Mondialisation de la rentrée littéraire

Patrick Rebollar

Ce qu’on appelle la  » rentrée littéraire  » repose sur une double antinomie qui crée la tension médiatique que l’on connaît. Deux niveaux se répondent : d’une part, un milieu éditorial qui se pense raisonnable, patrimonial, mais qui sait aussi organiser des  » coups  » pour qu’un succès saisonnier renfloue les caisses ; d’autre part, un produit, le livre, que son contenu engage dans des conflits symboliques, esthétiques, politiques ou autres, mais qui se laisse médiatiser par quelques  » personnes autorisées « , comme disait Coluche, que bien des lecteurs suivront aveuglément. Par conséquent, chaque rentrée prétendue nouvelle ne l’est que par sa théâtralisation en plusieurs actes : fin août, les lamentations devant l’avalanche de titres annoncés (1) ; fin septembre, les premières listes de sélection des prix ; octobre-novembre, les principaux prix décernés et les listes de vente (2) ; décembre, les ouvrages à offrir pour les fêtes. Au détriment des textes qui sont moins lus que commentés, la rentrée vise en fait à renforcer des institutions : les maisons d’édition, la critique, les jurys de prix littéraires. La littérature semble alors prise en otage par sa contemporanéité-même, ou, pour le dire autrement, les forces du texte sont occultées par les enjeux du livre. Henri Meschonnic prétend que la poésie est le pire ennemi du poème, surtout depuis qu’elle s’institutionnalise en  » Printemps des poètes « . Or, dans le même temps, et c’est pourquoi nous en parlons, chaque rentrée est suivie par des amateurs de littérature qui cherchent à satisfaire leurs goûts mais qui n’ont plus besoin d’être à Paris.

L’histoire littéraire contemporaine ne peut plus être abordée sans que l’on considère ses relations avec l’informatique et les réseaux numériques. D’un bout à l’autre de la chaîne du livre, la numérisation et le transfert à haut débit se développent et tendent à devenir la norme, qu’on le veuille ou non. Bien sûr, si les opérateurs traditionnels de cette chaîne participent, voire orchestrent eux-mêmes cette révolution, ils ont de meilleures chances de préserver certaines exigences de qualité. Après nombre de lecteurs, de bibliothèques et de librairies, c’est ce que les maisons d’édition sont en train de comprendre, et pour certaines déjà, de réaliser. J’en veux pour preuve la rentrée littéraire de l’an 2000, date fantastique pour nos ancêtres – qui n’avaient peut-être pas tort…

L’amateur de littérature farouchement réfractaire aux ordinateurs sait-il que la rentrée littéraire a commencé dès la mi-août sur Internet ? D’Oslo, de Mexico ou de Tokyo, on en sait déjà plus qu’à traîner dans les cocktails parisiens, grâce aux sites web des éditeurs et des rubriques littéraires des principaux journaux (3). Il est aussi possible de recevoir des lettres d’information (électroniques) d’éditeurs ou de sites littéraires. Ainsi, dès ce moment, on voit surgir d’un seul coup, et de tous côtés, les nouvelles parutions, les désirs de scandale, les échos des vestiaires de la course aux prix. C’est à qui aura les meilleurs pronostics ; on décerne des étoiles ; même sans autorité, on commente à tour de bras ; et toutes ces pages web sont assorties de liens vers la librairie électronique.

Que l’on ne prétende pas que c’est toujours pareil ! La diffusion mondiale d’une grande quantité d’information, avant même la parution des livres et même avant le  » Bouillon de culture  » de la rentrée (4), est un élément nouveau dont les conséquences devraient être regardées de près par tous. Et elles le seront par tous ceux qui s’en estiment les spécialistes ou qui espèrent en retirer un bénéfice : enseignants et responsables de médiathèques à l’étranger, retraités dans le Gers, pigistes virtuels, écrivains sans éditeur, cyber-libraires, et j’en passe. Un jour ou l’autre, cela aura forcément une répercussion sur la qualité et la diversité des oeuvres, sur leur disponibilité et leur acheminement au lecteur.

Dans une certaine tradition de la rentrée littéraire, les ouvrages n’étaient lus et connus que de quelques journalistes spécialisés (parfois appelés  » les critiques  » (5)), qui en présentaient quelques-uns dans leurs médias forcément locaux, quand bien même nationaux, entraînant dans les semaines et les mois suivants des traînées d’informations et de rumeurs qui ne généraient pas forcément l’achat, et ceci jusqu’à l’attribution des prix qui consacrait 4 ou 5 ouvrages dont la vente allait dépasser les quantités confidentielles des malchanceux. Mais cette année, plus encore que l’an dernier où ce phénomène de mondialisation commençait à apparaître, les ouvrages sont déjà en cours de commentaire en juillet-août, et leurs commentaires en cours de lecture par des milliers d’amateurs connectés aux sites web qui publient gratuitement et instantanément ces articles. On le voit, il n’est pas encore question du grand public (pas encore connecté, et qui, de toute façon, n’achète pas plus de 4 ou 5 livres par an), mais bien de ces amateurs de littérature, et plus particulièrement de littérature française et francophone, disséminés sur la planète, universitaires ou non, et qui sont eux-mêmes prescripteurs de lecture dans leur famille, leur entourage ou leurs classes, n’hésitant pas, à l’occasion, à montrer comment, d’un pays lointain, on commande des livres par Internet (6).

L’ancienne dispersion géographique des amateurs, leur isolement et après-coup informationnels s’opposaient au centralisme revendiqué des milieux parisiens autorisés. Ou plutôt en dépendaient. Or le web règle leur compte d’un seul coup à ces trois paramètres (dispersion, isolement, retard). Même si les informations initiales proviennent encore de Paris, nul doute qu’elles vont très vite être relayées de partout, faisant naître un tissu de commentaires qui influencera en retour les critiques-à-la-source.

On peut encore douter que les médias traditionnels (voir les sites web du Monde, de Libération ou du Figaro) souhaitent réellement favoriser cette greffe d’un rhizome mondial d’amateurs sur la racine des critiques parisiens, car au fond ils ne changent pas de métier, ils ne font que s’adapter (en beauté) aux nouvelles technologies. En revanche, nul doute du côté de certains éditeurs qui informent directement leur public, ce qui est nouveau pour eux, et qui l’élargissent par la même occasion, en proposant des choses résolument originales (ouvrage numérique mensuel gratuit chez 0h00.com, feuilleton de Jacques Jouet chez POL, également diffusé sur France-Culture, pour n’en citer que deux (7)).

Les éditeurs ne sont d’ailleurs plus les seuls à offrir des contenus de nature pré-éditoriale. Citons Urbuz.com qui offrait une bonne animation de rentrée dans sa rubrique livres, le site Zazieweb et sa rubrique d’actualités littéraires, sans oublier la possibilité d’écouter toutes les émissions, littéraires ou non, de France-Culture (en direct ou en différé) (8).

Remarquons toutefois l’énorme retard conceptuel des  » magazines littéraires  » traditionnels (Magazine Littéraire, Lire, La Quinzaine littéraire, etc.) qui ne savent encore rien faire de leur site web en dehors de la gestion de leur patrimoine (extraits d’archives) et de l’exploitation mesquine de leur numéro en cours (sélection d’articles en ligne). Surtout si l’on compare avec la créativité surprenante de sites comme Fabula, celui de la récente revue virtuelle Inventaire/Invention, devenue aussi éditeur cet automne, ou de la République-des-Lettres. Ou, plus encore, de tous les sites individuels (ou quasi) que dirigent la passion et le parti-pris (sites de François Bon, de Jean-Michel Maulpoix, sites sur Angot ou Houellebecq, sites de poésie contemporaine, de théâtre contemporain, etc.) On peut également féliciter Les Inrockuptibles qui ont mis en ligne des extraits lus des ouvrages  » de la rentrée  » et des interviews des auteurs (10).

Finissons provisoirement par ce qui semble être le danger pour TOUS ceux qui souhaitent un web de liberté, de fraternité, et d’e-qualité : les sites de  » grossistes  » en information/vente, sortes de  » category-killers  » massivement orientés commercial, avec emballage convivial, contributif (non-rémunéré) et récupération sauvage tous azimuts. Webencyclo et Auteurs.net en sont les prototypes, et les librairies comme la FNAC, BOL et Amazon n’en sont pas loin (11)…

NOTES

1. Une rentrée littéraire 2000 pléthorique, selon Dominique Widemann (L’Humanité du 21 septembre 2000), avec 557 titres prévus, en augmentation par rapport aux années précédentes (cf. Patrick Kéchichian,  » L’effet entonnoir de la rentrée littéraire « , Le Monde du 18 septembre 2000).

2. Sans oublier la récente manifestation  » Lire en fête « 

3. Voir notamment les chapitres des livres de la rentrée sélectionnés sur le site de Libération.

4. Ce fut d’ailleurs la dernière rentrée de Pivot qui a annoncé que son émission cesserait à la fin du printemps prochain.

5. Et même  » maffia littéraire  » (sic) par un lecteur du magazine Lire dans un dossier de novembre 1981 ( » Prix littéraires : les lecteurs perdent confiance « , p. 46).

6. Pour ce qui est du Japon, tout de même assez loin de la France, les commandes arrivent maintenant par service Chronopost en moins de 10 jours et les frais de port sont tombés de plus de 100 francs il y a un an ou deux à moins de 60 francs. Pour un paquet d’une dizaine d’ouvrages, l’amortissement est donc excellent et sans aucune commune mesure avec les marges rondelettes des libraires sis à Tokyo.

7. Citons aussi les éditions du Seuil et Grasset & Fasquelle

8. En ce qui concerne France-Culture, c’est tout le groupe Radio-France qui développe des pages web de plus en plus efficaces, au point de proposer maintenant, en plus de l’écoute de chaque radio, une véritable  » radio du livre  » qui rassemble les émissions littéraires de plusieurs radios du groupe et permet de les écouter librement dans l’ordre choisi par l’e-utilisateur (programme de France-Culture ; écoute directe ;  » radio du livre  » : ; et toujours la compilation hebdomadaire des émissions sur le site de Francelink.