Livres reçus
Bibliophilie. Pour l’amour du livre. La Société des Bibliophiles françois. 1820 – 2020. Sous la direction de Claire Lesage et Fabienne Queyroux, BnF Editions, 2020,125 p., 30 €. Créée en 1820, la Société des Bibliophiles françois vient de fêter son deux centième anniversaire. Cet événement a été célébré dignement par une grande exposition à la Bibliothèque de l’Arsenal, du 6 octobre au 6 décembre 2020. S’y trouvait présentée une précieuse sélection de livres et de manuscrits, allant du Moyen Âge à l’aube du XXIe siècle. Le lieu choisi pour cette célébration s’imposait de lui-même, car c’est à cette bibliothèque que la Société avait fait don, en 1962, de ses archives. En liminaire du catalogue, l’histoire de la Société se trouve retracée avec précision par Nicolas Malais. Elle compta d’abord 24 membres, mais en regroupe aujourd’hui 40, auxquels s’ajoutent 10 membres associés étrangers. Elle affirma rapidement un bel éclectisme, car, outre de grands bibliophiles et collectionneurs, elle compta des écrivains (Nodier, Pixerécourt, Janin, Mérimée…), des érudits (Walckenaer, Monmerqué, Bérard, Vicaire), des imprimeurs (A. Firmin-Didot), et des femmes (Valentine Delessert, Mme Standish, Elisabeth de Gramont…), voire des militaires (le maréchal Lyautey). Une partie du noyau de la Société est représenté par des bibliophiles, dont, pour ceux du passé, les catalogues de vente après décès montrent les inépuisables richesses de leurs bibliothèques particulières : Pixerécourt, le baron Pichon, Firmin-Didot, Cigongne (dont l’extraordinaire collection fut rachetée en bloc par le duc d’Aumale, membre éminent de la Société, et se trouve à présent à Chantilly, au Musée Condé). On voit également, tout au long du catalogue, le rôle important joué par certains présidents de la Société, comme le baron Pichon (1844-1894) et Léon de Laborde (1909-1944). Par ailleurs, l’éclectisme qui préside au recrutement a permis à la Société d’avoir des activités multiples et diversifiées. En effet, il ne s’agit point d’un groupe de collectionneurs qui se réuniraient pour parler de leurs captures, mais bien au contraire de « bibliophiles qui écrivent sur le livre » (N. Malais) et entendent ainsi propager l’amour des livres. De là que la Société commença par publier, de 1820 à 1834, des Mélanges présentant des documents littéraires ou historiques inédits. Puis l’accent fut mis sur la publication d’ouvrages inédits ou la réimpression d’ouvrages très rares. Parmi ceux-ci, on peut citer Le Ménagier de Paris (vers 1393), édité par le baron Pichon ; la Suite des Euvres de Vatel par le duc d’Aumale, en 1881 ; le fac-similé du manuscrit calligraphié par Jarry pour Fouquet de l’ Adonis de La Fontaine, en 1931. Tous ces ouvrages sont, précisons-le, tirés à très petit nombre et, pour la plupart des exemplaires, réservés aux membres de la Société. Après un large choix de ces publications, l’exposition se poursuivait par toute une série d’ouvrages appartenant aux membres de la Société. La réunion est éblouissante, et nous ne pouvons qu’en citer quelques-uns : Les Triomphes de l’Abbaye des conards (1587) ; Athalie de Racine aux armes de la Maison de Saint-Cyr, un des deux seuls exemplaires connus ; le recueil d’estampes gravées par Mme de Pompadour d’après les pierres de Guay (1755) ; Madame Bovary sur Hollande avec envoi à G. Rouland ; les premières épreuves corrigées d’Alcools ; le manuscrit du Bal du comte d’Orgel de Radiguet ; Les Champs magnétiques de Breton et Soupault longuement annoté par Breton ; Le Côté de Guermantes avec envoi à Reynaldo Hahn. Richement illustré en couleurs, ce catalogue qui réunit 128 numéros témoigne à la fois de l’histoire prestigieuse de la Société et de sa vitalité à l’aube du XXIe siècle. Il constitue aussi, et ce n’est pas son moindre mérite, un précieux document d’histoire littéraire. Au surplus, la Société des Bibliophiles françois elle-même ne fait-elle pas pleinement partie intégrante de notre histoire littéraire ?
Fanon. Frédéric Ciriez et Romain Lamy, Frantz Fanon, Paris, Éditions La Découverte, 2020, 231 p., 28 €. En août 1961, Frantz Fanon passa trois jours avec Jean-Paul Sartre à Rome, il lui avait demandé d’écrire une préface pour son nouveau livre, Les Damnés de la terre, que François Maspero, son éditeur, allait publier en octobre 1961. À la fin de La Force des choses (Gallimard, 1963), Simone de Beauvoir – qui était présente – rapporte cette rencontre étonnante : Sartre n’avait fait qu’écouter Fanon, durant trois jours et une bonne partie des nuits, sans écrire une ligne, ce qui ne lui arrivait jamais. Claude Lanzmann, lui aussi présent, avait organisé cette rencontre à la demande de Fanon, qui le connaissait depuis 1960 et lui avait confié les chapitres de son livre à transmettre depuis Tunis à Maspero. Au printemps 1961, Fanon avait fait en sorte que Lanzmann passe une semaine dans le maquis à la frontière entre la Tunisie et l’Algérie auprès des soldats de l’Armée de Libération Nationale (on en trouvera le récit dans l’autobiographie de Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, 2009). À son retour, celui-ci avait longuement parlé de Fanon et de son séjour à de Beauvoir et Sartre qui connaissaient déjà sa pensée et avaient publié, dans Les Temps Modernes (n° 181, mai 1961), l’important texte sur la violence dans les guerres anticoloniales qui deviendrait le premier chapitre des Damnés de la terre. La guerre d’Algérie était alors leur principale préoccupation. Mais Fanon souffrait d’une leucémie diagnostiquée fin 1960 à Accra (Ghana), où il était basé depuis un an en tant qu’ambassadeur itinérant pour l’Afrique subsaharienne du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne. Il allait en mourir à l’âge de 36 ans le 6 décembre 1961. Sartre, qui avait écrit sa préface – l’un de ses textes anticoloniaux qui susciterait le plus de discussion -, revit Fanon brièvement à Rome le 1er octobre 1961, alité et fiévreux, la veille de son départ pour Washington, où le FLN l’envoyait se faire traiter. Ce long entretien d’août 1961 avec Sartre, de Beauvoir et Lanzmann se situe donc quasiment à la fin de sa vie. Or François Ciriez a eu idée de présenter, par le biais de cette extraordinaire rencontre, la vie et l’œuvre de Fanon et d’en faire avec l’illustrateur Romain Lamy un roman graphique offrant une biographie intellectuelle étonnamment vivante et détaillée, même pour qui connaîtrait bien l’œuvre. La conversation se passe donc dans le restaurant, les jardins et le bar de l’hôtel où résident les trois interlocuteurs. Le livre est divisé en trois journées. Le « Vendredi » est dans l’ensemble consacré à une discussion des publications précédentes de Fanon, en particulier l’analyse du racisme et de la négritude dans Peau noire, masques blancs (Éditions du Seuil, 1952), ouvrage en dialogue constant avec la pensée de Sartre, et à la situation de l’Algérie en guerre. Si l’ambivalence de Fanon sur la négritude de Senghor (à laquelle Sartre avait consacré en 1948 son fameux « Orphée noir ») apparaît aussi le « Samedi », il s’agit surtout dans cette deuxième section d’une évocation de la formation intellectuelle de Fanon comme psychiatre à Lyon, puis à l’hôpital de Saint-Alban, auprès du psychiatre catalan François Tosquelles, qui y révolutionna les soins psychiatriques en développant une social- thérapie qui allait inspirer les mouvements « antipsychiatriques » des décennies suivantes. Fanon utilisa ces méthodes à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville où il fut nommé en 1953, mais y développa aussi une réflexion originale sur la nécessité de prendre en compte les paramètres culturels dans les soins psychiatriques dispensés en pays colonisés, inventant ainsi une ethnopsychiatrie mettant radicalement en cause le racisme « constitutionaliste » de la pensée psychiatrique dominante (connue sous le nom d’École d’Alger). La journée du « Dimanche », Fanon parle de son travail à Tunis où il s’est exilé en janvier 1957 après avoir démissionné de son poste de Blida, poursuivant ses activités scientifiques et politiques en parallèle : invention de nouvelles formes de psychiatrie hors les murs, participation à la rédaction du journal du FLN, El Moudjahid, et diverses missions au nom du GPRA, dont un célèbre voyage à travers le Mali pour préparer la création d’une « légion africaine » qui viendrait en aide aux combattants de l’intérieur par le Sahara, mais surtout pour imaginer ce que serait une Afrique indépendante et unifiée, qui éviterait la catastrophe des nationalismes européens des XIXe et XXe siècles. Ce thème du devenir postcolonial est sans doute le plus important des Damnés de la terre, ouvrage qui devait initialement s’intituler Alger – Le Cap. Tout au long du livre, les questions, objections, réflexions de Sartre, de Beauvoir et Lanzmann, servent à orienter le discours de Fanon et à déclencher des retours en arrière, des anticipations ou des élargissements à d’autre domaines, par exemple lors des discussions sur le rapport entre pratique de psychiatrie clinique et travail révolutionnaire, pensés par Fanon comme processus analogues de désaliénation. Toute la diversité des techniques propres au cinéma et à la bande dessinée (flash-backs, rêves, images divisées où les propos du personnage sont figurés sur un autre plan, plans silencieux, etc.) est utilisée ici, pour fournir une quantité impressionnante d’informations, toujours pertinentes. Les phylactères représentant des pensées donnent accès aux discours intérieurs simultanés des interlocuteurs de Fanon et permettent de souligner les interrogations et doutes que peuvent susciter certaines prises de position – et, par ce biais, refléter des discussions et réactions de l’époque (en particulier sur les divisions au sein du FLN) et sans doute aussi certaines interrogations contemporaines. Occasionnellement, quelques passages de textes importants sont reproduits sous forme de lettres ou manuscrits lorsque leur rédaction est évoquée. Le style visuel de ce roman graphique est par certains aspects proche de celui des bandes dessinées de l’époque : la représentation des visages est presque abstraite, mais les décors, les plans, les perspectives et le système des couleurs en fonction des différents lieux sont travaillés et fonctionnent bien. Paradoxalement rien ne semble statique ici, et l’ensemble de ces détails visuels donne vie à des discussions qui, même si elles sont fiévreuses, n’en sont pas moins parfois très théoriques. Si ce livre rencontre un public large, il aura réussi le tour de force de montrer que l’on peut rendre accessible à tous, sans facilités ni compromis, une situation, une pensée et une vie exceptionnellement riches.
Loti. Didier Quella-Guyot, Alain Quella-Villéger et Sara Colaone, Évadées du harem, Steinkis, 2020, 127 p., 18 €. Sympathique initiative, que d’avoir mis en bande dessinée l’aventure des Désenchantées, qui mystifièrent Loti et lui inspirèrent le roman éponyme. Cette bande dessinée est d’ailleurs inspirée de l’étude d’Alain Quella-Villéger, Évadées du harem. Affaire d’État et féminisme à Constantinople (1906), ce qui est un sûr garant. Elle est opportunément suivie d’une étude précise de celui-ci, « Entre exotisme et féminisme », qui retrace l’aventure des deux sœurs Noury-Bey, Zennour et Nouryé, qui s’évadèrent de Constantinople en janvier 1906 et parvinrent à Paris au terme d’une odyssée rocambolesque, ressentie en Turquie comme un scandale. Auparavant, en 1904- 1905, les deux sœurs avaient eu avec Loti, à Constantinople, de nombreuses rencontres, qui leur inspirèrent ce projet de fuite. Comme le souligne Alain Quella-Villéger, « révolutionnaires, Zennour et Nouryé ne le furent jamais, mais rebelles assurément et annonciatrices d’un combat [féministe] ». Pour la bande dessinée, l’écueil à éviter était sans doute un trop grand réalisme. Les dessins de Sara Colaone y échappent heureusement, qui, tout en étant expressifs et sans vulgarité, gardent le schématisme et la simplification propres à la bande dessinée. Celle-ci s’ouvre sur le départ de Constantinople en 1906, suivi de divers flash-backs (le mariage forcé de Zennour, en 1903, avec un prince albanais, les rencontres avec Loti), puis c’est leur fuite à travers l’Europe, un séjour chez Renée Vivien à Nice, les retrouvailles avec Loti à Paris, ensuite Nouryé se marie en 1908 avec le musicien polonais Rohozinski. La fin est bien… désenchantée : « Zennour a quitté la France en 1912, revenue en Turquie pour s’y voiler et y mourir prématurément dans des conditions obscures en 1925 » (A. Quilla-Villéger). Ce roman graphique se lit avec grand plaisir, et contribue à perpétuer un épisode qui compte dans les annales de l’émancipation féminine autant que dans celles d’un certain exotisme 1900.
Marketing littéraire. Jérôme Meizoz, Faire l’auteur en régime néo-libéral, Rudiments de marketing littéraire, Genève, Slatkine Erudition, 2020, 256 p. 28 €. Trop longtemps l’analyse littéraire a porté sur les textes, exclusivement, comme si l’œuvre était tombée du ciel, comme si les volumes suscitant l’attention s’étaient imposés d’eux-mêmes – comme si la critique, capable de tout filtrer, avait pu, comme par miracle, séparer les chefs-d’œuvre du tout-venant. Pourtant, dès le XIXe siècle, des voix se sont fait entendre, dont l’une des plus fines, celle d’Octave Uzanne, pour dénoncer le chiqué des gloires usurpées, les manœuvres des industriels prêts à tout pour faire passer leur auteur du jour pour un héritier de Victor Hugo. Cela fait bien longtemps que l’on sait que la réception des œuvres est déterminée par mille choses extérieures au texte lui-même dont la longue liste n’a jamais été dressée, de la position des auteurs dans le champ littéraire aux moyens dont les maisons d’édition peuvent user pour pousser la vente des nouveautés (Bernard Grasset lui-même n’a-t-il pas payé parfois quelques dames patronnesses pour faire la réclame de ses parutions dans les salons ?). Autrement dit, cela fait longtemps qu’être auteur, aux yeux des professionnels du livre, ne se résume plus au simple fait d’écrire des textes. L’aventure littéraire se prolonge ou, pour mieux dire, démarre véritablement une fois le point final inscrit au bas du dernier feuillet manuscrit. Quand tout peut alors se jouer en boutique. Fernand Divoire n’a-t-il pas donné dès 1912 sa fameuse Introduction à la stratégie littéraire où tout est consigné de ce qu’il faut faire pour réussir et s’imposer avec fracas au cœur de la république des lettres ?
Somme toute, des débuts de « l’édition-circus » aux années 1960, une sorte de dichotomie a perduré entre l’ordre culturel des livres et leur versant économique ou ce que l’on peut appeler « le pôle commercial de la librairie ». Et si, de plus en plus, la production tournée vers le grand public a crû – surtout après 1945 comme il est rappelé dans La Fabrique du livre (Éditions Du Lérot, 2016) -, cette poussée du livre de plus en plus économique, de moins en moins culturel, n’a en rien ou presque entamé le règne des grandes œuvres sur le plan symbolique ou intellectuel, et nombre d’auteurs aujourd’hui étudiés dans les écoles et les universités ont longtemps vécu sans rien vendre ou presque, de Ponge à Blanchot sans oublier Guyotat ou Michaux.
Il faut bien admettre que tout a changé dans l’après-1968 et que la libéralisation du monde a débouché sur un consumérisme qui a valorisé la marchandise et son règne. Insensiblement, l’essor d’une littérature commerciale s’est poursuivi et amplifié, triomphant non plus seulement sur le plan financier mais bien aussi dans l’ordre symbolique. Nombreux sont les écrits depuis qui, sous des formes variées, tentent de penser la façon dont la littérature nous parvient, réduite à peu de choses dans un univers du livre où le divertissement formaté s’impose chaque jour un peu plus. Dans Faire l’auteur en régime néo-libéral, Jérôme Meizoz aborde tous les aspects de cette évolution avec son regard acéré et s’attaque aux effets du marketing dans le monde du livre et à ses réussites, qui demeurent source d’effarement ou d’interrogation pour nombre d’amateurs. Ce primat du souci de la vente dans les couloirs de l’édition, au détriment des considérations pour la teneur même du texte, ce conditionnement des œuvres affûtées pour plaire à des publics toujours plus vastes, ce travail de standardisation des écrits pour répondre à ce qui ressemble à des demandes de lecteurs en quête de distractions semblaient quasi absents des maisons parisiennes encore dans les années 1970 ; ils sont aujourd’hui partout et le Cercle de la librairie en a pris acte en consacrant deux volumes d’études pratiques au marketing du livre en 2006 et 2010. On ne sera pas étonné que Jérôme Meizoz ait choisi pour son essai vif et nerveux de n’user que des petites saillies d’Éric Chevillard en guise d’épigraphes pour chacun de ses chapitres : l’auteur de L’Autofictif est sans nul doute, de tous les écrivains d’aujourd’hui, celui qui dépeint avec le plus de brio et de mordant ce qu’est devenu « le carnaval des lettres », un monde où, pour ainsi dire, la littérature semble comme effacée par sa représentation, clownesque ou effrayante, selon les jours.
Somme toute, le travail de Jérôme Meizoz est très pensé, très construit et très bien mené. À partir de toutes les incarnations possibles de l’auteur comme des autres « gens du livre », le professeur associé à l’Université de Lausanne montre qu’il est loisible d’être dans le marché sans pour autant travailler pour le marché. Jérôme Lindon, d’ailleurs, chez Minuit, reconnaissait que, si la maison pouvait se montrer intransigeante quant aux choix des titres, elle était prête à tout pour assurer la meilleure diffusion possible à ses œuvres. Le chercheur suisse refuse dès lors toutes les simplifications qui le conduiraient à ironiser presque trop facilement sur les stratégies de ceux qui écrivent plus pour vendre que pour être lus comme sur les maisons qui publient plus pour faire du chiffre que défendre les lettres. Il évoque chemin faisant toutes les manières possibles d’être auteur ou professionnel du livre aujourd’hui en acceptant les lois du marché sans pour autant être déterminé par elles. Ainsi offre-t-il une galerie d’études variées, de Joël Dicker à Jean-Marc Lovay, comme pour montrer ce que sont les discours ou les positions des uns ou des autres face à ce qu’il est possible de faire pour porter les livres vers leurs publics. En insistant sur la confusion dans la façon dont la production même la plus formatée peut désormais se retrouver promue telle une création d’avant-garde à l’ancienne. Si tout le volume est très riche et très intéressant, entre le portrait d’un authentique vendeur de livres, Joël Dicker, et les étranges jeux littéraires de ce duo de performers suisses que Meizoz présente très bien, Nomi Nomi, en ressort un double portrait du monde des lettres et tout particulièrement de ce que peut être la littérature hors les livres. Une performance, une lecture, un spectacle, quelque chose de très stimulant comme le sont les rencontres des Inculte à la Maison de la poésie à Paris quand Arno Bertina vient parler de Béroaide de Verville. Mais aussi, de facto, une construction, un storytelling, tout un discours promotionnel visant à écouler un maximum d’exemplaires par des biais qui peuvent emprunter à la légitimité des productions jadis conçues dans une logique de diffusion restreinte, pour parler comme Bourdieu. Si le livre de Jérôme Meizoz est tout en finesse, dans les faits, il est vrai qu’il est né en réaction face aux excès d’un marketing devenu insupportable pour beaucoup de lecteurs par ses stratégies fallacieuses. Car s’il y a toujours eu des best-sellers, il existe bien désormais toute une catégorie intermédiaire de livres comme ceux de Joël Dicker qui sont d’authentiques machines à cash présentées partout comme des œuvres littéraires qui peuvent même être récompensées par des prix. Malgré sa très grande rigueur et son très vif intérêt, ce livre souffre peut-être des limites de l’exercice ; il convaincra ceux qui sont déjà persuadés des abus dont profitent chaque jour les maisons commerciales du Paris des lettres et ne compromettra sans doute en rien la carrière des productions industrielles de l’édition française qui sont en piles partout. Mais tel un feel-good book, de manière inversée, ce livre fait du bien. Il venge le lecteur de tout ce qu’il supporte quotidiennement en découvrant à la télévision des « auteurs tête à claque », pour parler comme Chevillard, accueillis en dignes successeurs de Balzac.
Peut-être aussi manque-t-il dans ces pages des développements sur ce qui peut être tenu pour le fond du problème, cette pénétration si aisée, dans le corps social, du discours promotionnel, ce refus trop courant de toute interrogation critique sur les œuvres, cette satisfaction générale de voir les figures d’auteurs remplacer les œuvres elles-mêmes – le ravalement de la littérature à un pur produit de consommation à la carte. Ce qui suppose tout un travail d’étude sur les publics, leurs conceptions de la littérature, la façon dont celle-ci est enseignée dans les écoles. On comprend bien qu’il s’agit en l’espèce d’une toute autre démarche. Et ce n’est sans doute pas là ce qui intéresse Jérôme Meizoz, très talentueux dès qu’il se penche sur les multiples facettes de l’auteur contemporain devenu marque ou produit. Assurément son livre est une contribution essentielle, avec les travaux de Vincent Kaufmann, à l’étude de la littérature dans la société qui est la nôtre – et tous ceux qui veulent savoir comment les textes sont publiés en France, et au-delà, au XXIe siècle auront grand plaisir à lire cette étude qui est aussi merveilleusement rédigée d’une plume alerte et fine.
Péguy. Charles Péguy, De la grippe. Encore de la grippe. Toujours de la grippe, éd. Éric Thiers, Paris, Bartillat, 2020,14 €. Par un effet heureux du centenaire de la mort de Péguy, des œuvres de l’auteur paraissent en nombre depuis 2014, chez divers éditeurs, rendant plus accessibles des textes qui n’étaient guère lisibles, jusque-là, que dans la Bibliothèque de la Pléiade. Seulement, la plupart de ces œuvres exhumées appartiennent à ce que l’on peut appeler le « second Péguy », disons le Péguy patriote et chrétien, auteur de chefs-d’œuvre en série, alors qu’il existe aussi, et substantiel, un premier Péguy, républicain incandescent (ce qu’il n’a jamais cessé d’être, d’ailleurs), socialiste à tendance libertaire, mais aussi agnostique, voire athée, et journaliste politique bien davantage qu’« écrivain » en position dans quelque « champ littéraire ». Ces deux Péguy s’opposent et se complètent à la fois, et l’un se comprend difficilement sans l’autre. Ainsi, l’édition que l’on doit à Éric Thiers des trois Grippes de 1900 tombe à point nommé pour donner à lire quelques textes d’un Péguy de vingt-sept ans, qui vient de fonder les Cahiers de la quinzaine, sort à peine de la tourmente dreyfusiste et reste loin encore de se convertir. Ce premier Péguy, bien connu des spécialistes, ne l’est guère du grand public, alors qu’il donne à l’auteur de Notre jeunesse ou du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc toute sa complexité et sa profondeur. Le caractère très référencé de cette prose, ancrée dans le présent le plus immédiat, explique que la lecture n’en soit pas aisée ; pour aider le lecteur à surmonter cette difficulté, Éric Thiers contextualise précisément le texte dans sa préface ainsi qu’à l’aide d’une annotation continue fort utile pour le néophyte, peu au fait des problématiques bien spécifiques du socialisme français d’avant la SFIO. Par ailleurs, si cette publication s’avère particulièrement bienvenue, c’est aussi à cause de ses affinités thématiques évidentes avec l’actualité, que la préface d’Éric Thiers met bien en valeur. « De la grippe », « Encore de la grippe », « Toujours de la grippe » : comment ne pas entendre à travers les trois titres de Péguy, et cette insistance obsessionnelle si fréquente chez lui, les préoccupations qui sont les nôtres depuis un an qu’une pandémie planétaire a si profondément imprimé sa marque sur nos modes de vie ? Le Péguy qu’on lit ici, « envahi » brutalement par un « régiment de microbes ennemis », est un auteur déstabilisé, contraint de regarder la mort en face et d’interroger, à travers la question de la maladie individuelle, celle des pathologies collectives qui minent la société. « Je suis malade. Le monde est malade ». L’infection du corps, la fièvre tout juste tombée, la crainte de la mort, installent le sujet dans une certaine situation d’énonciation hantée par un spectre morbide, le contraignant à écrire « sub specie mortalitatis », « sous l’aspect de la mortalité », comme il dit, situation qui est aussi, à bien des égards, la nôtre. Ces textes, outre leur résonance contemporaine, ont l’avantage de donner une idée très complète de la première esthétique de Péguy, du moins du Péguy essayiste des Cahiers, esthétique toute de désordre et de fluidité à la fois, qui préfigure souvent, lors de litanies répétitives, polémiques jusqu’à l’outrance, le style qu’on connaît à Péguy dans ses grands essais des années 1910, lis adoptent la forme du dialogue, fréquente dans les premiers Cahiers, faisant converser les nombreux doubles fictifs de l’auteur d’une « quinzaine » sur l’autre : ici le « docteur moraliste révolutionnaire », vite transformé en « citoyen docteur socialiste révolutionnaire moraliste internationaliste », aux prises avec Péguy lui-même. Les préoccupations les plus métaphysiques, justifiant le recours à Pascal et à Renan, se mêlent au registre autobiographique, évoquant la marginalisation grandissante de Péguy ou ses relations avec les abonnés des Cahiers, et à l’examen des problèmes politiques du jour, en particulier des questions qui animent alors les différentes factions socialistes : articulation de l’individuel et du collectif, nature de la révolution sociale à venir, vices du régime parlementaire, etc. Texte touffu, total, ouvert en permanence à la digression, la série des Grippes trouve son unité dans la voix de Péguy, principe dévorant, partout sensible dans cette prose copieuse et souvent déroutante. Outre le penseur politique et métaphysique, c’est un styliste qui s’invente ici, et un auteur comique, un humoriste, dimension souvent négligée de Péguy et particulièrement manifeste dans cette série des Grippes, où le « citoyen docteur » et le « citoyen malade » commentent le « citoyen Pascal », et où l’inventivité néologistique de Péguy apparaît déjà dans toute son ampleur, comme lorsqu’il énumère les maladies que tout parti est susceptible de contracter : « la boulangite, la parlementante, la conccurrencite, l’autoritarite, l’unitarite, l’électorolâtrie, mieux nommée aussi : électoroculture ». À chaque époque ses « grippes » : la lecture de Péguy est une invitation vivante à examiner les nôtres.
Révolution / évolution. « Révolution et évolution », Gisèle Séginger (dir.), Revue Arts et Savoirs, LISAA, 2019, n° 12, 222 p. L’évolution et la révolution se situent au cœur du débat scientifique qui oppose Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire au début du xix’ siècle. Loin de se cantonner aux domaines de la géologie et de la biologie, ces paradigmes vont s’inscrire dans un dialogue nourri entre les sciences naturelles et les sciences humaines durant tout le siècle. Si l’évolution biologique des espèces fournit à l’historien de nouveaux outils pour penser la continuité de l’histoire, la révolution devient quant à elle une notion clé de la théorie catastrophiste (les révolutions du globe) théorisée par Cuvier. À la manière de l’arbre des espèces d’Haeckel et du « corail buissonnant » de Darwin évoqués par Gisèle Séginger au sujet de l’histoire des espèces, la distribution des articles de ce volume épouse une progression chronologique qui n’évacue pas la variété des inflexions données à révolution et à la révolution dans les œuvres des écrivains et des historiens analysés par nos auteurs. Cédric Grimoult pose la base scientifique du débat entre catastrophisme et transformisme en retraçant l’opposition entre Cuvier et Lamarck durant la période qui sépare la Révolution française de la révolution de Juillet. Aude Déruelle se concentre sur les cours donnés à la Sorbonne par François Guizot durant la Restauration. Elle démontre que l’historien utilise les métaphores du fleuve et de la marche pour exprimer sa conception providentialiste du progrès historique (moral et social) des sociétés. À la même époque, elle constate que la biologie adopte une définition similaire du progrès en théorisant une évolution progressive, mais fixiste et finaliste des espèces, nouant ainsi les paradigmes de progrès et de providentialisme. Sandra Collet examine « l’influence conjuguée des sciences naturelles et de l’histoire » dans la peinture des mœurs balzacienne, en se focalisant sur l’évolution d’une classe en pleine mutation post-révolutionnaire : l’aristocratie. Pour réussir à Paris et sauver sa famille, Rastignac doit ainsi se transformer en fauve afin de s’adapter à la société de la Restauration. Si, de manière générale, l’histoire naturelle de la société française décrite par Balzac hésite entre « le fixisme et l’évolutionnisme », l’exemple concret analysé par Collet montre cependant que la disparition des valeurs aristocratiques dans le monde moderne est comparable à une forme de sélection naturelle que l’auteur aurait pressentie à travers son œuvre. Le triptyque formé par les articles de Paule Petitier, Gisèle Séginger et Juliette Azoulai, consacrés respectivement à Chateaubriand, Michelet et Flaubert, constitue le temps fort du recueil où sont discutées et confrontées des notions connexes à la révolution et à l’évolution, l’événement et la durée. Paule Petitier s’intéresse à la métaphore géologique des strates de la mémoire dans les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. La révolution de Juillet a substitué la temporalité de la durée à celle de l’événement, elle a montré « que l’histoire ne s’accomplit pas dans une autre temporalité que celle de tous les jours ». Après 1830, Chateaubriand parvient ainsi à saisir une histoire alternative à la chronologie historique habituelle, en passant au prisme de son « expérience vécue » l’évocation d’événements historiques. Cette manière de reconsidérer le temps historique dans la durée coïncide avec la théorisation « uniformitariste » de Charles Lyell. En effet, le géologue anglais oppose au catastrophisme de Cuvier une explication des transformations de la Terre par « l’action imperceptible mais indéfiniment répétée des agents actuels » tels que « l’érosion, [la] sédimentation [et les] lents soulèvements de terrain ». Suite au désenchantement républicain provoqué par le coup d’état de 1851, Gisèle Séginger démontre que Michelet cherche également à repenser la temporalité historique. Dans La Mer, Michelet propose « une conception unitaire du temps, biologique et historique tout à la fois » qui n’oppose plus l’homme à la nature, mais qui étudie, à l’inverse de Balzac, « des espèces animales comme des espèces sociales ». Sans avoir lu Darwin, l’historien décrit le processus de complexification et d’individuation des organismes marins, mais c’est moins la lutte pour la vie que le désir de perfectionnement et le sentiment de l’amour qui motivent la transformation des êtres. Si Chateaubriand avait trouvé dans les strates de ia mémoire un moyen de penser la transformation historique en dehors de l’histoire événementielle, Michelet pallie quant à lui la déception de l’événement historique de 1851 en découvrant dans les « transformations à grande échelle » du vivant une tendance démocratique capable de revitaliser sa conception idéaliste de l’histoire. L’œuvre de Flaubert est elle aussi réfractaire à l’événement. Juliette Azoulai démontre brillamment comment le roman flaubertien s’oppose à l’événement sous sa forme naturelle, politique et personnelle. Dans Bouvard et Pécuchet, les deux compères adoptent le point de vue catastrophiste de Cuvier, puis le récusent à la lecture de Geoffroy Saint-Hilaire. On retrouve une « déconstruction de l’événement cataclysmique à la lumière d’une représentation gradualiste du temps » dans la narration de Madame Bovary. En effet, la passion d’Emma ne survient pas comme une révolution, mais se manifeste par une lente évolution personnelle. Finalement, la conception sociobiologique de l’histoire propre à Flaubert s’oppose à l’idée de révolution politique. La ruine de l’événement naturel, politique et personnel se fait cependant au bénéfice des aventures personnelles et sensibles situées dans un vécu quotidien capable de réinventer le caractère féerique et extraordinaire de l’événement. L’article de Claude Rétat s’intéresse au dernier quart du siècle, période où nous rencontrons un Darwin devenu anarchiste sous la plume de Louise Michel. Dans les années 1880, les anarchistes prennent position contre le darwinisme social de Spencer qui tend à légitimer le capitalisme par la « loi du plus fort ». Il s’agit donc de « retourner » le darwinisme social afin de démontrer un « socialisme par nature ». Pour Louise Michel, la métaphore animale devient un moyen de lier le darwinisme à l’« arsenal intellectuel » anarchiste. L’exemple paradigmatique de cette articulation se situe dans sa personnification de Ravachol en brachyne. Tout comme l’insecte a développé sa capacité à déclencher une explosion caustique, le militant anarchiste a été forcé « d’adapter son corps à la lutte » et de fabriquer sa bombe. Louise Michel se sert ainsi de la référence darwinienne pour justifier les gestes de Ravachol en les naturalisant. L’analyse de Philippe Pelletier porte sur un autre auteur anarchiste, Élisée Reclus, qui ne perçoit aucune contradiction entre l’évolution et la révolution : la « transformation incessante » de l’univers, assimilée au « développement graduel » des idées et des mœurs, peut aussi s’opérer par des changements brusques, des révolutions. Reclus élabore une conception dynamique de l’histoire faite de « progrès » et de « régrès ». Si l’auteur anarchiste considère bien le progrès comme « une amélioration de la condition humaine », les intérêts communs des peuples diffèrent d’une civilisation à l’autre. Reclus refuse donc d’opposer le « civilisé » au « primitif » et d’appréhender les différentes civilisations sur le modèle évolutionniste de Spencer. En conclusion de cet ouvrage, Yohann Ringuedé propose la première édition critique du poème Antediluviana (1875) d’Ernest Cotty. Inspiré du best-seller La Terre avant le déluge de Louis Figuier, ce long poème en alexandrins est l’œuvre d’un militaire de carrière, « autodidacte à la fois en biologie mais aussi en poésie ». Cotty y expose de manière diachronique le « cortège » des animaux fossiles, de l’embryon à l’homme, sur le modèle de Cuvier dont il mime la méthode. La réflexion de Ringuedé sur l’intérêt que ce poème pourrait susciter chez les chercheurs en épistémocritique s’applique, en définitive, à l’ensemble de ce numéro de revue qui offre un point de vue inédit et stimulant sur la transversalité historique et biologique des notions de révolution et d’évolution au XIXe siècle.
Revue. NUNC. Revue éphémère 49, automne 2020 (éd. de Corlevour, 25 €). Belle revue, de format in-8 carré, bien présentée et contenant beaucoup de poésies d’auteurs divers. Tout indique en effet que la poésie y est à l’honneur. Se détachent aussi deux grands ensembles: un Cahier Xavier Bordes et un Dossier André Suarès. Le premier présente des poèmes inédits de Xavier Bordes, un riche entretien avec celui-ci (sur sa conception de la poésie et son expérience de l’écriture), et des études de Jacques Ancet, Jean-Yves Guigot, Emmanuel Minel. On aurait sans doute pu y évoquer aussi le traducteur Bordes, car celui-ci a notamment traduit des poètes grecs contemporains (Elytis, Anagnostakis, Davvétas). Un entretien sans surprise avec le médiatique Erri De Luca roule essentiellement sur la Bible et la religion. Dirigé par Stéphane Barsacq, le Dossier André Suarès réunit des articles de Céline Laurens (« A la gloire du père Suarès » : généralités biographiques), Antoine de Rosny (« Suarès et Picasso réunis par Vollard »), Frédéric Gagneux (« Le poète musicien »), Antoine de Rosny (« Suarès et ses livres »), Charles Ficat (« Goethe, le seul maître ») et Stéphane Barsacq (« Vues sur Suarès » : sorte de curieux Dictionnaire Suarès, à la manière de celui-ci). Tout dossier sur Suarès est évidemment bienvenu, mais encore faut-il qu’il apporte du nouveau. Or, ce dossier comprend également une vingtaine de pages de Suarès présentées comme des « inédits ». En réalité, ces textes ne le sont point. En effet, Ker-Enor avait déjà été publié dans Portraits de Suarès (NRF, 1913), ce qui est ennuyeux, et les autres textes étaient parus dans Comoedia, Le Jour et Les Nouvelles littéraires (ils sont d’ailleurs signalés comme tels). Peut- on donc qualifier ces derniers d’inédits ? Ils sont peut-être inédits en volume, ce que nous n’avons pas vérifié. Mais donner comme inédits des textes déjà parus en revue et à présent repris non pas en volume, mais dans une revue comme NUNC, c’est vraiment jouer à l’excès sur les mots. Stéphane Barsacq ne publierait-il pas un peu trop sur Suarès ? On finit par se dire que trop de Suarès tue Suarès.
Revues. Évanghélia Stead, Sisyphe heureux. Les revues artistiques et littéraires. Approches et figures, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020, 309 p., 24 €. On connaît et on admire l’étendue des champs explorés dans ses principaux ouvrages par É. Stead : Le Monstre, le singe et le fœtus (2004) ou La Chair du livre (2012), de même que dans les très vastes travaux conduits en collaboration avec Hélène Védrine, en particulier les deux volumes de L’Europe des revues (2008 et 2018). Sa double culture anglaise et française lui permet d’échapper aux limites du franco-centrisme si rarement transgressé dans les études de littérature française. Elle ouvre ainsi sur la formidable richesse des travaux anglais et américains sur l’histoire de l’imprimé, ce qui autorise une forme de comparatisme richement documenté, fortement pensé et libre de toute facilité anecdotique. Le point de vue européen surplombant sur la circulation des thèmes, des formes, des modèles et des techniques permet de comprendre le mouvement profond des cultures dans leurs dimensions à la fois esthétiques, intellectuelles et matérielles. C’est dire que l’on attendait beaucoup de ce livre au titre prometteur. Le sous-titre fait cependant comprendre qu’il ne faut pas y chercher la vaste synthèse structurée que l’on pouvait espérer. On y trouvera certes beaucoup de choses, mais à condition de ne pas se laisser rebuter par le côté un peu bric-à-brac de ce qui s’avoue sans fard comme l’assemblage d’articles très divers, produits depuis une vingtaine d’années, revus et actualisés, mais forcément disparates, avec d’inévitables répétitions. On accordera cependant à E. Stead que le genre d’étude auquel elle se consacre est « une science difficile », comme elle s’en explique dans un premier chapitre en donnant une sorte de portrait de l’artiste en Sisyphe, heureux, on le veut bien, mais qu’on soupçonne d’être parfois pas très loin du découragement. Ceci étant dit, glanons ce qu’il y a à glaner dans ce bouquet, à commencer par la réflexion très documentée qui met en regard, pour en interroger la pertinence, les appellations classiques de « petites revues » et de « little magazines » dans les champs français et anglo-américain. De même l’étude sur « l’image comme instrument critique dans les revues fin-de-siècle » (avec H. Védrine) est-elle très instructive et très actuelle. On sait à quel point de curiosité et de réflexion les chercheurs poussent aujourd’hui les enquêtes, ayant pris conscience que la problématique de l’image va bien au-delà de la présence de l’illustration dans la période concernée. L’examen très minutieux des effets de l’image sur la lecture dans Le Chasseur de Chevelures, Nib, La Revue Blanche ou Le Rire amène à une nouvelle perception des enjeux pour l’identité même des revues et leur impact. Également intéressant, le va-et-vient entre revue et livre donne lieu à un article éclairant. Sous le titre qui n’engage pas à grand-chose de « Formes et figures », on trouvera des travaux de nature plus étroitement monographique – une démarche qu’É. Stead critique par ailleurs, mais dont on voit bien qu’il n’est pas facile d’y échapper, malgré les modèles offerts par quelques grands prédécesseurs restés isolés en leur temps comme Michel Décaudin. Visages des contemporains d’André Rouveyre donne l’occasion d’examiner ce qui se passe entre revue et recueil. « La chanson fin-de-siècle en revue » intéressera les amateurs de raretés, pourtant immensément diffusées mais peu susceptibles de sanction universitaire, dans la continuité peut-être d’un François Caradec. L’article sur « Nain Jaune et Yellow Dwarf » est, quant à lui, une excellente illustration de ce que peut être un comparatisme qui s’attache aux continuités et métamorphoses à la fois dans le temps et l’espace. La résurgence du célèbre conte de Madame d’Aulnoy jusque dans le très influent Yellow Book britannique permet de reconstituer de manière assez passionnante toute une odyssée culturelle transmanche. Les deux articles qui complètent le volume sont moins exaltants mais curieux, l’un à propos de la revue Schéhérazade de Cocteau et Bernouard (on sait l’importance de ce dernier pour le livre moderne) et l’autre consacré à la revue Le Voyage en Grèce, plus classiquement thématique. D’amples annexes ajoutent des éléments d’information qui pourront être utiles aux chercheurs : Liste bibliographique, Index des noms, Index des collections et des périodiques, Index thématique. Ajoutons qu’un cahier d’illustrations en couleur, également un peu disparate, complète les nombreuses illustrations en noir et blanc.
Segalen. Victor Segalen, Lettres d’une vie. Gallimard, L’Imaginaire, 2020, 550 p., 16 €. Ce volume rassemble 200 lettres de Segalen, qui s’étalent de 1898 à 1919, c’est-à-dire des années bordelaises d’étudiant aux derniers jours dans la forêt d’Huelgoat. Faire un choix n’était pas a priori facile, car la correspondance connue de Segalen est assez volumineuse (plus de 1 500 lettres) ; elle avait, en 2004, fait l’objet d’une publication intégrale chez Fayard, en trois épais volumes. L’ordre chronologique adopté dans ce choix permet de suivre l’écrivain dans les étapes successives de sa vie adulte, et surtout dans ses nombreux voyages. Dès le début, on remarque chez lui des dons d’expression et un goût pour l’écriture épistolaire. Lors de ses séjours en Polynésie et en Chine, ses lettres abonderont en descriptions de paysages et en détails ethnographiques. En Chine plus particulièrement, sa passion pour l’art chinois ancien et l’archéologie viendra remplir les lettres qu’il adresse à sa femme Yvonne. Sur la fin, il écrira à son amie Hélène Hilpert de longues lettres, où s’expriment à la fois une sorte d’amitié amoureuse et un grand désarroi. Par ailleurs, dès le début, se révèle, dans ses lettres à ses parents, un goût profond pour la musique, qui sera exacerbé plus tard par ses relations avec Debussy, avec qui il entretiendra un commerce fait d’estime réciproque. On voit aussi que, dès ses vingt ans, il avait rencontré des écrivains qui le marqueront : Huysmans, Saint-Pol-Roux, Gourmont – auxquels s’ajoutera l’influence de Nietzsche, puis de Rimbaud. En 1903 survient le départ pour la Polynésie, où il découvrira l’œuvre de Gauguin, la civilisation maorie quasi moribonde et les méfaits d’une colonisation qu’il juge « infiniment néfaste ». Yvonne Hébert, qu’il épouse en 1905, deviendra rapidement une interlocutrice privilégiée, à qui il adressera jusqu’à la fin une importante correspondance à la fois intime et littéraire. Autre influence, celle de Claudel et de Connaissance de l’Est : s’il gardera toujours intacte son admiration pour le poète, Segalen finira par se détacher de l’homme, son anticatholicisme s’accommodant mal du zèle convertisseur de son aîné. Surgissent au fil des lettres d’autres amis : Jules de Gaultier, Claude Farrère, Gilbert de Voisins, Henry Manceron, Jean Lartigue. Puis, c’est, en 1909, la Chine, qui marquera durablement Segalen. L’évocation de ses paysages et de ses mœurs remplit les lettres à Yvonne, à qui il confie également la genèse de ses futures œuvres (Le Fils du Ciel, Stèles). Les fouilles auxquelles il se livre ensuite lors de son expédition archéologique en Chine (février-août 1914) sont minutieusement décrites dans ces mêmes lettres. La guerre de 1914-1918 vient provoquer une profonde dépression. Segalen poursuit cependant son dialogue épistolaire avec Claudel, avec qui il se trouve en désaccord à propos de Rimbaud. Une brève nouvelle mission en Chine en 1917 (recrutement de travailleurs chinois pour la France) ne renouvelle pas l’enchantement des deux séjours précédents, et Segalen se montre pessimiste sur l’avenir de ce pays, dont il regrette les traditions et le cérémonial de l’ancien régime impérial. Sa fièvre d’écriture ne diminue cependant pas, et il accumule les projets littéraires. Rentré en France, il entretient avec Hélène Hilpert une correspondance très nourrie, qui prend, en quelque sorte, le relais des lettres à Yvonne. Il y fait l’aveu de la neurasthénie qui l’envahit peu à peu, et qui s’ajoute aux abus d’opium, de laudanum et de calmants. Sa santé est gravement atteinte, et il peut écrire avec lucidité : « La vie s’éloigne de moi ». La mort survient le 21 mai 1919, dans des circonstances restées mystérieuses et sans qu’on puisse établir s’il s’agit d’un suicide ou d’une syncope. Dans leur ensemble, toutes ces lettres reflètent la curiosité multiple de Segalen, son ouverture à ce qu’il appelait « le Divers », et, parallèlement, l’énorme travail littéraire qu’il aura accompli durant une vingtaine d’années, sans pouvoir le mener entièrement à bien. Comme dans toute correspondance à une voix, on rêverait de pouvoir lire certaines réponses, notamment celles d’Yvonne Segalen et d’Hélène Hilpert — réponses hélas détruites. Mais, tel quel, ce recueil constitue à la fois un complément indispensable et une utile introduction à l’œuvre de Segalen. Le choix établi par Dominique Lelong et Mauricette Berne présente un éventail de destinataires reflétant bien les amitiés et les rencontres de l’écrivain. Ajoutons que leur annotation des lettres ne cherche pas à être touffue, et reste, à juste titre, aussi précise que discrète. Le volume se termine par un utile index des noms cités, une chronologie et deux cartes des voyages de Segalen en Chine. En le refermant, on a l’impression que Segalen était plus expansif dans ses lettres que dans sa vie d’homme privé, où il semble avoir été souvent discret, voire réservé. Ses dons d’écrivain, qui étaient grands, se manifestent aussi, répétons-le, dans sa correspondance, qui mérite d’être considérée comme partie intégrante de son œuvre.
Contributeurs
Olivier Bessard-Banquy Jean-Paul Goujon,
Jean Khalfa, Thibaud Martinett,
Michel Pierssens, Alexandre de Vitry.