LIVRES REÇUS
Commune. L’Exil des communards. Lettres inédites (1872-1879) présentées et annotées par François Gaudin, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2021, 194 p., 19 €. C’est un ensemble tout à fait remarquable de plus de 50 lettres inédites adressées à l’éditeur et lexicographe socialiste Maurice Lachâtre qui nous est proposé dans ce volume. Spécialiste de Lachâtre à qui il a consacré sa thèse en 2014, François Gaudin, dans sa longue et savante introduction, restitue ces lettres dans leur contexte chronologique. Lachâtre sera un pivot pour les communards exilés comme lui, que ce soit, pour son cas, en Espagne, en Belgique, en Suisse ou plus tard en Italie. Si une bonne vingtaine de communards sont présents dans cette correspondance, quelques noms refont surface à côté de noms moins célèbres. Citons par exemple Rochefort, Vuillaume, Longuet, Razoua ou Clément pour les plus connus. Une mention spéciale doit être accordée à Arthur Arnould, bien présent dans cette correspondance, et dont les lettres sont toutes d’un grand intérêt pour la connaissance de ce personnage hors du commun et dont le destin est digne d’un roman d’aventures… Les notes de bas de page donnent les détails nécessaires à la compréhension de certains passages, elles sont courtes mais suffisantes. Notons également l’effort fait par les PURH dans l’illustration de ce volume. La plupart des lettres et documents cités sont reproduits en pleine page et en couleur, ce qui est rare et tout à fait réussi : dans cette édition, les papiers de couleurs crème sont reproduits sur un fond bleu turquoise, ce qui les met particulièrement en valeur. L’ouvrage se termine par un important index dans lequel on relève la quasi-totalité des noms des exilés tout en y croisant également à plusieurs reprises Karl Marx ou Gustave Courbet. Ce volume apporte une connaissance intime des exilés, de leurs rapports entre eux, de leurs modes de vie, de leurs espoirs mais aussi de l’entraide qui existait entre eux et met en avant le rôle capital de Lachâtre éditeur.
Esthète. Jean-David Jumeau-Lafond, Martine de Béhague. Une esthète à la Belle Époque. Flammarion, 2022, 239 p., 59 €. Admirable ouvrage, aussi bien par ce qu’il donne à apprendre et à voir, que par la somme de travail et de recherches de Jean-David Jumeau-Lafond (dont on connaît les remarquables travaux sur l’époque symboliste) pour ressusciter une femme hors série. Durant près d’un demi-siècle, Martine de Béhague (1870-1939), un temps comtesse de Béarn, se livra sans limites à sa passion de collectionneuse. L’originalité de sa collection consistait cependant en ce qu’elle abordait toutes les époques, des peintures et sculptures aux livres rares, en passant par tous les objets d’art possibles. Un profond éclectisme, au meilleur sens du mot. Son coup d’œil et son goût infaillible lui faisaient, aussi bien en France que dans les nombreux pays qu’elle visita, acheter les plus belles œuvres d’art. Tous ces trésors, à présent souvent dispersés dans les plus grands musées du monde, formaient ainsi une sorte de collection idéale, qui n’avait guère de pendant, à l’époque, que celle de Calouste Gulbenkian. La passion de Martine de Béhague dépassait même les objets d’art, faisant d’elle une grande mélomane et une femme très éprise d’architecture et de châteaux — demeures qu’elle achetait, restaurait et aménageait, et qui lui servaient de refuges. Très influencée par le Symbolisme et par Wagner, elle était à l’aise dans un monde de rêves, comme le montre sa prédilection pour les sculptures de Jean Dampt et les peintures de Carlos Schwabe. Mais cet univers onirique avait son revers, et cachait une protonde déréliction et un lancinant sentiment de la mort. On est en effet saisi par la tristesse et le désenchantement si visibles sur les photos de jeunesse de Martine de Béhague, à l’air toujours absent, au regard perdu et vague. Même impression avec le portrait d’elle par son cher Dagnan- Bouveret. Pas de doute, il s’agit là d’une âme très tôt fêlée et qui sombra dans la mélancolie. On comprend que l’art fut dès lors pour elle le seul moyen d’échapper à un tel état d’esprit. Il y eut aussi, et surtout, son mariage en 1890 avec le comte de Béarn, union malheureuse qui se solda très vite (au bout de cinq ans) par un échec et renforça sa propension à la neurasthénie. Sur cette séparation, Jean-David Jumeau-Lafond écrit que « le plus sage est de jeter un voile pudique ». Secrets de famille ? Il n’est cependant pas difficile de subodorer ce qui a dû se passer. Autre indice : le très déprimant ex-libris choisi par Martine de Béhague et que le livre qualifie avec indulgence de « pour le moins austère ». Représentant une Bible posée sur un lutrin, il proclame NAITRE PLEURER APPRENDRE MOURIR : programme peu folâtre, on en conviendra. Toutefois, les photos datant des années 1930 nous présentent souvent une Martine de Béhague plus animée, voire souriante. Sans doute sa tristesse s’était-elle un peu dissipée avec l’âge, avec ses fréquents séjours dans sa villa provençale La Polynésie, et aussi avec les fréquentations qu’elle avait à l’époque : Valéry, D’Annunzio, Régnier, Suarès, Ferdinand Bac, Aldous Huxley… Il est vrai que, dès son enfance, elle avait coudoyé tout le Gotha et la haute société de son temps. On incline toutefois à penser qu’elle y fut en représentation bien plus qu’en participante active, et qu’elle se réservait pour les choses de l’art et pour quelques rares personnalités qu’elle avait choisies. Le reste du temps, elle assumait lucidement sa solitude. C’est bien ce que montrent quelques lettres et fragments d’écrits intimes cités dans l’ouvrage. Dans autant de chapitres très bien documentés, Jean-David Jumeau-Lafond éclaire parfaitement les divers aspects de la biographie de Martine de Béhague tout comme les multiples facettes de ses collections. Et l’admirable et très riche illustration de son ouvrage crée pour nous un véritable Musée imaginaire, où abondent les œuvres et les objets de premier ordre. Il y a cependant, on hésite à le dire, une petite tache dans ces collections : la dilection de Martine de Béhague pour la peinture terriblement académique de Dagnan-Bouveret, dont elle acquit en 1896 La Cène pour la somme colossale de 100 000 francs-or ! Et que dire de son achat de l’ébauche des Conscrits du même, cette horrible croûte avec ses têtes de crétins des Alpes ? Quand on sait qu’une telle ordure voisinait sur ses murs avec des chefs-d’œuvre comme Les Deux Cousines de Watteau, Branches de lilas blancs de Manet et Danseuses à l’exercice de Degas, on est ahuri d’un tel coudoiement. Mais peut-être de telles taches sont-elles inévitables lorsqu’il s’agit de si vastes collections ; au surplus, elles ne font que confirmer la règle… Ce n’est là, soulignons-le, qu’une minuscule dissonance dans un extraordinaire et immense ensemble, dont on ne reverra probablement jamais l’équivalent, car il était à l’image même de la femme qui avait su le réunir par amour de la Beauté.
Images d’Épinal. Christelle Rochette et Jennifer Heim, Le Trésor d’Épinal. Imagerie populaire. Gallimard/Musée de l’Image, 2022, n. p., 13, 90 €. Image d’Épinal : cette expression est passée à l’état de lieu commun. Elle recouvre en fait tout un monde, celui de l’immense production de l’imprimerie Pelierin, à Épinal, du Premier Empire à nos jours. Et le panorama de toute cette production nous est ici présenté dans un livre admirablement illustré en couleurs et très séduisant, dès sa couverture, dans sa conception même : imprimé sur papier fort, avec des pages doubles qui se déplient, et une excellente mise en page, mariant parfaitement images et textes. Tout cela lui donne un petit air ludique plein de fraîcheur et très bienvenu. Ce n’est pas que ces images soient toutes humoristiques, loin de là. Les auteures soulignent en effet toute l’importance de la production religieuse : images pieuses, faisant office d’icônes populaires à bon marché. Il y eut aussi les représentations de faits divers souvent tragiques, sorte de complément à ces « canards » imprimés qui foisonnèrent au XIXe siècle. Par ailleurs, les images d’Épinal jouèrent un rôle non négligeable dans la propagande politique, notamment, sous Louis-Philippe, en diffusant très efficacement la légende de l’épopée napoléonienne. Autre pédagogie, les images répandant des épisodes de l’Histoire de France, vulgarisant la géographie, les sciences naturelles, etc. La production elle-même se diversifia peu à peu, donnant par exemple naissance aux « histoires à cases », sortes de bandes dessinées avant la lettre. Pour les enfants furent lancés des jeux et distractions divers (découpages, poupées, jeu de l’oie, etc.). Soulignons que le livre nous apporte par ailleurs des informations très précises sur la fabrication, et l’évolution de la fabrication, de toutes ces images au cours du temps : d’abord la gravure sur bois, puis, à partir de 1850, la lithographie, et les couleurs généralement apposées au pochoir. Le maître de la gravure sur bois fut François Georgin (1801-1863), à qui l’on doit certaines des plus belles images d’Épinal (notamment religieuses et napoléoniennes). Il trouva un digne successeur en Charles Pinot (1817 – 1874), qui contribue à renouveler le style des images. Le livre se ferme très logiquement sur une évocation précise du Musée de l’Image à Épinal, créé en 2003 et qui renferme une exceptionnelle collection d’images populaires françaises et étrangères. On conçoit ainsi que ces images d’Épinal, loin d’être une simple production « populaire », doivent être considérées comme une production artistique à part entière. La voie, à vrai dire, en avait été montrée depuis longtemps par Gourmont et Jarry, qui, dans L’Ymagier, puis dans Perhinderion, reproduiront avec vénération des images de Georgin, qui les fascinaient. Pareille fascination est décuplée dans le livre de Christelle Rochette et Jennifer Heim, qui est à tous égards une réussite — remarquable par la magie colorée qu’elle nous dispense libéralement.
Modernisme. Émilien Sermier, Une Saison dans le roman. Explorations modernistes : d’Apollinaire à Supervielle, Paris, Corti, « Les Essais », 2022, 602 p « 26 €. À n’en pas douter, l’histoire du roman au XXe siècle est marquée par de très nombreuses expérimentations. Dans une langue claire et un style efficace, Émilien Sermier explore celles qui font l’originalité de certaines œuvres qui paraissent entre 1917 et 1930, traversant au passage les Années folles. De ce moment où l’écriture réaliste s’épuise et pendant lequel Breton discrédite le genre romanesque, l’histoire littéraire retient surtout les œuvres monumentales de Marcel Proust et d’André Gide, ainsi que les ouvrages des auteurs modernistes anglophones que sont James Joyce, Virginia Woolf ou Alfred Döblin. Pourtant, si Émilien Sermier reprend à son compte l’appellation « moderniste », c’est pour désigner une constellation d’auteurs (et moins souvent d’autrices) français, dont les tentatives romanesques ont été plus ou moins consciemment délaissées. Ces apprentis romanciers, qui étaient surtout poètes au tournant des années 1910-1920, ont pour noms « Pierre-Albert Birot, Guillaume Apollinaire, André Beucler, Biaise Cendrars, Jean Cocteau, Joseph Delteil, Roch Grey, Mireille Havet, Max Jacob, Pierre Jean Jouve, Pierre Mac Orlan, Paul Morand, Raymond Radiguet, Pierre Reverdy, André Salmon, Philippe Soupault ou Jules Supervielle ». Après cette liste commence une étude stimulante qui contribue à donner une meilleure intelligibilité du corpus, par une approche sociopoétique érudite et par des microlectures attentives au contenu des textes. Malgré l’ampleur de la tâche, la démonstration n’est jamais confuse. Émilien Sermier prend son lecteur par la main et lui fait découvrir un « réseau » d’auteurs parisiens qui partagent un « air de famille » et dont les productions offrent de nombreux « points de rencontre ». Toutefois, il ne force jamais le trait : pas question de créer un nouveau courant littéraire à partir des textes d’écrivains qui ont toujours cherché à échapper aux écoles et aux chapelles. Comparaison n’est pas raison dit l’adage, et si l’auteur est assez convaincant quand il confronte les « œuvres-carrefours » que seraient Le Manuscrit trouvé dans un chapeau de Salmon, Le Potomak de Cocteau et Qui je fus de Michaux, ou quand il démontre en quoi « le surréalisme travaille en profondeur, non en largeur » comme les romanciers modernistes, il sait aussi prendre de la distance avec ses rapprochements. Par exemple, dans un chapitre dans lequel il essaie de montrer que “la plupart des modernistes ont en partage […] un même refus de l’héritage du modèle balzacien”, il admet aussi qu’un Cendrars ou qu’un Morand apprécient la « force de l’œuvre -monstre de Balzac ». De la même manière, s’il souligne souvent l’écart entre son corpus et La Recherche, cette difficile prise de distances montre en même temps l’étonnante polymorphie de l’œuvre de Proust. Ainsi l’esprit de nuance autant que celui de synthèse, le goût du paradoxe autant que le soin à montrer la porosité des frontières entre les classifications, caractérisent avec fruit les trois parties qui structurent l’essai. L’enjeu de la première est de montrer que le « modernisme », qui désigne la plupart du temps des publications anglophones, peut tout à fait s’appliquer pour désigner la production romanesque francophone des années 1920. Dès lors, l’« histoire d’un déclassement » s’accompagne de la mobilisation d’un ensemble de traces qui indiquent comment les écrivains modernistes construisent leur ethos de romancier. Cela passe surtout par la continuation par le roman d’une « pulsion narrative » qui se manifestait déjà dans leurs poèmes et dans leurs contes des années 1900 et 1910. Cet état de fait conduit à la production de ce qu’Émilien Sermier appelle un « roman nouveau » en contraste avec le « Nouveau Roman » des années 1950, et avant le virage vers le reportage et le journalisme commun à de nombreux auteurs du corpus. Mais l’art cubiste est passé par là et le cinéma propose d’autres manières de raconter. C’est pourquoi, sans cultiver le mythe de la rupture souvent associé à la modernité, il semble y avoir urgence à créer des récits brefs et toniques, que les notions de « rythme », de « montage » et de « simultanéité », termes le plus souvent utilisés pour commenter des œuvres poétiques, permettent de cerner. Car c’est bien à observer l’élasticité des proses modernistes que nous invite la deuxième partie de l’ouvrage. Là encore, Émilien Sermier s’appuie intelligemment sur les textes des spécialistes de la période, mais entre davantage dans les textes. En effet, après avoir rappelé le goût des auteurs du corpus pour la littérature populaire, le récit bref et la question vitaliste, après avoir déterminé la nature de certaines innovations formelles comme celles liées au chapitrage, au paragraphe ou à la scansion, il nous convainc que la prédominance de la « figure du conteur » participe de l’énergétique des « phrases-fusées » et de la vocalité des romans modernistes. Mais le trait esthétique le plus caractéristique de ces œuvres est analysé dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage. Émilien Sermier y montre comment l’art du portrait se décline à des échelles bien différentes, des autoportraits équivoques où se devine la présence du double dans Filibuth de Jacob ou dans Le Bon Apôtre de Soupault, en passant par les portraits de personnages « en mode cubiste » chez Giraudoux, Larbaud ou Jouve, entre autres, et pour finir par les portraits de villes de Roch Grey, Mac Orlan, Salmon, Jacob ou Beucler qui restituent le « brouhaha » des espaces urbains et qui annoncent l’orientation vers le reportage « au tournant de 1930 ». En somme, on comprend aisément pourquoi ce travail a remporté le “Prix de l’essai et de la critique littéraires 2022 de l’INGE (Institut National Genevois)”. C’est que, tout en ayant réussi à mettre des mots qui appréhendent précisément la « haute effervescence créatrice » des années 1920, l’auteur a réussi à expliquer ce qui y fait signe pour la seconde moitié du siècle, voire pour la littérature contemporaine : non pas une illusoire « tradition du nouveau » (citation d’Harold Rosenberg), mais un goût salvateur du « doute ».
Morphy. François Gaudin, Michel Morphy (1863-1928). De l’anarchie au roman rose, Champion « Essais », no 56, 2021, 236 p., 24 €. On a beaucoup écrit ces dernières décennies sur les romanciers populaires du xix8 siècle, leur place dans le panorama éditorial et leur importance dans l’imaginaire culturel de la modernité, mais aucune étude n’avait été consacrée à Michel Morphy depuis l’article d’Yves Olivier-Martin dans Désiré, l’ami de la littérature populaire, en 1968. Les amateurs de roman sentimental et les collectionneurs du « Livre populaire » de l’éditeur Fayard connaissent pourtant bien i’auteur de Mignon, dont le nom apparaît dans les travaux d’Anne-Marie Thiesse, Marc Angenot ou Paul Bleton. Le livre de François Gaudin jette un coup de projecteur bienvenu sur cette figure importante de la littérature populaire du tournant du siècle.
Le livre suit à peu près chronologiquement le parcours politique et littéraire de Michel Morphy depuis son engagement dans les groupes socialistes révolutionnaires des années 1880 à la production sérielle de romans sentimentaux pour les collections populaires de la Belle-Époque. Pour retracer ce parcours, François Gaudin utilise les rares sources disponibles, en particulier un ensemble de lettres de prison adressées par Michel Morphy à son éditeur et mentor Maurice Lachâtre. Ce livre sur Michel Morphy résulte en effet d’une sorte de processus de sérendipité familier aux chercheurs. François Gaudin, linguiste spécialiste des dictionnaires, a découvert la correspondance de Maurice Lachâtre, via ses descendants, en travaillant sur les dictionnaires publiés par cet éditeur engagé, qu’il a beaucoup contribué à faire connaître (François Gaudin, Maurice Lachâtre, éditeur socialiste [1814-1900], Limoges, Lambert-Dumas, 2014). Cela l’a amené à travailler sur Marx (François Gaudin éd., Traduire Le Capital : une correspondance inédite entre Karl Marx, Friedrich Engels et Maurice Lachâtre, Rouen, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2019), les anarchistes et Michel Morphy.
C’est donc par ses amitiés communardes et anarchistes que nous découvrons les débuts aventureux du jeune polémiste radical, qui met sa rhétorique enflammée au service du prolétariat dans une série de journaux éphémères aux titres évocateurs : La République sociale (1881), Le Drapeau rouge (1882), La République démocratique et sociale (1883-1884), L’Anti-Ferry (1886). À l’évidence inspirées des brûlots d’Henri Rochefort, ces feuilles relèvent du pamphlet plus que du journalisme professionnel, et seule la toute jeune loi de 1881 sur la liberté de la presse rend leur publication possible. Le militantisme téméraire du jeune polémiste lui vaut d’être plusieurs fois arrêté sous divers motifs, condamné, expulsé (parce que, né en France de père irlandais, il ne sera français qu’après avoir opté pour cette nationalité à 21 ans) et emprisonné.
En 1887, la carrière du jeune publiciste socialiste change brutalement de direction lorsqu’il rejoint l’équipe du général Boulanger, limogé du ministère de la Guerre. Pendant deux ans, il consacrera son énergie à l’organisation de la Ligue boulangiste, mettra sa plume au service de la propagande populiste du « général Revanche », et investira ses deniers à préparer son accession au pouvoir. Morphy n’est pas seul à opérer ce tournant, et François Gaudin explique très bien comment certains intellectuels d’extrême-gauche placent leurs espoirs de révolution sociale dans le révisionnisme boulangisme — la promesse d’une révision des lois constitutionnelles de 1875 —, au risque de la dictature. Une haine partagée du colonialisme promu par Jules Ferry justifie leur adhésion au nationalisme boulangisme. Il est plus difficile de comprendre pourquoi Morphy continuera, sans renier ses amitiés communardes et anarchistes, à communier avec l’extrême- droite antisémite après le suicide de son héros en 1891.
Ici, le défaut des sources et le schéma explicatif de son livre affiché dans le sous-titre (« De l’anarchie au roman rose ») mettent un peu François Gaudin en difficulté. S’il peine à éclairer la réorientation littéraire de la carrière de Morphy qui, de publiciste engagé devient un romancier populaire prolifique, c’est peut-être parce que sa conception de la sincérité de l’engagement idéologique l’amène à opposer la politique, domaine d’une croyance qu’il juge sincère (à défaut d’être cohérente), à la littérature industrielle, qu’il perçoit comme une activité mercenaire. L’abondante production de « l’alambic à l’eau de rose » de Morphy enrichit considérablement le romancier, qui a pourtant « mis en scène les humbles, la misère et l’infortune ». li faudrait sans doute, pour dépasser ces contradictions, renoncer aux arguments contestables de la psychologie — puisque la rareté des sources ne permet pas d’étayer les hypothèses selon lesquelles Morphy était « déçu sans doute, amer peut-être » — et au mythe du « talent » bridé par les « contraintes » de la littérature industrielle. François Gaudin donne pourtant de nombreux éclairages sur la cohérence de la carrière de Michel Morphy, d’un homme vivant de sa plume, d’un intellectuel partageant les sociabilités du Paris fin-de-siècle et profitant des opportunités professionnelles nouvelles offertes par le développement de la presse et de l’édition de masse. Les rapports avec ses éditeurs, en particulier Maurice Lachâtre et Arthème Fayard ; les collaborations littéraires, par exemple avec Michel Zévaco, son porte-plume, lui aussi venu de la gauche radicale ; les rapports avec la Société des Gens de Lettres : tous ces aspects qui permettraient de comprendre le trajet de polygraphe de Morphy sont esquissés dans le livre.
Sur les romans eux-mêmes, la série des Mignon, L’Ange du faubourg, Mademoiselle Cent- Millions ou Le Roman de Mireille, le lecteur reste un peu sur sa faim. Les résumés des intrigues foisonnantes sont parfois difficiles à suivre et mettent en lumière les lieux communs sans expliquer vraiment ni les raisons de l’immense succès populaire de l’œuvre de Morphy jusqu’à l’entre-deux-guerres, ni son oubli dans les années 1960. Car la machine à raconter de la fiction populaire constitue en elle-même un mécanisme d’attachement du lecteur dont l’efficacité est largement indépendante du contenu, comme le montrent les fictions sérielles, de Rocambole aux séries Netflix. À l’inverse, lorsque François Gaudin explique par l’analyse des adjectifs évaluatifs comment Morphy suscite le partage émotionnel avec son lectorat féminin (p. 134) ou comment il crée un sentiment de familiarité en recyclant des personnages de fictions antérieures (la Mignon de Goethe reprise à l’opéra par Ambroise Thomas ou la Mireille de Mistral et Gounod), on entrevoit ce qui a pu séduire le grand public au point de faire du romancier l’un des rois incontestés de la littérature sentimentale. Michel Morphy se révèle une figure très intéressante de la vie intellectuelle fin-de-siècle, qui mérite qu’on revisite en profondeur son œuvre. On ne peut que louer François Gaudin d’avoir commencé à dérouler le fil de cette recherche.
Péguy. Charles Péguy, La Loire. Loches, La Guêpine, 2022, 53 p., 15, 40 €. Voici un texte étonnant, très peu connu, et qui vous enlèvera les idées reçues que l’on a souvent sur Péguy. Il est extrait de De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle (1907). Ce livre, qui est une charge contre le positivisme, est suivi par une rêverie sur Paris, puis s’achève par cette sorte de litanie sur la Loire. On a trop dit que le style de Péguy est répétitif à l’excès. Ici, les mots, pour répétés qu’ils soient, glissent avec une lenteur majestueuse, qui est celle même de la Loire. Le texte se développe d’une seule et immense coulée, fluide à l’extrême. Singulier mimétisme, qui confère à la succession des mots et des phrases l’allure labile d’une masse d’eau disciplinée et harmonieuse. Dès le début, le langage nous porte et nous fait dériver tout au long du fleuve. Mais ce mimétisme va encore plus loin : c’est le poète lui- même (car Péguy en est un, ne vous en déplaise) qui devient la Loire, qui s’incorpore son incessant écoulement et ses voluptueuses lenteurs. Et c’est bien un hymne qui se déploie ici, avec une puissance lyrique sûre d’elle-même et tout entière à son objet, dans cette longue évocation, qui a quelque chose de sacré dans son incessant et majestueux déroulement. Disons-le tout net : ce texte est extraordinaire. Il y a là une liberté et une limpidité d’écriture tout à fait inattendues et qui, dans leur originalité foncière, sont d’une grande audace. Il en fallait, en effet, pour se laisser enlever, comme le fait Péguy, par le mouvement même de l’écriture. Et il arrive à tenir jusqu’au bout. Sa prose devient la strophe ininterrompue d’un poème de gloire, monotone dans sa plénitude et toujours recommencé : […] premier rivage en été, ou au cœur de l’hiver, quand depuis plusieurs semaines il gèle sec et dur, premier rivage les grèves elles-mêmes, les grèves admirablement sinueuses ; c’est ainsi pour ainsi dire le rivage intérieur, le vêtement de dedans, plus fin, plus souple, plus pâle aussi, le lin blond et blanc des grèves ; ce vêtement intérieur, ce rivage de dedans disparaît, non pas qu’il disparaisse, mais il disparaît au regard, simplement recouvert aux pluies, aux grandes crues d’automne et de printemps ; et deuxième rivage, dehors les grèves, rivage extérieur, vêtement de dehors et de dessus, et pour que la Loire aille dans le monde, rivage perpétuel, et valable pour toute l’année, pour les quatre saisons, unique rivage aux grandes eaux, et deuxième rivage pour ainsi dire de couverture aux basses eaux, rivage de couvercle et de fermeture, métal du fermoir, vieil or, bronze vert, deuxième rivage les pieds des coteaux noblement inclinés, régulièrement penchés, les rebords des côtes mêmes, les bords admirablement un peu moins sinueux ; plus durs ; presque un peu cuirasse : il faut qu’un vêtement de dehors aille à toutes les intempéries […].
Poésie. Olivier Belin, La Poésie faite par tous. Une utopie en questions, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2022, 437 p., 24 €. La formule des Poésies de Ducasse : « La poésie doit être faite par tous. Non par un » a fait couler beaucoup d’encre, et les quatre cents pages du livre d’Olivier Belin ne sont pas de trop pour rendre compte de ses effets. Dans cette histoire, rien ne va de soi. Ni la formule elle-même, dont Belin rappelle que ses premières reprises par les surréalistes ont été significativement inexactes, Littérature imprimant : « La poésie doit être faite pour tous » et Eluard écrivant : « La poésie peut être faite par tous », comme si la dimension totalitaire de cette injonction était impossible à penser. Ni sa fonction dans le « dispositif Maldoror-Poésies », construction qui a servi à masquer l’évidence, à savoir que le propos de Ducasse était explicitement réactionnaire, et qu’il militait pour une restauration de la rhétorique dans toutes ses fonctions de contrôle social (ce que dit Ducasse est clair ; ce qu’il en pensait est une autre affaire, mais l’ironie qu’on lui prête est purement conjecturale). Ni les conséquences pour le genre poétique, qui sont à la fois immenses et négligeables, du moins jusqu’à l’heure actuelle. Il y a là, Belin le souligne à juste titre, plus de questions que de réponses, beaucoup de tentatives inabouties et d’impasses. Dans l’histoire même des avant-gardes, nombre d’inventions, comme l’écriture automatique ou le collage, ont été associées à ce mot d’ordre et sont apparues comme un moyen de le mettre en œuvre, mais pour autant n’en procèdent pas. Le livre les passe en revue, d’une manière très pédagogique quoique forcément cursive, dans sa partie centrale, au risque de donner l’impression de s’écrire un peu à côté de son sujet. Il existe en effet un décalage entre la revendication utopique qui donne sa portée à la formule de Ducasse, et ces « poétiques du collectif », qui ont leur logique propre et qui relèvent en tant que telles d’une histoire des formes et des pratiques.
Le livre d’Olivier Belin commence par une évocation circonstanciée des interprétations données à la « poésie faite par tous » par les avant-gardes du xx « siècle. La formule a fait l’objet d’une interprétation concurrente, cotextuelle, dans laquelle “tous” renvoie aux “facultés de l’âme” — interprétation qui en limite fortement la portée. Que cette interprétation grammaticalement plausible soit restée marginale fait ressortir la force de cette rhétorique. La formule de Ducasse est de ces propos dont on peut dire qu’ils sont “faits par tous”, en l’occurrence par un grand nombre d’acteurs qui se la sont appropriée, jusqu’au point où elle devient une idée reçue, prête à l’emploi, sans pour autant perdre son sens. De manière prévisible, on trouve à la manœuvre les deux courants qui ont marqué le siècle, surréalisme et communisme ; ils interviennent l’un après l’autre avant de se disputer l’héritage d’un “tous” qu’ils n’entendent pas de la même façon. Peut-être faudrait-il souligner, plutôt que de s’arrêter sur Victor Crastre ou Arpad Mezei, le rôle décisif d’Éluard, qui s’est approprié très tôt la formule dont il donne une interprétation libérale, et qui va faire transiter “l’horizon de tous” d’un courant à l’autre, sans grand changement sur le fond, en lui donnant cette évidence dont il avait le secret (et dont l’approche partisane d’Aragon n’a jamais été capable). L’histoire cependant se poursuit, et la réappropriation du mot d’ordre dans la phase suivante est très bien décrite dans le livre de Belin. Le situationnisme, Tel quel et l’OULIPO forment un bizarre triangle, et leur confrontation montre clairement que Debord et Vaneigem sont les seuls à reprendre le projet communautaire. L’OULIPO est étranger à la politique, et propose de rabattre sur la langue, d’une manière au fond tautologique, l’idée de la poésie faite par tous ; chez Sollers, la prétention d’être “l’un qui soit tous” ne fait que reproduire le projet des grands épiques modernes, T.S. Eliot ou Ezra Pound.
Un des aspects intéressants du livre de Belin est la part qu’il accorde aux formes actuelles que prend cette poésie, du slam à la performance, du “non-creative writing” aux écritures collaboratives sur le web. Sous l’appellation de “dispositifs” il étudie un ensemble de pratiques dont il propose une utile classification, et dont il évalue les potentialités et les effets à l’aune de l’“utopie”. Il montre clairement que tout n’est pas utopique et que les pratiques communautaires, dont certaines sont franchement conservatrices, n’ont pas forcément pour visée “la dissolution de la vie commune et sa redéfinition en tant qu’action”. C’est le cas notamment du “peuple des poètes” étudié naguère par Alain Vaillant, ces non-professionnels qui fournissent les revues locales, publient à compte d’auteur ou s’auto-éditent ; ils ne cherchent pas à redéfinir la poésie, mais modestement à s’y faire une place. On peut en dire autant de ceux qui aujourd’hui se retrouvent sur Wattpad.
Bien des difficultés surgissent lorsqu’on essaie de donner un contenu à “tous”. À cet égard la troisième partie du livre contient des pages remarquables sur le “Tableau de la poésie” de Paulhan, paru dans La N.R.F. en 1933, ainsi que sur l’opération menée par Eisa Triolet en direction des “jeunes poètes” au début des années 1950. En revanche, les menées du surréalisme en direction de l’art brut (au sens large du terme), sur quoi s’achève cette partie, ne présentent pas la même dimension collective. La comparaison entre Paulhan et Triolet tourne à l’avantage de Paulhan, qui apparaît comme un des seuls à avoir tenté de donner à la formule de Ducasse une expression concrète et libre d’attendus idéologiques. Paulhan, peut-être parce que lui-même n’était pas poète, a vraiment tenté de se décentrer, et il a prêté aux individus qui lui avaient écrit et aux textes qu’il a lus une attention qui peut nous servir d’exemple.
La question des corpus, soulevée un peu tardivement, est en effet cruciale, parce que nous (la corporation universitaire) avons de grandes difficultés à nous dégager du corpus canonique. Dans le livre de Belin la part belle est faite aux poètes majeurs, principalement pour leurs prises de position et leur contribution théoriques, alors que la poésie “faite par tous” reste étrangement absente. Il serait important, pourtant, que nous puissions nous faire une idée directe de ces poèmes, même par échantillons. Faute de cela, ce sont encore les “grands” qui discourent sur la poésie faite par tous, c’est-à-dire qui parlent à la place des “petits”. Il est évident qu’une grande part de cette production est médiocre, mais on peut en dire autant de celle des poètes légitimes. Et pouvons-nous décider de ce qui est médiocre sans l’avoir regardé de près ?
La question du jugement de valeur traverse ces pages comme une âme en peine. Comme il s’agit de poésie, c’est-à-dire d’un genre constitutivement littéraire, le jugement de valeur non seulement s’exerce de plein droit mais il a force d’obligation : sans ce jugement, la littérature ne serait que l’inventaire des livres classés par genre. À chaque redéfinition du genre les critères d’évaluation se déplacent, mais la tâche est toujours présente, et les auteurs l’assument parce qu’elle leur est nécessaire pour entrer dans le cercle. Mais comment l’appliquer à la poésie faite par tous sans se prendre au piège ? Pour Ducasse, la question ne posait pas problème, puisqu’il restaurait la rhétorique dans ses prérogatives ; mais précisément, il prétendait mettre fin au régime de singularité. Comme il est mort avant d’avoir pu mettre en œuvre ses intentions, son héritage n’est précédé d’aucun testament : d’où l’interminable dispute. Aucun de ceux qui sont venus après n’a su ni voulu s’extraire du régime de singularité, et moins que d’autres Kenneth Goldsmith ou Rupi Kaur, qui sont des vedettes fortement médiatisées, comme l’ont été Marcel Duchamp ou John Cage. Élaborer une poétique de la “poésie faite par tous” — tel est l’objet que décrit brillamment le livre d’Olivier Belin — a été pour ces écrivains majeurs à la fois une manière de déplacer les critères de singularité (on le voit clairement à la manière dont Breton traite les “milliers de cahiers qui se valaient tous”), et une manière de garder le contrôle du jeu : d’échapper, quitte à flirter avec lui, au vertige de l’indifférenciation.
La conclusion du livre inventorie avec lucidité les questions qui restent en suspens, et qui prouvent que cette exploration était nécessaire. La poétique de la poésie “faite par tous” relève de plein droit de notre discipline littéraire, et c’est dans ce cadre que se situe, de manière cohérente, la réflexion d’Olivier Belin. De quelle discipline relèveraient les productions qui en sont issues ? De la sociologie (le travail de Vaillant sur le “peuple des poètes” n’en est pas loin) ? De l’histoire littéraire, dans la continuation de Lanson ? Mais il ne faudrait pas évacuer les textes. Belin montre la voie lorsqu’il évoque, à la fin de son livre, l’importance de la rime : on a besoin de nos outils. Il faut traiter ces poèmes comme des poèmes, sans leur accorder un statut d’exception, pour les Intégrer à une histoire globale de la poésie.
Quant à l’utopie, elle est la forme sous laquelle “la poésie” pouvait penser se perpétuer. Les avant-gardes ont nourri ce rêve, et le bruit qu’elles ont fait nous a empêchés de voir que la réalité était assez différente. Olivier Belin le montre bien. Son livre nous invite à considérer d’une part, l’extension du “faire” en une multitude de pratiques incorporées à la vie ordinaire ; et à comprendre d’autre part que le lien communautaire dont la poésie est le vecteur ne s’est pas affaibli, mais qu’il est porté principalement par la chanson sous toutes ses formes (parmi lesquelles le rap est une forme mitoyenne). Il en va de la poésie comme de la musique : l’importance sociale de leurs formes savantes a régressé. Nous, universitaires, sommes les experts de ces formes savantes. Si nous ne voulons pas régresser, il faut nous approprier, comme un objet digne d’étude, la poésie faite par tous.
Jean-Paul Goujon, Sarah Mombert, Bastien Mouchet, Michel Murat, Éric Walbecq.