comme effacement définitif de toute trace et un « oubli de réserve » qui assure la tenue en réserve des traces historiques. Toute la quête proposée par Ricœur tourne autour du paradoxe de l’histoire et de son écriture : celui de la crédibilité que l’on peut accorder à cette « présence d’une chose absente marquée du sceau de l’antérieur », c’est-à-dire à la représentation –qu’il s’agisse du souvenir ou des différentes formes d’écriture du passé depuis les archives jusqu’au texte de l’historien – de ce qui a été. Ricœur réordonne des réflexions conduites dans ses écrits précédents et donne à sa réflexion cohérence et profondeur. Luttant aussi bien contre la résorption de la mémoire par l’histoire (qui menace d’en faire un de ses objets et de la dépouiller de sa spécificité) que contre la réduction inverse : la mémoire n’est, pour Ricœur, une matrice d’histoire que dans la mesure où elle reste gardienne de la problématique du rapport représentatif du présent au passé. Cet ouvrage apparaît comme l’achèvement, aux allures testamentaires, d’une pensée puissante : on ne saurait dire ici l’intérêt pour l’historiographie, pour la recherche littéraire comme pour l’étude du champ de la mémoire des propositions théoriques et des lectures que propose Ricœur.
Péladan. Marisa Verna, L’Opera teatrale di Joséphin Péladan. Esoterismo e magia nel Dramma simbolista (Vita e Pensiero, Pubblicazioni dell’Università Cattolica del Sacro Cuore, Milan, 2000, 417 p., 60 000 lires). Le Sâr est de retour ! Le purgatoire aura duré près d’un siècle, ce qui est beaucoup. Mais Péladan n’avait rien négligé pour que ses contemporains et la postérité fassent de lui le personnage qu’on en a longtemps retenu, plus bouffon que grotesque, mais largement responsable du discrédit général dans lequel était tombée toute la frange extrémiste du mouvement symboliste. Mais Mallarmé lui-même n’a pas toujours été, comme aujourd’hui, en odeur de sainteté, faut-il le rappeler ? Quelques pionniers ont œuvré à cette réhabilitation qui ramène Péladan à un rang plus digne de ses ambitions – même si chacun sait qu’il ne fera jamais partie du canon des auteurs incontestables. Alain Mercier, Liana Nissim, Christophe Beaufils surtout, par son travail biographique, font partie de ceux qui ont donné à Joséphin une seconde chance, qui était loin d’être injustifiée. C’est d’Italie – où s’est enracinée une forte tradition d’études savantes sur le Symbolisme et le mouvement décadent français – que provient le plus récent chapitre de la saga péladane. Marisa Verna ne se fait pas d’illusions excessives sur son auteur, dont elle convient volontiers que l’œuvre romanesque laisse beaucoup à désirer. Elle a eu, en revanche, l’excellente idée de décentrer l’attention et de s’attacher avant tout à ce qui demeure le plus négligé et le plus incompris dans le travail de Péladan, c’est-à-dire son théâtre et la réflexion sur laquelle il s’appuie. On s’intéressera ainsi de façon originale à la fascination du mage pour les cultures orientales alors en pleine phase d’exploration : son occultisme si souvent moqué en tire une grande partie de ce qu’il peut avoir de sens. Un très fort chapitre dissèque donc « l’esthétique de Péladan entre dramaturgie et narration » tandis que six autres chapitres monographiques analysent en détail Le Prince de Byzance, Le Fils des Étoiles, Babylone, La Prométhéide, Œdipe et le Sphinx et Sémiramis. On y découvre une vision du théâtre et de la dramaturgie beaucoup plus novatrice et sérieuse qu’on ne le pense généralement, digne à certaines conditions d’être mise en relation, d’un côté avec l’esthétique wagnérienne, et de l’autre – ce qui est plus neuf et plus surprenant – avec le mouvement théâtral postmoderne et le performance art contemporain. Marisa Verna peut conclure avec une certaine apparence de raison (nous traduisons) : « s’il est vrai que les qualités intrinsèques de l’œuvre dramatique de Péladan ne nous permettent pas de considérer celle-ci comme parfaitement réussie – ses défauts sont ceux que l’on rencontre dans toute la production théâtrale symboliste : longueur excessive de certains drames, excès de tirades philosophiques, langue souvent obscure, tendance au didactisme – elle n’en apparaît pas moins comme une audacieuse anticipation sur les théories dramatiques du vingtième siècle, qui signifièrent comme on le sait l’abandon définitif des finalités mimétiques du théâtre. » Ce travail sérieux – provenant d’une université catholique, ce qui ne manque pas de saveur – sera apprécié des connaisseurs et contribuera à la réévaluation en cours. Une chronologie de la vie et des œuvres de Péladan, ainsi qu’une bibliographie, concourent à l’utilité de ce livre, qui aurait cependant gagné à être relu attentivement pour éliminer les erreurs dans les références françaises (l’éditeur Jérôme Millon devient ainsi « Gérôme Million », ce qui ne risque pas de lui arriver de sitôt dans la réalité). Regrettons encore, comme d’habitude, l’absence d’un index.
Renan. Charles Chauvin, Ernest Renan (Desclée de Brouwer, 2000, 158 p., 92 F). L’auteur de cette biographie a surtout procuré jusqu’ici des traductions d’ouvrages allemands de spiritualité. Mais il s’est aussi penché sur une frange un peu marginale de l’église catholique en consacrant des essais au clergé pendant la Révolution et à Lamennais. L’ancien séminariste Renan, honni par l’Église pour sa Vie de Jésus, mais redevenu d’actualité avec les deux premiers volumes d’une correspondance enfin complète, méritait donc, malgré quelques essais récents, une nouvelle approche biographique. Certes, pour les inconditionnels du professeur au Collège de France, cette très sympathique étude pourra sembler un peu courte, mais cette brièveté permettra au public, qui ne connaît souvent de Renan que les origines bretonnes et quelques titres, d’avoir une connaissance suffisamment précise de sa vie et de son œuvre sans se perdre dans des détails sur le rôle de Mme Cornu dans l’attribution de sa mission au Liban en 1861. Et même si quelques développements plus amples sur la révocation du Collège de France ou son attitude pendant la Commune eussent été souhaitables, l’auteur ne néglige pas les points moins connus, comme son mariage avec Cornélie Scheffer. Cet essai, quantitativement modeste, n’analyse évidemment pas en détail chaque titre de l’écrivain, mais il a le mérite de souligner l’évolution continue de sa pensée et surtout de replacer La Vie de Jésus dans l’ensemble que constitue l’Histoire générale des religions. Il est d’ailleurs curieux de noter que ce titre est pratiquement le seul qui a fait l’objet de critiques aussi véhémentes, alors que M. Chauvin n’en a découvert aucune consacrée aux travaux antérieurs sur le bouddhisme ou les religions islamiques et que celles qui concernent l’histoire d’Israël ne portent que sur des points de détail. Finalement l’hostilité rencontrée par La Vie de Jésus est surtout le fait de non-lecteurs ! Une analyse un peu plus détaillée de l’ouvrage n’aurait peut-être pas été inutile, malgré les extraits donnés en fin de volume. L’auteur insiste aussi sur l’importance de Qu’est-ce qu’une nation ? et sur le théâtre de Renan, qui est mal connu et qui, pourtant, l’avait rendu plus populaire aux yeux de ses contemporains que ses ouvrages scientifiques, encore que l’abbé Mugnier ait suivi ses cours au Collège de France. M. Chauvin insiste avec raison sur un point négligé par beaucoup de Renaniens : ses rapports avec sa sœur Henriette. Un chercheur devrait se pencher sur ce curieux ménage à trois formé par la mère, la sœur et l’épouse ! En dehors du volume intitulé Ma sœur Henriette, Renan n’a parlé de son aînée qu’avec réticence. L’auteur analyse enfin les réactions plus contemporaines. L’hostilité de Claudel peut évidemment se comprendre. Mais on ne s’attendait pas à cette étonnante comparaison de la vision du monde qu’ont eue Sartre et Renan. Evidemment, avec le temps, les milieux catholiques firent preuve à l’égard de Renan d’une commisération un peu distinguée. Ce qui surprendra finalement plus d’un lecteur est la conclusion de l’auteur pour lequel Renan, hostile au suffrage universel et aux assemblées parlementaires, a une réputation surfaite de penseur « républicain » !
Stendhal. Philippe Berthier commente Vie de Henry Brulard de Stendhal (Gallimard, Foliothèque, 2000, 242 p., 54 F). « Je mets un billet à une loterie dont le gros lot se réduit à ceci : être lu en 1935 », écrivait Stendhal dans sa Vie de Henry Brulard. Pari gagné. Stendhal est sans doute, parmi les romanciers français, le grand vainqueur du XIXe siècle. Depuis sa publication en 1890 par les soins de Casimir Stryienski, la Vie de Henry Brulard n’a cessé de fasciner lecteurs et critiques. Nul mieux que Philippe Berthier, dont on connaît les travaux sur Stendhal, ne pouvait commenter un tel texte. Il signe ici un essai très poussé, complété par un bon dossier critique. Le tout, écrit avec aisance et sans lourdeur, se lit avec grand intérêt, d’autant que l’auteur a le mérite de situer le problème essentiel dès la première page en se demandant : « Stendhal a-t-il jamais cessé d’être autobiographe ? » Historien de soi-même, c’est donc sa propre vie que Stendhal a prise pour objet, et ce dans le but de parvenir à la « connaissance du cœur humain ». À cet égard, il est l’héritier d’un certain XVIIIe siècle et surtout de Rousseau, mais le commentateur souligne que Stendhal se garda du « quiétisme berceur » de l’auteur des Confessions et fut sans doute sensible au « véritable déferlement d’autobiographies à la mode anglaise » qui marqua en France les débuts de la monarchie de Juillet. Il rappelle également l’exemple que fut pour notre écrivain l’entreprise posthume des Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand, exemple d’ailleurs ambigu et qui sera finalement éclipsé par celui, plus désinvolte, de Montaigne. Toutefois, le vrai problème, pour Stendhal, n’est pas exactement celui de la « sincérité » : il faut avant tout choisir parmi les événements, les trier, les soupeser, et compter aussi avec les tours que nous joue la mémoire. Réalités et chimères se mêlent souvent inextricablement, et l’écriture ne fait que répéter un tel constat, un tel doute. Ce sera donc le passage à la troisième personne, entendez l’invention de Henry Brulard (on songe ici au « narrateur » de Proust), qui permettra à Stendhal d’éviter cet écueil. « Roman d’apprentissage », ainsi l’exégète définit-il Brulard, qu’il rapproche par ailleurs de Sterne. Autre originalité du livre, si longtemps méconnu par la critique : les dessins et gravures qui en émaillent le manuscrit (Stryienski n’avait, dans son édition, reproduit que deux dessins). On est surtout frappé de la prolifération de ces petits croquis tracés par l’auteur (177 en tout) et qui, loin d’être de simples aide-mémoire, font partie intégrante du souvenir lui-même, le mot suscitant l’image, et réciproquement. « Texte bilingue », souligne le commentateur, en citant Philippe Lejeune. Ces dessins, on peut à présent les découvrir dans leur intégralité, grâce à l’édition diplomatique du manuscrit procurée par Yvonne Rannaud (Klincksieck, 1996-1998). Se trouve aussi éclairée l’allure très particulière du texte de Stendhal : non une autobiographie suivie et linéaire, mais une rêverie, où certains petits faits vrais, certaines sensations, certaines réminiscences visuelles se trouvent épinglées çà et là, voire inscrites graphiquement par des dessins. En fait, Stendhal – qui avouait : « Je n’ai aucune mémoire » – se souvient bien moins des choses elles-mêmes que du retentissement qu’elles ont eu sur sa sensibilité profonde. De là ces distorsions, ces trous, ces erreurs même, qu’on a souvent remarqués dans Brulard, mais qui en font paradoxalement tout le prix. Ici aussi, sommes-nous vraiment si loin de Proust ? D’autres analyses contenues dans cet essai pourraient être mentionnées : les prodromes de Brulard et le rôle central de Rome dans la genèse du livre ; le rapport à la mère (Brulard défini comme « une longue lettre à la mère morte, cette dearest mother ») ; Stendhal et sa famille ; ses souvenirs amoureux, faits de pertes, regrets et nostalgies ; ses colères politiques et son exécration des « âmes de papier mâché », etc. Parfois, avouons-le, on serait tenté de sourire un peu devant tant de titres ou sous-titres qui sont autant de clins d’œil à l’intertextualité, de Mallarmé à Robbe-Grillet : Le manuscrit de la mère morte – Le nœud de vipères – L’homme révolté – L’exil et le royaume – Le sang d’un poète – Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui – Traduit du silence – L’Eden et après… Au total, une présentation fine et toujours perspicace, un essai qui est une véritable réflexion, éclairant parfaitement un texte aussi complexe que fascinant. Allons plus loin : par sa connaissance si pénétrante de ce texte et de toute la critique qu’il a suscitée, il invite souvent à la réflexion, la provoque. Un seul regret : que Léautaud n’ait pas été évoqué au passage, par exemple dans le chapitre III : De l’amour. On sait en effet qu’il fut un de ceux qui, avec Gourmont (qu’il stimula d’ailleurs à cet égard) et Valéry, découvrit Brulard à la suite de l’édition Stryienski. Surtout, son goût du journal et de l’écriture autobiographique, celui aussi de la poésie du souvenir et des lieux de l’enfance, le rapprochaient de Stendhal, et que dire de ses confidences sur sa mère ? Il se délectera justement d’un certain passage, fort audacieux, de Brulard, où Stendhal parle de sa mère, en des termes à la fois émus et cyniques qui ne pouvaient que toucher l’auteur du Petit Ami. Hâtons-nous de préciser que le fameux passage en question (le « saut de biche » de la mère) n’a pas échappé à Philippe Berthier qui l’épingle tout en nuançant les commentaires psychanalytiques qui en ont été faits ces derniers temps. Il note toutefois : « L’étude du manuscrit montre que tout ce qui touche aux amours avec la mère, et à sa mort, vient d’une seule coulée sans aucune rature sur plusieurs pages, comme si se délivrait là, enfin, avec une étrange facilité, presque médiumnique, quelque chose de trop longtemps retenu. On peut y rêver… » Sur un tout autre plan, et à propos de ce que dit de Brulard le commentateur : « On manque une histoire par trop de souvenir heureux », n’est-ce pas le même Léautaud qui répondait à Gourmont lui proposant d’écrire sur Stendhal : « J’aime trop ; je raterais ». Il y a là une profonde affinité de tempérament et d’esprit, qu’on aurait pu relever et qui montre que le vrai maître – mot qu’il avait en horreur – de Léautaud fut, comme pour Tinan, Stendhal. Postérité égotiste non négligeable et qui annonce, par-delà le dandysme, une certaine modernité d’écriture. Pour le reste, Berthier peut bien nous avertir, non sans ironie : « Il faut en prendre son parti : Stendhal n’a jamais eu l’intention de délivrer un message, ni de peaufiner des chefs-d’œuvre ». À la bonne heure ! Stendhal n’a rien d’un écrivain professionnel, Dieu merci. Mais il en avait l’étoffe et le métier, qu’il dissimulait sous une certaine désinvolture allant parfois jusqu’à la nonchalance. Son originalité de sentiment et d’esprit était aussi une affaire d’application, de volonté d’être bien soi. De ses œuvres, André Suarès pourra dire : « La force y arme un génie tendre et ne l’étouffe pas ». Et, ce faisant, cet écrivain qui avait horreur des phraseurs, ne ressemble finalement à personne. Telle est bien la raison pour laquelle, aujourd’hui, ses œuvres, et jusqu’au moindre de ses écrits autobiographiques, continuent de nous toucher et de nous retenir. Un peu plus, sans doute, que tous ces journaux intimes, mémoires et autobiographies dont nos contemporains inondent chaque jour davantage les éditeurs : rien d’« égotiste », nulle rêverie chez ces diaristes, mais, sauf exception, autant de mornes caravanes autour d’un nombril, dont le vide, la platitude et la niaiserie seraient capables d’éteindre les étoiles, si chaque mot imprimé était un verre d’eau…
Notes de lecture
Abrantès. Madame d’Abrantès, Une Soirée chez Madame Geoffrin (Gallimard, Le Promeneur, 2000, 171 p., 98 F). Romancière, d’Abrantès ? L’amie de Balzac, auquel elle doit sa vocation littéraire tardive, est surtout connue comme mémorialiste : la voici salonnière, racontant, non une mais plusieurs soirées chez sa consœur du siècle précédent, décrivant la plupart des hommes et des femmes de lettres qui gravitaient autour de cette dame, « fameuse sans beauté et sans supériorité, et seulement par le charme de sa bonté ». C’est dire si Laure Junot, en plein Dix-neuvième, est une rivale qui l’emporte sans difficulté. Mais la nostalgie de ce temps, de son esprit et de son goût est plus forte. Elle domine, malgré le ton parfois acerbe de cette « scène historique » – comme d’Abrantès la nomme elle-même – qui trace les portraits d’hommes illustres (Voltaire, qu’elle n’aime pas) ou tombés dans l’oubli (Bernard) : « Voilà qui est perdu pour ne plus revenir et qui n’est remplacé par rien ». Fausse modestie ? Celle qui s’en prend violemment, dans une note acide, à la vraie concurrente, Mme de Genlis, entend dire la vérité sur ces personnages, vérité souvent réduite à la révélation de secrets d’alcôve. On y voit Rousseau en plein chagrin d’amour se confiant à Diderot, puis en querelle d’amitié avec le baron d’Holbach et Hume. Ces saynètes – on retiendra celle de Marmontel amoureux – font oublier le ton parfois répétitif et un peu besogneux de cette galerie de portraits. A la publication, en 1837, paraît le premier tome de L’Histoire des salons de Paris ; d’Abrantès ne réussit cependant pas tout à fait à ressusciter l’art de la conversation du Dix-huitième siècle. L’année suivante, elle meurt, veillée par sa seule domestique, répétant bien malgré elle la fin du marquis de Carracioli racontée dans son livre.
Absinthe. Verre-vert, L’Heure verte. Absinthe et littérature (Fornax, 2000, 16 p., 20 F). « Rappelez-vous cette maniaque parole du Christ à ses disciples : Je vous laisse le miel, et je garde l’absinthe ! Le Christ avait bien raison. » Telle est la conclusion de ce petit texte d’autrefois dont le véritable auteur demeure inconnu : Verre-vert ? Le Fourneau, latinisé ou pas, offrirait volontiers une absinthe de contrebande à qui déchiffrerait la petite énigme. Le tirage a été de cinquante exemplaires seulement : c’est dire qu’il s’agit de ne pas tarder à passer commande à l’éditeur (éditions du Fourneau, 37 bis rue de Montreuil, Paris). On peut également lui demander son catalogue, qui contient bien des choses estimables : Défenses et illustrations de Félix Fénéon (ouvrage collectif), L’Anarchie par la littérature de Pierre Quillard, la série des Grandes Amoureuses de Villiers de l’Isle-Adam, les Justifications de tirage du Mercure [de France], Quelques bouts d’idée de Barbey d’Aurevilly, Je t’aime ! de Gourmont, Sade toujours ! de Rachilde.
Absinthe (bis). Marie-Claude Delahaye, L’Absinthe, muse des poètes (Le Musée de l’absinthe, Auvers-sur-Oise, Val d’Oise, 2000, 301 p., 150 F). Anthologie des poètes de l’absinthe, liqueur qui fut « le génie de ceux qui n’en ont pas et la mort du génie pour ceux qui en ont ». Tous les poèmes cités sont à déguster, bien sûr, avec une absomphe tassée à portée de main : Cros, Verlaine, Aurier, Ponchon, Mendès, Rollinat, Goudezki, Banville, Glatigny, Carco, Mac-Nab et bien d’autres dont les fonctions hépatiques ne devaient pas être très brillantes à la fin de leur existence de soiffard. Pour la félicité des lecteurs d’Histoires littéraires, reproduisons ceSonnet de l’absinthe de Vermersch :
Émeraude liquide aux flots nuancés d’ambre
Que dans le Nord pensif on boit autour du feu,
Absinthe, vert poison, haschich qui fait que Dieu,
Jaloux de l’homme, ainsi qu’un coursier fou, se cambre
Quand le bonhomme Hiver, à cheval sur Décembre
Grelottait, le nez rouge, en un ciel jadis bleu
En avons-nous joué souvent au noble jeu
D’écarté, vieux penseur, dans ce fouillis, ta chambre ?
À cinq heures, le soir, on allait chez Moreau.
Comme un Téniers vieilli le buveur était beau,
Autre bacchus lascif zigzaguant dans la rue.
Nous ridiculisions tout alors, diable et guet,
Dieu, ce rêveur géant, – l’Amour, ce marmouset –
Le gibet, cette équerre, – et la Mort, cette grue !
Dommage que les notices sur les auteurs retenus dans cette anthologie soient truffées de bévues et d’erreurs, au point qu’on finit par les lire à la recherche de perles : magnifique, le « lycée Louis Legrand » de la notice sur Gustave Kahn, et pas mal non plus cette appréciation sur Jarry : « dessinateur original, il ne fut pas étranger à l’élaboration du mouvement cubiste en France ». La préférence ira toutefois à ce commentaire d’un vieux-coppée de l’Album zutique : « l’écriture n’est manifestement pas celle de Coppée » : Coppée chez les Zutistes ! Le poète des Humbles se risquant dans l’antre de l’Hôtel des Étrangers ! Enfin, l’important, ce sont les poèmes du volume. Garçon, encore une absinthe, et ayez pas peur d’en mettre…
Académie. Discours de réception de Jean-Marie Rouart à l’Académie française et réponse de Hélène Carrère d’Encausse, suivi de l’allocution de Jean d’Ormesson pour la remise de l’épée (Grasset, 2000, 90 p., 68 F). On avait pensé d’abord déconseiller vigoureusement la lecture de cette salve de discours académiques, qu’Histoires littéraires aurait bien peine à faire entrer tant dans l’histoire que dans la littérature. Et pourtant ! Faut-il cacher au lecteur le potentiel comique de ces textes, la malice et la rouerie qui les inspirent ? On n’aura pas l’indélicatesse de commenter ici le sot discours de Jean-Marie Rouart, le monsieur du Figaro dont nul ne peut citer la moindre œuvre. Non, c’est du côté de Carrère d’Encausse, dressant comme d’Ormesson la généalogie fabuleuse dudit Rouart qu’il faut chercher notre pitance : des commentaires réitérés du poids de la généalogie dans la carrière du littérateur (le petit-neveu de Valéry !), telle allusion aux propos désobligeants du futur académicien à l’égard des « empanachés » à qui il ne voulait pas sacrifier sa « liberté d’expression » (mais que diable voulait-il dire par là ?) mais on a surtout aimé ce magnifique paradoxe, Rouart malheureux dans sa famille d’artistes probes qui rejettent par principe (anarchistes !) les institutions et les honneurs, et qui va rompre courageusement avec toute cette hérésie, pour s’allier les grâces d’un d’Ormesson, d’un Déon, et rentrer dans le rang… de l’académisme en habit vert. Bon, l’essentiel est dit, n’allez pas dépenser 68 francs pour trois grammes de vacheries dans un monde de courbettes.
Années 50. Christian Millau, Paris m’a dit (Editions de Fallois, 2000, 448 p., 120F). Journaliste à Paris-Presse, Arts ou Jours de France, le plus souvent sous la houlette de Roger Nimier, Christian Millau a eu l’occasion d’y côtoyer une bonne quantité de personnages de la mi-temps du siècle. Après Au Galop des Hussardsparu en 1999, il ajoute au rayon des « histoires » ce recueil d’entretiens des années 50 où viennent s’accouder, au bar du Ritz, ou au zinc de chez Fraysse, quelques parisiens célèbres, écrivains, chanteurs, journalistes et directeurs de presse (à lui seul, Marcel Dassault vaut le déplacement). Ce qui retiendra l’intérêt des chercheurs, c’est la précision des détails et des adresses que Christian Millau est allé vérifier sur place. A noter aussi d’intéressants renvois à d’autres livres de souvenirs. Index.
Anouilh. Jean Anouilh, Vive Henri IV ! ou La Galigaï (La Table Ronde, 2000, 239 p., 79 F) ; En marge du théâtre (La Table Ronde, 2000, 320 p., 135 F). Contrairement à de nombreux recueils similaires, les articles – une centaine – et rares textes critiques d’Anouilh, réunis et excellemment annotés par Efrin Knight, dans En marge du théâtre, se lisent avec un intérêt soutenu. Habile conteur, Anouilh excelle dans ces courts billets : « en marge » du théâtre, certes, mais, en dramaturge, il s’adresse presque constamment à son lecteur, le rappelle à l’ordre et le plaisante comme en autant de saynètes. Ses sujets sont multiples. De 1940 à 1987, il rend hommage aux hommes de spectacle qui l’ont accompagné, comme Pitoëff, aux écrivains qu’il admire – Molière et Pirandello –, et aux acteurs : un vaste pan de l’histoire du théâtre privé parisien est ainsi dépeint. Contre une simplification des fonctions du théâtre, Anouilh ne mâche pas ses mots pour dénoncer la prétention d’une époque où « nous nous croyons obligés […] d’envoyer messages sur messages et de faire valoir notre si précieuse et si vaine intelligence » et il refuse de faire de la scène l’autel d’une « messe ». De son métier, il parle en passionné et en éternel surpris, comme dans sa Lettre à une jeune fille qui veut faire du théâtre. Artisan du langage, il explique volontiers son rapport à la tradition (on la régurgite comme un pélican sa pêche), analyse ses fours et ses succès, etc. Le propos est aussi généreux que l’esprit est aigu. À ces textes s’ajoute une pièce inédite, créée en 1977 : Vive Henri IV ! Elle a pour seul défaut son mauvais titre. Le dramaturge avait pensé l’intituler Léonora et les maquereaux, ce qui n’est pas meilleur, mais on préféra une formule moins choquante pour une pièce pourtant très noire. L’argument est historique : la pièce relate la vie de Léonora Galigaï, la camériste de Marie de Médicis. Enfant misérable donnée à cette autre enfant pour la distraire, elle va devoir la séduire pour survivre, puis s’en rendre indispensable. « Noiraude et fermée », crainte, elle se fera épouser de l’ambigu, ambitieux et fascinant Concini, au service duquel elle se vouera entièrement. Le pouvoir croise ainsi sexualité et folie, on complote la mort du roi vieillissant, tout se termine mal. À cette intrigue tragique s’ajoutent des thèmes récurrents chez le dramaturge, comme la marginalité de la laideur, la trahison de soi, la tyrannie de la jeunesse, l’élan permanent des désirs, la prégnance de la vénalité et des égoïsmes, qui donnent leur poids à un ensemble ainsi purifié de toute mièvrerie. Les formules font mouche mais l’intérêt est ailleurs : Anouilh, s’inspirant de la bande dessinée et du cinéma, a construit la pièce en brouillant la chronologie, multipliant les retours en arrière et privilégiant des scènes courtes où se succèdent des lieux et des temporalités variables. Cette extrême fluidité lui permet de condenser l’intrigue dans la durée d’une représentation, l’enchaînement est la situation presque permanente et la scène devient un espace plus mental que réel : on voit jouer une vie affective, certaines scènes se répètent, « on gomme le temps ». Le résultat est aussi intéressant formellement que narrativement.
Auteur. L’Auteur comme œuvre. L’auteur, ses masques, son personnage, sa légende (Presses universitaires d’Orléans, 2000, 123 p., 130 F). Actes d’un colloque organisé par Nathalie Lavialle et Jean-Benoît Puech à l’Université d’Orléans en avril 1997, ce petit volume présente dix communications consacrées à l’auteur commeobjet de discours, de Ronsard à Althusser. Les universitaires renouent ainsi avec une problématique que le formalisme et le structuralisme avaient fortement contribué à rendre caduque, sans pour autant verser dans le biographisme anecdotique ou hagiographique de l’histoire littéraire héritée du dix-neuvième siècle, ou dans la critique psychanalytique. Textes biographiques et autobiographiques, pèlerinages, tombeaux et monuments, bustes et portraits, textes intimes, mais aussi romans et préfaces, tels sont les types de documents par lesquels se construit la ou les figures de l’auteur, où se mettent en scène à la fois son émergence et sa présence parfois miroitante et contrastée, mais aussi sa permanence. Si le texte de présentation est stimulant, le contenu du volume est décevant. On déplore le parti pris chronologique et monographique qui consiste à égrener une série d’études ponctuelles, posant à des périodes différentes et à partir d’exemples – Ronsard, Rousseau, Voltaire, Diderot, Valéry, Céline, Althusser – dont le choix n’est pas infondé mais forcément critiquable, la question complexe de l’auteur. Sans doute les choix et les coupes franches sont-ils nécessaires, sans doute la réflexion théorique et les approches transversales le sont-elles autant, mais elles font ici défaut. L’ensemble manque de contours précis, de suture et d’une vision surplombante. On comprend que la figure de l’auteur comme grand homme et objet de culte se constitue, pour des raisons idéologiques, historiques et esthétiques, au tournant des dix-huitième et dix-neuvième siècles – notamment avec la figure de Rousseau –, qu’il connaît son apogée avec le Romantisme puis décline avec la modernité et les avant-gardes, mais ce point de vue historique n’est pas suffisant. Pouvait-on attendre de ces 123 pages autre chose qu’une mise en place générale et rapide, autre chose qu’un émiettement ?
Banville. Théodore de Banville, Œuvres poétiques complètes : édition critique. 1. Les Cariatides (Champion, 2000, 608 p., 580 F). Impeccable édition du premier recueil de Banville établie par Peter S. Hambly. Verlaine avait admiré les poèmes de ces Cariatides que le très jeune Banville avait composés entre 1839 et 1842. Les pièces sont données avec leurs variantes. Dans une annexe intitulée « Réception critique », l’éditeur a repris les principales critiques parues en leur temps. L’équipe qui a préparé cette édition a découvert la pré-publication, restée ignorée, de plusieurs pièces de ces Cariatides. S’il n’est pas le meilleur de Banville, ce recueil a compté dans l’histoire du Parnasse. Le volume ne reproduit qu’un très petit nombre de fac-similés : plusieurs manuscrits étaient pourtant accessibles, conservés à la Bibliothèque nationale de France et dans des collections privées. À part cela, l’édition est parfaite, aussi bien ciselée que les vers du maître.
Bellmer. Pierre Dourthe, Bellmer. Le principe de perversion (Honoré Champion, 2000, 304 p., 480 F). Monographie milliardairement illustrée sur Hans Bellmer, l’artiste des poupées désarticulées. Les passionnés de Bataille et ceux de Bousquet y trouveront leur compte. Né en 1902, Bellmer est mort le 23 février 1975.
Bibliographie. Eric Férey, Bibliographie de la littérature française (XVIe-XXe siècles), année 1999, publiée avec le concours de la Bibliothèque nationale de France et la collaboration de Sylvain Fort (Revue d’Histoire littéraire de la France, mai-juin 2000, n° 3, PUF, 703 p., 130 F). La Société d’histoire littéraire de la France, endeuillée par la disparition de René Pomeau en février dernier, pourra se vanter d’avoir rendu un immense service aux essayistes et aux historiens de la littérature en trouvant un efficace et rigoureux successeur à René Rancœur : Eric Férey. Sa tâche est rude, austère, et son labeur immense. Entre les notices Annuaires etrépertoires et Zahnd (René) – soit 9014 références –, il lui faudra amasser, ramasser, entasser les ressources des recherches à venir. On lui est reconnaissant de permettre à son lecteur de se prélasser dans le triple index des noms, titres d’œuvre et sujets. On y baguenaude, on s’y instruit. Les pistes nouvelles et les curiosités croissent, on jouit de la somme. Et puisqu’il est précisé que la liste des sites Internet figurera dans un prochain numéro, on espère une prochaine mise à disposition des données sur CD-Rom, voire l’ouverture d’un site webibliographique. Il ferait utilement concurrence aux bibliographes allemands ou américains. On rêve aussi d’une intégration plus forte d’auteurs français contemporains étonnamment absents des dictionnaires de référence (certains de ces écrivains figuraient dans les dictionnaires des années 1960-1970, heureuse époque où les usuels étaient bougrement audacieux et bien conçus). Le travail d’Eric Férey rend possible l’organisation annuelle du critérium des collaborateurs d’Histoires littéraires (le dernier paie un pot). Pour 1999, les résultats sont les suivants : Arnaud : 2 ; Aron : 4 ; Besnier : 5 ; Caradec : 2 ; Colin : 1 ; Debauve : 1 ; Décaudin : 12 ; Dussert : 5 ; Fayt : 1 ; Forestier : 3 ; Gaillard : 2 ; Goujon : 8 ; Imbert : 1 ; Lassalle : 3 ; Lefrère : 7 ; Marchal : 11 ; Marchand : 1 ; Martin : 2 ; Marx : 1 ; Mercier : 1 ; Murphy : 2 ; Nivet : 2 ; Oriol : 3 ; Pakenham : 4 ; Pichois : 8 ; Savy : 4 ; Wagneur : 3 ; Walbecq : 6. Beau travail…
Bibliothèques. Baptiste-Marrey, Éloge des bibliothèques (CFD, 2000, 240 p., 89 F). Avec les vacances, les frères ennemis de l’Edition (« mes royalties foutent le camp ») et de la Bibliothèque (« Attention Lecteur, espèce protégée ») ont déserté les colonnes débats de notre quotidien préféré, et la bataille du prêt payant connaît une trêve bienvenue, que l’on emploiera utilement en lisant cet opus instructif et vitaminé. Éloge des bibliothèques sans doute, en clin d’œil à un précédent Éloge de la librairie avant qu’elle ne meure, mais aussi et surtout traversée bien documentée et pertinente de l’univers du livre, des bibliothèques aux éditeurs et libraires, de l’écrivain à ses lecteurs, en passant par les syndicats, les ayant droits, les sociétés de recouvrement de droits. C’est vif, percutant, et c’est bien vu tactiquement car, à élargir le débat au lieu de répondre point pour point aux arguments de l’adversaire, Baptiste-Marrey donne au lecteur suffisamment d’espace pour se forger une vraie opinion. En toile de fond, la théorie de l’alliance naturelle de la bibliothèque et de la librairie, la première préparant les usagers de la seconde, en entretenant le très fragile appétit culturel des plus jeunes, des moins nantis, de tous ceux en général – et ils sont de plus en plus nombreux dans les universités notamment –, qui vivent trop loin de l’univers de la culture écrite pour être spontanément des clients de l’édition, quel que soit le revenu dont ils disposent. Plus iconoclaste, ce petit opuscule s’interroge également sur un concept aussi noble dans son principe qu’ambigu dans sa mise en œuvre, celui de droit d’auteur. Le propos est d’autant plus intéressant qu’on voit se développer actuellement dans le champ culturel une tension entre des interprétations opposées du droit d’auteur, avec, d’un côté, la diffusion illégale et massive de musique sur Internet, de l’autre la privatisation tout aussi excessive de l’espace public par la mise en œuvre du droit à l’image et la protection par des architectes, propriétaires, voire par l’Etat lui-même, des bâtiments construits ou possédés. En s’appuyant sur le droit d’auteur pour mener la bataille du prêt payant, le monde de l’édition ne fait peut-être qu’accélérer l’extension au domaine littéraire de ce débat. Baptiste-Marrey, lui, renoncerait volontiers à une conception de l’écriture comme profession qui n’est effective que pour très peu d’écrivains, et sert surtout les intérêts de sociétés de gestion de droit dont les journaux ont récemment étalé l’admirable opacité. Voilà donc, en vrac, quelques raisons de lire les 125 pages de cet Eloge, dont la réflexion se prolonge en 106 pages de propositions concrètes et annexes variées : en somme, un petit livre bien fichu, joliment mis en page, qu’il est conseillé, dans un souci d’apaisement, d’aller quérir chez son libraire plutôt qu’à la bibliothèque de son quartier.
Biographie. Entretiens sur la biographie (Séguier, 2000, 170 p., 129 F). Vite fait, mal fait, ce petit livre n’a pas grand chose pour le recommander, à l’exception d’un ou deux articles moins sommaires ou moins opaques que les autres. On pouvait attendre mieux de Francis Marmande et d’Eric Marty, les initiateurs de la « journée d’étude » de Paris VII sur la biographie, tenue à la Bibliothèque nationale en 1998 et dont sont issus la plupart des textes réunis ici. On passera charitablement sur « Écrire Duras » de Laure Adler, puisqu’elle se rend elle-même justice (« Je ne suis pas écrivain. Ni capable de l’être. Mais je le sais »). Aliette Armel, biographe de Leiris, redit des choses connues (pour partie grâce à elle, soyons juste). Bien malin qui pourra résumer « La Biographie comme un essai » de Christophe Bident, biographe de Blanchot, frappé malgré lui – il est conscient du danger – par la malédiction blanchotique : discours bavard au bord du vide, au nom du rien et du silence. Nous aurons heureusement gardé, bien nécessaire, une réserve de charité pour Roger Dadoun et son « Qui biographie ? », enfilade affligeante de platitudes à base de psychanalyse de grande surface et de petite portée, pathétique survivance d’une ère révolue malgré tous les congrès mondiaux destinés à entretenir sa survie artificielle. Francis Marmande se contente quant à lui d’amplifier sa critique déjà publiée du Debord de Christophe Bourseiller. À côté de cela, les deux meilleurs moments du volume sont dus à Eric Marty et à Yann Moulier Boutang. Le premier rend un bel « Hommage à Jean-Benoît Puech » en retraçant sa relation compliquée avec Louis-René des Forêts. Le second disserte avec subtilité sur les enseignements qu’il tire de son travail biographique sur Althusser. Nous ne dirons rien, en revanche, des maigres pages de Jacqueline Risset, ni de Michel Surya qui, pour finir, brode quelques variations sur le thème « La littérature doit tout dire. La biographie, non. » Pour des raisons qui nous échappent, les compilateurs ont « complété » le volume en lui ajoutant une « anthologie des citations » – titre étrange et ininterprétable – où se côtoient, on ne sait pourquoi, un fragment de la Bible et divers textes de quelques lignes à deux ou trois pages, sur la fin de Kant, sur Spinoza, Descartes, Rimbaud, Proust, etc. Ce volume, dont la nécessité ne s’imposait pas, est publié par les Editions Séguier, avec le copyright d’un « Atlantica » de Biarritz. Dans la même collection balnéaire, on signale 2000 ans d’Algérie, en trois tomes. « Et c’est ainsi qu’Allah est grand », aurait conclu Vialatte.
Blavier André Blavier, La Roupie de cent sonnets (L’Ormaie, 1999, 24 p., 70 F). Le poète verviétois, ‘pataphysicien du premier Collège, directeur de Temps mêlés et auteur de la très raisonnable anthologie des Fous littéraires, a permis la réédition de cette plaquette de 1955. Citons, à titre d’illustration, le coruscant sonnet intitulé La Réduction par le Catalogue, cauchemar des correcteurs d’ortograf de tous les traitements de texte :
Sur un rayon moisi le Larousse unicer-
Velle, en vers, s’hexatome, encolonnant vocables
Propices à croisade. Ah ! Ces bouquins coupables
De s’aimer à tout van ! Trahahison de clerc !…
La préposée au prêt, auprès de ses fichiers
Recélant en leurs flancs des trésors de Golconde
Moins pourtant feuilletés que la pâte féconde
Des seins que love son sweeter indémaillé,
La préposée donc vaque à son chien d’métier,
Sous l’œil tangentiel de meussieu de Blavier,
Lifrelofre obscurci dont fronce le sourcil
Omniscient. Ce bibliothécaire en somme,
Chauve, grêlé, constrit, bancal, crétin, n’est-il
Une encyclopédie en un seul petit homme ?
Camus. Pierre-Louis Rey, Camus. Une Morale de la beauté (Sedes, 2000, 127 p., 110 F). Il y eut « les années Sartre », puis, plus récemment, « l’année Sartre » où on nous a assommé de livres en nous sommant de trouver l’auteur de La Nausée « moderne ». Camus, qui n’a pas la chance d’être moderne (il le disait d’ailleurs lui-même) et qui est en bonne voie de ringardisation, n’en mérite pas moins d’être relu. C’est ce que nous encourage à faire, à la suite d’Alain Finkielkraut, Pierre-Louis Rey dans son ouvrage. Comment s’y prend-il ? En montrant un Camus plus préoccupé de beauté que de morale, moins, dans le fond, philosophe qu’artiste. Pour paraphraser la phrase célèbre d’un homme célèbre, le livre se résume à cette idée que, chez lui, l’esthétique précède l’éthique. Pour développer cette thèse, l’auteur s’appuie sur un passage des Carnets où il est noté à la date du mois de février 1950 : « Volume : questions d’art – où je résumerai mon esthétique ». Projet avorté, que Rey ressuscite en collectant et « problématisant » tous les éléments de l’œuvre et de la vie de Camus où la « question d’art » est abordée. Reconstitution artificielle ? Non point, car Rey n’escamote nullement la question centrale du pourquoi de l’avortement de ce traité d’esthétique. La réponse qu’il donne tient dans une expression que Camus n’a cessé d’employer pour la déplorer : « la terrible époque ». Terrible époque, en effet, pour les artistes, que ces années d’après-guerre où il fallait brandir sans cesse son brevet d’engagement. Embarqué, Camus ! Oui, mais malgré lui, dit Rey, qui démontre que l’auteur du Malentendu « se condamna, par obéissance, à une exigence morale qui n’avait parfois rien à voir avec l’exigence artistique, à être plus moderne qu’il l’aurait souhaité ». Démonstration convaincante qui fait de Camus une des figures les plus pathétiques de l’histoire littéraire française, attachante jusque dans ses erreurs, agaçante dans ses errements. De cette impossibilité d’être poète dans une époque obsédée par les « idées » est né un Camus complexe cherchant sans cesse, dans une tension permanente, l’équilibre entre éthique et esthétique, et n’y réussissant pas toujours (Caligula). Chez Camus, c’est là le drame, le masque du moraliste a fini par coller à la peau : c’est à l’évidence ce Camus qui a le plus mal vieilli. L’autre, le Camus artiste, qui aurait rêvé de vivre sous le soleil des Grecs, continue de séduire et de toucher. Celui-là qui a écrit par exemple : « le monde est beau, et hors de lui, point de salut ! » (Noces, « Le Désert »). Rey est juste avec « Camus le juste » : son livre n’est pas hagiographique, mais trop universitaire. L’ouvrage est littéralement morcelé en parties, chapitres et sous-chapitres, avec force titres, sous-titres, intertitres, comme si on supposait qu’il fût impossible au lecteur d’avaler plus de deux pages à la suite sans interruption. Ce système confère de la clarté au propos, mais nuit à la dynamique de la pensée. C’est au point que parfois – surtout dans la troisième partie, où l’on nous dit successivement ce que Camus pense de la musique, de la peinture, de la sculpture, etc. – on a le sentiment que l’auteur « oublie » son sujet, tout du moins qu’il a perdu l’énergie démonstrative qui était à son origine. Peut-être ce livre aurait-il été plus stimulant s’il avait pris la forme d’un essai. Car « Albert » Camus (premier lynché dans la famille des Camus) est plus qu’un gibier d’université, c’est un enjeu intellectuel.
Céard. Henry Céard, Terrains à vendre au bord de la mer, préface de Georges Londeix, postface de Colette Becker (Mémoire du Livre, 2000, 950 p., 190 F.). Plusieurs éditeurs rêvaient de la mettre en chantier, cette réédition, et l’envisageaient sous un autre aspect que ce gros pavé froidement massicoté. Ils la voyaient bardée de documents, avec tout ce qu’il fallait pour remettre en perspective ce chef d’œuvre un peu bancal, mais à tous égards écrasant. Ils étaient sûrs alors que, lorsque ce roman reparaîtrait, il aurait droit tout naturellement à de longues pages dans les suppléments littéraires. En fait rien, ou presque rien. La préface de Georges Londeix est du genre désarmant – « Les naturalistes, Flaubert le premier, me glacent. Ils tiennent leur sujet à distance, comme au bout d’une pincette » – mais ce n’est tout de même pas sa faute si les journalistes n’ont pas salué l’événement. Remisons donc notre mauvaise humeur : dans le domaine de l’édition, comme dans l’Ouest, c’est celui qui « tire » le premier qui a raison. Le texte est là, de nouveau disponible, dans une typographie plus agréable que dans l’édition originale de 1906. La seule jusqu’ici, d’ailleurs. L’« édition définitive » de 1918 est en fait constituée par le reliquat de la première édition : on réimposa aux volumes une nouvelle couverture à l’occasion de l’élection de Céard à l’Académie Goncourt. L’Université Paris X-Nanterre annonce déjà, en novembre, une journée d’études autour de ces Terrains. Céard revient. Bonne nouvelle.
Céline. Michael Donley, Céline musicien (Nizet, 2000, 337 p., 190 F). On connaît tous la « petite musique » de Louis-Ferdinand Céline qui fut souvent présentée comme une trouvaille ingénieuse pour faire oublier les paroles trop dures à l’oreille de quelques-uns de ses textes. Michael Donley démontre magistralement, et souvent en relisant pour la corriger l’exégèse célinienne, qu’il n’en est rien et que, si Céline fut un écrivain, il fut aussi, surtout et avant tout, un musicien. On pourra considérer peut-être alors, dans cette optique, qu’il est dommage que Michael Donley, insistant pourtant sur l’importance que Céline donnait à la voix, à la musique vocale, n’ait pas étudié les chansons qui apparaissent, sous forme d’allusions ou de citations, tout au long de son œuvre et qui parfois, comme dans Féerie pour une autre fois, proposent plusieurs niveaux de lecture et participent à proprement parler à l’architecture du roman. Dommage, encore, que Michael Donley ne se soit pas plus intéressé à Règlement et à À nœud coulant, chansons dont Céline écrivit les paroles et qu’il interpréta à une occasion : ce sont de véritables bijoux d’écriture. Cela importe peu à vrai dire. Car le propos de l’auteur va bien au-delà et ne s’en tient pas à cette seule musique rythmique, syntaxique, sémantique même, qui fait l’originalité de l’écriture célinienne et inspira tant de « lamanierdeux ». Son ambition est de dire ce que fut ce que Céline appelait lui-même sa « musique du tronc », « musique de l’âme » que son style transposa. Une très belle étude.
Censure. Françoise d’Eaubonne, La Plume et le bâillon : Violette Leduc, Nicolas Genka, Jean Sénac. Trois écrivains victimes de la censure (L’Esprit frappeur, 2000, 137 p., 15 F). C’est chez un petit éditeur, dont le catalogue témoigne d’une liberté rassurante, que paraît cette courte et substantielle étude. Sans être réellement un essai sur les pratiques, toujours en cours, de l’étouffement, cet ouvrage, à travers ces trois destins, décrit comment l’Ordre moral sut forcer le silence autour de ces « incorrects ». Françoise d’Eaubonne, qui connut et défendit Leduc, Genka et Sénac, leur rend une nouvelle fois justice en permettant de les connaître un peu.
Chateaubriand. Chateaubriand 1998, hommages et allocutions, souvenirs et documents, conférences et communications. Année Chateaubriand en Bretagne, textes recueillis et présentés par Jacques Gury (Institut culturel de Bretagne, 1999, 301 p., 148 F). François-René est un Breton, et les Bretons sont fiers qu’il soit breton. En cette année commémorative – enfin, deux ans après – voici le bilan du comité breton pour le cent-cinquantenaire : il mêle documents, souvenirs des participants (des élus comme des descendants), rappel des spectacles, extraits des travaux d’écoliers « à la manière de », oblitérations spéciales, dessins (dont celui de couverture de l’annuaire d’Ille-et-Vilaine), conférences et communications, sans oublier les partenaires commerciaux et régionaux, des comités de tourisme au Conseil Régional. La mémoire des grands hommes ! Voici le début du texte de Jacques Georgel qui sourit en coin de ce battage médiatique, une lettre adressée au grand homme lui-même (« Heureux anniversaire ») : « Cher François-René, / Tu ne saurais imaginer les multiples facettes de cette commémoration inattendue. […] À dire vrai, tu l’avais bien préparée, ton année du cent-cinquantenaire. Le Chat adepte du marketing, qui l’eût cru ? » Et ainsi de suite sur le même ton. La partie, plus scientifique, des communications présente avec un peu plus de recul l’homme – ses femmes et sa vie d’immigré – et le politique, en particulier dans ses relations avec la naissance du parlementarisme. La bibliographie finale est également exclusivement bretonne. Prochain rendez-vous : 2018. Il reste un peu moins de vingt ans pour apprendre le breton.
Chateaubriand (bis). Jean-Christophe Cavallin, Chateaubriand mythographe. Autobiographie et allégorie dans les Mémoires d’Outre-Tombe (Honoré Champion, 2000, 580 p., 480 F). Dans ce nouvel opus, un approfondissement du sujet de l’auteur : J.-C. Cavallin reprend les mêmes thèses que celles de son Chateaubriand et « L’Homme aux songes » paru en 1999. On lui saura gré d’avoir, en changeant l’ordre de ses chapitres, développé la notion jadis obscure d’« éthique autobiographique » dans la première partie, rejeté à la fin la réponse à la question « Qu’est-ce qu’un mythe ? » et inséré un index des personnes et des principaux personnages. Quoi de plus normal dans un livre qui analyse la mythographie de Chateaubriand, tant elle est créatrice de figures successives, empruntées, entre autres, aux Anciens et à la Bible ? Car l’auteur veut, en s’appuyant sur les travaux de Vico et Ballanche, « restaur[er] l’œuvre dans son intentionnalité littéraire » (sans faire de psychologie) et « dans son unité symbolique ». Cette symbolique globale touche différents aspects des Mémoires, des figures, dont celle de l’auteur, à la conception de l’histoire. Laissons parler Jean-Christophe Cavallin : « Cette symbolique générale n’est pas autre chose que le corollaire poétique de l’éthique autobiographique des Mémoires d’Outre-Tombe ». Ouf !
Citations. Yak Rivais, Les Demoiselles d’A. (Mémoire du Livre, 2000, 216 p., 95 F). Curieux OVNI de la littérature que cette réédition (la première édition date de 1979) du roman-collage ou roman-citations de Y. Rivais. « Centon » pour les érudits, il est pour l’auteur davantage un jeu littéraire qu’un défi de potache : 750 citations, une par œuvre pour 406 auteurs, majoritairement des XIXe et XXe siècles. Le jeu est de découvrir ou de pressentir d’où vient quoi, et le plaisir naît de la rencontre improbable entre Balzac et Ionesco. Le texte B, en seconde partie, donne les sources que le texte A passe sous silence. Quel est le contentement le plus grand : reconnaître un style ou une phrase – l’impression de déjà lu titille le lecteur – ou en avoir le cœur net ? Quelle version choisir ? L’auteur lui-même ne sait laquelle privilégier, les éditions successives intervertissant la place de chaque texte. On préférera le roman lui-même, qui laisse décontenancé : l’intrigue, classique, présente un jeune homme amoureux qui veut sauver sa belle de la maison close où elle est enfermée ; la présence d’une armée d’on ne sait quelle révolution et des sonneries intempestives de téléphone étonnent. Parfois proche de l’Histoire des treize ou du Château, le roman condense étrangement les deux derniers siècles littéraires dans un style qui oscille entre Lautréamont et Lovecraft (souvent cité). Le procédé permettant une telle hybridation, toute post-moderne, est le jeu sur le référent, toujours ambigu dans la continuité narrative. Cela permet le déplacement hors contexte de phrases qui changent alors de signification : le jeu prouve sur pièces l’importance du rôle du lecteur qui est partie prenante dans la construction du texte parce qu’il rétablit les connexions. Finalement, le lecteur qu’est Rivais est devenu l’auteur d’un autre texte où chaque phrase semble un commencement, un incipit. Car chaque citation, dans sa réutilisation, se trouve renforcée. Ce riche jeu littéraire s’accommode parfaitement du genre du roman, alors que les deux exemples de théâtre classique et de sonnet que donne le livre apparaissent en comparaison comme des pensums. En revanche, la pièce contemporaine Six Auteurs en quête de personnages, qui met en scène, entre autres, Sartre et Beckett, est convaincante, le collage des citations faisant écho à l’absurde des situations et rejoignant le style même de ce type de théâtre.
Cohen. Robert Elbaz, Albert Cohen ou la pléthore du discours narratif (Publisud, 2000, 110 p., 118 F). À l’en croire, M. Elbaz propose enfin une approche proprement littéraire de Cohen, un auteur dont la réception, à l’exclusion d’un commentaire de Nyssen, serait restée limitée à quelques biographies. Que le critique déplore, en particulier chez Valbert, le peu de place faite au texte, une tendance à confondre vie et fiction et de fréquentes erreurs factuelles, soit. Mais pourquoi son essai ignore-t-il les travaux publiés en 1998 et 1999 par Stolz (sur la polyphonie), Schaffner (l’enjeu du sacré), Miernowska (dialogue et discours) ou Duprey (les figures parentales) ? Pourquoi ne parle-t-il pas des Cahiers Albert Cohen qui existent depuis 1991 ? Cette réduction caricaturale n’est que l’une des insuffisances d’un essai qui est à l’indigence éditoriale ce qu’un catalogue de grainetier est à l’horticulture : un éventail assez complet des possibles. On ne sait si M. Elbaz a manqué de temps ou de maîtrise linguistique – ce qui expliquerait ce titre curieusement péjoratif –, mais un sérieux travail de relecture syntaxique, stylistique et orthographique s’imposait, qui n’a pas eu lieu : Les Valeureux ont « été extirpés de Belle du Seigneur, après coup, sous ordre de l’éditeur, parce que ça faisait déjà trop long [sic] », le récit « est produit d’un procès de production textuel [sic] », etc. On a envisagé de combiner numéros de page et nombre de lourdeurs et d’erreurs pour jouer au loto, mais le livre perd ses feuilles ! Le concept central de « dynamique textuelle » reste non explicité, une note aimablement placée là à l’attention des non-elbazologues se contentant de renvoyer à un sien ouvrage antérieur. Ici, le critique s’interroge sur le rôle des majuscules dans un passage où elles servent tout simplement à séparer des vers écrits sans retrait (en revanche, on saisit moins par quelle logique imitative certains termes de l’essai arborent épisodiquement une majuscule ou des italiques). Là, il semble se fonder sur le constat d’une impossible exhaustivité pour conclure à une défaillance du roman, mais en vertu de quel présupposé ? Tant de maladresse finirait par devenir cocasse s’il n’y avait dans l’essai des idées qu’on se désole de trouver aussi peu mises en valeur. Lisant l’œuvre de Cohen comme un seul texte, Elbaz voit dans les nombreuses parenthèses le moyen d’éviter une clôture du discours et d’instaurer une tension entre illusion de réel et affirmation d’une textualité. Il étudie les effets de liste et de répétition comme autant de signes d’un éternel enrichissement possible, ce qui le conduit à esquisser un rapprochement ingénieux avec « ces couronnes que l’on trouve perchées sur certaines lettres de l’alphabet hébraïque, dans le parchemin du texte de la Thora, qui n’ont aucune fonction visible [sauf] de constituer des réservoirs narratifs et discursifs ». Chez Cohen, ces procédés permettraient de « nanifester tout ce qui ne peut se déployer dans l’écrit ». Chez Elbaz, la pléthore de coquilles nanifie (sans erreur cette fois) tout ce qu’aurait pu déployer son propre essai.
Comédien. Jean-Claude Brialy, Le Ruisseau des singes. Autobiographie (Robert Laffont, 2000, 430 p., 139 F). De l’anecdote, de l’anecdote, encore de l’anecdote ! Et encore une autobiographie d’acteur, oui, mais celle-la est sympathique, dénuée de prétention, et l’auteur a trouvé ce tempo qui fait souvent défaut à ce type d’ouvrage. De Visconti à Gabin, de Romy Schneiner à Maria Callas, le lecteur découvre le kaléidoscope personnel de ce comédien qui a joué dans plusieurs adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires : Le Bal du comte d’Orgel, Le Comte de Monte-Cristo, Les Onze Mille Verges. Brialy a interprété Verlaine dans le film désastreux et navrant de Nelo Risi, Une Saison en enfer, mais il confie à ce propos : « Connaissant mon amour pour Verlaine, mes amis Paola et Charles de Rohan-Chabot me firent un jour un cadeau exceptionnel, unique, puisqu’ils m’offrirent la seule aquarelle de Verlaine représentant Rimbaud. Sur ce petit tableau, Rimbaud, en bonnet de nuit, est agenouillé sur un prie-Dieu. Une moquerie tendre de Verlaine qui m’alla doit au cœur ». Une aquarelle de Paul reproduisant Arthur ! Les Rimbaldiens ne vont pas s’en remettre…
Commune. Jean-Pierre Chabrol, Le Canon Fraternité (Omnibus, 2000, 928 p., 145 F). Réédition de ce « roman historique » sur la guerre de 1870 et la Commune. L’auteur avait bénéficié de la documentation personnelle d’un spécialiste de la Commune, l’historien Maurice Choury. Faire entrer des personnages historiques dans un roman, cela peut donner le meilleur (Dumas) ou le pire (Christian Jacques). Le Canon Fraternité est entre les deux, mais, soyons juste, plus près de Dumas. À l’en croire, l’auteur avait travaillé son sujet : « Je suis allé traîner des heures et des heures dans ce Belleville, juste avant qu’on entreprenne sa démolition. J’ai établi un lexique du langage ouvrier de l’époque, j’ai étudié le parcours et le tarif des omnibus impériaux, les techniques de la fonte du bronze. Je suis allé au musée de l’Armée mesurer, et caresser, le canon modèle 1858 de La Hitte, j’ai répété sa mise en batterie, ses différentes manœuvres de charge, de tir et d’entretien… Je me crois, sans forfanterie, digne du brevet de capitaine d’artillerie, fin prêt pour gagner la guerre… de 1870, bien entendu ». Un fort Chabrol, en quelque sorte.
Crime. Philippe Antières, Le Livre des vies coupables. Autobiographies des grands criminels, textes édités et présentés par Philippe Artières (Albin-Michel, 2000, 427 p., 140 F). Comme souvent en matière autobiographique, tout commence par Philippe Lejeune, qui désigne à l’auteur un fonds de manuscrits inexploités à la Bibliothèque municipale de Lyon. Le fonds Lacassagne, du nom du criminologue qui suscita la rédaction de ces autobiographies de criminels, n’est pas unique, comme on l’apprend en fin de volume, l’inévitable Lombroso en ayant déjà établi – et publié – en son temps un équivalent transalpin. Peu importe, puisque c’est précisément dans leur singularité que nous intéressent ces écrits de criminels, ces chroniques du passage à l’acte. Pour nous, lecteurs tardifs de ces confessions retorses, c’est surtout la confrontation d’une conscience et de son crime qui retient l’intérêt, l’interrogation sur la morale allant ici de pair avec le document humain. Quant au professeur Lacassagne, on ne saurait adhérer au mauvais procès qui lui est fait, sous prétexte de post-foucaldisme, de compléter le dispositif panoptique par l’autobiographie auto-accusatoire ; il semble que cet homme passionné par son objet au point d’avoir l’idée de décalquer sur le corps des détenus cette autre affirmation de soi qu’est le tatouage, mérite mieux que d’être réduit au rang de simple suppôt de l’Institution. Tous ces récits sont d’un intérêt variable. Il y a là Émile Nouguier, voleur à la Darien qui énumère méticuleusement, comme en un procès-verbal désinvolte, l’incroyable série des larcins, le plus souvent menus, et des incidents qui en font la variété. Philippe Artières estime qu’il se dérobe de ce fait à l’injonction d’écrire en se retranchant derrière la parole juridique. Mais les faits sont tellement circonstanciés, les commentaires si triviaux et souvent drôles – voir le vol du 10 novembre où l’auteur, son forfait accompli, déjeune sur place ! – qu’on devrait plutôt y voir une subversion de cette forme austère et codée qu’est le procès-verbal, devenue à son corps défendant vecteur de l’expression de la singularité d’un individu. De la même façon, le parricide et apprenti anarchiste Claude Carron se soustrait-il à la demande du médecin sous prétexte qu’il détaille son crime sur huit pages, avec force références aux constatations de l’expertise médico-légale ? Cette extrême précision, la multiplication des parenthèses explicatives, les adresses au médecin qui va le lire ne nous semblent pas relever d’un froid exercice retirant au crime son horreur, bien au contraire. Il y a dans cette volonté de tout dire, y compris dans la langue de l’Autre, de dire jusqu’à la prise de la main sur la tenaille avec laquelle on fracassa le crâne de sa mère un pouvoir d’horreur d’autant plus grand que le criminel en fait une comédie macabre, avec autopsie, dialogue et didascalies. Puis il y a Vidal, le seul à avoir rédigé son texte au cours de l’instruction de son procès, Vidal le tueur de femmes dont les mémoires, partiellement inédits, font opportunément une réincarnation du Jacques Lantier de Zola, mentionnant jusqu’à la « fumée rousse » qui passe devant les yeux de l’assassin en puissance, et ce leitmotiv : « il faut tuer la femme »… Et que dire de Richetto, condamné à mort pour avoir assassiné puis découpé en morceaux trois femmes, qui entraîne le lecteur dans un plaidoyer fascinant, manipulateur, d’une précision et d’une scientificité apparente si impressionnantes qu’on en sort incapable de juger du bien et du mal ? Si nous savons ce que nous allons chercher dans ces écrits, Philippe Artières se pose, lui, la question de la motivation des prisonniers qui ont accepté de se plier au jeu des confessions gratuites et inutiles. Sans doute une réflexion sur le genre autobiographique en général aurait-elle été nécessaire, car on est frappé, après lecture de ces témoignages de voleurs, d’escrocs, d’assassins et de parricides, de voir combien ces curieuses pièces d’écriture, par leur stratégie et leurs méthodes, s’inscrivent largement dans la logique du genre, et seraient au moins autant justiciables d’une approche littéraire qu’historique. Se réapproprier son existence, faire surgir le sens et la continuité dans le discontinu du quotidien, sauver son être de la contagion de ses actes, devenir sujet enfin : ce qu’affirme cet ouvrage, pour reprendre le titre d’un texte de François Bon consacré à ces ateliers d’écriture qu’il anima parfois en prison, c’est que tous les écrits intimes ne font pas œuvre sans doute, mais que d’où qu’ils viennent, y compris du bagne, tous les mots sont adultes.
Curiosa. La Source et l’origine des cons sauvages, introduction [sic] de Jean-Paul Goujon (Edition P. de la Lune, 2000, 48 p., sans prix marqué). Le savant introducteur nous apprend que l’auteur de ce fascicule « est resté tristement anonyme ». La brochure, datée de 1610, publiée chez Jean de la Montagne, à Lyon, serait en réalité du début du XVIIIe siècle (mais le préfacier a vécu au vingtième siècle, ce qui justifie la mention de cette publication dans Histoires littéraires). Elle est ici donnée en fac-similé et comporte, après « Le Prologue de l’autheur », quatre chapitres instructifs (« De quelles manières sont les Cons, et leurs différences », etc.), se terminant sur de judicieux avis :
Celle qui a les bras charnus,
Grosse mamelle, nez camus,
Longue Raison et courtes mains,
Elle est subjette au bas des Reins/
À la suite est reproduite La grande et véritable prognostication des Cons sauvages, avec la manière de les apprivoiser, en vigoureux octosyllabes. La présence d’une petite touffe de poils brochés entre les pages 24 et 25 du fascicule nous a permis d’identifier le seul éditeur capable d’une telle audace. Une éditrice en fait. Interrogée par téléphone sur la source et l’origine de cette touffe, elle nous a répondu qu’il s’agissait des « poils de Bill ». Nous soupçonnons une métaphore argotique, dont elle a refusé de nous donner la clé.
Dantec. Maurice G. Dantec, Le Théâtre des opérations. Journal métaphysique et polémique (Gallimard, 2000, 652 p., 125 F). La filiale la plus prospère du groupe papetier Moltonel, nous voulons parler évidemment des éditions Gallimard, vient courageusement de publier les vers d’un poète qui vont reléguer bien loin derrière les Auguste Dorchain et autre Henri Chantavoine. Qu’on en juge :
Aviation orange
dans le ciel
transcanadien,
trucage d’anges
et de météores
je roule dans l’hyperespace
de l’Amérique du Nord,
silice glacée du rétroviseur
où glisse le chrome fluide
de la civilisation automobile…
Entre chacun de ces irréprochables madrigaux, odes et élégies, Monsieur M.G. Dantec justifie ses émoluments avec des réflexions d’un humanisme qu’on aimerait lire plus souvent dans notre jeune littérature. Ainsi, il se pourlèche littéralement devant les bombardements américains sur la Yougoslavie qu’il suit comme d’autres les épisodes des Feux de l’Amour. Il se demande pourquoi diable les Américains n’utilisent pas les FAE contre leurs ennemis, car ces géniales bombes à neutrons peuvent provoquer « l’ébullition quasi immédiate du sang humain ». Et il ajoute « Delenda est Beograd », car Monsieur Dantec a fait de l’initiation au latin en classe de cinquième. Le bombardement de l’ambassade de Chine a pour lui un « goût de miel caramélisé » (sic). Tant qu’on y est, si l’OTAN pouvait « bombarder la place du colonel Fabien et le domicile du chanteur Renaud », il serait aux anges. On l’aura compris, M. Dantec aime son prochain. Enfin, le jour où Milosevic capitule, il décide de se faire tatouer l’étoile de l’OTAN sur l’épaule (ça, on veut le voir pour le croire !). Après le Kosovo, notre Saint-Vincent-de-Paul se penche avec compassion sur le sort de nos bons sauvages : « quant à lutter efficacement contre le sida en Afrique, cela risquerait sans doute d’y aggraver un problème de surpopulation endémique qu’il faudrait peut-être songer un jour à réguler ». On goûte là toute la malice de ce pince-sans-rire. Fan de Soros, ennemi de José Bové, des paysans français « qui détournent des milliards d’euro-subventions et transforment la Bretagne en fosse à lisier », des Corses (« Il est sans doute temps de faire de l’île de Beauté un vaste parc naturel, peuplé d’ours des Pyrénées et de châtaigniers vivant en bon voisinage »). Pour ce qui est de la science et de la philosophie, M. Dantec ne nous épargne aucune de ses découvertes faites dans Valeurs actuelles et dans le supplément scientifique du Journal de Mickey. Ainsi, il ne tarit pas d’éloge sur la pensée du martien de Roswell qui le guide à chaque instant. Il en est de même pour Nietzsche, qui, sa vie durant, reprocha à l’humanité sa fistule mal placée, et Deleuze, le représentant en pompes funèbres bien connu. À la lecture de cet épais volume, trois questions ne manquent pas de s’imposer : est-ce que les éditeurs lisent les livres qu’ils font imprimer ? Est-ce que M. Dantec a relu ce qu’il avait écrit ? Est-ce qu’il se trouvera quelqu’un d’autre pour lire son livre jusqu’au bout ?
Diariste. Françoise Giroud, C’est arrivé hier. Journal 1999 (Fayard, 2000, 220 p., 98 F). Pauvre Françoise Giroud… Se repaître inlassablement de la correspondance de Flaubert et ne parvenir qu’à jeter de maigres poignées de petites choses vaines et sottes dans le tiroir des jours. Section vidange express : « Lu trois tomes del’Ère de l’Information de Manuel Castells, qui m’ont vidé la tête tout en la remplissant » ; section Café du commerce diplomatique : « l’accord israélo-palestinien semble acquis après des négociations d’enfer. Mais tout est si fragile dans ce coin-là, et compliqué par tant de paramètres » ; comptoir du paradoxe : « France-Inter et RTL me demandent d’en parler (l’euthanasie). Je le fais le plus brièvement possible. C’est une question grave dont on ne peut pas traiter par des oui et des non ». Vous reprendrez bien un peu de philosophie ? « Écrire, j’y arrive encore. Vivre, cela me paraît de plus en plus superflu ». On aurait préféré l’inverse.
Diariste (bis). Michel del Castillo, L’Adieu au siècle. Journal de l’année 1999 (Seuil, 2000, 275 p., 120 F). « Je prends conscience que les dates dont je ponctue ce Journal, ces scansions chronologiques ne signifient rien. Je n’habite pas le temps du calendrier, je ne l’ai jamais habité » (7 mars 1999). Ce journal de l’année 1999, qui clôt la série Journal de la fin du siècle, où l’ont précédé, entre autres, Michel Winock (1991), Edgar Morin (1994) ou Philippe Sollers (1998), semble bien mal débuter. On ne peut s’empêcher de trouver quelque peu factice la mise en parallèle, exigée par l’exercice, entre les notes et réflexions quotidiennes de l’auteur et de la chronologie des principaux événements de l’année qui se trouve placée en fin de volume ; le 25 janvier (où la chronologie n’enregistre rien de moins qu’un tremblement de terre en Colombie, un missile américain sur un quartier de Bassora, sans parler du Kosovo ou de l’Euro) suscite un « me voici entraîné malgré moi vers la politique » ! Cependant, petit à petit, Michel del Castillo parvient à faire de cet exercice un intéressant autoportrait où se croisent les fils de son roman familial, de ses lectures et des chocs par lesquels l’actualité entre par à-coups dans cette existence qui apparaît tout entière organisée autour d’un projet de remémoration et d’écriture de soi-même. Certes, l’attitude de Michel del Castillo devant l’actualité reste somme toute conventionnelle – désarmé face aux désastres, ironique sur la politique ou la Corse –, mais il porte sur ceux qu’il côtoie la même intelligence sensible qu’éveille en lui la littérature : on se régalera d’une discussion pleine de séduction réciproque avec un jeune philosophe nommé Nicolas ; on se passionnera pour l’histoire de sa « famille virtuelle, engendrée par la littérature », recomposée grâce à sa notoriété d’écrivain (ses neveux, Thomas ou Lionel).
Diariste (ter). Jean Chalon, Journal de Paris 1963-1983 (Plon, 2000, 346 p., 139 F). « Il faudrait m’assommer pour me faire disparaître », rapporte Jean Chalon, rassuré, après consultation d’une voyante. On ne sait plus à quelle massue recourir pour faire connaître le même sort aux ouvrages semblables à ce Journal de Paris, que l’on classerait sans trop d’erreur parmi les produits dérivés du genre biographique. Voilà donc une suite aléatoire de misérables petites confidences recopiées de brouillons inutilisés du temps où le narrateur écrivait des romans à clefs et fréquentait des vieilles célébrités, Le Figaro et quelques écrivains notables. Les velléités créatrices ont disparu, remplacées par un solide sens du commerce qui lui fait étiqueter « roman » (sous la jaquette) ce Journal, ouvrant largement le parapluie de la liberté d’invention pour faire fructifier les noms propres dans le terreau de l’invérifiable. Ou est-ce de mémoire qu’il faut parler ? « Julien Green, Coco Chanel, Louise de Vilmorin, Nathalie Barney… », plastronne la couverture. Tous y sont, en effet, voyez l’index, mais à des degrés divers, l’essentiel du texte étant consacré à une poignée de mondaines célèbres en leur temps, réduites à distribuer des miettes de leur passé glorieux pour retenir autour d’elles, sentimentaux ou intéressés, de rares jeunes gens qui ne manqueront pas de monnayer les saintes reliques en notules biographiques. De bavardage en ragot, on apprend que Jean Chalon les a connues, qu’elles lui ont raconté bien des choses et que ce fut délicieux, bien que le monde soit « un vampire qui vous prend le meilleur de vous-même et vous remercie en vous dénigrant ». Sans doute, c’était là payer cher le fond de commerce reçu en rétribution de tant d’abnégation. Pour le reste, vous n’apprendrez rien de consistant dans ces chutes de textes ramassées dans la fabrique Chalon, achetez les bios, cher lecteur ! Voilà en somme comment l’on pose la crédibilité d’un témoin, comment on forge un certificat d’authenticité qui affermira le crédit des autres produits. Cela sonne comme le cahier des charges d’une action promotionnelle ? Normal.
Doyon. René-Louis Doyon, La Mise au tombeau (Editions du Cardinal, 2000,189 p., 99 F). On doit à Eric Dussert la redécouverte de Doyon romancier, notamment par cette réédition de La Mise au Tombeau, avec son « introduction magistrale » et son copieux dossier. La Mise au tombeau, c’est celle de deux jeunes âmes, Marc et Marie-Louise, amants d’un jour. Marc, conduit à Lourdes par sa vocation religieuse, accompagne Marie-Louise qui est malade et condamnée : nul espoir de guérison miraculeuse, si ce n’est celui de l’amour qui naît entre eux dans cette ville. Amour impossible, au demeurant : Marc, futur moine, cherche à entrer dans un couvent avant d’essayer de retrouver Marie-Louise qui agonise à Marseille. Doyon donne une image de Lourdes différente de celles de Zola et Huysmans. Les travers des pèlerins, décrits avec ironie, sont souvent bien vus, mais ce sont surtout les problèmes de conscience de Marc qui donnent sa saveur au récit. On oubliera le grand nombre de coquilles de cette édition pour retenir le copieux dossier de presse donné en annexe et la bibliographie de l’auteur. Deux petites corrections suggérées au préfacier : Joseph Bollery ne travaillait pas aux P.T.T., mais au commissariat de police de La Rochelle, et ce n’est pas Laquerrière qui lui parla de Bloy, mais Philibert Blanc – le « petit soldat » du journal de Bloy – qui lui fit connaître l’œuvre de ce dernier avant de mourir au front. Espérons que l’ardeur doyonophile du préfacier permettra aux amateurs de lire les mémoires de l’écrivain dans une édition des plus savantes.
Éthique. Ethique et littérature XIXe-XXe siècles, Actes du Colloque « Ethique, esthétique : avenir de la spiritualité ? » des 10 et 11 décembre 1998 à Strasbourg, textes réunis par Gisèle Séginger et Eléonore Roy-Reverdy (Presses universitaires de Strasbourg, 2000, 249 p., 100 F). La préface de Gisèle Séginger définit et illustre respectivement les ambitions et les écueils de ce colloque, dont les contributions inégales et faiblement articulées n’éclairent qu’assez mal un sujet problématisé comme par intermittences par une préfacière brillante hésitant pourtant à se démunir des confortables redites sur la laïcisation de la morale. Il est vrai qu’il fallait accueillir tout le monde dans cette auberge espagnole, où nous prendrons la liberté de ne retenir que le meilleur : le texte d’Yves Charnet sur Baudelaire, caractérisant le régime moderne de la spiritualité par la circulation anarchique de l’énergie, la pertinente analyse d’Anne Geisler sur le « pygmalionisme » comme modèle d’une esthétique considérée comme une projection vers une surnature, la belle réflexion de Jean-Paul Avice sur Bonnefoy, qui approfondit plus qu’elle ne dévoile les rapports du poète à l’image, idole à détruire pour l’épiphanie de la présence. La qualité de l’écriture ne gâte rien, quand elle fait tant défaut, par surcroît, ailleurs. D’autres contributions retiendront pourtant le lecteur, comme celle d’Auguste Dezalay sur la recherche de l’absolu chez… Zola, mais, au final, les réussites de ce volume sont celles qui ne rencontrent que par raccroc le sujet du volume, les autres contributeurs semblant condamnés à tourner maladroitement entre leurs mains les trois concepts du titre – éthique, esthétique, spiritualité –, comme les pièces d’une charade qui leur reste hermétiquement close.
Europe. Jules Barbey d’Aurevilly, L’Europe des écrivains : de Cervantès à Tourgueniev, articles réunis et présentés par Michel Lécureur (Les Belles-Lettres, 2000, 208 p., 125 F). Derrière son titre d’une tristesse toute maastrichienne, L’Europe des écrivains (suite d’un De Balzac à Zola, critiques et polémiques publié chez le même éditeur en 1999) se cache un véritable joyau. Évidemment, comme dans tout ouvrage de critique, on en apprend davantage sur le critique lui-même que sur les auteurs qu’il traite, surtout quand ce critique s’appelle Barbey d’Aurevilly. Le connétable des lettres est – c’est peu de le dire – très présent dans ses articles. Il n’y craint jamais de dire je, d’affirmer ses goûts personnels, avec outrance souvent, avec drôlerie toujours. Irrévérencieux des monstres sacrés de la Littérature, il est même drôle parce que méchant. Gœthe, le premier, fait les frais de cette méchanceté : ses lettres, lit-on, « sont l’autobiographie d’un grand esprit peu enclin […] à montrer le fond d’une âme qu’il a toujours beaucoup drapée, comme les femmes couvrent les épaules qu’elles n’ont pas ». Werther ? « Un soi-disant chef-d’œuvre auquel la Mode a mis un jour l’estampille de la gloire […], un livre faux, platement bourgeois ». Gogol, autre tête de Turc, est assimilé à la société qu’il peint – « Société de crétins » –, avant d’être qualifié glorieusement de « colosse du béotisme et de la vulgarité ». Tourgueniev est un peu moins maltraité. En revanche, Swift paie d’un lourd tribut l’anglophobie du critique, qui stigmatise en lui ce qui fait justement sa force : son cynisme. Barbey n’a apparemment pas compris l’ironie de l’auteur d’A Modest Proposal. Dommage. Les Lettres portugaises sont incendiées ; Saint-Simon, sous-estimé : c’est l’article le plus faible. Il n’y est jamais question de cette merveilleuse langue de vipère si prisée aujourd’hui. Barbey est manifestement moins à l’aise avec le XVIIIe siècle : lorsqu’il aborde l’Abbé Prévost, l’auteur des Diaboliques se déchaîne. Ce portrait littéraire constitue la plus brillante envolée de méchanceté du recueil, et le résumé de Manon Lescaut est un morceau d’anthologie. Si Barbey se montre brillant dans ses haines, il l’est tout autant dans ses admirations. Il aime Shakespeare et Heine – le poète, non le philosophe –, Cervantès évidemment, et surtout Byron dont il parle avec émotion et simplicité – « cette grande coquette […] le plus grand poète désintéressé et chaste » – sans oublier, à tout seigneur tout honneur, Beaumarchais, « superbe et charmant comme un être enchanté de lui-même, toujours prêt à donner, de toutes les manières, du bonheur aux autres, et qui aurait manqué le trait qui l’achève s’il n’eût pas eu de la fatuité ». La fatuité, poursuit-il en songeant sans doute à lui-même, « c’est le rayonnement de notre bonheur ». En attendant, ce bonheur, nous le faisons nôtre à la lecture de cette nouvelle moisson d’articles – ici insuffisamment annotés et présentés – grâce auxquels on se sent peu à peu délivré de l’admiration obligatoire des génies. Notre conclusion, c’est la sienne, qui est la dernière phrase de l’article sur Tourgueniev : « La seule ressource qui reste à la critique, c’est de renvoyer le lecteur au livre dont il est question. »
Fardoulis-Lagrange. Michel Fardoulis-Lagrange. « Aux abords des îles déshéritées ou fortunées » (Bibliothèque de Charleville-Mézières, 2000, 144 p., sans prix marqué). Les lecteurs du volume publié en 1943 par Jean Lescure, Messages / Domaine français, avaient pu découvrir un étrange poème, Les Prœtides, signé Michel Fardoulis-Lagrange, avec la mention « Paris, 1940 ». Mais l’auteur restait quasi inconnu. Il figure cependant dans l’anthologie d’Aelberts et Auquier, Poètes singuliers, du Surréalisme et autres lieux, publié en 1971. En avril-juin 1996, la revue de Sarane Alexandrian, Supérieur Inconnu, a consacré un dossier à Fardoulis-Lagrange, avec des contributions d’Hubert Haddad et Jehan Van Langhenhoven, et un inédit du poète sur son ami Georges Bataille. Le catalogue de l’exposition qui lui est consacrée à la Bibliothèque de Charleville-Mézières porte en sous-titre la citation qui résume l’inspiration du « transnaturaliste » que fut Fardoulis-Lagrange : « aux abords des îles déshéritées ou fortunées ». Préfacé par Hubert Haddad, ce catalogue a été établi par Francine Fardoulis-Lagrange et Philippe Blanc. La notice bio-bibliographique est riche. On y apprend que Fardoulis-Lagrange, venu de son pays natal, l’Égypte, issu d’une famille d’origine grecque, rencontre à Paris Éluard, puis Jean Lescure et, grâce à ce dernier, Bataille, Leiris, Raoul Ubac. Des documents sur les démêlés de Fardoulis-Lagrange avec la police sous l’Occupation sont présentés. Le poète fut arrêté et emprisonné, mais échappa à la déportation grâce à Valéry, Bataille et Paulhan. Après la Libération, il se montra circonspect et critique, tant envers le Sartrisme qu’envers le Surréalisme, malgré les bons rapports qu’il entretenait avec Jacques Herold, Matta et bien d’autres. Parmi ses œuvres majeures, on retiendra Le Grand Objet Extérieur, titre emprunté à Lautréamont qui fut pour lui comme pour les Surréalistes une « figure tutélaire ». Riche d’une iconographie choisie, ce catalogue restera la clé majeure pour entrer dans le manoir poétique d’un auteur méconnu du public.
Fargue. Venise ! ô ma jolie par Léon-Paul Fargue et Jean Cortot (Fata Morgana, 2000, 51 p., 54 F). Un inédit de Fargue, et pas n’importe lequel : il s’agit du « manussecri de la Croixière » (Larbaud) qu’on recherchait en vain depuis plus d’un demi-siècle. C’est en juillet 1923 que Fargue effectua, sur le yacht de son amie la princesse de Polignac, une croisière en Méditerranée orientale. De Capri, il avait envoyé à Adrienne Monnier une carte postale portant seulement : « Je fais mon petit Tibère… » Le bruit courut qu’il avait tenu un journal de bord – ce qui n’était cependant guère dans ses habitudes, Fargue n’ayant rien d’un diariste. Intrigués, Larbaud puis Gaston Gallimard réclamèrent ce manuscrit à l’auteur, en pure perte. L’exhumation récente des papiers et archives de Fargue par les soins de son petit-neveu, M. Laurent de Freitas, a fait ressurgir nombre de documents, dont ce manuscrit mystérieux. Nulle croisière, apprenons-nous, mais une rêverie de poète sur Venise, devant laquelle Fargue se place à peu près comme il eût fait devant le canal Saint-Martin. Cela nous vaut non pas des impressions touristiques, on s’en doute, mais un long poème en prose, qui est du meilleur Fargue : « Rose sur rose, la Venise du matin est toute en pointes de seins, marbres immatériels, maisons dans le ciel errantes comme un mirage. Si fraîche, on vient de l’arroser, l’eau a l’odeur de mouillé. Infiniment la mer… la mer bat ses laitances et ses orgeats. Très vite les îles rament vers des orients. On n’entend que ce glissement doux de soie des grandes machines à faire le silence. Sur la splendeur déserte, où rêve indécise une lune de pastèque, Vénus dans ses ongles se mire… » Oui, c’est le grand poète, celui de Poèmes, de Vulturne et de Haute Solitude que l’on retrouve ici, avec ses fulgurations soudaines et tranquilles : « La lumière monte comme une foule… L’eau est si sale qu’on peut écrire son nom dessus… Croupe d’orgueil, nue dans son châle noir, elle avait la peau rose et brune d’une cruche fraîche dans l’ombre… Un falot rouge s’égoutte au cœur de la Madone… Les grands mousseux font roter les cœurs… » Parfois passe comme un souvenir de Rimbaud : « L’ancienne Comédie se promène dans les coulisses du canal… » Au total, une Venise transposée en poème, à cent lieues des cartes postales comme des notations minutieuses des journaux intimes. Une Venise intégrée à l’univers de Fargue, qui, devant ce spectacle si galvaudé, reste toujours lui-même. Ce texte, bien imprimé en format plaquette, très aéré, est illustré de sobres compositions de Jean Cortot, qui a repris en italien certaines phrases de Fargue et les a calligraphiées : impression de stèles antiques ou d’inscriptions romaines, qu’on pourrait lire sur quelque quai des Esclavons.
Flaubert. Gisèle Séginger, Flaubert. Une poétique de l’histoire (Presses universitaires de Strasbourg, 2000, 258 p., 100 F). Toute l’œuvre de Flaubert apparaît comme une tentative pour penser l’histoire, que celle-ci soit ancienne, religieuse ou contemporaine. Il tend à établir une poétique de l’histoire, tandis qu’au cours du XIXesiècle, le sens historique est en pleine mutation, ce qui se traduit par une nouvelle organisation des connaissances et des savoirs. Mais le roman flaubertien met l’accent sur les vides ou les articulations défaillantes, allant contre une vision cohérente et continue l’historiographie. C’est en ce sens qu’elle se démarque des conceptions de l’histoire de ses contemporains, puisque Flaubert introduit une dimension critique « sous-tendue par une interrogation sur l’histoire et sur les structures pré-narratives qui organisent l’expérience du temps au XIXe siècle ». Par cette démarche, le récit flaubertien se développe comme une réflexion sur l’organisation des savoirs, indissociable d’une évolution de l’esthétique de son écriture. Car l’impassibilité du mouvement historique sert de modèle à la conscience artistique de Flaubert, qui le libère du subjectivisme sentimental du Romantisme. Pour autant, il ne cède pas à la rationalisation du temps historique et de l’enchaînement des événements. En effet, l’originalité du récit flaubertien tient à ce qu’il sait créer un dispositif de déconstruction de l’imaginaire du temps. Partant, avec la spécificité littéraire de sa forme romanesque, Flaubert a fondé une représentation du temps exploratoire « qui ne dépende pas de la catégorie et de la finalité mais permette néanmoins d’inventer une nouvelle poétique de l’histoire ».
Genet. Jean-Pierre Renault, Une Enfance abandonnée : Jean Genet à Alligny-en-Morvan (La Chambre d’échos, 2000, 112 p., 85 F). On aura beau être favorable aux « lectures » d’écrivains, à l’essai-fiction, aux vies imaginaires et à toutes sortes d’expérimentations pourvu qu’elles soient curieuses et fécondes, on ne parvient pas à trouver la moindre circonstance atténuante à ce radotage complaisant sur Jeannot-Genet-l’enfant-de-l’Assistance et le vieil-homme-qui-revient. « Tout est déjà écrit et l’enfant ne le sait pas. Il ne sait pas qu’il sera écrivain et il le sait déjà » : tout est là dès la première ligne, effectivement, l’emphase du biographe qui fait de la vie un destin, le maniérisme des petits riens qui disent tout, en attendant les grumeaux de patois pour donner de l’épaisseur à la soupe de la syntaxe, et la pose illuminée, d’la poésie on vous dit ! « L’enfant sait que le culte enjoué du faux est plus vrai que le reste. L’enfant ne sait-il pas déjà tout ? Que tout soit toujours une première fois ». Qu’ajouter ? Que refaire Rimbaud le Fils aurait exigé un talent sûr, qui ne fût pas d’imitation. On est loin du compte, et les amateurs de Genet n’y trouveront pas le leur.
Gide. Élisabeth Van Rysselberghe, Lettres à la Petite Dame, textes choisis et présentés par Catherine Gide (Les Cahiers de la N.R.F., Gallimard, 2000, 200 p., 135 F). Réunion de textes intimes qu’un jour ou l’autre certaines familles anciennes et encore fortunées décident de faire imprimer, à l’occasion de l’anniversaire de maman (99 ans) ou en mémoire d’un grand-oncle regretté. Espoir de pérennité, sous plaque scellant de marbre la glorieuse aventure familiale, qu’on distribuera largement lors d’une réunion au château… Que d’attendrissement à la lecture du journal tenu par la douairière, pendant ses grossesses, au début du siècle ! Ici, sur la famille Gide et ses annexes, on trouvera à satiété des documents émouvants, photos de bébé, villégiatures désuètes, « Nick », le chien de Théo, « Marithère » en 1924 (belle poule) et textes à l’avenant : « Mamie, dis où elle est, Tit ? Dodo ? Apris ? [À Paris] ». En publiant ces aimables inutilités dans les Cahiers de la N.R.F., Gallimard pousse très loin la reconnaissance que cette maison d’édition a toujours marquée – à son honneur – pour ses grands fondateurs.
Giono. Pierre Magnan, Daniel Faure, La Provence de Jean Giono (Chêne, 2000, 96 p., 80 F). En format de poche, les meilleures photographies d’un ouvrage illustré qui s’intitulait Les Promenades de Jean Giono. Beaucoup de jaune, peu de noir.
Gracq. Michel Murat, Julien Gracq (ADPF-publications, 2000, 75 p., 45 F). Bien que la littérature et les littérateurs ne se voient plus reconnaître, dans ce qu’on est convenu d’appeler – par abus de langage ? – la « politique culturelle extérieure de la France », l’importance qui leur fut autrefois concédée, le ministère des Affaires étrangères n’a pas renoncé tout à fait à user de ces anciens prestiges ni, par voie de conséquence, à éditer des ouvrages qui présentent, aux étrangers ou aux Français, l’œuvre de quelques-uns de nos meilleurs écrivains. C’est ainsi qu’à côté de divers « tableaux » (de la poésie contemporaine, de la philosophie française, de la francophonie) il a proposé un Balzac, un La Fontaine, un Michaux, etc. S’y ajoute désormais un Gracq rédigé par Michel Murat, professeur à la Sorbonne et sans doute un des meilleurs spécialistes de cet auteur. Conformément à l’esprit de la collection, ces 75 pages offrent, à la suite d’une brève chronologie, une présentation de l’œuvre publiée. Chacun des livres de Gracq est examiné à sa place chronologique dans une notice forcément brève mais informée, précise et claire. On y trouve, exposés sans technicité inutile mais sans concession aucune aux facilités d’une certaine vulgarisation, l’argument des textes narratifs, les circonstances de la rédaction, des indications sur la réception, des éléments d’interprétation, et des notations intéressantes sur la culture de Gracq, et sur ses rapports avec quelques-uns de ses contemporains : Breton et les Surréalistes, bien sûr, mais aussi Robbe-Grillet, Sartre, Jünger, Spengler… sans oublier ces illustres devanciers que furent les Romantiques allemands. Ces notices comportent souvent aussi un jugement. L’évidente – et nécessaire – sympathie du critique pour son objet d’études ne le dissuade pas (par exemple à propos d’Au Château d’Argol) de prendre ses distances avec le mode de lecture suggéré par l’auteur et ne le conduit jamais à une admiration aveugle. De même, l’accent mis ici ou là sur la fidélité de Gracq à soi-même ne détourne nullement le commentateur de prêter une attention peut-être plus marquée encore à ce qui change d’un livre à l’autre, du Rivage des Syrtes au Balcon en forêt par exemple, et par là-même à défaire l’image un tant soit peu raide et convenue que le public se forme de cet auteur. Une bibliographie conclut l’ouvrage. On y trouve une liste des nombreuses traductions de Gracq publiées à ce jour de par le monde. C’est bien le moins que pouvait faire un pareil éditeur.
Green. Carole Auroy, Julien Green (Cerf, 2000, 175 p., 120 F). Avec ce livre, les Editions du Cerf, spécialisées en théologie, inaugurent une collection d’essais littéraires confiés à des universitaires. Nul doute que le sérieux sera de mise pour les auteurs à venir, Camus, Claudel ou Dostoïevski. On ne peut reprocher au livre de Carole Auroy son manque d’informations ou son absence de rigueur scientifique. En revanche, le parti pris de conserver une optique théologisante marquée, en interrogeant l’œuvre à travers la notion de culpabilité, peut agacer, même si l’auteur étudié et la problématique adoptée s’y prêtent. Green ne pose-t-il pas la question dans son Journal : « Pourquoi suis-je moi ? » Dans ce Julien Green dont le sous-titre est Étude sur l’autobiographie, l’auteur démontre que l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain n’est en fin de compte qu’une suite de confessions – sur le modèle d’Augustin – où le désir se voile mais où la conscience de soi, douloureuse, s’énonce clairement. Elle conclut que l’écriture autobiographique greenienne constitue un voyage, un retour à l’origine qui « relate le travail d’un long brisement de cœur, qui transmue la quête de soi en un accueil fervent de l’Autre ». On retiendra de cet ouvrage moins l’analyse des relations entre Green et son prochain, dont l’amour le taraude, que son traitement moderne de l’autobiographie, dont il brise avant l’heure les cadres génériques et qui contamine l’ensemble de son œuvre.
Guerne. Armel Guerne, Journal 1941-1942, notes et préface de Charles Lebrun (Le Capucin, Lectoure, Gers, 2000, 141 p., 145 F) ; Les Veilles du prochain livre (Le Capucin, 2000, 60 p., 95 F). Armel Guerne appartient à la famille des « merveilleux ouvriers » de la littérature. Traducteur de Novalis, Melville ou Kawabata, il était aussi poète et essayiste, et son ambition, avouait-il, était « de pouvoir [s]e compter un jour au nombre saint de ces divins voyous de l’amour ». Les Veilles du Prochain Livre est un essai de jeunesse, mais on devine, dans ces textes brefs qui annoncent La Nuit Veille, un auteur au service de l’authentique génie de la langue. LeJournal 1941-1942 est celui d’un homme entré en résistance, non seulement sur le terrain – Guerne et sa femme appartenaient au réseau Carte d’André Girard – mais aussi dans le domaine de l’imprécation spirituelle contre la barbarie et la déliquescence de son époque – « où il n’y a plus d’Homme dans les hommes » – dans la lignée d’un Bloy, d’un Hello ou d’un Bernanos dont il fut le secrétaire et l’ami. Ces pages témoignent de cette attente sombre, de cet espoir désarmé qui incombent aux prophètes. Son écriture épouse l’orage et témoigne d’une droiture exaltée : « Depuis mon enfance – depuis que je savais vouloir écrire – je demande dans mes prières d’être le dernier d’une lignée de supérieurs, et j’ai toujours tout fait pour ne jamais être le premier d’un bataillon d’ingénieurs ». Comme l’écrit Charles Le Brun dans sa préface, Guerne, nourri par sa lecture de Paracelse, s’emploie patiemment « à déchiffrer le secret en deçà du “reflet” ».
Guide. Jean-Luc Delblat, Le guide Lire des écrivains (L’Archipel, 2000, 286 p., 139 F). Plus utile que le bottin, ce guide ! Les adresses et les spécificités des éditeurs, les critères et les dates des prix littéraires, les soutiens que peuvent espérer les scribes et les forçats de la littérature (aides financières, séjours à l’étranger), les associations, les ateliers d’écriture (rires dans la salle), les bibliothèques, les libraires, des informations techniques et juridiques, les principaux médias, etc. Qui est prêt à concourir pour le prix Antoine-Blondin, destiné à récompenser un journaliste sportif « proche de l’esprit [?] de Blondin », ou pour le prix de Flore, décerné au roman d’un auteur « prometteur sur les critères de l’originalité, de la jeunesse et de la modernité » (les rires redoublent) avec, au jury, Michèle Fitoussi, Arnaud Viviant et Frédéric Beigbeder (on ne rit plus) ?
Halévy. Daniel Halévy, Pays parisiens (Grasset, Les Cahiers rouges, 2000, 288 p., 59 F). Cette réédition d’un texte paru en 1929 et complété en 1932 est le récit des liens entre une vie et une ville, entre Daniel Halévy et Paris : une autobiographie et une histoire subjective de la Capitale. Le livre se déroule selon les trois âges de la vie. D’abord les pays de l’enfance : les quais de l’Institut, Montmartre où s’assemblent autour des Halévy de personnalités comme Degas, Gustave Moreau, Charles Haas, Cavé – « Notre Cavé, cet Ariel du rien faire » –, Condorcet, où le professeur d’anglais se nomme Mallarmé et où les camarades s’appellent Proust, Jacques Bizet et Robert de Flers (savoureux, le récit de la correction par Proust d’une des « pièces de vers » de l’auteur). L’adolescence et la découverte de la Révolution sont le cœur du récit ; Halévy raconte dans « Terres inconnues » la découverte brutale, après l’affaire Dreyfus, de la différence sociale dans les quartiers qui composent ce qu’on a appelé ensuite la ceinture rouge, puis l’aventure des Universités populaires, qu’il mène pour sa part à la Chapelle. Il met en scène l’humanisme révolutionnaire de l’époque et termine sur un constat d’échec : « Qu’avons-nous obtenu, avec beaucoup de peine ? Nous avions suscité, dans ce faubourg de la Chapelle, une nouvelle sorte de parisiens lettrés, d’orléanistes ouvriers auxquels manquait très peu de chose pour être pareils à tels autres, abonnés depuis cent ans au Journal des Débats ». L’abandon de cette aventure, puis la rupture provoquée par la guerre conduit à une dernière période : revenu vivre près du Pont-Neuf, Halévy évoque le génie du lieu sous la forme d’une promenade – les quais, Saint-Michel, Saint-Germain – et décrit les figures littéraires qui ont hanté ce quartier. C’est sur l’anticipation de l’enterrement de l’auteur dans le cimetière Montmartre que se clôt le livre.
Hugo. Béatrice Séguin, De Valentine Gross à Valentine Hugo, Boulogne-sur-mer/Paris (1887-1968) (Bibliothèque de Boulogne-sur-mer, 2000, 182 p., 100 F). Bel ensemble de textes et de documents réunis sur la boulonnaise Valentine Hugo. L’ouvrage reprend plusieurs de ses écrits, dont ces fameux souvenirs sur Radiguet parus dans La Parisienne de décembre 1953, dans lesquels elle s’étonnait et s’indignait que le jeune écrivain fût mort tout seul dans sa chambre de la clinique de la rue Piccinni : « Je peux affirmer que dans les premiers mois de 1924 cela était une sorte de scandale dont on ne parlait qu’à voix basse. Personne n’avait été le témoin de la mort du pauvre enfant ». Ne s’est-il donc trouvé personne pour expliquer à Valentine Hugo que ceux qui auraient dû rendre visite à l’agonisant eurent la frousse d’attraper à son contact la contagieuse typhoïde dont il se mourait ? La jeune Valentine Gross avait épousé l’arrière-petit-fils de Victor Hugo. Durant sa longue vie – née en 1887, elle est morte deux mois avant mai 68 –, Valentine Hugo a connu du beau monde : Cocteau, qui l’appelait « le cygne de Boulogne », Satie, les Surréalistes – dont certains ne furent pas d’une grande élégance à son égard –, Picasso, Stravinski, Radiguet, Brancusi, etc. La série d’illustrations des Poètes de sept ans de Rimbaud est sans doute sa plus belle œuvre. Parmi les études qui lui sont consacrées dans ce volume : « L’enfance et l’adolescence de Valentine Hugo à Boulogne-sur-Mer » de Raymonde Menuge-Wacrenier, « Jean Cocteau à Boulogne-sur-Mer chez Valentine Gross » de Stéphane Cyffers, « Valentine et le Sussex » de Frédéric Cassarano, « Grandeur et décadence de l’hôtel Dervaux » de Frédéric Debussche, « Valentine mon amie » de Myrtille Hugnet, « Valentine Hugo et Erik Satie » d’Ornella Volta, « Valentine Hugo et Paul Eluard » de Sylvie Gonzales, « Valentine Hugo et les livres » d’Anne de Margerie, « Valentine Hugo et la musique » d’Edmond Truffaut. En fin de volume, Béatrice Seguin narre dans quelles circonstances la bibliothèque municipale de Boulogne-sur-Mer a constitué le fonds Valentine Hugo et conclut : « L’histoire de la vie de Valentine Hugo reste encore en partie à écrire. » Appel du pied dangereux : d’ici à ce que Jean Chalon, le Robert Machaire de ces dames, nous gratifie d’une Chère Valentine Hugo…
Littérature combinatoire. Antoine Denize, Machines à écrire (Gallimard Multimédia, 1999, 299 F). Ce cédérom Mac/PC contient trois sections principales : l’une présente l’œuvre de Queneau, autour des Cent mille milliards de poèmes et du Conte à votre façon, une autre explore les expérimentations de Perec avec les 243 cartes postales en couleurs véritables, enfin un troisième « domaine » prend la forme d’un ciel constellé de termes liés à la littérature à contrainte ou aléatoire, qui sont autant d’entrées possibles pour découvrir par l’exemple, et sans en rester au seul Oulipo, ce pan important de la tradition comme de la modernité. La tentative, réalisée avec le conseil éditorial de Bernard Magné, est intéressante et justifiée, puisque l’ordinateur se prête à la transposition des dispositifs combinatoires mis en place par les auteurs, tandis que les possibilités d’afficher simultanément ou successivement différents types d’information sont mises à profit pour révéler les contraintes en action dans un texte ou pour montrer comment un extrait peut se construire par assemblages progressifs. Pourtant, on reste sur sa faim. S’il est convié à de nombreux jeux d’intérêt limité – pour créer, par exemple, sa propre carte postale ou assembler suivant différents modes tel ou tel poème –, le spectateur-lecteur se voit en fait accordé très peu d’autonomie. Ainsi, le passionnant (mais nécessairement parcellaire) lexique proposé en guise de biographie de Perec n’est pas accessible sous forme d’index, non plus qu’une liste des dossiers : il faut donc en repasser à chaque consultation par un générique longuet. Certaines parties de l’application obéissent à des commandes propres qui déroutent lors de la consultation et ne sont mentionnées que dans le livret d’accompagnement. Si la découverte de l’ensemble séduit, une simple consultation prolongée semble en épuiser le propos. Aux yeux d’un public plus jeune – le cédérom s’adresse aux adolescents dès douze ans –, les jeux, propositions d’impression et lectures sonores des textes produits tiendront plus du gadget que de la play-station, autant dire de la préhistoire. A notre goût, clos sur lui-même, sans ouverture réelle vers Internet où abondent des expériences d’écriture aléatoire parfois de haute tenue, le dispositif, malgré son intelligence, participe trop d’une démarche de vulgarisation commerciale pour fournir un modèle valable d’exploitation des nouvelles possibilités de l’édition informatique.
Londres. Florise Londres, Mon Père (Le Serpent à Plumes, 2000, 232 p., 37 F). Une biographie intime d’une bonne qualité littéraire, sous forme d’hommage posthume de la fille au père. Ce livre a été publié pour la première fois l’année même – 1932 – où celle-ci a décidé de créer un prix Albert-Londres récompensant un « reporter » de langue française et âgé de moins de quarante ans : double coup de chapeau à la ténacité et au courage du grand correspondant de guerre. Deux ans après la mort accidentelle de Londres, la jeune femme réécrit son enfance et ses relations avec son père, grand enfant lui-même, facétieux et travailleur, qui vivait dans un monde à la Boris Vian. Ne sortait-il pas de chez son tailleur avec un panneau portant la mention Défense d’approcher, complet neuf ? « Michka » – pour les amis – est décrit avec tendresse par son enfant, sa « sœur », comme lui-même la nomme. Sans céder à l’image facile du héros au sourire si doux, Florise Londres le présente tout de même comme un père idéal proche de son enfant en l’absence de la mère, et comme un poète. Les amateurs trouveront dans l’ouvrage de nombreux inédits de Londres, des poèmes de jeunesse, des extraits de son journal et de sa correspondance avec ses parents, la fille laissant souvent la parole au père.
Maisons. Georges Poisson, Guide des maisons d’hommes célèbres : écrivains, artistes, savants, hommes politiques, militaires, saints (Horay, 2000, 450 p., 120 F). Nouvelle édition de ce petit guide déjà largement connu sur les « lieux de mémoire » de nos grands hommes, à ranger dans la bibliothèque à côté de l’imposant Hillairet. Cinq cents lieux de pèlerinage, de quoi sillonner le pays sans trop s’ennuyer – car il y a parfois de la littérature en vue – pendant l’été rigoureux et l’hiver indien. Trois petites corrections à suggérer pour la prochaine édition, qui sera la septième : Rimbaud, « né le 20 octobre 1854 au 14, rue Thiers » : ce n’était encore que la rue Napoléon ; le château de Talcy, à Marchenoir – nom cher aux Bloyens –, dans le Loir-et-Cher, est classé au nom de Chanzy, car le général de ce nom s’y est installé pendant son offensive de 1870 sur la Loire : il eût été plus judicieux de le placer sous le nom de Ronsard, lequel y rencontra une Cassandre qui s’appelait banalement Salviati. Enfin l’auteur du Guide, qui a milité pour que la maison de Céline, route des Gardes, à Meudon, soit préservée, écrit : « Ravagée par un incendie en 1969, la maison a été restaurée. Son inscription à l’ISMH, votée en 1992 par la commission compétente (dont faisait partie l’auteur de ces lignes [Georges Poisson]) a été refusée par le préfet de l’époque. » Les éditions suivantes doivent impérativement donner le nom de ce préfet. Pour une fois qu’on en tient un, et un beau, cela vaut la peine de connaître son patronyme.
Malaquais. André Gide-Jean Malaquais, Correspondance 1935-1950 (Phébus, 2000, 240 p., 129 F). Les éditions Phébus ont entrepris de retrouver un lectorat à Malaquais, qui avait échappé à la vogue des redécouvertes débutée dans les années 70 (Calet, Guérin, Hyvernaud, Ciantar, Werth et quelques autres écrivains qui forment à présent le valeureux « second rayon » de la littérature française du XXe siècle). Jean Malaquais, né Vladimir Malacki et juif polonais, avait connu, après des années d’errance et de petits métiers, un succès soudain mais bref car mal tombé, avec le prix Renaudot en 1939 pour son roman Les Javanais. Prix et éditeur communs (Denoël), ainsi qu’un goût pour la charge sociale, l’ont fait à cette époque rapprocher de Céline. Il a écrit d’autres romans, essais et nouvelles, un bref et violent pamphlet contre Aragon, mais le meilleur de son œuvre est paru chez Phébus en deux volumes jumeaux : Journal de guerre suivi de Journal du métèque en 1997 et aujourd’hui sa Correspondance avec Gide. Textes complémentaires, puisque la correspondance (1935-1950) englobe la période des journaux (1939 à 1942) et qu’on retrouve dans l’un et l’autre volume, versant Malaquais pour la correspondance, le même ton heurté, d’une écriture constamment rapide et tendue. Gide n’a pas dû recevoir beaucoup de lettres comme celle de Malaquais du 22 décembre 1935, où un « Camarade » plein d’amère ironie, mais peut-être bien aussi d’attachement prêt à s’épanouir, fonce tête baissée sur un mandarin des lettres : « Pourquoi a-t-il donc fallu que le premier mot d’un jeune qui venait à vous dans toute la confiance de sa détresse profonde, ait eu pour effet votre précipitation au tiroir-caisse ? » – car le maladroit autant que retors et attachant Gide a cru bon de répondre par un mandat au brutal trimardeur ! Après quoi, leurs relations épistolaires entrent dans une phase plus classique encore que non dépourvue d’éclats de voix, où alternent conseils au débutant et demandes de recommandation. Puis, à partir de 1939, elles atteignent un équilibre entre l’écrivain vieillissant et le romancier qui a pris de l’assurance, n’écrit plus à son « cher bon Maître », mais tutoie son « cher vieux » : s’y exprime un indéfectible attachement entre deux individus que tout semble devoir séparer. L’échange, perturbé par la guerre puis le difficile exil de Malaquais au Mexique, se poursuit jusqu’à la mort de Gide, qui écrit dans sa dernière lettre du 5 octobre 1950 : « Je ne songe qu’à tirer ma révérence et voudrais fermer le guichet » – belle formule, mais qui semble trahir un manque de connaissance du vocabulaire argotique. L’ensemble est complété par deux beaux textes que Malaquais a consacrés à Gide : en guise de préambule, un « Historique de ma rencontre avec André Gide », et en conclusion « André Gide : Notes et notules au courant de la plume », ce dernier reprenant, sous la forme d’une méditation presque apaisée, la substance de la correspondance. Préface, notes et textes de liaison de Pierre Masson et Geneviève Millot-Nakach, qui ont réalisé un travail sobre et efficace.
Marais. Christian Soleil, Jean Marais. La Voie brisée (Actes graphiques, 2000, 255 p., 210 F). « Ce qui restera de lui ? Un physique de légende accroché à l’image poétique de Cocteau », écrivait sur Jean Marais le critique de cinéma Pierre Guénin dans un Cinémonde de 1953. La biographie que Christian Soleil consacre au comédien n’est pas une hagiographie ni une enquête « à l’américaine », mais un récit honnête, direct, écrit sans chichi, et la sympathie pour le personnage principal n’a pas ôté son esprit critique au biographe. Face aux attaques et aux perfidies qui accompagnèrent toute son existence, Marais avait mis au point un système de défense qui se révéla d’une grande efficacité : une gentillesse « désarmante ». Marais fut-il meilleur potier qu’acteur ? Peut-être. Il jouait faux ? Pas plus que Gérard Philippe. Ceux qu’intéresse l’œuvre cinématographique de Cocteau – n’est-ce pas là qu’il a laissé le meilleur de sa poésie ? – liront cet essai avec intérêt. Marais aura été le Mus et le Madon de l’auteur d’Orphée et surtout de L’Eternel retour, ce film que les filmographies persistent à attribuer à son signataire Jean Delannoy, qui n’a pourtant guère réalisé que des navets et, sous l’Occupation, des rutabagas. Christian Soleil cite et reproduit en fac-similé une lettre que Marais, interrogé par lui sur la part de Cocteau dans l’œuvre de Radiguet, lui adressa de Vallauris le 19 février 1998 :
Je crois, mais c’est une supposition, que la générosité de Jean Cocteau n’a jamais voulu qu’on sache combien Jean Cocteau a aidé Raymond Radiguet. Je pense que Jean Cocteau a corrigé les écrits de Radiguet d’une façon inimaginable et même écrit beaucoup de passages des livres du jeune auteur. Pour cela je me base sur sa conduite vis à vis de moi, puisqu’il écrivait pour moi beaucoup d’articles. Raymond Radiguet était doué et Jean était certain qu’apprenant chaque jour à son contact il deviendrait un grand écrivain.
Christian Soleil, qui est « consultant en écrits d’entreprise, spécialisé dans le management [sic] de journaux internes », a publié chez le même éditeur une biographie de Proust, une biographie de Cocteau et une biographie de Michel Durafour, ce qui donne à la rubrique « Du même auteur » un côté jeu des sept erreurs des plus plaisants.
Martin du Gard. Jochen Schlobach, Livres, lectures, envois d’auteur : catalogue de la bibliothèque de Roger Martin du Gard : avec plus de 2 000 envois d’auteur inédits d’Aragon à Zweig (Honoré Champion, 2000, 624 p., 650 F). Jochen Schlobach et ses collaborateurs ont patiemment inventorié et décrit les 10 000 volumes et numéros de revues que possédait l’auteur des Thibault. Les notices consacrées à chaque titre, outre les mentions bibliographiques usuelles, indiquent autant que possible leur premier propriétaire, ce qui permet de différencier les ouvrages appartenant au fonds familial de ceux acquis ou reçus en propre par Martin du Gard, et, le cas échéant, le nombre de pages coupées et annotées de sa main. Les chercheurs curieux d’enquêter sur les textes de formation et les sources documentaires ou littéraires du romancier bénéficient ainsi d’un outil remarquable et rare, puisque, comme le précise l’introduction, la bibliothèque du Nobel de 1937 est d’abord une « bibliothèque de travail » dans laquelle les textes lus ont été directement commentés et où certains ouvrages, augmentés par l’écrivain de coupures de presse ou d’extraits de sa correspondance, fonctionnent comme de véritables dossiers. Les héritiers de l’auteur, soucieux de préserver cette collection malgré sa dispersion prévisible à terme, ont accepté que toutes les annotations de leur grand-père soient reproduites et ont ainsi versé près de 25 000 pages photocopiées aux archives de l’Université de Sarre, où elles sont consultables sur autorisation. Enfin, tous les envois d’auteurs – près de 2000 petits inédits – sont reproduits dans l’ouvrage : leur ton permet de mesurer le rayonnement des Thibault et la nature des liens unissant expéditeur et destinataire. Citons les mots tracés en 1932 par Eugène Dabit : « je voudrais que ce que j’écris vous apporte de moi quelque chose que vous aimeriez. Mais certaines de vos paroles m’en font douter et j’ai le sentiment que nous allons sur un chemin différent, que vous vous intéressez parfois à ce que je déteste, que vous souhaitez de moi ce que je ne puis donner. Au fond, ce sont des différences qui avec les ans ne font que s’accuser. Nous avions, en 1929, les mêmes positions, souvenez-vous. Je n’irai point vous reprocher d’être, physiquement, ce que vous êtes. Ni vous. Cela entraîne tout. Et je termine en vous assurant de ma profonde et sincère amitié », ou cette plaisante formule de Jouhandeau : « je ne voudrais pour rien au monde vous priver de lire ce livre que je renie ».
Mérimée. Clarisse Requena, Unité et dualité dans l’œuvre de Prosper Mérimée : mythe et récit (Champion, 2000, 464 p., 420 F). Par principe, il faut se réjouir chaque fois que paraît une étude sur Mérimée, car la chose n’est pas courante. Mérimée appartient à cette catégorie d’auteurs « inclassables », tels Gautier et Nodier, qui, plébiscités au collège, sont boudés par l’Université. Malheureusement, il arrive que des livres fassent plus de mal que de bien à un auteur. Celui de Clarisse Requena n’aidera pas Mérimée à se relever. Est-ce d’ailleurs de livre qu’il convient de parler ? À l’évidence non, car il ne s’agit que d’une thèse transcrite dans le format d’un livre. Champion est éditeur de thèses, objectera-t-on. Mais il existe, dans la collection « Romantisme et Modernités », des titres qui sont vraiment des livres. Du reste, un essai intéressant peut-il commencer par une phrase comme « l’axe de lecture que nous proposons de l’œuvre de Mérimée repose sur un postulat fondé sur la corrélation de deux éléments de la production littéraire de l’auteur » ? Que nous apprend l’ouvrage : que Mérimée est partagé entre le rêve de l’unité (la recherche de « la pure nature de l’homme ») et l’exercice – littéraire, existentiel, religieux, etc. – d’une dualité. De là, une tension dont la thèse cherche à rendre compte en étudiant dans le détail les principales œuvres de Mérimée, Colomba, Carmen, Lokis – récit extraordinaire, soit dit en passant –, La Vénus d’Ille, etc. Problématique, comme on le voit, totalement extensible, pour ne pas dire fourre-tout, qui permet à l’auteur de se livrer à une variation sans fin (sur plus de 300 pages tout de même, contre 50 pages seulement pour l’unité, plus difficile à « décliner » visiblement) à coup d’étymologie et de narratologie, sur la notion de dualité, à travers les mots duel, deux, double, duplicité, mais aussi masque, miroir, hypocrisie, division, association, etc. Exercice virtuose, impressionnant sans doute pour un jury, mais fatigant pour le lecteur. D’autant qu’à l’envisager dans sa totalité, cette somme n’est guère plus qu’une étude thématique, dans le pire sens du terme, c’est-à-dire une étude telle que le Catalogue national des thèses en fournit maint exemple (« Le Thème de la vierge chez Sade », « La Notion de vide chez Mallarmé », « Le Divin chez Claudel », etc.). Le directeur de la thèse, Michel Crouzet – cité plus d’une dizaine de fois dans la maigrichonne introduction –, eût été mieux inspiré d’orienter sa doctorante dans une autre direction : il y avait mieux à faire que de compter les chiffres un et deux dans l’œuvre de Prosper ! Malgré tout, l’ouvrage est l’occasion de retrouvailles avec des œuvres un peu oubliées telles que La Guzla et Clara Gazul, qui ont compté dans la naissance du Romantisme français. Tiens ! Le voilà, le sujet qu’on attendait : Mérimée et le premier Romantisme. Un peu de patience, cela viendra.
Modernité. Laurence Creton, Horizons crépusculaires. Aspects de la modernité dans le roman autrichien et le roman français fin-de-siècle (1870-1930) (Kimé, 2000, 457 p., 230 F). « Parmi les mythes qui continuent de façonner la culture occidentale, et sa conscience littéraire, figurent ceux de l’Apocalypse, de la mort des dieux et de la décadence. Le judéo-christianisme, quelque peu influencé par les diverses autres sciences d’origine plus primitives ou païennes telles que l’astrologie, la numérologie, l’analyse des phénomènes naturels, redoute toujours la fin des temps sans la situer à un moment précis de la chronologie séculaire, l’apocalypse étant toujours à venir ». Quelle entrée en matière ! Et le reste est à l’avenant. Le titre à lui seul est un programme : amateurs de poncifs et d’approximations, plongez-vous avec délices dans ce pavé qui joint aux habituelles rengaines de la critique « fin-de-siècle » française une adaptation des travaux bien connus de Jacques Le Rider sur la crise de l’identité viennoise. Au menu donc – nous citons ici la table des matières – apocalypse joyeuse, crise du roman, crise de l’identité masculine (et du héros), femme et modernité (sorcière hystérique prostituée demi-mondaine, et androgyne, et artificielle, etc.), la tour, l’horizon, la chambre etc., et le livre, et les voyages immobiles, et les célibataires, etc. On nous pardonnera d’abuser en la matière du et cetera. L’auteur de cette dispensable thèse bourrée de pataquès a ingurgité pour l’occasion davantage de critiques que d’œuvres et donne à l’arrivée une démonstration imparable des difficultés d’une littérature comparée qui exige du recul, de l’originalité et de la maîtrise pour aboutir à autre chose qu’à un mauvais manuel.
Montégut. Maurice Montégut, Le Mur (Du Lérot, 2000, 300 p., 220 F). La collection « Idéographies » des éditions du lérot, s’enrichit d’un nouveau volume, Le Mur, de Maurice Montégut. Cette réédition, souhaitée par le regretté Roger Bellet et procurée par Marie-Claude Schapira, vient, comme précédemment INRI de Léon Cladel ou les Tablettes d’une femme pendant la Commune de Malvina Blanchecotte, servir d’illustration au volume initial de la collection, Écrire la Commune. Témoignages, récits et romans (1871-1931). Paru en feuilleton en 1891, Le Mur a été édité en 1892, puis en 1910. Marie-Claude Schapira a choisi la première parution, qui conserve la typographie du feuilleton, propre à souligner les effets dramatiques d’une production romanesque forte : structure en diptyque – insurrection puis répression –, jeu sur les oppositions – masses versus individus–, thèmes naturalistes (la Commune, « kermesse sanglante » libérant les instincts), servis par une plume efficace. C’est ce que l’on attend d’un « roman parisien » tel qu’il se désigne en 1891. Mais l’on n’écrit pas impunément sur le printemps 1871 et, par le sous-titre donné à la deuxième édition, Roman de la Commune, Montégut attire l’attention sur l’essentiel. La question de l’idéologie du texte a divisé les lecteurs : récit anti-communard ou digne de figurer dans une bibliothèque populaire ? Dans son introduction, Marie-Claude Schapira dépasse cette opposition et met en évidence la confrontation de sources diverses (souvenirs de l’adolescent qu’était alors Montégut, récits de Lissagaray ou de Du Camp) pour offrir un point de vue « finalement honnête ». Ce travail sur soi permet à ce « bourgeois dissocié » d’analyser les antagonismes, d’exprimer la difficulté à porter un jugement définitif, sans renoncer à condamner la barbarie présente dans les deux camps. Cela explique sans doute « l’énergie passionnée et communicative » de ce texte à découvrir.
Musset. Alfred de Musset, Poésies nouvelles (GF Flammarion, 2000, 293 p., 53 F). Lhistoire littéraire est sévère pour le frère cadet de Paul de Musset, Alfred, lautre Alfred du Romantisme (1810-1857). Les plus grands lont accablé : Hugo le pique (« Miss Byron »), Baudelaire le cloue (« un paresseux à effusions gracieuses »), Ducasse le vitriole (« Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle » et Rimbaud parachève définitivement lexécution (« Musset, quatorze fois exécrable »). Raison supplémentaire pour relire aujourdhui en cachette dans la maniable édition Garnier-Flammarion, les Poésies nouvelles que les soins de M. Bony nous donnent à redécouvrir. On peut ne pas souscrire pleinement aux développements de sa présentation : les inquiétudes religieuses du poète, ses amours déçues (Sand, la Malibran), et linfluence dHorace (linfluence dHorace, courages, amis !) sont esquissées tour à tour pour nous faire entrer dans un univers qui se passerait volontiers dintroducteur. Quimporte ! Toute présentation vivifie, quand le volume tombe dans des mains complices. Les notes sérieuses ajoutent un piment ultra-rationaliste parfois cocasse ; par exemple, Ninon « brune aux yeux bleus » (Mme Jaubert, selon un témoin), entraîne la note : « On sest étonné de cette précision, Mme Jaubert étant blonde aux yeux noirs » Dautres sétonneraient plutôt que M. Bony (et nest-ce pas plutôt à son honneur ?) ne se pare daucun titre pour présenter cette édition de poche, dont le principal avantage, pour qui aime Musset, est de ne pas prendre beaucoup de place quand on la porte près du cur. Un regret, pourtant : lorthographe a été modernisée, pour certains mots comme « poëte », lun des plus beaux et peut-être le seul utile de la langue française.
Nina. Charles Baude de Maurceley, La Vérité sur le salon de Nina de Villard (La Vouivre, 2000, 54 p., 56 F). Ce petit volume, le premier de la collection Les Carnets de l’amateur créée par cet éditeur, réunit les articles publiés autrefois sur cette Nina fameuse entre toutes par le journaliste Charles Baude, dit de Maurceley (1852-1930), qui avait été le secrétaire de rédaction de La République des lettres de Mendès. Le premier article parut dans le supplément littéraire du Figaro du 12 avril 1890, les suivants trente-neuf ans plus tard dans le même journal, en feuilleton entre le 2 et le 9 avril 1929. La préface de la réédition de ces textes est de Michaël Pakenham, le premier, aujourd’hui, des « familiers de Nina ».
Paris. La Ville promise. Mobilité et accueil à Paris (fin XVII° début XIX° siècle), sous la direction de Daniel Roche (Fayard, 2000, 440 p., 175 F). Les littéraires pourront encore longtemps jalouser les historiens : quand ces derniers attaquent un sujet, ils ne laissent rien dans le vague et ne s’aventurent jamais au hasard. La cultureArchives nationales l’emporte largement sur la culture Bibliothèque nationale pour ce qui est de l’exhaustivité et de la précision dans l’exploitation des sources documentaires. Combien de travaux littéraires tentent de restituer le contexte socio-culturel des grandes œuvres du dix-neuvième siècle en se contentant de sondages ultra-rapides, de compilations de seconde main, voire d’éléments limités à ce que les œuvres elles-mêmes veulent bien fournir ? Que n’a-t-on pas écrit sur la Pension Vauquer et la réalité hôtelière du Paris de Balzac ! Que n’a-t-on pas raconté sur les errances de la Bohême ou sur la rituelle arrivée à Paris des jeunes ambitieux de province ! Grâce à l’historien Daniel Roche et à ses collègues et étudiants de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine, on pourra désormais s’appuyer sur les enquêtes approfondies et minutieuses que sont « Les Guides de Paris : une littérature de l’accueil ? » de Gilles Chabaud, « La Géographie parisienne de l’accueil » de G. Chabaud, V. Milliot et J.-M. Roy, ou « L’Économie et la sociabilité de l’accueil », véritable monographie due à Daniel Roche lui-même. L’enquête couvre une vaste période dont le premier dix-neuvième siècle n’est que l’aboutissement, mais les dix-neuvièmistes auront également beaucoup à apprendre des parties de l’ouvrage qui traitent plus spécifiquement du dix-huitième siècle : beaucoup des évolutions qui se précipitent dans les années 1820-1840 sont amorcées depuis longtemps, ainsi du déplacement séculaire du centre de gravité de la vie parisienne de la vieille rive gauche aristocratique vers la nouvelle rive droite du Palais-Royal, tandis que la ville ouvrière ou la ville étudiante demeurent et se renforcent. Tout ceci fondé, non sur des impressions ou des échantillons, mais sur des dépouillements complets de dossiers jusqu’ici négligés. Ceci permet de fortement relativiser la pertinence des guides – souvent utilisés par les diverses sociocritiques – dont on découvre qu’ils sont en net décalage par rapport à des réalités que les archives décrivent bien plus précisément. L’objectif de l’équipe d’historiens responsable de ce volume n’était certainement pas d’offrir un nouvel outil de travail aux littéraires, mais ces derniers n’éprouveront aucun complexe à le traiter comme tel, avec reconnaissance.
Pataphysique. Les Très Riches Heures du Collège de ‘Pataphysique (Fayard, 2000, 144 p., 280 F). Le 20 avril dernier, le Collège de ‘Pataphysique a été désocculté. La cérémonie s’est déroulée sur la Terrasse des Trois Satrapes (Fondation Boris-Vian). On a révélé au public l’identité du quatrième vice-curateur : le Satrape Lutembi, un crocodile du lac Victoria. Le même jour sortait l’album des Très riches heures du Collège de ‘Pataphysique, et le Magazine littéraire de juin mettait en vente un numéro sur La ‘Pataphysique, histoire d’une société très secrète, avec la collaboration de Jean-Paul Morel, Jean Roudaut, François Caradec, Paul Braffort, David Rabouin, etc. Ce jour était attendu depuis qu’en 1975 le Vice-Curateur Opach avait décrété l’occultation. Occulté pendant vingt-cinq ans, le Collège avait fini par devenir une abstraction. Désoccultera ? Désoccultera pas ? A l’approche de l’an 2000, cette grande question occultait toutes les autres. Certains filous avaient même tenté de désocculter sans demander la permission, mais ça ne comptait pas. Aussi, lorsque le ‘pataphysique loquet de la grande porte faustrollienne est passé d’« occulté » à « libre », tout le monde a dit Hourra ! en espérant retrouver les lieux aussi ’pataphysiques qu’ils avaient été laissés. Dont acte : cérémonie, gidouilles et désoccultation de boutanches. On remettait ça tout en ruminant le paradoxe qu’a posé un jour le philosophe Agamben à un garçon de café quelque peu logicien : « Garçon, la même chose », lui enjoignait-il en montrant son verre, avant de s’interrompre brusquement et de dire : « Non, après tout un autre ! » Différence ou répétition, que va être la ‘Pataphysique du nouveau millénaire ? Pour comprendre l’enjeu, il faut se plonger dans l’album des Très Riches Heures dû à Thiery Foulc, Franck Ténot et Ruy Launoir. C’est une réussite imprimée qui « s’efforce de montrer la part visible d’une institution fondée en plein imaginaire ». Superbe, et en même temps intimidant pour les impétrants et autres petits scarabées à venir. Outre le fonctionnement complet du Collège, de son organigramme à ses décorations, sans oublier les sorties et les banquets, il y a les noms et pseudonymes de ceux qui ont fait le Collège et laissé des travaux mémorables. Car la désoccultation du Collège implique aussi la poursuite des tâches auxquelles Maurice Saillet, Raymond Queneau, Marcel Duchamp, Max Ernst, Jacques Prévert, Boris Vian, Pascal Pia, Michel Leiris, Noël Arnaud, François Caradec, Jean Ferry, André Blavier ont consacré et, pour certains, consacrent toujours leurs travaux. Pour que tout cela soit plus éclatant encore, des fêtes carabinées suivirent la désoccultation, notamment à Chartres au Musée des Beaux-Arts et à la Collégiale Saint-André. Superbe exposition (et catalogue) où furent présentés les travaux des Commissions. Et si maintenant on se mettait au boulot, un peu ?
Philippe. Charles-Louis Philippe, Les Contes du matin (Éditions de Paris-Max Chaleil, 2000, 270 p., 120 F). Réédition des divers contes figurant dans deux recueils qui avaient été publiés par les soins de Gide, en 1910 et 1916 respectivement (Dans la petite ville et Contes du Matin). De septembre 1908 à septembre 1909, soit pendant un an, Charles-Louis Philippe donnera au grand quotidien Le Matin un conte par semaine. On retrouve, dans cette cinquantaine de textes brefs, tout l’univers de Philippe : les petites villes, la campagne de Moulins, tout un monde d’artisans, ouvriers, paysans et petits négociants, souvent séduits par l’alcool. L’idée de la mort plane sur nombre de ces contes, avec une certaine ironie noire, qui en ferait presque des « contes cruels » : Alice, Mutisme, L’Allumette. Le ton simple et dépouillé, la fin souvent brusquée, révèlent une grande pudeur, en même temps que toute la sympathie de l’auteur pour l’humanité qu’il nous présente.
Philosophie. François Châtelet, L’Histoire de la philosophie, idées, doctrines (Hachette, 2000, huit tomes). Hachette a eu l’idée de ressortir en poche l’ouvrage collectif dirigé par Châtelet en 1972-1973. Les quatre derniers tomes abordent les deux derniers siècles, avec La Philosophie et l’histoire (1780-1880), La Philosophie du monde scientifique et industriel (1860-1940), La Philosophie des sciences sociales (de 1860 à nos jours) et Le XXe siècle. Les grands thèmes sont traités par un auteur : on retrouve ainsi les pages de Deleuze sur le structuralisme ou celles de Bouveresse sur les sciences. La bibliographie de chaque section a été actualisée : le lifting aurait pu aussi porter sur la « Chronologie des principaux textes du XXe siècle ayant une importance philosophique », arrêtée pour l’éternité en 1970.
Picasso. James Lord, Picasso et Dora (Séguier, 2000, 448 p., 150 F). Cézanne, Georges Braque, Balthus, Louis Aragon, Paul Eluard, Cocteau, c’est toute la société intellectuelle et artistique des années d’après-guerre que James Lord fait revivre dans cette autobiographie. Installé à Paris en 1947 pour assouvir sa vocation littéraire et vivre son homosexualité loin des jugements de l’Amérique puritaine, l’auteur, collectionneur amateur et critique d’art, se lie d’amitié avec Picasso et sa maîtresse abandonnée Dora Maar. Son livre, récit détaillé des rencontres avec le peintre, apporte sur lui un regard sans complaisance ; certes, on n’apprend pas grand-chose sur Picasso, si ce n’est ce qui a déjà été écrit. Loin de la bohême montmartroise des premières années, bourgeoisement installé sur la rive gauche, rue des Grands-Augustins, artiste très controversé, politiquement engagé – membre du parti communiste –, personnage autoritaire, égocentrique et cynique, maltraitant ses proches et adulé de tous. Plus que ses rapports avec Picasso, c’est sans doute la relation que noue Lord avec Dora Maar qui donne au récit son originalité : histoire d’une relation ambiguë, évocation d’une femme entrée dans la légende grâce aux portraits laissés par l’artiste, ses relations avec le monde artistique : collectionneurs, marchands d’art, parmi lesquels Kahnweiler, Louis Stern. Le lecteur suivra Dora Maar et James Lord dans leur quête commune du génie artistique, amour perdu pour l’une, amitié incertaine pour l’autre.
Provence. La Provence en livres : bibliographie de la Provence (1950-1999). 1. Littérature, histoire, tradition (Edisud, 2000, 208 p., 100 F). Cet ouvrage collectif recense, pour la deuxième moitié du XXe siècle – hélas, oserions-nous soupirer – tout ce qui s’est écrit sur la Provence, tant en langue d’oil qu’en langue d’oc et en autres sabirs les plus divers, qu’il s’agisse de la linguistique, du chant, de la poésie, de l’histoire, ou encore de la gastronomie. Les passionnés du Félibrige, de Félix Gras, de Joseph Roumanille et de l’incontournable Mistral y retrouveront moult références. Les autres y découvriront des chefs d’œuvres de notre littérature classique enfouis dans l’oublieuse mémoire des peuples, comme La Légion d’Honneur de René Jouveau par Gaston Defferre.
Quartier Latin. Octave Charpentier, À travers le Quartier latin (Éditions de Paris, 2000, 248 p., 120 F). Réédition d’un ouvrage paru dans l’entre-deux-guerres, proposant 240 pages d’école buissonnière dans un quartier qui est longtemps passé pour le seul où l’on pouvait attendre avec sérénité la survenue de l’inéluctable apocalypse. Typographie « d’époque » (à la page 31, sous un portrait du poète des Fleurs du Mal, un « Beaudelaire » du meilleur effet) et dessins à la plume de Sacha Finkelstein et Paul Baudier. À travers le Quartier latin paraît dans une collection – dirigée par Max Chaleil – qui compte à son actif des bouquins bien intéressants : le Dictionnaire de l’argot parisien de Lorédan Larchey, La Corne et l’épée de Laurent Tailhade, Croquis de Paris et d’ailleurs du grand Joris-Karl. On apprend bien des choses intéressantes en parcourant les chapitres d’À travers le Quartier latin. Ainsi, la rue des Saints-Pères s’appelait autrefois rue des Vaches, car elle bordait des pâturages (les vaches ont laissé la place au Magazine littéraire et les pâturages à plusieurs maisons d’édition). La rue des Canettes tirait son appellation d’une enseigne représentant quatre petites canes s’ébattant dans l’eau. Quand vous passez place Maubert, ayez une pensée pour le libraire Martin Lhomme, qui y fut brûlé pour avoir imprimé des « épîtres, livres et cartels diffamatoires, pleins de sédition, schisme et scandale ». Les quartiers de la rive gauche ayant été longtemps dépourvus d’eau – la Bièvre était le seul ruisseau et les puits ne suffisaient pas à désaltérer tout le monde –, des porteurs d’eau sillonnaient les rues en vendant le liquide pour deux sous le tonneau. Le marchand d’eau annonçait son passage aux ménagères en criant À l’eau ! À l’eau ! C’est aujourd’hui le cri des porteurs des téléphones mobiles qui sillonnent le Quartier. Autant porasses, ô moresses !
Redon. Odilon Redon, À soi-même, 1867-1915 : notes sur la vie, l’art et les artistes (Corti, 2000, 192 p., 110 F). À quand la désoccultation d’Odilon Redon ? Voici une réédition, non annoncée comme telle, du journal de Redon, publié pour la première fois, à titre posthume et « par les soins de Mme Redon » (sic), chez H. Floury en 1922. Cette première édition n’est pas rappeler l’édition de 2000, qui ne contient aucun texte de présentation, l’introduction de Jacques Morland qui figurait à l’origine ayant disparu. Passons, dans cette « nouvelle » édition, sur la perte de lisibilité du texte au fur et à mesure de la photo-reproduction, mais pourquoi ne pas avoir réintroduit les autres écrits de critique d’art de Redon (notamment sur Rodolphe Bresdin) exhumés par Robert Coustet et publiés chez William Blake en 1987 ? Décidément, Redon n’a pas de chance, si l’on considère le sort fait parallèlement à sa correspondance. Première édition : Lettres d’Odilon Redon 1878-1916« publiées par sa famille » (sic), Éd. G. Van Oest, Paris-Bruxelles, 1923, avec une préface de Marius-Ary Leblond. En 1960, Arï Redon, son fils, accepte de publier les Lettres de… à Odilon Redon (Corti), lesquelles sont suivies en 1987, toujours chez Corti, de Lettres inédites d’Odilon Redon à…, édition établie et présentée par Suzy Lévy dans le cadre de sa thèse. Or, non seulement tout cela est loin d’une édition complète, mais les lettres publiées sont fréquemment entrecoupées des redoutables crochets enserrant des points de suspension, et ce sans la moindre justification de la part des éditeurs. Suzy Lévy, qui a signé une étude sur Odilon Redon et le milieu occultiste parue en 1987, pourra peut-être donner des éclaircissements sur ces – comment les appeler autrement ? – « censures ». On publiera volontiers ici ses explications.
Revue des Deux Mondes. Les Tables des matières de la Revue des Deux Mondes (1831-1855) (Nizet, 2000, 218 p., 150 F). Le titre tient les promesses du contenu. Spécialiste de Nerval, Hisashi Mizuno a signé une courte préface où il met en exergue les liens entre son poète et la revue de François Buloz.
Rheims. Maurice Rheims, Nouveau Voyage autour de ma chambre (Gallimard, 2000, 153 p., 79 F). Xavier de Maistre publiait en 1795 son Voyage autour de ma chambre. M. Rheims arpente à son tour son modeste appartement de 200 m2 du Faubourg Saint-Honoré. Amateur éclairé, homme de désir et de passion (« mes objets, mes conquêtes féminines… »), il invite le lecteur à découvrir son « bazar » (« Nous ne sommes que poussière. La pensée ne vient pas de moi, mais moi et ma femme de ménage l’avons à l’esprit dès que nous regardons tels ou tels objets ») au fil d’une rêverie suscitée par les tableaux, meubles, bibelots, statues, tapis et autres shmattès qu’il possède. Il n’y a pas là de quoi bouleverser la production écrite contemporaine – ni casser les trois pattes d’un canard – mais on passe une heure agréable en compagnie de ce cicérone aimable et cultivé (« Tout au long de ma vie, j’ai été le Fregoli de ma curiosité »). Retenons cette formule : « Au paradis du curieux, la chimère est reine ! » Quel lecteur d’Histoires littéraires soutiendrait le contraire ?
Saint-Exupéry. François Gerber, Saint-Exupéry de la rive gauche à la guerre (Denoël, 2000, 288 p., 125 F). Plus qu’une plaidoirie pour Saint-Ex – dont la cause avait effectivement besoin d’être plaidée –, cet essai est plutôt l’illustration du « complexe de l’intellectuel ». Par un de ces curieux retournements de l’Histoire, l’étiquette posée comme infamante par Maurice Barrès il y a un siècle, est aujourd’hui revendiquée par François Gerber pour Saint-Ex comme le plus haut titre de gloire, au-dessus des croix de guerre et des pâles Légions d’honneur. Et cela, versus les « analystes et chroniqueurs de l’engagement », tous victimes selon le plaideur – de Pascal Ory et Michel Winock à Bernard-Henri Lévy –, et sans doute depuis Dreyfus, de la « mystification » sartrienne. Il est vrai que l’auteur semble fâché avec la chronologie, qui entend faire de Pilote de guerre, publié en décembre 1942, le premier livre de la Résistance, avant Le Silence de la mer de Vercors, publié en février de la même année. Alors, Saint-Ex, un intellectuel ? On ne trouve pas trace, dans ses écrits, d’une telle revendication, mais plus clairement de celle d’« aventurier » qui justifie pleinement pour toute cette période la confrontation avec Malraux. Quant à son « engagement », hors le sens militaire – qui, effectivement, lui coûtera la vie –, pas davantage de traces. Il ne voit rien de ce qui se prépare au Maroc au début des années 20 ; il ne semble connaître des années 30 que ce qui se colporte dans les salons ou à la terrasse des cafés. D’ailleurs, pour notre auteur lui-même, nous ne faisons qu’assister, dès 1931 ! – et dès la page 32 – aux « ultimes convulsions de la Troisième République ». Pris en sandwich entre Vichy et les Gaullistes, qu’est ensuite allé faire Saint-Ex aux États-Unis où il est resté deux bonnes années, de 1941 à 1943, hors réfléchir sur la « défaite » ? Il aurait là été intéressant d’avoir, à travers Saint-Ex, la vision des Américains sur la situation française et les raisons de leur réticence à s’engager dans le conflit européen. Mais l’auteur est trop pressé d’exposer sa propre vision de l’Histoire et de cette période Collaboration-Résistance, que nous lui laissons.
Saint-Exupéry (bis). Pierre Dordor, Saint-Exupéry 1900-1944 (Les Presses du Midi, 2000, 46 p., 50 F). A l’heure des publications en tous genres sur Saint-Exupéry – mémoires de sa sœur, de sa femme, etc. – voici un livre militaro-biographique. Entre les photographies des appareils pilotés par l’écrivain (pour la plupart appartenant à la collection personnelle de l’auteur) s’égrène la liste de ses affectations, faits et gestes, rencontres, avec mention des lieux et dates, presque à l’heure près. Cette énumération d’informations n’est pas véritablement écrite : les exploits du héros sur tel type d’avion sont livrés sans beaucoup de liant. L’auteur, tout admiration, veut davantage faire revivre Saint-Exupéry au jour le jour, au gré de ses déplacements, que réécrire sa vie. Il répète en conclusion le cri de son livre précédent : « Où êtes-vous Commandant Antoine de Saint-Exupéry ? ». Oui, au fait, où êtes vous, commandant ?
Sarraute. Joëlle Gleize commente Les Fruits d’or de Nathalie Sarraute (Gallimard, Foliothèque, 2000, 226 p., 55 F). Avec Les Fruits d’or, publié en 1963, Sarraute a sans doute construit l’un de ses plus beaux récits, l’architecture nette et brève du roman épousant à merveille la finesse et l’austérité du propos. Son intrigue explore, autour de conversations discontinues et de rencontres aux voix incertaines, le jeu social par lequel se construisent la réputation et l’évaluation d’une nouvelle œuvre, un roman justement intitulé Les Fruits d’or. L’étude de Joëlle Gleize propose la lecture critique d’un roman de la lecture critique : on voit le risque de lourdeur ou d’aridité, écueil dont la commentatrice se montre consciente, mais qu’elle n’évite pas complètement. Voilà ce qu’on entend par « un travail utile » : complété par un dossier, ponctué de citations qui invitent à des comparaisons avec les autres œuvres de Sarraute, les théories sur la lecture, le canon du Nouveau Roman, etc., l’ensemble est honnête mais pèche par excès d’exhaustivité ou de pédagogie – le public visé est celui de l’université – et ne convainc pas toujours de sa nécessité. Ainsi, l’approche narratologique a beau être bien menée, passant par voix, structure, intrigue, temps, statut du personnage et autres, sans jargon excessif, on s’y ennuie, faute d’imprévu. Surtout, ramenées au texte de Sarraute, fragile résille langagière au service de la fixation de « tropismes » variés, les remarques sur la réception ne sont pas sans effet de redondance et d’alourdissement, d’autant que l’auteur doit convoquer et présenter des systèmes à la fois complexes et connus, comme celui de Jauss. Mais pouvait-elle l’éviter ? Certaines pages, consacrées à l’usage des métaphores dans l’œuvre, dans lesquelles l’auteur était probablement plus libre de sortir d’un programme imposé, forment un développement plus stimulant.
Second Empire. Christophe Pincemaille, L’Impératrice Eugénie (Payot, 2000, 350 p., 135 F). Cet ouvrage, rapidement mais agréablement lu, expose la dernière année du règne de l’impératrice. Intéressant de découvrir la personnalité et les actes de cette « Ugénie » qui fut tant moquée par une opposition féroce. Elle avait pourtant son charme, l’Espagnole…
Simenon. Georges Simenon, La Méditerranée en goélette (Le Castor astral, 2000, 132 p., 130 F). La Méditerranée par le père de Maigret promet plus qu’elle ne tient : tout d’abord sa date – été 1934 – laisse augurer une chronique intéressante de ces années-là, puis son sujet, très estival, annonce un journal de bord pittoresque, bien avant le rush sur la Côte d’Azur. Que nenni ! On nage dans les lieux communs, comme dans une carte postale colorisée, avec ces marins et ces dames dans des ports tous identiques, qui n’ont pas changé d’un iota depuis l’Antiquité. Simenon a beau préciser que, non, ce n’est pas ça, la Méditerranée, il n’y croit pas lui-même : « ce sont les cartes postales qui ont raison ». Mais de quelle époque ? En pleine montée du fascisme, Simenon passe sous silence l’actualité (mouvementée) et se réfugie dans l’atemporalité avant de choisir son camp : celui de la collaboration. Il suggère à la fin de son livre de relire L’Odyssée : très bon conseil.
Simenon (bis). Michel Lemoine, Le Paris de Simenon (Encrage, 2000, 320 p., 250 F). « Paris à vol d’oiseau », non avec Hugo mais avec Simenon. Michel Lemoine, citoyen belge spécialisé dans l’étude de son compatriote, livre un inventaire assorti de cartes d’époque (1925), des lieux parisiens de Simenon, réels ou imaginaires, disparus (comme les Halles) ou encore existants. Attention, comme l’affirme l’introduction, pas question de trouver la meilleure adresse de Maigret : « il ne s’agit aucunement ici d’un guide touristique mais d’un guide littéraire ». On pourrait ajouter « et universitaire », car l’ambition de l’auteur est d’offrir aux études sur Simenon, qui sont florissantes, un outil d’analyse et de référence, avec index des personnages, des lieux et des œuvres. La disposition de cet inventaire n’est pas alphabétique mais géographique, car elle suit le découpage de Paris en arrondissements et en quartiers (jusqu’à 80) : les entrées, par nom de voie ou de place, fourmillent de citations. Passant du quai des Orfèvres à la rue Coquillière ou à la rue des Saussaies, endroits bien connus des amateurs, le livre donne le goût d’une promenade parisienne, un Maigret à la main.
Sollers. Philippe Sollers, Passion fixe (Gallimard, 2000, 292 p., 110 F). Sollers poursuit ici la publication de ses fiches, entamée de longue date. Dans cette anthologie consacrée aux maximes consolantes et curieuses de diverses sources, surtout chinoises, l’écrivain maudit bien connu des plateaux de télévision a cette fois encore adroitement distribué les fragments d’un guide pour voyageurs chics occupés à flâner de Venise à New York et de Shangaï au Parc Monceau. On retiendra en particulier d’abondantes citations de Lautréamont, de Cyrano de Bergerac ou du Yi King version horoscope. L’égoïsme féroce qui s’exprime ici au nom de la poursuite du « bonheur » et de l’« amour » nous change par ailleurs agréablement du narcissisme geignard de beaucoup de productions courantes, que Sollers condamne avec raison (autres citations à l’appui). Une vague histoire d’amour sans histoire (déjà racontée partout) sert de liant à l’ensemble (résumé obligeamment fourni par l’auteur dans ce nouveau livre), pimenté des notations paranoïdes habituelles (c’est encore l’auteur qui le confesse) sur les « ils », les « eux », la « Centrale », etc., dont on sait à quel point Sollers subit les incessantes persécutions. Il n’en poursuit pas moins courageusement son entreprise si efficacement subversive, depuis le Q.G. clandestin de la rue Sébastien-Bottin. Le lecteur se demande ce qu’il adviendrait de cette lutte douloureuse si les médias, reconnaissant leur aveuglement et renonçant à leur harcèlement, se décidaient un jour à mentionner son nom.
Stendhal. La Chartreuse de Parme. Édition établie par Fabienne Bercegol (GF Flammarion, 2000, 683 p., 37 F). Une édition destinée aux étudiants. Présentation, dossier et bibliographie assez complets. Le dossier vise à éclairer certains aspects du roman : les sources, la réaction de Balzac, l’épisode de Waterloo, « la prison d’amour », ce dernier aspect étant bien connu depuis les travaux de Brombert, Durand et Crouzet. La section consacrée à Balzac et Stendhal reproduit de longs extraits du fameux article du premier, paru dans la Revue Parisienne en 1840. Comme le souligne F. Bercegol, Balzac, tout en définissant admirablement le roman de Stendhal, l’a fait « sans rien dire de sa poésie, de son esthétique, de ses valeurs essentielles ». Surtout, il reproche son style à l’auteur, assurant de façon singulière : « Il écrit à peu près dans le genre de Diderot, qui n’était pas écrivain ». Créateur exigeant, Balzac avait été frappé par la structure assez lâche du roman, par une liberté d’écriture frisant parfois le laisser-aller et par le soin avec lequel Stendhal évitait les descriptions. Par-delà les « sources » (chronique des Farnèse, etc.), la critique actuelle y verrait davantage un livre de souvenirs, doublé d’une autobiographie chimérique. Il ne faut donc pas regretter que Stendhal, qui avait commencé à le faire, n’ait pas eu le temps de corriger son texte en suivant les suggestions de Balzac. Il est piquant de lire sa réponse à Balzac, plus étonnante encore, peut-être, que l’article de celui-ci. Signalons enfin les considérations de F. Bercegol sur « le mythe de l’improvisation » de ce roman écrit – ou plutôt dicté – en cinquante-deux jours. C’est précisément cette allure parlée qui donne au texte, de l’ouverture en fanfare à l’adagio final, sa tonalité à nulle autre pareille. Pour le reste, on peut rappeler les paroles célèbres de Whistler : « Oui, je n’ai mis qu’une ou deux matinées à peindre cette toile ; mais elle a été peinte avec toute l’expérience de ma vie. »
Stendhal (bis). L’Année Stendhal n°3, 1999 (Klincksieck, 2000, 253 p., 150 F). Onze auteurs apportent leur contribution à la recherche stendhalienne. Leurs travaux portent sur l’œuvre romanesque et autobiographique, et ouvrent des perspectives sur la connaissance conceptuelle de Beyle : Anne Hage analyse les relations filiales dans Lucien Leuwen à travers la représentation du républicanisme ; Pierre-Louis Rey définit les conceptions de l’amour et de la beauté dans l’œuvre romanesque, tandis que Brigitte Diaz évoque la passion de Stendhal pour les mémoires et leur rôle dans la formation intellectuelle de l’écrivain : comment, à travers ces lectures, Beyle se forge-t-il une vision du monde, y puise-t-il la connaissance de l’homme et de ses rapports avec la société ? D’autres spécialistes s’interrogent sur les sources d’inspiration de Stendhal : Karin Gundersen analyse les similitudes des trames romanesques de La Princesse de Clèves et de La Chartreuse de Parme, Thierry Gouin tente de montrer, à travers une étude sémantique du Journal d’un voyage dans le midi de la France, les liens entre les personnages de fiction et l’expérience du voyageur Stendhal : comment cette expérience est-elle transformée et restituée par le romancier ? L’analyse de la Vie de Henry Brulard occupe une place non négligeable dans cette réflexion, l’auteur soulignant l’originalité du style autobiographique de l’écrivain. Les écrits « mineurs » ne sont pas oubliés : récits inachevés, nouvelles dont « l’intensité de la tension dramatique » est commentée par Yvon Houssais. Succède à ce corpus d’articles fouillés un ensemble de notes, documents, correspondances dont les commentaires peuvent éclairer le lecteur sur la connaissance de l’œuvre du meilleur écrivain qui soit né à Grenoble.
Théâtre. Colette Godard, Chaillot. Histoire d’un théâtre populaire (Seuil, 2000, 120 p., 240 F). Cet ouvrage de grand format, abondamment illustré, n’apprendra peut-être rien aux spécialistes de l’histoire des théâtres parisiens du vingtième siècle (y en a-t-il beaucoup ?), mais il réjouira les amateurs de théâtre qui souhaitent retrouver des souvenirs de légende et les pimenter d’informations précises, présentées avec un certain enthousiasme. Colette Godard a fait des ouvrages savants, et ses chroniques du Monde étaient appréciées. Elle communique ici efficacement le savoir tiré de la fréquentation des archives comme du spectacle vivant, et restitue le plaisir visuel et sensuel provoqué par certains spectacles ainsi que par l’arsenal des êtres et des objets qui y contribuent, depuis les affiches, les programmes, les photos de scène, jusqu’aux boniments de ceux qui restent toujours, de quelque manière, des bateleurs et des batteurs d’estrade. Ce qui se vérifie encore plus, bien entendu, quand Chaillot devient le royaume déjanté d’un Jérôme Savary. Même si l’information historique, soignée et rigoureuse, est ce qui structure le livre et en fait autre chose qu’un simple livre d’images, le lecteur sera peut-être retenu d’abord par un autre trait qui en fait l’originalité : les interviews de toute une série de personnages qui, sur scène ou à côté, ont forgé l’identité de Chaillot. Entendre d’autres mots que ceux des premiers rôles d’aujourd’hui a quelque chose d’émouvant : Marcel Jacno est le graphiste qui a imaginé le célèbre sigle du TNP ; Christiane Minazzoli, fidèle de la troupe de Vilar, évoque ces grandes années ; Armand Gatti, dont La Passion du Général Franco aurait dû être montée au TNP mais avait été interdite par Malraux, rappelle cet épisode. De même pour Jacques le Marquet et Yannis Kokkos, scénographes, Patrice Trottier et Alain Poisson, éclairagistes, Didier Sandre, Michel Dussarrat, comédien et costumier – mais pas Savary ! L’iconographie est somptueuse, souvent rare et les reproductions de qualité. Une liste chronologique des créations, des coproductions et des spectacles accueillis à Chaillot de 1951 à 2000 complète l’ouvrage.
Ventes publiques. Anne de Caumont, La Passion aux enchères (Grasset, 2000, 270 p., 116 F). Cinq chapitres dans ce petit livre écrit sur un ton vivant et parfois allègre. Chacun est consacré au destin commercial d’œuvres artistiques ou de bijoux : le portrait de Marilyn Monroe par Andy Warhol (17 millions de dollars, de quoi donner raison à Edgar Poe à propos de son appréciation sur les goûts artistiques de ses compatriotes les Yankees), l’émeraude de la duchesse de Windsor, américaine divorcée dont il fut beaucoup parlé (son cas était donc si intéressant ?) ; un nu de Dina Vierny sculpté par Maillol ; le Bassin aux nymphéas de Claude Monet ; un portrait de femme à l’encre bleue de Picasso, appartenant à la collection de son ex-maîtresse Dora Maar. De Christie’s à Sotheby’s, de Genève à Paris, et de Londres à New-York, du dollar, du franc (suisse, bien sûr), du yen, en veux-tu en voilà. Trop de sucre sur le gâteau pour ne pas écœurer un peu. Que des sociétés japonaises se fassent rouler dans la farine avec de vrais-faux Van Gogh, cela rassure. Cent millions de dollars à ma droite, qui dit mieux ?… Une fois… deux fois… Une suggestion à messieurs les terroristes : plutôt que de demander des rançons pour des touristes ou des journalistes de télévision enlevés, pourquoi ne pas s’en prendre aux œuvres d’art : « Une tonne d’or ou je déchire la Joconde ! » On saurait ainsi la vraie valeur d’une « œuvre d’art ».
Verne. Jules Verne, Contes et nouvelles (Éditions Ouest-France, 2000, 392 p., 99 F). Réédition d’un choix de courts récits de Jules Verne : Maître Zacharius, Une Fantaisie du docteur Ox, Hier et Demain, La Journée d’un journaliste américain en 2890, etc. Chaque nouvelle est précédée d’une notice de Samuel Sadaune, doctorant à l’Université de Rennes. La postface est d’Olivier Dumas, président de la société Jules Verne. Sur les tripatouillages des textes par Michel Verne, fils de Jules, d’utiles précisions sont données. Ô les cadavres de Servadac ! La réunion de ces textes disparates et très différents les uns des autres et le retour au texte original du romancier font de ce volume un véritable ouvrage inédit de Jules Verne.
Vilmorin. Louise de Vilmorin, Promenades et autres rencontres et Articles de mode (Gallimard, Le Promeneur, 2000, 166 et 108 pp., 125 et 129 F). Le Promeneur, après Lolette et Les Mémoires de Coco, ressuscite les écrits sur la mode et sur l’époque contemporaine de Louise de Vilmorin, parus pour la plupart dans des magazines féminins entre 1945 et 1958 pour les Articles, et 1955 et 1960 pour les Promenades. Tous les manuscrits se trouvent à la bibliothèque littéraire Jacques-Doucet. La chroniqueuse, si elle exprime des préoccupations futiles de son temps, comme la tenue des vacanciers (sa colère rejoint celle de Colette) ou la disparition des autobus parisiens à plate-forme, a toujours cependant le souci du recul à prendre, qu’il soit dans le regret d’un monde révolu ou dans le choix d’une optique philosophique influencée par Baudelaire, surtout dans ses Articles de mode. L’expression est à prendre au propre comme au figuré : elle commente l’usage contemporain de la dentelle ou de la voilette (« le voile d’aujourd’hui illustre bien l’état d’esprit des femmes de notre époque : il est encore romantique, il n’est plus romanesque ») et applique les aphorismes baudelairiens, cités de nombreuses fois in extenso. Elle va jusqu’à consacrer des articles à ses sujets de prédilection, la chevelure ou la parure. Les Promenades réunissent, dans une première partie, les voyages de Louise de Vilmorin, et, dans une seconde, ses rencontres avec Cocteau, Clair, Saint-Exupéry… Dominent alors les souvenirs familiaux ou sentimentaux, servis par le style alerte des Articles, où l’auteur cultive l’art de la pointe. Louise de Vilmorin s’applique à rendre présents, en écrivant au présent – dont elle fait l’éloge –, ces personnes et ces lieux qui réussirent à créer ce qu’elle nomme un « événement ». Elle livre parfois sans pudeur ce qui est resté imprimé dans sa mémoire. Son premier souvenir de lectrice, qu’elle doit à Maeterlinck, s’apparente à une expérience de vie : « Je n’avais pas lu, j’avais vécu. »
Willy. Bernard Lehembre, Colette et Willy (Acropole, 2000, 167 p., 89 F). Dans cette collection de Couples célèbres aux sous-titres proprement géniaux ont déjà paru un Napoléon-Joséphine. Mariage pour la gloire, un indépassable Grâce Kelly-Rainier III de Monaco. Contes de fées sur le Rocher, un Marcel Cerdan-Édith Piaf. Le bel amour et un hallucinant Georges Simenon-Joséphine Baker. Les amants sauvages. La quatrième de couverture de Colette et Willy précise que l’auteur « est historien et écrivain ». Précision utile, mais qui ne convaincra que ceux qui n’ont pas ouvert le livre. Le seul intérêt de l’ouvrage est de démontrer qu’il existe encore des éditeurs qui n’ont aucune honte à s’enrichir en publiant des paraphrases dialoguées auprès desquelles la prose d’une Amélie Nothomb paraît presque élégante :
– Il faut mobiliser nos amis et les critiques qui nous soutiennent pour faire pression sur Lugné-Poe, dit Jarry qui sait à quoi s’en tenir sur l’Œuvre puisqu’il fait partie de l’équipe depuis sa création. Le point de vue de Lugné-Poe est actuellement le suivant : sans une bonne préparation du public, nous courons à la catastrophe !
– Lugné-Poe n’a pas tort, dit Vallette. Lorsque nous avons publié le texte d’Ubu Roi dans le Mercure de France, seuls Henry Bauer, Aurélien Scholl, Jean Lorrain et Armand Silvestre ont réagi par des articles favorables.
– J’ai une proposition à vous faire, dit Jarry. Je suis prêt à faire une ou deux lectures privées de la pièce. Cela encouragera Lugné-Poe, toujours persuadé qu’il est seul, et cela préparera les uns et les autres à nous soutenir.
– Willy, Jarry peut faire une lecture chez nous, rue Jacob, propose spontanément Colette.
– Je suis d’accord pour que cela se fasse chez Colettevilli, acquiesce Jarry, mais il faudrait décider d’une date. La représentation d’Ubu Roi étant prévue le 10 décembre, ce serait bien que la lecture ait lieu à la mi-novembre.
Alors ? Le sous-titre de ce Colette et Willy ? Ah ! non, ce serait trop facile.
Yourcenar. Marguerite Yourcenar. Ecriture, réécriture, traduction : actes du colloque international de Tours 20-22 novembre 1997, textes réunis par Rémy Poignault et Jean-Pierre Castellani (SIEY, 2000, 400 p.,
240 F). De même qu’on choisit les interventions auxquelles on va assister lors d’un colloque, il faut, dans cette publication, errer et feuilleter pour trouver les rares articles qui ont le mérite de poser une vraie problématique, et surtout ne pas se laisser se décourager par une lecture qui commence si mal, dans la partie « Écriture », avec l’article inaugural écrit par E. Dezon-Jones, qui est loin d’être ce que la critique a écrit de meilleur. Elle y tergiverse pour donner une appellation générique à Sources II avant de choisir celle de « texte d’accompagnement », après nous avoir affirmé (ô révélation !) qu’« une chose est sûre. Pour Yourcenar, la lecture est aux sources de l’imaginaire et la note de lecture est un moyen de retrouver ces sources ». Une fois écartées les contributions à tonalité féministe, on pourra tout de même trouver de bonnes et sérieuses analyses stylistiques ou thématiques. La deuxième partie intitulée « Réécriture » propose des études génétiques de l’œuvre et s’attache particulièrement à la transformation de D’après Dürer en L’Œuvre au Noir. Ce qui alourdit considérablement la lecture de la troisième partie (« Traduction »), c’est que, malheureusement, chacun a cru bon de revenir sur les problématiques rebattues concernant l’activité traductrice (fidélité et réception du texte), avant de porter des accusations d’ordre linguistique ou interprétatif, textes bilingues à l’appui, pour finalement conclure à la réécriture. Deux parties en une, donc. Bref, le lecteur attentif et averti de l’œuvre de Marguerite sera saisi par l’inégalité des articles de ce recueil, mais pourra, entre jargon universitaire et analyses psychologisantes fondées sur des rapprochements biographiques, trouver quelques contributions qui lancent la polémique et incitent à la réflexion.
Zola. Émile Zola, Germinal, chronologie, présentation, notes, dossier, bibliographie, lexique par Adeline Wrona (GF Flammarion, 2000, 600 p., 39 F). La présentation cerne le débat : impossible de nier que « les terreurs bourgeoises » évoquées dans le roman « sont aussi celles de Zola », que « la pitié revendiquée a […] son revers – l’effroi ». Germinal n’est pas pour autant un « roman anti-peuple » comme l’a écrit Paule Lejeune. Les lectures « socialistes » ont très vite souligné que le roman dévoilait une réalité ignorée du public et que le Naturalisme contenait en son principe même une manière de plaidoyer. Le dossier qui clôt cette nouvelle édition est documenté. Il contient, entre autres, un extrait du Grisou de Maurice Talmeyr, paru en 1880. Un seul regret : le texte de l’œuvre est imprimé presque sans marge, ce qui sature vraiment les pages.
[Alain Barbier Sainte-Marie, François Caradec, René-Pierre Colin, Walter Cousin, Sylvain-Christian David, Jean-Louis Debauve, Michel Décaudin, Eric Dussert, Michèle Fontana, Thierry Gillybœuf, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Jean-Louis Jeannelle, Vincent Laisney, Jean-Pierre Lassalle, Muriel Louâpre, Hugues Marchal, Jean-Paul Morel, Philippe Oriol, Isabelle Pawlotsky, Claude-Pierre Pérez, Gilles Picq, Michel Pierssens, Florence Playe, Sandrine Raffin, Joseph Royer, Sophie Spandonis, Isabelle Vionnet, Jean-Didier Wagneur, Eric Walbecq, etc.]