Livres reçus
Barbey d’Aurevilly. Barbey d’Aurevilly, Lettres inédites à Trebutien 1832-1858. Édition présentée par Philippe Berthier, Paris, éditions Bartillat, 2018, 209 p., 39 €. C’est ici même, dans le n° d’octobre-décembre 2015 de la revue, qu’avait été révélée la découverte, par Benoît Noël, de 38 lettres inédites de Barbey d’Aurevilly à Trebutien figurant dans la copie La Sicotière. En voici donc l’édition excellemment préparée, établie et annotée par Philippe Berthier. Loin d’être purement anecdotique, l’intérêt de ces inédits est considérable. En premier lieu, il permet de préciser davantage les raisons qui provoquèrent, en 1858, la rupture entre les deux grands amis, raisons qu’indique parfaitement Philippe Berthier dans sa courte mais très substantielle préface. Empêtré dans une relation amoureuse avec une Madame Trolley assez vulgaire, Trebutien eut à subir les violentes railleries de Barbey, qui ne se gênait nullement pour traiter cette femme de « satrape blasée », de « Madame Lucifer », et, pour finir, de « PUTTANA ERRANTE » – afin, disait-il, de le « désensorceler ». Pertinents ou non, ces jugements à l’emporte-pièce ne pouvaient que blesser l’amour-propre de son correspondant, et ce d’autant plus que, parallèlement, Barbey ne cessait de lui vanter son amour éthéré pour l’Ange Blanc. De là, une irritation et une jalousie croissantes. D’autre part, Trebutien trouvait inadmissible que, pour éditer les Reliquiæ d’Eugénie de Guérin, Barbey songeât à Poulet-Malassis, ce vil pornographe ! Il voyait aussi d’un mauvais œil les relations que son ami entretenait avec deux hommes qui sentaient le soufre comme Baudelaire et Custine. Enfin, il s’irritait de voir que Barbey lui promettait sans cesse de venir le voir à Caen et ne le faisait jamais, se dérobant souvent en faveur de l’Ange Blanc, qui paraissait l’avoir confisqué à son seul profit. Le gros de ces lettres se situe durant les années 1856-1857, et il y est souvent question de Baudelaire, et notamment du procès des Fleurs du Mal. Outre l’admirable lettre du 25 juillet 1857 dont un long extrait avait été publié par Benoît Noël, on peut citer quelques passages flamboyants sur le poète : « Grand talent qui n’a de pur que la langue, et qui aime les Monstruosités comme un sultan indien ! » « Baudelaire entre ici et me fait une scène sur mon article Dela- roche. Je le réduis au silence par l’improvisation d’une théorie sur la ligne qui renverse sa boîte au rouge […] ». « [Les Fleurs du Mal] C’est la plus magnifique Pourriture qui ait jamais tenu dans un cercueil d’or, mais Baudelaire n’a pas fait la pourriture et il a ciselé le cercueil ! ». Cueillons au passage cette silhouette de Poulet-Malassis : « Barbe citron, physionomie acide, spirituelle, mais aigre […], ce jeune Malassis a des projets superbes. ». Il est également question, dans ces lettres, d’autres fréquentations de Barbey : Sainte-Beuve, Asselineau, Custine, Raymond Brucker, Blanc de Saint-Bonnet. On le voit aussi tenir tête à Trebutien en méprisant Béranger et en défendant malgré tout Flaubert. La mort de Custine, en 1857, lui laissera de très vifs regrets. Bizarrement, il s’emploiera auprès de Trebutien à laver l’auteur de Romuald du reproche d’homosexualité, tout comme il le fera pour son autre ami Lherminier, également disparu : précautions oratoires qui ne pouvaient qu’irriter le prude Trebutien. Dans toutes ces lettres, Barbey reste le grand, l’admirable épistolier que nous connaissons. Son insolence perce notamment dans ce portrait du falot comte de Chambord : « Ce Bourbon de trente-six ans qui n’a qu’un testicule et pas d’enfant, cul-de-jatte comme Louis XVIII sans avoir l’excuse de ses maladies et sa tête, n’est plus qu’un Prétendant. » Et quelle poésie dans cette évocation de la chevelure d’Aimée Le Foulon : « cette Royale et impériale chevelure blonde qui ressemblait à la prairie de Caen, si elle était semée de blé et toute en épis, et qui est maintenant flétrie et tombée comme toute beauté et toute grandeur ! ». Poésie quasi proustienne dans cet autre extrait : « la cloche des dames du Saint Sacrement qui sonne absolument comme la petite cloche de l’église de Valognes et fait lever autour de moi mes premiers jours de jeunesse, le jardin de mon oncle Du Méril, d’où j’entendais cette cloche qui m’est restée dans la mémoire, la chambre verte d’Edelestand, aux fenêtres voilées de feuilles de vigne […] ». Comment ne pas songer ici aux lignes si profondément senties de la dédicace au même Edelestand du Méril des Historiens politiques et littéraires : « […] partout où la Destinée m’ait poussé, elle ne m’a jamais effacé cette allée du jardin de Valognes où je me promenais, à treize ans, entre toi, jeune homme, et ta sœur ; et de soleil, comme dans cette allée, je ne crois pas en avoir revu de plus beau. » Bien d’autres passages de ces lettres seraient à citer, notamment un sur la puissance des parfums et des odeurs. On voit que ces lettres retrouvées ne sont nullement indignes, tant s’en faut, du reste des Lettres à Trebutien. Précisons que Philippe Berthier a également reproduit des passages qui manquaient dans des lettres déjà éditées, ainsi que des marginalia inédits de Trebutien, dont celui-ci, à propos d’Une Vieille Maîtresse, et qui ajoute à ses griefs envers Barbey : « Jamais livre ne m’a inspiré plus de répulsion. C’est pour moi, une putréfaction morale. » L’annotation de Philippe Berthier est aussi précise que complète, et nous ne nous permettrons qu’une minuscule remarque : le faro dont il est question p. 187 n’est pas « un vin du Portugal », mais une bière belge, méprisée par Baudelaire. Pour finir, un volume d’un vif intérêt et qui complète admirablement les Lettres à Trebutien déjà connues.
Doucet. François Chapon, Passerelles, Saint Clément de rivière, Fata Morgana, 2018, 59 p., 11 €. L’auteur nous apprend qu’il est né le jour même de la mort de Jacques Doucet : hasard objectif préparant son entrée, en 1956, dans cette magnifique Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, dont il fut, et de très loin, le meilleur et le plus avisé directeur ? Relativement court, mais très dense, ce texte entend montrer les « prédispositions » qui le préparaient à une telle tâche. Son originalité fut en effet de s’être imbibé très tôt d’« une culture sensitive qui n’a rien à voir avec la science, encore moins avec l’érudition ». Ses origines le servirent très efficacement, car il est le fils d’Albert Chapon, qui, avec Adrien Mithouard, anima avant 1914 la revue L’Occident, où se manifestait une grande indépendance de pensée. Y régnaient des écrivains tels que Claudel, Suarès, Gide et Jammes, des peintres comme Maurice Denis, dans une continuelle union de la peinture, de la poésie et de la musique. On voit aussi l’imprégnation exercée par l’auteur sur les logis parisiens de son enfance et leur atmosphère très particulière, ainsi que par la demeure des Mithouard, où il pouvait contempler des Ravier, des Renoir, des Denis, des Guys et l’étonnante Vénus à Paphos d’Ingres, à présent au Musée d’Orsay. Tout cela irradiait pour lui « une irremplaçable lumière de civilisation ». Et voici deux grandes figures tutélaires : André Suarès et Auguste Perret. Le premier lui apparaissait « comme la personnification de la solitude, rayonnant d’indépendance, de colère, d’intégrité morale, de mépris pour les honneurs et l’or d’une société corrompue. » Et la leçon de Perret était que « la clef de l’esprit nouveau, quelque forme qu’il ait adoptée, était la poésie ». Poésie dont François Chapon fit la rencontre inoubliable en la personne de Pierre Reverdy, qu’il connut en des circonstances singulières et dont il devient bientôt l’ami. Autant de présences et d’influences, disons mieux : de « passerelles », qui le mettaient à même de diriger la Bibliothèque Doucet, « cette arche de la poésie ». Et le livre se ferme discrètement sur son départ de Doucet, sans que l’auteur évoque un tant soit peu quelle y fut son action durant tant d’années fastes. Se glorifier n’est pas dans ses habitudes, même si, aujourd’hui, cette action décisive brille d’un éclat singulier, alors que la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet est entrée dans une phase navrante de déréliction complète, dont se sont vainement fait écho les médias, et que l’on peut craindre sérieusement pour sa survie à long terme.
Corbière. Cahiers Tristan Corbière, « Ça ? », N°1, 2018, Classiques Garnier, 342 p., 39 € (abonnement de 35 e à 53 e). « On m’a manqué ma vie », avait écrit Corbière sous un de ses portraits. Sa vie peut-être, mais pas sa biographie (cf. J.-L. Steinmetz, Fayard, 2011), ni sa survie – improbable, à ses yeux du moins, mais de mieux en mieux assurée. Il lui aura fallu du temps, beaucoup de temps, pour passer de la curiosité verlainienne pour le poète breton déclaré maudit aux études attentives des universitaires les plus sérieux d’aujourd’hui. De ces derniers, Benoît Houzé est aujourd’hui le plus engagé – un engagement que prouve et illustre la parution de ces tout nouveaux Cahiers. J.-L. Steinmetz l’avait déjà mêlé à sa biographie de Corbière en retraçant leur expédition conjointe à Londres (ce qui nous vaut en passant la curieuse évocation d’un strip-poker et d’un soutien-gorge dégrafé pour un Steinmetz de 19 ans, p. 282, où l’on trouvera même le nom de sa propriétaire ! La biographie n’est plus tout à fait ce qu’elle était du temps d’André Maurois). Ce premier recueil d’études et de documents adopte un dispositif assez composite qui n’est pas sans évoquer la composition toujours débattue des Amours jaunes. L’éditorial de Benoît Houzé avoue rêver d’« une revue spécialisée généraliste » – et c’est bien cela que nous avons en effet entre les mains. Près de 200 pages d’« Études critiques variées » de quatorze auteurs, des « Notes de recherche », des Documents, des Actualités, les résumés bilingues des articles. Bilinguisme d’ailleurs intéressant puisque, on le sait, Corbière a parfois été mieux apprécié, voire compris, des anglophones que des francophones et ce n’est sans doute pas un hasard si l’on trouve aux côtés de B. Houzé pour diriger la revue Samuel Lalr et Katherine Lunn-Rockliffe. Les articles réunis proviennent de différentes sources (colloques, journées d’étude, séminaires) et donnent ainsi un tableau contrasté de la recherche corbiérienne (il faut se résoudre à l’emploi de tels mots), après une ouverture personnelle de Jean-Marie Gleize se rappelant ses premières lectures de Corbière. On ne résumera pas les treize études suivantes mais on en distinguera quelques-unes, plus frappantes peut-être : le très ample « Corbière, poète mal foutu » d’Arnaud Bernadet, sur l’oralité lacunaire des poèmes ; l’étude de Laurent Lescane sur le caractère, ou plutôt les caractères, au sens graphique et typographique, entre écriture et peinture ; l’effraction d’un Corbière italien dans le duo classique des lectures corbiériennes : le Breton et le parisien ; la mise en avant quelque peu transgressive d’un Corbière « poète sentimental », malgré son ironie anti-sentimentaliste ; l’examen de la « comptabilité parodique » de Corbière se payant (si l’on ose dire) Rosalba. Parmi les documents, on savourera la photographie en pied et en pleine page de l’Évêque de Nantes, et on appréciera toute la portée considérable de la découverte d’une dédicace des Amours jaunes à Banville, rien moins – ce qui bouleverse l’image communément admise d’un Corbière sans contacts avec le milieu littéraire de son temps. Voilà en tout cas le poète en voie de résurrection grâce au travail patient de ses lecteurs. On lui souhaite longue vie, comme à la revue.
Corbière encore. « Tristan Corbière en son temps », Revue d’Histoire Littéraire de la France, N° 1, 2018, 30 €. Avec la parution des Actes du premier colloque jamais consacré à Corbière, à Brest en 2017, on peut dire que « Ça » y est – le ? du poème est désormais un ! Corbière est entré dans le Canon. Réédité dans des collections avec notes et commentaires, biographié, colloqué, il ne lui manque que d’être inscrit au programme de l’agrégation. Ça pourrait en effet venir. Avec tout le sérieux d’usage à la RHLF, Yann Mortelette dit bien dans sa présentation ce qu’il y a d’important dans le colloque qu’il avait organisé avec Jean-Luc Steinmetz. On notera qu’il fallait que ce fût ironiquement en Bretagne que cette débretonnisation se fît, grincement géographique bienvenu. Il n’empêche que grâce à son fils le très breton Édouard se trouve de mieux en mieux connu et apprécié (François Roudaut), de même que le précieux La Landelle grâce à ses travaux de lexicographe (outre ses romans et essais) – mais Isidore Ducasse avait déjà fait beaucoup pour ce dernier en le nommant dans Poésies. J.-L. Steinmetz, comme il se doit, trace les perspectives de recherche qu’il faudrait développer, après les nombreuses découvertes documentaires de ces dernières années. Samuel Lair peint de son côté le tableau des très denses fréquentations de Corbière parmi les peintres (d’ailleurs peu avant-gardistes). Benoît Houzé, héraut de la nouvelle vague corbiérienne, s’attache de manière très neuve au monde des objets dans les poèmes. Jean- Pierre Bertrand saisit au vol le mot de Laforgue sur le « chic » de Corbière qui le distinguerait de lui pour déployer tout ce que recèle et révèle ce mot. C’est cette même relation de Corbière et Laforgue qu’analyse Henri Scepi, tandis que Kevin Saliou expose les nombreux parallèles qu’il est possible de relever entre Corbière et Ducasse. En dehors du dossier Corbière, on notera aussi la publication et la présentation par Romain Jalabert d’un poème inédit du très jeune Germain Nouveau, imitant dans les formes de la pédagogie du temps, un passage de Maurice de Guérin. Exercice scolaire que pratiquaient tous les collégiens du temps, pour se former aux exercices rhétoriques et versificatoires sanctionnés par l’institution.
Cyrano. Jeanyves Guérin, Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, coll. « Un auteur – une œuvre », 2018,135 p., 13,50 €. Il semble acquis que Cyrano de Bergerac n’est populaire qu’en raison de ses facilités, qu’il n’est qu’un pot-pourri de mièvreries, de bavardage et de clinquant, il semble acquis, de même, que Rostand est un brillant organisateur de funérailles, puisqu’il fossoie tout à la fois le romantisme et le théâtre en vers. Jeanyves Guérin, dans son ouvrage critique, se fait volontiers le porte-voix de pareils préjugés. Ce que la pièce a de commun, toutefois, avec son héros éponyme, c’est d’être l’arbre qui cache la forêt. Pour y voir clair dans Cyrano, ne devrait-on pas d’abord interroger la cohérence d’une œuvre qui débute avec des vaudevilles (tel Le Gant rouge en 1888) pour s’achever sur des pièces injouables (Chantecler en 1910 et la posthume Dernière Nuit de Don Juan) ? Mais l’on peut aussi se borner à gloser l’intrigue pour présenter les personnages. Est-il plus facile de parler sans a priori de Cyrano ? Les analyses psychologisantes (les hypothèses sur ce qu’il pense ou sur ce qui le motive) ou psychanalytiques (le nez symbole phallique, la blessure narcissique, la misogynie) sont d’un moindre intérêt que le rappel de l’antithèse romantique (p. 19 ou 34). Dans une pièce à composante historique, il est aussi tentant de confondre le protagoniste avec le Cyrano réel, que de chercher des anachronismes. Sans doute alors n’est-ce qu’en cédant à l’illusion rétrospective qu’on peut écrire qu’en de Guiche « s’annoncent le Jupiter d’Amphitryon, Don Juan et le comte Almaviva » (p. 67). À chaque époque ses raccourcis et son prêt-à-penser: en 1972, Mathieu Galey voyait en Cyrano « une sorte de Tintin en vers » ; Jeanyves Guérin conclut pour sa part que « Cyrano et ses cadets annoncent Astérix et les Gaulois » (p. 65). À l’acte I, Ragueneau donne Cyrano pour « bizarre, excessif, extravagant, falot » et Guérin de se demander si l’adjectif falot n’est pas là simplement pour la rime (p. 16). Mais il suggère aussi plus loin (p. 21), à juste titre, que le personnage est une sorte de Pierrot fin-de-siècle, « lunaire et lunatique ». La « Complainte variations sur le mot “falot, falotte » » de Jules Laforgue et plusieurs poèmes de Georges Fourest montrent en effet que falot connote alors une esthétique, celle de poètes comme Charles Cros, Tristan Corbière ou bien Laforgue. « Rostand, de toute évidence, écrit Guérin, n’est pas un grand poète ». Admettons que Cyrano soit le frère fictionnel de ces poètes falots, il paraît moins pertinent en revanche – puisqu’ils sont surtout des poètes lyriques comme Verlaine ou Rimbaud – de mesurer à leur aune le poète dramatique qu’est Rostand. Inversement, que gagne-t-on à le comparer encore à Molière, Corneille ou Racine ? Si l’on relaie les reproches de cacographie que lui adressent ses contemporains (André-Ferdinand Herold, Remy de Gourmont, Henri Ghéon, voire Paul Claudel), ce devrait être pour proposer, concernant le vers dramatique en général et le sien en particulier, mieux que des analyses hâtives. 1°) Hugo « est plus [novateur] dans ses poésies que dans ses pièces les plus connues » : voyez Benoît de Cornulier, Art poétique. 2°) Dans son Petit Traité de poésie française, Banville «fustigeait les licences poétiques. Rostand ne tient aucun compte de ses prescriptions » : encore faudrait-il s’entendre sur ce que Banville nomme licence, et n’en pas dissocier ce qu’il écrit de l’inversion, des chevilles et de l’hiatus ; enfin, consacrer à la phrase rostandienne plus qu’une étude sommaire. 3°) Chez Rostand « les phonèmes prévalent sur les graphèmes, l’oreille a priorité sur l’œil » : s’il use en effet de licences, c’est pour sauver, non seulement le mètre, mais aussi la rime pour l’œil ; et l’on s’étonne de lire ensuite, à propos de l’homme de théâtre, que « Rostand est un visuel plus qu’un auditif ». 4°) Dans la ballade du duel, « les rimes en -ouche sont toutes riches ; à l’acte V, « l’épitaphe de Cyrano [est] un huitain hété- rométrique » : sans commentaire. Si l’on voulait vraiment évaluer l’usage que fait Rostand de l’alexandrin théâtral, ne faudrait-il pas regarder ce qu’en font à la même époque les François Coppée, Jean ou Jacques Richepin ? Lorsque Jeanyves Guérin – qui vient de publier une édition de Cyrano de Bergerac chez Champion – ne déforme pas des vers en les citant (p. 29, 43, 47, 60, 71, 85, 86), il nous fait profiter de sa grande érudition et de sa parfaite connaissance du théâtre. Les parties consacrées ici à la dramaturgie et à la fortune scénique de la pièce rachètent indiscutablement les pages qui précèdent. Elles ne parviennent cependant pas à convaincre tout à fait de la nécessité d’un ouvrage, peut-être hâtif, mais dont on peine surtout à percevoir à quel public il s’adresse.
Fargue. Léon-Paul Fargue, De la mode. Préface de Simon Liberati, Paris, Les éditions de Paris Max Chaleil, coll. « Littérature », 2018,110 p., 14 €. Peut mieux faire. Les minces textes de circonstance que reprend ce mince volume (paru en 1945 et jamais réédité depuis) ne sont pas aussi étincelants que d’autres plus anciens, quand Fargue était plus jeune. Il s’est un peu empâté, et son style aussi. Il faut dire qu’en ces années d’Occupation rien ne tourne trop bien, lui compris, devenu hémiplégique. La mode et ses bizarreries n’en demeurent pas moins un thème paradoxal au milieu de tout ce qui assombrissait la vie, et Fargue en brode quelques images qui peuvent nous toucher encore, avec leur doublure de mélancolie. Simon Liberati, chaleureux préfacier, ne cache pas ce que ces textes ont de quelque peu superficiel et répétitif – un fatras, dit-il, d’où sourd ici et là une petite musique. L’édition originale était illustrée par Chériane, la compagne de Fargue. Elle aurait mérité au moins une mention – mais une femme peintre s’oublie si facilement, au contraire de ses robes ou de ses chapeaux.
Futurisme. Hanan Mounib, L’arrière-petite-nièce de Lamartine. Valentine de Saint-Point, du Futurisme parisien au Soufisme égyptien, Paris, Éditions Complicités, 2018, 77 p., 12€. Dans ce bavardage impétueux, heureusement limité à 77 pages, la métaphore ferroviaire est filée avec un acharnement pathétique : « […] elle prend son premier train pour s’enfoncer dans la jungle de la vie et commence son premier voyage dans la nature humaine » ; « Prendre le train pour partir vers un passé plein de zones d’ombres, n’est pas une tâche facile. ». Encore mieux : « Les wagons du train Valentinien ne s’arrêtent pas uniquement devant les quais de la poésie, le roman, la philosophie et le théâtre. » « La continuité de son énorme énergie, pour mettre le train de ses propres convictions sur les rails de sa vie et la vie des autres […] ». C’est beau comme du Marc Lévy… Il y a même, pour les connaisseurs, d’autres métaphores du même calibre : « Valentine de Saint- Point sème les premières graines de la nouvelle société artistique, littéraire et aussi philosophique dans les nouveaux champs littéraires. » Tout cela est précédé d’une préface complaisante d’un certain Denis Emorine, dont on nous déroule non moins complaisamment la biographie, la bibliographie et les prix reçus. Il est donc assez vraisemblable que cette petite mouture hagiographique, véritable moulin à café, est ou bien un compte d’auteur, ou bien une publication mondaine. On peut donc en faire allègrement l’économie. Toutefois, il est un mérite qu’on ne lui contestera point : celui d’indiquer dans sa bibliographie l’extraordinaire ouvrage d’Adrien Sina, Féminine Futures: Valentine de Saint-Point, performance, danse, guerre, politique et érotisme, paru en 2011 aux Presses du Réel, et dont l’exubérante iconographie est assez prodigieuse.
Houellebecq. Pierre de Bonneville, Houellebecq, son chien, ses femmes, Paris, L’Éditeur, 2017, 250 p., 15 €. Cet essai sur Houellebecq se présente comme une vaste paraphrase qui ne permet jamais une véritable analyse de l’un ou l’autre des aspects de l’œuvre ou de la vie de l’écrivain français. La première page à elle seule annonce la couleur : Houellebecq est « [n]éo- réactionnalre », « provocateur » et « [m]isogyne », trois étiquettes pour aucune analyse. La suite du livre de Pierre de Bonneville aligne les citations et allonge la paraphrase, jusqu’à la « Biographie » de fin d’ouvrage, où la parution, pourtant marquante, de Soumission en 2015 a été omise. Ce livre n’apporte rien aux études houellebecquiennes, sinon le souvenir de ses pires « contributions », où une foultitude de jugements, de glissements et d’étiquettes tiennent lieu à eux seuls d’analyse.
Leiris. Leiris unlimited, sous la direction de Denis Hollier et Jean Jamin, Paris, CNRS Éditions, coll. « Littérature/linguistique », 2017, 336 p., 25 €. Pourquoi « unlimited » ? Sans doute pour faire clin d’œil et suite à l’exposition du Centre Pompidou de Metz qui s’intitulait elle aussi à l’anglaise, ou plutôt à l’américaine, « Leiris and Co », fine allusion au Roussel & Co qu’avait lui-même commis Leiris. Craignons que ces subtilités n’échappent au lecteur pas trop assidu de Leiris. Il nous semblait par ailleurs (mais nous ne sommes pas un tel lecteur assidu) que les affinités de Leiris avec l’anglais, sinon par le jazz ?, étaient pour le moins limitées et que sa passion pour la langue telle qu’elle se révèle dans La Règle du jeu ou dans son attention à Roussel a tout à voir avec le français, qu’il torture (qui le torture) de tant de géniales façons. Mais bon. Passons aussi sur l’introduction qui distille quelque vinaigre en rapportant les difficultés qu’il y eut à trouver le lieu qui hébergea l’exposition ainsi que l’absence de toute référence à Leiris dans le Musée dont l’esprit lui doit tant. Cela n’enlève rien à la qualité ni à l’intérêt d’un ensemble copieux et nourrissant, une fois assimilé le ton quelque peu hagiographique des organisateurs, encore amplifié par le prière d’insérer. Patrick Besnier, qui connaît Roussel comme personne, revient brièvement sur l’admiration que lui vouait Leiris tout en voulant le « faire rentrer dans le rang ». L’essentiel des articles est naturellement consacré aux divers aspects du travail ethnologique de Leiris, même si les liens avec son travail littéraire et ses multiples intérêts pour les arts sont bien sûr évoqués. C’est Laurent Jenny qui en traite le plus précisément en étudiant le rapport « Écrire, Rêver » – le rêve étant parallèlement amplement évoqué par Julien Bondaz dans son contexte ethnologique (« L’œil du rêveur »). On retrouve la littérature avec « Sous le signe de Césaire » de Gérard Cogez ou « À propos de Bittures » de Nathalie Barberger ou encore dans « À propos de Frêle bruit» de Catherine Maubon. Avec de tels travaux, Leiris rentre un peu à son tour dans le rang, mais sa singularité, ses déplacements en zigzags entre les champs, sa transversalité de toujours n’en font pas un « auteur » aussi facilement étiquetable que les artefacts du Musée de l’Homme, même lorsque son autobiographie autorise de beaux effets comparatistes dans les études sur ce genre, qui demeure lui- même difficile à circonscrire. Il y a chez Leiris, l’homme et l’œuvre (le terme convient-il donc quand même ?), un côté réfractaire qu’il partage avec bon nombre de ceux qui furent ses amis ou ses interlocuteurs. C’est peut-être toute une génération qui produisit ainsi des êtres singuliers dont l’œuvre paradoxale est basée sur des réticences, des refus, des égarements plus ou moins volontaires, des fascinations pour l’altérité bien plus que sur des adhésions. Au regard de ce que fut leur contexte, disons-le : on les comprend. Bibliographie et copieux index.
Mac Orlan. Ilda Tonnas, Mac Orlan : Fange et paillettes. Préface de Giovanni Dotoli, Paris, Hermann, 2018, 301 p„ 28€. Poète, romancier, essayiste, chroniqueur, critique d’art, voyageur, dessinateur, scénariste, Mac Orlan n’a pas eu jusqu’ici, malgré ses multiples visages, une grande fortune critique. Connaissant parfaitement sa vie et son œuvre, Ilda Tomas nous livre ici une étude extrêmement fouillée et précise. Son livre s’articule en trois grandes sections : Mac Orlan aventurier des arts, Mac Orlan et le baroque, et Du regard à la vision. Mac Orlan s’y trouve défini comme un poète doublé d’un mémorialiste, mais d’un mémorialiste mélangeant constamment souvenirs et invention. Chez lui, c’est, bien plus que le réalisme, la « sentimentalité » qui prédomine. Par ce mot, il entend non pas le lyrisme personnel, mais « une « aptitude à retrouver la vérité à travers les apparences des choses, à être affecté par les émergences sensibles et spirituelles » (I. Tomas). Et les deux domaines privilégiés de cette « sentimentalité » seront pour Mac Orlan la peinture et la chanson. En littérature, ses auteurs de prédilection furent Stevenson, Kipling, De Quincey et Villon – auxquels iI faut ajouter Marcel Schwob. Ce dernier a eu sur lui une profonde influence, et Ilda Tomas aurait pu citer surtout les Vies Imaginaires, dont iI s’est visiblement beaucoup nourri. Il y avait aussi chez Mac Orlan l’influence vivace d’une sorte de paralittérature très variée, souvent picaresque, pour ne pas parler de l’argot. Comme critique d’art, il est multiple. En peinture, sa prédilection va aux dessinateurs et graveurs (Grosz, Pascin, Chas Laborde, Gus Bofa, Daragnès, Warnod), ce qui se reflète dans ses écrits, où s’affirme une tendance à la caricature, qui fait souvent de ses personnages, souligne Ilda Tomas, des « marionnettes ». Quant aux peintres, son goût le porte vers Toulouse-Lautrec, Vlaminck, Picasso, et aussi vers des artistes bien plus sages comme Planson et Brayer (le choix de Vlaminck – le dernier Vlaminck – peut rétrospectivement nous étonner : tant de chaumières stéréotypées sous ciel d’orage…). La musique l’a par ailleurs beaucoup requis, surtout les chansons populaires, celles des marins et les refrains militaires (influence des Barrack Room Ballads de Kipling). Tout en restant nostalgique de certaines époques comme le XVIIIe siècle d’un Restif de La Bretonne, d’un Vadé et des chansons populaires, Mac Orlan s’est attaché à exprimer la poésie du monde moderne et de ce qu’on a appelé « le fantastique social ». Il le distinguera d’abord dans les ports et les grandes villes, dont il a donné de remarquables évocations, même si Ilda Tomas décèle chez lui « le refus de pénétrer dans l’intériorité des choses ». De là aussi son intérêt pour la photographie (Atget, Man Ray, Germaine Krull) et le cinéma (L’Herbier, Duvlvier). Mais Mac Orlan reste d’abord un poète, et peut-être est-ce dans la chanson qu’il s’est le mieux réalisé. Assumant l’héritage d’un Bruant, ses chansons sont souvent admirables, et elles ont été popularisées par des interprètes comme Juliette Gréco, Monique Morelli et Germaine Montera, au point de faire presque figure de classiques. Signalons çà et là quelques coquilles sur des noms propres (Charly Chaplin, Jules Romain, Louise Collet, Mary Belfort, Viélé-Griffin, Nino Franck), et une petite erreur sur le Recueil des plus belles chansons des Comédiens françois (1615), lequel n’est pas de l’abbé Dulaurens (1719-1793), mais anonyme. Au total, un ouvrage critique complet, au style soutenu, attestant une grande possession du sujet, et dont les analyses sont très éclairantes.
Montevideo. « L’Américanité des poètes français : le cas des Montévidéens » sous la direction de Nelson Charest, Études littéraires, vol. 47-2, Université Laval, Québec, 2016. Daté de 2016, ce numéro de la revue de Québec a de fait paru avec un copyright de 2018. Décalage chronologique qui affecte bien d’autres revues, universitaires ou non. Mais peu importe, puisqu’il s’agit de célé-
brer des poètes nés il y a si longtemps et si loin – ces trois poètes qu’un monument commémorait il y a peu encore dans la Ciudad vieja, à deux pas du Teatro Solis (une pétition circule pour en exiger la réimplantation) : Ducasse, Laforgue, Supervielle, Entreprise ambiguë que ce dossier coordonné par Nelson Charest, puisqu’elle s’efforce de résister à la tentation simpliste de relire ces poètes comme s’ils n’avaient pas quitté le terroir uruguayen. Entreprise réussie cependant en ce que les articles réunis montrent très bien qu’il ne reste pas grand-chose de Montevideo dans les oeuvres. C’est Henri Scepi qui frappe le plus fort en décrivant magistralement un « Laforgue délocalisé », loin de ses origines, voire de toute origine. Arnaud Bernadet livre quant à lui une excellente étude de I’« américanité sauvage » de Supervielle, prétexte à un examen précis et profond de sa poétique et de ses textes relus comme sous-tendus par la recherche d’une géopoétique de la culture. « Le Tombeau de Jules Laforgue », de Fadi Kohdr, s’écarte notablement du thème en proposant de relire Laforgue à la lumière de l’Arcadia de Sydney. N. Charest décentre lui-même un peu plus la perspective en s’attachant essentiellement à la lecture de Laforgue par Bonnefoy. En ouverture du dossier, la traduction d’un chapitre d’un livre de Bill Marshall, The French Atlantic, réunit les trois poètes dans la perspective très large des relations entre la France et ses pseudopodes transatlantiques. Perspective intéressante en soi, entre géopoétique et cultural studies, qui n’apprendra cependant pas grand-chose aux spécialistes des poètes en question. Ducasse y est traité avec plus d’ampleur que les deux autres, mais les développements sur l’essai de Kristeva n’ont rien pour en relever l’estime, et le rappel des spéculations sur les réminiscences de l’espagnol chez Isidore devenu parisien vaut ce qu’il vaut, comme toute spéculation.
Nerval. Revue Nerval, varia, 2017, n° 1, Paris, Classiques Garnier, 190 p., 43 €. Les études nervaliennes se développent en tous sens, et l’on ne peut que saluer la naissance d’une revue susceptible de les accueillir, de les rassembler et de les diffuser. Jean-Nicolas Illouz et Henri Scepi, dans leur éditorial, rappellent qu’une démarche herméneutique exigeante doit s’effectuer en même temps de deux façons : « d’un côté, un geste qui éloigne Nerval de nous pour le resituer dans l’époque qui fut la sienne ; de l’autre, un geste qui le rapproche de nous pour le rendre à nouveau présent ; à la fois parlant et poignant jusque dans l’éloignement d’où, à travers maints relais et autant de recréations, il questionne encore notre temps et parle à notre intelligence ou notre sensibilité ». Les études qui suivent sont la défense et illustration de ce programme. La question du réalisme dans Les Nuits d’octobre est abordée par Gabrielle Chamarat, et celle, plus généraliste, de l’imaginaire nervalien, par Michel Collot. Les « rêves à deux » dans l’œuvre de Nerval sont isolés par Kan Nozaki. La « chimère du moi », ce moi hybride susceptible d’anéantissement et de dilatation, est revisitée par Aurélie Foglia. Le motif romantique allemand de l’arabesque est poursuivi par Aurélie Moioli. Hélène Laplace-Claverie s’interroge sur L’Imagier de Haarlem, « féerie ou monstre dramatique ». Takeshi Tamura dresse un panorama du celtisme chez Nerval, qui se prolonge en Orient. L’épisode de La Santa-Barbara est vu par Henri Bonnet comme un compendium du Voyage en Orient. Les conversions de chrétiens à l’islam, dans le même ouvrage, sont pointées par Guy Barthélémy, et enfin Alizée Alexandre reprend le mythe de la reine de Saba. Ces études, qui sont toutes très fouillées, donnent, comme chaque fois qu’il est question de Nerval, autant à penser qu’à rêver.
Portraits littéraires. Claude Arnaud (éd.), Portraits crachés. Un trésor littéraire de Montaigne à Houellebecq, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 922 p., 32 €. L’auteur de Qui dit je en nous ? (Prix Femina de l’essai 2006) propose une sélection de portraits littéraires très diverse et personnelle. Construite au fil du plaisir de (re)lire, de lier, de faire découvrir, cette anthologie ou ce trésor du portrait rassemble des personnages historiques, comme Mao, ou littérairement illustres (le Gargantua de Rabelais), tirés de genres littéraires tout aussi divers : romans, mémoires, lettres. Des portraits, mais aussi des autoportraits, de Montaigne ou de Rousseau, d’individus, de caractères ou de groupes, d’animaux ou de villes. Claude Arnaud propose une genèse et une histoire du portrait et de l’autoportrait, s’arrêtant notamment sur le choc du roman proustien, traversé de portraits impossibles, qui ne voit son influence agir sur les portraits « fixistes » (p. 456) que des décennies plus tard. Alors que Dostoïevski ou Lautréamont se sont emparés de la figure du bourgeois criminel, nouveau caractère inspirant, le triomphe de l’individualisme qui marque la fin du XXe siècle, nous dit Claude Arnaud, ôte tout intérêt aux caractères, quand chacun se veut et se voit unique. Les caractères ou les généralités reviennent cependant dans les discours féministes et, plus généralement, à travers les portraits de « l’homme » (p. 762) comme chez Duras (La Vie matérielle) ou de la gent féminine, dans Femmes (p. 760) de Philippe Sollers. Ce livre tient ses promesses : « Trésor littéraire » par la qualité, la diversité des portraits et autoportraits et celle de leur mise en perspectives ; « de Montaigne à Houellebecq », en exposant la multiplication des « modes d’approches et des jeux de miroirs » (p. 88) de l’autoportrait de la fin du XXe siècle avec un extrait de Soumission de Houellebecq, où le narrateur se définit excellemment… en ne parlant que de Huysmans.
Proust. Yuri Cerqueira dos Anjos, Marcel Proust et la presse de la Belle Époque, Paris, Honoré Champion, coll. « Recherches proustiennes », n° 42, 344 p., 52 €. Cet essai développe avec rigueur et finesse un sujet assez peu connu et d’une grande pertinence : Proust et la presse de son époque. En effet, l’idée que Proust est au fond l’auteur d’une seule œuvre est encore à combattre. Le livre de Yuri Cerqueira dos Anjos analyse et expose la nature, l’ampleur et l’influence des liens de Proust avec la plus importante production textuelle de la Belle Époque : la presse. « [P]ar son importance sociale, par sa configuration textuelle, la presse aura une influence sur l’ensemble des manifestations et des acteurs du champ littéraire. » (p. 49) Cette analyse de Proust et la presse est structurée autour de trois éléments : l‘ethos, la poétique et l’imaginaire médiatiques. Le premier élément interroge notamment « la pertinence de l’image d’un Marcel Proust journaliste » (p. 75) à travers, entre autres, « l’idée d’un Proust « chroniqueur » » (p. 76). Le second élément, la poétique médiatique, propose l’idée d’un Proust « contre la presse » (p. 201), qui « questionne la superficialité, l’abus de clichés et le désir de polémique des critiques, […] mais aussi tout un type d’écriture de presse caractérisé par ces mêmes traits. » (p. 201 ) Le troisième élément, l’imaginaire médiatique, présente Proust comme penseur de la presse. En effet, longtemps, il l’a imaginée. Depuis le lycée : du « Lundi jusqu’à la revue Lilas, il se montre comme l’un des membres d’un groupe de jeunes enthousiastes collaborant à la circulation de textes, à la fabrication de revues, au recopiage de ces exemplaires qui miment en quelque sorte la culture de la presse littéraire. » (p. 253) Cet essai apporte une contribution appréciable aux études proustiennes en s’inscrivant aux côtés de Proust et le fait littéraire, de Mireille Naturel, pour penser les rapports essentiels entre les formes, les lieux, les systèmes et les acteurs littéraires.
Proust encore. Patrick Mimouni, Les mémoires maudites. Juifs et homosexuels dans l’œuvre et la vie de Marcel Proust, Paris, Grasset, coll. « Figures », 2018, 480 p., 22 €. Faut-il recommander ce livre ? Le fait de poser la question intriguera probablement à son avantage… Au premier abord, l’ouvrage peut déplaire : tout le monde ou à peu près, sans distinction, y est Juif et homosexuel. Et lorsqu’on pousse un peu la lecture, on se demande si l’on n’est pas en train de tomber dans un profond délire : La petite ouvrière que Swann rencontre dans un fiacre le soir avant de voir Odette n’est autre que Charlus ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! Et du côté du vrai Marcel, on « apprend » que le mariage arrangé du docteur Adrien Proust et de Jeanne Weil serait le fait de l’oncle Louis Weil, de façon à avoir le marié sous la main, c’est le cas de dire. Tendances ataviques obligent ! Car l’homosexualité est hé-ré-di-taire, tout le monde le sait, et se transmet en lignées, certes en sautant parfois une génération ou en épargnant quelque malheureux… L’auteur a cependant la prudence d’annoncer que son « enquête » devrait peut-être se lire comme un roman. Sauf qu’il y a une thèse, qui d’ailleurs n’est pas nouvelle : Par ce qu’il appelle l’Inversion, Proust évoque les « races maudites », auxquelles pour lui appartient aussi la judéité. Et son discours peut alors être vu comme une défense envers l’homophoble et la judéophobie, habilement présentée sous une apparence « d’hostilité à Israël et à Sodome ». Pour faire mieux passer. Punkt, schluss… vous croyez donc l’ouvrage de Mimouni démoli au laminoir? Que non, et c’est son grand charme, surprenant autant que certain, que de rester passionnant. Peut-être finit-on d’abord par comprendre au fil des pages que l’auteur ne croit pas forcément tout ce qu’il lance et écrit, et puis les hypothèses mêmes les plus scabreuses sont plutôt bienvenues au sujet de Proust, déjà la victime expiatoire d’armées d’universitaires avançant en bataillons serrés dans l’Ennui des sempiternelles répétitions. Par ailleurs, la fine érudition de l’auteur nous permet d’apprendre une foule de détails sur les Weil, les Gramont, les Rothschild, etc. en nous traçant un panorama très intéressant d’une époque. Son approche de la carrière du professeur Adrien Proust est particulièrement innovante. Et puis quand on réalise que l’amalgame llliers-Combray fut avant tout une vaste esbroufe concoctée par un ministre appelé Malraux, alors que Proust ne mit plus les pieds à llliers dès son bas âge, on accepte sans réticence que la maison de Combray de la Recherche fut en fait surtout inspirée de la propriété de Louis Weil à Auteuil : On se demande alors si l’idée du mariage Jeanne-Adrien Proust prétendument arrangé par celui-ci pour avoir son amant Adrien près de lui ne contiendrait pas quelque vérité, finalement…
Rimbaud. Yalla Seddikl, Rimbaud is Rimbaud is Rimbaud is Rimbaud. Rien de Nouveau chez Rimbaud, Paris, Éditions Non Lieu, coll. « Études littéraires, 2018, 261 p., 18 €. La douzaine de spécialistes universitaires de Rimbaud n’a pas oublié la tempête suscitée par Eddie Breuil en 2014 avec son Du Nouveau chez Rimbaud. Nous n’avions pas en France de cas équivalent à celui de Shakespeare, dont une multitude de chercheurs tentent depuis quatre siècles de prouver que ses œuvres ne sont pas de lui (ce qui, soit dit en passant, est tout à fait probable). Le cas des Illuminations n’a certes pas la même dimension planétaire mais la rimbaudsphère n’avait pas encore été agitée à ce point : et si Germain Nouveau en était le véritable auteur ? Telle était plus ou moins la proposition extrémiste et subversive d’E. Breuil. Le sang de Yalla Seddlki n’a fait qu’un tour devant cette affirmation sacrilège et c’est avec une implacable détermination qu’il s’attaque à cette thèse insupportable. Pour la réfuter, il prend les grands moyens. D’abord l’archéologie : où l’on découvre que le premier coupable s’appelait Jacques Lovichi et que sa thèse sulfureuse, refusée il y a un demi-siècle, avait entraîné sa déchéance académique (au contraire d’Eddie Breuil, qui l’a échappé belle à ce chapitre, au grand dam sans doute de son opposant). Il passe ensuite à la réfutation minutieuse des arguments de son adversaire, sur un ton parfois comminatoire et parfois magnanime pour les errements critiques qu’il condamne. Comme il connaît bien son sujet, aucun détail ne lui échappe, tant à propos de Rimbaud que de Nouveau. Faute d’une érudition comparable, on est tenté de lui donner raison, au vu de sa rigueur philologique. Une seconde partie exige du lecteur qu’il s’accroche sérieusement, car il s’agit alors de pénétrer des arcanes stylistiques où tout n’est pas vraiment lumineux, mais que la douzaine de spécialistes que nous évoquions disséquera à son tour avec délectation. La violence et la beauté de la révolution poétique rimbaldienne marquent tous les lecteurs, évidemment, mais bien malin qui peut avancer des interprétations qui ne soient pas plus ou moins hasardeuses et qui peuvent susciter à leur tour des emportements talmudiques, pleins de charme vénéneux mais rarement probants. Au sortir de ce match, disons que Yalla Seddiki semble l’emporter aux points : Rimbaud est bien Rimbaud, en gros, et Nouveau pas moins Nouveau, sans que la fréquentation et la complicité des deux poètes, à certains moments, excluent radicalement des circulations de formes, d’expressions, d’idées qui ne furent probablement pas à sens unique. On aurait aimé par ailleurs que Y. Saddlki soit moins pressé que Rimbaud dans la relecture de ses épreuves : la lecture de son essai aurait buté moins souvent sur des coquilles ou des inexactitudes, vénielles mais quand même. Bibliographie et index des noms cités.
Rostand. François Tallandier, Edmond Rostand. L’homme qui voulait bien faire, Paris, Éditions de l’Observatoire, Hors collection, 240 p., 18 €. F. Tallandier pourrait résumer à lui tout seul l’éclectisme des Éditions de l’Observatoire, maison intégrée au groupe Humensis, dont la création est encore récente (et qui a déjà connu succès éditoriaux et agitation sociale). La liste de ses œuvres est assez déroutante par sa disparité – y compris celle de ses premiers romans, reniés par lui. Journaliste, essayiste, bref président de la SGDL, candidat malheureux à l’Académie française, on sent que, lui aussi, comme Rostand, voudrait bien faire. Est-il comme son personnage ? Heureux et malheureux, un gagnant doublé d’un raté dissimulé ? Son empathie admirative et indulgente pour son sujet est en tout cas à son tour sympathique quand iI parle de lui-même pour dire à la fois son admiration et ce qu’était la conscience de ses limites chez un Rostand tantôt émouvant et tantôt pénible. Il en parle avec une simplicité familière et une fougue assez juvénile en s’appuyant explicitement sur les travaux des experts, ce qui donne un livre vif, sans pédantisme, qu’on lit avec plaisir. C’est surtout sur les dernières années de Rostand que l’apport est le plus personnel et que les affinités se font plus précises et plus profondes. Pour ceux qui en sont restés à Cyrano, c’est-à- dire presque tout le monde, il y a là des suggestions de découvertes intéressantes. F. Tallandier ne se dissimule pas les faiblesses de Rostand, qui n’est pas le génie acclamé par ses contemporains, mais on le suivra volontiers quand il détaille l’originalité de la versification du dramaturge ou lorsqu’il dévoile la face sombre de héros que Rostand le bipolaire avait faits plus complexes qu’il ne semble.
Thibaudet. Michel Leymarie, Albert Thibaudet, l’outsider du dedans, Paris, coll. « Blblls », CNRS éditions, 2018, 374 p., 13 €. Le copyright indique qu’une première édition fut publiée en 2006, mais l’on ne sait s’il s’agit ici d’une simple réimpression ou d’une réédition retravaillée. L’abord est rébarbatif : la minuscule typographie nous inflige trop de lignes par page, et le double pour les notes, par ailleurs nombreuses et fort académiques. Il s’agit en effet d’une biographie universitaire, qui ne se lit (hélas) pas comme un roman. De plus, la vie de Thibaudet paraît se limiter à ses activités littéraires et d’enseignant, et une quelconque vie privée lui semble étrangère, du moins dans ce livre. Bien sûr, ¡I y a les sempiternelles anecdotes ressassées à l’envi depuis des décennies sur les camarades d’enfance de l’époque « Proust jeune » allant de Fernand Gregh à Léon-Paul Fargue, mais ce n’est pas l’ouvrage de Leymarie qui permettra de percer la carapace de critique littéraire de Thibaudet, carapace qui apparaît finalement être aussi son cœur, ses poumons, et bien sûr son cerveau. L’auteur le considère comme une sorte d’intercesseur des lettres, qu’il qualifie « d’extraordinaire agent de liaison entre littérature, histoire et philosophie ». Il fut en effet incontournable à la NRF, mais dans le genre classique de l’époque (Gide et autres membres du fonds de commerce de Gallimard), passant largement à côté des avant-gardes alors pourtant nombreuses. Le personnage en devient finalement assez ennuyeux, et le style savant de son biographe n’arrange rien. On réalise qu’il s’agit avant tout d’un ouvrage de référence, avec riche appareil critique, mais qui ne s’adresse pas vraiment au béotien même cultivé voulant « découvrir ». Quelques omissions sont surprenantes, comme par exemple l’absence de Jean Belime, alias André Coeuroy, bourguignon comme Thibaudet et à la même époque rédacteur en chef de la Revue Musicale éditée par Gallimard : les deux hommes se sont pourtant côtoyés quotidiennement à Genève à la Société des Nations, dans et en dehors de l’Institut de Coopération Intellectuelle piloté par Paul Valéry : la rencontre du critique littéraire et du critique musical aurait été intéressante à raconter.
Voyageurs. [Collectif], Lectures de Mac Orlan n° 6: Partir. Pierre Mac Orlan et autres écrivains voyageurs de son temps, Remiencourt, Éditions du Bretteur, 2017,182 ., 24 €. Ce sont les actes d’une journée d’études tenue à Saint-Cyr-sur-Morin en septembre 2017. De tels recueils sont nécessairement un peu fourre-tout, car la plupart des intervenants tentent par tous les moyens de rattacher leur auteur à Mac Orlan : ainsi, un article de Francis Bergeron traite de « Monfreid, le Morand des jungles », alors que Henry de Monfreid ne fut pas un voyageur, mais un aventurier et un trafiquant, ce qui n’est pas la même chose. De surcroît, on ne saurait le comparer au diplomate et globe-trotter Morand. Sur ce dernier, un article de Bernard Baritaud, que l’on peut trouver assez superficiel et bien trop général. Quant au « Quelques images du voyage chez Valéry Larbaud » de Philippe Blondeau, c’est un travail universitaire appliqué et sans originalité. Bernard Baritaud récidive avec « Mac Orlan en Italie », étude plus précise, cette fois-ci, qui s’attache à faire le point sur les premiers séjours de l’écrivain en Italie et montre qu’il se fixa sur un « triangle » : Naples, Palerme et Rome. L’article le plus substantiel est celui de Claude Leroy, « Blaise Cendrars à la découverte du Brésil ». On sait le rôle que joua l’homme d’affaire brésilien Paolo Prado, rencontré par Cendrars dans la fameuse boutique du libraire Chadenat (lequel, soit dit en passant, mériterait une étude) et qui l’invita au Brésil. Le poète s’y rendra trois fois, entre 1924 et 1928, et verra dans le Brésil « le pays du superlatif permanent ». Au total, trois voyages marqueront durablement Cendrars : New-York, la Russie et le Brésil. Leroy donne en annexe un beau texte nécrologique de Mac Orlan, qui définit le visage de Cendrars comme « celui d’un homme du XVe siècle dont les expressions sociales sont multiples ». Dominique Le Brun examine le cas de Pierre Benoit, à la fois romancier et reporter, et souligne la part de fiction géographique dans certains romans comme Le Lac Salé et La Dame de l’Ouest. Autre romancier-reporter, Simenon, dont Bernard Alavoine précise que sa période de journaliste se situe dans les années 1931-1937 (voyage en Afrique et Tour du monde). La conséquence en sera « la fiction directement inspirée du récit de voyage », c’est-à-dire des romans comme Le Coup de lune, Ceux de la soif, 45° à l’ombre, Quartier nègre, L’Aîné des Ferchaux. Bien trop rapide et sommaire est l’étude de Philippe Blondeau sur Partir de Dorgelès. Mentionnons par ailleurs un intéressant choix de Textes retrouvés de Mac Orlan, notamment les petits articles humoristiques qu’il donna au Journal, en mai-juin 1914. Enfin, un article très intéressant de Bernard Alavoine examine avec précision et finesse « L’Afrique de Simenon à l’écran », c’est-à-dire trois films : Équateur de Serge Gainsbourg, Le Blanc à lunettes d’Édouard Niermans et Le Crime de Monsieur Stil de Claire Devers. En revanche, que diable vient faire là une étude d’André Nolat sur « Germinie Lacerteux, une œuvre excessive et fiévreuse »? ? ? L’auteur nous assure que « le langage populaire, les personnages et une vision du paysage urbain » rapprochent ce roman de ceux de Mac Orlan. C’est plus que discutable, et on attend maintenant celui qui nous prouvera que Mme de Lafayette, Tristan Corbière ou Paul Bourget (au choix) ont assurément des points communs avec Mac Orlan.
Julien Bogousslavsky, Alain Chevrier, Bertrand Degott, Isabelle Dumas, Jean-Paul Goujon, Michel Pierssens.