recensions du n°93
LIVRES REÇUS
Apollinaire & Salmon. Guillaume Apollinaire et André Salmon, « Notre amitié a été le fleuve qui nous a fertilisés ». Correspondance 1903-1918 & Florilège 1918-1959, éd. Jacqueline Gojard, Éditions Claire Paulhan, 2022, 486 p., 39 euros. Guillaume Apollinaire et André Salmon se sont rencontrés au printemps 1903. Ensemble ils ont « appris à rire » et ont aussi établi des rapports durables de réciprocité fraternelle et littéraire. Jacqueline Gojard, éditrice de leur correspondance, a pris la bonne décision d’intercaler parmi leurs envois postaux une quarantaine d’autres écrits pertinents, susceptibles de prolonger et d’éclairer leurs propos épistolaires. Voici donc une cinquantaine de lettres, cartes et autres pneumatiques, accompagnés de poèmes, d’une nouvelle, de dédicaces manuscrits, d’articles de presse, d’extraits de conférences, provenant des publications et des archives de Salmon et d’Apollinaire et assortis de quelques textes de Max Jacob et de Jean Cocteau. À tant de trésors s’ajoute, dans la deuxième partie du livre, un « Florilège » de vingt-huit articles de presse et autres textes que Salmon a consacrés à Apollinaire entre 1918 et 1959. Dans chacun des morceaux choisis, Salmon ravive et prolonge son dialogue avec Apollinaire, variant ses angles d’approche si bien que l’ensemble de l’anthologie constitue un portrait composite et révélateur du poète de Calligrammes.
Dans la première partie du livre, l’entrelacement des envois postaux et des autres documents reflète fidèlement l’esthétique de la diversité, novatrice et surprenante, qui caractérise les écrits des deux poètes, transgresseurs impénitents des démarcations génériques. Qu’il soit bref et utilitaire, ou expansif et littéraire, chacun des envois inspire à l’éditrice un bouquet bigarré de notes. Quand une note explicative mentionne « Le Cheval », poème de Max Jacob, datant de mai 1905 et dédié à Picasso, voici que surgit, à la page suivante, une transcription du même poème, accompagné à son tour de notes qui en éclairent la genèse et les connotations. Certaines cartes et lettres sont truffées de jeux de mots, de clins d’œil et de sous-entendus : « nos deux poètes, sachant pertinemment de quoi ils parlent, se comprennent à demi-mot ». Une telle complicité inventive rend d’autant plus utiles les décodages que fournit l’éditrice dans des pages parsemées aussi d’illustrations éloquentes. L’expertise que déploie Jacqueline Gojard est riche d’un demi-siècle de recherches, consacrées autant à Apollinaire qu’à Max Jacob, et surtout aux écrits de Salmon. Exécuteur testamentaire de l’œuvre de celui-ci, elle dispose d’un fonds de références à la fois historiques et contemporaines, littéraires, critiques et populaires, et ses notes exploitent aussi de précieuses ressources inédites, telle la correspondance entre Salmon et Edmond-Marie Poullain. Il en résulte que l’enchaînement d’informations et de commentaires, associés aux lettres et autres écrits, ressuscite et réactive les réalités d’une ère révolue, riche de publications et de polémiques, peuplée d’animateurs culturels de premier plan et d’innombrables autres intervenants, aujourd’hui autrement oubliés. L’on apprend beaucoup sur les jeunes années parisiennes des deux correspondants, réunis d’abord par Le Festin d’Ésope, revue qu’ils ont créée en novembre 1903, avec le poète Nicolas Deniker. Apollinaire et Salmon y assument respectivement les rôles de directeur et de secrétaire de rédaction, et la publication de neuf livraisons, paraissant jusqu’en août 1904, confirme le succès relatif de l’entreprise. Voici aussi Salmon en 1906, engagé comme régisseur auprès d’une troupe de théâtre, les accompagnant lors d’une tournée européenne, pendant laquelle il doit se tenir prêt à remplacer sur scène, au pied levé, tout comédien défaillant. Fort de cette expérience, Salmon co-écrit avec Apollinaire une série d’« œuvrettes » théâtrales, parmi lesquelles figure Le Marchand d’anchois, qualifiée ici d’« opérette farfelue ». Ce sera Apollinaire, pourtant, qui s’imposera comme dramaturge, en signant en 1917 Les Mamelles de Tirésias, « drame surréaliste », et ensuite Couleur du temps, tragédie contemporaine qui, selon Salmon, mériterait d’entrer au répertoire de la Comédie Française. Leur correspondance de fin 1907 révèle qu’ils ont également collaboré sur la rédaction de Sarah ou le Supplice d’un sénateur, roman qui raconte les « aventures masochiennes » d’un homme politique éminent. Le projet n’a pas abouti, laissant Les 11 000 verges, premier livre d’Apollinaire, privé de séquelle. Jacqueline Gojard nous livre aussi le contenu d’une lettre que Salmon adressera à la veuve d’Apollinaire en janvier 1944, lui conseillant de brûler le manuscrit du « regrettable roman ».
Jacqueline Gojard nous montre surtout deux poètes physiquement contrastés, issus de milieux disparates, mais appartenant à la même génération, rapprochés par certains de leurs choix esthétiques et partageant une admiration inconditionnelle pour les œuvres de Picasso. Ils possèdent également tous les deux ce que l’éditrice nomme « le sens inné de la rime ». Plus réservé, voire plus raffiné, Salmon réprouve les « scatologies inutiles » qui plaisent à Apollinaire, mais une veine populaire, à résonance libertaire, fait partie intégrante de l’œuvre de chacun des deux poètes. Ils savent aussi, comme l’affirme Apollinaire dans son magnifique « Poème lu au mariage d’André Salmon », qu’ici-bas, tout espoir de renouvellement dépend uniquement de « ceux qui sont fondés en poésie ». La ferveur de leurs sentiments réciproques se révèle dans la dédicace inscrite par Salmon dans un exemplaire de Poèmes, son premier recueil : « À Guillaume Apollinaire/à l’ami parfait/au cher Poète de tout cœur. /André Salmon 8bre 1905 ».
Parmi les poètes du Bateau-Lavoir, réunis autour de Picasso, et parmi ceux, plus nombreux, qui participent aux soirées de la revue Vers et Prose, la parution de Poèmes augmente considérablement le prestige de Salmon. Le premier recueil poétique d’Apollinaire, Le Bestiaire ou cortège d’Orphée, ne paraîtra qu’en 1911. Lors de sa conférence sur « La Phalange nouvelle » au Salon des indépendants en avril 1908, Apollinaire affirmera, à propos de Salmon, que « son lyrisme a une jeunesse que je crois éternelle ». La même année, Apollinaire signera dans Vers et Prose une importante étude sur les écrits de Salmon, que Jacqueline Gojard nous donne à redécouvrir ici. L’article comprend un choix de poèmes délicieux dont la relecture aujourd’hui nous incite à nous replonger dans les recueils et les romans de Salmon. L’année suivante, celui-ci sera à son tour le seul commentateur à saluer dans la presse la publication de L’Enchanteur pourrissant d’Apollinaire, illustré par André Derain.
De 1909 à 1914, cependant, leurs rapports se verront entravés par les circonstances de la vie, mais aussi par une part de rivalité : Apollinaire, grand défenseur des peintres cubistes, est déconcerté par la parution en 1912 de La Jeune peinture française, ouvrage de Salmon qui contient une « Histoire anecdotique du cubisme ». Encore une fois, Salmon précède Apollinaire, dont Les Peintres cubistes ne paraîtra que l’année suivante. Il semblerait que les effets de cette période de malaise et de friction ne se soient pas entièrement éteints quand il s’agit aujourd’hui d’évaluer la réception des deux poètes. Jacqueline Gojard cite un extrait de Souvenirs sans fin dans lequel, en 1954, Salmon s’étonne que, parmi tous les spécialistes qui se sont efforcés à faire connaître des textes en tous genres d’Apollinaire, aucun n’ait choisi de republier l’article bien valorisant que son ami lui avait consacré dans Vers et Prose en 1908. L’éditrice confirme qu’en effet, l’article en question « restera longtemps occulté par la critique littéraire. » Les termes qu’emploie Salmon sont repris par Jacqueline Gojard dans la phrase d’ouverture du livre que nous présentons ici : « Je me suis longtemps étonné qu’aucun des éminents chercheurs dévoués à la personne et à l’œuvre d’Apollinaire n’ait édité sa correspondance avec André Salmon. » Ainsi se laisse pressentir un sentiment d’injustice, fondé sur l’idée que Salmon aurait été mis à l’écart et privé de reconnaissance par les promoteurs de l’œuvre d’Apollinaire.
La baisse de température apparente dans la correspondance entre Apollinaire et Salmon sera, cependant, rectifiée dès 1914, quand arrivera la guerre : ils se porteront tous deux volontaires, artilleur et fantassin, frères d’armes, accueillis sous les drapeaux. Le « Florilège » de textes sélectionnés par Jacqueline Gojard démontre également qu’après la mort d’Apollinaire, survenue en novembre 1918, Salmon ne cessera de le considérer comme « un ami et un compagnon de lutte ». Il présentera de façon positive les hautes ambitions littéraires de son ami, affirmant, en 1939, qu’« il était fait pour régner. » Jacqueline Gojard n’esquive pas ici les quelques faux pas politiques qu’a commis Salmon pendant les années d’Occupation, erreurs qui, bien qu’au fond relativement anodines, ont néanmoins nui à sa réputation. À ce sujet, l’éditrice raconte comment elle a autrefois été rassurée par André Malraux, lorsqu’il lui a affirmé que tel n’était pas le domaine de Salmon : « Vous comprenez, la haine lui était étrangère ! » Ce livre passionnant, réalisé avec le soutien d’une maison d’édition formidable, canalise l’engagement persistant de Jacqueline Gojard et rend honneur à André Salmon. Il suit le numéro spécial de la revue CoSMo (Comparative Studies in Modernism), librement accessible en-ligne (CoSMo n° 19, automne 2021), intitulé André Salmon écrivain : la modernité polyphonique. Il précède aussi une édition critique du Manuscrit trouvé dans un chapeau, prose de fiction composite de Salmon, œuvre audacieuse publiée en 1919, actuellement en préparation, à paraître « dans une collection littéraire de grande diffusion ».
Balzac. Anne-Marie Baron, Balzac spiritualiste d’aujourd’hui. Au-delà du Bien et du Mal, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et Modernités », n° 200, 2022, 385 p « 65 €. Poursuivant son exploration et son analyse de l’œuvre balzacienne, Anne-Marie Baron propose dans cet ouvrage dense et érudit de lire Balzac à la fois comme un philosophe, un moraliste et un métaphysicien, afin de montrer que l’écrivain construit plus une « divine comédie ou une dramatique céleste que la fresque réaliste analysée généralement ». L’auteur de La Comédie humaine est en effet présenté comme un « explorateur de l’âme, un analyste des passions », qui dépeint moins la réalité qu’il n’en donne une version mythifiée, et ce dans le but d’éclaircir les rapports du fini et de l’infini, de l’âme et du corps : telle est la thèse du livre qui, en se fondant sur des analyses ne se restreignant pas à la seule Comédie humaine mais s’ouvrant aussi aux essais philosophiques de jeunesse, aux œuvres diverses ou même aux Contes drolatiques, cherche à mettre en évidence le spiritualisme de l’auteur, entendu comme une « notion métaphysique qui suppose une distance, destinée ou non à être comblée, entre la matière et l’esprit », et à expliciter pour ce faire les références et les allusions à des sources parfois laissées de côté par la critique, comme les textes de la culture juive, les théosophes chrétiens ou les théories philosophiques médiévales.
Après un préambule consacré à la fois à la définition de son objet et de sa méthode, l’ouvrage se déploie en six parties. Le premier chapitre est centré sur la pensée qui, chez Balzac, fait l’objet d’une théorisation importante : l’étude montre comment la pensée, liée aux notions d’énergie et de volonté, peut abréger la vie du génie, et se consacre aux « métaphores vives » qui permettent d’illustrer le lien essentiel entre le physique et le psychique. Le deuxième chapitre interroge alors la question d’un réalisme balzacien pour montrer que si le romancier multiplie les descriptions précises, son observation a pour but de faire « découvrir des vérités morales, spirituelles ou métaphysiques » ; certains thèmes balzaciens comme la responsabilité civile ou l’adultère sont alors relus à la lumière de la spiritualité biblique. Les deux chapitres suivants s’intéressent alors au bien et au mal, en partant du postulat que Balzac met en scène une « lutte cosmique » entre ces deux entités. Dressant une liste de péchés que La Comédie humaine représente et analyse, l’étude détaille la manière dont les œuvres balzaciennes cherchent à « hisser l’homme de l’Enfer humain au Paradis des anges » avant de décrire l’idéal politique, moral et humain qui s’en dégage et de dessiner le portrait d’un Balzac « hagiographe », transformant ses personnages en saints et en martyrs. Le cinquième chapitre, intitulé « Du réel à l’au-delà », est consacré à la manière dont Balzac, adoptant une « démarche transcendantale », représente l’ascension de l’âme à partir d’une écriture symbolique et allégorique et de moyens concrets comme la prière. Le dernier chapitre (« Écriture et spiritualité ») montre alors comment le roman balzacien se donne à lire comme une « forme narrative nouvelle », non seulement en multipliant les dédoublements, c’est-à-dire en mettant en scène un grand nombre de personnages présentés comme des alter ego de l’auteur, traçant par-là un clivage entre « l’image offerte aux autres et l’intime », mais aussi en développant une écriture incitant constamment le lecteur à l’exégèse.
L’un des grands mérites de l’ouvrage est d’abord de montrer comment la notion de spiritualisme, si importante dans La Comédie humaine, ne se restreint pas à la religion, qu’elle dépasse, ni ne s’oppose à une pensée matérialiste essentielle — la vision balzacienne est ainsi présentée comme moins religieuse qu’en « quête continuelle de spiritualité ». Postulant que la réalité évoquée par Balzac est toujours orientée vers une « autre réalité invisible, spirituelle », Anne-Marie Baron donne en outre à lire une analyse fine et érudite des sources innombrables qui ont influencé la pensée balzacienne, depuis la cosmologie des théosophes jusqu’aux philosophes médiévaux en passant par Le Cantique des Cantiques ou la Kabbale. Cette érudition mise au service d’une véritable herméneutique permet de décrire un « bouquet de comparaisons » aussi étonnant que fécond — ainsi, par exemple, du rapprochement entre Illusions Perdues et l’Ecclésiaste, entre les principes de l’antiquaire de La Peau de chagrin et le dominicain Tommaso Campanella, entre le Talmud et les Contes drolatiques ou encore entre la forme dialogique platonicienne et Les Martyrs ignorés. On regrettera peut-être que l’analyse générale, qui prend acte pourtant de « l’ambiguïté entre les exigences de la raison et l’attirance générale pour les manifestations de la foi », ne décrive pas plus avant les conséquences d’une telle contradiction sur la représentation romanesque balzacienne, en interrogeant par exemple le doute profond qui traverse la société postrévolutionnée : confronté à une pensée du présent incluse dans un cadre matérialiste et historique qui lui est a priori antagoniste et à un dispositif romanesque général semblant précisément refuser toute perspective unifiante, le spiritualisme ne s’en trouve-t-il pas mis à distance voire ironisé ?
Mais tel, sans doute, n’est pas le propos d’un ouvrage aussi savant que passionnant qui propose de penser avec courage un Balzac pluriel et non réductible à un projet descriptif et explicatif seulement caractérisé par un réalisme de la mimèsis socio-historique.
Poésie. Michel Murat, La Poésie de l’après-guerre, 1945-1960, Paris : José Corti, coll. « Les Essais », 2022, 288 p., 22 €. Le dernier livre en date de Michel Murat, La Poésie de l’après-guerre, 1945-1960, paru aux éditions José Corti, brosse un panorama à la fois large et éclairant, mais aussi personnel et sensible de la période annoncée dans le titre. L’ouvrage se présente comme un essai, libéré d’un certain nombre de contraintes de l’écriture universitaire (peu de notes et pas de bibliographie, mais un index extrêmement fourni qui montre la richesse et l’ampleur du propos), dans lequel Michel Murat brosse un panorama à la fois très vaste et très éclairant, mais aussi personnel et sensible de la période annoncée dans le titre. L’avant-propos permet immédiatement de saisir les enjeux historiographiques de la démarche. L’après-guerre est thématisé, souvent, comme une période de transition entre le temps faste des vers de la Résistance, qui accélère le reflux d’un certain type de rapport à la poésie soufflé par le surréalisme et la nouvelle vague théorique des années 1960. Michel Murat refuse de voir dans ce tableau un déclin ou même une stagnation : il préfère y lire, avec Eluard dont il reprend le beau titre de « Poésie ininterrompue », un « devenir irrégulier, mais commençant ou reprenant sans cesse ». Redonner de la substance à la poésie de ces années d’après-guerre, tel est le cœur de son propos. Il propose pour cela deux idées-forces, deux caractéristiques qui sont les fils rouges du développement : la question du rapport à l’Histoire, de l’être « en situation » de la poésie (selon la formule de Sartre reprise et discutée par l’auteur) coexiste avec celle, plus importante encore, du rapport à la tradition française de la poésie, en tant qu’elle a partie liée à la culture et à l’identité nationale. Cette belle deuxième partie du livre décentre ainsi le regard, pour le poser sur la parole poétique qui émerge de ce que l’on appellera « la francophonie », et de l’idée de la France mise en question dans ses textes fondateurs.
La première partie de l’ouvrage s’attache à saisir la situation de la poésie pendant les quinze années d’après-guerre. Michel Murat l’appréhende par plusieurs entrées successives, avec un souci de saisir au plus juste l’essence de la période. On reconnaît la méthode de l’auteur, qui fait varier à la fois les points de vue et les échelles, offrant aussi bien un surplomb historiographique impressionnant et des micro-analyses d’exemples, de poèmes, de déclarations. Pour les années d’après-guerre, la première entrée proposée est celle de la théorie de la poésie, telle qu’elle formulées par trois voix concordantes que Michel Murat examine tour à tour, Sartre, Barthes et Blanchot. Ces trois penseurs ne sont pas poètes et c’est de l’extérieur qu’ils saisissent la poésie, jetant sur elle un regard inquiétant : Sartre l’écarte, lui préférant la prose mieux à même d’apporter « l’universel concret » dont se nourrit l’impératif éthique de l’existentialisme ; Barthes la théorise comme un état abstrait, purement paradigmatique du langage, coupé de la référence, du monde, de l’éthique ; pour Blanchot, « la poésie n’existe pas — excepté dans nos habitudes ». Mais pour Murat, cette réflexion critique a une dimension autoréalisatrice, en tant qu’elle « oriente les attentes des lecteurs et constitue un point de repère pour les poètes à venir ». C’est avec la poésie des années qui suivront — et Murat cite des vers de Danielle Collobert, écrits une vingtaine année après Le Degré zéro de l’écriture — que les écrits de Barthes entrent en résonance de la façon la plus saisissante. Pour saisir au plus près la poésie de l’après-guerre, Murat invite cependant à se détacher de la critique, pour étudier les publications, les notes de lecture des maisons d’édition, et ainsi se faire une idée de ce qui est reconnu comme « poésie » par ceux qui la font vivre. C’est la figure de Jean Paulhan qui est ainsi passée au crible, en tant qu’elle structure le champ de la poésie et permet de stabiliser un corpus poétique. Quelques grands noms apparaissent et plusieurs générations sont représentées : Reverdy, Supervielle, Saint-John Perse, Fargue, Michaux, Mandiargues, mais aussi Grosjean, Oster, Jaccottet, Ponge, et surtout Bonnefoy, dont le fameux Du mouvement et de l’immobilité de Douve est finement étudié. Le corpus ainsi établi, la troisième entrée ouverte est finalement celle de « l’état d’esprit » de cette poésie d’après-guerre, sous le signe du « retour au réel ». Il est évoqué à travers une triade de poètes qui représentent pour Michel Murat ce qu’il advient de la poésie dans ce temps de l’Histoire : l’accomplissement d’un processus de retour au réel déjà pensé dans l’entre-deux-guerres, mais qui trouve son aboutissement au tournant des années 1950. Avec Guillevic, la poésie propose de se heurter à la résistance des choses. Avec Follain, elle se livre à une observation de la vie qu’on dirait phénoménologique, elle s’attache à se tenir « au plus près de l’existence ». Avec Jaccottet, elle interroge le travail du poète, le contact à maintenir dans le langage avec la poésie qui s’échappe et renaît pourtant toujours dans le monde. On apprécie dans ces passages du livre le choix des exemples, qui semblent toujours les plus justes et les plus à même d’illustrer le propos, mais qui sont aussi d’une grande beauté, et que l’on est ravi de découvrir, puis de voir dépliés, commentés.
La deuxième partie offre un regard différent : elle se focalise sur l’émergence d’une parole poétique indigène dans l’Empire français en décomposition. Elle adopte une forme monographique, confrontant tour à tour trois figures choisies : ce sont d’abord Senghor, examiné au prisme du « triple étayage » philosophique, ethnologique et littéraire qu’il offre à la « négritude », puis Césaire ressaisi dans son compagnonnage avec le surréalisme, dont l’apport est finement pesé. Le troisième est Jean-Joseph Rabearivelo, choix plus original, mais argumenté en introduction de l’ouvrage, qui permet de faire émerger la problématique de l’écriture bilingue et des paradoxes de l’assimilation. Deux préfaces sont examinées en conclusion de la partie, celle de Breton au Cahier d’un retour au pays natal de Césaire et celle de Sartre, « Orphée noir », à l’anthologie de Senghor. Cet examen resitue les deux œuvres par rapport aux problématiques de l’histoire littéraire de l’après-guerre et de la grande Histoire. Le regard porté sur les commentaires en contrepoint de Frantz Fanon, régulièrement cités, permet de donner une hauteur supplémentaire à l’analyse, sans occulter la dialectique de l’opposition du Noir au Blanc, du regard du « dominant » sur le « dominé », mais en la replaçant dans son moment historique.
C’est aussi le souci d’historicité qui est au cœur de la troisième partie, de facture a priori plus classique, puisqu’elle prend la forme de trois monographiques successives (Saint-John Perse, Ponge, Jabès). Chaque poète y est abordé au prisme de son rapport et de son apport à ce tournant des années 1960, que l’auteur décrit comme un réel moment de perte de continuité, avec la fin de l’empire français, l’éloignement de la culture humaniste, et, pour le domaine plus précis de la littérature, la fin véritable du surréalisme. Saint-John Perse occupe une position clé, à la jonction entre le classicisme et la modernité. Michel Murat fait une démonstration éclatante du rôle de la forme du vers libre de « type whitmanien » comme « forme internationale de la poésie moderne », qui permet réception et traduction dans un espace occidental moderniste. Mais cette position clé est également envisagée au prisme de ce moment « où l’idée de l’empire se convertit en idée de la francophonie » : la poésie de Saint-John Perse, poète diplomate, est celle d’une conquête immatérielle du monde, d’une mise en ordre du monde dans un système au sommet duquel se trouve le Poète. Le cas de Francis Ponge est envisagé de la même manière, en dépliant d’abord la poétique de l’auteur, son souci de « droits de l’objet », de la mise en relation du langage et du monde, puis son ancrage dans son temps, à travers ses contributions à la revue Tel Quel, sa réception et le rapport complexe qu’il entretient à la notion d’avant-garde. En conclusion du chapitre, sa place particulière est définie, précisément, par ses contradictions : on y découvre un Ponge dont le rapport à la langue est à la fois moderne, hostile à l’académisme qui fait du français une langue morte — il pense à Gide ou à Valéry — et classique, à la recherche d’une prose profonde, à la syntaxe admirable, « reprise à sa source dans le dictionnaire », un Ponge soucieux de la « francité » — mot dont Murat lui attribue la paternité putative —, méfiant vis-à-vis des avant-gardes internationalistes avec lesquelles il a pourtant travaillé dans Tel Quel. On découvre ensuite la figure, moins connue, d’Edmond Jabès. La focalisation se fait essentiellement autour du Livre des questions, ouvrage « à la fois spéculatif et poétique ; à la fois juif et oriental ». Pour Michel Murat, Jabès tire, dans ce livre, « les conséquences littéraires de ce qu’on appellera la Shoah » et de la « mise en question radicale des possibilités d’expression humaine ». Contemporain du procès d’Eichmann à Jérusalem, il pose clairement cette question qui traverse sans cesse, comme l’ouvrage le montre, la pensée de la poésie dans l’après-guerre : « à quoi bon la poésie ? ».
Rabearivelo. Claire Riflard, Jean-Joseph Rabearivelo. Une biographie, Paris, CNRS éditions, « Planète libre essais », 2022, 366 p., 28 €. Avec cette biographie, Claire Riflard met en lumière le parcours hors du commun de Jean-Joseph Rabearivelo (1901-1937). Prenant la posture de l’enquêtrice, la chercheuse se livre à une véritable reconstitution de la vie du poète malgache en combinant les informations recueillies dans les archives cédées par la famille du poète, celles glanées au cours d’échanges avec différents proches et spécialistes, et ses propres lectures. La carrière littéraire de Rabearivelo est ainsi retracée et contextualisée dans cet ouvrage finement ficelé qui débute avec un rappel généalogique des origines aristocratiques du poète et s’achève avec les nombreux hommages émis à sa mort. Claire Riflard fait le lien entre les évènements secouant la vie culturelle malgache et leurs impacts sur les choix poétiques de Rabearivelo, en croisant les sources pour restituer au mieux son parcours. Le texte est ainsi ponctué d’images documentant son itinéraire — qu’il s’agisse de reproductions de poèmes figurant au dos d’un carton à dentelle datant de l’époque où Rabearivelo était dessinateur en dentelle, de poèmes écrits d’une traite au dos d’une enveloppe témoignant de la fulgurance de son inspiration ou de dessins du poète rappelant ceux de Hugo et de Rimbaud. Sans oublier les précieuses photographies témoignant de sa proximité avec sa belle-famille comptant plusieurs photographes. Ces clichés interprétés par la chercheuse permettent de visualiser le parcours de Rabearivelo ainsi que ses liens avec ses proches, de compléter par l’analyse d’image ce qui est suggéré par les écrits. Le poète s’est à ce propos lui-même exprimé au sujet de la photographie, il a notamment évoqué l’influence des travaux de son oncle par alliance sur la lumière dans ses vers consacrés aux éclairages électriques transformant la vie nocturne d’Antananarivo.
Par ailleurs, dans une perspective génétique, Claire Riflard prend soin dans son entreprise de reconstitution de mentionner les différentes versions d’un texte en observant les éléments barrés et réécrits. On note par exemple que « Le poème des désenchantements » est ainsi sobrement devenu « Désenchantement ». L’étude des correspondances constitue également un apport précieux pour appréhender l’œuvre de Rabearivelo. Bien qu’il n’ait jamais quitté son île natale, le poète a échangé avec de nombreux artistes sur le plan international et noué des rapports de complicité littéraire donnant lieu à d’intéressantes réflexions. Dans ses lettres adressées à au poète et diplomate mexicain Alfonso Reyes, par exemple, le poète explique son intérêt pour la langue espagnole et son projet poétique de la travailler conjointement au malgache, « ma langue cousine de la vôtre musicalement parlant ». Rabearivelo a ainsi appris l’espagnol pour auto-traduire ses poèmes malgaches dans cette langue, geste inédit avant lui ! Il inscrit régulièrement ses poèmes dans un espace plurilingue franco-malgache, démarche audacieuse à une époque où le bilinguisme fait autant peur aux nationalistes qu’aux colons. Le poète joue avec son statut d’auteur bilingue qui lui permet une plus grande liberté de création : on apprend ainsi qu’il présente plusieurs textes en français comme étant traduits du Hova (alors que ce n’est pas toujours le cas) afin de se permettre une plus grande liberté langagière. C’est notamment le cas de Presque-Songe en 1934. Parallèlement à ces secrets de création, le lecteur de la biographie accède à un grand nombre de poèmes dans leurs versions française et malgache, ce qui lui permet de mesurer l’importance du bilinguisme dans l’art poétique de Rabearivelo qui s’est également adonné à la traduction en malgache des poètes qu’il admirait (qu’ils soient anglophones comme Poe et Withman, francophones comme Baudelaire et Valéry ou hispanophones comme Gongora et Lorca). Ce geste a donné un nouveau visage aux vers de ces poètes internationaux tout en enrichissant la littérature malgache à laquelle le poète imérinien tenait beaucoup. Cette biographie très complète se révèle ainsi à l’image de l’ampleur des projets littéraires de Rabearivelo. Malgré sa courte vie, celui qui a voulu écrire un Ulysses malgache s’est autant illustré dans la traduction que dans poésie, le roman historique et l’écriture de cantates. Après l’édition des Œuvres complètes de Rabearivelo (CNRS Éditions, 2010-2012), et parallèlement au dernier essai de Michel Murat (La Poésie de l’après- guerre, José Corti, 2022) qui consacre un chapitre à cet « Orphée noir » malgache, l’ouvrage de Claire Riffard rend enfin hommage à toute la diversité du parcours littéraire de Rabearivelo qui a toute sa vie durant souffert d’un manque de reconnaissance.
Roussel. Erik Bullot, Cinéma Roussel. Pour un cinéma roussellien, Liège, Yellow now, 2021,96 p., 9 €. Le sous-titre devrait plutôt être « Pour une lecture roussellienne du cinéma », car l’existence même du livre montre qu’un « cinéma roussellien » existe, même s’il s’agit d’« un cinéma roussellien sans Roussel » comme le nomme l’auteur. L’absence de références visibles à l’art cinématographique dans l’œuvre et dans la vie de Raymond Roussel est en effet intrigante, François Caradec le soulignait déjà dans sa biographie (Fayard, 1997), et il faut bien le constater comme le faisait déjà Erik Bullot dans un précédent essai (Roussel et le cinéma, Nouvelles Editions Place, 2020), « le cinéma est un objet manquant » dans ce que nous connaissons de l’univers de Roussel. Dans ce nouvel essai, aussi bref que le précédent, mais cette fois très bien illustré, Erik Bullot s’emploie à démontrer qu’il existe un « cinéma roussellien », c’est-à-dire mettant en jeu, consciemment ou non, certains principes de l’écriture et de l’invention rousselliennes (la Permutation, le Double, le Rébus etc.). Armé de ce principe, l’auteur passe en revue (très brièvement, mais de façon souvent éclairante) un bon nombre de films dans lesquels il trouve la marque de Roussel. Curieusement, il ne traite ni des vertigineuses Impressions de la Haute Mongolie de Salvador Dali et José Montes Baquer (1976) ni de la très attentive adaptation d’impressions d’Afrique (1977) par Jean-Christophe Averty — sans doute parce que ces deux œuvres remarquables ont été déjà évoquées dans Roussel et le cinéma. Il aurait été pourtant intéressant de voir si elles répondaient à la définition d’un « cinéma roussellien ». Quant aux films retenus, leur diversité est si grande qu’on est obligé de se dire que nul être humain n’a pu en voir la totalité — sinon peut-être Erik Bullot lui-même (qui est aussi auteur de deux films rousselliens). Le jeu est dangereux et pourrait ne s’adresser qu’à des « initiés », à ceux, par exemple, qui ont vu et revu Transports Davignon d’Yves Chaudouët ou Cavatine de Jean-Charles Fitoussi ; mais Bullot ne cède nullement à cette pente et c’est avec le plus grand naturel qu’il traite de films parfois improbables comme s’il s’agissait de Ben-Hur ou de La Grande Vadrouille. Les œuvres invoquées sont d’une étonnante diversité, depuis l’avant-garde répertoriée (Hollis Frampton ou Michael Snow) jusqu’à des films à diffusion commerciale classique, ceux-ci étant nettement minoritaires. Le répertoire inclut Buster Keaton, Jacques Rivette (Céline et Julie vont en bateau, Duelle…), Pierre Kast (Les Soleils de l’île de Pâques), Peter Greenaway (Drowning by numbers)… De tous les films cités, le plus connu est Le Fantôme de la liberté de Luis Bunuel — qui gagne beaucoup à être revu en tant que « film roussellien » (nous en avons fait l’expérience), preuve que le concept opère. Dans ce contexte, le cinéaste le plus attendu est à coup sûr Raoul Ruiz, l’un des rares à s’être explicitement et abondamment référé à l’auteur de Locus Solus dans ses entretiens et ses nombreux écrits (dont les deux volumes de son journal publiés en 2017 au Chili, encore inédits en France et judicieusement utilisés ici). Erik Bullot s’attache en particulier à l’un des chefs d’œuvre les moins connus de Ruiz, Combat d’amour en songe. Cinéma-Roussel aurait pu facilement prêter à certains bluffs dont Roussel est souvent l’objet, mais il n’en est rien. Le livre — c’est ce qui fait son charme — n’a aucune prétention à l’exhaustivité ni à une quelconque rigueur scientifique, mais il donne envie de relire Raymond Roussel et de courir au cinéma. Un reproche tout de même : à défaut d’être vendu avec une cinquantaine de DVD permettant de découvrir ces films souvent invisibles, le volume aurait dû être au moins augmenté d’une filmographie détaillée (et de la mention d’éventuels DVD). La splendide iconographie compense en partie seulement son absence.
Sand. George Sand, Nouvelles Lettres retrouvées. Édition établie, présentée et annotée par Thierry Bodin. Le Passeur, 2023, 636 p., 22 €. Thierry Bodin n’est pas seulement le plus savant expert en manuscrits et autographes. Ses vastes et sûres connaissances en littérature, en musique, en art, en histoire, lui ont permis de nous donner des éditions critiques très solides de textes ou de correspondances de Balzac, Vigny, Hugo et George Sand. Pour cette dernière, on lui doit d’importantes publications de lettres de cette grande épistolière : Lettres d’une vie (2004), Lettres retrouvées (2004), et, en collaboration avec Claude Schopp, la correspondance croisée avec Dumas fils (2019). Et voici qu’il nous offre une nouvelle gerbe de lettres inédites. Mieux encore, son édition est, à plus d’un titre, très remarquable. D’abord, par l’intérêt si divers de ces 406 lettres retrouvées, qui s’échelonnent de 1820 à 1876. Le hasard des trouvailles a bien fait les choses, puisque c’est, au fil de ces lettres, toute la vie de Sand qui défile devant nous, dans sa diversité et son mouvement même. Le ton en est en effet très varié, selon les correspondants. Certains sont célèbres : Delacroix, Hugo, Madar, Berlioz, Heine, Sue, Dumas fils, Barbés, Pauline Viardot, Fromentin, Barbey d’Aurevilly… D’autres sont soit des amis, soit des relations, soit des correspondants d’affaires ou de rencontre. L’ensemble donne l’impression, assez fascinante, de pouvoir consulter, sans choix préalable, tout un pan de la correspondance qu’expédiait chaque jour George Sand, comme si un coup de filet l’eût fait magiquement remonter en bloc du fond du temps. Diversité, avons-nous dit, mais cette diversité ne suppose nulle dissonance, comme si la riche personnalité de l’épistolière reflétait tour à tour une de ses facettes dans chaque lettre. Avec certains amis, le ton est des plus familiers et très enjoué : « Ah ça, ce sera-t-il bientôt fini ? Avez-vous bientôt assez vu, assez fréquenté, assez tué, assez mangé de bécasses ? Croyez-vous que nous puissions endurer encore longtemps le métier que vous faites. Je me moque bien de toutes vos embrassades, sur le papier. Cela ne vous fatigue guère. Savez-vous que la maison Marliani et Cie tourne fort mal en votre absence ? Charlotte tombe dans le Fressinet d’une manière effrayante. Manuel raffole de la Marbouty, Enrico baisse de plus en plus, moi, je suis réduite à fumer jusqu’à l’abrutissement. » À côté de nombreux détails sur ses enfants et la vie de famille, la vie quotidienne à Nohant nous vaut, en juillet 1870, des notations climatiques qui semblent de 2023 : « […] le pauvre Nohant est desséché comme un coin du Sahara. Il ne pleut pas chez nous, pas une pluie sérieuse depuis 8 mois ! Aussi c’est un désastre. Pas une fleur, pas un légume. Les arbres meurent. La pervenche est desséchée. Le ciel est gris depuis trois mois, mais rien ne tombe. Bientôt nous n’aurons plus d’eau dans les puits. » La présence récurrente de lettres à certains amis prouve une grande fidélité en amitié. Ainsi, Sand n’hésite pas à venir au secours de son ami Flaubert et à soutenir de Flaubert par un très bel article. Des deuils viennent régulièrement la frapper, et on la voit pleurer la mort d’amis proches (Manceau, Mme Marliani). On remarque par ailleurs une grande quantité de lettres de recommandation, qui montrent toute la bonté de cœur et la générosité inépuisable de George Sand, laquelle n’hésitait pas à s’adresser aux puissants du jour, pour améliorer le sort de telle personne en difficulté ou en détresse, voire, comme c’est le cas en 1852, pour faire libérer des détenus politiques. D’autres lettres, assez pittoresques, se plaignent des lenteurs et des cafouillages de la Poste. Ou bien ce sont des dérobades destinées à empêcher telle visite importune d’inconnus. Quelques missives concernent les démêlés avec des éditeurs ou des directeurs de journaux (Buloz). D’autres, souvent très précises, évoquent la situation financière de George Sand. On signalera à ce sujet la révélation d’une dizaine de lettres inconnues à l’avocat Édouard Bourdet, longues lettres d’affaires foisonnantes, où Sand dépasse volontiers son propos, pour parler, au fil de la plume, de bien d’autres sujets. Cette correspondance reflète également, selon les correspondants, les opinions de la romancière. Telle lettre de 1840 à l’abbé Rochet exprime son indépendance par rapport à la religion — tout en critiquant au passage la guerre coloniale en Algérie. En 1849, elle s’affirme déçue par la Révolution de 1848 et froissée par « cette république non sociale ». Déjà, une lettre de mai 1848 au même correspondant exprimait son scepticisme sur cette toute récente révolution. En 1851, elle avouera : « Je vois la société fort triste et l’humanité fort malade ». Et la guerre de 1870 et la Commune la laisseront accablée. Quant à la littérature, elle évoque à l’occasion les œuvres qu’elle est en train d’écrire, ou fait au passage sa profession de foi littéraire : « Tout ce que j’ai écrit, je l’ai pensé, je l’ai senti ». Sa curiosité intellectuelle se montre par des demandes de livres, et on la voit même s’intéresser de près à un auteur aussi inconnu en France que Ruzzante.
Quant à l’édition elle-même, elle est digne de tous les éloges. On imagine assez bien le temps et tous les soins qu’auront exigés la recherche de toutes ces lettres, leur datation et leur classement. Mais il y a plus. Chaque lettre est parfaitement éclairée par des notes d’une grande précision, et, véritable raffinement, se trouve même très opportunément complétée, lorsque cela a été possible, par la réponse du correspondant ou par la lettre à laquelle répond la romancière. La connaissance qu’a Thierry Bodin de la biographie et de l’œuvre de George Sand est, on le voit, extraordinairement complète. Petit détail, qui a son importance : on trouve reproduits dans l’ouvrage un certain nombre de fac-similés de lettres, précaution qui nous semble indispensable, car elle donne à voir la lettre dans sa forme même — mais précaution que négligent trop souvent les éditeurs de correspondance. Cerise sur le gâteau, cette édition se termine par plus d’une centaine de pages rassemblant divers appendices (lettres à Sand et documents divers), chronologie, index des correspondants, index des noms cités, index géographique, index des œuvres de George Sand. Difficile, on en conviendra, de mieux établir, et plus parfaitement, une édition de correspondance. S’il existe un Prix de l’édition critique, ces Nouvelles Lettres retrouvées sont assurément dignes de le recevoir. On connaît ces vers de Ronsard : « Avant que l’homme passe outre la rive noire,/L’honneur de son travail ne lui est point donné ». Souhaitons que Thierry Bodin n’attende pas si longtemps l’honneur qu’il mérite.
Staël. Stéphanie Genand, Sympathie de la nuit, Suivi de trois nouvelles inédites de Germaine de Staël, Paris, Flammarion, 2022, 167 p « 18 €. Après La Chambre noire. Germaine de Staël et la pensée du négatif publié en 2017 chez Droz, Stéphanie Genand consacre un nouvel essai à Germaine de Staël. Empruntant son titre, Sympathie de la nuit, à De l’Allemagne, cet ouvrage, qui se présente comme une « enquête », interroge le rapport de Staël à la folie. Le point de départ de l’essai est un ensemble de trois « folles », nouvelles écrites par Staël en 1786 et 1811, publiées en fin de volume. En introduction à La Folle de la forêt de Sénart, La Folle du Pont-Neuf et de L’imbécile d’Allemagne, S. Genand relate sa découverte de ces courts textes, ces « textes de la nuit » anonymes, non publiés dans les Œuvres complètes de Madame la baronne de Staël, tombeau construit par le fils de Germaine de Staël, et qui ont pour point commun de mettre en scène des femmes en proie à la déraison. Dans le premier de ses dix chapitres, intitulé « La libre pensée », S. Genand rappelle le portrait de Staël construit par la postérité : celle d’une romancière et penseuse politique capable de considérer l’Histoire afin d’en faire l’analyse, et d’une salonnière dont la parole était arme à la fois de séduction et de réflexion. Or, la découverte des trois « folles » intervient comme une rupture qui vient faire “vole [r] en éclats” l’image de Germaine de Staël, faisant apparaître une autrice « folle ou attirée jusqu’au vertige par la folie ». S. Genand retrace le parcours de ces trois textes dont les manuscrits ont disparu, mais « l’enquête éditoriale sur les traces de ces Folles soulève, à l’évidence, beaucoup plus de questions qu’elle n’apporte de réponses ». Ainsi se construit au fil des pages la recherche des causes d’un tel effacement de ces œuvres. La première explication est celle de la peur : Staël aurait en effet été troublée par cette « préhistoire sauvage de sa plume ». La deuxième pose la question d’une folie de Staël elle-même, et ouvre ainsi la suite de l’essai, qui entend dès lors « briser le masque d’une Staël exclusivement raisonnable », dans un geste critique qui se doit de “soupçonner] les évidences de n’être souvent que des leurres et les certitudes des faiblesses ou des protections”. S. Genand explore en trois temps la place des rapports de Staël à la folie : d’abord dans une perspective biographique, puis en réfléchissant aux pouvoirs de la fiction pour révéler la folie, enfin, en se plongeant dans les relations des membres de la famille Necker à l’écriture féminine comme enjeu et comme nœud d’injonctions contradictoires. Pendant la période révolutionnaire, Germaine de Staël est présentée comme une « folle » qui prend part aux débats publics, transgressant ainsi les normes de l’ordre social. La fiction apparaît alors à la fois comme un exutoire et comme la révélation d’une folie qui habite les individus : Delphine, le premier roman que Staël publie en 1802, réécrit certains épisodes de mise au ban social vécus durant les périodes révolutionnaire et thermidorienne et révèle presque involontairement la complexité de la psyché humaine. En effet, selon S. Genand, « la fiction, pour Germaine de Staël, nous expose bien plus efficacement que n’importe quelle confession ». Le personnage de Delphine se révèle alors sous un autre jour, celui de la folie qui la saisit peu à peu, interrogeant ainsi la possibilité de maintenir une volonté absolue de faire le bien dans une société cynique et utilitariste. En ouverture de Delphine se trouve une maxime tirée des Mélanges extraits des manuscrits de Madame Necker, c’est-à-dire de Suzanne Necker, la mère de Germaine de Staël. Après le chapitre « Fictions » qui traite principalement à Delphine, se trouvent les quatre chapitres finaux consacrés à Jacques et Suzanne Necker. Ces ultimes chapitres se révèlent être à la fois une présentation de la figure de Suzanne Necker et une réflexion sur la transgression face à l’interdit paternel de l’écriture intimé à Staël, prohibition qui apparaît comme une nouvelle explication de la présence de la folie dans l’œuvre staëlienne. Les pages sur Suzanne Necker mettent en lumière un personnage complexe : écrivant tous les jours depuis sa jeunesse, S. Necker demeure néanmoins une autrice empêchée, qui accepte l’interdiction expresse de son époux de publication les réflexions et maximes qui naissent sous sa plume. Cet interdit pèse tant sur la mère que sur la fille, d’autant plus que S. Necker prodigua une instruction complète à sa fille, y compris en matière de style : les missives adressées à la jeune Louise Necker contiennent de nombreuses prescriptions à ce sujet et montrent la volonté de maîtrise totale qui habitait Suzanne Necker, tentant alors de transmettre à sa fille la même capacité de contrôle de soi. Le langage est donc une question féminine dans la famille Necker, et les mots relient puissamment la mère et la fille, comme le montre S. Genand : « La filiation, en plus d’être physique, engage dès lors entre elles la création et l’émancipation par les mots : ceux qu’on lit, mais plus encore ceux qu’on rédige et qui nous grisent autant qu’ils nous réparent ». Aussi, faut-il suivre l’exemple maternel et écrire sans jamais rien publier ? Mais la jeune Louise Necker confie à son journal que sa mère aurait pu être un grand auteur : S. Genand met en valeur les injonctions contradictoires qui président à la naissance de l’écriture chez Staël, entre suivre le modèle maternel ou accomplir pleinement sa virtualité, en franchissant donc l’ultime étape de la publication. La transgression serait ainsi la réalisation du désir inavoué de la mère de publier ses œuvres. Dès lors, la date d’écriture des deux premières « Folles » et leur écriture même prennent tout leur sens. 1786 est l’année charnière du mariage et du départ de la maison familiale et des premiers essais de fictions : l’émancipation que représente l’écriture des Folles n’est pas sans danger, et la folie évoquée dans la fiction correspondrait aux propres questionnements de Staël sur son identité, à un moment où elle change de nom et s’affirme comme autrice. Comme le démontre S. Genand, « la folie ne surgit pas par hasard au moment où Louise ose enfin exister comme auteure » : ses Folles seraient donc à lire comme une catharsis pour dénouer ses propres angoisses au seuil d’une carrière littéraire qui nécessite de savoir s’observer avec lucidité.
Suarès. Gabriel Bounoure — André Suarès, Correspondance 1913-1948. Édition établie, présentée et annotée par Édouard Chalamet-Denis. « Les cahiers de la nrf », Gallimard, 2023, 359 p., 23 €. On assiste depuis quelque temps à une véritable inflation de Suarès. Ce n’est malheureusement pas le fait, il faut le dire, d’excellents propagandistes. L’explication est bien simple : ces gens-là n’ont aucun goût. Moyennant quoi, ils nous assènent des tas d’inédits, et plus particulièrement des poèmes et des pièces de théâtre, qui n’ont aucun intérêt, et ne font que desservir l’écrivain. Il est assez cocasse que tous ces gens ne semblent jamais se demander si tout inédit vaut vraiment la peine d’être publié. Tant il est vrai que Suarès lui-même se voulait poète et dramaturge, alors qu’il excellait au contraire comme essayiste et moraliste. Une autre caractéristique de cette production pléthorique est que, parallèlement, s’effectue une sorte de saucissonnage de l’œuvre, ce qui donne lieu, par exemple, à un récent Ports et rivages, autrement dit Suarès et la mer. À quand un Suarès et la montagne, voire un Suarès gourmand ? Cette pluie de tranches de saucisson ne semble pas près de s’arrêter de tomber. On trouvera donc bienvenue la publication de la correspondance croisée de Suarès avec le critique Gabriel Bounoure. À vrai dire, cette correspondance n’est pas exactement équilibrée : elle compte en effet 63 lettres de Bounoure et 93 de Suarès — mais les lettres du premier sont généralement plus longues que celles du second. Des lettres ont été sans doute égarées ou perdues, d’autres se cachent dans des collections privées : tel est le lot habituel de toute publication de correspondance. Les lettres rassemblées ici s’étalent de 1913 à 1948 et couvrent toute la période des relations entre les deux hommes. Il s’agit d’un véritable dialogue, mais d’un dialogue d’un caractère particulier. Bounoure s’y affirme comme le disciple idéal de Suarès, celui qui a su le mieux pénétrer son œuvre et sa pensée. Ce que Suarès reconnaît à plusieurs reprises : « De mon œuvre, personne n’a une intelligence plus vivante que vous ». On remarque même, dans les lettres de Bounoure, un curieux mimétisme : en expliquant et glosant chaque ouvrage de Suarès qu’il vient de lire, il fait presque du Suarès, sans qu’il ne s’agisse jamais, pour autant, d’une plate paraphrase. Il compose même quelques poèmes qui sont tout à fait dans le style de son correspondant (p. 74 et p. 232). Ce style, il l’a, pour ainsi dire, attrapé, ainsi que son tour d’esprit, tant il en était imprégné. Voilà qui ne pouvait que ravir Suarès, lequel répète souvent qu’il vit dans la plus profonde solitude, persécuté et « trahi » par quantité de gens, dont « la Nouvelle Gidie Française », et qu’on fait le silence sur son œuvre — ce dont il faut souvent rabattre. Ainsi, pour son Rêves de l’Ombre, il se plaint p. 289 que nulle revue ou nul journal n’en ait parlé. Or, cet ouvrage (d’ailleurs remarquable) eut à sa parution des critiques élogieuses dans la Revue des Deux Mondes, La Grande Réforme, Vendredi, Micromégas, L’Œuvre, Arts et idées et Le Petit Dauphinois… ce qui n’est pas si mal. Il est également frappant que, dans toutes ses lettres, Suarès ne parle pratiquement que de lui-même : à peine quelques notations sur Max Jacob, sur Jouhandeau et sur Bergson. Du deuxième, qu’il estime fort, il écrit : “Mérite rare : Jouhandeau porte un petit monde qui est bien à lui, une sorte de petite ville qu’il aurait bâtie et peuplée, où l’ombre cultive des passions étranges. Sa nature est bien celle du vrai mystique (…)”. On ne sera pas surpris de rencontrer un éreintement de Valéry, qu’il considérait comme son ennemi acharné : « l’homme qui pense par profession, quand il marche à pied et envoie ferrer Pégase chez le maréchal du “Temps” » [Paul Souday). Valéry me représente à miracle le bachelier ès lettres et ès sciences tel qu’on l’a formé de 1880 à 1890. Il ne laisse pas de pontifier primairement ; la Sorbonne qui l’a fait, s’adore en lui et le vante. » Mais de tels commentaires sont, répétons-le, rares. Sans cesse, Suarès réclame en effet le jugement de Bounoure sur les livres de lui qu’il lui envoie, jugement qu’il attend comme le Messie. Son fidèle correspondant s’exécute avec beaucoup de finesse et de pénétration, et Suarès, rasséréné, peut noter sur telle enveloppe de Bounoure : « Lettre étonnante. Comme il comprend », ou : « Étonnante. Nul ne me comprend ainsi. Il a mis le doigt sur le plus secret », ou encore : « On ne peut pas être plus pénétrant, plus voyant de ce que j’ai fait. ». Et dans une lettre : « Vous avez saisi la commune racine de la vie héroïque et de la poésie ». Il aura cependant fallu à Bounoure beaucoup de tact, pour ne pas heurter un Suarès ultrasensible, constamment blessé et enfoncé dans son solipsisme. Au reste, ses lettres évoluent au fil du temps. Les premières sont remplies à la fois par une immense admiration pour son correspondant (« Vous m’avez donné, lui écrira-t-il, l’idée, le goût et la brûlure de la liberté ») et par des évocations de sa vie de soldat sur le front. Puis, Bounoure remplissant des fonctions administratives au Moyen-Orient (où il restera de 1923 à 1952), ses lettres contiennent de multiples notations sur les pays où il réside, ainsi sur le Liban : « Beyrouth mime les romans de Paul Morand. Des hommes d’affaires très gras fondent sur les coussins de leurs automobiles qui écrasent tout : les tramways obligent les chameaux à presser le pas (…) ». Mentionnons aussi une belle lettre de 1922 sur Barcelone. Bounoure n’oublie cependant jamais de féliciter Suarès pour ses nouveaux livres, et telle lettre du 14 février 1923 contient d’admirables considérations sur Debussy. D’autres lettres développent des aperçus détaillés sur la politique de la France au Moyen-Orient. On ne sait si Suarès y fut très sensible, lui qui écrivait à Bounoure : « Il faut se détourner de la politique comme d’une indigestion de ténèbres ». Très denses et fort peu anecdotiques, les lettres de Suarès ne sont par contre que des amplifications ou des gloses de sa pensée et de ses propres œuvres. On pourrait dire qu’elles constituent, en quelque sorte, un Suarès par lui-même. En ce sens, elles ne font que plus largement écho à ce que lui écrit Bounoure. Certaines lettres répètent des projets de voyage au Moyen-Orient pour y aller voir son fidèle correspondant : projets sans cesse reportés pour telle ou telle raison et jamais réalisés — simples rêves, en définitive. Quoi qu’il en soit, il y a toujours chez Suarès, lorsqu’il ne se plaint pas de sa solitude et de ses prétendus ennemis, une grande noblesse de ton, une exigence d’absolu et une réelle hauteur de pensée, qui font tout le prix de ses lettres, dont, souvent, celles de Bounoure ne sont pas indignes. Les lettres sont opportunément suivies d’un pénétrant essai de Bounoure « Dernière parole de Suarès » (c’est Spinoza qui a raison contre Pascal). — Quelques remarques sur l’édition. En l’absence des originaux, trois lettres ont été publiées d’après les Carnets de Suarès, ce qui n’est pas sans poser un problème de méthodologie. Nul ne peut dire, en effet, s’il s’agit là de brouillons, d’ébauches, ou de simples notes. Peut-être eût-il été plus opportun de les rejeter dans les Annexes. On regrettera par ailleurs que cette édition ne nous ait pas donné au moins un fac-similé de lettre de chacun des deux écrivains : les clichés au trait, pour autant qu’on sache, ne sont pas ruineux. Et si le visage de Suarès est devenu assez familier, une photo de Bounoure eût elle aussi été bienvenue. On aurait également pu signaler la vente de la Bibliothèque Gabriel Bounoure (Artcurial, 16 décembre 2009), où figurèrent 5 lettres de Suarès à Bounoure, préemptées par la Bibliothèque Doucet et reproduites dans ce volume. L’annotation est assez complète, quoique certaines allusions auraient pu faire l’objet d’éclaircissements : « l’automne des idées » (p. 105), un pastiche de Villon (p. 127), « un poète fruit sec » académisé (p. 139), « le livre de ce pauvre Daudet » (p. 161), « les Oiseaux chez Dullin » (p. 183), « péninsule démarrée » (253), « les deux mers d’Italie » (p. 258), « Arrête, bûcheron ! » (p. 271). Quelques coquilles : « les poêles [= poètes] de la métaphysique » (p. 162), « quelques louis [= lieues] près du rivage sacré » (p. 193), « boulevard Jordan » (p. 242). Enfin, la police de caractères adoptée par l’éditeur pour les notes en bas de page est trop grêle et fort laide.
Valéry. Paul Valéry, Cours de poétique, éd. William Marx, 2 t « Paris, Gallimard, 2023. Pour avoir une idée de l’hétérogénéité des matériaux à laquelle se heurtait, jusqu’à présent, le chercheur qui souhaitât prendre connaissance des contenus du Cours de poétique que Paul Valéry tint au Collège de France entre 1937 et 1945, le lecteur pourra jeter un coup d’œil aux dossiers relatifs au Cours conservés dans le Fonds Paul Valéry de la Bibliothèque nationale de France et disponibles en ligne sur Gallica (N.a. f. 19087-19104) : fragments de rédaction, ébauches manuscrites et dactylographiées, de nombreux feuillets de notes (assez décousues), en plus de quelques transcriptions allographes, le tout dans le plus grand désordre de date. Le plus heureux étonnement s’empare donc de celui qui ouvre l’édition du Cours procurée par William Marx, où non seulement une portion significative des matériaux que nous venons d’évoquer se trouve réunie, éditée et ordonnée, mais où plusieurs leçons de Valéry sont même proposées au lecteur dans leur intégralité. William Marx a en effet pu jeter une lumière nouvelle sur le Cours (dont on ne pouvait traditionnellement lire que “De l’enseignement de la poétique au Collège de France” et la “Leçon inaugurale du cours de poétique”, publiés par Valéry dans Variété V) notamment à partir de deux ensembles de documents qui étaient oubliés au fond des archives et qui ont été retrouvés : les sténotypies commandées en 1937-38 par Gaston Gallimard, retrouvées dans les archives de la maison d’édition, et les sténotypies concernant la dernière année d’enseignement (1944/45), commandées par le secrétaire particulier de Valéry, Julien-Pierre Monod, et retrouvées à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
Avant William Marx, de nombreux chercheurs s’étaient penchés sur le Cours de poétique, en tentant même d’en rendre disponibles des portions ; ainsi, l’édition italienne de I Meridiani Mondadori, publiée en 2004 par les soins de Maria Teresa Giaveri, avait traduit et rendu accessibles la deuxième et la troisième leçon de la première année, conservées à la Bibliothèque nationale. Mais évidemment les sténotypies ont apporté une contribution décisive, permettant de reconstituer quelques années de Cours dans leur intégralité, et aussi et surtout de procéder à la mise en ordre des matériaux préparatoires, où rarement figurent des notations concernant la date. Les sténotypies comportent bien entendu des incorrections et des infidélités (l’éditeur signale de manière ponctuelle dans la notice éditoriale les modifications qu’il a dû apporter à ces textes), et surtout elles ne constituent pas des textes licenciés par l’auteur — ce qui dans le cas de Valéry, artisan de la forme, ne manque pas de poser problème — ; mais il n’en reste que leur valeur documentaire est inestimable.
Pourquoi est-il si utile d’éclairer les contenus du Cours de poétique ? D’abord parce que c’est la dernière (et suivie dans le temps) occasion où Valéry — c’est-à-dire un auteur qui a été un point de repère essentiel pour le discours théorique sur la littérature dans la seconde moitié du XXe siècle — a pu s’exprimer de manière théorique sur son idée de la littérature. Dès 1933, quand il avait conçu à la demande du critique René Lalou un projet pour une “histoire de la littérature”, Valéry se proposait de donner une contribution tout à fait spécifique et originale aux études d’histoire littéraire : non pas une histoire de la littérature faite par auteurs et par dates, mais un précis concernant le fonctionnement de l’art et les notions à employer pour parler des œuvres d’art (que Valéry préfère appeler les “œuvres de l’esprit”). Valéry avait déjà pu s’exprimer à cet égard dans les articles nombreux qu’il avait été amené à rédiger au sujet de son œuvre et plus en général autour de l’esthétique, mais il décide de consacrer son Cours de poétique entièrement à cela, d’après le projet illustré dans “De l’enseignement de la poétique au Collège de France” (t. I, pp. 71-78). Valéry réunit ainsi sous une forme définitive ses réflexions sur l’“inutilité” de l’art, sur l’“infini esthétique”, sur l’architecture comme art du mobile (et non pas de l’immobile), sur l’art “pur”, sur la poésie comme “abus du langage”, sur l’“implexe”, sur la “forme” etc.
Le Cours est cependant bien plus qu’une summa de l’esthétique valéryenne. Comme William Marx le signale dans son introduction, il se fait une véritable “anthropologie” de l’esprit, dans la mesure où, pour décrire les dynamiques qui président à la production littéraire et artistique, Valéry songe préalablement à expliquer et à esquisser le fonctionnement de la sensibilité ordinaire, du langage, de l’attention, et d’autres phénomènes physiologiques et mentaux. Le fonctionnement ordinaire de la sensibilité est exploré afin de dégager les lieux de non-coïncidence entre le fonctionnement des sens, au point de vue physiologique, et l’emploi que l’art fait de ces mêmes sens. Dans les premières années de Cours tout particulièrement, le traitement de l’art est en quelque sorte sans cesse renvoyé, et la partie concernant la physiologie continuellement reprise et approfondie. Ainsi, en 1937/38 (la première année est aussi celle sur laquelle on dispose de davantage de documents, et qui du coup occupe la majorité du premier tome, pp. 81-529), Valéry explore le fonctionnement de la sensibilité et les formations antérieures aux élaborations et aux organisations du travail intellectuel (comme les contrastes, les symétries, les complémentaires, les similitudes) ; la deuxième année de Cours (décembre 1938/mars 1939, t. I, pp. 531-594) analyse l’action en général (avec les diverses applications de l’esprit, comme par exemple le rêve et l’attention) et les spécificités de l’action intellectuelle ; la troisième année (janvier/mars 1940,1 .1, pp. 595-670) examine les lois de la production intellectuelle ; la quatrième année (octobre 1940/mars 1941, t. Il, pp. 17-111) contient des réflexions sur la structuration de l’œuvre d’art (à travers ce que Valéry appelle les “harmoniques”). À partir de 1940, sous l’Occupation, les références à l’actualité et plus en général à la société se multiplient, à l’intérieur d’un discours qui se fait de moins en moins suivi et organisé : la cinquième année de Cours (décembre 1941/juin 1942, t. Il, pp. 113-194) traite entre autres des dynamiques qui gouvernent la société des hommes (le droit, la “Fiducia”) ; la sixième année (mars/juin 1943, t. Il, pp. 197-258) porte sur la transformation des œuvres d’art au fil des époques ; la septième année (décembre 1943/juin 1944, t. Il, pp. 261-332) revient sur les modalités des activités de l’esprit ; et la huitième année (décembre 1944/mars 1945, t. Il, pp. 333-703) développe finalement une réflexion (que nous pouvons suivre dans l’articulation des leçons successives puisque nous disposons pour cette année des sténotypies) sur l’art dans la société, et notamment sur la responsabilité de l’écrivain.
Si les thématiques envisagées au fil des années, mais aussi au cours d’une même année d’enseignement, restent finalement à la fois assez hétérogènes et sans cesse reprises, le mérite des matériaux rassemblés dans le Cours paraît surtout celui d’éclaircir des points ou des notions qui s’avèrent essentiels pour la réflexion de Valéry tout au long de son parcours littéraire et spirituel, et qui se trouvent présentés ici d’une manière parfaitement explicite et claire. Valéry donne des définitions précises et fulgurantes, entre autres, de notions ou formulations telles que celles d’“homme de l’esprit” (t. Il, p. 130), d’“esprit” tout court (t. Il, p. 90), de “Fiducia” (t. Il, p. 165), ou d’un mot célèbre comme “nous entrons dans l’avenir à reculons” (t. Il, p. 101). Comme dans les Cahiers, les vertus de l’aphorisme, de la formulation nette et incisive de Valéry sont à l’œuvre dans le Cours. Mais de plus, Valéry affiche ici un projet vaste et conscient de définitions des notions concernant la littérature : le Cours entend, comme Valéry le dit en toutes lettres, dresser un travail conceptuel, pour substituer à des notions couramment employées pour parler littérature, mais inadéquates (entre autres “génie”, “nombre”, “ordre”), des notions plus aptes à décrire l’art dans son fonctionnement réel : il s’agit d’instituer un langage approprié pour parler de la littérature en tant que production des œuvres de l’esprit. Et encore, Valéry accorde dans la première année de Cours une place importante à la philosophie, consacrant plusieurs leçons (notamment la 11 s et la 14e) à donner une définition de l’œuvre philosophique, que Valéry tient à séparer de la science pour la rapprocher de l’art, étant à son avis, comme l’œuvre d’art, essentiellement subjective, individuelle et formelle. Le Cours permet ainsi d’évaluer dans leur juste mesure et portée certaines réflexions qui, surgissant par moments dans l’œuvre valéryenne, à l’occasion de l’enseignement se trouvent envisagées d’une manière développée et suivie.
Finalement, il faut signaler que l’attention portée à partir de 1939/40 sur la société et sur le rapport entre art et société, s’avère en mesure de contrecarrer l’image de Valéry comme poète et formaliste pur. Les réflexions de 1944 sur Voltaire (à qui Valéry consacrait dans les mêmes mois son discours de la Sorbonne), ou sur la responsabilité de l’écrivain (question abordée sur le fond des polémiques de la Libération autour des procès aux écrivains collaborationnistes), sollicitent à repenser en profondeur le rapport de ce poète et de sa réflexion esthétique au politique au sens large, c’est-à-dire à ce qui fonde la vie en commun des hommes. Le Cours contient donc à la fois les éléments qui consacrent Valéry en théoricien formaliste de la littérature, et les éléments qui, excédant une telle interprétation, demandent de la repenser.
Patrick Besnier, Vincent Bierce, Paola Cattani, Jean-Paul Goujon,
Marie Huet, Blandine Poirier, Peter Read, Anaïs Stampfli.