En société

À travers les bulletins de sociétés d’amis ou de lecteurs et autres revues

Bibliothèque nationale. Revue de la Bibliothèque nationale de France n° 4, janvier 2000 (Service des éditions, 58, rue de Richelieu, 75002 Paris). Cette livraison, très originale par sa variété, a pour thème « la Chronologie ou la volonté de prendre date ». L’Almanach du Père Ubu illustré de janvier-mars 1899 et le Calendrier pataphysique perpétuel sont naturellement à l’honneur. Thierry Grillet s’intéresse à « L’Uchronie de Charles Renouvier : l’histoire comme hypothèse perpétuelle ». Raymond-Josué Seckel présente le Comment je sais mes dates – Histoire de France, 395-1899 de Charles Richard, paru en 1899. Ce livre, « fruit ultime de la mnémonique bricoleuse du XIXe siècle », est basé sur une étrange méthode jouant sur une concordance entre les chiffres des dates et les consonnes des syllabes des fins de vers. Des exemples ? Le 5 octobre 1896, le Tsar arrive en France : « Les souverains russes débarquent à Cherbourg, où nos marins les accueillent avec enthousiasme ». Charles Richard en tire cet alexandrin sur lequel il applique son procédé :

Vive le Tsar ! criait à Cherbourg l’équipage.                         le que pe ge

5  oct  9   6

Autre exemple : le président Félix Faure meurt subitement le 16 février 1899 :

Faure meurt nous laissant en deuil d’un chef bien bon                          de che fe   be be

1    6   fev  9   9

Ceci entre nous : la méthode de Charles Richard valait bien les ânonnages qui nous furent jadis assénés : « Charlemagne couronné en l’an 800 », « Marignan 1515 ». L’histoire perpétuelle ? 800 + 1515 = 2315. Il faut donc attendre encore trois siècles et quinze années pour qu’un nouveau Charlemagne fasse le zouave à Marignan.

Carrière. Bulletin de la Société des Amis d’Eugène Carrière n° 10, 1999 (20, avenue Georges-Clemenceau, 93460 Gournay-sur-Marne). Livraison parue pour le cent-cinquantième anniversaire de la naissance du peintre, qui vit le jour le 16 janvier 1849 au 9, Grand-rue, à Gournay-sur-Marne. La direction des Musées de France a superbement ignoré cet événement, pourtant inscrit au rang des Célébrations nationales de 1999. Ce bulletin contient un article sur un élève de Carrière, l’italien Ugo Bernasconi, qui avait consacré une étude à son maître dans une revue de Bergame en 1902 ; « Au pied de la Butte Montmartre : la Villa des arts » par Sylvie Le Gratiet, qui présente ce logement de la famille Carrière, sis au 15 de la rue Hégésippe-Moreau, et où du beau monde défila : Nadar, Clemenceau, Rodin, Isadora Duncan ; « Pour le centenaire d’Ernest Chausson ou la renaissance d’un musicien esthète » par Jean Gallois ; « Élie Faure, Eugène Carrière : quatre années d’amitié étroite » par Jean-Paul Morel : 54 lettres échangées entre avril 1902 et mars 1906, demeurées pour la plupart inédites jusqu’à ce jour (39 sont de la main de Carrière). De cette correspondance entre le jeune critique d’art de L’Aurore et le peintre connu, citons ce passage d’une lettre du 31 janvier 1905 du premier au second :

Je viens vers vous en mendiant. Je suis chargé d’adresser un appel aux artistes en faveur des victimes du massacre de Russie. On organise une vente ou une tombola et nous avons déjà une vingtaine d’adhésions. J’ai cru pouvoir affirmer que vous voudriez vous associer à cette manifestation indispensable. Vous pensez bien que les quelques milliers de francs que nous pourrons en retirer ne seront pas même une goutte dans l’océan qu’il faudrait pour nettoyer la crasse et les plaies de ce malheureux pays. Mais il s’agit, comme au temps de l’Affaire, de se compter. Venez, votre adhésion sera pour nous la force.

Ce à quoi Carrière répondit le lendemain par ce court billet : « C’est entendu, mettez-moi avec les ennemis contre toutes les injustices, qu’elles viennent des autres ou de moi-même, plus encore contre ces dernières. »

Chateaubriand. Bulletin de la Société Chateaubriand n° 41, 1999 (122, Boulevard de Courcelles, 75017 Paris). Cette livraison contient les actes d’un colloque qui s’est tenu à Paris les 8 et 9 octobre 1998 sur le thème Chateaubriand historien et voyageur. Vingt-et-une interventions. La plus intéressante : « Le voyage de Chateaubriand en Calédonie » de Jacques Gury ; la plus plate : « Rome dans Les Martyrs et Les Études historiques » d’Arlette Michel. C’est naturellement une question d’appréciation, monsieur le vicomte.

Cingria. Petites Feuilles n° 18, novembre 1999 (Susy Archal, 2 Bellesroches, CH-1004 Lausanne). Mini-périodique entièrement consacré à Charles-Albert Cingria. Ce minuscule fascicule (huit pages in-16), animé pour l’essentiel par Pierre-Olivier Walzer, principal éditeur des œuvres de l’écrivain, paraît deux fois par an. Bien qu’il fût suisse, Cingria a longtemps vécu à Paris. Ce numéro contient des remarques sur Cingria et l’espèce chien, une lettre inédite de Jouhandeau sur Colette et les chiens, un portrait par Zadkine et des notes sur le fonds Cingria de l’Université de Lausanne.

Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel n° 156, 4e trimestre 1999 (13, rue du Pont-Louis-Philippe, 75005 Paris). Évocation de Pierre Claudel, disparu le 24 juillet 1979 ; « Essai d’une chronologie du séjour de Paul Claudel au Japon (1er janvier à [sic] 5 septembre 1921) » par le « Groupe chargé de la chronologie du séjour au Japon de Paul Claudel » [sic, et sublime] ; « À propos du Poëte et la Bible » par Dominique Millet-Gérard ; « Le Chemin de la Croix de Paul Claudel mis en musique par Antoine d’Ormesson » par Jacques-Alexandre Seiller ; les relations de Claudel et de Teilhard de Chardin sont étudiées par le père Xavier Tilliette (« Un rendez-vous manqué »). L’auteur fait remarquer à quel point Claudel ne décela pas « chez le jésuite nomade l’ardente inquiétude de saint François-Xavier ». Le malentendu eut sa part de réciprocité. Un passage de cet article fera lever le sourcil de ceux qui s’intéressent aux relations de Claudel avec sa maîtresse Rosalie Vetch, relations qui furent capitales pour la vie sentimentale et l’œuvre de l’écrivain :

L’intérêt fugitif de Teilhard pour le Partage ne suppose pas nécessairement qu’il connaissait l’arrière-plan biographique du drame. Or, à Pékin, il avait été en contact suivi et amical avec le libraire Henri Vetch, le benjamin des quatre fils Vetch. Un personnage haut en couleurs, cet Henri Vetch, qui tenait boutique au rez-de-chaussée du Grand Hôtel de Pékin, où il vendait entre autres les petits livres orange, publications scientifiques de l’Institut de Géobiologie, qu’il imprimait aussi (Vetch étant à Teilhard ce que fut à Claudel, à Fou-Tchéou, la veuve Rosario, portugaise lépreuse). Claude Rivière rappelle avec amitié le « franc-tireur et pionnier de la culture française », « cerveau toujours en ébullition » et « personnalité inclassable ». « Avec sa toison blonde, indisciplinée, ses yeux clairs, il ressemblait à un Viking, ses yeux clairs ou plutôt verts, qui l’avaient fait surnommer le Tigre (sauf l’aîné Robert qui était brun, les garçons Vetch avaient hérité la chevelure blonde et les beaux yeux pers de Rosalie). […] Incarcéré en 1949, Henri Vetch apprit le chinois que jusqu’alors il parlait peu – en prison, ce qui lui permit de mieux se défendre, aidé en outre par sa nationalité française (ses compagnons italiens et japonais furent exécutés) ; il fut jugé et expulsé. De loin en loin, il correspondait avec Claudel bienfaiteur de sa mère, de ses frères et sœur, Claudel qui lui avait appris ses premiers pas sur le pont de l’Ernest Simmons. Francis Vetch, l’absent chronique, ne prenait pas ombrage de cette sorte de paternité de surcroît, qui d’ailleurs se concentrait sur Louise. Il est improbable que Claudel ait été un enjeu de conversation entre le libraire et Teilhard. Le jésuite lecteur du Partage a-t-il su plus tard le lien étrange et secret qui rattachait Claudel à la mère d’Henri, à l’héroïne de la pièce ?

Ah ! Qu’en termes galants…

Courier. Société des amis de Paul-Louis Courier, Actes du colloque international « Paul-Louis Courier et la traduction » (Tours, novembre 1998) (3, rue des Cigognes, 37550 Saint-Avertin). Le sous-titre de ce colloque, dont les textes ont été recueillis par Paule Petitier, était « Des littératures étrangères à l’étrangeté de la littérature ». Au sommaire : « Paul-Louis Courier traducteur ou rupture d’une tradition humaniste de traduction » (Chrissanthi Avlami) ; « Traduire au XIXe siècle. De Paul-Louis Courier à Marcel Proust » (Michel Brix) ; « Traduction pedestris. Nerval devant l’Intermezzo de Heine » (Philippe Marty) ; « Mérimée/Pouchkine : traduction/mystification » (Hélène Henry) ; « Langues nationales, idiomes et langues spéciales dans les romans de Victor Hugo » (David Charles). En fin de volume, ce propos imaginaire attribué à Courier par Philippe Brunet, de l’Université de Tours : « Je serais curieux de voir quel contrat un éditeur commercial m’aurait fait à la fin du XXsiècle ».

Fonds belges. Chiens perdus. Cahiers du Cedic n° 1, décembre 1999 (Université libre de Bruxelles, Centre de l’édition et de l’imprimé contemporains, 50, avenue Franklin-Roosevelt, B-1050 Bruxelles). La quatrième de couverture justifie le titre de ce périodique belge :

Chiens perdus ou bien Chiens noyés, s.m.pl. C’est ainsi que les journalistes désignent les nouvelles diverses. Le metteur en page a besoin d’un chien perdu pour boucher un trou, quand les rédacteurs n’ont pas fourni assez de copie. (Eugène Boutmy, L’Argot des typographes, 1883).

Au sommaire, un article de René Faÿt sur Vital Puissant, éditeur clandestin ; Émile Van Balberghe se demande « Mais qui donc a envoyé Les Chants de Maldoror à Léon Bloy ? » (pour conclure, avec de bons arguments, que ce fut sans doute Max Waller). La rubrique Labeurs s’intéresse à des manuscrits de Jules Destrée, aux archives de la Foire internationale du livre de Bruxelles et naturellement aux activités du Cedic : « À l’Université libre de Bruxelles, la tradition de constituer des fonds intégraux de bibliothèques d’écrivains ou d’artistes a été inaugurée avec le legs de Max Elskamp arrivé chez nous en avril 1932. Des ensembles aussi exceptionnels s’y sont multipliés avec le cabinet de travail et la bibliothèque du dramaturge Michel de Ghelderode, déposés depuis le 4 février 1983, ou la bibliothèque de l’artiste, éditeur et écrivain Marcel Mariën reçue le 14 décembre 1994 ». Ceux qui se sont rendus à la Réserve de la Bibliothèque de l’Université libre de Bruxelles ont été frappés par son atmosphère vivante et chaleureuse, probablement à peu d’autres pareille.

Fourier. Cahiers Charles Fourier n° 10, décembre 1999 (Association d’études fouriéristes, 55 rue de Dole, 25000 Besançon). Le thème de cette livraison quarante-huitarde est « Fouriérisme, révolution, république. Autour de 1848 ». Au menu : « Les Disciples de Fourier et la Révolution de 1848 » (Jean-Marcel Jeanneney), « Icariens et Phalanstériens : regards croisés entre 1845 et 1849 » (François Fourn), « Géographie de l’utopie : icariens et phalanstériens à la veille de 1848 » (Vincent Robert), « La Révolution de 1848 à Salins et Arbois : la présence du fouriérisme dans le mouvement démocratique » (Michel Vernus), « La Révolution de 1848 à la lumière de la science sociale fouriériste » (Denis Burckel), « À propos de Victor Considérant en 1848 » (Michèle Riot-Sarcey). Comment ne pas citer cet entrefilet du Figaro du 28 décembre 1998 repris dans les Nouvelles brèves de cette livraison ?

Un Sud-Africain, Charl Fourié, 34 ans, est en train de faire fortune grâce à l’invention d’un système d’auto-défense qui consiste à installer sous les portes avant d’une voiture deux lance-flammes capables de propulser l’équivalent de dix bouteilles de gaz. L’invention est parfaitement légale, le voleur est aveuglé, il peut être brûlé au troisième degré, mais le feu ne le tuera pas forcément tout de suite, assure Charl Fourié.

Giraudoux. Carnet Giraudoux-Racine n° 6, 2000 (Fondation Jean et Jean-Pierre Giraudoux, 20, rue Henri de Régnier, 78000 Versailles). Le point fort de ce numéro est le recueil des articles que Jean-Louis Vaudoyer consacra à Giraudoux entre 1912 et 1944. À signaler aussi « La véritable histoire de Simon le pathétique » par Mauricette Berne et « Des Électre par centaines de milliers » par Jacques Body. Sans qu’il y ait de l’Électre dans l’air, peut-on demander aux rédacteurs de ce Carnet ce que Racine-le-Père vient faire là ?

Houellebecq. Les Amis de Michel Houellebecq n° 1 et 2, octobre et décembre 1999 (Association Les Amis de Michel Houellebecq, 122 rue de Javel, 75015 Paris). Dans la première livraison, ce Mot de la présidente Michelle Lévy : « Nous avons la chance d’être les contemporains d’un grand écrivain. […] Étudier l’œuvre d’un auteur jeune, de son vivant est une chance qui nous est donnée ». Un lecteur prénommé Éric prédit à cet « auteur jeune » un prochain prix Nobel de littérature. Sully Prud’homme l’a eu aussi. À quand une Association des Amis de Jean-Marc Roberts ou une Société des Lecteurs d’Alexandre Jardin ? Ce Houellebecq, tout de même, quel phénomène…

Jarry. L’Étoile-Absinthe, Les Cahiers iconographiques de la société des amis d’Alfred Jarry, Tournées 83-84, automne 1999 (60 rue de Fécamp, 75012 Paris). D’Absinthe à Zibou en passant par Dieu, Ichthyosaure, Maldoror et vampire, cette nouvelle livraison des Cahiers iconographiques de l’É.A. recense la faune et la flore des Minutes de sable mémorial. Bellement illustrée, cette tournée propose aussi des textes sur la ‘Pataphysique en Germanie (Riewert Ehrich), sur les marionnettes à fils ou à gaine d’Ubu (Jill Fell) et une étude bibliographique très documentée sur Le Château singulier de Remy de Gourmont reproduit en fac-similé (Paul Edwards). Outre les articles de Jean-Roch Siebauer (« Le Cardinal et le docteur »), et de Paul Edward sur Wells et Jarry, on retiendra deux études gravitant autour des travaux d’Étienne-Jules Marey. Paul Edwards s’y intéresse à la représentation du temps dans la poétique symboliste de Valéry, tandis que Jill Fell recherche les traces de l’influence de Marey chez Jarry. Belle tournée. Remettez-nous ça.

Larbaud. Cahiers des Amis de Valery Larbaud n° 36, 1999 (Bibliothèque municipale de Vichy, 106-110, rue Maréchal Lyautey, 03200 Vichy). Cette publication tend à présenter désormais surtout des numéros monographiques, et celui-ci, réalisé par Rose Duroux, est consacré au « domaine espagnol » du fonds Larbaud de la Médiathèque de Vichy. Il s’agit essentiellement d’un catalogue de la bibliothèque espagnole de Larbaud, catalogue qui recense aussi, plus brièvement, les périodiques en espagnol et les lettres reçues de correspondants en cette langue, ainsi que les Portugais et les Brésiliens. De tels catalogues sont utiles ; malheureusement, celui-ci tient un peu trop de la liste mise dans un ordinateur. Le relevé des périodiques et des lettres est on ne peut plus sommaire : aucune date pour les revues, alors qu’il eût été si facile de les relever et de les mentionner. On eût apprécié également des réflexions critiques sur les livres espagnols que possédait Larbaud, et non cette morne statistique des dates de publication et du nombre de dédicaces. Comme l’Association Larbaud ne publie qu’un seul Cahier par an, on est tenté de se dire que son activité consiste surtout dans la remise du Prix Larbaud, et que les travaux larbaldiens de certains membres du « Comité d’Honneur » de l’Association internationale des Amis de V.L. doivent être assez minces. C’est aussi un fait que les deux dernières publications importantes d’inédits de Larbaud, le Journal 1931-32 et celui de 1933-34, sont dues à deux personnes (Claire Paulhan et Patrick Fréchet) n’œuvrant pas dans le cadre de l’Association. Il ne serait donc pas mauvais que les Larbaldiens, patentés ou non, se décident un beau jour à travailler, par exemple, sur le fonds de lettres de Larbaud conservé à Vichy, où dorment – entre autres inédits – 159 lettres à Buriot-Darsiles, 72 lettres à Édouard Dujardin, 43 lettres à Bertrand Guégan, un lot de lettres à Jean Royère, etc., etc., etc. On peut en effet parier que la plupart de ces lettres de Larbaud sont moins bénisseuses que le « Discours du Président du jury » et la « Réponse du lauréat du Prix Larbaud », dont nous régalent régulièrement les dits Cahiers. Lors de la remise du Prix Larbaud 1998, les assistants avaient eu droit, non à deux, mais à trois discours successifs, ce qui fit murmurer à l’un d’entre eux, agacé, ce mot de Grimod de la Reynière prononcé lors d’un festin d’un autre genre : « De grâce, Messieurs, un peu de silence ! On ne s’entend point manger. »

Maisons d’écrivainFédération des maisons d’écrivain et des patrimoines littéraires n° 2, décembre 1999 (Médiathèque de Bourges, BP 18, 18001 Bourges). Dossier sur la maison de Pierre Loti à Rochefort. Plus de 30 000 visiteurs par an.

Milosz. Cahiers de l’Association Les Amis de Milosz n° 38, 1999 (6, rue José-Maria de Heredia, 75007 Paris). Deux dossiers : « La Sensibilité ésotérique de Milosz » (avec une « Biographie spirituelle du poète » par Stanley M. Guise) et « La Bibliothèque de Milosz », d’après une liste conservée à la Bibliothèque Jacques-Doucet : la plupart relèvent de l’ésotérisme. La livraison publie en hors-texte l’ex-libris de Milosz. Que les mânes d’Oscar-Vladislas et ses exégètes vivants ne s’offusquent point de le voir reproduire ici : « Sur champ d’azur, l’écusson porte un fer à cheval renversé, les crochets en bas, au milieu duquel il y a une croix de chevalerie et une autre croix pareille sur le dos du fer à cheval. Le casque est surmonté d’une couronne de noblesse ornée de trois plumes d’autruche ».

Maupassant. L’Angélus. Bulletin de l’Association des amis de Guy de Maupassant n° 10, décembre 1999-janvier 2000 (148, boulevard de la Libération, 13004 Marseille). « Le style transparent de Maupassant est un piège dans lequel nous sommes tous tombés. Depuis dix ans environ j’ai tenté de soulever un coin du voile de cette étrange aventure », écrit, dans son éditorial, Jacques Bienvenu, lequel signe également dans cette livraison « L’Énigme du style » et une étude sur le manuscrit d’Une Partie de campagne conservé à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève. Ce manuscrit de quatorze feuillets est reproduit intégralement en fac-similé dans cette livraison de L’Angélus.

Musée d’Orsay. 48/14. La Revue du Musée d’Orsay, n° 10, printemps 2000 (Musée d’Orsay, 62 rue de Lille, 75007 Paris). Dans la rubrique Actualités : l’exposition Jacek Malczewski (1954-1929), Courbet et la Commune (exposition au musée du 14 mars au 11 juin 2000), les Pyrénées de Joseph Vigier (accrochage présenté au musée du 22 février au 21 mai 2000) et La Dame aux éventails, c’est-à-dire Nina de Callias, modèle de Manet (du 18 avril au 16 juillet), « Dans le champ des étoiles » (du 6 juin au 10 septembre), « Le Voyage en Espagne de Pierre Bonnard, Édouard Vuillard et des princes Bibesco » (du 13 juin au 17 septembre). Le dossier de cette livraison du printemps 2000 est consacré à la Commune de Paris : il y est question du film de Peter Watkins sur les événements de mai 1871 ; « Ce que l’on peut savoir aujourd’hui de la Commune » de Jacques Rougerie  ; « De la Tricoteuse à la pétroleuse ou les figures répulsives de lafemme publique », par Michèle Riot-Sarcey ; « Roman et Commune : 1930-1999 » par Madeleine Rebérioux, laquelle considère l’utilisation de la Commune dans quatre romans signés Léon Cladel, Jean Cassou, Jean-Pierre Chabrol et Jean Vautrin ; « La Commune de Paris : une révolution sans peinture ? », étude de Bertrand Tillier ; enfin « Du temporaire au permanent : le fonds de la Commune de Paris au musée de Saint-Denis » par Sylvie Gonzalès. Le tout à lire en chantonnant l’air affectionné des Vieux de la vieille :

Sale charogne
Fais-moi donc trouer la peau
Car j’en ai fait de la besogne
Avec mon chassepot !

Orthographe. Panoramiques, n° 42, 4ème trimestre 1999. Le titre de ce numéro est : Renée Honvault (sous la direction de) « L’ortografe ? C’est pas ma faute ! » Étant donné le calme qui règne en ce moment sur le sujet de l’orthographe, on pourrait conclure que le débat est clos et que la réforme de 1989-1990 ne fut qu’un chapitre d’une histoire sans grand intérêt puisqu’elle va de tentatives avortées en échecs plus ou moins retentissants. C’est oublier le point de vue militant et l’action de nombreuses associations, dont plusieurs, nées dans la mouvance de la réforme Rocard, se sont donné pour mandat la promotion du programme publié dans la section « Documents administratifs » du JO du 6 décembre 1990. Le numéro de Panoramiques fait le point sur la question en proposant un tour d’horizon des retombées du projet de 1990. Divisé en cinq sections, le dossier est destiné au grand public plutôt qu’aux spécialistes, et ses différentes sections se révèlent d’inégal intérêt. Signalons la première, qui présente l’accueil réservé à la nouvelle orthographe en Suisse et en Belgique, de même que le rôle de l’APARO (Association pour l’application des recommandations orthographiques http://www.fltr.ucl.ac.be /FLTR/ ROM/ess.html, où se trouvent des listes de mots rectifiés). La section sur l’orthographe des autres langues (anglais, espagnol, portugais et le « ménage à trois » danois-norvégien-suédois) retient l’attention et l’on ne peut que souhaiter la poursuite de cette initiative comparatiste pour un public plus averti. Les situations orthographiques ne sont jamais simples et les réformes sont toujours en constant mouvement d’aller et retour, surtout quand une même langue est parlée dans plusieurs pays. Partout, les influences politiques jouent un rôle non négligeable. La cinquième section soulève d’intéressantes réflexions sur la portée réelle d’une réforme orthographique, notamment sur la « hiérarchie » des marques orthographiques (les cédilles et les accents, par exemple) que les scripteurs peu sûrs d’eux-mêmes utilisent plus généreusement qu’il n’est nécessaire, comme l’explique Jean-Pierre Jaffré. Enfin, l’amateur de polémique appréciera la lecture – contrastée – des textes de Jean-Pierre Colignon et de Philippe de Saint-Robert qui ferment ce numéro de Panoramiques. Le premier considère raisonnable une réforme du juste milieu, qui ne cède ni à l’élitisme ni aux discours du temps, mais tient compte « sans [la] dénaturer de l’orthographe lexicale et grammaticale ». Le second s’attaque, non sans véhémence, aux « linguistes autoproclamés », aux « technocrates », aux « syndicats d’instituteurs », ainsi qu’au gouvernement, à la fois coupable d’interventionnisme (dans le cas de l’orthographe) et de non interventionnisme (dans le cas de l’application de la loi Toubon). On constate aussi que la question de l’autorité sur la langue revient de façon incessante. Qui peut réformer l’orthographe ? Brunot avait posé la question en 1912 dans un article de La Nouvelle Revue. Pour lui, la réponse était sans équivoque : seuls « les gens compétents » avaient voix au chapitre, c’est-à-dire les linguistes, les historiens de la langue et le ministère de l’Instruction publique. Il sous-estimait l’influence de l’Académie française et le respect bien réel qui lui était porté, même par certains de ses collègues réformateurs tels que Louis Havet ou Paul Passy. En fait, ce que les scripteurs craignent par-dessus tout, hier comme aujourd’hui, ce n’est pas tant une réforme orthographique que le sentiment d’une profonde instabilité dans le domaine de l’écrit.

PéguyL’Amitié Charles Péguy n° 88, octobre-décembre 1999 (12, rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris). Bien liturgique, ce numéro ! Mais, avec Péguy, comment en serait-il autrement ? Publication d’une version inédite de l’étude sur « Le Mystère des saints Innocents par J.-A. Durel » : Durel était le pseudonyme de Joseph Lotte, compagnon de Péguy, qui avait publié en 1912, dans le Bulletin des professeurs catholiques de l’Université, un compte rendu duMystère. Le Centre Charles Péguy d’Orléans conservait une première version de cet article, sur laquelle apparaissent des corrections portées par Péguy lui-même. Études respectives et respectueuses de Damien Le Guay et d’Élie Maakaroun sur « Péguy et la parabole du fils prodigue » et sur « Péguy visionnaire du Paradis ». Le meilleur de cette livraison est sans conteste l’article « Claudel et Péguy » de Gérald Antoine, lequel cite cette lettre que Claudel adressait le 11 février 1945 à Marie Romain Rolland en la remerciant de l’envoi du posthume Péguy de Rolland :

Le livre accuse et modèle avec une clairvoyance minutieuse et impitoyable tous les aspects de cette figure tourmentée. Elle est là maintenant devant nous réalisée. C’est un monument à la fois dans le sens architectural et dans le sens apologétique. Ce qui m’a paru le plus émouvant est que le livre aurait aussi bien pu être écrit par un catholique. À peine si le « parti prêtre » reçoit de temps en temps quelque chose sur le nez. Mais qui sait si, avec un peu plus de temps, Romain n’aurait pas fini à [sic] réaliser la beauté intrinsèque et « inaccessible » de cette Église, dont les représentants temporels, je le reconnais, ne sont pas toujours brillants ! […] Je salue Péguy, mais je ne peux pas dire que je ressens pour lui une sympathie profonde. Nos natures restent étrangères. Je ne trouve pas non plus que ce soit un grand écrivain. Il a du rythme, du train, de l’éperon, mais il lui manque le nombre, la composition, la puissance. Ce n’est pas une lumière, c’est plutôt un projectile […]

Poste. Missives. La Revue de la Société littéraire de la poste et de France-Télécom, numéro spécial, 2000 (6, Impasse Bonne-Nouvelle, 75010 Paris). Le thème de ce numéro est une question : La Fin du rayonnement de la littérature française ? Elle a été posée à un panel de personnalités dont on trouve les réponses dans ce numéro spécial. Certaines sont pertinentes. En seconde partie, une Situation de la littérature française aujourd’hui basée sur des entretiens des animateurs de la revue avec Maurice Nadeau, Paul Otchakovsky-Laurens, pédégé des éditions POL, et Marc Weitzman, kritik littéraire des Inrockuptibles.

Proust. Bulletin d’informations proustiennes n° 29, 1998 (45 rue d’Ulm, 75005 Paris). Les recherches sur l’œuvre de Proust portant sur la génétique et l’intertextualité continuent d’avoir le vent dans les voiles. Une rubrique du BIP de 1998 présente quatre contributions, qui ne se trouveront pas dans les Actes du récent colloque de Cerisy-la-Salle à paraître chez Nathan : Martin Robitaille sur la correspondance de Proust ; Pyra Wise sur Proust et Nietzsche ; Marie Miguet-Ollagnier sur Claude Simon ; Roberto Gramolini sur le Paris de Proust. L’essentiel du numéro marque des acquis sur les deux aspects les plus litigieux des recherches proustiennes axées sur la génétique et l’intertextualité : la séquence du projet Contre Sainte-Beuve, qui remet en question les éditions de Fallois et de Clarac, et l’édition d’Albertine disparue, une fois de plus objet d’échanges passionnés. Le prétexte d’un retour sur les origines du roman proustien est la parution d’une nouvelle traduction du Contre Sainte-Beuve en allemand, traduction dont l’originalité mérite d’être soulignée puisqu’elle ne propose rien de moins qu’une nouvelle édition. Cette traduction est fondée sur les découvertes de l’équipe Proust de l’ITEM (voir Bernard Brun, « Table des matières du Contre Sainte-Beuve », BIP n°19, 1988) plutôt que sur les deux éditions françaises courantes. Les recherches ayant depuis beaucoup progressé, Jean-Marc Quaranta et Akio Wada proposent des synthèses qui permettent de faire le point, l’un en esquissant une genèse des théories proustiennes, l’autre en établissant une chronologie de l’écriture proustienne entre 1909 et 1911. Bernard Brun présente sa transcription de deux pages inédites dans l’actuel Contre Sainte-Beuve, et Daria Galateria montre l’importance de Taine comme source de la théorie de Proust contre Sainte-Beuve. Quant à la controverse sur l’édition d’Albertine disparue, elle n’a pas fini d’animer les débats sur la destination finale des pages supprimées par Proust dans la version révélée en 1986. On connaît l’hypothèse séduisante, lancée par Giovanni Macchia en 1991, ici reprise par Alberto Beretta Anguissola : les passages rayés par Proust sur la dactylographie retrouvée auraient été destinés aux Œuvres libres, ce qui ne modifierait aucunement la structure du roman tel qu’il fut édité par Gallimard après la mort de l’auteur. Cette hypothèse a été réfutée par Jean Milly, qui a publié en 1992 une édition comparée de la version longue et de la version courte d’Albertine disparue, et par Nathalie Mauriac Dyer, qui a consacré sa thèse à l’examen de la problématique soulevé par sa découverte de la version courte. Dans le présent numéro du BIP, on constatera que les trois chercheurs demeurent sur leur position, même s’il devient évident que l’hypothèse dite des Œuvres libres demeure indéfendable. Exposées d’une façon nuancée, ces dernières réfutations confirment l’inachèvement de la Recherche.

Ramuz. Fondation C.F. Ramuz, bulletin de 1999 (Case postale 181, CH-1009 Pully, Suisse). Étude d’Adrien Pasquali (ce romancier vient de mourir), « Pour une esthétique de la réparation ». Le point sur l’état actuel de l’inventaire, du classement et de la sauvegarde des manuscrits de Ramuz : travail terminé, selon Alain Rochat : « Les travaux d’édition pour les deux volumes de romans prévus à la Pléiade ont commencé le 1er novembre 1999 ». Entretien, repris du Temps des 3-4 avril 1999, avec Pascale Casanova, auteur de La République mondiale des lettres, dont un chapitre, « La Créolité suisse », était consacré à Ramuz (Seuil, 1999).

Rollinat. Bulletin de la Société « Les Amis de Maurice Rollinat » n° 36, 1998 (Mairie, 36200 Argenton-sur-Creuse). Réédition d’un article oublié de Jean-Jacques Pradher sur Rollinat, paru dans Le National des 2 et 3 octobre 1889 (« Un Poète »). On lira avec intérêt les pages de Philippe Andrès sur Banville et celles de Christian Limousin sur Gustave Geffroy. Précisions minutieuses sur l’actualité rollinesque. Bulletin attachant, si l’on met de côté la reproduction de quelques discours de circonstance sans grand intérêt, puisqu’on n’est plus à portée du buffet et des coupes de champagne.

VignyBulletin de l’Association des amis d’Alfred de Vigny n° 28, 1999 (6, avenue Constant-Coquelin, 75007 Paris). « Alfred de Vigny 1797-1997 deux cents ans d’histoire(s) », article de Loïc Chotard (dans le même numéro, Thierry Bodin rend hommage à cet auteur, disparu en février 1999) ; « Alfred de Vigny et Anne Louis Girodet-Trioson : un dialogue entre poésie et peinture » par Sidonie Lemeux-Fraitot ; « Alfred de Vigny et Ernest Psichari : soldats et écrivains » par Anne-Marie Meunier ; « Alfred de Vigny en Norvège » par Lilian Blix Vesterkjaer ; revue d’autographes de Vigny (manuscrits, lettres et envois) pour l’année 1998. On peut tourner rapidement les pages de l’article passe-partout « Modernité de Vigny », signé André Jarry.

Wagnérisme. Les Cahiers wagnériens, Hiver 1999-2000, n° 14 (Associations wagnériennes de langue française, 17 rue Mozart, 57000 Metz). Mallarmé est à l’honneur dans ce numéro dont la couverture est illustrée par la gravure de Félix Vallotton parue dans La Revue Blanche du 15 janvier 1897. La reproduction de l’étude de Mallarmé, « Rêverie d’un poète français », publiée pour la première fois dans La Revue wagnérienne d’août 1885, précède un article de Jean-Pierre Raybois, « Le Wagnérisme de Mallarmé », qui retrace l’histoire de la passion du poète pour l’œuvre du musicien. Une étude, aussi, de Jean-Pierre Brelet sur « La Musique de Richard Wagner au cinéma » à propos du Nosferatu de Werner Herzog. Enfin, cette information donnée par la rubrique en bref : le piano de Richard Wagner retourne à Bayreuth. Mallarmé n’a-t-il pas écrit, précisément dans son étude sur Wagner : « Tout se retrempe au ruisseau primitif : pas jusqu’à la source ».  

[notices rédigées par Nicole Deschamps, Jean-Paul Goujon, Jean-Jacques

Lefrère, Yannick Portebois, Sandrine Raffin, Jean-Didier Wagneur, etc.]

 

LIVRES REÇUS

Comptes rendus

Breton. André Breton, Œuvres complètes. Tome III, édition de Marguerite Bonnet publiée, pour ce volume, sous la direction d’Étienne-Alain Hubert (Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2000, 1494 p., 470 F)  ; Mark Polizzotti, André Breton (Gallimard, 1999, 842 p., 220 F). Ce nouveau tome de la Pléiade comprend les écrits de Breton, de son départ pour les Amériques en 1941 jusqu’à l’année 1953. On y trouve non seulement les grands textes déjà connus, comme lesProlégomènes à un troisième manifeste du Surréalisme ou non, Arcane 17 enté d’ajours, l’Ode à Charles Fourier, Martinique charmeuse de serpents, et La Clé des champs, mais aussi les Entretiens avec André Parinaud, divers textes rassemblés sous la rubrique Alentours et quelques inédits. On découvre aussi le carnet de voyage chez les Indiens Hopi, ainsi que le discours prononcé à Cahors en faveur de Gary Davis en juin 1950. La présentation et les annotations de Marguerite Bonnet et d’Étienne-Alain Hubert sont de la qualité qu’on attendait. Cette période moins bien connue de la vie et de l’activité créatrice de Breton est bien éclairée. Les difficultés rencontrées par Breton et les siens lors de l’exil américain et surtout, paradoxalement, lors de son retour en France après la guerre, sont explicitées. Le lecteur pourra réévaluer les œuvres publiées durant cette période, dont tant de pages sont très belles, ainsi que le courage qu’il a fallu à Breton pour résister, à la fois aux bourrasques internes au mouvement, telles que la contestation du « surréalisme révolutionnaire » proche des communistes, ou la grande crise révélée par l’« Affaire Pastoureau », et surtout aux très vives attaques de l’intelligentsia gagnée à l’Existentialisme et au Jdanovisme stalinien. Hélas, les coquilles ne manquent pas dans ce troisième tome d’œuvres complètes de Breton (un exemple : le nom du député Abel Bessac, dont les démêlés avec Breton dans l’affaire bouffonne qui clôt la période couverte par ce volume, est, dans la même page 1450, à trois reprises orthographié Pessac). Attendons le tome IV, qui portera sur la période qui va de 1953 à la mort de Breton en 1966, et gardons l’espoir que pourra être avancée la date de publication de la correspondance.

Traducteur en américain de plusieurs œuvres de Breton, Marc Polizzotti s’est lancé dans l’aventure qu’est toujours une biographie. Il a mené, auprès des proches et des disciples, une enquête qui paraît avoir été minutieuse, sans être, c’est le moins qu’on puisse dire, exhaustive. Il aurait pu interroger d’importants témoins, comme Élie-Charles Flamand qui a donné des pages révélatrices sur la vie du groupe surréaliste dans le numéro de L’Herne consacré à Breton, ou comme Alain Joubert et Radovan Ivsic, qui ne figurent même pas à l’index. Mais le plus gênant est qu’on se persuade très vite, à la lecture, que Marc Polizzotti n’aime pas Breton, dont il traque et souligne la moindre faiblesse, la moindre défaillance. Un biographe, d’ordinaire, essaie de s’effacer derrière l’auteur et d’éviter les jugements de valeur  ; dans cette biographie, hélas, ils foisonnent. On peut reprocher aussi à Marc Polizzotti la composition fort déséquilibrée de son ouvrage au regard de la chronologie. Plus de quatre cents pages sont consacrées aux deux décennies de l’entre-deux guerres, alors que les vingt-six années suivantes, qui incluent la guerre et l’après-guerre jusqu’à la mort de Breton, sont expédiées en moins de cent quatre-vingt pages. Cela ne peut que fausser la perspective et conforter l’idée, fort répandue dans la critique, que ce qui s’est passé pendant et après la guerre de 39-45 est de moindre importance dans la vie et dans l’œuvre de Breton. Du coup, le biographe se met à courir la poste, oubliant des événements importants, comme la visite du groupe surréaliste au Désert de Retz, près de Saint-Nom-la-Bretesche, en 1960. Certaines précisions manquent fâcheusement. Ainsi, à propos de « l’exécution du testament de Sade » par Jean Benoît, Marc Polizzotti cite un extrait d’une lettre de Brauner évoquant « une femme en velours noir ayant le bout du sein qui sortait », sans donner son identité : il s’agissait de Bona Tibertelli, épouse d’André Pieyre de Mandiargues, dont la robe laissait passer les deux pointes de sein (les lecteurs intéressés peuvent en voir la photographie dans la revue de Sarane Alexandrian, Supérieur inconnu, n°14, 1999). On ne sait parfois à quoi ou à qui attribuer les fautes ou bévues du volume : l’auteur, p. 621, prend, non pas le Pirée, mais Nora Mitrani pour un homme (espérons qu’il ne s’agit que d’une coquille). On a l’impression, p. 604, qu’Haïti est encore une colonie française. La phrase quand j’entends le mot culture je sors mon revolver n’est pas de Göring mais de Johst, l’auteur de Schlageter. Parfois, les bizarreries viennent de la traduction. L’épisode célèbre du Chien andalou est évoqué, p. 379, avec « l’œil à sectionner » : on attendrait plutôt le verbe « inciser ». De même, qualifier, entre autres gentillesses, le style de Breton d’« emphatique » est peut être plus atténué en anglo-américain qu’en français, « emphasis » n’étant pas aussi dépréciatif. Cessons ce relevé fastidieux, et reconnaissons quelques mérites à Marc Polizzotti. Nous retiendrons surtout les chapitres consacrés à la jeunesse de Breton, assez mal connue, et sur laquelle d’intéressants éclairages sont portés. On se contentera donc de picorer de ci de là dans ce fort volume, avec le regret qu’il n’ait pas été mieux maîtrisé.

Butor. Michel Butor, Entretiens. Quarante années de vie littéraire, volume I (1956-1968), volume II (1969-1978), volume III (1979-1996) (Joseph K, 1999, 362 p., 370 p., 364 p. ; 128 F chaque volume). Il est des livres dont il serait illusoire de penser qu’on peut en rendre compte, même en faisant semblant de les avoir lus (cf. vol. II, p. 187, note 2). Lire vraiment les trois tomes d’Entretiens d’un bout à l’autre demanderait un temps considérable (Michel Butor, son excellent éditeur Henri Desoubeaux et quelques butorologues inconditionnels pourront seuls y prétendre) et n’aurait peut-être au surplus aucun sens. Il en va de même en réalité de tous les livres de Butor, au moins depuis Mobile, puisqu’ils sont faits précisément pour permettre – ou exiger – des lectures en tous sens, potentiellement interminables (136 titres recensés dans la bibliographie). Butor le dit d’ailleurs lui-même dans le dernier entretien de la série, à propos de Gyroscope, dernier volume du Génie du lieu : il s’agit d’inviter le lecteur à zapper, aussi intelligemment que possible. Il n’y a donc pas de réponse possible à la question : par quel bout prendre ces 150 entretiens parus dans 71 périodiques et qui ont mobilisé de très nombreux (140) interlocuteurs ? Ce Niagara de paroles appelle un parcours qui ressemblera à celui de 6 810 000 litres d’eau par seconde, à travers trois volumes calibrés pour faire un peu moins de 370 pages chacun, mais pour des tranches de vie d’épaisseur inégale : douze ans pour le premier, neuf pour le second, dix-sept pour le troisième. Entre 1956 et 1996, Michel Butor a beaucoup parlé – 27,5 pages par an en moyenne –, mais nettement plus entre 1969 et 1978 que pendant la première et la troisième périodes. Pour randonner dans ce massif sans s’y égarer, il faut traiter les trois volumes comme un seul ouvrage, ne serait-ce que pour les outils analytiques fournis par Henri Desoubeaux à la fin du troisième tome : un index des noms cités et un index des œuvres. Le lecteur inattentif ou trop pressé risquera cependant de chercher en vain le nom ou le titre qui l’aura intéressé : c’est que les index ne renvoient pas à des numéros de page mais au numéro d’ordre des entretiens (continu sur les trois volumes), ce qui appelle bien sûr une lecture heuristique, constamment exploratoire. Un autre obstacle, peut-être délibéré, ne facilite pas la consultation : les index renvoient à des numéros en chiffres arabes, alors que les entretiens eux-mêmes sont numérotés en chiffres romains. Notons cependant que chaque volume dispose de sa propre table, avec l’indication des dates, des lieux de publication et du nom des interlocuteurs : ce sera sans doute la voie d’accès préférée de beaucoup de lecteurs, la plus simple mais certainement pas la meilleure. De la révolution épistémique contemporaine qui a mis au premier plan la notion de réseau, Michel Butor a tiré un formidable potentiel de renouvellement des formes de la littérature et des livres dont on n’a pas encore pris toute la mesure. C’est donc malgré tout sans complexe qu’on se promènera dans ces entretiens en surfant comme dans un hypertexte, en sachant qu’on tombera toujours sur une remarque, une référence, une idée qu’on pourra poursuivre et méditer en traversant l’espace (le nomadisme géographique est ici consubstantiel à l’écriture) ou le temps, tout en visitant d’immenses bibliothèques et de richissimes musées. Les amateurs d’histoires littéraires trouveront également une foule d’annotations (énième sous-sol, géré par Henri Desoubeaux) qui reconstituent avec précision les contextes des entretiens et les débats dans lesquels ils interviennent souvent. Ils voudront peut-être aussi examiner de quoi ces histoires sont faites aux yeux de Butor, et comment lui-même y voit sa propre place, en examinant ce qu’il dit des uns ou des autres et à quels noms ou quels textes il revient avec prédilection. L’index des noms est révélateur de ce point de vue. Si l’on ne retient que les noms mentionnés dans plus de six ou sept entretiens, on trouve, dans l’ordre alphabétique : Balzac, Baudelaire, Breton, Claudel, Faulkner, Flaubert, Joyce, Mallarmé, Montaigne, Proust, Robbe-Grillet, Sartre, Jules Verne. Où l’on voit que le dynamiteur des formes romanesques classiques n’a pas cessé de puiser aux meilleures sources, y compris les plus canoniques.

Chabrier. Roger Delage, Emmanuel Chabrier (Fayard, 1999, 767 p., 220 F). Roger Delage a déjà donné une belle iconographie du compositeur, une édition exemplaire de sa correspondance en collaboration avec Frans Durif et Thierry Bodin (Klincksieck, 1994), une série d’excellents articles et le premier enregistrement de deux opérettes : Vaucochard et Fils Ier et Fiche-Ton-Kan (parolier : Verlaine). Il publie maintenant une biographie qui dépasse largement celles de ses prédécesseurs. Chabrier, qui eut à subir plus d’échecs que de raison, n’eût pas été surpris de constater que quarante de ses pairs l’ont précédé dans la « Bibliothèque des Grands Musiciens » chez Fayard. De l’enfance de Chabrier à Ambert jusqu’à sa déchéance mentale et son décès à Paris, le lecteur suit pas à pas l’histoire de ce « rond de cuir », musicien quasi autodidacte, et certainement pas orthodoxe. Il déconcertait tant par sa musique que par son langage primesautier, car il savait aussi bien maîtriser les mots que les notes de musique. Le portrait que présente Roger Delage est très vivant parce qu’il utilise à bon escient la correspondance qui place Chabrier au premier rang des épistoliers, et fournit des extraits de partition pour mieux faire comprendre l’originalité de celui dont l’œuvre influença beaucoup de jeunes : Debussy, Ravel, Stravinsky, Satie, Poulenc, Milhaud, sans oublier Albeniz, Granados et Manuel de Falla qui admiraient tant l’auteur d’España. Si l’on a parfois l’impression qu’il y a trop de comptes rendus cités presque in extenso, il faut cependant signaler que les quarante épigraphes, admirablement bien choisies, rétablissent l’équilibre. Mêlé dès 1863 aux futurs Parnassiens, intime d’Adolphe Racot, d’Anatole France et de Verlaine, Chabrier fut un habitué du salon de Nina de Callias, modèle de Manet pour La Dame aux éventails. Catulle Mendès lui fournit les livrets de Gwendoline et de Briséïs, opéra que la maladie du compositeur empêcha d’être mené à bien. Chabrier possédait, outre une belle bibliothèque littéraire, une collection de tableaux d’avant-garde – la plupart des artistes étaient de ses amis : sept Monet, deux Sisley et un Cézanne, Les Moissonneurs, qu’il acheta vers la fin de sa vie. Il posa deux fois pour Manet et, lors de la vente après décès du peintre, acquit plusieurs toiles, dont Un Bar aux Folies-Bergère. Selon lui, « une partition d’orchestre ou pour mieux dire un orchestre n’est autre chose qu’une palette ». Son orchestration était en avance pour l’époque ; même pour L’Étoile, opéra bouffe créé en 1877, fait « aussi simple que possible », il a fallu doubler le nombre de répétitions. On ne peut qu’imaginer les problèmes suscités par ses opéras Le Roi malgré lui etGwendoline ! Fervent wagnérien (il aida Lamoureux, le premier qui osa jouer du Wagner dans les concerts populaires), Chabrier fut accusé de trahir l’école française. Il est un fait que ses deux opéras furent montés en Allemagne avec beaucoup de succès. Le rêve du compositeur –Gwendoline reçu à l’Opéra de Paris – ne fut réalisé que trop tard : lors de la première, le pauvre Chabrier applaudissait comme si la musique était de quelqu’un d’autre ! Roger Delage raconte avec beaucoup d’empathie les hauts et les bas vécus par le musicien. España lui apporta quand même la célébrité et la croix. Le biographe traite toute l’œuvre pour piano, que nous sommes en mesure d’apprécier d’apprécier puisqu’elle a été intégralement enregistrée. En lisant cette biographie d’un musicien pas comme les autres, c’est le cas de dire que « l’œil écoute ». Quelques petites corrections pour une future réédition. Dates : p. 150, il y a confusion entre 1878 et 1872 ; p. 427, en bas de page, lire « 21 février 1888 » (comme à la p. 477) ; p. 526, pour 1870, lire 1890 ; p. 690, pour 1877 lire 1867. Index des noms : p. 158, il ne peut s’agir d’Adolphe Adam, décédé en 1856 ; Bar (Gaston de) : les références aux pages 476, 610, 618, qui le donnent pour le neveu de Mendès, sont correctes, mais les six autres ont trait à Un Bar aux Folies-Bergère ; p. 277, le Rodolphe Salis du Chat noir n’était pas véritablement « chansonnier »  ; il ne se produisait pas sur scène, ne faisant que présenter les artistes avec beaucoup de boniments ; Nina de Callias n’était pas baronne mais comtesse (p. 85). Enfin, rectifions une erreur répandue même par des Vallésiens tels que le regretté Roger Bellet et Claude Zimmermann dans sa récente biographie : à la p. 235, il ne s’agit nullement du prince Edmond de Polignac, mais du fils illégitime du général Camille de Polignac, qui écrivait sous le nom de Jules-Camille de Polignac. Délaissé par son père, le jeune homme mit le feu à l’appartement paternel ; il fut pourtant acquitté le 6 ou le 7 mars 1883, ce qui explique l’allusion « je deviens pour vous une manière de Polignac fils » dans une lettre du 17 mars 1883.

Cocteau. Jean Cocteau, Œuvres poétiques complètes, tome I, édition publiée sous la direction de Michel Décaudin (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, 1938 p., 445 F). Ce premier volume présente la part de l’œuvre de Cocteau certainement la moins fréquentée aujourd’hui. L’entreprise n’était pas aisée : en dehors des pièces qu’il a regroupées dans des recueils, Cocteau a dispersé ses poésies dans un grand nombre de revues et dans des recueils collectifs. Pour ce volume d’œuvres complètes, Michel Décaudin et ses collaborateurs ont choisi d’écarter les « pièces de circonstance » dont l’intérêt n’était qu’anecdotique, comme des envois ou des vers d’anniversaire ; de même, pour les inédits, ils n’ont retenu que les pièces achevées, rejetant les ébauches et les brouillons de plusieurs poèmes non menés à terme ; la source principale, mais non unique, de ces inédits était le fonds d’archives de la maison de Milly-la-Forêt (son propriétaire, Edouard Dermit, qui fut un des proches de Cocteau, l’a déposé naguère à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris). C’est avec honnêteté que les éditeurs de ce volume confessent n’avoir pas retenu des pièces dont l’authenticité ne leur paraissait pas certaine. La préface est une mise au point fine et nuancée sur l’œuvre rimée de Cocteau (ladite préface a d’ailleurs paru tellement pertinente au chroniqueur littéraire du Monde qu’il en a carrément démarqué plusieurs passages dans son compte rendu). Considéré dans son ensemble, le volume fait ressortir l’unité de l’œuvre poétique de l’oiseleur tourmenté par le néant, unité qui surprendra ceux dont le jugement sur Cocteau poète s’est figé sur le rimeur mondain qui dispersait ses vers dans des revues de bas-bleus. Jusqu’à la fin de sa vie, Cocteau lui-même a renié ses poésies d’avant 1914, les considérant comme des écrits de la facilité et de la mondanité : ces pièces apparaissent pourtant aujourd’hui fort proches du reste de l’œuvre, tant par leur forme que par leurs thèmes, avec cette hantise de la mort et ces anges du Bizarre qui viennent battre leurs ailes. Comment expliquer l’extraordinaire variété de style qui marque l’œuvre en vers de Cocteau ? Par la mise à profit d’un don de l’imitation peu commun, certes, mais aussi par l’insatisfaction qu’induisait chez lui la pratique du seul art poétique. Faut-il d’ailleurs chercher plus loin ce recours assidu à de multiples formes d’art ? Il semble bien que le cinéma, avec son utilisation synthétique des autres arts, fut le seul qui donna à Cocteau le sentiment de s’exprimer à sa guise. Deux autres tomes complèteront ce premier volume : le premier, qui paraîtra dans deux à trois ans, contiendra l’œuvre théâtrale ; l’autre présentera l’œuvre cinématographique, avec les scénarios et les dialogues des films.

Colette. Michel del Castillo, Colette. Une certaine France (Stock, 1999, 387 p., 130 F). Michel del Castillo connaît et aime profondément Colette et, quand il parle d’elle, on sent la passion qui l’anime sans obscurcir son jugement. Il sait que l’image que Colette a imposée ne coïncide pas avec la vraie Colette, que c’est une construction patiente dont les éléments ne résistent pas à l’analyse. Mais c’est merveille que de voir, après elle, avec elle, la maison de Saint-Sauveur et tant d’autres aspects de sa vie. Ainsi, on estimera avec quelle finesse il montre ce qui séparait Colette de Willy, au point que la rupture devenait inévitable. Comme essai, ce livre est admirable. Pourquoi Michel del Castillo, qui dédaigne les biographies (« Après les avoir lues, on sait tout, mais on ne comprend guère », p. 28), leur fait-il beaucoup d’emprunts, et même à la plus médiocre, celle de Claude Francis et Fernande Gontier (Colette, Perrin, 1997). Ce dernier livre, dont les Cahiers Colette ont rendu compte (n° 19, 1997), a été traduit aux États-Unis, où il pouvait apaiser des remords et flatter des convoitises. N’ont-elles pas, ces dames, cru prouver que Colette avait une ascendance noire par celui qu’on appelait le Gorille, le père de Sido ? Leur raisonnement consiste à affirmer que si X est né aux Antilles d’un blanc et d’une noire, il est déclaré en France sans que le métissage puisse être décelé. Le résultat est que la New York Public Library catalogue une partie importante de l’œuvre de Colette comme étant les œuvres d’un écrivain noir et les conserve au Schomburg Center for Research in Black Culture sur le Malcolm X Boulevard. C’est ce que nous avons appris dans The New Yorker du 29 novembre 1999. Nous ne demanderions pas mieux que de croire à cette ascendance et en profiterions pour nous expliquer quelques particularités du génie de Colette. Malheureusement, Francis et Gontier n’emportent pas l’adhésion. Il est vrai que les règles de la philologie et de la critique des documents n’intéressent que les pions et que n’importe qui peut écrire n’importe quoi. Le seul reproche que nous puissions dresser au livre de Michel del Castillo est de vouloir enter des éléments biographiques sur une évocation qui fait, au premier sens, surgir Colette, dégagée de sa sainte légende..

Corbière père. Édouard Corbière, Les Pilotes de l’Iroise, édition établie par Jacques-Remi Dahan (José Corti, 1999, 245 p., 120 F). Corbière : le nom figure en lettres capitales, et sans prénom, sur la couverture : « Tiens ! un roman de Tristan Corbière, le poète des Amours jaunes ? » Sur la page de titre pourtant, on lit : Édouard Corbière. Déception, et vague sentiment de s’être fait avoir… Et pourtant, remercions l’auteur de ce stratagème, car le roman vaut le détour. Mais qui est Édouard Corbière ? Un homonyme de l’autre, le « célèbre » ? Ceux qui ont déjà lu Le Négrier (réédité en 1998) le savent : il s’agit de son père, lequel, comme le rappelle J.-R Dahan, dont la présentation biographique est impeccable, connut la célébrité en pratiquant le genre de la « littérature maritime », dont la vogue commença de grandir en 1823 (avec justement The Pilot de Fenimore Cooper, initiateur du genre) et tomba en 1832, année de la publication desPilotes de l’Iroise. Valait-il la peine de republier ce roman oublié, exploitant abusivement, comme tant d’autres de l’époque, la veine du roman d’aventure maritime ? Réponse : oui. Après quelques pages un peu laborieuses, où il faut s’habituer au style maladroit de Corbière père, et surtout à ce présent de narration qu’il emploie constamment (il ignore superbement le passé simple et l’imparfait), on est vite séduit par ce héros sans nom (il en change quatre fois dans le roman, ce qui en fait évidemment un « roman de l’identité »), recueilli en mer tout bébé avec sa sœur jumelle dans « une cage à poule » (c’est le côté roussellien du livre) et qui devient plus tard, par vengeance contre une société « injuste » (c’est le côté rousseauiste du livre), un abominable pirate des mers passant son temps à piller et incendier tous les bricks anglais circulant dans les parages, mais aussi, plus tragiquement, à piller et incendier sa propre vie, se donnant en cela superbement pour un nouvel avatar du héros romantique « maudit ». On appréciera les scènes de courses, de capture et de combats, qui sont d’une grande intensité et d’une merveilleuse barbarie. Corbière sait de quoi il parle, et cela se sent. À un moment de l’histoire d’ailleurs, il ne peut s’empêcher de rappeler à son lecteur qu’il a lui-même mis la main à la corde : « Comme lui [le héros], j’ai été voyageur à vingt ans ; pauvre, mais rempli d’espérance. » Ce qui fait le prix de ce roman, et son originalité par rapport aux autres livres écrits par des écrivains plus littéraires que marins ; c’est son caractère brutal de vérité. On pourrait dire que Les Pilotes de l’Iroise tient du roman frénétique (on pense au Pirate ou au Renégat) par la violence de l’action et la monstruosité de son héros (« soyons un monstre à pendre », dit le héros), et du roman réaliste par ses notations techniques et son atmosphère vraiment maritime : « Mais quel talent pourrait rendre ces choses importantes, que l’on ne voit bien, que l’on ne sait bien que lorsque la réalité est sous les yeux, que lorsque votre cœur palpite à l’idée du carnage qui s’apprête sur ces flots que vous entendez clapoter, sur ces navires qui manœuvrent chargés de leurs équipages, disposés à faire feu ! »

Mallarmé. Lucette Finas, Centrale Pureté. Quatre lectures de Mallarmé (Belin, 1999, 140 p., 100 F). Ce petit volume de la collection L’Extrême Contemporain, dirigée par Michel Deguy reprend quatre lectures de Mallarmé déjà publiées en revue entre 1973 et 1992. Les textes commentés ici sont trois poèmes : SalutLe Pitre châtiéDon du poème, et un fragment manuscrit des Noces d’Hérodiade (le premier morceau du Prélude). Ces quatre lectures strictement linéaires (elles suivent la logique, qui pourra surprendre, d’un commentaire mot à mot) ne convoquent pas, à deux ou trois notes près, l’appareil traditionnel de l’exégèse universitaire, pas plus qu’elles n’en reprennent le discours ; pour autant, elles ne se revendiquent pas comme le produit d’une pure subjectivité lectrice. Si l’énonciation fait la part du je, ce je lecteur relève moins du sujet personnel qu’il n’assume une fonction lectrice comparable à celle de l’opérateur du Livremallarméen : celui-ci, comme le dit Mallarmé dans une lettre citée en épigraphe qui justifie le titre du volume, a pour fonction d’« établir les identités secrètes par un deux à deux qui ronge et use les objets, au nom d’une centrale pureté ». Lire, c’est donc ici établir tous les rapports possibles entre les mots d’un texte donné, en déployant toutes leurs virtualités sémantiques aussi bien que phoniques, en multipliant les jeux de mots et de lettres, les homophonies, les paronomases, les anagrammes, les hypogrammes, pour faire apparaître un surcroît de sens, ou permettre ce que Lucette Finas, commentant le bien nommé Salut, appelle le salut de la lecture. Bref, le je, c’est ce qui permet au texte de jouer, à tous les sens du mot. On imagine ce qu’un tel travail sur le texte peut avoir de suggestif, ce qu’il peut faire entendre d’harmoniques jusque-là inouïes ; on imagine aussi, et Lucette Finas la première, l’objection du lecteur : jusqu’où peut-on faire jouer le texte ? « Quand et où s’arrêter pour ne pas sombrer dans l’inacceptable ? », demande notre lectrice elle-même, qui avoue que, « pour souple que soit la lire mallarméenne, il existe un moment, théoriquement incalculable, où la lecture peut délirer ». À la fin de la lecture de Don du poème, la rime la femme / affame appelle ainsi ce commentaire : « La faim et la femme. La femme comme faim. Je ne dirai pas comme fin. Ne poussons pas le jeu trop loin ». Maint lecteur pourra sans doute penser qu’en bien d’autres points de ces quatre lectures le jeu est poussé trop loin. Lucette Finas tente de justifier ces « Jeux interdits » ou « rapprochements forcés » dans sept notes annexées à la première lecture, celle qui, par la force des choses, fait office de discours de la méthode : « Je se contente de repérer (ou produire ? c’est une question) des rencontres, puis de les appliquer au texte et, si celui-ci les tolère, de les y impliquer, le compliquant toujours davantage ». Tout le problème est évidemment de savoir si la capacité de tolérance du texte peut se mesurer, et si elle est autre chose que la capacité de tolérance du lecteur. Une dernière remarque : à deux reprises, dans le commentaire du fragment des Noces d’Hérodiade, est évoquée une variante omise par l’édition de G. Davies : « Où le cul bouche à bouche les vautre ». Cette « variante » est en fait la lecture que fait l’édition Barbier-Millan de ce que G. Davies, lui, lisait : « Où le ciel bouche à bouche les vautre ». Le but de cette remarque n’est pas de dire qui a raison et qui a tort (les deux lectures étant également possibles, c’est affaire d’interprétation), mais de mesurer, par cet écart maximal, la lourde responsabilité de ceux dont la fonction est d’établir les textes qui seront offerts en pâture aux commentateurs. On n’aura garde d’oublier, surtout dans le cas de textes restés à l’état de manuscrits parfois difficilement déchiffrables, que la lecture du commentateur est toujours seconde, et donc conditionnée par la lecture première de l’éditeur. Cela dit, on saura gré à Lucette Finas de compliquer, au meilleur sens du terme, le texte mallarméen et, au-delà de ce qu’elle apporte de suggestions nouvelles, de stimulation intellectuelle et de plaisir du texte, de renvoyer tout lecteur, séduit ou agacé, à sa propre pratique de lecture.

Orthographe. Monika Keller, La réforme de l’orthographe. Un Siècle de débats et de querelles (Conseil international de la langue française, 1999, 195 p., 120 F) ; Charles Muller, Monsieur Duquesne et l’orthographe. Petite chronique française, 1988-1998 (Conseil international de la langue française, 1999, 198 p., 90 F). L’histoire de la langue française connaît un regain de vitalité depuis une vingtaine d’années, notamment depuis la publication du tome XIII de l’Histoire de la langue française (1985), sous la direction de Gérald Antoine et Robert Martin, qui donnaient ainsi une suite à l’ouvrage de F. Brunot. L’histoire de l’orthographe a bénéficié de cette nouvelle vague d’intérêt, en partie à cause de la passion que portent les francophones au système graphique du français, en partie à cause du débat sur la réforme orthographique de 1989-1990. Mais il est une troisième raison qui explique le retour d’une sous-discipline largement ignorée, sinon dédaignée, par la linguistique française du XXème siècle, au moins jusqu’au milieu des années 1960 : la prise de conscience qu’on en sait finalement assez peu sur l’histoire de l’orthographe. Les ouvrages précédents étaient orientés : l’histoire de l’orthographe qu’ils donnaient à lire était celle d’un combat « pour la vérité », une histoire qui combattait la conception d’une « constitution historique » de l’orthographe française. Depuis dix ans, les perspectives ont changé et l’histoire de l’orthographe est autrement traitée, par exemple chez Cerquiglini (L’accent du souvenir, 1995 ; Le roman de l’orthographe, 1996) ou chez Meschonnic (De la langue française, 1997). Cette année, deux ouvrages reprennent chacun à leur manière la question de l’orthographe, de sa réforme et de son histoire, des usages contemporains, des orthographes des autres langues (l’anglais, l’italien et l’espagnol en particulier). Mais ils tiennent eux aussi compte de l’idée que l’orthographe française puisse être « un système », c’est-à-dire moins arbitraire et désordonnée qu’on l’avait pu croire. Les jugements sur l’histoire (tant littéraire que linguistique) s’en trouvent par conséquent plus nuancés. L’ouvrage de Monika Keller est la traduction d’une thèse parue en Allemagne en 1991. Analysant un siècle de projets de réforme orthographique, d’initiatives personnelles, institutionnelles ou ministérielles, l’auteur met au jour une sorte d’arbre généalogique des réformateurs, dont on a parfois le sentiment qu’ils se transmettent le projet de réforme orthographique comme un héritage. C’est l’histoire des réformes du point de vue des réformateurs qui est ainsi donnée à lire. La première moitié du livre est consacrée à « la querelle de 1900 », qui commence en fait en 1886 pour se terminer en 1907 avec le refus d’Aristide Briand de soumettre le rapport de la Commission Brunot au Conseil supérieur de l’Instruction publique. À travers l’analyse des textes et propositions de réforme, on voit se dessiner des prises de position tant passionnelles que « scientifiques », qu’il est aisé de remettre en contexte puisqu’une courte biographie de chaque réformateur est également donnée. Ce parcours des soubresauts de la linguistique du tournant du siècle met aussi en lumière la grande diversité des projets de réforme proposés, qui finit par avoir raison des meilleures volontés. Monika Keller évoque les conflits de compétence entre l’Université et l’Académie française (conflits en effet très présents) et « le conservatisme de groupes et de personnalités de haute éducation et de forte influence » pour expliquer la mise sous le boisseau de l’idée de réforme orthographique. C’est plutôt la diversité des projets proposés et les divergences de vue entre les réformateurs (quoi réformer et comment le faire) qui furent les éléments déterminants de cet échec, les stratégies d’action des réformateurs de la deuxième moitié du XXème siècle en témoignant (ce qui n’exclut nullement les conflits de compétence et le conservatisme, bien évidemment). La deuxième partie du livre s’attache à retracer les projets de ce siècle, de Dauzat et Damourette (1939) à « l’opération Rocard » (1989-1990), en passant par le projet de retour au « bel françois du XIIème siècle » de Charles Beaulieux (1950) et les travaux des deux commissions Beslais (1950-1952 et 1960-1965). On voit que les efforts contemporains se sont concentrés autour de quelques points de réforme précis et que les réformateurs, tant qu’ils l’ont pu, ont tâché de former des fronts communs, la plus achevée de ces stratégies de tir groupé étant celle de 1989-1990. Les derniers chapitres ont fait l’objet d’une nouvelle enquête documentaire tenant compte des récents avatars du projet Rocard, notamment des réactions et désaveux de certains Académiciens. Ce qui retient l’attention pourtant, ce sont les pages consacrées à L’orthographe dans le champ de la recherche scientifique. On y trouve notamment une analyse de la pensée de René Thimonnier, dont les travaux contribuèrent à une remise en question des paradigmes dominants en matière d’orthographe. Il est à espérer que le CILF ouvrira ses archives (auxquelles Monika Keller a eu accès) et publiera bientôt les rapports et documents de travail de Thimonnier qui y sont déposés. Tant l’histoire intellectuelle des années 60 et 70 que l’histoire de la linguistique contemporaine y gagneraient. De cette édition française ont été omises la quasi totalité des notes et des références, de même que la bibliographie. Les documents consultés par l’auteur étant rares et le plus souvent difficiles à trouver, le lecteur curieux aurait apprécié que l’on donne au moins une bibliographie indicative des principaux documents utilisés. Peut-être un projet pour la Banque des mots ?

Charles Muller, lui, reprend le fil du récit à peu près où Monika Keller avait laissé le lecteur, en explorant la décennie 1988-1998, mais cette fois du point de vue du « locuteur moyen ». Renouant avec la tradition du dialogue sur la langue – que l’on pense à Jacques Peletier du Mans, Dialogue de l’ortografe e Prononciacion francoese (1550), au Père Bouhours ou, plus près de nous, aux Soirées du Grammaire-Club –, Muller met en scène, non des linguistes ou des savants, ni peut-être même des « amateurs de langue », mais quelques individus que leur langue intéresse : Philippe Duquesne, pharmacien retraité, Louis Klein, libraire, Patrice Lombard, jeune journaliste, auxquels se joignent, au gré des sujets abordés, François Lefèbvre, instituteur, Juliette Lombard, institutrice, Florence, petite-fille de Monsieur Duquesne et Charles-Étienne Bruller, responsable du service Orthotel. Les 70 entretiens s’échelonnent entre mai 1988 et un mois juillet indéterminé (indiqué par un point d’interrogation). Le Café des Arts et des Lettres de Verneuil-les-Coutilz (« en France ») est le théâtre de ces échanges linguistiques, du reste on ne peut plus civilisés. On y « devise agréablement » de sujets aussi variés que l’onomastique, l’alternance des accents aigu et grave, le fonctionnement d’Orthotel, les lettres grecques, le circonflexe, la féminisation des titres, le subjonctif, le snobisme linguistique, et, bien sûr, de réforme orthographique. C’est l’instituteur François (ô bien nommé) qui répond aux questions de ses interlocuteurs, transmet l’information et n’hésite pas à remettre les pendules à l’heure lorsque le besoin s’en fait sentir. Le lecteur glane une foule d’anecdotes, des précisions d’ordre historique et grammatical, des avis linguistiques marqués au coin du bon sens, le ton des échanges étant résolument didactique, et l’objectif pédagogique. Le lecteur appréciera que l’orthographe ne soit pas extraite de son contexte – usage, norme, histoire, langue et discours. Mais ce ne sont pas ces anecdotes qui font le véritable intérêt du livre : ce sont les sous-entendus, les pointes, les salutations amicales et les griffures dont sont parsemées les conversations. Par exemple, Plorax, le grammairien spontané, qui « tient boutique de langue française », est moqué à la manière des factums de Furetière. Il s’agit, on l’aura compris, d’un « livre à clé » – ou à clef, comme on voudra –,que les observateurs et peut-être les acteurs de la scène linguistique déchiffreront en souriant ou en grinçant des dents. Charles Muller avance prudemment, malgré la transparence de certains portraits. Il s’agit d’en dire le plus possible sur les dessous des négociations orthographiques de la dernière décennie sans se compromettre, sans pointer trop fortement du doigt tout en utilisant une information de première main. Lorsque viendra le temps de poursuivre l’histoire des projets de réforme du XXème siècle, les entretiens « consignés » dans ce livre révéleront sans doute leurs secrets, le délai de prescription dûment respecté, ainsi qu’il se doit…

Polac. Michel Polac, Journal. Pages choisies par Pierre-Emmanuel Dauzat. 1980-1998 (PUF, 2000, 567 p., 148 F). Tiens ! les PUF publient aussi ce genre de fadaises ! Le journal de Michel Polac paraît dans la collection « Perspectives critiques » (sic) que dirige Roland Jaccard « avec la collaboration de Paul Audi ». Ces dernières semaines, Michel Polac, journaliste et animateur d’émissions de télévision et de radio, a beaucoup clamé devant les micros qui lui étaient tendus qu’il avait commencé son journal à quatorze ans et qu’il ne l’avait jamais abandonné. Le résultat obtenu n’a guère récompensé cette constance. Les passages libidineux de ce journal ne feront pas oublier Miller (« Moi qui ne projette même plus ma semence [sic], elle sourd comme à regret et glisse le long de ma verge »). Trouve-t-on au moins dans le volume de ces indiscrétions jubilatoires qui font le charme du journal d’un Léautaud ? Même pas. Tout au plus ce propos de Philippe Sollers (autre homme de télévision connu) sur son confrère Bernard Pivot, propos qui renseigne autant sur son auteur que sur sa cible : « Il est nul, mais en plus, il se fait un de ces blés ». Pour le reste du journal, tout ce qui apparaît d’un peu piquant sur des personnalités connues est le plus souvent masqué par la substitution des noms véritables par les lettres Z ou X, ou par des initiales vraies ou fausses : « J’ai baisé l’illustrissime S. et ça ne compte pas, ou guère, et je n’ai fait que tenir la main de la star G., qui, couchée dans sa soie, ses dentelles et son parfum de tubéreuse n’attendait qu’un geste pour me faire une place près d’elle ». Çà et là, la drôlerie qu’offre généralement l’étalage d’une vanité. Après la visite d’un médecin appelé en consultation, le diariste déplore : « non seulement il ne me reconnaît pas, mais mon nom qu’il me demande pour l’ordonnance n’éveille aucun écho ». Autre manifestation de suffisance blessée, ce passage sur le Journal de Raymond Queneau (« Pourquoi publie-t-on de tels monuments de vacuité ? », note Michel Polac, auquel la question peut être aujourd’hui retournée) : « ce type me traitait comme un demandeur d’autographe ». Queneau n’avait probablement pas su reconnaître l’écrivain de génie qui lui rendait visite. Et quand cet écrivain de génie cherche à vitrioliser sa plume, c’est pour produire ces subtilités littéraires :

Breton était vraiment un sale con, borné, raciste, dégoûté par les négresses et les pédés, plein de préjugés romantiques et mensongers, aucune capacité d’aveu, de franchise avec son corps. Aragon maso se vantant (et non se plaignant) de sa demi-impuissance, il bande à moitié : il ne peut contrôler son éjaculation, etc. La réalité, c’était un pédé mais il ne pouvait se l’avouer avec ce Breton castrateur.

Dans ce journal, Michel Polac révèle un curieux côté d’homme de lettres à la Goncourt, variété qu’on croirait à tort éteinte : « Si je me suicidais, on s’intéresserait peut-être à mon œuvre. Maintenant que j’ai écrit ça, je ne peux plus me suicider ». Quant aux anathèmes lancés par l’auteur, ils ne dépassent pas le persiflage pléonastique : Philippe Bouvard, un « vulgaire persifleur » ; Patrick Modiano, « empêtré, bredouillant, répétant maladroitement quelques phrases à peine explicites » ; Jean-Marie-Gustave Le Clézio, « il lui manque l’humour » ; Bernard-Henry Lévy, Marek Halter et André Glucksmann sont des « m’as-tu-vu » ; la poésie de Valéry est « barbante bien que belle » ; « le livre nul » de Pierre-Jean Rémy ; « Attali, idiot mondain » ; Bernard Frank, « ridicule, le raté n° 1 » ; Comte-Sponville, philosophe « affligeant » et « mollasson ». Dans le genre, il est difficile de faire plus conventionnel. Cette forme de talent suffit peut-être pour animer une émission de télévision, mais quel lecteur de ce journal ne serait pas tenté de conseiller à la direction des PUF de s’assurer les services d’un directeur de collection plus exigeant ?

Sartre. Olivier Wickers, Trois Aventures extraordinaires de Jean-Paul Sartre (Gallimard, 2000, 246 p., 125 F) ; Philippe Petit, La Cause de Sartre (PUF, 2000, 251 p., 125 F) ; Bernard-Henry Lévy, Le Siècle de Sartre (Grasset, 2000, 668 p., 148 F). Attention, banc de Sartre ! C’est entendu, depuis vingt ans qu’on a laissé l’écrivain dialoguer avec le néant, il était grand temps de le ramener à l’être : la saison est ouverte, la succession aussi. Olivier Wickers opte pour la légende. Il élit trois moments de la vie de son sujet et cherche à les constituer en mythe, à partir du mythe : « voilà le fabliau » dont il fixe les images, Sartre couvert de crasse faute de prendre le temps de ne pas écrire lorsqu’il rédige ses Carnets de la drôle de guerre, Sartre voyageur politique, etc. Rien qu’on ne sache déjà, donc, et on peut douter de l’intérêt de renforcer des chromos à ajouter aux listes des Malraux-enterre-Moulin ou Verlaine-titube-dans-la-rue déjà disponibles pour occulter un auteur derrière un classique. On dira que ce type d’évocation peut valoir par son écriture : c’est au lecteur de juger s’il saura se laisser séduire par des fulgurances de la pensée ou du style de l’essayiste, comme « scruter le ciel n’est pas tout à fait déchoir pour un écrivain » ou « dans un wagon, près de Saverne, un soldat solitaire parmi la peinture à profil perdu de ses comparses assoupis aura eu la beauté digne des rois qui voient clair »… Philippe Petit, inversement, choisit de « contrecarrer les lieux communs dont la légende affuble » Sartre, pour une relecture philosophique de l’œuvre. Mais le projet, qui s’appuie sur une étude de L’Idiot de la famille et semble d’abord le plus rigoureux des trois ouvrages, entend procéder « à la manière d’un conte philosophique revu et corrigé par une intelligence artificielle […] de la philo-fiction, en somme ». On attendra donc que Big Blue lise Platon… Reste « l’enquête » de BHL. Comme son titre l’indique, elle parle moins de Sartre que du vingtième siècle et de Sartre. Cette démarche conduit à proposer une sorte de portrait éclaté de ce que l’écrivain aura pu représenter, ramenant au fil de diverses confrontations (Sartre et Aron, et Céline, et la drogue, et le PC, et l’inachèvement, etc.) autant d’éclairages différents sur la doctrine et l’œuvre. On a souvent le sentiment de fiches collées bout à bout, voire d’un arpentage très artificiel de ce territoire, car BHL ne modère pas un goût des symétries qui, non content de plomber le texte de litanies dangereusement soporifiques (« J’aime … j’aime … j’aime…, ce n’est pas … ce n’est pas … ce n’est pas … », ad lib.), paraît le conduire parfois à postuler la nécessité de certaines équivalences (ainsi : « en philosophie aussi, Sartre a son Gide », et c’est Bergson). Pourtant, parce que, dans son ampleur même, cette approche désigne Sartre comme le centre dont ne cessent derevenir s’éloigner tous ses rayonnements, elle rend peut-être le mieux compte du travail d’un homme complexe pour qui la vérité d’un auteur ne passait pas par les textes, mais résistait toujours à sa fixation et à sa nomination.

Segalen. Victor Segalen, René Leys, éd. présentée et annotée par Sophie Labatut, préface de Michel Butor (Chatelain-Julien, 1999, 2 vol. sous coffret, 1345 pp., sans prix marqué). La merveille ! Cette exclamation de Mallarmé ne serait sans doute pas déplacée à propos de l’admirable édition critique de René Leys que vient de publier Sophie Labatut aux éditions Chatelain-Julien. Rappelons au passage que cet éditeur avait déjà à son actif des rééditions de haut goût de Stèleset de Connaissance de l’Est. Dès le premier coup d’œil, ce René Leys a tout pour séduire, par ses couvertures colorées et son coffret illustré. Quant au contenu, il suffit de recopier la table des matières, pour en concevoir toute la richesse : préface de Michel Butor ; longue et substantielle introduction de Sophie Labatut (90 pp.) ; texte du roman ; notes culturelles, historiques et littéraires (plus de 200 pp.) ; Marginales et variantes (150 pp.), 400 pp. de « Notes et dossiers » :Notes et Plans Notes d’après René Leys ; Annales secrètes d’après MR ; Révolution ; Lettres de Maurice Roy ; Jardins mystérieux Sur une forme nouvelle du roman…  ; Stèles choisies ; articles de Segalen. Pour finir, les annexes : chronologies, bibliographie, glossaire des noms de personnes. On se dit, en lisant tout cela, que Segalen a enfin obtenu sa revanche, et que c’est là, pour parler comme René Leys, un Temple du Ciel élevé en son honneur. Une telle revanche était bien nécessaire, surtout lorsqu’on connaît certains avatars de la fortune posthume de l’écrivain (voir notamment ce que dit Gilles Manceron, dans sa biographie de Segalen, des agissements de Saint-John Perse et de Paulhan). Établie par Jean Lartigue, l’édition originale de René Leys (Crès, 1921) proposait un texte parfois discutable et où avaient été opérées des compressions et même quelques suppressions. Cette nouvelle édition se base au contraire sur le second manuscrit du roman (1916), en tenant également compte de la première rédaction (1913 ou 14), l’une et l’autre conservées à la Bibliothèque nationale de France : c’est donc un texte entièrement révisé, voire rétabli, qui nous est donné ici. Et il est, non pas complété, mais considérablement enrichi, par les très nombreux textes et documents inédits que nous avons énumérés plus haut, et dont aucun n’est dépourvu d’intérêt. Écrivain multiple et finalement assez secret, Segalen n’est pas seulement le poète de Stèles et de Thibet, l’auteur des Immémoriaux et d’Équipée, l’admirateur de Gauguin et de Rimbaud, un essayiste de grande classe ; c’était aussi un ironiste supérieur. Il n’est que de lire, par exemple, ses deux petits articles sur l’opium parus en 1906-1907 dans le Mercure de France, et qui témoignent déjà de sa fascination pour les choses de la Chine, pays où il n’était, à l’époque, encore jamais allé. Que tout cela est loin de cet « exotisme » où l’on a voulu l’enfermer ! Surtout, avec René Leys, il s’agit de bien autre chose. Rêverie sur la Chine, sur la Ville interdite, sur l’absence (à laquelle était déjà consacrée, dans Stèles, un poème étonnant), sur la personnalité humaine aussi, ce livre à nul autre pareil constitue surtout un roman policier d’un type bien particulier, où le narrateur joue sans cesse avec la réalité et la fiction, qui finissent par ne plus faire qu’une. Ambiguïté assumée dès le départ, dès la première phrase : « Je ne saurai donc rien de plus ». Segalen a placé délibérément dans l’imaginaire, en la transposant, une aventure réelle, qui fut sans doute plus décevante, mais qui lui servit de substrat : son amitié avec le jeune Maurice Roy, qui se flattait d’avoir ses entrées au Palais Impérial. Et il est particulièrement intéressant de mettre en parallèle le texte même du roman, et les divers documents inédits donnés dans le tome II : lettres de Maurice Roy (le « vrai » René Leys), Notes d’après René LeysAnnales secrètes d’après MR. On y voit comment l’auteur a tiré parti des éléments les plus divers : Maurice Roy, son amitié avec celui-ci, Pékin, la Révolution chinoise de 1911. Sophie Labatut a raison d’y discerner un côté autobiographique, car ce roman finalement aussi énigmatique que son protagoniste, constitue bien ce que Barthes eût appelé une autobiographie chimérique. Le plus remarquable est que cette autobiographie, Segalen la jugea toujours lui-même avec une certaine distance critique, voire sarcastique : « facteur de moquerie », souligne Sophie Labatut. Ce détachement ironique en dit long, en tout cas, sur Segalen lui-même. Et l’on se persuade aussi que tel est bien le véritable intérêt des documents publiés dans le tome II (en dehors, bien entendu, de leur valeur – pour la plupart – d’inédits) : montrer comment ce va-et-vient entre réalité et fiction aboutit, chez l’auteur de Thibet, à créer un texte extrêmement singulier, où la fiction devient plus vraie que la réalité vécue. Car, loin de réduire la part du créateur, tous ces textes et documents annexes ne font que mettre davantage en relief l’extraordinaire maîtrise d’écriture de Segalen, qui est parvenu, dans René Leys, à un point d’équilibre parfait, où l’ironiste donne constamment la réplique au romancier, en une escrime pourfendant le vide, pour reprendre son expression. Parler de Segalen ne dispense pas, tant s’en faut, de dire un mot du travail de Sophie Labatut. Travail exemplaire, tant pour l’établissement des textes que pour l’annotation, qui est d’une précision et d’une pertinence extrêmes. La vie de Segalen, la genèse de son roman, le Pékin de 1911, la dynastie Han, l’architecture des maisons chinoises ou le supplice de la cangue, rien ne semble avoir de secrets pour cette « éditrice » qui se meut avec aisance dans tous ces domaines. Il y a là quelque mérite, et quiconque aura préparé des éditions de ce genre – mais la sienne est véritablement, répétons-le, exceptionnelle – peut aussi mesurer la somme de travail que peut coûter une telle entreprise. Ajouterons-nous que son commentaire fin et délié ne dessert nullement son propos ? Elle ne s’est pas contentée, en effet, d’établir et de publier tous ces textes ; elle les a interrogés, et sa réflexion est souvent fort pertinente (voir par exemple, pp. 50-53, sa mise au point nuancée sur la curieuse amitié entre Segalen et Maurice Roy). Ses 200 pages de Notes culturelles, historiques et littéraires se lisent avec plaisir et profit, mais on n’en épuise pas facilement la richesse, pas plus que celle de tous les textes et documents qu’elle nous donne à lire. S’il y avait une justice, et s’il existait aussi un prix de l’édition critique, ce travail mériterait d’obtenir la palme. Mais qu’importe, il est là, plus fouillé, plus riche et plus beau qu’un « Pléiade », et l’on peut répéter le mot de Villiers de L’Isle-Adam : « D’ailleurs, que nous importe même la justice ! » Il nous suffit de suivre, tout au long de ces 1345 pages, l’énigmatique René Leys caracolant en « veste de cheval » jaune vif sur « son extraordinaire cheval agressif », entre deux nuits avec l’Impératrice et deux leçons de pékinois au narrateur – lequel l’observe avec un sourire en coin.

Stendhal. Persuasions d’amour. Nouvelles lectures de De l’Amour de Stendhal, textes recueillis et présentés par Daniel Sangsue (Droz, Genève, 1999, 192 p., s.p.m.). Cet ouvrage rassemble les actes d’un colloque qui s’est tenu le 5 et 6 décembre 1996 en Sorbonne Nouvelle. Daniel Sangsue, l’organisateur (avec Philippe Berthier), justifie l’idée de ce colloque spécialement consacré à De l’Amour par le déficit critique dont l’œuvre est l’objet, alors même que, de l’avis de tous les spécialistes, elle est une pièce essentielle du système stendhalien. Ainsi plusieurs chercheurs se sont penchés sur ce curieux volume conçu en 1819 et publié en 1822. Comme l’indique le sous-titre, ce travail collectif ambitionnait de renouveler notre lecture de De l’Amour  ; traduction : d’en finir avec l’interprétation sclérosante d’un Victor Del Litto – pour ne citer que lui – qui ne vit dans ce texte qu’une confession intime déguisée, dont il s’agissait de décrypter les allusions biographiques. Sangsue nous suggère, lui, une lecture plurielle du livre, soucieuse d’éclairer toutes ses facettes, attentive même aux contradictions de son auteur (et Dieu sait si elles sont nombreuses !). De l’Amour – c’est un lieu commun que de le dire – n’est pas un livre facile. Tous les participants le reconnaissent, qui achoppent l’un après l’autre sur les intentions de l’auteur : s’agit-il « d’un livre d’idéologie » (donner une définition universelle de l’amour), d’un livre de sociologie (comprendre l’amour à travers ses diverses déterminations sociales) ou d’une autobiographie déguisée (dire la douleur que le « roman de Métilde » n’a pu dire). Or c’est leur intelligence que de refuser absolument de trancher (il est bien fini le temps de la lecture unilatérale ou du terrorisme critique) et de penser le multiple : ici commencent les H/histoires littéraires. Que le livre soit envisagé sous l’angle du travestissement (avec Pierre-Louis Rey et ses « Lunettes vertes »), du jeu (avec C. W. Thomson, qui rappelle par exemple que des passages entiers de De l’Amour ont été écrits sur des cartes à jouer) ou du fragment (avec Catherine Mariette, qui s’attache à penser le « style of Love », c’est-à-dire à décrire cette « tension continue de l’ouvrage [qui résulte de] son désaccord entre la forme du discours et son contenu »), on retrouve chez chacun des participants ce souci de ne jamais fermer le texte, mais de l’ouvrir à toutes les interprétations. Mention spéciale pour la contribution de Philippe Berthier, dont le texte (un essai d’érotologie comparative entre Italie et Angleterre) est aussi savant qu’hilarant (à lire à haute voix dans un salon français : effet garanti !). En bref, avec ce nouveau numéro de la Collection Stendhalienne, nous voilà plus que jamais persuadé qu’il faut se replonger dans De l’Amour, texte sauvé des eaux, si l’on en croit Stendhal, qui raconte que son éditeur voulait « se débarrasser des invendus en les livrant comme lest pour un navire. »

Vierge rouge. Louise Michel, Je vous écris de ma nuit. Correspondance générale 1850-1904, édition établie et présentée par Xavière Gauthier (Éditions de Paris, 1999, 799 p., 245 F). Nous ignorons si, lorsqu’elle s’est lancée dans ce travail, Xavière Gauthier était une chercheuse novice en missives du XIXème siècle, mais il faut lui reconnaître le mérite de n’avoir pas cherché à passer pour telle. N’avoue-t-elle pas dans un chapitre de sa préface, intitulé Méthodologie :

J’ai un certain nombre de lettres où le chiffre du mois est écrit en chiffre romain, ainsi que nous le faisons aussi quelquefois actuellement. J’ai commencé, tout naturellement, à classer au mois d’octobre les X, dixième mois de l’année ; d’autant que le chiffre romain était suivi des lettres « bre ». Donc, Xbre = octobre, etc. Quelle ne fut pas ma surprise, et mon embarras, de découvrir des missives datées VIIbre, ou même 7bre, 8bre. Comment comprendre que le septième mois de l’année, juillet, soit écrit comme se terminant par bre ? C’est qu’à l’époque de Louise Michel, l’usage voulait qu’on datât les lettres selon la datation romaine.

Une autre partie plaisante de ce chapitre de Méthodologie est le commentaire que donne X. – pour Xavière, non pour octobre ou décembre – Gauthier sur les bibliothèques et fonds d’archives auxquels elle a eu recours. Ainsi l’Institut français d’Histoire sociale : « on ne peut photocopier que les reproductions (40 francs, une photocopie de journal !) » et « les heures d’ouverture de la bibliothèque sont rares » ; à la Bibliothèque nationale, « aucune aide n’est apportée au chercheur » (ça, c’est sûr)  ; la Bibliothèque de la Maison de Victor Hugo « n’est pas toujours ouverte » mais les lettres de Louise Michel sont « réunies dans un classeur et protégées par un plastique » ; le personnel des Archives de la police est « affable et compétent » (c’est vrai, d’ailleurs). Le pompon revient cependant aux Archives de la guerre, dont le dossier Louise Michel contenait à l’origine 68 pièces, dont 20 lettres signées par la Vierge rouge :

Las, à ce jour, le dossier n’en comporte plus qu’une seule ! […] Les dix-neuf autres ont disparu. Malgré mes demandes, je n’ai pu savoir ni le pourquoi ni le comment de cette disparition. La personne à qui j’annonçais que 19 documents manquaient m’a dit : « Et c’est grave ? »

Non, ce n’est pas grave, mon adjudant. Mais abandonnons le ton de l’auteur pour rendre hommage au travail qu’elle a accompli  ; il y avait en effet quelque mérite à établir cette correspondance générale de Louise Michel, qui n’a pas dû se faire en un jour : près de mille trois cent lettres retrouvées. Le volume constitue une importante contribution à l’histoire de la Commune et des communards. Une petite distraction à signaler à l’auteur : le billet et le poème de Louise Michel cités dans l’édition de 1992 des Mémoires de ma vie de l’« ex-Madame Paul Verlaine » n’ont pas été relevés. Mentionnons également une lettre de Louise Michel à Charles de Sivry, ex-beau-frère de Verlaine, datée du 20 juin 1898 : l’épistolière envoie son adresse à Londres à son correspondant et l’invite à prendre un exemplaire de son Histoire de la Commune qui venait de paraîtreCette lettre, sur un double feuillet blanc filigrané au château-fort, appartient à la collection de Jean-Louis Debauve grâce auquel nous pouvons la reproduire ici :

 

Paris 20 juin 98
Mon cher Charles de Sivry,
En attendant que nous nous revoyons au mois de septembre voici mon adresse à Londres [:]
15 ardby Terrace Plaequett Road East Dulwreh London[.]
Vous serez bien aimable avec ce mot de faire prendre chez Stock éditeur un volume de mon histoire de la commune il voudra bien vous le remettre[.]
Je vous mettrai la dédica[se]ce en revenant[.]
J’embrasse toute la famille grands et petits
L Michel   

[Fragment d’enveloppe non timbrée, collée au second feuillet :] M. Charles de Sivry / aux quatre-z-arts / Montmartre

Une autre lettre, dont la date seule a pu être déchiffrée en vitrine : « 17 juin 1875, baie de l’Ouest, Nouvelle-Calédonie », a figuré récemment à la devanture de la librairie Raux, rue de l’Odéon. Mais l’éditrice ne semble pas avoir lancé d’appel préalable aux éventuels détenteurs d’autographes.

* * * 

Notes de lecture

Aragon. Aragon, Œuvres romanesques complètes, tome II, édition établie par Daniel Bougnoux et Raphaël Lafhail-Molino (Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2000, 1477 p., 425 F). Ce tome contient La Sainte Russie et Les Beaux quartiers, ainsi que : Un Roman commence sous vos yeux, Les Voyageurs de l’impériale, Servitude et grandeur des Français, Les Contes de quarante années. L’introduction de ce tome II débute par cet avertissement :

1935-1945 : la décennie ouverte par ce volume voit se multiplier les combats, et des drames, qui dépassent de beaucoup l’échelle d’une œuvre littéraire et d’un individu, mais dans lesquels plus que d’autres auteurs Aragon se trouve pris. Jamais peut-être son génie ne fut plus grand qu’au cours de ces dix années, où sa vie aura plusieurs fois basculé et où il sut, avec le sang-froid du militant et le recul de l’écrivain, marier sa propre histoire à de terribles circonstances.Il convient de toujours garder celles-ci en mémoire, et de dater les écrits, si l’on veut apprécier équitablement ce que furent en ces années tragiques les guerres d’Aragon.

Une manière comme une autre d’indiquer que cette partie de l’œuvre d’Aragon a bien vieilli. Vite, le tome III.

Ballons. Alain Dégardin, Jérôme Giacomoni, Matthieu Gobbi, Paris en ballons (Le Cherche-Midi, 1999, 127 p., s.p.m.). Pour prendre du recul vis-à-vis de toutes les mêlées terrestres, littéraire, parisienne, rugbistique et autres. Nadar, Jules Verne, les grands ballons captifs, Gambetta à bord de l’Armand-Barbès, Henry Giffard, sans oublier les publicités du Petit Journal sur l’enveloppe de ballons. L’emplacement du siège social d’Histoires littéraires, vu d’un ballon, apparaît sur la couverture de l’ouvrage. Mais il faut bien le chercher, une loupe à la main.

BloyLéon Bloy. 4. Un Siècle de réception. Hommage à Yves Reulier, textes réunis et présentés par Pierre Glaudes (Lettres modernes Minard, 1999, 319 p., s.p.m.). Cet intéressant recueil sur l’écrivain et les pionniers de son œuvre s’intéresse à l’évolution de la critique bloyenne, passée, au cours du vingtième siècle, des souvenirs et impressions d’une chapelle d’amis et d’admirateurs aux vastes études littéraires, religieuses, mystiques et même ésotériques des dernières décennies. De René Martineau au Dr Fauquet, en passant par Joseph Bollery et Jacques Maritain. Curieuse est la section sur des lecteurs de Bloy assez inattendus : Hugo Ball, Saint-John Perse et même Michel Tournier. Deux chapitres particulièrement bienvenus : « Bloy dans l’archipel symboliste et décadent » et « Les Débuts des Cahiers Léon Bloy », ce dernier texte étant un des derniers écrits d’Yves Reulier, à la mémoire duquel le volume est dédié.

Chanel. Henry Gidel, Chanel (Flammarion, 2000, 439 p., 149 F). Où l’auteur tente de montrer que cette célébrité de la mode ne fut pas seulement la dame frigide qui paya les cures de désintoxication de Jean Cocteau. Du Ritz à Deauville, la trajectoire de Gabrielle Chanel, une des grandes « emmerderesses » (le terme est imputable à Paul Valéry) de son siècle. Henry Gidel a déjà publié trois titres dans la série que la maison Flammarion appelle ses « Grandes Biographies » : FeydeauLes deux Guitry, Cocteau. Dans cette quatrième grande biographie, l’auteur fait de temps à autre dialoguer ses personnages : comme au beau temps de Françoise d’Eaubonne, comme au beau temps de Gonzague Saint-Bris.

Chateaubriand. Chateaubriand mémorialiste. Colloque du cent cinquantenaire (1848-1998), textes réunis par Jean-Claude Berchet et Philippe Berthier (Droz, Genève, 2000, 335 p., s.p.m.). Ce recueil, dense – pas moins de vingt textes – réunit les actes d’un colloque de la rue d’Ulm consacré aux Mémoires d’outre-tombe. « Mémoires » à tous les sens du terme et « histoire » en sont les thèmes centraux, comme l’indique Marc Fumaroli dont l’étude ouvre le volume. Historiens et littéraires répondent à la question du genre des mémoires dans ce recueil hétérogène et parfois académique, mais qui propose une mise au point de la recherche pluridisciplinaire, dans la lignée des travaux de Philippe Berthier, sur cette œuvre, « lieu de mémoire », monument gravé d’épitaphes, constellé de citations et d’anecdotes dont l’aspect comique est souligné. À l’heure où l’on analyse l’autofiction à l’Université, on redécouvre ce que Jacques Lecarme appelle des « mémoires autobiographiques », « forme englobante » selon Jean-Claude Berchet, mêlant autobiographie et histoire, célébrant le moi et les autres, où le lecteur s’implique, comme un passant devant une stèle. Ce recueil est un « tombeau » littéraire destiné à faire revivre ce grand mort. Et tous d’insister, au moins implicitement, sur la modernité de l’œuvre : hors du temps, elle est toujours là, « comblante pâture », « en prise directe sur nos préoccupations ». Il semblerait que l’on sacrifie là à ce qui est devenu un lieu commun de la commémoration : dit-on autre chose des œuvres de Hugo en 1985 ou de Balzac en 1999 ?

Cocteau. Serge Linares, Jean Cocteau. Le grave et l’aigu (Champ Vallon, 1999, 223 p., 120 F). Sur le Cocteau poète en vers, bien plus méconnu que les autres. Cette poésie mêle le bon, le détestable, l’étonnant, mais rarement le fade. Elle est déjà de l’autre siècle et soumise sans certitude à l’examen de la postérité. Ceux qui aiment feuilleter les annuaires savent que le patronyme d’Heurtebise a été porté par plusieurs familles. Tous n’étaient pas des anges, pourtant. « Est-il rien de plus beau qu’un chef d’œuvre qui mord ? » 

Critique. Jean-Pierre Richard, Essais de critique buissonnière (Gallimard, 1999, 221 p., 120 F). Les textes réunis sous ce titre un peu facile qui veut souligner l’éclectisme et la légèreté du recueil – composé pour beaucoup d’articles issus de « mélanges » divers – ont quelque chose du charme désuet de la critique 1900. On y retrouve les qualités des chroniques littéraires de la Belle Époque, matériau périssable temporairement prolongé par la parution en volume : de la culture, mais sans insistance ; une thématique familièrement exposée, mais sans trop creuser ; quelques « idées » ; un côté bienveillant et bonhomme, qui fait le tour des œuvres, grandes ou petites, datées ou récentes, avec équanimité. On y apprend toujours quelque chose, mais les découvertes sont toujours un peu attendues : c’est que la manière de J.-P. Richard n’a guère changé depuis Littérature et sensation (1954), toujours attentive au corps, au désir, aux menus accidents des mots. Sa critique a traversé le structuralisme, le post-structuralisme, le postmodernisme, la déconstruction, tout cela sans vraiment vieillir. Peut-être est-ce parce qu’elle a toujours eu, pour le meilleur et pour le pire, quelque chose d’inactuel, qui colore de la même curieuse façon les anciens et les modernes : Hugo, Michelet, Musset, Saint-Pol Roux, Serre, Despleschins, Sansot, Delerm, etc.

Deman. Adrienne et Luc Fontainas, Émile Van Balberghe, Publications de la Librairie Deman (Bruxelles, Archives et Musée de la littérature, 1999, 375 p., s.p.m.). Nouvelle édition, notablement augmentée, de la bibliographie de l’éditeur de Mallarmé, Villiers et Verhaeren. Travail irréprochable. Rien de poussiéreux. Les auteurs ont retrouvé, dans des collections publiques ou privées, près de 1400 volumes édités par Deman. Leur énumération des envois d’auteur pour chaque volume est précieuse. À ce degré-là, la bibliographie est une aventure de l’esprit.

Desnos. Dominique Desanti, Robert Desnos. Le Roman d’une vie (Mercure de France, 1999, 366 p., 135 F). Les centenaires de naissance d’écrivains connus donnent généralement lieu à la publication d’une multitude d’ouvrages. Desnos, né à Paris le 4 juillet 1900, n’y aura pas échappé, ce qui a permis à Gallimard de sortir l’édition dite complète – encore que non critique – de ses œuvres préparée par Marie-Claire Dumas. L’ouvrage de Dominique Desanti, qui est sous-titréRoman d’une vie, est hélas une biographie aussi romancée que l’indique ce sous-titre. L’auteur, qui a fréquenté le poète d’assez près à partir de 1938, rapporte d’abord ses souvenirs personnels, encore inédits. Elle a ensuite interrogé les amis de Desnos qui étaient encore en vie ces dernières années : Soupault, Lise Deharme, Limbour, André Verdet, Fraenkel et des compagnons de déportation. Elle ne mentionne pas dans sa bibliographie l’ouvrage de Jacques Lorcey sur Marcel Achard, qui fut aussi un ami de Desnos (Marcel Achard ou Cinquante ans de vie parisienne, France-Empire, 1977) : il relatait pourtant les souvenirs de l’auteur dramatique qui avait connu le poète avant-guerre et fréquenta beaucoup la rue Mazarine sous l’Occupation. Dominique Desanti a également examiné les papiers de Desnos conservés à la Bibliothèque Jacques-Doucet et en a tiré quelques éléments nouveaux. Beaucoup d’anecdotes de son ouvrage étaient toutefois bien connues. Pour l’époque de l’écriture automatique, les passages les plus intéressants sont ceux relatifs aux relations amoureuses de Desnos avec la chanteuse Yvonne Georges. Malheureusement, l’auteur ne donne que très peu de références des pièces utilisées. Enfin, elle semble présenter et développer certains faits à partir d’une brève allusion : ainsi sur le travail de Desnos chez l’agent immobilier Schwob de Lure, sans préciser si cela lui a ou non été rapporté par un tiers. L’œuvre du poète est plutôt survolée dans ce Roman d’une vie. Tous les noms cités sont loin de figurer dans la table alphabétique, qui a toutefois le mérite d’exister.

ÉcrivainsUne Bibliothèque d’écrivains (Éditions du Rocher, 1999, 396 p., 128 F). Cent huit écrivains ou prétendus tels ont été sollicités pour consacrer quelques lignes à un livre ou à un confrère de leur choix. Le résultats : Félicien Marceau apprécie l’« éblouissant » Député d’Arcis de Balzac. Étienne de Montety clame son admiration éperdue pour… Michel Audiard. Même pour parler d’Hans-Christian Andersen, Muriel Cerf ne parvient pas à s’exprimer de manière intelligible (« Livrée, organique, la bonté est fondamentalement répulsive au malade, à l’endiablé d’Andersen pour qui rien ne doit exister qu’une structure vide, frigide et agissante » [etc.]). Yves Amiot s’est dévoué pour traiter de Julien Gracq. Frédéric Beigbeder, le « critique littéraire » de Voici (ou de Gala ?) énonce quelques paradoxes très usagés sur le maudit de service : Bukowski. Christian Laborde joue les Sollers en découvrant un grand écrivain inconnu : André Breton. Cure de rajeunissement avec cinq paragraphes de Jacques-de-Bourbon-Busset-de-l’Académie-française sur Charles Dubos. Jean Ferniot résume en neuf lignes le ravissement où le plongent l’œuvre et la pensée de Jean-François Revel. Geneviève Dormann soutient que « tout est bon dans le Toulet » en une prose qui tient de la harangue d’un représentant en conserves tentant de convaincre un épicier de lui acheter son stock. Dans son texte sur Flaubert, Patrick Grainville rassure ses fidèles en employant pour la huit-cent-soixante-douzième fois le verbe flamboyer. Deux auteurs ont choisi de parler de Tristan Corbière : Gilles Leroy et Michel Mohrt. En fin de compte, on retiendra les pages de Louis Nucéra sur Henri Calet, les considérations de Marc Lambron sur l’annuaire de l’Association amicale de secours des anciens élèves de l’École normale supérieure et l’évocation, par Frédéric Vitoux. de cet Henry J.-M. Levet auquel on doit les vers qui suivent :

Ni les attraits des plus aimables Argentines,
Ni les courses à cheval dans la pampa,
N’ont le pouvoir de guérir de son spleen
Le Consul général de France à La Plata !

EekhoudMirande Lucien, Eekhoud le rauque (Presses universitaires du Septentrion, 1999, 317 p., 160 F). Un travail précis et documenté sur Georges Eekhoud, « Genet belge » ou « Pasolini des Flandres », qui avait participé aux débuts de La Jeune Belgique. En 1900, Escal-Vigor, roman sur l’homosexualité masculine, valut à son auteur une comparution devant les Assises de Bruges. Si elle s’est fourvoyée, en quelques pages, dans des considérations psychanalytiques sans intérêt, Mirande Lucien n’a pas ménagé sa peine pour retrouver des documents dispersés aux quatre coins de la Belgique : heureux chercheurs de ce pays qui a le respect des archives ! Elle a notamment tiré profit du journal que tint Eekhoud à partir du 1er janvier 1895 et de la correspondance qu’il adressa à son cher Sander Pierron.  Elle cite de nombreux inédits qui éclairent la vie publique et l’existence intime de l’écrivain. Ni l’une ni l’autre ne furent faciles. La malédiction n’est plus ce qu’elle fut. S’il avait vécu aujourd’hui, Eekhoud aurait été célébré sur trois pages de Libération. Au bas mot.

Frank. Bernard Frank, Romans et essais (Flammarion, 1999, 1629 p., 168 F). Par l’auteur de ces chroniques « brillantes » du Nouvel Observateur où abondent les « rencontré Françoise Verny chez Lipp » et les « Vu Bernard-Henry Lévy ; il me parle de mon livre ». Les textes réunis dans ce volume de Romans et essais ont été écrits sur l’air d’Il n’y a que moi qui m’intéresse, que le lecteur transforme rapidement en Il n’y a que lui que ça intéresse. De temps à autre, un zeste de création à la Maurois ou à la Attali ; ainsi, sur Lautréamont, Bernard Frank écrit dans Solde : « Il m’a fallu des années pour éprouver de la curiosité pour ce qui n’était pas les grands magasins de la littérature ». On avait déjà lu sous la plume de Pascal Pia, à propos précisément des procédés littéraires de Lautréamont : « l’approvisionnement par libre-service dans n’importe quel rayon des grands magasins de la littérature ». Le reste ? Baratin narcissique d’une prose délayée à l’extrême par une vieille machine à écrire quasiment livrée à elle-même afin de remplir les colonnes pour lesquelles on reçoit le chèque hebdomadaire. Pas de quoi « crier comme une fille chatouillée », selon l’expression dont semble raffoler notre auteur, qui l’emploie à tout bout de ruban. L’intérêt littéraire de l’ensemble est proche de celui des œuvres de Poirot-Delpech. Non, trop sévère : disons de Françoise Sagan.

Gautier. Théophile Gautier, Courbet, le Watteau du laid, présenté par Christine Sagnier (Séguier, Carré d’Art, 2000, 82 p., 48 F). Les « Carrés Séguier » permettent de retrouver, sous un format pratique, des textes qui intéressent l’histoire de l’art moderne : Mirbeau sur Monet ou Rodin, Whistler sur Ruskin, Geffroy sur Cézanne, Vollard sur Picasso, etc. On y trouve aussi des contemporains, comme J.-Cl. Lebensztejn sur Les Couilles de Cézanne – pourquoi pas ? Pour 48 francs, il ne faut cependant pas trop demander et ce que l’on obtient pour ce prix relève plus du polycopié sublimé que de l’archive érudite soigneusement éditée. En l’occurrence, il s’agit d’effectuer un parcours express de ce que Gautier a écrit sur Courbet entre 1849 et 1869. On y perçoit assez clairement le mélange de réticence et d’admiration qui fait l’ambivalence de Gautier vis-à-vis du peintre, comme de tout l’art contemporain. Il faudrait évidemment remettre tous ces jugements en contexte, examiner leur voisinage, situer le moment de leur formulation, etc. Une chose ressort néanmoins : le soin scrupuleux que prend Gautier de bien regarder et de bien dire ce qu’il voit, même s’il comprend qu’il ne comprend pas tout. Le contraste est frappant avec la critique d’aujourd’hui, qui prend rarement la peine et le risque de décrire ce qu’elle a sous les yeux, sinon en construisant des machines théoriques souvent déconnectées, ou en livrant de plates descriptions aux allures d’inventaire après décès. Gautier a au moins le mérite de percevoir l’effritement de son univers esthétique et d’en rendre compte avec honnêteté, même s’il est souvent tenté de faire la leçon en disant à Courbet ce qu’il aurait pu faire, ce qu’il aurait dû faire – et qu’il n’a pas fait, heureusement !

Genet. Marie Redonnet, Jean Genet. Le poète travesti. Portrait d’une œuvre (Grasset, 2000, 332 p., 128 F). L’écrivain qui fait œuvre critique est un passeur, dit-on, recréant à mesure qu’il découvre, et découvrant par sa réécriture ce pays étranger qu’est le texte d’autrui. Par une inversion regrettable, Marie Redonnet a choisi de demander à Jean Genet de faire lui-même office de passeur, pour elle et sa production en cours. On n’insistera pas sur le caractère autocentré de la démarche, qui aboutit à cette question essentielle mais sans doute exclusivement pour l’auteur : comment de Genet, mon Autre, vais-je faire mon Double ? La réponse est fort simple : en 312 pages de propos oiseux, balançant entre la pire bouillie sémiotique et la grande paresse des impressions personnelles remaquillées en analyses psychologiques. La thèse centrale de l’étude, Genet poète se tournant vers la prose pour ne pas assumer l’héritage culturel des dominants, n’est guère plus solide (n’y a-t-il pas de culture de la prose ? Comment définit-on un tel être-poète indépendant de la forme générique de l’œuvre ?). Sans doute l’auteur a-t-il cru renforcer sa crédibilité en s’astreignant à bâtir un essai en forme de thèse étayée de démonstrations ; il n’en reste pas moins qu’à broyer ainsi du concept on étouffe tout ce qu’une lecture pourrait avoir de personnel et d’enrichissant. On espère que l’écriture de cet opus aura au moins été profitable aux œuvres à venir de Marie Redonnet.

Gide. Pierre Herbart, À la Recherche d’André Gide (coll. Le Promeneur, Gallimard, Paris, 2000, 90 p., 98 F)« C’est l’homme que l’on chérissait en Gide, l’homme en face de l’œuvre, par rapport à l’œuvre » : aussi est-ce en face de l’œuvre, autre témoin de l’homme, que s’écrit en 1952 le témoignage de Pierre Herbart, ami et secrétaire de Gide. Placée sous le signe de l’erreur possible, de l’hésitation assumée, mais aussi d’une lucidité sans complaisance, cette quête de Gide tel que ses amis l’ont aimé frappe par sa subtilité autant que par son tact. À l’instar de la pensée gidienne, le livre vaut par la démarche plus que par la prise : cette peur de décevoir, qu’il fait clef de la psychologie gidienne, ouvre des portes sans grand mystère : cela Herbart le savait. Car c’est dans les sinuosités du texte, c’est en déjouant, sans la démentir, l’image que s’était forgée l’écrivain, qu’il donne une idée de cette façon d’être et de penser qui fascinait, plus que l’œuvre même, ses proches. En témoignant de la lutte d’un homme contre ses faiblesses, vers l’accomplissement, Herbart replace le lecteur au cœur du projet gidien : faire œuvre, en vivant sa vie comme il allait la raconter. À noter la publication simultanée d’un Avec André Gide de Roger Kempf (Grasset, 2000, 155 p., 89 F).

JaurèsŒuvres de Jean Jaurès, tome 16. Critique littéraire et critique d’art (Fayard, 2000, 546 p., 150 F). Les chroniques littéraires de Jaurès dans La Dépêche et La Petite République. Il est curieux de constater à quel point Jaurès homme de lettres se démarquait peu des autres chroniqueurs de son temps. Rien de la vigueur d’un Mirbeau, de l’érudition d’un Sarcey. On a le sentiment que ces articles avaient peu de chances d’être un jour repris en volume si leur auteur ne s’était pas appelé Jaurès. L’édition a été établie par Michel Launay, Camille Grousselas et Françoise Laurent-Prigent, respectivement professeur émérite, docteur ès lettres et agrégée de lettres (l’homme d’Albi est gâté). Signalons à celui des trois qui s’est chargé de la notice sur Pierre-Barthelémi Gheusi que cet homme de lettres est surtout connu aujourd’hui pour les volumes de ses Cinquante ans de Paris, que les historiens de la littérature consultent parfois avec profit.

Libération. Jean Guisnel, Libération. La biographie (La Découverte, 1999, 349 p., 135 F). L’auteur, qui collabora à ce journal de 1972 à 1996, soutient que ce quotidien a été « la plus exceptionnelle aventure de la presse française de ce second demi-siècle ». Et il est ben fier d’y avoir participé, M’ame Michu.

Lorrain. Jean Lorrain, Les Lépillier, préface et notes d’Éric Walbecq (Du Lérot, 1999, 317 p., 195 F). Une belle édition du premier roman de Lorrrain, paru à la fin de 1885 et dont la veine naturaliste attira à son auteur la haine tenace de ses compatriotes gourds. Une édition dont il faut saluer l’exécution, due aux soins de deux amoureux des choses du bouquin : l’imprimeur-éditeur, dont la qualité de ses productions lui ont fait gagner l’estime des collectionneurs lettrés ; le publicateur, dont le goût pour l’auteur de Monsieur de Phocas est devenu une science. Cela donne un livre où l’on entre au couteau et dont on a plaisir à découper les pages au fur et à mesure qu’on progresse dans sa lecture. Éric Walbecq a donné les clés des Lépillier et muni son édition d’un copieux dossier qui comprend, d’une part un choix d’articles parus à la publication du roman, d’autre part les lettres adressées par Lorrain à son éditeur Étienne Giraud. De cette correspondance, aussi savoureuse qu’intéressante pour l’histoire littéraire, détachons ce passage du prière d’insérer qui est du Lorrain tout craché : « M. Lorrain vient de se révéler dans ce premier roman aussi cruel observateur du cœur humain qu’il s’est montré dans les Modernités parisien initié à toutes les nuances du vice. »

Michaux. Henri Michaux, Sitôt lus. Lettres à Franz Hellens 1922-1952 (Fayard, 1999, 178 p.,  150 F). Correspondance inédite autour du Disque Vert, avec une présentation de cinquante-deux lettres et notes de Leonardo Clerici. Considérations sans apprêt sur les Surréalistes, le suicide, Pascal Pia, la diffusion du Disque Vert, Freud, l’exposition des tableaux de Figari, et cet Odilon-Jean Périer qui a dessiné Lautréamont en banquier hollandais. Le 13 septembre 1952, Michaux envoyait cette lettre recommandée à Hellens : « J’ai fait 1000 chambres d’hôtels et cabines de navire, depuis je brûle toutes les lettres, souhaitant qu’on en fasse autant des miennes. Vite, frottez une allumette. En tout cas, ne les publiez pas ». Tout à fait une recommandation d’homme de lettres. Heureusement, on n’écoute jamais cette sorte de recommandation.

1900. Gérard de Senneville, 1900. Journal d’un changement de siècle (Éditions de Fallois, 2000, 331 p., 125 F)Le signataire de l’ouvrage a puisé dans les pages de quatre journaux qui paraissaient au cours de l’année 1900 – L’Aurore, Le Figaro, Le Petit Journal et La Presse – pour composer ce choix de nouvelles d’actualité, en les présentant dans l’ordre chronologique de parution. Son lecteur découvre ainsi ces nouvelles comme son arrière-grand-père les avait apprises en son temps : les crimes, l’inauguration de l’Exposition universelle, la mort du roi d’Italie, Courteline au Théâtre Antoine, le retour de l’explorateur Foureau, la traversée de la Manche en ballon, le président Loubet au Grand Prix, la reine Victoria à Nice et le siège des légations en Chine par les Boxers. Lorsqu’il apprenait tout cela, l’arrière-grand-père en question ignorait ce qui l’attendait au cours du plus barbare des siècles du deuxième millénaire de l’ère dite chrétienne. CeJournal d’un changement de siècle est bien intéressant, mais pourquoi diable avoir choisi 1900, et pas 1899 ou 1901 ?

Modernité. Michel Lagrée, La Bénédiction de Prométhée. Religion et technologie (Fayard, 1999, 438 pages, 155 F). Les amateurs de Bloy ou de Claudel s’étonneront peut-être de se voir recommander la lecture de ce livre, œuvre d’un chercheur qui opère au croisement de l’histoire des sciences et des techniques et de l’histoire religieuse, entre « machine et mystique », comme le dit un intertitre. Et pourtant ! Il y a bien un arrière-plan fort complexe à certains thèmes des écrivains modernes, où peuvent se percevoir avec clarté les réverbérations du conflit de l’Église avec la révolution industrielle, rappelé ici entre anecdote et théologie. Tout n’intéressera pas directement le lecteur uniquement occupé de littérature – les techniques du secteur primaire, le problème du nylon, celui des chemins de fer (« chemins d’enfer »). La littérature ne se fait ni ne se comprend dans un vide social et culturel : la Tour Eiffel n’était-elle pas pour Bloy la version métallique de la Tour de Babel ? La question des techniques n’est-elle pas fréquemment évoquée par Claudel, admirateur de l’Amérique mécanisée et des abattoirs de Chicago ? Le contrepoint des chutes du Niagara vues par ce dernier (transformées en centrale hydro-électrique) et par Chateaubriand vaut le déplacement. Bon index, nombreuses notes, mais pas trace de bibliographie.

PaulhanPaulhan. Le Clair et l’obscur, colloque de Cerisy-la-Salle de 1998 (Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 1999, 310 p., 130 F). Ce volume porte le numéro 9 bis de la Série Jean Paulhan. Au sommaire : « Du bon usage de la langue de bois » (Thomas Ferenczi), « Paulhan et Groethuysen » (Bernard Dandois), « Correspondance Paulhan-Catherine Pozzi » (Françoise Simonet), « Jean Paulhan et le langage » (Jean-Claude Coquet), « Fénéon et Paulhan » (Claire Paulhan), « Jean Paulhan avant la NRF » (Bernard Baillaud), etc. Du Jardin Massey à la rue Sébastien-Bottin, l’itinéraire littéraire d’un demi-siècle : longue distance ou court chemin ?

Proust. Philippe Sollers, L’Œil de Proust. Les dessins de Marcel Proust (Stock, 1999, 157 p., 160 F). Les notices sont d’Alain Nave ; les dessins sont de Marcel Proust ; la préface est de Philippe Sollers. Le tout par ordre de qualité décroissante.

Proust. Jérôme Picon, Passion Proust. L’Album d’une vie (Textuel, 1999, 215 p., 295 F). La plupart des documents de ce volume iconographique sont connus, mais mis en lumière de manière nouvelle. À l’encontre d’autres Passions de cette sériela plupart des illustrations ont ici un rapport direct et logique avec l’écrivain ou son œuvre. À la fin, l’impression dominante est le regard de Proust, ce regard lourd et scrutateur, que l’on n’oublie pas : tout le reste – Venise, Reynaldo Hahn, Réjane, l’appartement du boulevard Haussman – n’apparaît que comme des éléments de l’atelier où l’artiste a bâti sa cathédrale. À ce titre, la visite de l’atelier est une réussite. Le commentaire est en revanche académique.

Prévert. Michel Rachline, Jacques Prévert (Olibia, 1999, 159 p., 95 F) ; Yves Courrière, Jacques Prévert (Gallimard, 2000, 719 p., 165 F). Pour le centenaire de la naissance du poète (né le 4 février 1900), cette nouvelle édition, « revue et augmentée » comme il se doit, de cet essai de Michel Rachline. L’auteur a connu Prévert. Son livre est sympathique, vite lu, peut-être vite composé. En fin d’ouvrage, un inventaire des personnages des poèmes de Prévert. Exemple,Alphonse Allais : Allais, la fée d’Honfleur, Jack l’Éventreur, Ivan le Terrible, Bernard l’Hermite, Guillaume le Taciturne, Louis Le Débonnaire, Alexandre le Grand, Charles le Téméraire, Roger la Honte, Raymond la Science, Pierrot les Grandes Feuilles, Roger le Pieux, Rosa la Rose, Jalma la Double, Montluc le Rouge, Valentin le Désossé, Fanfan la Tulipe, Laniel Leboeuf, Olivier le Daim, Nabot Léon Premier, Nabot Léon Deux, Napo Léon Trois, Tutti Quanti. Yves Courrière, de son côté, signe une biographie toute neuve du Béranger du vingtième siècle, autrement plus documentée que le petit livre de Michel Rachline. Il parvient, à travers l’anecdote, à faire entrevoir la complexité d’un personnage que l’on a prématurément cantonné à sa légende. Caractéristique de plus en plus rare dans les biographies d’aujourd’hui : s’y devine le plaisir de l’auteur dans son travail de recherches et de rédaction, et sa chaleur, tantôt amusée, tantôt émue, pour son poète inspire elle-même la sympathie. Une ombre, cependant : le livre a manifestement été rapidement édité pour être en librairie au moment du centenaire : l’auteur n’a guère surveillé sa ponctuation, ni sa grammaire (« ils feuilletèrent puis lirent [sic] avec passion »), ni sa syntaxe (« Libéré à son tour, le premier geste de Jacques Prévert […] »). En outre, le biographe aurait pu se dispenser de précisions du style Mont Olympe : séjour des dieux dans la mythologie : « Ubu, le personnage grotesque inventé par Jarry », « Charles Cros, inventeur du phonographe », etc. Pour un peu, l’auteur aurait lâché un « Victor Hugo, le grand poète » ou « Landru, le célèbre tueur de femmes ». Broutilles que tout cela. Cette biographie bien ficelée est l’occasion de s’interroger sur le regard que l’on peut porter aujourd’hui sur l’œuvre de Prévert, où foisonnent des espèces disparues ou en voie d’extinction, telles que les bourgeois, les curés, les gendarmes, les policiers et les militaires… Mais d’autres espèces les ont remplacés, que Prévert n’aurait sans doute pas épargnées.

Rimbaud. Alain Sanders, Rimbaud est aux Afriques (Éditions BS, 1999, 135 p., s.p.m.). Le titre s’inspire vaguement d’un propos de Verlaine sur le destin de son ami d’autrefois, propos qui aurait été prononcé un soir au cabaret du Chat-Noir et recueilli par Maurice Donnay (« Il est parti pour des Égyptes ! »). L’auteur de Rimbaud est aux Afriques avait l’atout de s’être rendu en personne au Harar. Il n’en pas guère tiré profit. Les intertitres de son essai sont des calembours primaires dignes des plumitifs de Libé : « Soirées de Gallas », « Un bon Choa », « Hyène de vie », « Verlaine, dans le doute, s’absinthait », etc. Beaucoup d’erreurs, aussi, pour un si petit livre : Rimbaud partant du Harar pour acheminer sa caravane d’armes à Ménélik ; Rimbaud marchand d’esclaves ; Rimbaud auteur de la Lettre du baron de Petdechèvre ; Germain Nouveau « célèbre dès ses premiers poèmes » ; Rimbaud détruisant l’édition d’Une Saison en enfer (il le fait d’ailleurs à deux reprises dans cet essai : une fois en 1873, et une autre en 1891). Quelques affirmations laissent perplexe : Alfred Poussin, poète « injustement méconnu » (sa Jument morte est-elle si remarquable ?) ; « le cimetière de Charleville est triste » (celui de Béziers l’est-il moins ?). Des coquilles : un Ernest Cabafier qui est sans doute Ernest Cabaner. Quelques emportements rafraîchissants par leur naïveté ou leur vétusté (« n’en déplaise aux culs pincés universitaires et/ou gauchards qui n’aiment pas que l’on dise çà de leur petit Arthur » – l’auteur oublie les curés et les généraux). Pour ponctuer le tout, des admirations drolatiquement incongrues : l’« irremplaçable Rimbaud d’Enid Starkie » (en réalité, une biographie totalement périmée), l’« excellent Madame Rimbaud » de Françoise Lalande (un des livres les plus lamentables de la vaste rimbaldothèque) et les productions en chaîne du « formidable Claude Jeancolas » (rires dans la salle). En fin de volume, un curieux Petit abécédaire rimbaldien : de À comme Abyssinie à Z comme Zutique.

RimbaudRimbaud. Œuvres complètes, Cédérom (1999, Champion électronique, 299 F). L’œuvre et la correspondance du poète, une iconographie et des fac-similés chez soi. Comme l’Enghien-chez-soi de l’Album zutique. Très pratique pour savoir combien de fois Rimbaud a employé le mot enfer dans son œuvre écrite retrouvée, et quel sens il lui a donné à chaque utilisation.

Rivière. Jacques Rivière, Le Roman d’aventure (Éditions des Syrtes, 2000, 121 p., 75 F). Ce texte, daté de 1913, fait figure d’excellente dissertation sur le roman que l’auteur oppose terme à terme, idée à idée, à la poésie, plus particulièrement au Symbolisme. Cette simplicité dialectique, parfois agaçante, s’accompagne d’un « psychologisme » qui paraît bien daté. Mais il réclame avec une telle véhémence, une telle ferveur, un « roman nouveau » qu’on lui pardonne : il ne s’agit pas, comme peut le laisser croire le titre, d’histoires de cape et d’épée ou de pirates, mais d’une fiction romanesque où l’auteur se laisserait porter par son récit et par ses personnages, qu’il découvre chemin faisant. « L’aventure, c’est ce qui advient » : il est beaucoup question de cheminement, de processus, qui impliquent auteur et lecteur. Là est la force de ce petit essai de Rivière, la prescience d’un roman français à la Dostoïevski, réalisé par Proust la même année, et l’annonce d’une critique à la Barthes. Rivière, dont Alain Clerval présente la biographie dans une longue postface, est partagé entre le désir du foisonnement vital et celui de la classification rationnelle. On peut lire son texte comme un document historique proclamant, avant la Grande Guerre, « la beauté du monde », et réhabilitant celui qui, après son échec à l’École dite normale et réputée supérieure, a laissé une œuvre un peu méconnue, à l’ombre des Gide, Claudel et Alain-Fournier.

Romantisme. Michel Brix, Le Romantisme français. Esthétique platonicienne et modernité littéraire (Louvain-Namur, Peeters-Société des Études Classiques, 1999, 302 p., s.p.m.). Michel Brix est un nervalien à qui l’on doit plusieurs travaux importants. Ici, même s’il lui arrive de parler de Nerval, son sujet est plus vaste et très ambitieux. Si le titre peut attirer les débutants par sa simplicité trompeuse, le sous-titre risque d’effrayer le lecteur plus aguerri mais pusillanime. Ce serait dommage, car l’on se détournerait d’un essai riche de savoir et fortement articulé à sa problématique : c’est bien du romantisme en général qu’il est question, dans sa version française, mais sans la restriction d’horizon philosophique qu’on lui suppose habituellement, tout au contraire. Il diffère du romantisme allemand, bien entendu – celui d’Iéna, qui a la tête plus métaphysique –, mais Michel Brix montre très bien que les soucis authentiquement philosophiques, version XIXème siècle, ceux du Beau et du Vrai, y sont néanmoins très actifs. Il le fait en suivant attentivement la trace de la diffusion de Platon en France. Ignoré ou à peu près au XVIIIème siècle, Platon pénètre ensuite, avec des thématiques et des interrogations de plus en plus complexes et profondes. D’abord agissant dans le sillage des enseignements de Victor Cousin, l’effet s’en fait sentir très au-delà de la Sorbonne, jusque chez Mallarmé et Proust, en passant par Nerval, Baudelaire et bien d’autres, platoniciens ou anti-platoniciens. Ce livre érudit, doté d’un bon index, va bien au-delà des ternes synthèses habituellement désignées par ce genre de titre.

Rues. Alfred Fierro, Histoire et mémoire du nom des rues de Paris (Parigramme, 1999, 430 p., 128 F). Paris compte près de six mille rues. Voyage dans la capitale et dans son passé, ce livre est une mine sur laquelle la curiosité ne s’émousse jamais, tant il fourmille de précisions inattendues, d’anecdotes inconnues, drôles ou émouvantes. Un extrait, pris dans le chapitre Mauvais garçons, filles perdues, noms scabreux :

L’actuelle rue du Pélican ne doit rien à cet oiseau exotique. Dans les livres de la taille de 1292 et de 1313, c’est la rue du Poile Con, puis du Poil au Con. En 1792, ses habitants obtinrent des pudibonds révolutionnaires que cette voie devienne la voie Purgée. Mais le remède était pire que le mal et on se rabattit dès 1806 sur la rue du Pélican.

Mentionnée dès 1241, la rue Gratte Cul, actuelle rue Dussoubs, faisait sans doute référence aux poux qu’on risquait d’y récolter au contact des « filles folieuses ». En 1289, elle reçut le nom de rue des Deux Portes Saint-Sauveur car, la nuit venue, elle était fermée par des grilles à ses deux extrémités, ainsi que la plupart des autres rues « chaudes » de la capitale.

Autre lieu de plaisirs tarifés, l’actuelle rue Marie Stuart était mentionnée au XIVe siècle sous le nom de rue Tirevit, le « vit » étant le sexe masculin et « tirer » signifiant alors, comme en argot moderne, « voler » […]. La pudibonderie transforma le nom en Tire-Boudin jusqu’à ce que la reine Marie Stuart lui soit substituée en 1809, sur la foi d’une anecdote fabriquée de toutes pièces.

On se délectera également à la lecture du chapitre Étymologies délicieuses et perfides. Le livre a sa place à côté du Hillairet dans la bibliothèque des chercheurs curieux et dans celle des curieux chercheurs.

SaintExupéry. Paul Webster, Saint-Exupéry. Vie et mort du petit prince (Éditions du Félin, 2000, 297 p., 135 F). Né le 29 juin 1900, Saint-Exupéry aurait eu cent ans aujourd’hui. Un éditeur a décidé pour l’occasion de rééditer cette biographie parue en 1993. Paul Webster, qui est correspondant en France du Guardian, a revu son texte, l’a augmenté et l’a doté d’une préface toute neuve, mais pas pour autant toute brillante. L’œuvre de Saint-Exupéry a assez mal vieilli, saufLe Petit Prince, car ce livre a toujours été un livre des plus enquiquinants. Si l’on parle encore de cette œuvre et de ce littérateur au superbe patronyme, c’est le plus souvent pour rappeler que le dessinateur de moutons est une des plus fortes ventes mondiales de la littérature française, et que l’on a encore localisé l’épave du lightning de l’aviateur disparu en mer le 31 juillet 1944. Récemment, sa gourmette d’argent aurait même été remontée par le filet d’un bateau de pêche. Sur le petit écran, la famille de l’auteur de Citadelle nie à présent que l’écrivain fut un partisan du Maréchal, comme son biographe, qui a également signé un livre sur Pétain, le prétend. Il paraît que Saint-Ex fut seulement anti-gaulliste. Allons, tant mieux.

Sculptées. Françoise Masson, Femmes. Sculptures de Paris (éditions SPSA, Versailles, 1999, 191 p., 295 F). L’auteur a fait appel à des collaborateurs de prestige : Clément Marot, Mallarmé, Banville, Louÿs, Baudelaire, Verlaine, Louise Labbé, Villon, Valéry et quelques autres ; à ceux-là, elle a confié le commentaire de son album  ; ses illustrateurs sont des sculpteurs, de ceux qui ont doté la ville de Paris de ses plus belles statues de femmes : Rude, Goujon, Frémiet, Poisson, Dejean. Une constatation navrante : la physionomie de la Jeanne d’Arc de Frémiet, place des Pyramides. Dieu ! quel air buté !

Souvenirs. Colette Seghers, Nous étions de passage. Souvenirs du siècle et de l’édition (Stock, 1999, 304 p., 130 F). Bien décevant. Qu’importe au lecteur abusé par le sous-titre de l’ouvrage que Colette Seghers ait aperçu dans la cave de sa maison familiale « un crapaud énorme [qui] se tenait là, immobile » et qu’elle n’en ait jamais vu « d’aussi gros sinon deux fois dans [s]a vie, sur une route de nuit par temps d’orage en Normandie, et plus tard en Inde » ? Qu’importe au lecteur qui attendait des informations sur la vie littéraire et le monde de l’édition des dernières décennies que la narratrice ait été « reçue au certificat d’études avec des notes excellentes » (et nous en sommes déjà à la page 45). Un peu plus de cent pages plus loin, le rêve favori de la mémorialiste ne nous est pas épargné : « je rêvais toujours la nuit d’extravagants voyages et, souvent, j’y traversais de longues distances à la nage, par des rivières très précises [sic], assez semblables à des canaux ». Au fil des pages, des cartes postales : « la mer de Normandie montait, lente, dans la splendide lumière des couchants » ; ou « nous avons toujours aimé, Pierre et moi, regarder le jour se lever, et le soir tomber ». On présume que le premier phénomène survenait à l’aube, et le second en fin de journée. On espérait des appréciations moins épaisses sur les écrivains que connut l’auteur ; lorsqu’il apprend que Kessel et Aragon étaient « un grand journaliste et un grand poète », le lecteur n’a pas le sentiment d’apprendre grand’chose. Colette Seghers s’est gardé de toute médisance dans son récit. Tous ses portraits d’écrivains ou d’artistes sont édulcorés à l’excès (l’auteur nous la baille belle avec ses prétendues révélations sur la vie cachée de Robert Goffin, dont les « belles-en-allées » avaient surtout du poil aux pattes). L’iconographie aurait-elle pu sauver ce volume de Souvenirs du siècle et de l’édition ? Peut-être, mais il n’y en a aucune.

Tintin. Hugues Dayez, Tintin et les héritiers (Éditions du Félin, 2000, 184 p., 129 F). Cette « chronique de l’après-Hergé » narre la saga des gestionnaires du patrimoine et des droits sur l’œuvre d’Hergé (mort en 1983), lesquels ont agi dans le sillage de sa veuve Fanny en se disputant les bijoux de la Castafiore. Où l’on en apprend beaucoup sur le trafic qui s’est établi sur les « produits dérivés » – terme devenu très ringard, lors des dîners en ville, dîtes plutôt merchandising – de l’univers tintinesque ; que Spielberg voulait tourner un film inspiré des aventures de Tintin, avec Jack Nicholson dans le capitaine Haddock et le petit gringalet d’E.T., grandi de quelques centimètres, dans celui de Tintin ; que la biographie d’Hergé par Pierre Assouline a déplu à la famille (un livre d’Assouline qui ne plaît pas à tout le monde, c’est une nouveauté) ; que Casterman – récemment racheté par Flammarion – était une maison d’édition familiale et à tout le moins vieillotte et poussiéreuse. Pierre Assouline nous avait déjà appris que les enfants énervaient Hergé. C’est vrai qu’ils font du bruit et dérangent quand on a besoin de calme. L’enquête menée par Hugues Dayez, qui est journaliste à la Radio-Télévision belge francophone, semble avoir été des plus sérieuses. Il a interrogé de nombreux témoins et compulsé des archives qui ne devaient pas être d’accès facile : du vrai journalisme d’investigation, digne du petit reporter à la houppe blonde, lequel fête ses 71 ans cette année. Une colle, pour finir. Dans quel album de Tintin, un personnage pousse-t-il cette exclamation pataphysique : « Oh ! Oh ! dit-il en français, car ne l’oublions pas, c’était sa langue maternelle » ? En attendant, on aimerait bien qu’un des disciples d’Hergé ressuscite celui qui fut jadis le principal concurrent international du Général.

Van Gogh. François-Bernard Michel, La Face humaine de Vincent Van Gogh (Grasset, 1999, 234 p., 125 F). Étude, qui vise à l’objectivité, sur l’état mental du peintre. L’auteur est médecin, mais nullement confraternel pour ses collègues qui ont « soigné » Vincent. Le docteur Gachet était sans doute un graveur estimable, mais, comme médecin, c’était plutôt un assassin. L’essai de François-Bernard Michel exprime une compréhension fraternelle de l’artiste Van Gogh, peu observée chez les médecins qui ont étudié le « cas » du peintre des Mangeurs de pomme de terre. Van Gogh : génie ou maladie mentale (air connu) ? Peu importe : à ce jour, Bernard Buffet est beaucoup plus mort que lui.

Verne. Gilles de Robien. Jules Verne. Le rêveur incompris (Michel Lafon, 2000, 305 p., 125 F). L’auteur, homme politique assez connu (il est député de la Somme et maire d’Amiens), fit naguère parler de lui pour avoir découpé au ciseau la carte de son parti face à une caméra de télévision. Sa biographie de Verne ne révolutionne pas le genre, mais elle se lit sans déplaisir. Il est probable, et même plus que cela, que des Verniens pointilleux y trouveront à redire. On a le sentiment que cette possibilité n’a pas empêché l’auteur de trouver le sommeil. Au moins ne cherche-t-il pas à en mettre plein la vue avec une érudition de compilation, comme son prédécesseur Herbert R. Lottman, car il n’a pas surchargé son livre de références et de notes de bas de page. S’il avait été maire d’Honfleur, Gilles de Robien aurait sans doute fait paraître une biographie d’Alphonse Allais. Son Jules Verne est peut-être le premier jalon d’une série appelée à la prospérité : la biographie de maire. 

VianŒuvres de Boris Vian, tomes troisième et cinquième (Fayard, 1999, 490 et 701 p., 170 et 200 F). Le tome troisième est présenté et annoté par Gilbert Pestureau. L’Automne à Pékin et Et on tuera sous les affreux constituent l’essentiel de ce tome. Le premier titre écrase naturellement le second. L’Automne à Pékin, que l’on peut relire le printemps à Bethesda ou l’été à Cordoba, a gardé, vérification faite, son souffle subversif et rieur. Peut-on avoir lu les aventures d’Amadis Dudu et de Rochelle en Exopotamie, et trouver supportables les afféteries de Paludes et la prose blafarde des Hommes de bonne volonté ? Difficile. Face à cette œuvre incisive et éclatée, il n’est même pas demandé au lecteur d’apporter au décryptage des pages lumineuses et pleines de sortilèges de L’Automne à Pékin une logique rigoureuse et une tension d’esprit qui serait égale au moins à sa défiance. Le tome cinquième (notes et commentaires de Gilbert Pestureau et de Marc Lapprand) présente des poésies et des nouvelles de Vian. Toujours valable, le distique somptueux : « Qu’il soit minuit, qu’il soit midi / Vous me faites chier, docteur Schweitzer ». Depuis la crise cardiaque du 23 juin 1959, les Schweitzer continuent à pulluler. Vian aurait eu 80 ans aujourd’hui. Encore neuf tomes à paraître. Pour le plaisir, cette citation de la Cantate des boîtes :

Oui oui décidément la boîte
Est bien le plus indispensable
Des progrès faits depuis le temps
Que l’on nomme préhistorique
Faute d’un terme plus subtil
Pour désigner la vague époque
Où le dinosaure dînait
Dans les marais de l’Orénoque
Où le brontosaure brutal
Broutait des brouets brépugnants
Où le ptérodactyle enfin
Ancêtre extrêmement voisin
Du sténodactyle ordinaire
Ouvrait, pareil à Lucifer
Des ailes de vieux cuir de veau
Dans un crépuscule indigo
En faisant claquer ses mâchoires
Pour effrayer nos grands-parents.

Vierge rouge et Tigre. Michel Ragon, Georges et Louise (Albin-Michel, 2000, 235 p., 98 F). Georges, c’est Clemenceau, et Louise, c’est Louise Michel, mais l’auteur, c’est Michel Ragon, que la quatrième de couverture présente comme un « historien singulier » et un « grand romancier », mais ne dit mot de sa connaissance très superficielle du sujet qui transparaît dans nombre d’imprécisions ou d’erreurs (M. Mauté de Fleurville, le beau-père de Verlaine, un aristocrate ?). L’ensemble ressemble à de l’Henri Troyat recyclé. À part les chroniqueurs du Monde, nul n’est heureusement tenu de prendre en considération un tel livre, qui fera rugir les tigres et rosir les vierges rouges. On ne recommande pas, on l’aura compris. Pour écrire cette brève note de lecture, nous avions posé notre tasse de café sur le livre. Il y a une auréole à présent. C’est bien la seule qu’il mérite.

Vingtième. François Gasnault, Jean-Philippe Dumas, Le XXème Arrondissement. La Montagne à Paris (Action artistique de la Ville de Paris, 1999, 239 p., 230 F). Album riche en illustrations attrayantes. Des chapitres sur les otages de la Commune, les apaches de Casque d’or, l’hôpital Tenon, la rue des Pyrénées, les débitants de vin, la maison des Saint-Simoniens, etc. Photographies et gravures dessinent agréablement le palimpseste urbain de cet arrondissement de la capitale. Et puis la préface est de Jean Tibéri. Un placement bibliophilique, en conséquence.

[notices rédigées par Jean-Louis Debauve, Fathi Ghlamallah, Jean-Paul Goujon, Vincent Laisney, Jean-Pierre Lassalle, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Bertrand Marchal, Hugues Marchal, Michaël Pakenham, Claude Pichois, Michel PierssensYannick Portebois, Sandrine Raffin, etc.]

Autres livres reçus

Ursula Bähler, Gaston Paris dreyfusard. Le savant dans la cité (Éditions du CNRS, 1999, 226 p., s.p.m.).

Michel-Antoine Burnier, L’Adieu à Sartre (Plon, 2000, 332 p., 125 F).

Charles Le Quintrec, Une enfance bretonne (Albin Michel, 2000, 316 p., 120 F).

Anatole France, Au tournant du siècle (Omnibus, 2000, 988 P., 145 F). Réédition en un volume de six titres : L’Orme du Mail, Le Mannequin d’osier, L’Anneau d’améthyste, Monsieur Bergeret à Paris, L’Ile des pingouins, La Révolte des anges.

Emmanuel Chadeau, Mermoz (Perrin, 2000, 365 p., 140 F).

Arthur Rimbaud, Poésies. Édition établie et présentée par Rémi Duhart (Arléa, 186 p., 40 F).