Livres reçus
Baudelaire. Baudelaire, Œuvres complètes. Préface d’Antoine Compagnon. Édition publiée sous la direction d’André Guyaux et Andrea Scheilino. Avec la collaboration d’Aurélia Cervoni, Claire Chagniot, Antoine Compagnon, Romain Jalabert, Bertrand Marchal, Henri Scepi, Jean-Luc Steinmetz, Matthieu Vernet et Julien Zanetta. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2024,1.1,1650 p. et t. Il, 1760 p., 82 € chacun. Par rapport à celle des Œuvres complètes procurée en 1975-76 par Claude Pichois, cette nouvelle édition se caractérise avant tout par sa disposition strictement chronologique. Alors que celui-ci était seul maître d’œuvre, elle est dirigée par André Guyaux et Andrea Scheilino, dont on connaît tous les travaux baudelairiens. Ils se sont adjoint pas moins de neuf collaborateurs. Cette répartition des tâches s’imposait, à cause de l’ampleur d’une telle entreprise. L’ordre chronologique, s’il a le grand avantage de nous permettre de suivre la création de Baudelaire dans son déroulement même, a nécessairement fait disparaître les trois grands blocs traditionnels que constituaient l’œuvre poétique, la critique littéraire et la critique artistique. Nous n’ignorons pas que la tendance est, ces derniers temps, aux éditions chronologiques. Dans le cas présent, une édition de ce type permet de mesurer dans sa complexité, et parfois dans ses contradictions, l’évolution de la poétique et de l’esthétique de Baudelaire, voire de ses idées religieuses et politiques : a work in progress. Certains pourraient toutefois penser que cette commodité biographique risquerait peut-être de nous donner de l’œuvre un déroulement comme émietté, qui en atténuerait la cohérence interne. Quoi qu’il en soit, et bien plus positivement, cette édition est novatrice. Son grand avantage est en effet de permettre au lecteur de pouvoir lire intégralement, et ce, sauf erreur, pour la première fois, les deux éditions des Fleurs du Mal (1857 et 1861), alors qu’on n’imprimait généralement jusqu’ici que la seconde. Par ailleurs, sur certains points, les notices et les notes complètent utilement celles de l’édition Pichois : un certain nombre de manuscrits et de lettres inédites sont apparus depuis, ce dont il fallait tenir compte. On soulignera également que l’annotation des Salons de 1845 et 1846 a mis à profit la très complète édition critique de Charlotte Manzini, Les Premiers Salons de Baudelaire (thèse en Sorbonne, 2009). Se trouve ainsi précisée la localisation actuelle de très nombreuses œuvres d’art citées par Baudelaire, ainsi que les gravures les reproduisant éventuellement dans la presse de l’époque. Soit dit en passant, on est un peu surpris de voir le poète faire, en 1846, l’éloge de l’accablant portrait de Cherubini par Ingres, et de sa « belle muse ». Il n’est pas interdit de penser avec André Suarès, que ce tableau est un miracle de platitude et de laideur, auprès duquel le plus mauvais Winterhalter prendrait soudain de l’éclat.
Le premier tome va de 1836 à février 1861, et le second, de février 1861 à 1866. Ces deux volumes sont divisés en un certain nombre de grandes sections, lesquelles contiennent soit les textes publiés en volume ou en plaquette, soit des « Écrits » rangés par ordre chronologique. Toutes les notices et les notes sont substantielles et très informées. Il ne saurait évidemment être question, faute de place, de nous livrer ici à un examen détaillé des 3 410 pages de ces deux tomes. Nous nous limiterons donc à un certain nombre de remarques cursives. On doit savoir gré aux éditeurs d’avoir réduit au minimum la bibliographie du fameux sonnet « Les Chats », qui a, on le sait, donné lieu jadis à toutes sortes d’acrobaties et de bafouillages linguistiques, qui ne nous renseignent que sur leurs savants auteurs. À propos du poème « Je n’ai pas oublié, voisine de la ville », il est fait mention des « insignifiances versifiées de Coppée ». Certes, pour parler comme Léon Bloy, on ne saurait dire que la poésie de Coppée crève la voûte céleste ni ne roule sur un char de feu. Néanmoins, et même si ce n’est pas le grand coup d’aile baudelairien, on peut ne pas dédaigner, çà et là, certains accents des Promenades et intérieurs, comme « Je suis un pâle enfant du vieux Paris, et j’ai/Le regret des rêveurs qui n’ont pas voyagé ». La notice du Jeune Enchanteur serait peut-être susceptible de nouveaux éclairages futurs, tant ce texte a finalement assez peu été étudié en détail jusqu’ici, bien qu’on en dispose, depuis 1990, d’une édition critique due à son « découvreur » W. T. Bandy. Pour l’œuvre poétique dans son ensemble, une question épineuse était celle de l’attribution de certaines pièces à Baudelaire. Des huit sonnets repris par Pichois, la présente édition rejette, et sans doute avec raison, « À une Belle Dévote », car signé Henry Vernot dans deux publications (1846 et 1850). Le poème « À Yvonne Pen-Moor » (ou Roch-Moor) garde, lui, son secret, mais on pourrait peut-être se demander si ces deux patronymes ne seraient point soit des noms de guerre, soit un patronyme déformé. En dépit des doutes de Pichois, la parodie de la Sapho de Houssaye (Le Corsaire-Satan, 1845) est attribuée à Baudelaire, alors que La Fizelière et Devaux y voyaient un texte écrit en collaboration avec Banville, Dupont et Vitu. Inversement, cette édition reprend les neuf causeries du Tintamarre restituées à Baudelaire par Crépet et Pichois. De même pour la sélection d’articles de La Tribune nationale rendus à Baudelaire par le même Pichois. Ce problème des attributions doit être envisagé avec prudence, et c’est ce qu’a fait cette édition, en s’appuyant sur les plus récents travaux.
Les notices comme les notes renferment chacune des bibliographies détaillées, et font appel à des travaux non seulement en français, mais aussi en italien, en anglais, en allemand, voire en espagnol et en roumain. Toutefois, elles se limitent souvent aux travaux parus ces cinquante ou soixante dernières années. Il était certes nécessaire d’établir un état présent des recherches, mais s’ensuit-il que tout ce qui est paru auparavant doit être rejeté au Schéol de l’insignifiance ? On nous rétorquera que la Bibliographie générale figurant à la fin du tome II est bien plus exhaustive. Soit, mais s’il faut y reporter à chaque fois pour chaque notice ? Pour certains textes, certaines études ou ouvrages auraient sans doute pu être cités. Ainsi, pour Le Spleen de Paris, le recueil de Lefèvre-Deumier, Le Livre du Promeneur (1854), sorte d’avant-coureur et qui, sauf erreur, n’est cité nulle part (on sait que Baudelaire avait un moment songé à intituler Le Promeneur solitaire ses poèmes en prose). Une absence surprenante est surtout celle du livre pionnier de Suzanne Bertrand, Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours (1959), cité ni dans la notice ni les notes, lesquelles ne nous font pas grâce d’un savant article sur « La syllepse de genre dans Le Spleen de Paris ». À propos du « Joujou du pauvre », on pourrait songer aux pages si éclairantes que lui a consacrées Benjamin Fondane dans Baudelaire et l’expérience du gouffre. Par ailleurs, la notice de Mon cœur mis à nu est incompréhensiblement dépourvue de toute bibliographie, où aurait pu figurer, entre autres, le Sur « Mon cœur mis à nu » de Baudelaire de Jean José Marchand. Autre remarque : si chaque texte se trouve ainsi présenté dans son ordre chronologique de publication, on ne comprend pas très bien pourquoi les douze poèmes manuscrits envoyés fin 1857-début 1858 à Gautier, y figurent intégralement imprimés comme tels, alors qu’un seul, on le sait, sera publié dans la Revue de Paris. À ce compte-là, il aurait fallu, en bonne logique, publier identiquement, à sa date de rédaction, chaque manuscrit connu. Enfin, les deux traductions de « Franciscae meæ laudes » auraient pu être bien plus opportunément reportées dans les notes ou notices de ce poème.
Quelques précisions, à présent. Et d’abord, une rectification. Dans la notice du poème en prose « Les Vocations » (II, 1528), on lit que « aucun exemplaire n’a à ce jour été retrouvé » du no du 28 mai 1864 de La Semaine de Cussetet de Vichy. Or, cette revue est en ligne sur Gallica, et on peut y consulter aisément le no en question. « Les Vocations » y figure en bas des pages 1 et 2, à la manière d’un feuilleton. À l’exception d’une microscopique variante (une apostrophe), le texte est conforme à la pré-originale du Figaro du 14 février 1864. Baudelaire y est d’ailleurs en compagnie de deux amis : une « Revue théâtrale » de Glatigny et trois sonnets de Soulary. C’est à l’insu de Baudelaire que son texte fut inséré dans La Semaine de Cusset et de Vichy, probablement à l’instigation de Glatigny, collaborateur très assidu du cette feuille. Une précision : c’est le 17 février 1859 que Paul de Molènes épousa Louise Antoinette Alix de Bray (II, 1304). Le manuscrit de « La Mort des Artistes » a tout récemment resurgi dans une vente (Carnets de voyage, Louviers, 28 avril 2024, n° 178). La Prima Donna et le garçon boucher (II, 1316) a fait l’objet d’une étude de Patrick Challande et Jean-Paul Goujon dans Histoires littéraires (n° 84, 2020). Un passage d’Edgar Poe, sa vie et ses œuvres (I, 609) : « […] ce malheureux soldat, atteint de vampirisme, que la vue d’un cadavre exaspérait jusqu’à la fureur » fait très probablement allusion au fameux nécrophile le sergent François Bertrand (1823-1878), qui, de 1846 à 1848, exhumait, mutilait et violait les mortes dans les cimetières, et n’écopa que d’un an de prison pour ses multiples forfaits (voir Michel Dansel, Le Sergent Bertrand, un nécrophile heureux, Albin Michel, 1991). D’autre part, l’Index final n’est pas absolument complet. On s’excuse enfin de signaler quelques très rares coquilles, inévitables dans une édition aussi copieuse. L’épigramme de Turgot sur Franklin (I, 1235) doit être ainsi complétée :… sceptrumque tyrannis. Valdès Léa[l] (1,1553). Wintertheur (1,1349). Poésies [sans s] du XIXe siècle (I, 1583). obje[c]tif (II, 1124). Le catalogue Berès est de 1956, et non 1856 (I, 1267). quelquefoi[s] (I, 1359). étude[s] (I, 1005). — Remarques cursives, avons-nous dit, et faites au fil de notre lecture. Qu’on y voie surtout la preuve de l’intérêt, et même de l’excitation, que suscite un tel ouvrage, qui nous offre un Baudelaire au grand complet.
Bradley. Laurence Cossu-Beaumont, Deux agents littéraires dans le siècle américain : William et Jenny Bradley, passeurs culturels transatlantiques, préface Jean-Yves Mollier, Paris : ENS Éditions, 2023, 290 p., 25 euros. Aveu au préalable : je travaille aussi sur les deux Bradley (avec Cossu-Beaumont sommes-nous les seuls ? Nous œuvrons en parallèle depuis plusieurs années sans se connaître). Quelle carrière cruciale dans la littérature du monde, et pourtant bien cachée du public et même de la critique littéraire, que celle de ce couple, William Aspinwall Bradley et Jenny Bradley (née Serruys) ! Et quel timing parfait est le leur dans l’évolution du marché littéraire international au XXe siècle ! Ils s’y sont préparés sans le prévoir : chacun de formation littéraire, mais de cultures différentes, cultures intellectuelles française et américaine qui s’espionnaient à distance — lui écrivain, critique, essayiste, poète, expert dans les arts du livre au service des éditeurs et des musées, elle traductrice suffisamment expérimentée pour s’attaquer à James Joyce, proche des grands à Paris, d’Anatole France et Clemenceau à Edith Wharton et Lugné-Poe. C’est un couple qui se découvre un champ d’action de plus en plus incontournable dans l’épanouissement de la pensée à l’échelle internationale : passeurs en coulisses entre créateurs, vendeurs et lecteurs à une époque qui devient mûre pour les échanges transatlantiques, mais qui n’a pas le savoir pour les démarrer.
Le livre de Cossu-Beaumont retrace ainsi en détail leur parcours. En 1900, fraîchement sorti de Columbia University à New York, William Bradley s’engage résolument dans une carrière de directeur artistique dans plusieurs maisons importantes. Il a une formation en littérature, publie des études littéraires, poèmes, essais sur les graveurs, par exemple un volume entier sur les graveurs français du Second Empire (en 1916). Il connaît à fond la fabrication et les arts de cet objet, le livre, et écrit pour les collectionneurs sur l’histoire de son évolution ; il va d’ailleurs beaucoup apprécier la tradition du livre illustré à bon marché en France. Avant la création de l’agence, « Bie » — tel qu’on surnommait alors William Bradley — s’installe à Paris après l’Armistice, et se propose de conseiller la maison Harcourt-Brace dans leur projet de publier une série de livres européens. Ce n’est qu’un contrat d’un an ; mais, pour le compte de Harcourt, il se fait la main auprès des maisons françaises ; il comprend qu’elles fonctionnent différemment de leurs homologues américaines, et qu’il est justement bien placé pour faire le lien, pour traduire et faire s’accommoder les habitudes. Il ne sera pas précisément représentant littéraire (comme on dira plus tard), car il ne peut avoir comme clients que les maisons d’édition qui, elles, ont plein pouvoir sur « leurs » écrivains. Par exemple, s’il cherche à obtenir Gens de Pierre Hamp pour Harcourt, il doit négocier avec Gallimard, qui n’y voit pas d’intérêt. De même, il essaie de placer un nouveau livre de De Bois en France, mais aucun éditeur français n’est prêt en 1921 pour miser sur la « négritude ».
Dès 1921-22, Bie et Jenny forment ainsi un couple et une agence, inaugurant des échanges littéraires qui deviennent de plus en plus féconds, même systématiques, jusqu’à 100 livres par an ! Par ailleurs, tous deux sont traducteurs d’œuvres à faire passer : si elle avait traduit Poe et Zangwill, lui collectionne en volume des essais de Remy de Gourmont, qu’il estime le plus important penseur pour la jeune génération littéraire. Il accorde en revanche moins de poids à l’influence de Gide, ce qui ne l’empêche pas d’obtenir plusieurs de ses œuvres pour l’ami Knopf, puisque le mandat de passeurs suppose l’ouverture aux goûts des autres.
Dans son ouvrage, Laurence Cossu-Beaumont distingue bien les multiples champs d’intervention de ces agents littéraires qui multiplient les fonctions (écriture, réception et distribution, traduction, promotion). L’autrice présente notamment le cas de Colette, qui semble réussir brillamment en Amérique, vente sur vente, puis dont le succès s’épuise soudainement on ne sait pourquoi. Cossu-Beaumont examine la situation de l’éditeur américain et la critique dans la presse, même si je serais plutôt tenté de chercher auprès des lecteurs et des lectrices américains eux-mêmes, dans la mesure du possible (séduction suivie de remords puritain ? Dérangement profond d’une culture fragile ?) Quoi qu’il en soit, l’une des fonctions des Bradley aura été de tâter le « deuxième » public de Colette, de prévoir dans leurs pourparlers avec les éditeurs de part et d’autre l’essor de cette réception différée. C’est ainsi la performance de l’agent perspicace qui ressort souvent des archives Bradley que Cossu-Beaumont a si bien fouillées. Elle exploite à merveille, en particulier, les échanges Bradley-Knopf, ce dernier étant probablement le plus important champion de la littérature française en Amérique. Dans la direction inverse, elle examine le cas de Claude McKay, écrivain noir américain (de fait, jamaïcain) réfugié à Marseille, que Bradley encourage, conseille, dépanne puis fait publier presque simultanément en anglais et en français. Bie réussit donc à lier deux publics de part et d’autre de l’Atlantique, chacun ayant alors des réticences divergentes vis-à-vis de cette négritude américaine.
Avant les Bradley, les relations littéraires transatlantiques passaient généralement par des jeux d’influences ou de traductions individuelles (Poe-Baudelaire ou Whitman-Gide) ; or, avec l’intervention de l’agence, les relations deviennent de nature plus culturelle — on pense à l’importance de Camus ou de Beauvoir pour toute la jeune culture américaine, ou à la popularité de la série noire américaine en France. Dans ces deux cas d’après-guerre, c’est d’ailleurs Jenny seule qui accomplit ces passages, puisque Bie décède en 1939.
Tout au long de son livre, Cossu-Beaumont porte aussi une attention privilégiée à la « sociabilité » et aux cercles littéraires qui animent à Paris tous ces échanges culturels. À vrai dire, l’autrice (angliciste) met surtout en avant des Américaines, comme Gertrude Stein et Natalie Barney, « l’amazone » de Gourmont, mais cela n’exclut nullement la présence des écrivains français, en particulier dans la rue Jacob. Car Bie et Jenny reçoivent également chez eux tout un ensemble de personnalités où se côtoient écrivains, éditeurs, collègues, meneurs, jaloux et amis (Cossu-Beaumont signale notamment Morand, Gide, Knopf ou Élisabeth de Gramont). J’avoue que cette sociabilité reste forcément assez difficile à cerner dans ses effets sur la vie littéraire ; mais si on tient à sa pertinence, elle reste à approfondir. Puisant dans de nombreuses archives qui nous ouvrent les dessous des relations des Bradley, le livre de Cossu-Beaumont rappelle par exemple cette jolie riposte de Bie, qui témoigne bien de l’étendue de ses activités dans la vie littéraire en France : « Vous n’êtes pas sans savoir que c’est moi qui place pratiquement toute la production littéraire française et les ouvrages d’ailleurs ne sont jamais sur le marché, car je réalise les ventes avant la publication en France, et dans bien des cas, avant même l’achèvement de l’écriture de celui-ci » (traduction dans Cossu-Beaumont, p. 220 ; Bie écrit à Laurence Pollinger, qui négocie pour le compétiteur britannique de Bradley, Curtis Brown). Remarquables intervenants discrets, presque invisibles à l’histoire littéraire, et maniant le livre dans toute son évolution, les Bradley ont ainsi mené à bon port Gallimard jusqu’à New York (Gide, Morand à Knopf) et Scribners jusqu’à Paris (Dos Passos, Flemingway).
De fait, comme le rappelle Cossu-Beaumont, les Bradley sont particulièrement actifs dans la publication à Paris d’auteurs américains qui, réfugiés dans la capitale, ne peuvent être publiés chez eux et compteront parmi les plus célèbres : Gertrude Stein, Henry Miller, James Baldwin. Sans Bie, pas de Tropique du Cancer. Dans bien des cas, Bradley se fait le véritable représentant direct des écrivains, travaillant pour la « génération perdue », autre grand sujet que Cossu-Beaumont examine hors de ses mythes. Elle rappelle ainsi le jeu des sociabilités américaines et françaises de la rue de Seine, chez les libraires Sylvia Beach et Adrienne Monnier, situées l’une en face l’une de l’autre, et qui toutes deux encourageant les auteurs. Or les Bradley participent à cette vie sociale pour valoriser des écrivains et transformer leurs désirs en livres. D’ailleurs, Bie approchera Sylvia pour écrire ses mémoires (mais elle ne voulut parler que de l’Ulysse de Joyce, tandis que lui préconisait une perspective plus large).
Toute cette matière se trouve dans les archives de Austin, au Texas, Les archives Bradley constituent en effet tout un ensemble de sources qui jettent de nouvelles lumières sur la vie des livres, et Cossu-Beaumont puise largement et légitimement dans ces documents — pensez, rien que la correspondance de Bradley avec Blaise Cendrars s’élève à plus de 350 échanges ! (échanges directs, on ne sait trop pourquoi ce gaillard ne semble pas tant se soucier de ses éditeurs français). Faire le tour de l’agence Bradley, c’est se laisser déborder par le chevauchement des interventions : auteurs, éditeurs, politiques d’échanges, analyse de la lecture et des cercles littéraires, mouvements historiques, sociologie de la réception dans les différents mondes du lectorat, à l’ombre des jeunes filles ou à celle des gratte-ciels. Cossu-Beaumont s’accommode à ce foisonnement des archives, nous faisant entrer moins dans des textes, que dans le battage des textes. Elle ne cherche pas tant à imposer une thèse qu’à nous dessiner un vaste réseau aux multiples directions.
Gracq. Roger Aïm, Julien Gracq Nora — une passion surréaliste (Infimes éditions, 2024, 119 p., 12 €). Le titre de cet élégant petit volume attire sans conteste, la curiosité tant la relation qu’entretinrent Julien Gracq et Nora Mitrani dans les années cinquante paraît improbable et reste à ce jour nimbée de mystère. Dans sa préface, Irène Frain nous promet des découvertes et des éclairages inédits qui viendraient combler « un manque criant », de sorte qu’on se lance dans cette lecture avec appétit. Las, après toute une série de courts chapitres présentant en alternance ce que fit chacun de son côté avant de rencontrer l’autre, chapitres au cours desquels on n’apprend rien de bien nouveau, on en arrive à ce qui nous intéresse : dans les locaux de la revue Positions à la fin de 1951, Gracq, qui vient de publier Le Rivage des Syrtes, rencontre, peut-être, une première fois Nora Mitrani qui vient de quitter Hans Bellmer. Rencontre apparemment sans lendemain, si jamais elle a eu lieu. Ils se (re)trouvent en 1953 autour de la traduction de Penthésilée par Gracq, et leur relation durera cette fois jusqu’à la mort de Mitrani en 1961. Mais là encore, l’auteur n’apporte aucune information ni aucune hypothèse qui n’ait été déjà formulée ailleurs, soit par Stéphanie Caron dans son article sur Nora Mitrani publié dans Mélusine, soit par Michel Murat dans son essai sur Julien Gracq intitulé L’Enchanteur réticent. Il y a bien cette correspondance de cinquante-neuf lettres autographes et huit cartes postales adressées par Mitrani à Gracq entre 1955 et 1960 — ensemble mis en vente à Drouot en 2022 — qui pourrait renouveler la perspective sur les deux écrivains, sur leurs œuvres respectives et faire parler les quelques clichés du couple dont nous disposons — notamment ces photographies peu connues prises à Meudon vers 1956 en compagnie d’Elisa et André Breton —, mais là encore, on passe vite à la suite et les spéculations psychologisantes teintées de finalisme et d’impressionnisme reprennent rapidement le dessus. Au final, l’ouvrage n’est pas désagréable à lire, mais l’énigmatique relation Mitrani-Gracq demeure telle qu’en elle-même et après tout, ce n’est peut-être pas plus mal.
Losfeld. Benoît Preteseille, Éric Losfeld et le Terrain Vague, éditer des bandes dessinées pour adultes (Les Impressions nouvelles, 280 p., 2024, 28 e) En plus d’avoir été le chanteur du groupe Savon Tranchand, Benoît Preteseille est auteur et éditeur de bande dessinée ; cette double casquette lui permet d’apprécier en connaisseur l’aventure artistique et éditoriale que fut la collection « Bandes dessinées/Recherches graphiques » lancée par Éric Losfeld en 1964. À cette date, Losfeld est déjà un éditeur en vue, soutien des surréalistes depuis 1951 avec Arcanes et adepte des coups éditoriaux parmi lesquels Emmanuelle publié clandestinement en 1959. L’aventure dont il est ici question commence vers 1963, quand le Club de la bande dessinée attire l’attention de Losfeld sur une bande dessinée publiée en feuilleton, dans l’indifférence générale, par V Magazine. Auteur : Jean-Claude Forest. Titre : Barbarella. La reprise en un luxueux album cartonné de cette œuvre marque le début d’une histoire qui s’achèvera dix ans plus tard avec le très justement oublié Confiture de tropiques, mais qui aura largement contribué à changer le visage de la bande dessinée francophone. À une époque où la BD est encore assignée au public enfantin et reste, à ce titre, sévèrement encadrée par la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse — celle-là même qui oblige E.P. Jacobs à rhabiller une minuscule danseuse en tutu sur le magazine que lit Septimus dans La Marque jaune, damned ! —, la sortie de Barbarella, son héroïne libre et peu farouche, impose la bande dessinée pour adultes dans le paysage éditorial avec toutes les ambiguïtés que suppose cette appellation, ambiguïtés qui sont aussi celles du projet de Losfeld, voire de l’homme lui-même. C’est ainsi tout le mérite de Benoît Breteseille que de suivre avec minutie le développement de cette collection qui, outre Forest, accueillera Crepax, Peellaert, Pichard et Cuvelier, mais dont la ligne se dessine de manière erratique au gré des circonstances, notamment économiques, et des rencontres. Losfeld croyait-il à la bande dessinée comme à une forme d’art nouvelle qui devait gagner ses lettres de noblesse en faisant éclater le cadre du comic strip à la sauce franco-belge ? ou ne s’agissait-il que de « vendre de la fesse » en exploitant de jeunes talents encore méconnus ? La réponse à cette question n’est pas claire, comme le montre la somme des témoignages — tantôt élogieux, tantôt amers — réunis par l’auteur pour nourrir son récit. Quoi qu’il en soit, en moins de dix ans, Losfeld aura marqué le monde de la BD ; son engagement dans ce secteur marque un tournant en ce qu’il autorise tout ce qui se passera par la suite : Métal Hurlant, L’Écho des savanes, Charlie Mensuel, (À suivre)… Servi par une documentation très riche et une iconographie originale, l’ouvrage de Preteseille est complété par un panorama qui revient en détail sur tous les titres de la collection, non sans avoir auparavant réservé un sort aux projets restés dans les cartons des auteurs, pour des raisons dont la variété dit assez le caractère aventureux, pour ne pas dire improvisé parfois de l’entreprise. Bref, un complément indispensable à l’ouvrage de Benoît Bonte intitulé Sexties : les filles du Terrain vague (PLG, 2020), qui défrichait déjà ledit terrain vague sans être si exhaustif ni aller si loin dans l’analyse.
Malot. Millet, Christian, Hector Malot, Chroniques du Lloyd français, 1856-1857, The BookEdition.com, 2023. Pendant deux ans, en 1856 et 1857, Hector Malot a tenu la critique théâtrale, littéraire, musicale et artistique du Lloyd Français, Journal quotidien commercial, maritime et industriel. L’existence de ces tout premiers articles d’Hector Malot était connue. On doit à Christian Millet, co-fondateur en 1998 de l’Association des Amis d’Hector Malot, de les avoir retrouvés, transcrits et annotés dans un livre dont il vient d’assurer la publication. On ne peut que souligner d’emblée l’importance de cet ouvrage qui éclaire une facette méconnue du célèbre auteur de Sans Famille !
Dans l’avant-propos du livre, Francis Marcoin, Président honoraire de l’Université d’Artois et Président des Amis d’Hector Malot, rappelle que, chez Malot, le journaliste n’est jamais très éloigné de l’écrivain. Dès 1859 et jusqu’à la chute de Napoléon III, il est l’un des rédacteurs de L’Opinion nationale ; il collabore aussi, sous le nom d’Usbeck, au Courrier français d’Auguste Vermorel qui mourra sur les barricades de la Commune. Ses rubriques, qu’il reconnaît lui-même virulentes, sur Sainte-Beuve ou Victor Duruy par exemple, restent suffisamment prudentes pour lui éviter un séjour à la prison de Sainte-Pélagie. C’est dans les journaux encore que Malot publie et republie ses romans. Si l’ensemble de ses articles est aujourd’hui tombé dans l’oubli, c’est qu’à la différence de presque tous ses contemporains (Maupassant pour ne citer que lui), il ne les a pas rassemblés en volume, faussant ainsi l’image qu’il a laissée de lui à la postérité, celle d’un romancier pour enfants.
Christian Millet présente ensuite, dans une introduction très éclairante, le contexte de ces chroniques. Il montre comment le jeune Malot, en stage de juriste chez Maître Innocent, un notaire normand qu’il a connu dans son enfance et qui est venu faire des affaires à la capitale, découvre la vie parisienne et passe son temps à lire ses contemporains, voir des spectacles, fréquenter les théâtres et les musées. Ce notaire investit dans Le Lloyd et confie la rubrique littéraire à son jeune protégé.
Le Lloyd français est un journal d’économie. Christian Millet resitue l’importance du suivi des traversées maritimes dans le contexte du développement de la révolution industrielle. On comprend ainsi l’utilité d’un quotidien consacré à ces questions, qui paraît le soir et est envoyé par train de nuit dans tous les grands ports du pays. Cette fonction première du journal n’occulte pas la place consacrée à la littérature. Le Lloyd compte 258 numéros qui paraissent du 24 novembre 1856 au 15 septembre 1857. Malot y publie, le lundi, 29 « feuilletons » consacrés selon leur intérêt à un ou plusieurs spectacles parisiens. Durant cette période, il interrompt sa collaboration au Journal pour tous de Jules Simon, qui lui avait confié la rubrique horticulture, sujet de prédilection du futur écrivain.
Les critiques de Malot font montre d’une grande érudition et sont assorties d’un exposé précis de ses conceptions artistiques. Il s’agit, comme il le déclare, d’aller au-delà du simple résumé des spectacles qui retrace trop souvent « les amours éternelles de M. Paul et Mlle Henriette », égratignant ainsi ses confrères au passage. On peut remarquer que la référence à Balzac, aux auteurs classiques et aux contemporains qu’il admire, traverse l’ensemble des notices. Ainsi, dans sa dernière chronique qu’il consacre à la mort d’Eugène Sue, on peut lire : « De ses romans maritimes, imitations malheureuses de Walter Scott, il ne faut pas parler ; mais par les œuvres que je viens de citer, je crois qu’il sera digne d’occuper une place distinguée parmi les meilleurs romanciers de notre époque, non pas auprès de Balzac, dont il n’avait ni la profondeur, ni la puissance, ni la vérité ; non pas auprès de Mme Sand, qui le surpasse de toute la hauteur que donnent la magie du style et le lyrisme de la passion ; mais entre Alexandre Dumas et Frédéric Soulié. […] Ce sont les petits livres qui sauvent les grandes réputations ; ainsi Adolphe, Manon Lescaut, René. Mais aussi il n’y a que les maîtres qui rencontrent ces bonheurs-là, et Eugène Sue n’était pas un maître. » (341-342).
Une sorte de palmarès des théâtres mentionnés se dessine : la Comédie-Française vient loin devant, suivie de l’Ambigu, la Porte-Saint-Martin, le Gymnase, l’Odéon, le Théâtre-Italien, le Palais- Royal…, pour finir par le Cirque-Impérial, la Gaîté, le Vaudeville et le Théâtre-Lyrique. Le jeu des acteurs, leurs atouts et leurs insuffisances, est analysé dans une écriture vive, rythmée, agrémentée de nombreux adjectifs pour préciser une pensée nuancée. L’adresse au lecteur est fréquente, attestant de l’attention de Malot à ne pas perdre le lecteur néophyte : « O vous tous, qui aviez lu ces lignes ou qui les lisez maintenant, allez au Théâtre-Lyrique entendre Oberon… vous applaudirez une musique idéale et sublime, où la mélodie la plus pure s’unit à l’harmonie la plus suave dans des nuances d’une délicatesse et d’une poésie exquise » (219).
Les auteurs ne sont pas oubliés. Ainsi dans le feuilleton du 27 juillet 1857 consacré au Charles XII, drame historique en quinze tableaux, de MM. Taillade et Eustache Lorsay, adapté d’une Histoire de Charles XII publiée par Voltaire en 1731 et joué au Cirque-Impérial, on peut lire : « Les auteurs, on le voit, ont assez religieusement suivi l’histoire, et, guidés par Voltaire, il faut convenir que leur tâche était facile ; et non contents de lui emprunter les événements, ils lui ont souvent pris des phrases tout entières ; c’est là une preuve de modestie et de bon goût, dont, à défaut d’autres mérites, il faut leur savoir gré ; il est regrettable seulement qu’ils n’aient pas poussé ce commode procédé jusqu’au bout, et que les exigences du dialogue les aient forcés à commettre une phrase comme celle-ci : “La Suède tout entière souffrait et pleurait votre absence”, qui, j’en suis certain, ne se trouve pas dans le roman de Voltaire. » (316). Malot rend cette mauvaise adaptation du texte responsable de « l’absence de raison et l’ennui » ressentis tout au long de la représentation. C’est ainsi que le pourtant remarquable « comédien — Taillade — a été tué par l’auteur ».
Comment juger de la réception de ces chroniques ? Difficile d’en avoir une idée précise, mais il s’agit d’une collaboration reconnue puisque les auteurs de dictionnaires comme Larousse et Vapereau la mentionnent comme représentative des activités de l’écrivain normand. Le Grand Larousse Universel du XIXe siècle en 1873 ainsi que le Vapereau, Dictionnaire universel des Contemporains, en 1893 — soit vingt ans plus tard — y font référence.
L’ouvrage est agrémenté d’un cahier de reproductions de portraits d’acteurs. On y voit le « grimaçant » Grassot, la « talentueuse » Mme Borghi-Mamo, la « prometteuse » Mlle Daudoird, les « acteurs de grands rôles » comme Bressant ou Paulin-Menier pour n’en citer que quelques-uns. De précieuses notes de bas de page, un glossaire des noms propres et un index des œuvres citées donnent à l’ouvrage des allures de dictionnaire de référence. La grande qualité du travail de Christian Millet permet de mettre au jour et à la disposition de tous un précieux corpus de plus de cinq cents œuvres artistiques donnant vie à la société du spectacle au milieu du Second Empire.
Musset. Alfred de Musset, L’Anglais mangeur d’opium, éd. Gilles Castagnès, Paris, Classiques Garnier, 2023,192 p., 25 €. L’Anglais mangeur d’opium. Traduit de l’anglais par A. D. M., paru en octobre 1828 aux éditions Marne et Delaunay-Vallée, marque l’entrée en littérature d’un très jeune Musset qui à l’époque n’avait pas encore dix-huit ans. Il s’agit d’une traduction-adaptation des Confessions of an English Opium-Eater de Thomas De Quincey, récit autobiographique paru en 1821 dans le London Magazine, puis en volume en 1822 et 1823, qui avait connu un succès rapide outre-Manche, mais restait encore inconnu en France. Faut-il considérer et publier une traduction parmi les œuvres du traducteur ? Paul de Musset avait délibérément écarté cet ouvrage de l’édition posthume des Œuvres complètes de son frère (Charpentier, 1865-1866) sous le prétexte spécieux qu’il aurait été « condamné par l’auteur » et qu’il serait devenu introuvable. Tous les éditeurs modernes à partir du début du XXe siècle l’intègrent en revanche au corpus mussétien, et l’on ne pourra que tomber d’accord avec Gilles Castagnès, éditeur du présent volume, lorsqu’il défend le bien-fondé de ce choix. Plus qu’une traduction, L’Anglais mangeur d’opium est en effet une version personnelle, contenant une dimension de création : Musset supprime des passages de l’œuvre originale (environ 20 %), en déplace d’autres, « bouleversant ainsi la structure du texte », et surtout ajoute trois épisodes de son cru, qu’il est intéressant de lire en regard de son œuvre future. Malgré la désapprobation de Baudelaire, qui fournira lui-même une traduction du texte en 1860, la version désinvolte et infidèle de Musset est donc un jalon important non seulement dans sa propre carrière, mais dans l’évolution du Romantisme avant 1830.
Dans sa préface, G. Castagnès vise ainsi à replacer l’œuvre dans son contexte et à déconstruire quelques idées reçues. Il s’interroge d’abord sur les raisons qui ont pu motiver Musset à accepter cette commande de l’éditeur, au-delà du trivial espoir de « gagner cinq cent francs » évoqué par Baudelaire, et il les reconnaît dans une parfaite conformité de l’œuvre avec ses goûts, non seulement littéraires, de jeune dandy de la fin de la Restauration : anglomanie ambiante ; « attirance pour l’étrange, l’échevelé, le bizarre, le surnaturel et le morbide », typique du genre « gothique » à l’anglaise, et adopté par la « France frénétique » des années 1820 ; goût pour les « paradis artificiels » procurés par l’opium ou le laudanum, dont Musset fera toute sa vie une consommation « régulière, et peut-être excessive, au même titre que le tabac et l’alcool ». Quant à la réception et à la fortune de l’ouvrage, G. Castagnès s’attache à nuancer les affirmations de Paul de Musset et Arthur Heulhard (qui le republia en 1878 dans Le Moniteur du bibliophile) quant à son caractère presque inconnu et introuvable. Citant, entre autres, des études de Claude Pichois, Randolph Hugues ou Alethea Hayter, il démontre notamment son influence sur de grands auteurs romantiques tels que Balzac, Gautier ou Berlioz, ainsi que son lien complexe et controversé avec Baudelaire. Enfin, analysant les interventions auctoriales de Musset dans le texte, le critique montre comment ce travail de traduction-adaptation a fourni au jeune auteur une sorte d’atelier « d’expérimentation de l’écriture », laissant « présager les issues heureuses que l’on connaît ». Les épisodes ajoutés — « le rêve d’Espagne et d’Italie », les retrouvailles avec la prostituée au cœur pur Anna, et le récit du cauchemar récurrent — « contiennent des thèmes, voire des obsessions qui réapparaîtront dans l’œuvre ultérieure ». Les suppressions et autres allègements sont tout aussi significatifs : Musset « résume ou escamote […] tout ce qui ne fait pas progresser directement le récit » — digressions philosophiques ou commentaires — et modifie le style supprimant les périphrases, les accumulations de synonymes et les « circonvolutions syntaxiques » fréquentes chez de Quincey. On peut ainsi constater qu’il « joue dans le registre de l’efficacité du vocabulaire et de la clarté syntaxique », mettant déjà en œuvre « cette sobriété d’expression » toute classique « qui caractérisera sa prose après La Confession d’un enfant du siècle ».
Le lecteur pourra se rendre compte lui-même de la nature méthodique et pour ainsi dire capillaire de ce procédé : l’un de grands mérites de la présente édition est en effet celui d’offrir dans les notes de bas de page un relevé soigneux, avec texte original anglais et traduction littérale, des suppressions et des variantes apportées par Musset par rapport à l’édition de 1823 des Confessions of an English Opium-Eater, qui figure dans le catalogue de sa bibliothèque et sur laquelle il a vraisemblablement travaillé. Un autre mérite par lequel se signale ce volume est sa documentation riche, approfondie et internationale, nourrie d’une tradition de littérature secondaire tant francophone qu’anglophone. En témoignent la préface, l’utile bibliographie, à jour et bien catégorisée, et trois intéressants appendices qui republient respectivement le premier compte rendu français du texte de De Quincey, paru dans le journal La Pandore des 29 et 30 septembre 1827, la présentation de l’édition de 1878 par Arthur Heulhard et un ancien article de Paul Peltier, « Musset et Baudelaire à propos des Confessions d’un mangeur d’Opium » (Mercure de France, 16 décembre 1918).
Pamphlet. Laetitia Saintes, Paroles pamphlétaires dans le premier XIXe siècle (1814-1848), Paris, Honoré Champion, 2022, 755 p. Alors que différentes études ont déjà été consacrées à l’examen de conjonctures pamphlétaires comme celles de la Fronde, de la Révolution ou encore de la Troisième République notamment, il manquait encore un travail de fond sur la production pamphlétaire de la première moitié du XIXe siècle. Avec ce dense volume de 750 pages (issu de sa thèse), Laetitia Saintes vient utilement combler cette lacune. Le titre fait directement référence à l’ouvrage fondateur de Marc Angenot, La Parole pamphlétaire (1982), mais le choix du pluriel souligne à juste titre la polyphonie du discours pamphlétaire à cette époque qui contraste avec les traits génériques relevés par l’auteur canadien pour la période 1868-1968. Loin du tropisme réactionnaire du pamphlet fin de siècle, Laetitia Saintes montre comment celui des années 1814-1848 est souvent guidé par un idéal libéral, progressiste, voire égalitaire. Mais, contrairement à Marc Angenot, elle assume aussi de ne pas distinguer le pamphlet de la polémique en le considérant plutôt comme une forme de celle-ci, ce qui l’amène à l’envisager de manière plus large.
De fait, l’enjeu de l’ouvrage est d’analyser comment, durant cette première moitié du XIXe siècle, on passe de paroles pamphlétaires « investissant différents genres et supports à un pamphlet constitué comme genre littéraire ». Plutôt peut-être qu’« un autre âge d’or du pamphlet » que celui du dernier tiers du XIXe siècle, cette période constitue bien le moment crucial où s’invente la figure du pamphlétaire, « posée comme un métier à part entière dotée d’une éthique propre ». Le pamphlet commence en effet à faire l’objet d’un véritable travail de théorisation et de légitimation avec un personnage comme Paul-Louis Courier, consacré comme le « pamphlétaire-type » voire le « premier des pamphlétaires », et, à sa suite, des auteurs comme Cormenin ou Tillier. En amont de Courier, un ensemble d’écrivains usent déjà cependant d’un registre pamphlétaire, ou du moins très polémique, pour asseoir leur rôle politique. L’auteure replace ainsi judicieusement (quoiqu’au prix parfois d’une appréhension souple du pamphlet) le « moment Courier » dans une perspective plus vaste débutant dès 1814. Après une stimulante introduction, quatre chapitres, de taille inégale, sont donc consacrés à l’étude de la production pamphlétaire de la période allant de la chute de Napoléon à celle de Louis-Philippe.
La première partie revient logiquement sur la définition du pamphlet et du pamphlétaire à travers d’abord un détour lexicographique classique permettant de distinguer le mot et la chose. L’auteure rappelle la péjoration qui entoure ces termes de pamphlet et de pamphlétaire et qui s’accentue avec le temps : « le pamphlétaire est presque toujours un lâche méchant » croit ainsi bon d’indiquer Boiste dans son Dictionnaire de la Langue française (1836). Tout en examinant la « vie matérielle du pamphlet », ses formats, ses supports et modes de diffusion, ce chapitre situe surtout le pamphlet par rapport à des formes connexes comme celles de libelle, de factum, de placard, de brûlot, etc. La distinction n’est cependant pas aisée dans la mesure où « le pamphlet n’existe pas à l’état pur ». Il n’empêche que le pamphlet « possède un éthos et des postures qui lui sont propres », ce qui le différencie des autres formes du discours polémique. À la suite d’autres travaux, Laetitia Saintes souligne ainsi que le pamphlet « renvoie non pas tant à une forme donnée qu’à un certain état d’esprit, une intention particulière de l’écrivain qui se manifeste à travers un certain ton, une manière donnée d’articuler logos et pathos, énonciation et dénonciation ». Elle observe aussi qu’avec Courier, le genre pamphlétaire se voit doté d’une intention morale, celle de railler le vice et les ridicules pour faire triompher la vérité, intention qui le rapprocherait donc de la satire.
Après ce nécessaire travail de clarification conceptuelle, le deuxième chapitre est consacré à une « chronologie de la production polémique » entre 1814 et 1848. S’il peut effrayer, de prime abord, par sa longueur (avec ses 300 pages, il représente presque la moitié du livre !) et son caractère linéaire, il offre un très riche et intéressant panorama de la « déferlante polémique » qui débute dès 1813-1814. Le pamphlet ne constitue pas cependant immédiatement un genre à part, mais la parole pamphlétaire s’insinue surtout dans des essais historiques, dans la fiction, la poésie, la chanson (comme l’illustrera un peu plus tard Béranger)… Dans cette masse d’écrits, Laetitia Saintes isole toutefois trois ouvrages, d’horizons idéologiques divers, qui se démarquent selon elle du reste de la production contemporaine « par leur intention d’exprimer une vision politique qui dépasse les circonstances, illustrant par [leur] critique du régime impérial et de l’Empereur, des principes politiques et moraux atemporels et universels » : De l’Esprit de conquête (1812) de Benjamin Constant, De Buonaparte et des Bourbons de François-René de Chateaubriand (1814) et Dix années d’exil (ouvrage posthume de 1821) de Germaine de Staël. Mais c’est avec la Restauration que les écrits de Courier « concourent de façon décisive à façonner le pamphlet moderne, contribuant par là à redéfinir les contours de la littérature polémique ». Courier ouvre en effet la voie à d’autres pamphlétaires bien connus tels Cormenin ou Tillier, mais aussi à d’autres, plus obscurs (comme cet auteur anonyme d’un Pamphlet pour pamphlet en 1830 ou ce Jean-Gabriel Cappot qui fait paraître mensuellement Le Pamphlet en 1841) que l’ouvrage permet de découvrir.
Après cet inventaire, le troisième chapitre s’intéresse de plus près aux spécificités de « l’esprit pamphlétaire ». Il montre comment les pamphlétaires libéraux et républicains visent à retourner les images péjoratives et la réputation négative accolées à ce registre de discours pour en faire un « genre moral […], le tout afin de défendre, à terme, une démocratisation de la parole sur la chose publique, grâce à laquelle la valeur individuelle serait le seul critère qualifiant pour prendre la parole sur le politique ». L’auteure examine ainsi les différentes stratégies de légitimation du discours pamphlétaire : par la forme (la brièveté est la preuve d’un discours de vérité), par l’histoire, par la filiation (en s’intégrant dans une généalogie prestigieuse), par la « furor » satirique (en invoquant une sainte colère), par la persécution (en se posant comme une victime héroïque), par leur éthos prophétique, par l’usage de chiffres (censé témoigner de compétences expertes, comme chez Chateaubriand ou Cormenin), par la morale (à travers une « éthique de l’engagement » qui mêle intimement vie publique et vie privée).
Le quatrième chapitre analyse enfin « l’art du pamphlet », autrement dit la manière dont les pamphlétaires construisent leur discours. Il montre, de manière convaincante, comment, à partir de Courier surtout, se constitue une rhétorique pamphlétaire distincte du reste de la production polémique contemporaine. Il examine, en particulier, « l’importance capitale accordée au “je” pamphlétaire, support privilégié de sa vision du réel ». De fait, la transformation du pamphlet en genre littéraire accompagne le processus d’anthropologisation de la littérature portée par le romantisme. Si les stratégies de dénonciation et de persuasion du pamphlétaire (l’auteure en dégage quatre : la dramatisation, la polarisation, le grossissement polémique et la démonisation) sont précisément analysées et illustrées, la partie la plus originale du chapitre tient sans doute à l’examen du pamphlet au prisme des discours d’époque : l’auteure étudie comment une prolifération d’écrits (Des pamphlets, de leur nature et de leur danger d’un certain Alexandre Roger ou Guerre aux pamphlets attribué à Carnot, entre bien d’autres) qui prennent pour cibles les pamphlets et leurs auteurs utilisent eux-mêmes un registre très polémique pour dénoncer ces derniers, et comment ceux-ci répondent à ces critiques en les mettant en scène dans leurs écrits, ce qui leur donne une forte dimension spéculaire et intertextuelle. À cet égard, l’auteure repère une certaine déontologie pamphlétaire (dans le souci proclamé d’éviter certains excès comme la calomnie par exemple), déontologie qui exprime bien, selon elle, sa visée morale, voire didactique.
Au final, s’il n’échappe pas toujours à quelques redondances et aurait donc probablement pu être raccourci, l’ouvrage, remarquable par son érudition et ses analyses, apporte une contribution qui fera, sans nul doute, référence dans la connaissance du pamphlet du premier XIXe siècle.
Jay Bochner, Christa Delahaye, Jean-Paul Goujon,
Jean-Philippe Guichon, Cédric Passard, Valentina Ponzetto