En Société
Barbey d’Aurevilly. Barbey d’Aurevilly 5. Les maîtres. Lettres de Barbey à des amies. Sous la direction de Jacques Petit. La Revue des lettres modernes Minard. Classiques Garnier, 2021, 162 p., 38 €. Cette réimpression est bienvenue, car ce n° de revue, qui avait paru en 1970, était à la fois épuisé et très difficile à trouver d’occasion. Il se compose essentiellement de trois parties : Les Maîtres, Lettres à des amies et Documents. Les maîtres sont au nombre de six (Byron, Joseph de Maistre, Stendhal, Walter Scott, Balzac et Shakespeare), et font l’objet d’études de longueur et d’intérêt inégal. Pour Byron, en effet grande admiration de Barbey, John Greene montre bien que ce fut surtout la rencontre de deux esprits, qui permit à l’auteur d’Une Vieille Maîtresse d’assimiler l’influence du poète anglais, en peignant « un destin tragique de passion criminelle qui détruit l’innocence ». Bref, « le byronisme est devenu partie de la personnalité de Barbey ». Avec Joseph de Maistre, écrit Jacques Petit, Barbey avait « une parenté profonde », mais cette parenté ne se situait nullement au niveau des idées, mais bien d’« une certaine vision de l’homme ». Influence ? Disons plutôt accord de la sensibilité, et admiration pour la force et la netteté de l’écrivain. Très remarquable est la riche étude que Philippe Berthier consacre à Barbey et Stendhal. Son admiration pour Stendhal est de celles qui font honneur à Barbey et donnent toute la mesure du grand critique qu’il fut. Tout, en effet, le séparait de cet esprit athée et matérialiste, anticlérical forcené, qu’était Stendhal. Mais Philippe Berthier montre bien que Barbey sut aller contre ses premières impressions et distinguer l’esprit aristocratique qui constituait le fond même de Stendhal. Il souligne également que « Barbey d’Aurevilly est le premier qui ait reconnu en Stendhal un grand, un très grand de la littérature du XIXe siècle ». Voilà qui situe Barbey critique loin au-dessus d’un Sainte-Beuve, qui ne sut rendre justice ni à Stendhal ni à Balzac ! Toute l’étude si pénétrante de Philippe Berthier est empreinte d’autant de finesse que de perspicacité, et se caractérise par un va-et-vient constant entre les deux écrivains, que l’auteur connaît à merveille. Et il peut conclure en ces termes : « Barbey et Stendhal s’adressent en réalité aux mêmes : à tous ceux qui ont le goût d’une certaine tenue et d’une certaine intensité. » Avec Walter Scott, qu’étudie Maxime M. Kanbar, il s’agit moins d’une parenté d’esprit que d’une influence bien particulière. Au romancier écossais, Barbey emprunta des paysages, des situations et surtout des personnages. Mais il se les assimila, « en concentrant ce qui est dilué ou éparpillé chez Scott », et « la manière dont il les transforme importe plus peut-être que leur origine ». Balzac fut, avec Stendhal, l’écrivain dont Barbey sut mesurer et proclamer toute la grandeur. Hermann Hofer peut ainsi souligner la « profonde affinité spirituelle » qui les unissait. Chez l’auteur de La Comédie humaine, Barbey admirait la pensée politique et religieuse. Et il fut profondément marqué par des textes comme L’Auberge rouge (« l’un des plus aurevilliens des récits balzaciens »), Les Chouans, La Vieille Fille, Séraphita et les récits des Contes bruns. On sait aussi qu’il s’imprégna à tel point de l’œuvre de Balzac, qu’il publiera en 1856 un choix de Pensées et maximes de Balzac. Dernier maître, Shakespeare, que John Greene examine en un texte très bref, indiquant surtout l’influence de Macbeth. Par ailleurs, une dizaine de lettres souvent fort spirituelles à des amies sont publiées par Jacques Petit, qui, en l’occurrence, ne se montre vraiment pas très précis : ne sont pas indiqués, pour chaque lettre, les noms des destinataires. Dans sa courte présentation, le critique consent cependant à nous dire qu’il s’agit de (en vrac) « la baronne Annette de Poilly, la comtesse Corisande de Brigode, la marquise de Chaponay ». Au lecteur de se débrouiller tout seul pour chaque lettre… Le volume se termine par une étude d’Andrée Hirsch sur « L’article “Barbey d’Aurevilly” dans l’Encyclopédie Larousse ». Se trouve reproduit cet article bourré d’erreurs, opérant notamment une fâcheuse confusion entre l’écrivain et son frère Léon. Au total, un riche numéro, qu’on peut à présent se procurer aisément, et qui, cinquante ans après, conserve tout son intérêt.
Baudelaire. L’Année Baudelaire n° 25 – Bicentenaire de Baudelaire. Honoré Champion, 2021, 282 p., 40 €. Célébrant le bicentenaire de la naissance du poète, ce numéro rassemble dix-huit contributions, dont l’intérêt est, comme dans toute réunion de ce genre, divers. En ouverture, une conférence inédite de Marcel Raymond sur Baudelaire : romantisme et modernité, prononcée en 1957 à Genève. La double thématique suggérée par le titre se trouve parfaitement traitée, avec une connaissance très sûre de l’œuvre. Le nom de Sade eût cependant pu être cité, car c’est un des intercesseurs du poète, comme le démontrait la célèbre thèse de Georges Blin, publiée neuf ans auparavant. Suivent « Pensée de la langue et puissance de la parole » de John E. Jackson, « Baudelaire, le deuil et la genèse de la poésie » d’Edward K. Kaplan, et « L’au-delà dans Les Fleurs du Mal » de Vesna Elez, qui se proposent, chacun à sa manière, d’expliciter certains aspects de la poétique de Baudelaire. On sera sans doute davantage retenu par l’article d’Étienne Crosnier, « Baudelaire et le théâtre de la dualité », qui, traitant un sujet relativement peu exploré, montre, par des analyses très précises, que « le théâtre de Baudelaire cherche à représenter les différents visages du paradoxe ». D’un vif intérêt sont les recherches d’Andrea Schellino « Sur trois poèmes attribués à Baudelaire ». Il s’agit de Le Pauvre Diable, Élégie refusée aux Jeux floraux et Le Raccommodeur de fontaines, que Crépet et Pichois, en l’absence de tout manuscrit ou document probant, avaient prudemment rangés dans la catégorie des « vers attribués ». Pour Le Pauvre Diable, publié en 1878 et dont il rejette l’attribution à Baudelaire, Andrea Schellino se réfère à un article de David Ducoffre, signalant la ressemblance, pour certaines rimes, de ce poème avec un sonnet monosyllabique de L’Album zutique. Et il écrit : « Daniel Ducoffre en conclut, avec raison, que l’auteur du Pauvre Diable a lu l’Album zutique et ne peut donc pas être Baudelaire. » Avec raison ? La première partie de cette proposition semble bien hasardée. Même si tout est évidemment possible, ce serait sans doute s’exposer à une hernie de l’imagination, que de se figurer quelqu’un qui, entre 1871 et 1878, aurait pu consulter – où donc ? – l’Album zutique, dont le manuscrit inédit ne resurgira qu’en 1936 et ne sera publié intégralement qu’en 1961. Quant à l’Élégie refusée aux Jeux floraux, Andrea Schellino en réfute l’attribution, en en produisant une version publiée en 1853 dans L’Éventail. Écho des coulisses, intitulée À une paire de vieilles bottes et signée Charles M. (On aurait pu penser fugitivement à Charles Monselet, mais c’est là une hypothèse bien trop fragile, et cette médiocre poésie ne figure pas dans ses Poésies complètes, Dentu, 1880). À priori, le rejet de l’attribution serait peut-être moins prononcé pour Le Raccommodeur de fontaines, dont Andrea Schellino nous révèle qu’une version légèrement différente a paru dans Le Figaro en 1874 ; toutefois, faute de preuves, « l’attribution reste problématique », conclut-il contre l’avis de Pichois. Sur Colette et Baudelaire, que Jacques Dupont examine dans « Colette, “baudelairement” », il y a peu à dire, car l’empreinte baudelairienne fut peu importante chez l’auteur de Sido, et d’abord parce que son tempérament ne l’y prédisposait guère. C’est avec une grande précision que, dans « Le Tir et le cimetière. Un souvenir de Charles Monselet », Jean-Michel Gouvard retrace la genèse de ce curieux poème en prose, qui fut inspiré à Baudelaire par une scène vécue par lui durant son exil bruxellois. Mentionnons également Jeanne Dorn, « Baudelaire, Rousseau et la question de la rêverie », Emilie de Fautereau-Vassel, « Baudelaire, un phare pour Debussy », ainsi que Patrick Thériault, « Victor Hugo, une passion de “vieillesse” de Baudelaire », qui s’attache à préciser davantage certains points d’une relation déjà amplement scrutée par biographes et critiques. « Le Puget des Phares » est examiné par Claire Chagniot, qui s’interroge sur la présence du sculpteur dans ce poème, peut-être due en partie à certains écrits de Delacroix (quant à l’emploi du mot « goujats » à la rime, on pourrait se demander s’il n’est pas surtout justifié par la nécessité de trouver une rime à « forçats »). Deux précieux documents se trouvent reproduits dans « Sur la dédicace à Maria Clemm » de Loïc Wendels : le texte de cette dédicace tel qu’il figure dans l’édition des départements du Pays du 25 juillet 1857, et l’épreuve corrigée par Baudelaire de cette même dédicace figurant dans l’édition parisienne de même date. Les corrections du poète ne manquent pas d’intérêt, ainsi lorsqu’il change la formule finale goodness, godness (bonté, [un barbarisme]) en goodness, goddess {bonté, déesse). On retiendra aussi les considérations sur Mme Aupick, mise en parallèle avec la mère de Poe, Maria Clemm, « une mère selon son [de Baudelaire] cœur ». Il faut par ailleurs détacher deux articles très éclairants. Le premier, d’Aurélia Cervoni, « Gautier et le mythe baudelairien du voyage aux Indes », copieusement illustré de gravures d’époque représentant des vues, monuments ou coutumes de l’Inde. « C’est Gautier qui donne le plus de force à ce mythe du voyage aux Indes », écrit-elle. Elle relève ainsi les divers textes de Gautier sur Baudelaire à ce sujet, et montre que, outre certains poèmes de celui – ci, il s’est inspiré de son propre article, recueilli dans Caprices et zigzags, « sur sa visite au pavillon de l’Inde de l’Exposition universelle de Londres de 1851 ». Il y avait aussi, ajoute Aurélia Cervoni, les Lettres sur l’Inde (1848) du prince Soltykoff, très appréciées de Gautier et dont elle reproduit à juste titre six lithographies très évocatrices. Dû à Catherine Delons, le second article se propose de préciser les parentés pouvant exister entre Gustave Moreau et Baudelaire. Bien que cousin par alliance du redoutable Louis Emon, le peintre semble bien n’avoir jamais rencontré Baudelaire, lequel paraît de son côté n’avoir point eu connaissance de l’art de Moreau. On sait cependant que Mme Aupick fit adresser à celui-ci les quatre premiers volumes des Œuvres complètes de son fils. Même si Moreau n’a pas parlé de Baudelaire dans ses Écrits sur l’art, on peut distinguer entre eux de nombreux points de convergence : rôle capital de l’imagination, puissance de suggestion, liaison entre l’œuvre d’art et la douleur, conception d’un Beau pactisant avec la laideur et la difformité. Après avoir rappelé des jugements sur Moreau formulés par Schuré, Huysmans, Lorrain, Proust et Breton (on aurait pu ajouter Segalen), Catherine Delons propose, en une belle formule, de voir en Gustave Moreau « un étrange moderne des choses qui ne sont pas modernes ». Quelques remarques, à présent. Tel collaborateur (Loïc Windels) se signale en écrivant en franglais : teaser, spoiler, reenactment, in process, pun, liar. Tel autre (Patrick Thiériault) cède parfois à un charabia impétueux : « Constatons l’homologie de structure ou la symétrie de positionnement induite par l’“exil” de Baudelaire, tout en gardant à l’esprit que, là comme ailleurs dans le domaine spéculaire et spéculatif de l’Imaginaire, on ne saurait être assertif. » Comme dirait Mme Straus : J’allais le dire ! Dans son « Baudelaire relu par Oscar Wilde », Marie Kawthar Daouada ne nous fait pas grâce de trois pleines pages tout à fait hors du sujet et de simple rembourrage (p. 213-215). Mais tout cela est véniel. Florent Serrina présente « Une lettre inédite de Baudelaire enfant », qui daterait de 1829, c’est-à-dire lorsque le poète avait huit ans. La destinatrice semble être la petite Cécile Desoër. Or, cette lettre ne nous dit rien qui vaille. Il est vrai qu’on ne dispose point de lettres de Baudelaire de cette époque, ce qui rend toute comparaison graphique impossible. Reste que le présentateur aurait pu s’interroger davantage sur la provenance du document et essayer de la retracer. On regrette aussi de ne pas trouver plus de renseignements sur cette « belle-sœur » Augustine dont parle la lettre. Autant dire que cette lettre est peut-être de Baudelaire, ou peut-être que non, et qu’on ne peut s’empêcher, faute d’informations plus précises, de la regarder comme suspecte. Il y a aussi, dans ce riche numéro, une tache. Nous voulons parler de l’article (ou plutôt la « Notule ») de Povilas Birbilas, « Le Gâteau, double allégorie de la vie », dont l’indigence a quelque chose de pathétique, même si l’auteur croit opportun d’appeler à la rescousse « Ulysse, Sisyphe, Don Quichotte, Faust, Hamlet, Phèdre, René, Joseph Delorme, Marius, Sébastien Roch, Emma Bovary, Sombreval, Raskolnikov, Durtal, Joseph K., Mara Vercors et même l’humble et pudique Petit Prince » [sic]. Qu’un universitaire veuille grossir son curriculum en publiant ici ou là un nouvel article écrit à la va-vite, c’est, à la rigueur, compréhensible. En revanche, on ne s’explique pas qu’une revue qui se respecte puisse accueillir libéralement de telles pauvretés.
Livres reçus
Baetens. Jan Baetens, Comme un rat, Billère, L’herbe qui tremble, 2020,174 p « 15 €. Ce sont des réflexions sur des lectures, qui deviennent souvent une méditation sur la lecture elle-même et sur le livre. L’ouvrage est composé d’une série de brefs essais, d’ailleurs très variés. On est notamment retenu, à propos de la littérature de voyage, par un long parallèle entre Morand et Dekobra. L’auteur a le mérite de montrer que, par-delà les différences (de style, notamment), il existe bien une « symétrie » entre ces deux écrivains contemporains à succès. Le second semble ne pas avoir survécu à la Seconde Guerre mondiale, tandis que le premier a connu un renouveau dans les années 1950-1960, à l’époque des « Hussards ». Il apparaît cependant aujourd’hui que Dekobra ne mérite sans doute pas d’être voué à l’oubli total, et que Morand, lui, a trop écrit. Baetens se penche aussi sur le cas de Fargue, dont il vante à juste titre Haute Solitude. En le lisant, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit d’un grand, d’un vrai poète, que son principal éditeur n’a pas jugé digne d’entrer en « Pléiade », alors qu’on ne cesse d’y admettre des auteurs à la mode, pleins de vent et de bafouillage. Encore plus aristocratique est Larbaud, dont est célébrée une récente réédition, plus complète et conforme aux intentions de l’auteur, de son si moderne Allen. Mentionnons aussi des réflexions sur le danger des inédits posthumes (p. ex. de Julien Gracq), sur le « livre pauvre » ou sur la formule du livre de poche. De bonnes pages, par ailleurs, sur la lecture « sélective », qui recommande de ne pas avaler les œuvres complètes des auteurs, mais d’en privilégier certaines pages. Est donnée comme exemple, à juste titre, une poésie de Vialatte, laquelle remplace avantageusement la charretée sans fin de volumes posthumes, qui « ne sont pas toujours très bons », et qui ont rassemblé ses innombrables chroniques. On ne sait par contre si Baetens a raison de contredire une réflexion de Montherlant sur la démagogie moderne à l’égard de la jeunesse, démagogie de plus en plus galopante. Il n’est pas sûr non plus que la fameuse phrase de Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous, non par un », doive être entendue dans un sens démocratique et collectif. Peu importe, en fin de compte, car le livre, qui atteste une grande curiosité d’esprit, est très stimulant.
Cosmologie. Elsa Courant, Poésie et Cosmologie dans la seconde moitié du XIXe siècle. Nouvelle mythologie de la nuit à l’ère du positivisme, Genève, Droz, 2020, 808 p., 49 €. L’ouvrage d’Elsa Courant étudie le lien entre poésie et cosmologie dans la seconde moitié du XIXe siècle. Comme l’explique l’avant-propos, le terme « cosmologie » est employé au sens d’un discours qui vise à décrire, le ciel, les astres, et avant tout, l’ordre du monde. Loin de considérer le terme « cosmologie » comme étant uniquement rattaché au domaine des sciences, Elsa Courant soutient que la métaphysique, les religions et les mythologies produisent également leurs propres cosmologies. Dès lors, l’ambition du livre est d’expliquer l’engouement particulier entre poésie et cosmologie en analysant ses points de rencontre avec d’autres modes de savoirs et de représentations du monde. La méthode adoptée est pluridisciplinaire, la poésie est analysée aux côtés des sciences, tout en considérant les enjeux philosophiques et religieux de l’époque. Centrée autour de l’idée que la poésie cosmologique a tenté de répondre aux enjeux culturels et épistémologiques de son temps, l’étude fournit des analyses détaillées de poèmes d’auteurs connus (comme Stéphane Mallarmé ou Victor Hugo) mais fait également place à des textes plus inédits (de Valéry Vernier, Franck Vincent ou René Ghil, par exemple). Comme le remarque Elsa Courant, son livre regroupe des poèmes qui engagent le dialogue avec le discours cosmologique de différentes manières : alors que certaines œuvres peuvent être qualifiées de « poésie cosmologique au sens fort », d’autres le sont de manière plus allusive (18). En ce qui concerne l’époque choisie, elle est principalement marquée par une refondation dans le domaine des sciences et de la littérature. La datation littéraire se situe entre « la fin du premier Romantisme et l’avènement d’une forme d’avant-garde poétique » (21). Au niveau des sciences, elle se situe entre la découverte de Neptune (1846) et les travaux d’Einstein, Friedmann et Lemaître. L’ouvrage est structuré autour de quatre axes majeurs : le savoir cosmologique, la métaphysique et ses enjeux religieux, le discours mythologique, la forme poétique. La première partie est consacrée au contexte scientifique et à la définition de la cosmologie au XIXe siècle. La deuxième partie se focalise sur les implications métaphysiques et religieuses de la poésie cosmologique de l’époque. Ensuite, le livre pose la question du mythe, qui semble encourager une revalorisation du pouvoir cosmologique de la langue poétique, pouvant « répondre par la fiction mythique à l’injonction d’un réenchantement du monde » (553). Eisa Courant constate qu’en s’associant au mythe, la poésie se trouve en mesure d’exprimer une vérité sur l’ordre du monde. Enfin, la dernière partie démontre que la poésie du cosmos vise à bouleverser la forme poétique en se concentrant sur le détournement parodique de certains textes qui subvertissent les grands modèles de la poésie cosmologique. En pleine période de sécularisation et de positivisme, nombreux sont les poètes qui vont essayer de réenchanter le monde. À la croisée de plusieurs savoirs, le discours cosmologique est présenté comme un réservoir de thèmes et métaphores, dans lequel les poètes ont su puiser pour donner une nouvelle signification au monde, il semble qu’ils aient souhaité réinventer et renouveler les images et représentations du cosmos qui ont hanté l’imaginaire de leurs semblables. Accompagné d’analyses minutieuses, le sujet de l’ouvrage est traité avec grande érudition et précision, il s’agit d’une lecture indispensable pour tous chercheurs s’intéressant à la poésie, à la cosmologie et à l’histoire des sciences. Cependant, au lieu de traiter la forme poétique comme une partie à part, peut-être qu’une attention plus systématique aux sciences dans la lecture des poèmes (dépassant l’aspect thématique) aurait pu nourrir davantage la réflexion qui porte sur l’interaction entre sciences et forme littéraire. Néanmoins, cela n’altère en rien la qualité de l’étude, qui a su démontrer avec brio que la poésie cosmologique répond à un engrenage complexe de savoirs qui détermine notre vision et compréhension du monde.
Curtius. André Gide et Ernst Robert Curtius, Correspondance (1920-1950), édition de Peter Schnyder et Juliette Solvès, Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque gidienne, 11, 2019, 453 pages, 32 €. Cette réédition de la correspondance Gide-Curtius est loin d’être une simple réactualisation de l’important travail fait en 1980 par Herbert et Jane M. Dieckemann, Deutsch-französische Gespräche 1920-1950 : la Correspondance de Ernst Robert Curtius avec André Gide, Charles du Bos, Valéry Larbaud (Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1980). S’inscrivant dès le titre dans sa lignée, cette nouvelle édition propose une Introduction brève et efficace (9-23) centrée sur la figure de Curtius, moins connue en France, et prolongée d’une chronologie précise (25-37) ; elle resserre la focale sur l’échange Gide-Curtius, quitte à révéler moins de facettes du critique allemand ; mais elle propose surtout 140 pages d’annexes qui permettent de restituer la trame et la variété des échanges franco-allemands.
L’Introduction est centrée sur Curtius, à la fois médiéviste, reconnu et critique de la littérature française contemporaine, constamment attentif à l’activité éditoriale comme à la diplomatie littéraire. Il apparaît d’abord porteur d’une “manière de penser cosmopolite (non pas internationaliste), européenne, fondée sur un sentiment national (non pas nationaliste) sans préjugés et non déformé” (16) ; puis il tend au retrait à partir de 1927 : sa vision de la littérature s’éloigne peu à peu de la politique et du présent ; il vit en « exilé de l’intérieur » (20). Les éditeurs résument par ailleurs (p. 12-13) sa méthode critique, faite à la fois de « sympathie » et de recherche du « significatif ». Ils dessinent également le cadre des échanges : la circulation si difficile des idées et des livres français dans l’Allemagne d’après 1918 ; le rôle capital des intermédiaires et des lieux de rencontre – le château d’Aline Mayrisch à Colpach, au Luxembourg, dont les correspondances évoquent encore les délices longtemps après s’y être rencontrés, mais aussi la Suisse, et secondairement Pontigny ou la société Nietzsche (91-104), forcément plus officiels.
« Écrire tout simplement pour causer avec vous » (241) : la correspondance même, dont l’abondante annotation fournit des éléments bien utiles à qui n’est pas spécialiste de la vie intellectuelle allemande, est plaisante à lire. Elle tient sa beauté du constant appel à une conversation souvent impossible, dans l’échange transfrontalier coupé de guerres et de crises – et que la lettre, comme elle peut, recrée. Plus exactement, deux conversations impossibles s’emboîtent : celle, d’une part, des « vieux amis » (233) qui partagent une immense culture européenne, le souci des questions sexuelles et la mémoire enchantée de discussions à Colpach – et d’autre part la grande conversation entre la France et l’Allemagne qu’aucun des deux ne perd jamais de vue. L’attention se porte alors sur la « fonction », la « signification », le retentissement des textes. Curtius formule une théorie de la valeur respective des littératures nationales (en particulier 155-7, puis 200 et 226) : les Allemands, du côté de la « mutation », conçoivent la culture comme une « suite de créations destinées à se substituer les unes aux autres » ; les Français, du côté de « l’évolution », maintiennent dans chaque nouveau grand auteur la mémoire de tout ce qui précède. De cet équilibre dépend la santé de l’Europe, et il faut donc lutter contre la « conversion à l’Est » (89) de la pensée allemande. Gide se situe à front renversé : il substitue à l’« évolution » la « tradition » et montre combien celle-ci pèse sur la création française, alors qu’il s’apprête à supprimer toute la vieille culture pour se fondre dans l’internationalisme ; mais c’est aussi pourquoi il va chercher Dostoïevski : il s’agit de ne pas s’enfermer dans un tête-à-tête franco- allemand où l’Allemagne aurait le monopole de l’invention. La correspondance permet en outre de suivre en détail la rupture avec Du Bos, converti et qui, publiant en 1929 son Dialogue avec André Gide, irrite les deux correspondants. C’est à la lumière de cette rupture comme à celle du débat entre mutation et tradition que s’éclaire la dédicace à Curtius du Robert de Gide à la fin de 1929 : l’invention de personnages non gidiens (des femmes qui écrivent et se libèrent, un pur catholique) renvoie à une mutation vers l’objectivisme de son écriture ; quant au point de vue de Robert, le mari catholique, Curtius demande à Gide de le développer non pas pour sauver ce personnage ridicule de L’École des femmes, mais au contraire pour dévoiler le caractère systématique de sa mauvaise foi et de celle des catholiques (163). On gagne ainsi à lire ces textes en fonction de cette « berceuse philosophique » que Gide invente alors : « Tous les chemins mènent à Rome/Rien qu’un seul chemin mène au Christ » (162). Les jugements critiques de Curtius vieillissant se durcissent (voir à cet égard l’Annexe XXI à propos de la valeur de Gide) et son enfermement s’accroît avec la montée du nazisme : « l’existence en Allemagne ressemble à celle dans une cage où des tas de bêtes plus ou moins féroces se disputent le peu de nourriture » (200).
Les Annexes, enfin, sont très riches : s’y déploie le réseau des échanges critiques franco- allemands, alternant entre correspondances, articles de revue à visée nationale, enjeux des traductions dans la langue et les revues de l’autre, ou questions stratégiques posées par la publication dans les revues neutres. J’y retiens surtout, au-delà de l’excellent article, en Annexe XV, sur Les Faux-Monnayeurs, la passionnante annexe XIV : il s’agit de la traduction, parue en 1925 dans La Vie des Peuples, de l’article au fondement de cette correspondance, à savoir la présentation de Gide dans Die literariscben Wegbereiter des neuen Frankreich (les Précurseurs littéraires de la France nouvelle) en 1919. Car l’importance attachée par les deux correspondants à la publication des Caves du Vatican en Allemagne décentre le débat français sur ce livre. Il apparaît comme le premier roman européen de Gide, non classique, non intellectuel, non franco-français dans ses lieux, ses intertextes et ses enjeux. Les Caves (1914) permettent à Curtius, publiant en 1919 un texte commencé avant-guerre, de retrouver un moment européen, jubilatoire, de la littérature française, dont la guerre a coupé l’élan et qui demeure disponible. Gide, dont – dit Curtius – les contradictions résument celles de l’Europe depuis la Renaissance, est central à ses yeux parce qu’il permet de parler d’Europe au présent, et déjà France en Allemagne, sans évoquer la guerre. Curtius conclut (391) : « grâce à Gide, le classicisme français est devenu une fois encore une forme d’expression cosmopolite de l’esprit européen […] Il est un auteur européen de nationalité française. »
Flaubert. Par les champs & les vignes. Le côté champenois de Flaubert, Christophe Henrion, éd « Société des Amis de la Bibliothèque de Reims, 2021, 71 p., 10 €. Parmi toutes les expositions et publications organisées à l’occasion du bicentenaire de Flaubert, l’une des plus originales est assurément ce petit volume très attrayant, richement illustré en couleurs et qui a bénéficié d’une pléiade de collaborateurs. On savait en effet que le père de Flaubert était d’origine champenoise, mais peut-être ce « côté champenois » de l’écrivain n’avait-il pas été suffisamment mis en lumière. C’est ici chose faite, avec des contributions comme « Flaubert, le cidre et le champagne » (Yvan Leclerc), « Tentative de chronologie champenoise flaubertienne » (Christoph Henrion), « Gustave Flaubert et le champagne » (Jean-Luc Barbier), « Flaubert et la Rémoise Comtesse de Loynes » (Gérard Desanges), « Flaubert et Nogent-sur-Seine » (Estelle Bomberger-Rivot). Mentionnons également « De l’école vétérinaire à la prison, la famille Flaubert et les Archives départementales de la Marne » (Aurore Sat) et « Les docteurs Flaubert et l’officier de santé Charles Bovary » (Dr B. Vesselle et Dr Jean-François Hutin). Les ressources locales ont fourni la matière de l’article de Coline Gosciniak, « Gustave Flaubert à travers les fonds de la Bibliothèque Carnegie », bibliothèque qui conserve une lettre de Flaubert à Jules Claye, et un riche Fonds Pol Neveux, avec notamment 127 lettres d’Edma Roger des Genettes à Marie Neveux. Et c’est à Reims que furent imprimées en 1991 « À l’Écart », par les soins de William Théry, deux plaquettes flaubertiennes : Le côté homosexuel de Flaubert d’Harry Redman, Jr., et Les romanciers au théâtre : Gustave Flaubert de Paul Alexis. Fort bien mis en pages, et, répétons-le, très attrayant, ce volume, d’une lecture à la fois instructive et agréable, est vraiment une réussite, et il faut féliciter Christophe Henrion, président de la Société des Amis de la Bibliothèque de Reims, de l’avoir coordonné et mené à bien.
Gastronomie. Elsa Delachair et Johan Faerber, La Cuisine des écrivains : quand la littérature passe à table, Dunod, 2021,264 p., 8,90 €. Il fut un temps où l’on publiait des anthologies de littérature érotique. Aujourd’hui, la mode est plutôt aux compilations gastronomiques. Parmi des dizaines de titres, certains plus savants, d’autres sans prétention, on a pu lire Les Plus belles pages de la littérature gourmande (Philippe Di Folco, 2012) Mots en bouche (Florence Trébaol, 2011), Le Goût de la cuisine (Stéphanie Dupays, 2015), sans oublier la pionnière Anthologie de la littérature gastronomique (Robert J. Courtine et Jean Desmur, 1970). Ces recueils côtoient, dans les librairies, ces autres entreprises éditoriales que sont les livres de recettes concoctés à partir de l’œuvre d’écrivains tels que Colette, Stendhal, Marguerite Duras, Proust, George Sand, et même San-Antonio… Un peu plus loin, le chaland trouvera les ouvrages de cuisine pratique qui, de nos jours, recourent bien souvent aux formes de la fiction. On ne peut qu’être frappé de ce phénomène par lequel est mise en avant une connivence entre littérature et gastronomie. La parution de La Cuisine des écrivains est un bon prétexte pour jeter sur le papier quelques idées à ce sujet. Mais d’abord quelques lignes concernant cette anthologie. Elle a le mérite non seulement de puiser du côté de classiques essentiellement français Gautier, Dumas père, Flaubert, Maupassant, Proust – mais aussi d’ouvrir vers des sources moins connues ou associées davantage au genre des écrits culinaires ou gastronomiques pat exemple Taillevent, La Varenne, Brillat-Savarin ou Charles Monselet. Mais elle est loin de révolutionner le genre, sa formule illustrant plutôt les constantes d’une tradition établie. Ainsi dans ce qui est presque un passage obligé, la table des matières est ordonnée comme un menu : aux mises en bouche succèdent les divers services suivis des fromages, desserts et boissons chaudes. Les extraits choisis, évocateurs, souvent légers et empreints d’humour, flattent la gourmandise dans une sorte de célébration de la sensualité des lettres ; il est vrai que des notes plus corsées ou franchement dérangeantes (on pense à Zola ou à Duras) viennent relever la sélection, À l’usage des vrais passionnés, quelques recettes complètent le recueil. L’introduction de Faerber est plus originale, quoique discutable. L’auteur veut poser l’importance de Brillat-Savarin dans le domaine de la gastronomie. Ce faisant, il avance des formules-chocs qui paraissent pour le moins en tension : le penseur serait « le dernier homme des Lumières » (p. 17), « un romantique de la cuisine » (p. 18) ou « l’homme de la sémiologie » (p. 19) (italiques dans le texte original). Brillat-Savarin se voit assigner la paternité intellectuelle de la création même de l’objet qu’est la gastronomie. Avant lui, la nourriture « ne parlait pas » (p. 15) ; après lui, elle porte une science du social qui la destine à faire corps avec le roman. C’est mettre beaucoup sur les épaules du gastronome belleysan. D’une part, le discours gastronomique existe hors de la France du XIXe siècle, historiquement bien avant elle, ainsi que dans d’autres contrées ; d’autre part, si ce discours prend au siècle de Monsieur Prudhomme un essor effectivement inédit, c’est en raison de conditions sociales nouvelles plutôt que sous l’impulsion d’un seul penseur, aussi gourmand et génial soit-il. Mais au-delà de ses spécificités, cet exemple emblématique d’anthologie gastronomique fait s’interroger sur le succès même du genre. Que fait – on quand on publie de telles anthologies ? Que dit la rencontre, qui tient désormais du lieu commun, entre la littérature et les choses de la table ? Il est clair que des processus croisés de légitimation sont à l’œuvre ici. Le premier concerne la littérature. Les anthologies s’élaborent autour d’un canon littéraire académique qui, par moments, s’avère indéniablement poussiéreux. L’appel à Balzac, à Baudelaire ou à Flaubert agit comme un signe de connivence entre gens de goût, mais c’est un signe devenu problématique, référant à une culture littéraire en perte de statut. Non que ces œuvres soient mortes, mais elles sont muséifiées, rarement lues ou relues, et leur présentation par extraits ne fait qu’accentuer cette situation tout en la masquant. A-t-on vraiment lu Proust si l’on n’en connaît que la sempiternelle madeleine ? Le traitement anthologique décontextualise tout en donnant une impression de connaissance et d’exhaustivité. À côté de cette tradition littéraire française quelque peu mythifiée, le thème gastronomique agit comme une caution. C’est le miel destiné à faire passer la pilule amère. La « grande littérature » n’est sans doute pas si rébarbative puisque des écrivains ont parlé dans leurs œuvres des choses de l’estomac… Dans le même mouvement, au contact des plumes révérées, la cuisine acquiert un prestige supplémentaire, s’associant à des formes culturelles historiquement reconnues. En bref, le thème alimentaire tire la littérature vers ce que Bakhtine appelait le bas culturel, il semble la rendre accessible ; inversement, le contexte littéraire magnifie la cuisine, il la légitime. Il est remarquable de constater que l’alliance des mets et des mots, déjà présente au XIXe siècle, se prolonge aujourd’hui. Mais la dynamique qui les lie est désormais inversée. Au siècle de Flaubert, les choses de la table accédaient seulement à l’expression littéraire. En passant par le verbe des maîtres, elles gagnaient de devenir – bien lentement – des éléments légitimes de la culture. Aujourd’hui, c’est la littérature qui a perdu son statut. Mettre en avant ce qui, dans les pages des classiques, touche à la nourriture, c’est en quelque sorte se livrer à une entreprise de sauvetage de l’ancien par le nouveau. Mais quelle que soit la dynamique qui prévaut à l’alliance de la littérature et de la cuisine, une conception bien spécifique de la gastronomie reste en jeu. En phase avec l’imaginaire social, la plupart des extraits choisis dans les anthologies sont de nature agréable, donnant à lire des moments de plaisir euphorique. Nous aimons voir dans l’alimentation ce qui s’associe au plaisir, aux mots d’esprit et à l’humour. Ce cadrage lénifiant fait manquer le plus intéressant : la gastronomie peut être critique, porter des valeurs perturbatrices, proposer des plats immangeables. Elle a davantage à dire, de ce point de vue, que ce que nous lui taisons porter.
Montesquiou. Antoine Bertrand, Robert de Montesquiou, 2 volumes, Classiques Garnier, 2021, 1620 p., 89 € les deux volumes. Voici enfin un ouvrage biographique et critique exhaustif sur Montesquiou, qui ne se borne pas à répéter les sempiternelles approximations sur Montesquiou-Des Esseintes-Dorian Gray-Monsieur de Phocas-Charlus, décrit comme un simple fantoche mondain. Ainsi que le note Antoine Bertrand, la biographie de Philippe Jullian, si elle constituait un précédent fort bienvenu, reste incomplète, « et, se concentrant sur sa vie mondaine, n’analyse pas l’œuvre littéraire de Montesquiou, qui se voulait d’abord écrivain ». Ont trop souvent prévalu à son sujet l’anecdote, et les sarcasmes sur sa préciosité, ses ridicules et sa vanité – vanité dont Antoine Bertrand observe en passant que celle d’une Anna de Noailles « atteint pourtant des proportions autrement pathologiques ». Cet imposant ouvrage se déroule selon une perspective chronologique, et il est composé de brefs petits chapitres monographiques, qui donnent une certaine alacrité à ces 1 620 pages. Les œuvres de Montesquiou s’y trouvent examinées à leur date de publication ou bien de gestation, accompagnées d’une étude sur leur réception, étude comprenant également les lettres privées reçues par l’écrivain. Antoine Bertrand s’appuie sur une très vaste documentation, puisée d’abord dans l’immense Fonds Montesquiou de la BnF (dont la correspondance reçue par le comte), mais aussi dans quantité d’archives publiques et privées, et notamment dans l’importante correspondance inédite de l’écrivain à sa cousine la comtesse Greffulhe, laquelle partageait ses goûts et ses dégoûts. Tout cela va lui permettre de préciser, de compléter ou de nuancer ce que dit Montesquiou dans ses Mémoires, Les Pas effacés (dont le premier volume, généalogique, est, soit dit en passant, fort ennuyeux). Dès son adolescence et sa jeunesse, celui-ci éprouva en effet un sentiment de solitude, que doublait un goût prononcé pour l’indépendance, et même pour le secret. Un tel isolement, joint à sa réputation de férocité, provoquera fatalement son insuccès littéraire, qui l’affligera durablement. Il faut dire que nombre de ses contemporains ne pardonnèrent pas à Montesquiou les flèches et les mordants lazzis dont il les criblait inlassablement, souvent en public. Parallèlement, Montesquiou affichait un dandysme qui était quelque peu paradoxal, puisque, au lieu d’être impassible, notre héros lâchera de plus en plus souvent la bonde à son tempérament satirique et à son ironie, volontiers insolente et sarcastique (voir par exemple toutes les séries de ses désopilantes Quarante Bergères : 287 portraits, dont la majorité reste inédite). Ce qui est surtout frappant chez Montesquiou, c’est, souligne Antoine Bertrand, « la gamme quasiment encyclopédique des domaines où il exerce son goût avec autorité ». La variété en est extrême : littérature, peinture, sculpture, musique, danse, arts décoratifs, jardins, fêtes, etc. (on sait qu’il fut aussi un dessinateur de talent). On se méprendrait cependant grandement en ne voyant en lui qu’un simple touche-à-tout. Bien au contraire, il avait une culture très approfondie, fruit d’immenses lectures, et était par ailleurs doté d’un esprit critique particulièrement aigu, qui s’exprimait par un goût d’une grande sûreté. Il ne pouvait donc que s’opposer violemment à la déplorable esthétique et aux lamentables prédilections des salons et des mondains de son époque. Après une enfance solitaire, le lycée puis le collègue furent vécus comme une prison. L’amitié de Charles Haas permit ensuite au jeune Montesquiou d’avoir accès aux salons mondains, dont celui de la baronne de Poilly, très fréquenté par les écrivains. Le livre fait alors défiler, en une série de petits chapitres monographiques, toutes les amitiés du comte dans le monde des lettres et des arts : Cros, Mallarmé, Sarah Bernhardt, Bastien-Lepage, Coppée, Bourget, Gualdo, Maüar, Judith Gautier, Lorrain, Heredia, Pozzi, Galle, Whistler, Gustave Moreau, Fauré, J.-É. Blanche, etc. En 1885, il rencontre Gabriel de Yturri, l’ami fidèle qui l’arrachera à sa solitude, mais mourra brusquement en 1905. Au soir de sa vie, Montesquiou, désabusé, tentera de se faire un disciple en la personne du jeune prince Jean Sevastos : peine perdue. Peu après avoir rencontré Yturri, il se lie avec Flavie de Casa-Fuerte, dont il s’éprend et à qui il vouera désormais un amour éthéré. Il multiplie parallèlement les vagabondages esthétiques et mondains (Bayreuth, Londres, Saint-Moritz, Venise), et s’imprègne à la fois de la musique de Wagner et du mouvement esthétique anglais. Remarquable fut le mécénat de Montesquiou auprès d’artistes comme Gallé et Whistler, et l’aide apportée à des écrivains comme Mallarmé, Verlaine, Samain et D’Annunzio. Il fut également le seul à révéler le génie de Raymond Roussel. On connaît aussi ses multiples activités d’organisateur de célébrations artistiques et mondaines, en des fêtes qui se prolongèrent durant une vingtaine d’années, de 1890 à 1912. Et faut-il souligner qu’il fut aussi un excellent critique d’art, réhabilitant Blake, Guys, Böcklin, Moreau, Monticelli, Beardsley, El Greco, Bresdin, et soutenant Rouveyre, Barbier, Romaine Brooks ? La guerre de 1914-1918 verra la fin d’un monde et l’éclipse de Montesquiou, ce qui ne signifie pas pour autant que les nouvelles générations l’ignoraient totalement. C’est ainsi qu’en 1917 le jeune Antonin Artaud lui adresse des poèmes avec cette dédicace : « À M. Robert de Montesquiou/qui atteint au sublime/dans un feu d’artifice de pierres, fleurs et plumes/sans précédent ». Certains chapitres constituent par ailleurs des mises au point. Citons celle sur Montesquiou et Des Esseintes, qui rapporte des propos du comte agacé, lequel assurait que, mis à part le décor, le personnage mis en scène par Huysmans n’était que pure imagination. Une autre traite de la sexualité de Montesquiou, qui éprouvait un dégoût physique pour la chair, et dont l’homosexualité est, pour Antoine Bertrand, présumée, sans être vraiment prouvée. Très bienvenues sont par ailleurs les diverses mises au point successives sur Montesquiou et Proust. Le premier rencontra le second en 1893 chez Madeleine Lemaire (dont ils exalteront tous deux la peinture de mirliton). Tandis que le comte voyait dans ce jeune homme à l’amabilité fondante un disciple à cultiver, celui-ci était fasciné par la conversation et le génie verbal de Montesquiou, par ailleurs, répétons-ie, grand critique d’art. Toutefois, les flagorneries de Proust cachaient mal son désir d’être introduit dans le monde par son prestigieux aîné et de profiter, « avec une patience d’insecte », des relations de celui-ci. Avec le temps, Proust sacrifiera de plus en plus Montesquiou à la littérature. Sa susceptibilité et sa misanthropie croissante lui feront multiplier tes stratégies d’évitement, tandis que le comte savait cependant apprécier Swann, À l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Côté de Guerrnantes. Le romancier se défendait longuement de s’être inspiré de lui pour le personnage de Charlus, ce qui ne convainquait guère son interlocuteur. Leur « rivalité inavouée » (Antoine Bertrand) trouvera son terme en décembre 1921, lorsque Montesquiou mourra seul et oublié, alors que Proust connaissait la gloire. On s’est souvent moqué des poésies de Montesquiou, mais Antoine Bertrand sait, par-delà leurs aspects décevants ou déconcertants, en montrer l’inspiration parfois cocasse, et le goût qui s’y déploie du mot rare et des acrobaties verbales. Encore plus commentés, car vraiment dignes de considération, sont les ouvrages critiques du comte, dont l’auteur souligne les multiples qualités et tes jugements souvent prophétiques. Ainsi l’œuvre tout entière se trouve-t-elle faire l’objet d’une véritable analyse critique. Antoine Bertrand souligne également les mérites des deux romans que sont La Petite Mademoiselle et La Trépidation, qui peuvent nous séduire par leur incessante verve satirique. On se rend compte par ailleurs que, au total, Montesquiou aura énormément écrit, et que son œuvre inédite est immense. Il n’est pas rare, en effet, de voir passer dans les ventes d’importants manuscrits inédits de lui, qui gagneraient assurément à être publiés, sans parler de ceux qui se trouvent dans le Fonds Montesquiou de la BnF. Mais le foisonnant travail d’Antoine Bertrand appellerait bien d’autres remarques. Disons, pour finir, qu’il a le mérite de nous montrer dans le détail Montesquiou avec ses forces et ses faiblesses, son moi public et mondain, et son moi secret. Nous est restitué l’homme à la fois dans son monde et ses diverses activités, et dans sa création littéraire : deux aspects que l’auteur déroule conjointement avec une grande précision. S’impose à nous un Montesquiou double, qui sait toujours rester profondément artiste et original, et préserver son indépendance : tardive, mais complète réhabilitation d’un grand calomnié. À cet égard, l’imposant travail d’Antoine Bertrand est éminemment salubre.
O’Neddy, Philothée O’Neddy, Feu et flamme et autres textes, éd. Aurélia Cervoni, Paris, Honoré Champion, 2021, 294 p., 55 €. Un soir de colloque, au restaurant, un collègue et moi avions imaginé il y a bien des années fonder le BAOBAB (Bulletin de l’Association Officielle de la Bande d’Amis des Bousingots). L’idée ne s’est pas concrétisée et c’est dommage : si Auguste Maquet a fait l’objet d’un livre et d’un film, si Théophile Gautier et Gérard de Nerval figurent parmi les grands auteurs du XIXe siècle, si Pétrus Borel a ses aficionados, les autres « Jeunes-France » ou « Bousingots » (le questionnement sur la désignation exacte est aussi vieux que le groupe désigné lui-même) n’ont fait l’objet que de rares travaux savants. C’est dire si je me suis réjoui lorsque les éditions Honoré Champion ont publié une édition commentée de Feu et flamme de Philothée O’Neddy, certainement l’œuvre la plus marquante, avec Champavertie Borel, qui ait été issue du Petit cénacle. Aurélia Cervoni, que l’on connaît pour ses travaux sur Borel, Gautier et Baudelaire, était la personne idéale pour éditer l’œuvre principale de l’un de ces chaînons entre Byron et Baudelaire, comme on désigne souvent, par raccourci, les écrivains de la génération de 1830. Elle donne de Feu et flamme une édition impeccable. L’un des intérêts philologiques de cette réédition est l’ajout en notes des variantes contenues dans le manuscrit qui a servi à l’impression du livre de 1833 et qui est aujourd’hui conservé à la BnF. J’ai aussi appris dans cette édition que Jean-Claude Féray a mis au jour en 2013 deux documents de police datant de 1832 qui indique que Nerval et Borel étaient surveillés comme « républicains [armés de poignards] » et « sodomistes » ! Autre nouveauté : on pensait, parce que Dondey lui-même le prétendait, que Feu et flamme n’avait reçu à sa sortie qu’un seul compte rendu, peu flatteur, dans La revue encyclopédique. Aurélia Cervoni en a retrouvé un autre, nettement plus bref et plus neutre dans le ton, paru dans La Tribune politique et littéraire, un petit journal, en décembre 1833.
L’édition ici présentée remplit donc un vide et on pourra dire que Feu et flamme a bénéficié de son édition critique. Celle-ci fait trop peu de place cependant, me semble-t-il, au Dondey d’après O’Neddy. L’image du jeune-France, hugolâtre furieux, que Dondey a embrassée vers 1830, a continué à lui coller à la peau, d’autant plus que Dondey a depuis refusé de publier un volume de vers : « quand il n’y aura plus de bourgeois », a-t-il répondu, à en croire l’Histoire du romantisme de Théophile Gautier, aux anciens bousingots réunis pour un soir de 1867. Or, s’il délaisse le recueil poétique, il n’a pas renoncé à écrire ni, jusqu’en 1843, à publier. Théophile Dondey (1811 – 1875), outre Feu et flamme, c’est 400 pages de Poésies posthumes (des idylles, des odes, des sonnets et un poème dramatique) et 300 pages à d’Œuvres en prose (des romans brefs, des contes, de la critique théâtrale et de la correspondance, sachant que Havet n’a publié qu’une petite sélection des lettres qui étaient en sa possession). Feu et flamme ne dépassant pas, même accompagné de notes d’édition et de notes de commentaire, la centaine de pages, on comprend que se soit fait sentir le besoin d’ajouter du matériel à cette édition : « Feu et flamme et autres textes », assure le titre. On ne trouvera là cependant aucun inédit et le choix des textes retenus dans les annexes n’est pas justifié autrement que par les allusions qui sont faites à ces textes dans la préface. Sont reproduits certaines des Poésies posthumes, les deux recensions de Feu et flamme, des articles nécrologiques ou encore des extraits de la « Notice sur Philothée O’Neddy » d’Ernest Havet. C’eût été l’occasion de rendre hommage à Ernest Havet, le précédent éditeur de Dondey. Ils avaient tous deux été élèves d’une petite institution d’enseignement secondaire. Dondey avait deux ans de plus que Havet, ils s’étaient liés et sont restés amis toute leur vie. Havet était un universitaire : il a occupé la chaire d’éloquence latine au Collège de France et a été professeur de littérature française à l’École polytechnique. Cet érudit, spécialiste des origines du christianisme, n’avait donc aucun intérêt professionnel à éditer les œuvres de son ami. C’est pourtant ce qu’il a fait avec les deux volumes parus chez Charpentier en 1877 (Poésies posthumes) et 1878 (Œuvres en prose), dont le premier comprend la notice écrite par Havet, longue de plus d’une centaine de pages. Au chapitre des regrets, je mettrai celui du titre choisi par l’éditrice pour sa préface : « Philothée O’Neddy, l’autre “lycanthrope” ». Pourquoi, à l’occasion de la première entreprise (et vraisemblablement la dernière, avant longtemps) d’édition critique de Feu et flamme, rapporter ce jeune-France à un autre ? Pourquoi mettre Dondey dans l’ombre de Borel, sous la patte d’un autre lycanthrope littéraire ? Ce choix me semble malencontreux. Enfin, dans l’utile bibliographie des travaux consacrés à O’Neddy/Dondey, manquent les travaux de José-Luis Diaz, ainsi qu’un article de Pascal Brissette, « Le malheur moyen de Théophile Dondey », dans un numéro de revue hélas peu disponible en France (« Autour des Jeunes – France », Les cahiers du XIX siècle, n° 3, 2009, p. 79-94). Brissette y fait de Dondey l’un des grands déshérités de la « génération de 1830 » parce qu’il n’a pas atteint le statut de poète maudit qui sera réservé à Borel et à Nerval.
François Bompaire, Anthony Glinoer, Jean-Paul Goujon
Geneviève Sicotte, Abigael van Alst