Livres reçus
Borel. Aurélia Cervoni, Pétrus Borel, Paris, PUPS, coll. Mémoire de la critique, 2020, 596 p., 24,90 €. Parmi les volumes qui, dans la collection « Mémoire de la critique » des Presses universitaires Paris-Sorbonne, constituent des anthologies de textes critiques consacrés à un auteur, permettant de retracer l’histoire de sa réception et de mieux appréhender sa fortune, ce sont tout naturellement les auteurs majeurs qui ont longtemps été privilégiés : ainsi, Baudelaire ou Mallarmé. Aussi est-ce une très agréable surprise que de trouver dans cette collection à l’impeccable élégance un volume consacré à l’écrivain qui est aussi l’incarnation emblématique du mineur (que l’on lise dans le terme un jugement sur son caractère secondaire ou seulement sur sa marginalité), Pétrus Borel, romantique de la seconde génération, membre du Petit Cénacle, auteur de quelques ouvrages de tous genres remarquables par l’intensité de leurs extravagances et de leur violence (Rhapsodies, Champavert. Contes immoraux, Madame Putiphar). Aurélia Cervoni a rassemblé dans ce volume une centaine de textes publiés entre 1831 (date de parution du recueil de poèmes Rhapsodies) et 1915, accomplissant un travail éditorial d’une rigueur scientifique proportionnelle à l’exaltation échevelée de Pétrus Borel. Les textes sont accompagnés d’un abondant appareil de notes de bas de page, d’une précision remarquable, et nourrissent un index des noms. Aurélia Cervoni a mené ses recherches dans tous les supports, presse, encyclopédies, essais ou histoires du romantisme. Elle présente également des articles étrangers (anglais, allemand, américain), présentés dans la langue originale et en traduction. Enfin, si le volume inclut les textes déjà bien connus que Baudelaire, Gautier ou Vallès ont consacrés à Borel, il rassemble aussi une cinquantaine de jugements critiques qui n’avaient pas encore été répertoriés. Le lecteur peut ainsi découvrir quelques textes étonnants, par exemple cet extrait des Romantiques de Marc de Montifaud (pseudonyme, nous apprend Aurélia Cervoni, de Marie-Amélie Chartroule de Montifaud, féministe auteur de fictions érotiques), qui se livre en 1878 à une louange émue et exaltée du « rugissement d’âme damnée » de Borel, en qui elle reconnaît un frère de révolte (« Jamais langue ne posséda une puissance évocatoire plus implacable. Ce sont nos haines à nous, auditeurs en petit nombre, qui sifflent dans Champavert, et non les haines d’un seul »). L’ouvrage est complété par un préambule, qui fait la synthèse des grandes tendances de la critique à l’égard de Borel ; il s’achève avec une précieuse bibliographie des œuvres de Pétrus Borel, enrichie de deux titres qu’Aurélia Cervoni a pu identifier comme étant de la plume du Lycanthrope, ainsi qu’un volumineux ensemble (près de cent pages) de notices biographiques qui éclaircissent de façon bienvenue l’identité des rédacteurs, et qui, pour les auteurs plus connus, se concentrent sur l’exposé des relations avec Borel, ce qui en rend la lecture passionnante. La notice consacrée à Théophile Gautier, dont Aurélia Cervoni est par ailleurs spécialiste, pourrait constituer un article à part entière, exposant tous les indices qui attestent la vigueur de l’amitié entre les deux jeunes romantiques, et montrant comment cette complicité se dissipe les années passant : Gautier a été déçu par les œuvres de Borel, qui, lui, perçoit comme des compromissions les nombreuses collaborations de Gautier avec la presse. Les dates retenues pour l’édition des textes critiques excluent la réception par les surréalistes, dont Aurélia Cervoni donne cependant les principaux éléments dans le préambule, mais présentent l’intérêt de montrer la réception de Borel sur un temps long, illustrant les réactions des contemporains immédiats des œuvres du Lycanthrope aussi bien que les regards rétrospectifs jetés sur celui que Gautier voyait comme « le plus parfait spécimen de l’idéal romantique ». On comprend que cette somme extraordinairement riche, indispensable, à quiconque s’intéresse à Borel, sera également très précieuse pour tous ceux qui étudient le romantisme en général. Les lectures de Borel illustrent en effet de façon exemplaire quelques grandes problématiques de la réception du romantisme. Ainsi du rapport étroit entre l’écriture et l’existence. Celui-ci est particulièrement remarquable dans le cas de Pétrus Borel, dont le nom sonnait comme un pseudonyme romantique et qui présentait son personnage de Champavert comme l’auteur de ses Contes immoraux. C’est pourquoi l’on trouve aussi bien dans les articles la présence récurrente des citations les plus remarquables de l’auteur que celle des anecdotes les plus emblématiques de la vie de bohème romantique : la crème qu’Alexandre Dumas mangea dans un crâne lors d’un bal rue d’Enfer, chez Borei, a marqué plus d’un rédacteur. Cette somme sur la réception de Borei intéresse aussi par les jugements de valeur qui s’y formulent, aussi tranchés que contradictoires. Borei est-il ridicule ou sublime ? La critique hésite. Les critiques postérieurs à l’époque romantique insistent sur le caractère daté de la personnalité et de l’écriture de Borel, mais en 1830, on s’indignait déjà de ses outrances et ses bizarreries. On ne sait comment juger en effet cette révolte radicale dont il s’est fait le héraut — révolte, certes, politique contre la bourgeoisie et la monarchie mais aussi, au-delà, contre l’humanité tout entière, contre la vie et la nature : vérité brutale et cynique ou extravagance forcenée ? Sincérité impudique ou insupportable affectation ? Ces questions se posent, non seulement pour Borel, mais pour nombre des romantiques des années 1830. Aussi agréable à lire, comme une flânerie en zigzags dans l’histoire littéraire, que précieux comme source pour une étude méthodique de la réception de Borel — ainsi que Guillaume Cousin s’y est essayé dans le dernier numéro de la revue Otrante sur la morale de Champavert —, cet ouvrage donne enfin envie de replonger dans les horreurs naïves de la frénésie 1830, dont Borel fut, avec Janin, Sue et Soulié, l’un des modèles.
Caricatures. Cécile Guinand, Roman et caricature au XIXe siècle. Poétiques réalistes entre Illusions perdues et Éducation sentimentale, Genève, Droz, 2020, 455 p « 38 €. Le XIXe siècle fut, selon Baudelaire (“Quelques caricaturistes français”), un “âge de fièvre caricaturale”, âge d’or auquel contribua largement l’essor extraordinaire de la “petite presse illustrée”, de La Caricature de Philippon à La Caricature de Robida. Cécile Guinand s’attache, quant à elle, à l’analyse des rapports qui unissent caricature et roman réaliste, tous deux partageant d’une part le souci de rendre compte avec exactitude de la société contemporaine, de l’autre l’ambition de la dépeindre sous un angle critique (tendance à l’exagération) et analytique (mise en exergue de certains détails). Pour analyser les ressorts de cette complémentarité, elle s’appuie sur un roman de Balzac, Illusions perdues, et un roman de Flaubert, L’Éducation sentimentale, qui tous deux problématisent les représentations sociales et littéraires du réel à travers des personnages qui sont à la fois spectateurs et objets de la caricature. L’essai se développe en deux moments. La première partie, analysant la relation entre le texte et l’image, part du principe que la caricature, art visuel, partage avec le texte littéraire un “terreau” rhétorique : la figure de rhétorique peut être considérée comme un succédané de la figure dessinée. De là peut être affirmé que les écrivains, qui par ailleurs produisent une réflexion théorique sur la caricature, s’approprient les codes de la caricature. L’interartialité, l’intersémioticité ou l’interesthétisme sont ici convoquées. L’analyse suppose donc de ne pas faire un usage purement métaphorique de la notion de caricature textuelle : la version textuelle de la caricature se présente comme un énoncé descriptif qui évoque le corps d’un personnage de manière volontairement altérée, s’inspirant visiblement des codes de la caricature visuelle. Dans cette partie est plus particulièrement analysé le climat culturel commun qui favorise le rapprochement entre caricaturistes et écrivains, tous s’intéressant fort à la physiognomonie et à la phrénologie, disciplines dont la réappropriation, entre sérieux et dérision, pose question. Sont aussi analysés les procédés graphiques récurrents utilisés par les caricaturistes : quels équivalents textuels peuvent leur être trouvés ? Dans une perspective intermédiale cette fois, la seconde partie est consacrée aux relations entretenues par le roman et la caricature avec différents supports médiatiques : la littérature panoramique et les Physiologies (à rapprocher du roman réaliste car, pour rendre compte de la société contemporaine, sont mis en scène des types), la presse satirique illustrée (même s’ils la condamnent, les romanciers rejettent ses stratégies de communication ou bien se les approprient, par exemple en nouant une connivence avec le lectorat à travers la mise en circulation de motifs caricaturaux) ; le théâtre (résonances chez Balzac et Flaubert de différentes ressources dramaturgiques utilisées par les caricaturistes comme quiproquo d’un Gavarni ou la mystification d’un Monnier) ; l’album (en particulier l’album de caricatures dont le dispositif éditorial peut rendre compte de la structure des romans). Ces différents dispositifs médiatiques sont analysés en tant que modèles structurels permettant de penser l’articulation de la caricature textuelle au récit. Il s’agit de mettre en lumière les inflexions interprétatives que la caricature imprime à la poétique romanesque (modes de lecture, stratégies éditoriales, postures auctoriales). En analysant les liens entre l’art de la caricature d’une part, Illusions perdues et L’Éducation sentimentale d’autre part, l’intention de Cécile Guinand est aussi de comparer la poétique romanesque de Balzac et celle de Flaubert. Elle y revient dans sa conclusion. La caricature chez Balzac servirait à dévoiler la vérité d’un personnage ou d’une situation, sans en épuiser la complexité ; elle se caractériserait donc par la complication (qui implique les explications et les commentaires d’un narrateur garant de l’autorité), ce qui n’exclut pas une dimension parfois ludique. Chez Flaubert, la caricature sert des perspectives satiriques multiples, interdisant au lecteur de conclure ; ambiguë — elle mobilise des points de vue subjectifs qui tendent à s’annuler mutuellement —, elle participerait donc de la poétique flaubertienne de la neutralisation. Par le biais de cette poétique romanesque comparée, Cécile Guinand escompte une compréhension plus globale des rapports entre roman et caricature au XIXe siècle, l’analyse pouvant être étendue à l’analyse d’autres romans. Une abondante bibliographie est proposée à la fin de l’essai, ainsi qu’un index. La question de la caricature littéraire est donc au cœur de ce bel essai. Est-elle un genre à part entière ? Dès les premières pages, l’auteur, tout en laissant entendre le bien-fondé de cette notion, préfère s’en tenir à la formule “caricature textuelle”, définie comme “un énoncé descriptif qui forme une image volontairement altérée d’un personnage ou d’une scène”. Plusieurs pistes insuffisamment explorées sont évoquées dans la conclusion : par exemple, la compatibilité entre roman réaliste et poétiques du grotesque et de la fantaisie en lien avec la caricature ; ou bien les techniques et la matérialité des supports de la caricature tels que la poétique balzacienne les prend en charge (Balzac “médiologue avant l’heure”, pour reprendre l’expression de Nathalie Preiss). L’essai de Cécile Guinand n’en constitue pas moins un travail tout à fait stimulant à la fois par les microlectures qu’il propose et par les perspectives intermédiales qu’il ouvre, double approche tout à fait enrichissante pour la lecture de deux romans dont tout semblait avoir déjà été dit.
Desbordes-Valmore. Pierre Loubier et Vincent Vivès (dir.), “Marceline Desbordes-Valmore poète”, J’écris pourtant. Cahiers Marceline Desbordes-Valmore, hors-série, Douai : Société des études Marceline Desbordes-Valmore, 2020, 232 p., 20 €. Depuis 2017, la Société des études Marceline Desbordes-Valmore, présidée par Christine Planté, réunit une équipe enthousiaste qui cherche à mieux faire connaître l’œuvre, encore largement sous-estimée, de l’autrice douaisienne. Le bulletin que cette société édite s’est étoffé chaque année, abordant successivement la question des manuscrits (2017), de la correspondance (2018) et de la prose (2019) de Marceline Desbordes-Valmore. Le hors-série publié en 2020 s’attache à explorer à nouveaux frais l’œuvre poétique qui n’a plus guère suscité de recherches approfondies depuis les travaux déjà anciens de Marc Bertrand (à qui l’on doit une thèse sur les techniques de versification de la poète, soutenue en 1977) et d’Éliane Jasenas (Le poétique : Desbordes-Vatmore et Nerval, 1975). Quelques thèses, trop rares, et des articles épars parviennent difficilement à combler ce manque. On peut donc espérer que ce riche hors-série inaugurera un renouveau de l’intérêt pour une écriture plus complexe et plus subtile qu’on ne l’a souvent prétendu, et que le grand public ne connaît qu’à travers quelques agréables éditions partielles en poche, grâce aux anthologies établies par les soins d’Yves Bonnefoy (1983) et de Christine Planté (2010), ou au recueil Les Pleurs présenté par Esther Pinon (2019). Soulignons d’abord la variété des approches proposées dans le volume, qui en constitue la richesse ; on y trouve en effet tout aussi bien des études relevant de la poétique el de la stylistique que des microlectures ou des articles portant sur la réception de l’œuvre. Toutes les contributions, cependant, tendent à montrer que Marceline Desbordes-Valmore, poète, se révèle irréductible aux trop faciles étiquettes sous lesquelles on a voulu ranger son œuvre. SI la volume suggère que la poétique desbordes-valmorienne, comme le souligne Christine Planté dans son avant-propos, est travaillée par trois “motifs” insistants qui sont “le féminin, le mineur, le petit” (p. 11), ceux-ci ne se confondent pas avec les catégories trop étroites de la poésie fémlnlne ou des minores de l’histoire littéraire. Entrant en poésie par l’humble porte de l’élégie, la poète construit son ethos sur une naïveté et une ignorance qui ne doit pourtant pas cacher ce que Stéphanie Loubère appelle judicieusement un “héritage flottant” (p. 21), qui, “bien que diffus […] constitue un arrière-plan qui donne cohérence et continuité à [s] a voix poétique” (p. 29), ni où la lecture des élégiaques du siècle précédent, en particulier de Chénier, joue un rôle important, Sa connaissance de la tradition poétique a été trop souvent sous-estimée : l’innutrition littéraire joue chez elle un rôle prégnant. Mais, d’une part, l’ethos de poète autodidacte qu’elle choisit d’assumer l’amène à minimiser sa culture poétique, et, d’autre part, à se laisser enseigner par la chanson populaire, que sa remarquable mémoire sonore lui permet de convoquer dans l’écriture. L’emploi inhabituel qu’elle fait de l’hendécasyllabe, par exemple, puise certes, selon Chrlstine Planté, aux modèles savants (la strophe sapphique, le vers de Dante), mais surtout à une multiplicité de vers chantés dont la souplesse rythmique nourrit sa propre pratique métrique “Flottant”, l’héritage littéraire de Marceline Desbordes-Valmore lui laisse la liberté de jouer avec les possibilités de la poésie populaire, et avec les genres, les registres, les formes, voire les langues. Ainsi voit-on se dessiner les caprices d’une plume qui ne se laisse jamais enfermer dan » des normes rigides. On lira avec profit, dans cette perspective, l’article de Pierre Loubier, qui parcourt les diverses sections génériques du recueil des Poésies de 1830, pour y dévoiler comment la poétique du songe, d’abord thématiquement déclinée dans les perspectives érotiques (idyllique) et endeuillées (élégiaque), devient constitutive de la romance qui s’élabore comme une « poétique de la cigale » (p. 61), où la ritournelle permet de « réparer la perte » de la voix, « objet perdu fondamental chez Marceline Desbordes-Valmore » (p. 65). Mais cette traversée, déliée, des genres et registres poétiques se retrouve également dans l’analyse, par Yohann Ringuedé, des « structures complexes » (p. 165) où la poète mêle des procédés lyriques à des enjeux politico-sociaux pour manifester son engagement, allant jusqu’à réunir épopée et élégie, ou bien dans les liens que la poète tisse, par de subtils déplacements, entre « les poèmes coups de canon et les poèmes bruits dans l’herbe », selon les mots de Jean-Patrice Courtois (p. 128). La langue même devient un espace de création, comme le montre l’article consacré par Déborah Jenson au pseudo créole qui donne à « Chanson créole » (écrite en 1819) sa profonde originalité. Comme le montre Aurélie Foglia en étudiant les jugements critiques de Verlaine et de Barbey d’Aurevilly, non exampts de quelques contradictions, la poétique desbordes-valmorienne peut s’inscrire dans un romantisme qui définit la poésie comme un cri, ontologiquement modulé sur les fibres même » du cœur, ce qui revient à reléguer au second plan toute compétence métrique ou technique au profit d’une « compétence […] cardiaque » (p. 188), profondément ancrée dans l’imaginaire du féminin, mais dépassant toute identité sexuelle, puisque Lamartine y voit également le fondement de sa propre pratique poétique. Les frontières du genre deviennent poreuses, quand il s’agit de déplacer la poésie du côté de l’inventivité et de l’originalité individuelles. Poésie cardiaque, la poésie de Marceline Desbordes-Valmore est tout autant poésie pneumatique, souffle qui dit conjointement l’absence et la présence : Vincent Vives propose, dans une microlecture exemplaire du fameux poème « Les Roses de Saadi », de voir comment « la voix libère de la parole, et […] lui donne une autre temporalité » en « s’évapor [ant] », ouvrant alors « une métaphysique de la présence » (p. 93) qui se manifeste dans le « tissu sonore » (p. 96) des réseaux d’allitérations et dans le tremblé du rythme et du sens. C’est peut-être pourquoi l’un des meilleurs lecteurs de son œuvre n’est autre qu’Yves Bonnefoy, comme le souligne dans son article Patrick Née qui rappelle, en conclusion, l’importance que celui-ci accordait au motif du « chant du grillon » chez la poète (p. 84). Grillon (selon Y. Bonnefoy) ou cigale (selon P. Loubier), donc, la poète, dans l’humilité qui définit son ethos, ne cesse de faire entendre une petite musique obsédante, entêtante, dont le volume aide amplement à percevoir, sous l’apparente simplicité, la texture dense et singulière.
Du Camp. Maxime Du Camp, Les Académiciens de mon temps. Édition critique établie, présentée et annotée par Thomas Loué. Montrouge, éditions du Bourg, 2021, 646 p., 39 €. Sur le tard de sa vie, Maxime du Camp se consacra à l’écriture mémorielle — une écriture qu’il entendait réserver non pas à ses contemporains, mais à la postérité. Il laissa donc divers manuscrits inédits, dont Les mœurs de mon temps, rédigé en 1882 et déposé sous scellés à la Bibliothèque Nationale, avec interdiction de communication jusqu’en 1910. On pouvait penser, a priori, que ce texte devait regorger d’indiscrétions et de détails croustillants sur ses contemporains. Or, telle n’est pas tout à fait l’impression que laisse ce manuscrit, qui fait souvent un peu l’effet d’un pétard mouillé. Du Camp était, à tous les sens du terme, un esprit académique, et s’il connaissait assurément les amours et toutes les turpitudes de bien des gens, il n’avait point l’étoffe d’un Tallemant des Réaux, et n’entendait pas se laisser aller à des confidences trop précises ni trop salées. A propos de l’Académie française, il existe justement à l’Institut un autre manuscrit, intitulé Les Académiciens de mon temps, rédigé de 1882 à 1893 et dont Thomas Loué vient de nous donner ici une édition critique. Y trouverons-nous alors beaucoup d’indiscrétions ? Disons que ce texte est plutôt un peu anecdotique, tout en étant l’occasion, pour l’auteur, de quelques règlements de comptes. Comme le souligne Thomas Loué, « l’institution [l’Académie] n’est jamais dénigrée », et le style y est « marqué au sceau d’une modération toute académique ». Nous voilà prévenus. Il n’empêche que cette galerie de 67 contemporains se lit avec un vif intérêt, car on y voit passer l’humeur si changeante de Du Camp. Elle contient également de nombreuses informations, puisque chaque section consacrée à un académicien est composée de trois volets : 1° jugement de Du Camp ; 2° lettres dudit académicien ; 3° coupures de presse sur celui-ci, dont les références sont très utiles. Les jugements de Du Camp sont très variables, nous faisant passer, selon les académiciens, des éloges (Augier, Boissier, Cherbuliez, Claretie, Coppée, Duruy, Falloux, Gréard, Haussonville, Laprade, Littré, Mignet, Nisard, Pasteur, Taine) à l’éreintement parfois féroce (About, Barbier, Blanc, Brunetière, Caro, Cuvillier-Fleury, Freycinet, Legouvé, Lesseps, Say), ou bien à de nettes réserves, voire à l’indifférence plus ou moins polie (Audiffret-Pasquier, Hervé, Mézières, Pailleron). Au total, ces trois catégories s’équilibrent assez. Encore certains jugements ne sont-ils pas tout d’une pièce, comme celui de Camille Doucet : « talent nul et cependant l’homme est plein d’esprit, vif à la riposte et écrivant des billets charmants et de bon conseil. » Suit la flèche du Parthe : « Sa femme (née Adelon) a de la barbe et ne s’est jamais lavé les pieds. » Parfois, cela tient en trois adjectifs, qui riment : « Léon Say est une nullité vaniteuse, ambitieuse et creuse. » Et voici Auguste Barbier, « petit, ratatiné, toussant beaucoup, (…) l’air d’un vieux perroquet grognon. » Et pour Cherbuliez, les épines se mêlent aux roses : « Il est assez crasseux dans son costume, il a l’apparence humble d’un pion que l’on invite à dîner dans une bonne maison. […] il me paraît être le seul romancier de talent que nous ayons. » À propos de Jules Claretie, surgit cette note de modestie inattendue : « Ce n’est certes pas un homme de génie, mais il aura cela de commun avec nous tous, Pasteur excepté, bien entendu. » Au passage, Du Camp lâche des anecdotes : « On disait à Victor Cousin : “Augier est porté par l’opinion publique”. Cousin répondait : “L’opinion publique, quelle est cette dame ? Je ne la connais pas ; tandis que je connais la duchesse de Noailles qui m’a parlé de Mr Legouvé dont le cuisinier du reste est excellent.” » Et ceci, plus piquant : « On demandait : que pensez-vous de mon frère Yves ? à Leconte de Lisle, qui répondit : “c’est un gaillard d’arrière”. » Du Camp trouve souvent l’occasion de tracer, en quelques traits appuyés, un bref portrait physique de ses victimes, ainsi pour Renan : « Il est énorme, bas sur jambes, ventripotent, parfaitement sale, d’odeur peu suave, l’ongle est toujours noir et l’haleine toujours chaude. » Un autre intérêt de ce texte réside dans les correspondances, parfois très volumineuses (par exemple celle de Claretie), qu’il renferme et dont la lecture est souvent édifiante. On y découvre en effet à loisir les nombreuses manœuvres académiques de candidats, leurs menées plus ou moins sourdes pour être élu, leur aplatissement souvent frénétique, et les flatteries qu’ils servent à pleine louche à Du Camp lorsque celui-ci sera devenu académicien. Certaines réflexions de ce dernier sont par ailleurs assez cocasses pour qui connaît un peu sa biographie, ainsi, à propos de Lavisse : « je le trouve un peu trop mondain, ce qui tient peut-être à ce que je ne le suis pas du tout. » [sic] Et plus loin : « […] à l’Académie où, à cette époque [1870], je ne soupçonnais pas que je dusse jamais entrer ». Un mot, pour finir, sur le travail de Thomas Loué, qui a édité et présenté avec soin ce manuscrit, et l’a judicieusement annoté. On doit l’en féliciter, et aussi son éditeur, car Les Académiciens de mon temps méritait assurément d’être publié. La lecture de cette longue revue académique n’est en effet nullement ennuyeuse, mais au contraire assez plaisante, même si nombre de solennels fantoches du quai Conti se trouvent à présent enfouis sous une épaisse couche de poussière, qui les préserve à jamais de notre curiosité.
Élégie. Thomas Buffet, Le Renouvellement de l’écriture élégiaque chez Friedrich Hölderlin et André Chénier, Paris, Classiques Garnier, 2019, 602 p., 59 €. Issu d’une thèse de littérature comparée, l’imposant ouvrage de Thomas Buffet est certes consacré à deux auteurs dont la production poétique est profondément enracinée dans le XVIIIe siècle, on ne le niera pas. Mais gageons qu’il intéressera au plus haut point les spécialistes du XIXe siècle, dans la mesure où il pose clairement, dès son titre, la question de la naissance d’une écriture élégiaque moderne. L’auteur a le mérite d’aborder deux poètes qui font transition entre la tradition classique et l’émergence de la littérature (au sens que le préromantisme et le romantisme ont donné à ce mot), et de réfléchir à partir de cette situation d’entre-deux. Or — et c’est là l’une des belles surprises que réserve le livre — l’auteur appréhende avec toute la délicatesse nécessaire cette position particulière des deux poètes dans l’histoire littéraire. Bien documentée, et manifestant un esprit de synthèse appréciable, la première partie, développée sur un peu moins de deux cents pages, s’interroge d’abord sur les raisons de l’élection du « modèle antique » (p. 29) par Chénier et Hölderlin dans leurs élégies. C’est aussi l’occasion de justifier le rapprochement de deux poètes qui n’avaient jamais été confrontés, si ce n’est sous la forme d’intuitions brièvement formulées, ainsi que le rappelle l’introduction. S’attachant en premier lieu à montrer dans quelle mesure une « forte propension à la mélancolie » (p. 31) a pu orienter les deux poètes vers le genre élégiaque, Thomas Buffet prend ensuite soin de définir ce qu’a pu représenter à leurs yeux la Grèce, dans deux chapitres particulièrement convaincants. On y voit en effet se préciser peu à peu les positionnements originaux et nuancés de Chénier et d’Hölderlin au carrefour de la Querelle des Anciens et des Modernes et de la théorie du climat. Ainsi est-il montré que, « farouches partisans des Anciens » (p. 103) en apparence, tous deux cependant se rejoignent dans l’idée paradoxale d’une imitation inventrice, qui, heurtée chez Chénier au précepte d’un retour à la naïveté grecque, ne débouche guère sur une originalité véritable, et qui aboutit davantage chez Hölderlin — constatant l’irréductibilité des écritures grecque et allemande — à un appel au « renouvellement littéraire » (p. 120). La première partie se clôt sur un état des lieux, quantitatif et surtout qualitatif, du genre élégiaque au XVIIIe siècle, en France et en Allemagne, au moment où les deux poètes s’apprêtent à l’investir. À l’issue d’une synthèse élégante, quoique nécessairement succincte, de l’histoire du genre depuis l’Antiquité, Thomas Buffet se penche sur les définitions de l’élégie contemporaines des deux auteurs qu’il étudie. Si les théoriciens français ne peuvent que regretter la dilution du genre dans une production mondaine et dévitalisée (au contraire des Allemands qui, dans un contexte nationaliste, accordent leur attention à un genre dans lequel ils cherchent leur voie propre), force est de constater que les définitions de l’élégie sont assez proches. Du moins, de part et d’autre du Rhin, l’on se fonde sur des critères définitoires comparables, bien que la valeur qu’on leur accorde puisse varier : le rapport aux modèles grecs et latins, la dimension subjective, la double orientation affective (érotique et thrénétique) qui amène les auteurs allemands à la notion de « sensations mêlées » (p. 176). On regrettera que la pertinente question qui conclut cette première partie (« Chénier et Hölderlin ont — ils donné l’impression de renouveler le genre élégiaque ? », p. 213) n’amène qu’un survol trop rapide de la réception (différée) de Chénier, qui ne commence qu’avec l’édition de Latouche en 1819, et que ne soient pas envisagées, par exemple, les réflexions de Sainte-Beuve dans son Joseph Delorme, pourtant mentionné dans la bibliographie (p. 586). La réponse donnée surprend d’ailleurs quelque peu, dans la mesure où elle détourne in fine la question de la réception, pour affirmer que Chénier et Hôlderlin « semblent être vraiment conscients de leur avant-gardisme poétique » (p. 219), formule excessive quand on a rappelé quelques pages plus haut, de manière plus nuancée, qu’un des plus grands spécialistes du poète français, Édouard Guitton, « me [t] en garde contre l’idée selon laquelle Chénier serait un poète tout particulièrement précurseur » sans toutefois en nier « l’originalité » (p. 215). Mais cela ne remet pas en cause la qualité globale du travail, qui s’épanouit pleinement dans l’ample seconde partie de plus de trois cents pages, où l’étude des textes eux-mêmes se fait plus serrée, et dans laquelle la connaissance de la langue d’Hölderlin qui est celle de l’auteur — par ailleurs agrégé d’allemand — permet des analyses d’une grande finesse. Il est impossible de donner une vue détaillée de l’intérêt véritable de ces pages, souvent lumineuses. La dimension spéculative des élégies (métaphysique chez le poète souabe, centrée sur le moi chez André Chénier) y est étudiée avec rigueur, en particulier le récit dialectique qui sous-tend la poésie de l’auteur de « Brot und Wein ». Les deux poètes parviennent à trouver, chacun à sa manière, un équilibre inédit dans le genre élégiaque, tendu entre la pulsion lyrique et la tentation philosophique. La mise en œuvre du fonds mythologique et l’interrogation sur la subjectivité sont les deux grands enjeux qui, différemment dosés et explorés chez l’un et chez l’autre, permettent d’aboutir à une formule élégiaque renouvelée, soutenue par des procédés d’écriture poétique analysés avec soin dans le dernier chapitre. Celui-ci montre avec beaucoup de justesse comment « l’écriture hymnique » (p. 461) investit le genre élégiaque chez Hölderlin pour saper les habitudes du lecteur et surtout pour ouvrir le lyrisme à l’envergure du récit métaphysique, et comment Chénier, quant à lui, travaille le vers pour remodeler discrètement, par le moyen des enjambements et des coupes, les vers antiques sur un souffle plus moderne. Le distique élégiaque, tel qu’il définissait le genre dans l’Antiquité, connaît ainsi deux acclimatations différentes, qui composent avec les moyens expressifs propres à chaque langue, mais qui se rejoignent dans la quête commune d’un assouplissement — apte à dire l’espérance idyllique chez l’un, et la subjectivité affective chez l’autre. Comme le souligne la conclusion, cette patiente et passionnante étude synchronique du genre élégiaque gagnerait à être complétée par une mise en perspective diachronique. Le volume est en effet riche de suggestions sur la façon dont émerge la possibilité d’une modernité d’un genre attesté dès l’Antiquité, et dont la modernité ne peut précisément s’ériger qu’à partir d’un dialogue avec sa forme antique. Il offre ainsi un fondement indispensable à l’appréhension de l’élégie romantique — chez Lamartine ou Hugo entre autres — qui se pense comme l’une des voies d’un lyrisme tout entier voué à la subjectivité, mais sans refuser de suivre la pente qui, de l’intime, mène à la pensée philosophique et métaphysique.
Gracq. Étienne Crosnier, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq ou la géopoétique d’une aventure intérieure, préface de Pierre Brunel, Lormont, Le Bord de l’eau, « Études de style », 2021,113 p., 10 €. La collection « Études de style » des éditions Le Bord de l’eau propose à un auteur ou à un critique d’effectuer l’analyse formelle d’un texte court, qu’il s’agisse d’une pièce autonome ou de l’extrait d’une œuvre de plus vastes dimensions. Cette collection se réfère explicitement au stylisticien Léo Spitzer dont elle reprend, comme intitulé, le titre de l’un des ouvrages (Stilstudien). Après Faulkner lu par Pierre Bergounioux ou Rimbaud lu par Pierre Brunel, c’est un extrait du Rivage des Syrtes de Julien Gracq qui a retenu l’attention d’Étienne Crosnier. L’auteur est critique littéraire (Genevoix, de près…, avec P. Brunei, La Guêpine, 2020), poète (Un sommier sous la mer, Le Nouvel Athanor, 1996 ; publications dans Les Cahiers du sens) et romancier (La Dissociation, Le Manuscrit, 2005). L’analyse d’Étienne Crosnier prend place dans la bibliographie consacrée au Rivage des Syrtes. En 1983, Michel Murat publie Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Étude de style (éditions José Corti) : cette étude de référence est placée sous le patronage de Léo Spitzer, comme la collection à laquelle appartient le livre d’Étienne Crosnier. En se centrant sur un passage du Rivage des Syrtes, Étienne Crosnier met. tout d’abord, le lecteur au contact du texte. C’est le premier style de Gracq, dans toute son ampleur, que nous retrouvons ici. La préface et l’étude entourent le texte avec pertinence et précaution. Elles permettent au lecteur d’en apprécier la subtilité et les nombreuses implications, dans une perspective à la fois stylistique et transdisciplinaire. L’analyse d’Étienne Crosnier porte sur sept pages extraites de la deuxième section du récit, intitulée « La Chambre des cartes ». Ces pages sont reproduites au centre du volume. On rappellera que le récit de Gracq s’ouvre sur un départ : issu d’une famille noble d’Orsenna, le jeune Aldo décide de se rendre, en tant qu’observateur envoyé par les autorités militaires, aux avant-postes des Syrtes. Dans ces marges du territoire, l’Histoire s’est arrêtée : les hostilités ont cessé depuis longtemps avec le Farghestan, situé de l’autre côté de la mer. Toutefois, la paix n’a jamais été signée et toute provocation doit être évitée. Aldo, en franchissant la frontière maritime qui sépare les deux pays, sera l’artisan d’une remise en marche de l’Histoire. Dans l’extrait étudié par Étienne Crosnier, Aldo pénètre dans « La Chambre des cartes » : celle-ci contient les documents encadrant la navigation en mer des Syrtes. Fasciné par ces cartes. Aldo passe de longues heures dans cette pièce obscure. Mentionnant les endroits interdits, les cartes indiquent au personnage la possibilité de la transgression à venir. Il sera surpris, un soir, par le commandant de la forteresse, défenseur de l’ordre et du statu quo. Dès lors, Aldo saura qu’il doit agir et rompre l’immobilité. L’extrait de « La chambre des cartes » est précédé par une préface de Pierre Brunel. Spécialiste des liens entre mythes et création littéraire, Pierre Brunei montre à quel point la perception de l’espace, chez Gracq, est indissociable de l’accès à l’imaginaire et aux récits qu’il peut susciter. Au détour des phrases, apparaît la figure de Rimbaud, autre poète du départ. Pierre Brunel précise, par ailleurs, l’arrière-plan géographique et historique qui peut être associé au récit. Au début de son analyse, Étienne Crosnier revendique une influence : celle de la géopoétique de l’essayiste et poète écossais Kenneth White. Il s’agit de cerner, à partir de l’extrait de la « Chambre des cartes » comment l’expérience d’un lieu permet au personnage de s’accomplir. Il s’agit également de montrer de quelle manière un espace fictionnel peut susciter l’écriture et la narration. Dans une section intitulée « Avant “La chambre des cartes” », Étienne Crosnier contextualise l’extrait étudié en le situant au sein du Rivage des Syrtes, mais aussi au sein des premières productions de Gracq. Ainsi le lecteur qui ne serait pas totalement familier du Rivage des Syrtes peut-il, néanmoins, profiter sans difficulté de l’étude proposée ici. L’auteur montre ensuite qu’AIdo vit, dans la chambre des cartes, un « passage initiatique qui conduit l’homme à endosser la tenue du héros en s’appropriant par la pensée un espace propice à la libération de sa condition ». En développant une analyse du détail du texte (fonctions de l’italique, des figures de style, des adjectifs), Étienne Crosnier établit le rôle des cartes en tant qu’objets. C’est à partir de celles-ci que le personnage scrute mentalement le paysage qu’il va traverser, jusqu’à la frontière. Encore devra-t-il rencontrer, dans ce parcours intérieur, la figure paternelle de Marino, le commandant de la forteresse, qui s’avère être à la fois son double et son opposé. En utilisant des références variées (venues de la philosophie, de la psychanalyse, du théâtre), Étienne Crosnier étudie la subtilité du lien existant entre Aldo et Marino : « La géopoétique de Gracq serait alors ce cycle mythologique d’un lieu l’autre (de la terre d’Orsenna à la mer des Syrtes, et inversement) où le héros tente de s’affranchir de ses liens avec le monde ancien pour forger sa raison d’être. » De la même manière, c’est en rencontrant l’Histoire, dans toute sa complexité, que le paysage devient véritablement lui-même.
Livre et édition. Yann Sordet, Histoire du livre et de l’édition. Production & circulation, formes & mutations, Paris, Albin Michel, 2021, 800 p., 32 €. C’était une gageure : condenser les enseignements des cinq mille pages de l’Histoire de l’édition française dirigée par Roger Chartier et Henri-Jean Martin, des mille pages de L’Édition française depuis 1945 dirigée par Pascal Fouché, sans oublier les recherches menées depuis, y compris dans d’autres langues ; proposer une histoire du livre et de l’édition centrée sur la France sans accorder à celle-ci un statut d’exception ; faire tout cela dans un volume maniable et dans une langue élégante. Et, cerise sur le gâteau, le faire dans la collection même où a été publiée L’Apparition du livre de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, le livre auquel a longtemps été associée la naissance de la discipline de l’histoire du livre. Cette entreprise hors normes est celle qu’a accomplie avec succès Yann Sordet, directeur de la bibliothèque Mazarine, rédacteur en chef de la revue Histoire et civilisation du livre. Sceptique en recevant le gros volume, me targuant de mes propres champs de spécialité, je croyais pouvoir prendre Yann Sordet au piège de sa propre ambition, regretter des omissions, pointer des biais, peut-être faire vaciller l’édifice. Mal m’en a pris : Sordet a su éviter les pièges, croiser les sources, se retenir d’enfoncer les portes ouvertes, faire les pas de côté qu’il fallait. Comment ? Je crois que le maître mot de la réussite de ce que l’on appellera sans doute le Sordet est l’équilibre. Équilibre entre les périodes anciennes, pour lesquelles les sources sont rares, et les périodes contemporaines, pour lesquelles les sources abondent. Équilibre entre les mises en perspective panoramiques et les analyses de cas, entre le local et le global, entre l’histoire de la typographie, l’histoire de l’édition littéraire et l’histoire de l’illustration (les deux cahiers d’illustrations en couleurs sont bienvenus), et j’en passe. Le sous-titre du livre dit le souci d’adéquation qui anime avec un savant dosage ses 53 chapitres : Production & circulation, formes & mutations. Bien sûr, j’y ai beaucoup appris. Pour ne donner que quelques exemples : il y a eu des « maisons du livre », destinées à l’apprentissage de l’hébreu, à la lecture et à la copie de la Bible depuis le XIIe siècle en France ; la marque de Josse Bade propose une représentation emblématique de la production du livre à la Renaissance (on y voit un homme qui est à la fois imprimeur, éditeur intellectuel et éditeur commercial du livre) ; l ‘Herbarum vivae eicones ad naturae imitationem (1532-1536) rompt avec les herbiers précédents parce que les planches ont été réalisées d’après nature ; l’édition du Cid de Corneille a eu un tel succès qu’elle a fait l’objet d’une double réimpression immédiate, dont pour la première fois une réédition en in-12 ; l’apprenti imprimeur Nicolas Contât a laissé des mémoires manuscrits qui ont été publiés en 1989 ; à partir de la fin des années 1920, a été instaurée la télécomposition (le compositeur travaille sur un clavier et son travail est enregistré sur un ruban perforé, selon un codage spécifique) ; entre le début des années 1990 et 2020, les effectifs du monde du livre et de l’imprimé ont baissé en France de 25 %. L’énumération des faits significatifs glanés en cours de lecture pourrait s’allonger. Je m’en tiendrai à mon expérience de lecteur informé ; en refermant le livre, j’ai eu envie de bientôt le rouvrir. Et d’en conseiller vivement la lecture aux autres.
Marcel Sauvage. Marcel Sauvage, « Ça manque de sang dans les encriers ». Mémoires 1895 — 1981. Éditions Claire Paulhan, 2021, 523 p., 33 €. Parmi les rares éditeurs indépendants qui mettent un soin extrême au choix des textes comme à leur présentation matérielle, les éditions Claire Paulhan occupent une place remarquable. À leur catalogue déjà imposant, sans faille et de grande tenue, qui rassemble des littératures autobiographiques, vient de s’ajouter récemment cet important volume des Mémoires de Marcel Sauvage. Ce livre est d’un grand intérêt, aussi bien par le texte de Marcel Sauvage (sur lequel nous allons revenir) que par les très riches notes qu’y a apportées Vincent Wackenheim. Ces notes, véritable commentaire continu et qui forment quasiment un livre en soi, vu leur richesse exceptionnelle, sont en effet d’une érudition impeccable autant que des plus précises. Elles sont, en l’occurrence, extrêmement bienvenues, car nombre de personnes et de faits évoqués par Sauvage sont loin d’être très connus, même des érudits. Mieux encore, ces notes reposent sur le dépouillement exhaustif d’une énorme quantité d’archives, de livres, de revues et de journaux, témoignant ainsi de recherches des plus fouillées. L’annotateur ne se contente d’ailleurs pas d’éclairer tel ou tel passage ; il complète, rétablit ou corrige, à l’occasion. Souvent, il se montre même malicieux ou mordant (voir par exemple p. 138, 145, 156 et 179), évitant ainsi une annotation trop sèche et impersonnelle. Nous avons ici affaire à une immense documentation, mais très intelligemment dominée, dosée et mise à profit. Bref, il serait impossible de faire mieux, et un tel travail mérite tous les éloges, car il nous renseigne à merveille — entre autres — sur quantité de seconds couteaux, de petites revues ou de faits de la petite et grande histoire littéraire, sociale et politique de la période 1900-1980. Ces Mémoires couvrent en effet pratiquement toute la vie de Marcel Sauvage, qui, né en 1895, mourut en 1988. C’est en 1981 que l’auteur entreprit, avec l’aide du regretté Jean José Marchand, d’écrire ses souvenirs. Le manuscrit devait être publié au Seuil, éditeur qui, après la mort de Sauvage, renonça lamentablement à le publier. On doit féliciter les éditions Claire Paulhan d’en avoir assuré la publication, car il s’agit d’un document d’une grande richesse documentaire. Les 468 pages de ce texte compact (complété par des annexes très bienvenues) contiennent des souvenirs souvent très précis, qui nous font pénétrer dans la vie littéraire de près de trois quarts de siècle, en ressuscitant quantité de personnages et en donnant une foule de détails sur les milieux si divers où vécut Marcel Sauvage. Ses débuts furent ceux d’un libertaire, et il sut toute sa vie se ménager une grande indépendance. Après 1917, il collabore à de petites feuilles anarchistes, et rencontre Florent Fels, Maurice Wullens et Colette, qui le fait collaborer au Matin. Il semble avoir connu tout le monde : Radiguet, Pia, Creixams, Gabory, Max Jacob, Frick, Latourette, Kisling, Renée Dunan, Suarès, Malraux, Galanis, Pascin et tant d’autres… Au passage, une bonne évocation de la revue de Fels, Action, individualiste et qui s’opposait aussi bien à Dada qu’à la Nouvelle Revue Française. Plus loin, Éluard se trouve qualifié, non sans pertinence, de « commissionnaire en tableaux ». Le livre contient aussi, vers la fin, une évocation des différents Prix Renaudot, Sauvage ayant été, de 1927 à 1981, membre du jury de ce prix : longue évocation qui est l’occasion pour l’auteur de stigmatiser au passage l’extraordinaire vanité d’un Le Clézio et de regretter que Butor ait « restreint son public aux étudiants des facultés de lettres françaises, américaines et autres » — il eût pu ajouter : et suisses. Parallèlement, Sauvage poursuivait sa carrière de journaliste, et plusieurs chapitres retracent ses grands reportages en Afrique équatoriale, en Turquie et en Espagne. On lui doit aussi la rédaction des Mémoires de Joséphine Baker… Mais il faudrait des pages et des pages pour rendre compte exhaustivement de la foisonnante richesse du livre, richesse qui se manifeste constamment aussi bien dans les propos de Sauvage que dans les notes dont les a enrichis Vincent Wackenheim. Signalons enfin que le livre est ponctué de quantité de photos et de reproductions diverses (livres, revues, journaux, etc.), qui ajoutent à son attrait. Bref, un très important document d’histoire littéraire, inépuisable mine de renseignements et d’informations, et qui fait honneur à son annotateur comme à son éditrice.
Procès. Yvan Leclerc, Crimes écrits. La littérature en procès au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2021, 1ère édition Plon, 1991, 448 p., 45 €. Dans une étude très dense et habillement menée, l’auteur de Crimes écrits analyse les enjeux qui se tissent au croisement de l’esthétique et du juridique, en examinant de près les interactions entre les codes littéraires et les codes pénaux. Si la rencontre entre les deux disciplines intéresse de plus en plus la critique en Europe ces dernières années — on pense, par exemple, aux nombreux ouvrages de François Ost (Raconter la loi aux sources de l’imaginaire juridique, Shakespeare. La Comédie de la Loi, Lettres et lois. Le droit au miroir de la littérature) ou à la création de la revue Droit et littérature en 2017 —, l’angle de vue d’Yvan Leclerc privilégie un regard de littéraire sur la littérature. Non seulement il pose la question de la lecture (juridique) d’un récit de fiction, interrogeant aussi bien la légitimité herméneutique d’un tel regard que ses fondements (normes de droit ou opinion publique), mais il apporte en outre un éclairage précieux sur des phénomènes propres à la littérature — de la genèse et la réécriture des textes aux supports de publication et aux modes de propagation qu’ils instituent, le lieu d’édition pouvant constituer, selon les cas, un motif aggravant ou atténuant. Dans cette perspective, l’approche choisie invite à repenser, à la lumière d’une histoire littéraire du XIXe siècle, les interférences du politique et du juridique avec le courant réaliste, un « délit de contexte » (p. 26) édifiant le plus souvent l’infraction.
L’essai s’ouvre sur un chapitre intitulé « Devant la loi », en référence, sans doute, au titre de la célèbre parabole de Kafka publiée dans l’hebdomadaire Selbstwehr en septembre 1915. Cette dernière relate l’histoire d’un paysan demandant à franchir la porte de la loi — accessible à toutes et à tous, lui a-t-on appris — et qui se voit pourtant refuser l’entrée, mettant en scène un rapport de force inhérent au droit, tel que le souligne notamment Derrida dans son étude du texte. Avant de répondre de, on répond en effet devant — devant un tribunal, devant une communauté, devant l’autre ; en l’espèce, devant le substitut du procureur Ernest Pinard. Vautour en robe sous le crayon des caricaturistes Mailly, Faustin ou Hadol, il est au cœur des procès de Flaubert et de Baudelaire qui animent l’année 1857. Avant d’entrer plus avant dans les affaires en cause — un acquittement (Madame Bovary), une condamnation (Les Fleurs du Mai), et une poursuite évitée (Les Diaboliques) —, Leclerc plonge son auditoire dans le contexte judiciaire de cette période, et plus exactement dans la disposition pénale de la loi du 17 mai 1819 qui consacre, à son chapitre 2 article 8, l’infraction relative à l’outrage à la morale publique et religieuse, ou aux bonnes mœurs (p. 19). Il rappelle combien la notion de « morale publique », étant comme souvent en droit une notion juridique indéterminée, laisse au juge une marge d’appréciation. Et, dès lors que la salle d’audience instaure un espace d’interprétation par excellence, cette lacune aménage une brèche dans laquelle Pinard ne tarde pas à s’engouffrer. L’enquête de Leclerc, par ailleurs richement documentée (jugements, réquisitoires, plaidoiries), appréhende ensuite plus en détail le monde littéraire, avec un témoignage sur la conception de la littérature du milieu du XIXe siècle, à laquelle le droit assigne, notamment, une fonction morale : l’auteur a le devoir de prendre parti. Sans pour autant se borner à une seule analyse éthico-sociale des procès, Leclerc favorise une approche très textuelle et envisage, entre autres, le réalisme et le naturalisme comme des catégories pénales (p. 51), en revenant sur quelques occurrences de mutilations infligées à l’écriture, anté — ou post-publication, ouvrant ainsi les perspectives de lecture : aux raisons littéraires se substituent parfois des raisons morales ou juridiques (p. 132, p. 190) aux gestes de biffures. Par l’entremise d’une critique stylistique, les réquisitoires et les jugements renseignent en outre non seulement sur un certain système esthétique, mais aussi sur la position qu’occupent les auteurs au sein de celui-ci, Flaubert ayant par exemple précisé avoir rédigé son œuvre en haine du réalisme (p. 49) ; ironie du sort, c’est ce même « réalisme » qui fonde l’infraction pénale dont il est présumé coupable. L’entrée en littérature par le procès ouvre par conséquent la voie à un regard inédit porté sur un corpus connu. Les débats inhérents aux affaires judiciaires sont en effet autant d’indices sur les usages et sur les fonctions de la littérature — bien que la fiction relève de l’imagination, elle n’a, rappelle Leclerc, pas tous les droits —, sur le rôle social de l’écrivain ou encore sur les modalités d’interprétations d’un texte. À cet égard, l’étude d’Yves Leclerc a l’intérêt de déplacer un certain nombre de curseurs, des procès concrètement intentés aux œuvres de fiction par voie de droit aux procès plus symboliques initiés par la littérature elle-même (p. 10), en raison des codes esthétiques et sociaux qu’elle met en branle.
Charlotte Dufour, Marie-Ange Fougère, David Galand, Anthony Glinoer,
Jean-Paul Goujon, Mickaël Mesierz, Émilie Pezard