Malgré divers soubresauts et de nombreux moments de doute, l’histoire règne sur les sciences humaines depuis une génération. Il faut reconnaître pourtant que cette hégémonie de fait n’a guère profité à l’histoire littéraire, dont la réputation demeure calamiteuse, trente ans après les assauts « structuralistes » contre les tristes restes du lansonisme universitaire. Discipline de pointe au dix-neuvième siècle, sûre d’elle-même et conquérante, elle joue aujourd’hui les utilités un peu honteuses, sans théorie et presque sans méthode.
Pourtant, si l’on y regarde de près, on constatera que ses concurrentes ont à peu près disparu : plus de sémiologie, guère de poétique, peu de velléités herméneutiques. C’est ce qui permet à l’approche historique d’être redevenue omniprésente.
Cela va de soi pour les biographies, très nombreuses ces dernières années, aussi bien pour les vies déjà célèbres que pour celles des acteurs plus obscurs, avec lesquels un passé en grisaille reprend tout à coup des couleurs. Les manuscrits, les correspondances, les tirages rares, les revues éphémères, les documents d’archives retrouvent des lecteurs — moins curieux de détails infimes pour collectionneurs maniaques que d’indices témoignant comme ensemble de l’importance passée de la vie littéraire.
Le recours à l’histoire vaut plus encore pour comprendre l’intégration de la littérature à la culture en général, y compris la culture matérielle. Après avoir pendant longtemps fait le vide autour des grands auteurs condensés dans de grandes œuvres, la recherche littéraire veut maintenant mieux saisir tout ce qu’elle excluait : auteurs » mineurs « , genres douteux, avant-textes et soucis » extra-littéraires « . Non pas par intérêt pervers pour les marges et les marginalités, mais parce que tout cela concourt à donner sens à ce que l’activité littéraire a produit de plus fort et de plus grand. Le résultat : des textes plus nombreux et plus variés, de mieux en mieux édités, reliés de manière plus fine et plus précise à des vies perçues dans leur complexité et plongées dans une histoire matérielle et culturelle globale.
En affirmant son pluriel, Histoires littéraires veut afficher ses ambitions : apporter des connaissances documentaires nouvelles sur la littérature des deux derniers siècles, ses sommets comme ses acteurs plus modestes; contribuer à définir et raffiner les outils indispensables à cette entreprise; réfléchir sur les fondements et les conséquences de ces choix; se faire l’intermédiaire entre ceux qui y travaillent – professionnels de la recherche, érudits indépendants, collectionneurs ou curieux.
La tâche sera sans doute plus difficile pour la littérature du 20e siècle que pour celle du siècle précédent : les chercheurs sont moins nombreux, les entreprises collectives plus récentes, les détenteurs d’archives plus réticents, les chapelles plus hermétiques. Nous souhaitons cependant lui faire la plus grande place possible, ne serait-ce que parce que la division des deux siècles est typique des constructions artificielles de l’ancienne histoire littéraire, celles que nous souhaitons au contraire défaire pour mieux remettre en mouvement deux siècles dont la modernité a fait la nôtre, celle du siècle nouveau.