P2P, Lifestreams, cybercorps ou… le XXe siècle s’éloigne
texte intégral
Christian Allègre
1. Le XXe siècle est achevé. Le voici maintenant qui entre tout entier dans le demi-monde de l’archive, du dépôt, des lieux de mémoire, de la commémoration, de la gestion patrimoniale, et de l’enseignement de l' » histoire des arts « , après-vie plus ou moins glorieuse, mais solidaire du changement de statut des humanités en général. Ce n’est pas un constat nostalgique, c’est un constat technique : ce qui attend notre siècle terminé, c’est la statuesque muette du musée, l’efficacité sourde des bases de données, la saturation froide du traitement multimédia, la structuration en XML/XSL et métadonnées, le laboratoire, l’archive, la poussière… Mais aussi, nul doute, de bonnes heures de lecture bien installé dans un fauteuil !
2. Les lignes qui suivent n’ont pas d’autre ambition que de rassembler, comme une collection de fragments, de façon expressionniste – à la Ernst Bloch -, quelques éléments du contexte dans lequel ce que nous appelons littérature depuis deux cents ans va se diluer et se recomposer.
3. Le biographique fait suite au biologique : notre époque veut des sons plus que des voix, des textes plus que des livres (malgré la pléthore), et les écrivains sont ravalés au rang de scripteurs. Va-t-on encore pouvoir parler de littérature dans le nouveau siècle ? De la littérature du passé, oui, beaucoup. De littérature nouvelle, non, du moins pas de la même façon. Ce qu’on entend par littérature est une pratique et une valeur politique et culturelle élaborée par la bourgeoisie du XIXe siècle, liée au développement industriel de l’édition et à la technologie de stockage du livre. Un Friedrich Kittler (Berlin) ne prononce plus le mot littérature, mais celui de systèmes d’écriture. C’est là l’effet des réseaux et des nouvelles technologies de communication : le livre, base de toute notre civilisation, l’un des plus formidables agents de changement de l’histoire, n’est plus qu’une technologie parmi d’autres, sans pouvoir autre que celui du divertissement. Les écrivains utilisent l’ordinateur depuis moins de 20 ans, et ne l’ont pas toujours adopté de bonne grâce. Bref ce n’est plus une nouvelle, la grande période de la » Littérature » comme pouvoir spirituel est terminée. Elle aura duré moins de deux siècles.
4. Écoutez Pascal Quignard narrer avec émoi les larmes de joie du Pogge parce qu’il a trouvé un Quintilien complet couvert de détritus qu’il sauve de la pourriture… Histoire d’un passionné du XVe siècle, racontée par un passionné du XXe siècle… Émouvantes les remarques de Julien Gracq, dans Le Monde du 5 février 2000 :
» En littérature, je n’ai plus de confrères. Dans l’espace d’un demi-siècle, les us et coutumes neufs de la corporation m’ont laissé en arrière un à un au fil des années. J’ignore non seulement l’ordinateur, le CD-Rom et le traitement de texte, mais même la machine à écrire, le livre de poche, et, d’une façon générale, les voies et moyens de promotion modernes qui font prospérer les ouvrages de belles-lettres. Je prends rang, professionnellement, parmi les survivances folkloriques appréciées qu’on signale aux étrangers, auprès du pain Poilâne, et des jambons fumés chez l’habitant. «
5. Le nouveau siècle paraît avidement tendu vers l’avenir et absorbé dans sa nouvelle saisie du monde et du quotidien par les réseaux et les technologies de l’information et de la communication. Comme il est fascinant de constater que ces technologies ont corroboré – presque miraculeusement, dit George Landow B, et » opérationnalisé » les avancées théoriques du tournant des années 70 : la relativisation du rôle de l’auteur, sa » mort » annoncée par Roland Barthes en 1968, expliquée par Michel Foucault avec la notion de nappes discursives en 1969, la notion de dissémination et l’idée de réseau chez Derrida, chez Deleuze et Guattari, qui préfigurent l’hypertextualité dont tous parlent aujourd’hui. Ces théories devaient retentir outre Atlantique dans tous les départements de littérature et de communication, et faire en sorte qu’il n’était plus pertinent d’analyser des œuvres, mais seulement des discours. L’un des extraits les plus cités de Barthes, non plus dans les départements de langue, mais dans les départements de communication ou des sciences de l’information aux États Unis fut :
Ainsi se dévoile l’être total de l’écriture : un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur : le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture ; l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination ( » La mort de l’auteur « , in Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, 1984).
Suivirent vingt ans de travaux sur la lecture. Si les grands théoriciens sont des instaurateurs de discursivité, pour reprendre l’expression de Foucault, les grands auteurs sont-ils des instaurateurs de textualité ? Possible, mais peu importe. Même la biographie n’est plus ce qu’elle était. Käte Hamburger remarquait comment, de Leverkühn à Marbot, on était passé d’une biographie fictive à une fausse biographie. Ravages du soupçon ! Nous sommes maintenant à l’ère de la simulation. La numérisation rend les textes fluides et mobiles, et le réseau les rend reproductibles à l’infini et facilement appropriables en dehors des cadres institués, de la situation pédagogique du cours en classe, par exemple. Nous n’avons plus qu’une possibilité aujourd’hui, pour parler non pas tant scientifiquement qu’adéquatement des textes littéraires, c’est de les inscrire dans le réseau discursif hypertextuel auxquels ils se rattachent, c’est-à-dire la culture environnante, à la manière de Hans Ulrich Gumbrecht dans son In 1926. Living at the Edge of Time (1997). Étrange comme une révolution théorisée en France s’est enracinée d’abord dans la culture savante des États-Unis, en prenant le nom de post-structuralisme…
6. Aujourd’hui, les littéraires tendent à dissimuler leur vraie nature de gens du livre et d’amateurs de fleurs de rhétorique, et se déclarent historiens de la culture. Cela vaut non seulement pour les critiques, les professeurs de lettres, les chercheurs, mais pour les écrivains eux-mêmes, qui sont tous vaguement déclassés. Ils font partie d’une communauté qui a en partage les contraintes de l’écrit tel qu’on l’apprenait, avec la lecture, douloureusement, à l’école. Le roman français, par exemple, est devenu soit une sorte de prise de parole publique, soit une tentative déguisée d’autobiographie ou d’autofiction, dont la post-modernité appartient au passé, car elle s’appuie sur des médias aujourd’hui révolus.
7. Pourra-t-on parler d’ouvrages de l’esprit et d’oeuvres de fiction dans le nouveau siècle ? Je crois que oui.
8. Les historiens de la littérature des XIXe et XXe siècles n’ont pas à craindre pour leurs objets. La société hypertechnologique de demain ne leur réserve pratiquement que des surprises agréables. Le travail littéraire d’analyse sera facilité par des banques de textes littéraires de plus en plus complètes et de plus en plus riches, structurées intelligemment en XML, XSLT (2), par des diplômés des sciences de l’information, de façon telle qu’il sera pratiquement possible d’y trouver n’importe quoi, de faire des rapprochements et des analyses impossibles auparavant, en mode texte ou en mode image. L’accès aux sources sera peut-être moins direct, mais il sera général et de plus en plus facile. Les historiens n’auront plus à se déplacer. Par réseau, à distance, ils manipuleront des corpus entiers. À terme, on imagine finies les queues et les heures d’attente aux bibliothèques. Finies déjà depuis vingt ans les concordances et les labeurs souterrains sur lesquelles on passait des dizaines d’années. Ce sera un paradis de chercheur : tout sous la main, clavier, console de consultation, multimédia, accès réseau. Des portails verticaux spécialisés donneront accès à tout. Le protocole IP, miracle moderne, fera le reste. Cependant la recherche ne sera plus ce qu’elle fut. À la validation par les pairs s’ajoutera la validation par l’utilité publique. Gibbons et Limoges l’ont montré dans leur livreThe New Production of knowledge (1994). D’autre part, l’âge de l’informatique est terminé. On entre maintenant, en Amérique du Nord du moins, dans l’âge des réseaux, dans le télécosme, comme l’appelle un Guru californien (George Gilder). Jusqu’à présent, nous n’avons guère utilisé l’Internet que pour publier de façon fort traditionnelle. C’est l’industrie du livre magnifiée électroniquement et qui se regarde mourir. Les livres ne disparaîtront pas, mais il y a une utopie des études en sciences humaines et sociales en vue.
9. Le projet de livre électronique de l’historien Robert Darnton. L’informatique au service des chercheurs, des professeurs, des étudiants :
…Loin de moi de prôner l’accumulation pure et simple de données ou la création de liens avec des banques de données : les fameux hyperliens. À la limite, ce ne sont qu’une forme élaborée de notes de bas de page. Plutôt que de gonfler le livre électronique, je crois possible de l’organiser en couches pyramidales. La couche supérieure pourrait être un exposé concis du sujet, peut-être déjà disponible en édition courante. La couche suivante pourrait réunir des versions étoffées de divers aspects, sous la forme non pas linéaire d’un récit, mais d’unités autonomes qui nourrissent le récit du registre supérieur. La troisième couche rassemblerait des documents, le cas échéant de nature différente et mis en valeur par des essais d’interprétation. Une quatrième couche pourrait être théorique ou historiographique, avec des extraits et des analyses de travaux antérieurs. Une cinquième couche pourrait être pédagogique et comporter des suggestions pour organiser des discussions en cours et un programme modèle. Et une sixième couche pourrait réunir les rapports de lecture, les échanges entre l’auteur et l’éditeur, ainsi que la correspondance avec les lecteurs, l’ensemble formant un corpus de commentaires croissant à mesure que le livre ferait son chemin parmi les divers groupes de lecteurs ( » The New Age of the Book « , The New York Review of Books, 18 mars 1999 ; Le Débat, mai-août 1999).
10. Jusqu’à maintenant, nous nous sommes contentés de reproduire électroniquement nos instruments de travail traditionnels, et nous rêvons encore d’une bibliothèque entièrement numérique, dont tous les éléments soient numériques.
11. Un colloque récent sur les Corpus littéraires donne le ton : Numérisation, Analyses assistées, didactique. Sémantique des textes.
Après le rouleau et le codex, le calame et l’imprimerie, les textes numérisés ouvrent de nouvelles pratiques de l’écrit, qui intéressent au premier chef l’ensemble des études littéraires. L’établissement et le codage des éditions numériques suscite un renouveau de la philologie. L’essor de la linguistique de corpus peut permettre de discerner plus rigoureusement les variations selon les époques, les discours, les genres et les textes. Enfin, l’accès aux banques textuelles autorise la convocation immédiate des corpus de travail et renouvelle les parcours de lecture. De nouvelles applications, documentaires, pédagogiques, critiques, apparaissent : aide à l’interprétation, création de sous?corpus à pertinence enrichie, etc. Ce colloque entend faire le point des recherches et des applications actuelles, sans triomphalisme, frilosité esthétique ni pruderie technique.
12. Tout ce qui précède est travail, science du passé. Utile, mais qu’en est-il du travail poétique d’aujourd’hui, de demain ? » Notre rencontre avec le texte de l’avenir, écrit Michael Joyce, porte avec elle ce qu’on pourrait appeler la mélancolie de l’histoire » (Of Two Minds, 1995).
13. Marjorie Perloff, dans Poetry on and off the page, cite la phrase suivante : » No good poetry is ever written in a manner twenty years old » (Ezra Pound, » A Retrospect « ). Aucune poésie digne de ce nom ne saurait être écrite dans une forme qui date de vingt ans. Il faut donc chercher la poésie dans les formes nouvelles. La vérité est que nous ne savons rien de ce que sera la littérature au XXIe siècle, mais nous devons chercher une poétique électronique (retour des avant-gardes ? Fin de l’ère post-moderne ?).
14. Les potentialités sont multiples. On peut apercevoir dans quelle direction les choses vont en regardant les innovations en cours, si justement ce sont des innovations. Avant de pouvoir comprendre par une série d’exemples historiques quelles sortes d’impacts les instruments et les moyens de communication ont sur la production lettrée, poétique en particulier, il va falloir expérimenter les façons qu’ont le technique et l’epistémique ou le cognitif de se rencontrer et de se moduler l’un l’autre. Il y a peu à lire de satisfaisant sur ce point. Toutefois, Mark Turner (The Literary Mind, 1996) et Jean-Marie Schaeffer (Pourquoi la fiction ?, 1999) s’accordent sur un point : la fiction n’est pas une activité facultative plus ou moins utile, c’est le mode fondamental de fonctionnement de l’esprit humain.
15. L’avenir s’invente au jour le jour. Aujourd’hui les réseaux et le numérique permettent des agencements texte?son?image et des modes d’interaction inter-cognitifs sinon inédits, qui sollicitent du moins plusieurs sens et mettent toute la personne en mouvement. La littérature cesserait-elle d’être le lieu de la lecture, pour devenir celui de l’action ? La poésie s’aventure dans le visuel. Elle met à profit l’interactivité, par écran d’ordinateur, à distance par réseau, bientôt sur des bidules portatifs de poche reliés sans fil à l’Internet. Partout les artistes, les écrivains, les poètes expérimentent les nouveaux moyens de communiquer. Johanna Drucker explore la poésie visuelle. Charles Bernstein le » L=a=n=g=u=a=g=e= « , Infolipo succède à Oulipo. L’écrit se mélange à l’image, le son, etc. se met en mouvement. L’imprimerie a été un agent de changement phénoménal au XVIe. Mais une nouvelle question se pose : qu’arrive-t-il lorsque tout le monde peut ajouter des volumes à la bibliothèque ? La question nouvelle qui se pose, est celle que les logiciels P2P posent.
16. P2P. Les modèles actuels de livraison de contenus à distance et d’accès diversifié à des banques de données ne font que virtualiser et numériser les anciennes pratiques. Des modèles technologiques nouveaux propres au réseau viennent d’apparaître, lesquels, en faisant de chaque machine à la fois un client et un serveur, reconfigurent les possibilités de distribution et la circulation de l’information et les modèles économiques et légaux sur lesquels elles s’appuient. Il s’agit des logiciels réseau de partage et d’échange de fichiers, regroupés depuis peu sous l’appellation » P2P « , c’est-à-dire peer to peer, pair à pair, autrement dit permettant d’établir une connexion entre machines reliées au réseau, indépendamment du modèle hiérarchique étoilé unidirectionnel du serveur central sur lequel se branchent de multiples » clients « , qui est le modèle de l’Internet actuel . D’une manière générale, ces logiciels mettent à profit l’Internet et ses protocoles pour établir des connexions entre inconnus pour l’échange de fichiers de toutes sortes : musique, images fixes et en mouvement, video, films, textes et documents divers. Ces logiciels peer-to-peer remettent en question bien des façons traditionnelles de faire. Ils menacent les empires établis, industries culturelles surtout (édition, disque, cinéma) ; mais ils représentent aussi une valeur certaine pour la construction des connaissances, l’éducation, la démocratie, et le jeu par réseau numérique. Parmi les applications responsables de ces nouveaux usages du réseau, il faut compter la famille d’applications Napster et tous ses émules, iMesh, Scour, Macster, plus récemment Aimster, etc., et surtout Gnutella et Freenet, qui diffèrent des précédents et qui sont les plus intéressants. Ces applications généralisent et exploitent le modèle technologique client?serveur à sa pleine capacité, chaque machine branchée devenant à la fois un client et un serveur et participant de ce fait à une sorte de troc généralisé.
17. 20 septembre 2000. Dans son rapport du mois, Forrester Research prédit que l’industrie du livre aux Etats Unis va perdre 1,5 milliards de dollars en revenus d’ici 2005 par incapacité à garder son contrôle sur les contenus. Le rapport prévoit qu’une perte de contrôle amènera ce changement dans les revenus, qui bénéficiera aux auteurs qui publient et distribuent indépendamment. Ceux-ci vont récupérer 1,3 milliards de dollars dans un transfert historique de revenus. Eric Scheirer, chercheur chez Forrester, indique qu’il y aura toujours un marché des contenus, mais qu’en raison du fait que la distribution va échapper aux grands éditeurs, une large partie des revenus qu’ils récoltent aujourd’hui seront conservés par les artistes et par les fournisseurs de services.
La première idée dont il faut se défaire est que la littérature du XXIe siècle ait besoin d’éditeurs. Ce temps-là est révolu. Stephen King l’a récemment prouvé en vendant son livre en ligne, seul, sans l’aide de son éditeur. Pierre Bourdieu le documentera un de ces jours. Ce dont la littérature a besoin maintenant, c’est de programmeurs, et de programmeurs astucieux. La fiction de demain utilisera de l’encodage, des clefs publiques, des serveurs distribués, du partage de processeur, de la fouille sur Internet, des virus.
18. Succès de Napster : 36 millions d’utilisateurs ! Parce qu’on télécharge et on écoute la ou les morceaux de musique que l’on veut, c’est tout. Cela ne remplace pas le plaisir de flâner dans un magasin de musique et d’acheter un CD. Même chose pour les livres. On pourra avoir des livres entiers, et on pourra avoir aussi des séquences narratives et les accrocher à des imaginaires électroniques évoluants.
19. Plus de papier ? Mais si, plein de papier, si vous voulez. Mélange de matérialité traditionnelle et d’électronique. L’imprimé a encore un avenir devant lui.
20. Pierre Lévy et la panoptique. Colloque du CIRASI ( » Collectif de recherche sur les aspects sociaux d’Internet « ), octobre 2000, Montréal. Communication de Pierre Lévy : Omnivision et savoir Internet. Le mode de connaissance spécifique à Internet est la » vision directe « , dans le cadre du développement de l’omnivision. 1) La communication par Internet permet de montrer ce dont on parle grâce à l’insertion d’un lien avec une communauté virtuelle, un site web, une webcam (3), une photo, un film, une simulation, etc. Cette possibilité de connaître et de montrer, de là où nous sommes, ce qui se dit, se vit, se voit ou s’entend à tous les coins de la planète ou de l’esprit humain me semble quelque chose de nouveau par rapport à tous les medias antérieurs. 2) Il y a une corrélation entre le point 1 et les progrès de l’imagerie assistée par ordinateur : production d’images par logiciels spécialisés à partir de données (numérisées) en elles-mêmes invisibles : astrophysique, médecine, science de la terre, océanographie, météorologie, etc. Le champ du visible s’étend de plus en plus, de même que celui du simulable par infographie interactive. 3) Les points 1 et 2 convergent vers une transparence accrue du social à lui?même. Déjà, il y a de moins en moins de tabous. On peut parler de tout, tout montrer. Les reality show sont de plus en plus crus. Les communautés virtuelles de toutes sortes sont fréquentables par tout un chacun. Les médias et Internet nous permettent d’assister quasiment en direct à tous les événements. Les corruptions sont de plus en plus dévoilées, les caméras de surveillance sont partout, etc. Tout ceci converge vers un paradigme de l’omnivision. Omnivision : pouvoir diriger son regard sur n’importe quelle zone de la réalité, de la mémoire ou de l’imagination, à n’importe quelle échelle, à n’importe quel degré d’abstraction et pouvoir naviguer indéfiniment dans l’univers des formes. Que de temps a passé depuis le Panopticon de Jeremy Bentham et son traitement par Michel Foucault !
21. La vision du Pr. David Gelernter (Princeton) : Lifestreams dans le cyberespace ( » The second coming, a manifesto « , Edge, 15?19 juin 2000). Les gens veulent être branchés à de l’information, pas à des ordinateurs. Les ordinateurs seront partout, en grappes et en croissance. Leur puissance renversera la tendance actuelle du » tout sur le Web « . L’information sera distribuée sur des centaines, des milliers de machines, et l’Internet sera utilisé pour la coordination. Pas de serveurs : un essaim de clients peer to peer : P2P. L’ensemble fenêtres-menus-souris inventé par Xerox et Apple est obsolète. Nous travaillons pour l’instant comme des gérants de parkings à réarranger nos fenêtres dans un espace restreint et les icônes sont des images dénuées d’indication précise sur ce qu’elles désignent. À ce jour, une icône contient moins d’information que l’épine d’un livre, qui en est l’équivalent livresque. Un bureau est extensible (étagères, autres bureaux, tables, le plancher), mais la métaphore du bureau sur écran ne l’est pas. Elle nous enferme dans une disposition de l’information qui privilégie l’étendue par rapport à la profondeur. Ce qu’il nous faut, c’est un paysage, peut-être imaginaire, virtuel, mais dans lequel nous pouvons nous déplacer. L’écran est simplement une fenêtre. Pour l’instant, dans la métaphore du bureau, l’écran est l’interface. Ce qu’il faut, c’est que l’écran soit une fenêtre ouvrant sur un paysage et qu’en regardant à travers l’écran, on puisse voir le vrai interface.
La filière de rangement de dossiers avec ses tiroirs et l’esprit humain sont des systèmes de stockage d’information, mais nous pourrions modeler le stockage informatique, même imparfaitement, d’après ce que nous savons de l’esprit humain plutôt que d’après la filière de rangement. Les éléments dans l’esprit n’ont pas de noms et ne sont pas rangés dans des répertoires. L’information est rappelée à la conscience par son contenu, non par son nom : une voix, un visage, la mémoire qui revient contient cette voix, ce visage. La perspective mentale embrasse présent, passé et futur. L’esprit humain nomme a posteriori, pas a priori (hier après-midi à cinq heures j’ai rencontré Françoise, il faisait beau, c’était sur l’avenue du Mont-Royal : je peux me rappeler cette séquence en pensant à l’un des éléments ou à d’autres, mais au moment de la rencontre, je n’ai pas créé un répertoire » Avenue du Mont-Royal » ou » beau temps » dans lequel j’ai rangé » Françoise « . La classification intervient lorsque je me souviens.
Notion de » courant de vie » (CdV). Un courant de vie (lifestream) organise l’information non pas comme dans les tiroirs d’une filière, mais approximativement comme l’esprit humain. Un CdV contient toutes sortes de documents : textes, photos, applications, signets, cartes d’affaires électroniques, courriels, etc. Arrangés chronologiquement des plus anciens aux plus récents, on les rappelle – ou met en service – par contenu. On peut alors les feuilleter comme des cartes dans un index. Un CdV s’écoule parce que le temps s’écoule. » Maintenant » est la ligne de partage entre passé et avenir. Si vous avez un rendez-vous dans deux jours pour le déjeuner, vous placez un rappel dans l’avenir de votre CdV dans deux jours à midi. Votre CdV s’écoule. Lorsque » maintenant » égale midi dans deux jours, le rappel vient, puis passe dans le passé. Lorsque vous regardez le futur de votre CdV, vous voyez l’ensemble de vos plans et de vos rendez-vous qui s’approchent du présent et qui entreront dans le passé. La gestion d’un CdV se fait par deux commandes : put et focus. La première sert à mémoriser, la seconde à rappeler un élément du passé.
22. A ce point, arrêtons-nous. Nous en savons assez du monde numérique qui se prépare, nous avons suffisamment d’indications sur le devenir du monde en réseaux. Tâchons d’imaginer comment pourrait fonctionner la fiction dans un monde instrumenté de cette façon. Ce que le réseau rend dramatiquement possible, c’est l’interaction, c’est l’échange. Le réseau permet de combiner avec une facilité inégalée jusqu’ici les matériaux textuels, images fixes et en mouvement, et bandes audio et tous documents, et de les modeler selon les contextes, intellectuel, pratique, ludique, etc. On peut imaginer les CdV comme des oeuvres, montées de toutes pièces, mais pour s’insérer dans l’hypertextualité généralisée et évoluer. En ce sens nous nous trouvons bien devant un système d’écriture au sens où l’entend Friedrich Kittler. Suivre la narration d’un CdV, ou plonger dedans et interagir avec serait comme une façon supérieure de lire : on lit un livre ordinaire de gauche à droite, en tenant le livre devant soi et sous ses yeux. Il est préférable d’être assis et nos deux mains sont nécessaires ou utiles. Sous notre regard, des signes dont nous avons appris par coeur le symbolisme courent. Dans la littérature, ces signes ne sont pas accompagnés d’images. Visiter un CdV, au contraire, c’est comme une lecture magnifiée par la richesse d’expérience sensorielle disponible : images, sons, vidéo, textes. Mais ce n’est pas un film. Je peux interagir avec ce CdV, m’y immerger, y ajouter des éléments du mon CdV, accélérer, ralentir. Et le CdV contient des logiciels – » texte capable d’action autonome « , des codes, des clefs publiques, des accès à des serveurs distribués, des résultats de recherche sur Internet, des virus même. On peut imaginer le développement viral proliférant d’une fiction au sein de réseaux discursifs.
On doit donc envisager que la création langagière se saisisse de ces possibilités, et de fait quelque chose a déjà commencé, dans ce qu’on appelle les chats, ou tchatches dans le sud de la France, ou clavardage au Québec. C’est le grand retour de la conversation, le genre des genres français (Marc Fumaroli) déjà amorcée avec le courrier électronique, l’application Internet la plus intensive.
Si la fiction est naturelle aux hommes, comme le constatent Turner et Schaeffer après Aristote, si elle est opérateur de cognition, le CdV comme fiction, mis en service, par exemple, par un cybercorps, est, par ses éléments, une fiction numérique semblable au jeu vidéo ou au jeu de rôle, avec un élément ludique lié à un élément esthétique. Comme dans le jeu de rôle des enfants, le script fictionnel est négocié en temps réel par le joueur, alors que, dans les jeux vidéo, le script est fixé en amont, même s’il s’agit d’une structure narrative à choix multiples et non d’une intrigue imposée comme dans une pièce de théâtre. Quoi qu’on pense de sa valeur, on serait donc bien alors devant une œuvre, puisqu’il s’agirait d’un univers fictionnel proposé au public. Mais la nouveauté, remarque Jean-Marie Schaeffer, c’est que le joueur est à la fois le récepteur-acteur et le spectateur.
Le roman qui entraîne le lecteur sur les rails de la prose est un genre du langage lié à la forme du livre, où le virtuel devient actuel dans l’opération de la lecture individuelle. Le roman disparaît avec le livre, mais – ô merveille ! – pas la poésie ! Le romanesque a de beaux jours devant lui grâce à toutes les possibilités qui lui offre les diverses catégories d’interaction cognitive culturelle de l’entité virtuelle spatio-temporelle qu’est le » courant de vie « . Il peut se jouer à plusieurs. Il fait intervenir une riche expérience sensorielle. Comme quoi le virtuel ne s’oppose pas nécessairement au fictionnel. Le CdV offre une fiction actuelle. Ce qui sur les rails de la prose du roman était mis en branle par la lecture en apparence passive, le courant de vie l’actionne dans un système écrivant, avec la richesse ludique, esthétique, et l’intensité de surprise de l’arcade de jeux vidéos, qui contiennent, disons-le une bonne fois, nos vraies oeuvres hypermodernes.
Les formes d’art à dominante narrative d’aujourd’hui sont les jeux qui se jouent à plusieurs en réseau, sur Internet, et les jeux vidéos, conçus avant la large bande passante. L’informatique, comme la littérature, crée un monde, donc un espace et un temps virtuels : les deux fétiches de l’explication de texte littéraire. Pour l’instant rien de très captivant, un monde réaliste n’étant pas encore tout à fait disponible, mais cela vient (VRML (4), entre autres). La barre est haute, mais le plaisir de jouer est universel et reconnu pour son efficacité cognitive. La littérature de demain dérivera, non pas thématiquement, mais techniquement et opérationnellement, comme beaucoup d’autres aspects de nos interactions quotidiennes, des play stations, des jeux de rôle et des jeux vidéos, que rien ne nous empêche de rêver très sophistiqués, plus sophistiqués que le roman policier ou la science-fiction, genres du XXe siècle… qui s’éloigne.
Christian Allègre
Glossaire
1. XML = eXtensible Markup Language ; XSL = eXtensible Style Language. Normes édictées en 1997 permettant de structurer et de décrire finement le contenu des documents électroniques, ce que ne permet pas HTML, qui n’est qu’un langage de présentation de page Web.
2. XSLT = eXtensible Style Language Transformations ; technologie très puissante permettant de produire, à partir d’un même texte structuré en XML diverses versions dans des formats utiles à des usages ciblés : l’impression par exemple.
3. WebCam = Caméra numérique. Permet de diffuser des images directement sur un site web sans autre traitement. 4. VRML = Virtual Reality Modeling Language.