Livres reçus
Aycard. Jean-Luc Buard, Culture médiatique et presse numérisée. Médiasphère des feuilletons- nouvelles de Marie Aycard (1794-1859), Presses de l’ENSSIB, 2019, 231 p.,25€. Préciser que ce joli volume aux allures de manuel est un condensé de thèse est à la fois une réserve et une explication. Explication, parce qu’on imagine la difficulté de condenser en 230 pages les trois volumes de l’œuvre initiale ; réserve, parce que l’objet hybride qui résulte de cet effort peine à convaincre sous l’angle théorique comme sous l’angle documentaire, faute d’avoir su trier ses ambitions. Posons le cadre d’abord, pour nos lecteurs que ce long titre un brin jargonnant n’aurait pas éclairés. Jean- Luc Buard, érudit spécialiste du cartonnage historié et rédacteur en chef de l’excellente revue de littérature populaire Le Rocambole, s’y intéresse au feuilletoniste Marie Aycard, figure exemplaire d’une littérature de divertissement au réel succès populaire méprisé par la postérité. Il ne s’agit pas de réhabiliter Aycard, ni d’en proposer une analyse biographico-narratologique qui n’aurait que peu d’intérêt vu le nombre actuel de ses lecteurs ; l’auteur propose plutôt de faire de cet auteur un point d’appui pour comprendre le fonctionnement de cette sphère médiatique qui voit aux alentours de 1836 la naissance du feuilleton-nouvelle, dont Aycard sera une des valeurs sûres, et notamment de montrer que la fiction est un des moteurs de l’expansion de la presse commerciale. Les deux premiers chapitres, qui définissent le projet et offrent une vaste panorama des sources mises à profits (des données brutes, mais aussi des travaux anciens et un peu négligés, comme ceux de Robert Escarpit ici justement remis en lumière) sont intéressants, et seront utiles aux chercheurs s’intéressant aux littératures populaires. Ce souci louable de méthodologie a son revers, sans doute accentué par la première visée académique du texte : l’auteur semble passer beaucoup plus de temps à expliquer ce qu’il souhaite faire qu’à le faire réellement, le chapitre consacré à la circulation d’une nouvelle à succès d’Aycard ne suffisant pas à remplir le programme. Ne ménageant pas toujours de progression d’un chapitre à l’autre, et multipliant les redites, il donne le sentiment de faire du sur-place, sans pour autant approfondir, du moins dans ce volume, les concepts ou les problèmes clefs rencontrés. On peut citer par exemple cette observation très intéressante sur le fait que la notoriété d’un récit est plus rapide et durable que celle du nom de l’auteur, qui aurait pu amener une réflexion structurante sur le fonctionnement du triptyque valeur, notoriété, légitimité, dans le régime commercial de la littérature de consommation courante ; ou encore ces expressions allusives comme « un écrivain populaire au sens technique du terme », voire carrément obscures comme lorsqu’il assortit du qualificatif « médiane » l’expression récurrente de « valeur moyenne » des écrivains – précision qui n’interrogera pas que les mathématiciens, et aurait mérité une explication car si la moyenne peut traiter le qualitatif, on voit mal comment la médiane saurait traiter autre chose que des quantités. Il serait mesquin de relever les problèmes ponctuels de ce type, mais le fait est qu’il faut lire cet ouvrage sans projet autre que d’y glaner des informations, des projets et des approches qui seront fructueux sans doute portés à leur terme ailleurs. Le fait que la conclusion, d’une quarantaine de pages, soit aussi longue que chacun des trois chapitres illustre le manque de précision de l’approche utilisée, et l’impossibilité in fine de proposer des avancées au terme de ce parcours. L’auteur en est conscient, qui explique avoir ouvert des pistes. Il faut l’en remercier, aller peut-être poursuivre le parcours dans la thèse initiale, voire attendre les suites qu’il ne manquera pas de donner à cette première approche d’un problème riche, que la multiplication des sources numérisées permet aujourd’hui d’aborder de façon rigoureuse.
Baudelaire. Jean Teulé, Crénom, Baudelaire ! Mialet Barrault, 2020, 432 p., 21€. Après s’être attaqué successivement à Villon, Rimbaud, le marquis de Montespan, Verlaine et la très sage Héloïse, Jean Teulé, l’industriel médiatique bien connu, a choisi de nous régaler en romançant la vie de Baudelaire. Louable entreprise, destinée essentiellement à tous ceux qui lisent peu et que la télévision imbibe de connaissances.
Beucler. Myriam Boucharenc et Bruno Curatolo (dir.), Beucler à l’affiche!, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2019, 201 p., 20€. Malgré un titre volontariste, ce Beucler à l’affiche ! ne cherche pas tant à réhabiliter un romancier bien oublié qu’à étudier en Beucler un point de rencontre de la culture visuelle commerciale et de la littérature. Et c’est à ce titre qu’il sera intéressant, même pour qui ne connaîtrait de cet écrivain que l’adaptation filmique donnée par Grémillon de son Gueule d’amour. Il faut dire que Beucler est un cas d’école en matière de postérité littéraire, tant il prit le contre-pied de cette « stratégie littéraire » prônée par Fernand Divoire pour éviter l’oubli, et qui requiert concentration de moyens et surtout l’appui d’un collectif. Talentueux, curieux de tout et notamment de la culture populaire et commerciale de son temps, Beucler est un électron libre auteur de romans, de réclames, d’émissions radio ; il s’éparpille généreusement au gré de ses passions, et sera balayé par une histoire littéraire qui privilégie pour cette période les avant-gardes constituées en bataillons. Pour situer le propos, deux articles consacrés à la réception critique de Beucler et au positionnement de ses titres parmi ceux des publications contemporaines permettent de brosser une sorte de paysage éditorial de l’époque. Quant aux curieux des relations entre littérature et publicité, comme les admirateurs de Léon-Paul Fargue, ils liront avec intérêt les articles de Pierre Loubier et de Myriam Boucharenc, le premier montrant comment Beucler initie son aîné aux « stratagèmes » qui permettent de faire rémunérer ses écrits par des revues (notamment Arts et métiers graphiques où paraît le « Salut à la publicité » de Fargue) ou directement même par une marque ; la seconde étudiant de façon plus précise ce deuxième aspect, à travers la collection « Les rois du jour», créée chez Gallimard par son ami Beucler, pour héberger du contenu de marque, selon la terminologie contemporaine. Prenant appui sur le cas de Beucler, Catherine Helbert élargit le sujet en étudiant la revue Marianne, à nouveau publiée chez Gallimard, comme exemple de support de communication au service des écrivains de la maison. Textes inédits, articles des auteurs NRF assortis d’une vignette renvoyant à leur dernière publication, les formats sont variés mais le propos promotionnel est clair – au grand dam de certains, tels Jean Grenier ou encore Jean Paulhan, qui dissuadera Gide de s’y commettre. Les auteurs en effet ne sont pas dupes de ce qui est en train de se jouer, et c’est d’ailleurs dans Marianne que Rosny aîné publie en 1933 un article (« La publicité et les prix littéraires ») qui prend acte du fait que le livre est devenu un produit comme un autre, et justiciable comme lui des techniques du marketing – dont la segmentation de l’offre en « collections » n’était somme toute que le premier balbutiement. Plus anecdotiques, les articles consacrés à la passion de Beucler pour l’image publicitaire se lisent néanmoins avec intérêt et curiosité, assortis d’ailleurs d’une généreuse illustration qui fait la part belle aux prospectus de voyage des années 20 à 30, que Beucler collectionnait, et aux affiches russes découvertes lors du voyage que fit en 1927 l’écrivain – né à Saint-Pétersbourg et parfait russophone, il put voyager de façon indépendante, en compagnie d’Alfred Fabre-Luce, à l’heure où les écrivains français partaient en voyages organisés découvrir les merveilles de la société soviétique. Le goût de Beucler pour les graphistes russes, et sa rencontre avec la jeune Nathalie Parain, constructiviste de l’école de Kontchalovsky, a marqué l’édition française peut-être plus profondément que ses propres romans : c’est lui en effet qui présentera à Paul Faucher l’illustratrice qui deviendra une référence du Père Castor, cette collection d’albums pour la jeunesse qui domina le marché jusqu’aux années 1960, formant le goût de plusieurs générations d’enfants. Généreux et plus dévoué à ses amis qu’à sa propre carrière, tel était André Beucler, et ce n’est pas le moindre mérite de ce beau petit livre que d’utiliser les brillantes facettes de cet homme-kaléidoscope pour jeter des éclairages subtils et inspirants sur une passionnante époque où se met en place le régime commercial de la réputation.
Drieu la Rochelle. Pierre Drieu la Rochelle, La Valise vide. Saint Clément, Fata Morgana, 2020, 74 p. 15€. Le libraire Jean-François Fourcade, qui avait déjà publié un remarquable catalogue entièrement consacré à Jacques Rigaut, a eu la bonne idée de présenter chez Fata Morgana La Valise vide, mais dans sa première version, celle parue dans la NRF du 1er août 1923 et jamais rééditée. Comme il le note dans sa postface, ce texte sera repris l’année suivante dans Plainte contre inconnu, mais avec de nombreuses variantes, un style « moins relâché, plus ciselé » et une fin « notablement modifiée ». Remords de l’auteur, ou simples scrupules littéraires ? « L’auteur a restreint la tournure provocante et désinvolte [du texte] », précise à ce sujet Fourcade. Or, c’est peut-être justement cette ironie constante, cette espèce de persiflage qui font l’attrait si étrange de La Valise vide. L’auteur nous montre un Gonzague-Rigaut « entièrement dominé par cette hantise de passer le temps » : un être solitaire et désargenté, flottant dans « un carnaval endormi ». Bien des pages sont consacrées à ses rapports avec les femmes, et le narrateur se demande parfois si son ami n’est point un homosexuel plus ou moins déclaré. Ces interrogations s’accentuent vers la fin du texte, avec l’évocation de deux liaisons ratées de Gonzague (avec Mme Lemberg, puis avec Joan of Arc Daimler), suivie de conversations scabreuses entre le narrateur et le même Gonzague. Celui-ci se droguant, ne faut-il pas voir là, se demande le premier, la cause de son indifférence envers les femmes ? Mais l’énigme de cette personnalité si déconcertante demeure jusqu’à la fin, et les dernières phrases sont elles aussi tristement ironiques : « – Mais vous êtes comme tout le monde. /- Vous croyez ? Bonsoir ». Il faut toutefois faire la part de la création littéraire, et donc d’une certaine fiction, dans cette évocation si grinçante de Rigaut, à laquelle Drieu aura sans doute apporté maintes retouches. Celui-ci reconnaîtra plus tard, comme le rappelle Fourcade, que La Valise vide présentait « une caricature épaisse et inerte » de Rigaut. Les autres personnages (mondains, littérateurs, femmes oisives, etc.) sont un peu vus comme des figurants : manière comme une autre de suggérer la vision qu’en a Gonzague. Ce texte si particulier par son ton reflète également la façon dont Drieu, disciple désenchanté de Barrès projeté dans Dada et les roaring twenties, a pu être retenu par des figures hors série, comme l’était un Jacques Rigaut. Cette permanente ironie dont nous parlions était peut-être le moyen de voiler la curiosité sympathique qu’il éprouvait pour le personnage même de Rigaut. Qui sait même s’il ne reconnaissait pas en celui-ci quelques-uns des traits de sa propre personnalité ? On s’expliquerait alors l’intensité de cette évocation d’une vacuité et d’un échec. Toujours est-il que, comme l’écrit Fourcade, « le succès rencontré par la publication de La Valise vide est unanime, il va confirmer Drieu la Rochelle en tant qu’écrivain et en tant qu’homme de la N. R. F. ».
Femmes et littérature. Martine Reid (dir.), Femmes et littérature. Une histoire culturelle, deux volumes, Paris, Gallimard, Folio « essais » n° 657, 2020, 1040 pages, 13,50 € 1.1 et 10,30 € t. II. C’est peu dire que le livre-somme dirigé par Martine Reid vient très efficacement combler une lacune dans la bibliographie des études dites « féminines » : la qualité remarquable de cette synthèse collective (les deux volumes réunissent Jacqueline Cerquiligni-Toulet, Eliane Viennot, Joan Dejean, Edwige Keller-Rahbé, Christie MacDonald, Martine Reid, Florence de Chalonge et Alison Rice) dépasse en effet largement le simple angle mort qu’elle prétend mieux éclairer. Elle s’explique surtout par la méthode adoptée. Présenté comme « la première synthèse générale portant sur les femmes dans la littérature de langue française, telle que chaque époque l’a entendue et pratiquée du Moyen-Âge à nos jours» (p. 11), l’ouvrage revendique son appartenance à l’histoire culturelle. Les corpus féminins n’y apparaissent donc jamais en soi, mais toujours resitués, recontextualisés et articulés au travail des institutions, des éditions, des circulations et plus généralement des instruments de la légitimation dont s’emparent progressivement les auteurs féminins. Auteurs ou auteures : la graphie varie et fait elle-même l’objet d’une mise au point lexico- logique éclairante, sans toutefois tomber dans le dogmatisme. C’est en effet l’autre grande vertu de cet ouvrage qu’au sein d’un paysage polémique, il ne prétend pas asséner une vérité définitive, mais ouvrir plutôt un horizon en facilitant l’émergence d’études « encore à faire » (p. 16). Cette humilité affichée, dès l’introduction comme dans l’ensemble des chapitres – celui consacré aux XXe et XXIe siècles ne prétend pas, lui non plus, «à un caractère exhaustif» (t. II, p. 267) – desserre l’étau qui verrouille parfois les études féminines ou les transforme en un champ de tensions. Elle se traduit, concrètement, par une diversité stratégique de concepts et d’outils. L’histoire littéraire, la sociologie, la réception, la sphère intime ou les archives académiques ou éditoriales éclairent ainsi alternativement la question de la difficile insertion des écrivains féminins sur la scène littéraire. « Comment expliquer qu’après des décennies de féminisme, nous en soyons encore là ? » (p. 14), s’interroge ainsi M. Reid. Il s’agit bien en effet, dans cet ouvrage, d’interroger une minoration problématique et persistante. Une « histoire culturelle » des femmes se présente nécessairement moins comme un tableau, à la différence d’une histoire littéraire classique, que comme une alternance dynamique et conflictuelle d’actions en faveur de l’émancipation littéraire des femmes et de réactions d’hostilité ou d’opposition. L’originalité de cet objet renouvelle par conséquent de facto le geste même de constituer une histoire culturelle : comment répertorier, présenter et penser un objet non pas neutre, mais le plus souvent déjà pensé et déjà construit par la culture dominante et ses représentants masculins ? La question inspire plusieurs analyses particulièrement pertinentes sur la fabrique d’une occultation ou d’une minoration féminine, que les arguments soient ceux de la « nature » ou de l’éducation, pour citer deux enjeux majeurs qui traversent l’ouvrage. Le choix d’une structuration chronologique convainc lui aussi en proposant une approche évolutive et toujours « culturelle » – institutionnelle et politique – des combats livrés par les femmes pour imposer leurs voix et leur droit d’écrire. Les figures consacrées y côtoient ainsi les oubliées, les lieux phares – les salons notamment – les marges moins explorées – « Voyages » au XIXe siècle (p. 110) – et les genres traditionnellement assignés au féminin (roman, épistolaire) les traductions, et, plus récemment, l’érotisme et le corps intime. La richesse et la diversité des savoirs mobilisés font donc de cette synthèse un ouvrage de référence qui sera incontestablement de la plus grande utilité pour les chercheurs et pour les étudiants. On peut évidemment regretter quelques lacunes ou quelques fragilités : le chapitre consacré au XVIIIe siècle cerne plus difficilement la spécificité de son époque et l’articulation entre la question féminine et l’ambition universaliste des Lumières reste insuffisamment explorée. Il est aussi dommage que les instruments de l’histoire littéraire – les bornes de la périodisation, les angles choisis notamment – ne fassent pas davantage l’objet d’une approche critique et problématique. Une histoire culturelle des femmes avait peut-être plus encore vocation à montrer comment les femmes ont elles-mêmes théorisé leur place et les obstacles qui se dressent devant elles, de Staël à Beauvoir. Mais ces quelques réserves ou déceptions ponctuelles ne remettent pas en cause la réelle qualité de cette somme très importante et qui, sans doute, fera date tout en s’imposant comme un outil incontournable.
Littérature et art. Julien Bogousslavsky, De Delacroix aux Surréalistes. Un siècle de livres. Lausanne, Ides et Calendes, 2020, 362 p., 45 €. Voici un ouvrage de littérature et d’art d’une ampleur et d’une variété extrêmes, qui se propose de nous donner un panorama détaillé des relations entre l’art et la littérature ou la critique, de 1828 à 1931, c’est-à- dire de Delacroix à Klee et Kandinsky. L’auteur est à la fois un éminent neurologue, un bibliophile redoutable, un bibliographe chevronné, un historien de la littérature et un connaisseur en histoire de l’art. Mieux encore, dans cet imposant ouvrage, la bibliographie et la bibliophilie donnent constamment la main à l’histoire littéraire et à l’histoire de l’art. Le livre est en effet divisé en sections thématiques, comprenant chacune une série de monographies sur un livre souvent peu courant, rarissime ou méconnu, qui est longuement situé et analysé. Chaque monographie se termine par la description bibliographique très précise de l’exemplaire – que nous soupçonnerions d’appartenir à chaque fois à l’auteur. Qu’on ne croie pas cependant qu’il s’agit là d’un simple catalogue recensant des livres par ailleurs connus. Bien au contraire, le goût personnel de l’auteur se manifeste dans des choix qui n’ont rien de moutonnier. C’est ainsi qu’il évoque tour à tour les surprenants dessins faits par Charcot, les compositions hallucinées de Louis Soutter en marge de livres imprimés, Les Stations du Salon de Zacharie Astruc, les Spirales de Paul Dermée, les très peu courants Petits Tableaux Valaisans de Marguerite Burnat-Provins, le rarissime livre simultané de la baronne d’Oettingen, la poésie si prenante de Gustave Roud ou le singulier roman Aymeris de Jacques-Emile Blanche, sorte de « livre de peintre » dû à l’écrivain-peintre lui-même. On discerne au passage une autre caractéristique de ce panorama, qui est de ne pas se limiter à la seule littérature française, mais d’inclure également des Suisses, et non des moindres (Ramuz, Marguerite Burnat-Provins, Gustave Roud, René Auberjo- nois, Maurice Barraud, Louis Soutter). Chaque livre bénéficie d’une présentation exhaustive, accompagné d’une description bibliographique non moins exhaustive, voire d’un minutieux relevé des exemplaires connus (par exemple le Faust illustré par Delacroix, Swann sur Japon ou La Prose du Transsibérien). Cet imposant ouvrage est également un livre d’art, remarquable par la richesse et la qualité des illustrations, plus de deux cents en couleurs, reproduisant aussi bien des pages de titre, des reliures, des gravures, des dessins, des peintures et des photographies. Admirable iconographie, très bien choisie. Tout cela prolonge et éclaire on ne peut mieux les textes de l’auteur, nous donnant ainsi à voir ce qui est souvent peu courant, voire rarissime : une sorte de musée du livre et de l’illustration, dans ce que l’un et l’autre ont de plus précieux et quintessence. La connaissance directe, et même intime, que l’auteur a aussi bien de tous les exemplaires évoqués que des écrivains et des peintres en question, est épaulée par la mise à profit d’une bibliographie très complète, en trois langues. On aura une idée de la précision du propos et des références, en remarquant que l’ouvrage comporte 1 143 notes – certaines très fournies – en petits caractères sur 3 colonnes. Riche autant que fascinant, cet ouvrage mérite d’être placé à côté des livres les plus documentés et les plus évocateurs sur le sujet. Et les amateurs d’histoire littéraire pourront s’en rassasier à loisir.
Nerval. Michel Brix, Nouveaux documents sur Gérard de Nerval. Études nervaliennes et romantiques XVI. Namur, Presses Universitaires de Namur, 2020, 443 p., 35 €. Excellent connaisseur de Nerval (il est l’auteur, avec Claude Pichois, de la plus solide et complète biographie de l’écrivain), Michel Brix nous livre ici une véritable somme de recherches et de documents. À la parfaite érudition s’ajoute la rigueur des analyses et la perspicacité du chercheur, qui parvient à démêler les problèmes souvent ardus posés par certains textes de Nerval ou certains aspects de sa biographie. Ce volume s’ouvre par une pertinente lecture critique de Sylvie, dont la genèse est finalement peu connue et dont l’auteur lui-même avouait : « Je l’écrivis péniblement ». Nerval y a non pas transcrit, mais recomposé ses souvenirs, et Michel Brix souligne combien le cadre temporel du récit est, à cet égard, un peu flou. Nerval y évoque un Valois « voué à la conservation du passé et à la répétition », voulant surtout montrer « les dégâts qui sont entraînés par une dévotion hyperbolique vis-à-vis du temps perdu » (M. Brix). Suit une remarquable étude de Pandora, qui n’est pas le moins énigmatique des écrits de Nerval. On sait qu’y est évoqué le séjour de celui-ci à Vienne durant l’hiver 1839-1840, séjour qui reste mystérieux, car on ignore toujours quelle est la « catastrophe » qui y survint : scandale mondain, ou gaffe de Nerval à l’ambassade de France ? Michel Brix y décèle en tout cas « l’un ou l’autre impair majeur ». Y est aussi évoquée la figure de Marie Pleyel, qui fascina d’abord Nerval, puis se révéla une manipulatrice consommée. Ce qui frappe à la lecture de ce récit, c’est l’ironie quasi somnambulique qui se joue dans les premiers chapitres. Il est vrai que, comme l’explique avec une grande précision Michel Brix, l’histoire de la publication de Pandora est tout à fait abracadabrante. On sait qu’elle fut morcelée et peu cohérente, et que, dans Le Mousquetaire de Dumas, ce texte parut amputé de la fin. Il semblerait à ce sujet que Dumas n’ait point disposé de cette fin, et qu’il se soit à cette occasion brouillé avec Nerval. Cette publication désordonnée et incomplète a, assez logiquement, conduit Michel Brix à proposer, à la suite de sa démonstration, un essai de reconstitution de La Pandora. Tentative que justifiait pleinement, selon nous, la récente révélation des six folios du manuscrit Clémens, publiés en 2005. Bien entendu, on ne saura probablement jamais, à moins de découverte d’inédits inconnus, quel était le texte réellement composé par Nerval, et c’est avec pertinence que Michel Brix a intitulé sa tentative « Vers le texte de La Pandora ». Reste une autre énigme, assez irritante : pourquoi ce texte n’a-t-il pas, comme le voulait Nerval, été repris dans Les Filles du Feu ? Impossible d’y répondre, en l’état actuel de nos connaissances. Une autre étude également exhaustive est consacrée aux Nuits d’Octobre, lesquelles posent le problème du réalisme. Michel Brix montre que, chez Nerval, la préoccupation du réalisme à tout prix provoque un dérangement mental, qui se traduit par l’irruption du rêve, peut-être suscitée par des « insomnies alcoolisées ». Au passage, l’auteur décrypte certains private jokes restés obscurs. D’autres obscurités demeurent, et on pourrait se demander par exemple si « les cygnes de l’Edda », qui avaient intrigué Claude Pichois, ne renverraient pas aux légendes Scandinaves des Eddas. En complément, se trouve transcrit un article peu connu d’Augustus Sala, évoqué par Nerval au début des Nuits d’Octobre. Une autre étude met en doute l’attribution à celui-ci de Han d’Islande et du Fragment d’un «Faust». Très fournie est l’analyse des relations entre Nerval et Liszt, documentée par neuf lettres du premier au second. On sait qu’ils se rencontrèrent à Vienne en 1839-1840, puis à Weimar en 1850. Mais il y eut ensuite des rencontres manquées : à Paris en 1853 et à Weimar en 1854. En annexe est donné un article peu connu de Liszt sur les fêtes de Weimar en 1850. Autre texte non pas inédit, mais resté inconnu, et révélé l’an dernier : un article anonyme sur Hernani de Hugo, paru dans Le Constitutionnel du 12 mars 1830 et que Nerval a communiqué à Hugo. Une curieuse figure est celle de l’illuminé polonais Towianski, dont, dans un article de 1844, Nerval cite Le Banquet. Il y revient l’année suivante, faisant du Polonais (à tort, souligne M. Brix) « la réincarnation auto-proclamée de Napoléon », tant il est vrai que ce qui le retenait surtout, c’était « le rôle joué chez Towianski par la figure de Napoléon ». Est ensuite examiné avec la plus grande précision Le problème bibliographique de «Scènes de la vie orientale», véritable casse-tête, car l’histoire du tome II, publié en 1850, est des plus embrouillées, et l’on ne connaît aucune dédicace de Nerval sur ce tome II. Et voici une gerbe d’inédits : Onze lettres inédites enfin dévoilées. Écrites en 1850-1853, elles sont adressées à Francis Wey, ce chartiste, écrivain et journaliste, qui fut, on le sait, l’un des rares grands amis de Nerval et qui, en sa qualité de Président de la Société des Gens de Lettres, eut souvent l’occasion de l’aider efficacement. Autres inédits : les Compléments de correspondance nervalienne : lettres à Gautier, Du Camp, Busquet et divers. Une importante restitution est celle qui établit que les célèbres photographies de Nerval attribuées à Nadar sont en fait de son frère, Adrien Tournachon. Le volume se ferme sur une volumineuse section sobrement intitulée : Chronologie : compléments, et qui ne compte pas moins de 112 pages. Elle regorge de précisions biographiques et chronologiques, aussi bien sur Nerval que sur nombre de ses amis et relations (sur Jenny Colon et Marie Pleyel, notamment). Mais on n’épuise pas la richesse de cet ouvrage, aussi bien de ses mises au point et de ses analyses, que des documents qu’il révèle et commente. Ce modèle de recherche critique, foisonnant autant que très cohérent, est appelé à faire date dans la recherche nervalienne, et, plus généralement, dans l’histoire littéraire du XIXe siècle.
Rigaut. Jean-Luc Bitton, Jacques Rigaut, le suicidé magnifique, préface d’Annie le Brun, Paris, Gallimard, Hors Série Littérature, 2019, 720 p., 35€. À n’en pas douter, Jacques Rigaut (1898- 1929) reste l’un des plus illustres suicidés des Années folles. Presque toujours associé à Jacques Vaché et Arthur Cravan, il est comme eux un écrivain sans œuvre, incarnant l’une de ces figures paradoxales examinées naguère par Jean-Yves Jouannais dans Artistes sans œuvre. I Would Prefer Not to (1997). Mais sa destinée reste très particulière ; et si le poète a déjà fait l’objet de nombreuses fictions (tout en restant à l’inverse ignoré des ouvrages d’histoire littéraire), il était temps qu’un biographe – Jean-Luc Bitton – s’occupât enfin de lui. Extrêmement informée, et très généreuse en documents (jusque dans les notes : près de 150 pages en fin de volume I), sa biographie intitulée Jacques Rigaut, le suicidé magnifique est le résultat d’une quinzaine d’années de recherches, comme en atteste le blog que l’auteur a tenu tout au long de son work in progress depuis 2005 (www.rigaut.blogspot.com). À l’évidence, cette biographie – mais aussi le joli succès médiatique qu’elle a rencontré à sa parution – témoigne de la fascination durable que Rigaut exerce encore aujourd’hui. Il est vrai que sa trajectoire est haute en couleurs : devenu en 1920 secrétaire pour le peintre Jacques-Émile Blanche, Rigaut fréquente Dada (beaucoup), le surréalisme (un peu), part à New York fin 1923, fréquente des salons mondains, se marie avec une riche divorcée (1926), avant de multiplier les petits boulots à Paris et d’user de toutes sortes de drogues, pour enfin de suicider à trente ans le 6 novembre 1929 – alors que l’ère des Années folles se clôt. Tout au long de son récit, Jean-Luc Bitton ne cache pas son admiration pour ce personnage « fitzgeraldien » (p. 343), qu’il tient en particulier à réhabiliter dans l’histoire du dadaïsme pour son « influence sous-estimée car peu bruyante » (p. 170). Manifestant son empathie jusque dans l’écriture, le biographe qualifie à maintes reprises de « bouleversant » tel ou tel acte de l’écrivain, et n’hésite pas à dramatiser – non sans emphase – un événement symbolique comme la «traversée du miroir» du 20 juillet 1924 (p. 342 et sqq). L’ouvrage offre ainsi une narration souvent entraînante, quand bien même l’auteur (et l’éditeur) font preuve d’un sens étonnamment peu affûté des paragraphes – souvent très longs et ignorant bien des transitions événementielles. Par son projet, cette première biographie ne cherche cependant pas à « révéler » un Jacques Rigaut tel qu’en lui-même, ni à le « démythifier » (comme Étiemble l’avait fait pour Rimbaud), mais plutôt à confronter des points de vue variables sur un être mystérieux – tour à tour bad boy, dandy élégant et mondain, solitaire mélancolique. Ce portrait polyphonique montre également combien Rigaut, toujours mobile, pouvait évoluer à Paris dans divers réseaux de sociabilité – que l’histoire littéraire a rétrospectivement eu tendance à séparer et cloisonner, alors qu’ils apparaissent poreux dans les années 1920 : le poète fréquente aussi bien, et simultanément, des modernistes comme Soupault, Mireille Havet ou Drieu la Rochelle que des figures a priori plus conservatrices (Edmond Jaloux, Maurice Martin du Gard) ou plus mondaines (Jacques Porel), tout en côtoyant un grand nombre de femmes ayant « fait » la vie littéraire des Années folles (Marie-Louise Bousquet ou Colette Peignot). Il est ainsi toujours bon de relire des trajectoires individuelles, dont certains travaux sociologiques peuvent parfois faire oublier la malléabilité et la transversalité. Par ailleurs, Jean-Luc Bitton rappelle évidemment le rapport très ambivalent de Rigaut à la littérature : s’il n’a cessé de dénigrer l’écriture, elle l’obsède continuellement, comme en témoignent les huit textes parus de son vivant en revue et ses écrits posthumes – foisonnant de «fusées » cyniques et mémorables. Si Rigaut a ainsi largement marqué ses contemporains par sa personnalité paradoxale, il a surtout donné lieu à de très nombreuses figurations romanesques – de « La Valise vide » (1923) et du Feu follet (1931) de Drieu la Rochelle à L’Homme des lointains (1960) de Sarane Alexandrian en passant par En joue ! (1925) de Soupault, Un beau ténébreux (1945) de Gracq ou Le Miel et l’absinthe (1957) d’Emmanuel d’Astier. Parmi les pages les plus stimulantes de la biographie, il faut ainsi relever celles qui concernent la réception ambivalente et polémique des textes de Drieu : elles permettent de mesurer la force troublante de récits à clés qui renseignent peut-être moins sur le modèle du personnage que sur les modalités de décryptage de lecteurs croyant « reconnaître » (à des degrés variables, et parfois pas du tout) Rigaut, même si certains prétendent reconnaître plutôt Drieu lui-même – chacun fabriquant dès lors ses propres clés et serrures… Par ailleurs, ces pages montrent que la fiction et la réalité s’interpénètrent non seulement dans les récits mais aussi hors d’eux, en aval, puisque « La valise vide » (qui met en scène un personnage incapable d’écrire) aurait selon Paul Chadourne définitivement et quasi performativement convaincu Rigaut de sa propre impuissance à écrire (p. 304). On voit ainsi comment le genre du roman à clés – longtemps dévalué par les études académiques, méfiantes à l’égard de tout biographisme -, peut aujourd’hui alimenter la réflexion sur les diverses réceptions de la fiction. Mais le motif principal qui sert de fil rouge à l’ensemble de la biographie, c’est celui du suicide. De fait, la vie de Rigaut est entièrement lue à l’aune de son issue fatale : si le thème du suicide «se dessine dès son adolescence» (p. 71), tout événement ne cesse par la suite d’« annoncer », « préfigurer » ou « préparer » le geste final – y compris la fin d’En joue ! de Soupault qui décrit « de façon prémonitoire et métaphorique le suicide de Rigaut » (p. 377). Mais cette perspective, aussi téléologique soit-elle, me pose pas ici forcément problème dans la mesure où elle constitue au fond une approche herméneutique cohérente. Car c’est la vie d’un « suicidant » (p. 466) que veut déployer Bitton : si Rigaut évolue dans des contextes dadaïstes et surréalistes où le motif du suicide est omniprésent (p. 139-141), il aborde à maintes reprises ce thème pour aller jusqu’à fonder une « Agence générale du suicide », avant de se tuer pour éviter toute « affectation littéraire » mais aussi pour « éviter la mort » (selon les mots marquants de Michel Leiris, p. 371). Toute la biographie indique ainsi combien l’écriture et la vie ici s’accordent et se rejoignent, relevant d’une même logique et pour tout dire d’un même sens. Voire d’une même action artistique, le suicide de Rigaut étant « considéré comme l’un des Beaux-Arts » (p. 449) : préparé et mis en scène de manière très ordonnée, le geste du 6 novembre 1929 incarnerait alors le moment culminant d’une vie conçue comme une œuvre (d’une œuvre-vie), le biographe rappelant à cet égard la célèbre phrase de Marguerite Yourcenar pour qui « la mort de Mishima est une de ses œuvres, et la plus soigneusement préparée de ses œuvres ». En somme, la biographie de Jean-Luc Bitton indique combien, au-delà des textes, le poète peut s’inventer et importer avant tout en tant que figure. Ainsi Rigaut rejoindrait-il à sa façon Rimbaud, même si la relation (distante ?) du premier au second n’est guère abordée dans l’ouvrage. Le dernier chapitre étudie du moins, en des pages très riches, les reviviscences transmédiales de Rigaut tout au long du siècle, de sa récupération posthume par André Breton (p. 453) aux adaptations du Feu follet par le cinéaste Louis Malle avec Maurice Ronet (1963) ou par le rockeur Daniel Darc (1994). Largement axée sur les réceptions, cette biographie montre en fin de compte comment la vie de Jacques Rigaut, poète sans œuvre littéraire, n’a cessé à l’inverse de faire œuvre – en elle-même, et jusque dans les textes et les récits des autres.
Roman. Anne Cadin, Le Moment américain du roman français (1945-1950), Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2019, 736 p., 59 e. Si l’intérêt pour les rapports entre les littératures française et américaine n’a jamais vraiment faibli, on connaît assurément, ces dernières années, un renouveau des approches comme en témoigne l’ouvrage d’Anne Cadin sur le « moment américain du roman français ». De nombreuses études ont été consacrées à la période la plus féconde de ces relations, celle de l’entre-deux-guerres, marquée par les revues « transatlantiques » et quelques figures de passeurs notables (comme Sylvia Beach ou Adrienne Monnier). Tout en retraçant de manière synthétique dans ses chapitres liminaires cette histoire désormais bien documentée, l’étude d’Anne Cadin a le grand mérite de se pencher sur des années paradoxalement moins étudiées dans cette perspective : les années de l’immédiat après-guerre, de 1945 à 1950, caractérisées par plusieurs phénomènes convergents, mais néanmoins distincts. L’articulation de l’étude en trois parties souligne la relative complexité de cette mode. Il s’agit d’abord, dans la première partie, de mettre en évidence la vogue globale du « roman américain », production romanesque dont le corpus est en quelque sorte filtré par les différents traducteurs et adapté au goût français. Anne Cadin relève notamment le rôle crucial joué par Maurice-Edgar Coindreau, le traducteur de Faulkner. L’après-guerre voit la confirmation de la faveur dont jouissent désormais les quatre « grands » – Faulkner, Hemingway, Dos Passos, Steinbeck – auprès d’un public français élargi. La deuxième partie montre que leurs techniques continuent d’influencer les écrivains français « sérieux » (Sartre, Camus, des Forêts), mais que leur usage reste ambivalent, plus souvent spectral ou inconscient qu’explicitement revendiqué. Et puis il y a l’émergence du roman hard-boiled (Chase, Cheyney, Hammett, Chandler), le roman policier noir, qu’on découvre vraiment dans ces années-là, en grande partie grâce à de nouvelles collections dont la fameuse Série Noire de Marcel Duhamel. C’est l’objet de la troisième partie de l’ouvrage, sans doute la plus originale. Pour saisir cette réception, Anne Cadin s’attache de façon fort judicieuse à parcourir la presse de l’époque ; c’est là que s’exprime le plus ouvertement l’enthousiasme pour cette littérature interdite durant l’Occupation, mais aussi tout ce qui vient le tempérer comme les vifs débats sur la moralité de ces romans ou sur leur nouveauté supposée. La majorité des critiques considère que le roman américain pourrait, par ses techniques (notamment le « béhaviorisme ») et ses thématiques nouvelles, sortir le roman français de son ornière psychologisante. Dans le même mouvement, on vante l’authenticité et l’énergie du romancier américain, qu’on oppose à l’« intellectuel bourgeois français » (p. 232). Quant au roman hard-boiled, il permettrait de « rompre avec le vertuisme excessif et fort suspect » (Armand Hoog, cité p. 189) du roman policier traditionnel. Pour souligner la diversité de cette influence américaine, l’étude se permet très justement de transgresser la séparation des genres et le canon littéraire qu’elle présuppose. Elle n’hésite pas à aborder un corpus en apparence hétérogène : la littérature « populaire » comme la littéraire « sérieuse », des figures oubliées (Marcel Mouloudji, Jean Kanapa, Serge Arcouët, André Héléna) et des auteurs reconnus (Camus, Sartre, des Forêts, Queneau, Simenon, Vian). Cette approche restitue toute son épaisseur et sa nuance à la vie littéraire de cet immédiat après- guerre. Elle montre aussi la diversité des publics : la Série noire intéresse autant le lectorat lettré que populaire. La place centrale conférée au roman noir peut d’ailleurs se lire comme un plaidoyer pour le genre, contre sa relégation au rang de « paralittérature », et ce va-et-vient entre des corpus au statut très différent révèle la volonté de redéfinir l’échelle des valeurs instituée par une certaine histoire littéraire. Anne Cadin met le doigt enfin sur toutes les ambivalences de cette réception américaine, certes marquée d’abord par l’enthousiasme dans les années 1946-1947, mais qui connaît un rapide déclin à partir de 1950. C’est tout l’intérêt d’avoir opéré une coupe temporelle aussi restreinte, mais qui s’avère cruciale dans l’évolution de l’image de la littérature américaine en France. Si le soft power culturel de l’Amérique s’exerce pleinement dans ces années-là, à la suite notamment de l’accord Blum-Byrnes, et si l’engouement du public et de la critique pour les gloires d’avant 1940 est indéniable, on assiste paradoxalement à un essoufflement de la littérature américaine elle-même ; le soupçon d’un « mirage américain » (p. 142) se fait jour ici ou là. Puis c’est la Guerre froide qui donne un coup d’arrêt très net à cet enthousiasme, avec parfois des revirements radicaux, et quelques paradoxes : sous l’influence des organes culturels du PCF, on renie l’influence du roman américain, lequel avait pourtant servi de modèle à une littérature engagée (en particulier par son ambition de créer des « romans de la collectivité », p. 327). Dans le même temps, une certaine usure de ce modèle est perceptible : les écrivains français évoqués – Queneau, Vian – l’imitent tout en mettant à nu les clichés américains, à travers le pastiche, l’humour ou l’écriture sous pseudonyme anglo-saxon (pratique alors en vogue dans le roman grand public). Enfin, certaines contradictions aussi bien formelles qu’idéologiques rendent parfois le modèle inopérant, et conduisent même le romancier à l’échec : c’est le cas de Sartre et de ses Chemins de la liberté, sur lequel Anne Cadin s’arrête de manière tout à fait éclairante. À vrai dire, l’impression globale laissée par la lecture de cette étude – et l’auteure ne le cache pas tout à fait dans sa conclusion – est que ce « moment américain » est resté presque sans lendemain. Il aura permis sans doute de réinsuffler une part de culture populaire dans un roman français se raccrochant au modèle indépassable du roman d’analyse. Mais dans les cas où l’imitation est patente, c’est la prégnance des clichés américains et l’usure rapide des techniques qui frappent. Il est révélateur que ce modèle se soit montré le plus productif dans le roman noir de langue française. Les chapitres sur ce point sont tout à fait convaincants, même si l’on comprend que c’est d’abord par une mise à distance du précédent hard-boiled que ce roman noir a pu voir le jour. Les écrivains les plus novateurs – Simenon, Léo Malet – ont dû rompre avec les conventions du genre pour trouver leur voie. On peut se demander aussi si les canulars de Vian/Vernon Sullivan participent vraiment d’un renouvellement de la littérature policière; comme le laisse entendre l’auteure (p. 454 et sq). Dans ce dernier cas (mais d’autres exemples seraient tout aussi parlants), le roman policier, même en jouant avec les codes, peine à se déprendre des stéréotypes américains. Par ailleurs, le pastiche n’est-il pas le signe de l’épuisement d’un genre, de sa réduction inévitable en caricature ? De manière générale, autant que d’un roman américain, on aurait pu parler d’une Amérique de roman, laquelle relèverait avant tout du fantasme, ou du moins d’une réappropriation très française de son imaginaire. Significativement, son influence s’exerce le plus fortement sur des auteurs qui ne sont jamais allés en Amérique, comme Vian ou Malet… On peut se demander enfin si l’avenir du roman américain ne s’est pas joué aussi du côté du (futur) Nouveau Roman, très peu évoqué dans cette étude, alors qu’il est en gestation dans ces mêmes années. Les premiers romans de Claude Simon, de Robbe-Grillet, de Duras ne sont-ils pas, à leur manière, des réécritures d’un certain modèle américain ? On aurait pu évoquer, de même, les opposants les plus frontaux à la littérature engagée, comme les Hussards, autres acteurs visibles de cette fin des années quarante, et qui ont été marqués, à des degrés divers, par Dos Passos, Faulkner, le roman noir – c’est le cas notamment de Roger Nimier ou de Jacques Laurent. Ce bilan contrasté et même un peu déceptif sur la productivité du modèle américain n’enlève rien bien sûr aux qualités intrinsèques de cette riche étude, qui est un travail d’histoire littéraire toujours étayé et nuancé. Par les sources souvent oubliées qu’il mobilise, il sait restituer son grain particulier à tout un pan de la littérature de l’après-guerre.
Tournier. Arlette Bouloumié (dir.), Dictionnaire Michel Tournier, Honoré Champion, 2019, 458 p., 70€. Un après la mort de Michel Tournier, la parution dans la «Bibliothèque de la Pléiade » d’un volume rassemblant ses œuvres principales (Romans, suivi de Le Vent Paraclet, 2017) a confirmé que l’auteur de Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967) et du Roi des Aulnes (1970) s’inscrit en toute légitimité dans le panthéon des grands romanciers du XXe siècle. La publication du Dictionnaire Michel Tournier, vaste et élégant volume qui prend place dans une collection où figurent déjà Flaubert, Proust, Aragon ou Yourcenar, participe de cette consécration, en offrant aux spécialistes un outil de travail particulièrement efficace, et au grand public un accès éclairant et ludique (car favorisant le feuilletage) à une œuvre abondante. Arlette Bouloumié, qui a dirigé l’ouvrage en coordonnant une équipe internationale de vingt-et-un chercheurs, s’impose depuis trente-cinq ans comme la meilleure spécialiste de « l’ermite de Choisel ». Elle a su faire des choix judicieux dans la sélection des entrées, qui sont majoritairement dédiées à l’œuvre elle- même : les livres publiés comme les projets inaboutis de Tournier font tous l’objet d’une présentation précise et documentée, et la plupart des autres notices portent soit sur l’imaginaire du romancier, conteur et essayiste (ses thèmes et motifs privilégiés, voire obsédants), soit sur sa position dans l’histoire littéraire, qu’il s’agisse des influences littéraires et philosophiques qu’il a subies ou revendiquées, ou de la réception de son œuvre en France comme à l’étranger. Les thèmes qui traversent les contes et les romans sont développés dans des articles qui, pour certains, offrent de belles synthèses, mises à jour, de recherches plus amples publiées dans des revues ou des ouvrages spécialisés, et que les bibliographies de fin d’article ou de fin d’ouvrage permettent de retrouver (A. Bouloumié, par exemple, synthétise ses travaux dans des articles tels que « Alchimie », « Ogre (Le mythe de I’) », « Mandragore », « Roman mythologique »). D’autres, bien entendu, proposent des perspectives peu empruntées jusqu’à présent (« Bestiaire », « Nourriture », « Perversion(s) »). Bilan critique et ouvertures inédites se conjuguent donc de manière habile. L’intérêt de la structure d’un dictionnaire est aussi de multiplier les approches d’un même aspect. Des thèmes aussi variés que le corps, la sexualité, la culture et l’histoire allemandes, la dimension philosophique ou le jeu des réécritures, par exemple, font l’objet d’explorations diverses, au gré d’articles qui se répondent et se complètent, dont on suivra les arabesques grâce à un système de renvois bien conçu, qui met en lien vues d’ensemble et gros plans, comme pour la question du « Sacré » qui amène à lire également des articles comme « Christ », « Saint-Esprit », mais aussi « Phorie » ou « Théologie ». Ainsi c’est l’œuvre elle-même qui est au cœur de l’ouvrage, interrogée dans toute sa richesse. De nombreux articles mettent également en évidence les données biographiques nécessaires pour bien appréhender l’œuvre, et révèlent les diverses facettes d’un écrivain qui fut à la fois médiatique et secret : l’environnement amical (intime ou littéraire), la sphère familiale, les lieux aimés et les divers voyages qui ont nourri son inspiration sont ainsi décrits avec soin, et toujours mis en lien avec les livres et les ébauches de l’auteur. Il faut saluer de ce point de vue la pertinence avec laquelle ce Dictionnaire prend en compte la dimension génétique de l’œuvre, telle que les chercheurs ont pu la redécouvrir en ayant accès aux carnets et papiers de l’écrivain après sa mort. Les affinités de Tournier avec l’art photographique, que ce soit dans son œuvre (voir notamment les articles « Image (pouvoirs de F) » et « Photographie ») ou par son admiration pour Boubat, Clergue ou Minkkinen (auxquels sont consacrés des notices spécifiques), sont aussi mises en valeur. Il sera bien entendu facile, malgré l’extrême pertinence du choix des entrées, de regretter tel ou tel manque, le projet de dictionnaire d’auteur excluant par essence l’exhaustivité. Peut-être est-il dommage qu’aucune notice ne soit consacrée, par exemple, à Roger Nimier, condisciple de Tournier au lycée Pasteur et dont ce dernier a plusieurs fois évoqué le souvenir. Cependant, deux points peuvent un peu laisser le lecteur sur sa faim. Il s’agit en premier lieu de l’étude des genres et des formes littéraires. Certes, on trouvera des analyses précises sur les genres pratiqués ou fréquentés par Tournier dans les articles « Adaptations théâtrales », « Autobiographie », « Conte(s) et nouvelle(s) », « Forme(s) brève(s) », « Hagiographie », «Journal » ou « Roman mythologique ». Mais aucun article ne tente de synthèse concernant la manière dont Tournier concevait le genre de l’essai (ni même de la critique littéraire, dont pourtant relèvent Les Vertes Lectures et surtout Le Vol du vampire) ou celui de la poésie (que les articles consacrés à « Goethe », à « Hugo » ou à « Valéry » auraient pu appeler, comme les considérations de Tournier sur le vers et la prose dans Le Miroir des idées). Le second point se rapporte à la pratique de l’entretien, rituel auquel Tournier s’est volontiers prêté. Tournier, homme de radio comme le rappelle la préface, a accordé à la presse, à la radio, à la télévision, mais aussi aux universitaires, de très nombreux entretiens qui, ponctuellement mentionnés dans tel ou tel article, auraient pu être pris en compte dans une notice indépendante, au vu de leur richesse et de leur profondeur (Tournier a par exemple accordé à Bernard Pivot, qui l’admire, un entretien filmé tout aussi intéressant que celui de Marguerite Yourcenar ou que celui de Marguerite Duras avec le même interviewer). Mais de tels regrets ne sont que le revers de la médaille d’un ouvrage fourmillant d’informations et de vues suggestives. Avouons, en effet, que ce Dictionnaire Michel Tournier est si passionnant qu’il ne peut que susciter chez le lecteur une curiosité insatiable envers une production enfin pleinement reconnue comme une œuvre majeure de notre temps. La récente parution du numéro 69 de la revue Roman 20-50, consacré aux trois grands romans de Tournier (Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Le Roi des Aulnes et Les Météores) montre, si besoin est, que le Dictionnaire n’est qu’une étape (essentielle, pourtant !) d’une exploration destinée à se poursuivre.
Julien Bogousslavsky, Fabien Dubosson, David Galland,
Stéphanie Genand, Jean-Paul Goujon, Muriel Louâpre &
Émilien Sermier.