En société
Claudel. Bulletin de La Société Paul Claudel n° 219, 2016, Classiques Garnier, 118 p., 10 €. Le dossier principal de ce numéro est consacré au dialogue entre Paul Claudel et l’Extrême-Orient. On sait que Claudel a commencé à s’intéresser au Japon dès les années 1880, décennie fortement imprégnée de japonisme, et plus encore dans les années 1920, durant lesquelles Claudel est ambassadeur de France au Japon (de 1921 à 1927). La première étude, signée Sophie Lesiewicz, traite du trop méconnu « poème typographique » de Claudel, Le Vieillard sur le Mont Omi. Datée par Claudel du 19 octobre 1924, cette « amusette typographique » est souvent assimilée depuis aux kakémonos, ces peintures ou calligraphies sur soie ou sur papier encadrées et suspendues aux murs des maisons japonaises. Comparant les différents états manuscrits mais aussi les trois éditions de l’œuvre de Claudel (de 1925 à 1927), Lesiewicz montre bien que l’œuvre poétique de Claudel est plus complexe, puisque les nombreux déplacements opérés au fil des éditions tendent à rejeter l’assimilation totale du Vieillard sur le Mont Omi à l’objet kakémono. En réalité, l’œuvre du poète, qui atteste l’intérêt profond qu’il porte à la typographie, « se caractérise […] par un flottement délibéré quant à l’unité à prendre en compte (composition d’ensemble, bloc ou texte), quant au statut sémiotique de cette unité (peinture ou poésie) et quant au statut ou niveau fictionnel (la composition s’assimile-t- elle à un kakémono et à une représentation bidimensionnelle, ou aux murs d’une cabane et à une représentation tridimensionnelle ?) ». Il faut souligner l’intérêt des annexes placées à la suite de l’article et qui illustrent bien les propos nuancés de l’auteur.
Vient ensuite un article de Jiangyue Zhu, qui s’intéresse à la thématique de la « respiration » dans le recueil de poèmes Cent phrases pour éventails, dernière publication «japonaise» exécutée au pinceau chinois en 1926-1927. Comme l’affirme l’auteur, « si le poète avait originellement l’intention d’intituler ce recueil Ecrit sur le souffle, c’est que ces poèmes soigneusement calligraphiés par le poète ont des relations inextricables avec le souffle qui se dégage du livre-objet et des pages. » Claudel comprend l’importance du blanc tant dans la littérature et la peinture japonaises que dans le théâtre de Shakespeare (voir les Réflexions et propositions sur le vers français, 1925). Jouant sur le noir du tracé du pinceau chinois et le blanc de la page, Claudel « créé un monde respiratoire, rempli du souffle émanant du corps du poète écrivant (et proférant), de la page, ainsi que des mots dynamisés. » La question posée par Zhu concernant la possibilité d’une dimension spirituelle dans la pratique calligraphique de Claudel nous semble pertinente si l’on pense à l’importance du souffle dans la théologie claudélienne, certes, et plus généralement dans la Bible, qui fourmille d’épisodes où le souffle divin donne vie.
C’est justement à la manière dont Claudel transforme l’univers poétique chinois qu’est consacrée l’étude de Yu Wang. S’intéressant aux Petits poèmes d’après le chinois (1935) inspirés par un recueil de poésies chinoises, Rêve d’une nuit d’hiver : Cent quatrains des Thang, l’auteur montre comment Claudel, qui se dit « avant tout catholique », réécrit plusieurs poèmes chinois en y instillant de nombreuses références chrétiennes (le chemin de vie indiqué par le Christ, la barque, etc.). Si l’article est trop court pour montrer jusqu’à quel point « ces réécritures sont révélatrices de l’âme et l’univers claudéliens », les éléments présentés restent néanmoins instructifs.
Enfin, c’est à une salutaire mise au point que se livre Marie-Eve Benoteau- Alexandre, qui démontre finement que « non, Claudel n’a jamais publié Laudes et jamais juxtaposé “Paroles au Maréchal” et “Au Général de Gaulle” ». Cette plaquette, publiée à Bruxelles sous le nom de Claudel en 1947, aux éditions de la Girouette, est souvent interprétée par la critique comme une provocation de la part du poète, deux ans après la fin de la guerre. Il est donc essentiel de rétablir une vérité : Claudel n’est pas à l’origine de cette publication. Donnant plusieurs arguments convaincants, Marie-Eve Benoteau-Alexandre pense que cette plaquette, qui rassemble quatre poèmes (dont deux faux : « Ode à Georges Bidault » et « Paroles à François Mauriac », qui sont reproduits dans les pages suivantes du numéro), est directement issue de l’Action Française. Le numéro se clôt sur plusieurs chroniques concernant l’actualité claudélienne (colloques, théâtre…).
Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel n° 220, 2016, Classiques Garnier, 118 p., 25 €. Dans ce numéro du Bulletin, Pascal Lécroart et Maryse Bazaud présentent la correspondance Paul Claudel-Henri Guillemin entre 1942 et 1954 – seulement les lettres de Claudel sont présentées, cependant, puisque celles de Guillemin n’ont pas été conservées par l’écrivain. Véritable propagandiste de l’œuvre claudélienne jusqu’à la publication de son étude Le « Converti » Paul Claudel en 1968, Guillemin fait la connaissance de l’écrivain en 1940 en Suisse. Lorsque Louis Gillet propose à Guillemin de faire une série de conférences sur Claudel, le conférencier accepte et entre en contact avec l’écrivain pour lui poser des questions relatives à sa biographie et à son œuvre – on sait que Guillemin ne sépare jamais l’œuvre de son auteur. Commence alors une correspondance relativement suivie où l’on voit Claudel répondre avec patience aux questions parfois réitérées de Guillemin, fin connaisseur de son œuvre. Si, ainsi que le note justement Pascal Lécroart, « il ne faut pas s’attendre à des révélations d’importance : la plupart des éléments évoqués dans ces lettres ont été exploités par Guillemin dans ses écrits », et si Claudel répond souvent rapidement et de manière allusive, le lecteur s’intéressera néanmoins aux commentaires plus longs de l’écrivain sur Hugo, qu’il nomme le « Gustave Doré de la poésie », par ses développements concernant l’articulation de la passion et de la foi et, plus généralement, par ses multiples observations sur la Bible.
Deux documents complètent cette correspondance fort bien annotée : la publication d’un compte rendu d’une des rencontres de Guillemin avec Claudel et quelques confidences oubliées, largement centrées sur la religion et la foi, qui montrent aussi bien la dure condamnation par l’écrivain de Pascal et de Saint Jean de la Croix que ses incertitudes relatives aux moyens d’atteindre la sainteté. Le numéro se clôt sur deux recensions et quelques chroniques qui concernent l’actualité claudélienne (théâtre, annonces diverses…).
Larbaud. Cahiers Valéry Larbaud, n° 53, 2017, 219 p., 30 € (Michel Brissaud, 20 rue de Verdun, 03270 Saint-Yorre). « Valéry Larbaud, citoyen du monde », tel est le thème de ce riche cahier contenant une dizaine de contributions. Il s’en dégage une mise au point à la fois précise et très nuancée sur le cosmopolitisme de Larbaud, « notion à la fois vague et complexe », comme le soulignent d’emblée Amélie Auzoux et Gil Charbonnier. Outre l’Europe, ce cosmopolitisme englobe aussi l’Amérique du Nord et l’Amérique latine. N’était la maladie qui paralysa l’écrivain, il eût sans doute pu s’étendre à d’autres pays européens, comme la Roumanie ou les pays Scandinaves. Toutefois, comme le montre Julien Knebusch dans son article, il y eut chez Larbaud une constante « préoccupation impériale », nourrie du souvenir de Rome et de l’Empire d’Occident. Pour lui, l’Europe devait prendre la forme d’un « empire chrétien, centré sur Rome », ce qui montre bien, comme le note l’auteur, « le caractère chrétien du cosmopolitisme de Larbaud ». À de telles conceptions se rattache précisément le dernier grand projet de l’écrivain, ce L’Amour et la Monarchie, dont le manuscrit a malheureusement disparu. Se trouve également évoquée au passage l’opinion de Larbaud sur Mussolini et l’Italie de l’entre-deux-guerres, dont il ne serait pas sans intérêt de se demander ce que le premier pouvait penser de la vieille et absurde tradition anti-italienne de notre Quai d’Orsay, tradition qui eut, à cette époque, des conséquences assez néfastes. Autre point important, parfaitement indiqué par Nicolas di Méo : la prééminence que Larbaud reconnaît à la France, en raison de « l’extraordinaire capacité assimilatrice de Paris ». Par un paradoxe qui n’en est pas un, la reconnaissance de l’identité nationale française vient ainsi équilibrer, compléter et surtout enrichir le cosmopolitisme. C’est un sujet voisin que traite Amélie Auzoux, en s’interrogeant sur « Concurrence littéraire mondiale et amour-propre national » chez Valéry Larbaud ». On y voit à quel point celui-ci entend défendre la précellence de la France dans certains domaines ou formes littéraires qu’il juge essentiels : l’invention du monologue intérieur et du vers libre, la vitalité du roman français, et plus encore celle de la poésie française, ce qui le conduit à exalter Anabase et La jeune Parque. Pour Alexis Buffet, « L’Amérique paradoxale de Valéry Larbaud » est celle qui englobe non seulement Whitman, mais aussi Hawthorne, Emerson, Poe et Thoreau. La lecture de ce dernier fut pour le jeune Larbaud, on le sait, un véritable choc. Par « détachement idéologique », l’écrivain s’éloignera cependant des idées politiques de Thoreau comme de Whitman, et, conclut A. Buffet, « le cosmopolitisme élitiste apparaît ainsi comme une réponse à l’internationalisme révolutionnaire ». Dans une note en bas de page se trouve mentionné, en passant, l’intérêt manifesté pour Faulkner par Larbaud, « découvreur qui s’est fait brûler la priorité par André Malraux » : épisode en effet peu reluisant de sournoise stratégie littéraire et de combines gallimardesques. Bien intéressante par toutes ses perspectives est l’étude de Delphine Veillard sur « Larbaud critique du Précis d’histoire littéraire de l’Europe depuis la Renaissance de Paul Van Tieghem ». Cet ouvrage de littérature comparée décevra d’abord fortement Larbaud : dans ce simple manuel, rien sur la littérature latine de la Renaissance, rien non plus sur les littératures américaines de langue espagnole et portugaise. Puis il viendra un peu à résipiscence, et louera la méthode de l’ouvrage. Or, en 1951, dans sa Littérature comparée, Van Tieghem tiendra compte des critiques de Larbaud… S’appuyant sur l’article de Larbaud, De la traduction (1913), Vera Elisabeth Gerling voit dans la traduction « une interprétation personnelle » avant tout, ainsi que l’avait fait Larbaud pour celle de Coventry Patmore donnée par Claudel. Et comme « la traduction dépend de l’expérience de lecture du traducteur », on aboutit à une transgression aussi bien du texte que du sujet et de l’identité. On peut en revanche passer l’interminable article de Frédéric Roussille, sur A. O. Barnabooth, son Journal intime, dont le jargon charabiaïsant eût fait frémir Larbaud (« la récusation du statut de subjectum aristotélicien », « l’abrasion de sa substance subjective », et ceci, où brillerait, diraient les mauvaises langues, une ironie fortuite : « la manipulation répétée de ma propre nullité m’emplit d’espérance »). Passons aussi sur les considérations de Christine Kossaifi sur le poème L’ancienne gare de Cahors : simple commentaire de texte, allongé et mis au goût du jour. Finalement, nous mentionnerons le texte de Michel Collomb « Une lettre de Paul Morand à Jacques Chardonne à l’occasion de la mort de Valéry Larbaud », qui, pour être bref, ne manque pas d’intérêt, car, outre qu’il donne des précisions sur les relations de Morand avec Marie Laurencin, il révèle, chez Larbaud, de singuliers fantasmes. Au total, un numéro très stimulant, qui témoigne de la vitalité des Cahiers Larbaud.
Livres reçus
Archéologie. La contribution de l’archéologie à la genèse de la littérature moderne, René Sternke éd., Œuvres & Critiques, XLII.1, Tübingen, Éditions Narr Francke Attempto, 2017, 238 p., s.p.m. La collection fondée naguère par Wolfgang Leiner possède une réputation de sérieux académique justifiée. Ce volume n’y déroge pas, dont la légèreté n’est pas le trait principal, mais il aborde un sujet assez rarement traité dont il étudie quelques facettes de manière très instructive. Les « prolégomènes » signés du responsable du volume n’occupent pas moins de 50 pages. On y trouve bien sûr les habituels résumés des articles qui suivent mais aussi une très ample revue de toute la question avec force références érudites. Les auteurs rassemblés tracent en effet un portrait très varié de ce que archéologie veut dire pour un grand nombre d’écrivains du XIXe siècle : Chateaubriand, Stendhal, Bertrand, Nerval, Gautier, Flaubert, Lacroix, les Parnassiens, Ruskin, les postromantiques polonais. Alain Schnapp note en ouverture que « depuis qu’il y a des clercs capables de porter un regard sur le passé, il existe une littérature antiquaire, une série de récits qui établissent un lien entre autrefois et maintenant, en jouant des différences et des écarts pour produire des effets inquiétants, ironiques ou comiques ». C’est ce que les articles suivants mettent en évidence chez les auteurs examinés. Nous ne pouvons pas les citer tous mais on remarquera « l’ancien comme ambition de la modernité », de Luc Bonenfant, à propos de Gaspard de la nuit ; « Vestiges du passé et quête des origines » chez Nerval par Sylvie Lécuyer ; « Flaubert, naissance et mort de l’écrivain chercheur » par Thierry Poyet (à rapprocher de l’article « Archéologie » du récent Dictionnaire Flaubert), suivi de manière tout à fait pertinente par un article de Cecilia Hurley sur le roman ignoré de Paul Lacroix (le Bibliophile Jacob) intitulé Le Dieu Pepetius ; elle se demande en effet si Froehner, le critique de Flaubert et de Gautier, le connaissait, lui qui veut « mettre en doute le mérite intrinsèque des romans archéologiques ». Mais ce sont les Parnassiens qui occupent l’essentiel de l’attention avec trois articles, ce qui en effet va de soi quand on connaît leur goût de la statue antique et du camée. Yann Mortelette, le spécialiste du sujet, discute leur « poésie archéologique », mais pour souligner qu’elle est une affirmation humaniste ; Henning Hufnagel rappelle la postérité de la découverte de la Vénus de Milo en donnant de nombreuses citations sur « Archéologie, arts et sciences dans les poèmes parnassiens » à son sujet, tandis que Klaus W. Hempfer discute de « La poésie lyrique des Parnassiens » de manière plus générale. Globalement, donc, un beau travail de désenfouissement d’une thématique en effet essentielle dans la culture et la littérature du XIXe siècle.
Autobiographie.Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française (Champion, 844 p., 65 €). Françoise Simonet-Tenant est à la tête d’un dictionnaire de 457 entrées qui veut rendre compte de l’étendue et de l’éventail de genres et de pratiques des écritures de soi. Réunissant 192 contributeurs de France, mais également de Suisse, du Canada, de la Belgique, de l’Afrique et d’ailleurs en francophonie, ce dictionnaire se propose de réaliser à la fois un bilan, un panorama et une histoire de ce « souci de soi » (Michel Foucault) attestable dès l’Antiquité. Cet ouvrage se veut tout autant « un instrument de réflexion sur les écritures de soi, sur leurs formes, leurs fonctions, leur histoire et leur poétique, mais aussi sur le rapport des auteurs aux écritures de soi quand bien même ce rapport est redouté, dénié, refusé » (p. 9). L’ouvrage étend donc son étude à un vaste champ, celui des écritures non fictionnelles, qui peuvent bien sûr, précise-t-on, être pourvues de littérarité : journaux, mémoires, correspondances, témoignages, et dont les écritures de soi sont l’« hyperonyme » (p. 8). On y entend l’autobiographie comme « récit rétrospectif qu’une personne réelle fait de sa vie dans un esprit de vérité » (p. 8). Ce dictionnaire a donc l’ambition de contribuer à l’élaboration d’une « théorie générale des écritures de soi » (p. 11), mais aussi de constituer, nous dit Françoise Simonet- Tenant en s’inspirant de Delacroix, un livre dont la vocation de compilation n’exclut pas l’originalité. Un livre que l’on peut prendre et quitter, pouvant aussi mener à une « longue et fructueuse méditation » (p. 11). Un certain nombre d’entrées du Dictionnaire de l’autobiographie ont tout particulièrement piqué notre intérêt ou notre curiosité, à commencer par celle sur les ateliers d’écriture, dont « l’autofiction apparaît aujourd’hui comme la norme » (p. 70). L’entrée suivante du dictionnaire, consacrée à Philippe Aubert de Gaspé (père), nous rappelle que le tout premier roman publié au Québec, L’Influence d’un livre (1837), par son fils porteur du même nom, se propose de raconter la vie de son auteur tout en s’interrogeant sur la manière d’y parvenir : « il se rend à l’évidence que, pour raconter ego, il faut faire intervenir alter» (p. 71). L’entrée « Antiaubiographie » synthétise la critique hostile et fertile, au long souffle, qui accuse de divers maux, moins les mémoires et les journaux intimes que l’autobiographie: « artificialité, insincérité, exhibition malsaine » (p. 56), dont le dernier, et non le moindre, est « l’illusion biographique » (p. 57) pointée par Bourdieu en 2004. Du côté de l’entrée « Proust », Guillaume Perrier illustre la « fausse ambiguïté générique » (p. 643) de l’œuvre proustienne, entre roman et autobiographie. En effet, les « fragments épistolaires » p. 643) ou les « transgressions ponctuelles du cadre fictionnel » (p. 643) ne suffisent pas à ménager dans la Recherche un trouble dans le genre. L’entrée « Québec » suggère que cette province, « société distincte », se singularise également, au sein de la francophonie, du côté des écritures de soi. En effet, Jean-François Plamondon caractérise une pratique du récit, marquée par « l’incertitude d’un Je étranger à lui-même, écartelé entre les valeurs, les temps et les espaces, parfois jusqu’à la dislocation définitive » (p. 653). « [U]ne démarche littéraire qui pourrait bien caractériser les autobiographies postmodernes québécoises. » (p. 653). Enfin, les écritures de soi, c’est parfois aussi celles du crime. Philippe Artières nous apprend que ce n’est qu’à partir de 1880, dans la foulée de l’émergence de la police scientifique, que les auteurs (de crimes, à plus forte raison de meurtres) sont devenus les propres scripteurs des récits de leurs actes répréhensibles. La narration des faits appartenait entièrement, avant cela, aux policiers, aux greffiers, aux journalistes. L’histoire de son crime par l’auteur est aussitôt devenue, en France comme en Italie, un objet d’étude, d’analyse, qui « modifie radicalement l’opération d’expertise psychiatrique demandée par le juge dans les affaires de crime » (p. 227). À travers ces écritures de soi, c’est bien l’histoire du criminel, et non de son ou de ses crimes seuls qui importe. Le criminel « a désormais une histoire » (p. 227). Les sciences sociales s’y intéressent à leur tour: le meurtrier, l’assassin, « le monstre » gagne, sinon en humanité, du moins en intelligibilité. Ce Dictionnaire de l’autobiographie, par l’étendue, la richesse, la rigueur et la profondeur de ses entrées, propose un excellent bilan des écritures de soi, qui donnera peut-être la belle impulsion aux chercheurs d’élaborer aussi un dictionnaire des fictions biographiques, formes littéraires tout aussi riches et variées.
Barthes. René Pommier, Roland Barthes. Grotesque de notre temps. Grotesque de tous les temps. Éditions Kimé, 2017, 235 p., 24 €. Il y a toujours des coups à prendre à vouloir se mêler à des guerres picrocholines, fussent-elles d’un ancien temps. Aussi se refusera-t-on à toute prise de parti dans cet essai de seconde mise à mort de Roland Barthes, sous la plume de M. René Pommier « ancien élève de l’École normale supérieure (Ulm), docteur d’État, maître de conférences à l’université de Paris-Sorbonne » (je cite la quatrième de couverture en faisant l’économie de nombre de majuscules) et redoutable bretteur devant l’Éternel, Éternel que l’auteur vomit à l’égal de Lucien Goldmann, Charles Mauron, Pierre Barbéris, Freud et René Girard. La querelle est aussi vieille que la publication en 1963 du Sur Racine de Roland Barthes, dans lequel ce dernier se proposait d’examiner la sexualité racinienne, « qui est de situation plus que de nature ». La forteresse de la Sorbonne – une Sorbonne d’avant 1868 – avait alors tiré à boulets rouges contre l’iconoclaste : l’artificier en chef étant Raymond Picard qui avait dénoncé la Nouvelle critique ou nouvelle imposture (1966). Lui succédant, René Pommier, après avoir étrillé le malheureux Roland dans un livre au titre exquis (Assez décodé!), s’était échiné à le réfuter systématiquement dans sa thèse d’État intitulée Le « Sur Racine » de Roland Barthes.
Aujourd’hui, à quelque quatre-vingt-cinq ans, René Pommier,- effaré semble-t-il par les hommages rendus à Barthes à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de celui-ci, reprend la canonnade, la hargne intacte. Il suffit de citer le titre des chapitres pour s’en convaincre.
Le premier boulet, « Quand un auteur mort-né décrète la mort de l’auteur » vise « La mort de l’auteur ». Selon une formule réitérée chaque fois : après longues citations de Barthes (lequel aurait pu légitimement réclamer la moitié des droits d’auteur de ce livre), R. Pommier tente d’en démontrer ou la fausseté ou l’incohérence, achevant toujours par une pointe assassine : ainsi pour ce premier chapitre : « N’hésitons pas à conclure très brutalement : « La mort de l’auteur » est un texte complètement, profondément infiniment idiot […] Quoi que puisse dire Roland Barthes, l’auteur n’est pas mort et il n’est pas près de mourir. Mais Roland Barthes, lui, est un auteur mort- né. Il le sait confusément et il essaie de se consoler en décrétant que l’auteur est mort. Le deuxième chapitre « Racine sur le divan de Roland Barthes », le troisième « Roland Barthes lit Sade. Vite, tirons la chasse ! », le quatrième « Un intéressant spécimen de piquécanthrope : l’homo barthesianus », le dernier « Roland Barthes ou le dogmatisme du non-sens » creusent inlassablement et brûlement le même sillon. Le tout se termine par un « Petit florilège de fariboles fleurant bon le Roland Barthes » (un peu de coprophilie ne gâte rien). La conclusion est évidente : « Jamais sans doute un imbécile n’aura été autant célébré, jamais sans doute un minable n’aura été autant admiré, jamais sans doute une nullité n’aura été autant portée aux nues. » M. René Pommier n’estime manifestement pas que tout ce qui est excessif est toujours insignifiant.
Baudelaire. Marie-Christine Natta, Baudelaire, Perrin biographie, 2017, 893 p., 28 €. La dernière édition du Baudelaire de Claude Pichois et Jean Ziégler faisait 827 pages. La similitude quantitative incite à la comparaison. L’effort n’est pas mince de produire un volume de pareille ampleur et l’on peut en effet se demander s’il fallait vraiment reprendre le dossier qu’avaient si exhaustivement publié Pichois et Ziégler. La réponse est oui, sans hésiter. Les mêmes documents, les mêmes faits sont bien entendu présents et Marie-Christine Natta puise évidemment aux mêmes sources que sont les éditions des œuvres et de la correspondance par Pichois ainsi que les multiples ouvrages qu’il a par ailleurs consacrés à Baudelaire, souvent en collaboration. C’est bien la même vie et le même homme dont il est question mais les deux ouvrages sont malgré tout entièrement différents. Question de ton, question de technique également, question d’équilibre entre le récit, les portraits, les informations sur les personnages rencontrés. Le tout discrètement soutenu par une réflexion sur les œuvres elles-mêmes et par proximité affective, mais sans sentimentalisme, avec le triste héros de l’histoire et quelques-uns de ses proches. Le ton, d’abord, qui n’a rien d’universitaire sans pour autant chercher les séductions faciles d’un récit qui pourrait jouer de l’apitoiement. La parfaite lisibilité et le développement impeccablement maîtrisé des différents épisodes a tout pour engager un vaste public pour qui l’érudition compte moins que l’évocation sensible d’une personnalité hors du commun. Côté technique, on observe le même souci de fluidité : sauf exceptions justifiées, les citations sont brèves, intégrées sans raccords artificiels dans la trame narrative et toujours subordonnées à la dramaturgie des rapports entre les personnages. Pichois et Ziégler donnaient tous les détails documentaires, produisaient des fiches complètes à propos de toutes les personnes évoquées, comme de tous les lieux fréquentés. On pourra par exemple comparer à ce propos la sobriété de la présentation par M.-C. Natta de l’Institution Saint-Jean-et-Sainte-Élisabeth à la prolixité de son évocation historique, topographie et architecturale chez Pichois et Ziégler. Ces derniers tiennent à décrire parfaitement tous les éléments du décor, là où M.-C. Natta concentre l’attention sur les relations entre les acteurs. Ses évocations de Poulet- Malassis et de son attachement à Baudelaire donnent ainsi une profondeur humaine au personnage qui fait mieux comprendre ce qui pouvait rapprocher les deux hommes. Signe des temps, les femmes qui comptèrent pour Baudelaire sont ici traitées avec nuance et délicatesse, qu’il s’agisse de la mère, de Jeanne, de la Présidente ou d’Éléonore-Palmyre Meurice : nous retrouvons leur parole et l’intense vérité de leur signification pour le poète. Ainsi, même si l’énorme érudition de Pichois et Ziégler fait de leur index une mine d’information sur des figures souvent secondaires, celle de M.-C., moins débordante, est d’un esprit tout différent. Sa bibliographie n’en est pas moins impressionnante et révèle une recherche approfondie et souvent originale. On comprend que, sans rendre obsolète le travail de Pichois et Ziégler, la biographie de M.-C. Natta a l’avantage d’offrir un essai qui se lira d’un bout à l’autre avec plaisir.
Bibliophilie. Paule Adamy, Bibliophiles et lecturomanes. Bassac, Plein Chant, 2017, 158 p., 15 €. On doit à Paule Adamy de nombreux et souvent passionnants travaux sur des écrivains, des éditeurs et des bibliographes du second rayon (Champsaur, Paul Lacroix, Isidore Liseux, des curiosa, etc.). Ils sont le fruit de lectures et de recherches opiniâtres dans un domaine qui pourrait sembler disparate, mais qui trouve son unité profonde dans l’histoire et la circulation du livre, du XVIIe au XXe siècle. Bien entendu, il s’agit souvent d’un certain genre de livres, ceux que les anciens catalogues nommaient « rares et curieux » : catégorie assez large, où entraient aussi bien les curiosa que les brûlots politiques et religieux, les facéties, les hétérodoxes et les fous littéraires. Bien imprimé et remarquablement illustré, ce petit livre jaune d’or à l’aspect engageant fait ainsi revivre deux catégories de lecteurs : les bibliophiles et les lecturomanes. Malgré certains précédents illustres (De Thou, Longepierre, Hoym, Paulmy, La Vallière), c’est au XIXe siècle que surgissent les grands bibliophiles : Nodier, Pichon, Lacroix, Cousin, Uzanne, Lignerolles, Cicongne, le duc d’Aumale, Hankey, Noilly, Paillet, Burty, etc. Certains autres sont compulsifs, comme ce Boulard qui entassa 600 000 volumes dans plusieurs maisons ! Le goût n’était pas non plus l’apanage de tous, témoin certaines reliures ou les horribles gravures qui constellent plusieurs livres d’Uzanne (voir le frontispice de Lalauze pour Les Caprices d’un bibliophile), nous y reviendrons. Paule Adamy se promène avec aisance au milieu de toutes ces ombres, et y distingue trois catégories : les bibliolathes, les bibliomanes et les bibliophiles. Les deux premiers sont des adeptes de la « non-lecture », tandis que les bibliophiles (du moins ceux du XIXe siècle) lisent vraiment leurs livres. Particulièrement intéressantes sont les pages consacrées au rôle joué par certaines revues telles que le Bulletin du bibliophile et Le Livre. On retiendra également tout ce qui est dit, et avec précision, de certains libraires-éditeurs (Techener, Aubry, Gay, Jannet, Jouaust, Claudin, Liseux), ainsi que des érudits qui les épaulaient (Peignot, Montaiglon, Larchey, Brunet). N’oublions pas non plus les grands relieurs qui surent habiller convenablement les captures des
bibliophiles (le livre aurait pu citer également la trinité Lortic-Amand-Capé). On ne peut qu’approuver Paule Adamy pour tout ce qu’elle dit d’Octave Uzanne, qui joua certes un rôle capital dans la bibliophilie fin-de-siècle, mais avait des côtés assez pénibles : ce « bibliophile mondain, ô combien ! mais réel connaisseur de livres, était animé par une ambition démesurée, un goût effréné de l’épate, le désir d’être moderne (…), tournant, hélas ! au racolage ». Tranchons-en : Uzanne n’avait aucun goût, et il suffit, pour s’en assurer, de regarder les calamiteuses illustrations de la plupart de ses livres, ces plats chromos grisâtres de Lalauze ou de Paul Avril, dont Léon Bloy dirait qu’ils sont de nature à constiper les pires bestiaux. Bien des personnages circulent dans cet essai très documenté, où l’on croise aussi bien Vallès et Delvau que Rétif de la Bretonne, Gautier que le marquis d’Argenson et Michel de Marolles. Bref, un livre foisonnant, dont la lecture est favorisée par l’utile index des noms et celui des titres. Ce livre a une autre qualité : on sent que l’auteur, qui domine bien son sujet et en parle avec alacrité, a pris plaisir à l’écrire, et ce plaisir se communique vite au lecteur. Félicitons enfin Edmond Thomas, l’éditeur de Plein Chant, ce franc- tireur qui, dans notre siècle de fer, ou plutôt de numérique, a su, par toutes ses publications (son catalogue « La petite librairie du XIXe siècle » figurant sur la quatrième de couverture est plus qu’éloquent), s’inscrire dignement dans la lignée illustrée par les Gay et les Poulet-Malassis.
Cendrars. Blaise Cendrars et Sonia Delaunay. La Prose du Transsibérien. Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature, Montricher, VD, Suisse, 2017, 173 p. CHF 35. Ce catalogue d’une exposition qui se tient en Suisse du 26 octobre au 14 janvier 2018 est un véritable livre, par sa richesse tant bibliographique qu’iconographique. De format in-4° carré, il reproduit en couleurs et en pleine page quantité de documents, souvent inédits : lettres de Cendrars à Sonia Delaunay (très cursives), à Billy, à Salmon, à Smirnov, etc., manuscrits du poète, épreuves corrigées, épreuves d’essai, reliures, tableaux, projets d’affiches, prospectus, correspondance croisée avec Pierre Seghers, etc. Luxe suprême, il nous est offert une exacte reproduction en fac-similé, et grandeur nature, de l’édition originale ! Sont même reproduites deux toiles peintes par Cendrars convalescent durant l’été 1913: compositions vigoureuses et empâtées, un peu différentes de celles de Sonia Delaunay. Les divers chapitres du catalogue nous font ainsi assister de près, et avec de très nombreux documents à l’appui, au long processus de création, d’élaboration et de fabrication du premier « livre simultané ». La rencontre du poète et du peintre, en janvier 1913, fut déterminante, et le grand poème de Cendrars sera achevé en juin de la même année. C’est Sonia Delaunay qui eut l’idée, au printemps 1913, d’en faire un livre colorié qui formerait un dépliant de deux mètres de haut. Ce n’est toutefois qu’en novembre 1913 que le livre sera terminé, après une genèse extrêmement complexe, dont ce catalogue retrace minutieusement le détail. On suit ainsi pas à pas le poète et le peintre dans leur double travail commun, qui constitue un des plus admirables dialogues jamais tissés entre poésie et peinture. Un intéressant chapitre traite de « Publicité et querelle du simultané », évoquant la polémique avec Barzun et les hésitations d’Apollinaire. On y voit aussi que dès novembre 1913, une publicité pour le livre parut dans la revue berlinoise Der Sturm, et qu’en décembre la Prose avait été présentée à Saint-Pétersbourg. Ensuite, dans son numéro d’avril-mai-juin 1914, la revue Montjoie reproduira en photographie la Prose dépliée et, au même moment, Apollinaire parlera du livre dans Les Soirées de Paris. De son côté, Cendrars en avait fait, à l’automne 1913, une lecture lors d’un des lundis de Canudo. Cette publicité fut-elle cependant suffisante ? Il est difficile de le préciser, mais on peut consulter avec grand profit la très savante bibliographie des exemplaires recensés du Transsibérien, établie par Julien Bogousslavsky, dont on connaît les travaux sur Cendrars. Selon lui, il semblerait qu’il n’ait en fait été imprimé qu’environ 80 exemplaires (?) du livre : sa patiente enquête bibliographique lui a permis d’en repérer et décrire minutieusement, avec leur pedigree, pas moins de 77, dont 28 avec envoi de Cendrars. La trace de certains autres reste énigmatique, comme celle des exemplaires sur parchemin, dont seulement trois sont connus sur un tirage de six. Il y aurait beaucoup à dire encore sur ce riche et fascinant catalogue, dont la réalisation matérielle est vraiment digne d’éloges. Il sera extrêmement précieux pour les historiens de la littérature, les bibliographes, les historiens d’art, les bibliophiles, et plus largement tous ceux qui sont sensibles à la poésie, à la peinture et à l’art du livre – un « livre de peintre » dont l’exceptionnelle et forte beauté agit toujours après plus de cent ans.
Courier. Paul-Louis Courier, Pamphlets. Florilège, Loches, La Guêpine, 2017, 68 p., 13, 90 €. Pour bien des gens que les médias imbibent de culture, Courier n’est plus guère qu’un nom, et tout au plus certains peuvent-ils citer sa fameuse Pétition pour des villageois que l’on empêche de danser. Mais combien l’ont-ils lue ? En voici l’occasion, offerte dans une jolie petite plaquette par les éditions de la Guêpine, à qui l’on doit déjà des publications fort soignées de textes de Chateaubriand, Nodier, Ramuz et Camus. Il s’agit ici d’un choix de pamphlets (1816-1822), qui comprend également la Pétition aux deux Chambres, la Lettre IX au rédacteur du « Censeur» et Aux âmes dévotes de la paroisse de Véretz. Une préface très informée de Jean-Pierre Lautman situe les circonstances de ces quatre pamphlets et en précise les enjeux. À les lire aujourd’hui, ces textes pourraient nous sembler moins explosifs, mais il faut se souvenir qu’ils ont été écrits à une époque où l’on ne badinait pas avec la morale et l’autorité. La réaction triomphait, et avec elle les ultras assoiffés de vengeance, la toute-puissante Congrégation et le « parti prêtre » que vomissait Stendhal. Il fallut donc à Courier beaucoup de courage pour s’élever contre les abus, les injustices et les folies qui caractérisaient la répression menée par la Restauration. Ce faisant, il choisit comme arme une ironie à la Voltaire, qui lui permet de se moquer ouvertement de tout ce qu’il déteste ou qui le scandalise. Le ton n’est jamais violent ou outrancier, mais toutes les flèches portent. Il ne s’agit donc pas d’une bataille rangée, mais bien d’une guérilla, comme celle que Courier avait vue en Calabre (à propos, à quand une édition d’un choix de ses admirables et piquantes lettres?). Aujourd’hui, où le règne du « politiquement correct », servi aussi bien par les partis que par les médias, s’étend de plus en plus et instaure chaque jour, jusque dans notre vocabulaire même, de nouveaux tabous, c’est-à-dire de nouveaux interdits, la leçon de Courier garde tout son sens, toute son efficacité, toute sa salubrité. Souhaitons qu’il trouve des imitateurs, pour nous faire rire aux dépens de tous ceux qui veulent nous mortifier davantage.
Berthe de Courrière. Berthe de Courrière. Dossiers de la Nouvelle imprimerie gourmontienne. No 1, Paris, CARGO, 2016, 294 p. 20 €. On ne manquait pas vraiment jusqu’ici de connaissances sur certains aspects de la vie sentimentale de Remy de Gourmont. On savait ainsi la place qu’avait pu occuper dans cette vie (et au-delà) la fameuse Berthe de Courrière. La très étonnante réunion qu’elle avait réussi à orchestrer en faisant se retrouver dans une même tombe Clésinger, Gourmont et elle-même est l’un des éléments certes les plus pittoresques d’une existence propice à la prolifération d’anecdotes plutôt qu’à la reconstitution biographique un peu sérieuse. Le présent dossier, produit par le Cercle des amateurs de Remy de Gourmont, réalisé par Gillybœuf (mentionné ainsi sans son prénom par la quatrième de couverture, retrouvé à l’intérieur) est coordonné par Vincent Gogibu. Il rassemble une quantité considérable de documents anciens et récents qui, à défaut de constituer une biographie, permettront d’éclairer certaines facettes du personnage – car il s’agit bien d’un personnage, objet de multiples récits et de diverses affabulations plus ou moins controuvées. L’effort d’exhaustivité dans le rassemblement des matériaux est à souligner, mais comme l’est aussi l’effet de redondance un peu pénible à la longue, puisque tout le monde ressasse plus ou moins les mêmes informations et les mêmes anecdotes.
Maîtresse et modèle de Clésinger à ses débuts pour finir quelque chose comme gouvernante de Gourmont, les divers avatars de ce personnage atypique dessinent une destinée qui aurait pu faire l’objet à d’autres époques d’un récit d’une haute moralité : la jeune fille d’une éclatante beauté généreuse de ses charmes finit sa vie en triste ruine d’une féminité perdue dans des errements condamnables et un détraquement mental avéré. Mais la moralité d’antan n’est pas celle d’aujourd’hui. Comment ne pas percevoir l’effet dans cette décadence d’une misogynie persistante ? Qu’il s’agisse des témoignages d’époque ou des commentaires de nos contemporains, on voit bien qu’une fois perdue la beauté des débuts, le petit monde littéraire massivement masculin (appuyé perversement par Rachilde en l’occurrence) s’est acharné à rabaisser le plus possible celle qu’il avait d’abord encensée. Sans convoquer un féminisme vengeur, on peut tout de même espérer qu’un jour Berthe de Courrière saura retenir l’attention d’un (ou d’une) biographe qui saura s’affranchir de désolants préjugés. Celle qui fut la République de Clésinger, la Sixtine de Gourmont et le Fantôme d’Henri de Groux mériterait plus d’attention. Considérons donc ce dossier comme le premier moment d’une réévaluation possible, en cela très utile malgré son absence de relecture qui aurait pu faire disparaître nombre de coquilles. À noter une illustration généreuse et souvent originale, excellente en couleurs, grisâtre en noir et blanc.
Daudet. Léon Daudet, Écrivains et artistes, Préface de Jérôme Leroy, Séguier, 2017. En ces temps où l’on oscille entre l’injure primaire et l’impossibilité de faire un commentaire critique qui ne soit pris pour une offense, la savoureuse prose assassine de Léon Daudet est particulièrement délectable. Fusant de toute part, elle nous ferait presque regretter l’époque des duels, quand faire dûment sentir à quelqu’un qu’il était un crétin n’aboutissait pas systématiquement à pleurnicher devant une cour de justice. Entre 1927 et 1929, Léon Daudet publia les huit tomes de sa série Écrivains et artistes, rédigés depuis 1914, et que la présente réédition nous offre en un seul volume. De Shakespeare à Faust, en passant par Oscar Wilde, Manet, Bizet, Baudelaire, Maupassant, Zola, Proust ou… son père Alphonse Daudet, sans oublier des sujets généraux comme « la conversation chez les écrivains » ou son enfance provençale, on sent tout de suite le plaisir que cet immense polémiste a eu d’encenser ou de fusiller son prochain. L’exécution des têtes de Turc est d’un agrément littéraire unique, où Sainte-Beuve – « ce pou sinistre, […] cette larve d’invidia recuite, […] qui, s’il l’avait pu, serait allé graver sa bonne fortune [sa liaison avec l’épouse de Victor Hugo] sur l’Arc de Triomphe » sort probablement premier de classe. Mais à côté des bons mots, les idées foisonnent et l’émotion surgit parfois, inattendue, en un coin de phrase, comme lorsque Léon Daudet fait une brève allusion à l’assassinat de son fils Philippe, dans un bel article réhabilitant son ami et ex-beau-frère Georges Hugo, alors plutôt réputé pour une vie de patachon superficielle. Un des plaisirs du lecteur de Léon Daudet est de pouvoir « piquer » une page au hasard et de toujours tomber sur un commentaire décapant, drôle ou touchant, qui se suffit à lui-même. Ce qui frappe aussi est la pertinence de jugements, souvent très en avance, sur leur temps, comme quelques pages sur Proust ou Bernanos (et l’on est ici encore bien avant son soutien immédiat du Voyage au bout de la nuit en 1932), ce que relève avec justesse le préfacier de cette réédition Jérôme Leroy. Et puis Léon Daudet, né en 1867 dans la marmite littéraire de son père et son entourage, aura ainsi été un vrai acteur du tournant du siècle, parlant de ceux qu’il avait lui-même connus, ce qui n’était pas le cas de bien de ses confrères, qui restèrent surtout et au mieux des observateurs extérieurs. Au-delà des partis pris, mais souvent grâce à eux, le verbe de Léon Daudet n’a pris aucune ride et nous fait rêver d’un temps où la critique méritait son nom.
Dubut. Dubut de Laforest. Les Souteneurs en habit noir. Grand roman dramatique inédit. Les Derniers scandales de Paris-2, éd. F. Salaün, La Taupe Médite, 2017, 220 p., 13 €. Ce qu’il y a de bien avec Dubut c’est qu’on ne s’ennuie à aucun moment. D’abord parce qu’il ne lésine jamais sur les trucs du feuilleton : le crime sanglant, l’abjection face à l’angélisme, les hasards les plus improbables, le lucre et la bonté, la vertu et la prostitution, les dialogues véristes dont la violence parfois ordurière ferait pâlir Zola. Le tout assaisonné d’illustrations dans le même goût hautement prévisible, mais non sans de curieux effets de censure. Ainsi la légende de l’illustration de la page 177 se lit : « Allons, place, ou je te brûle la cervelle! ». Tandis que le texte, nettement plus explicite, dit quant à lui : « Allons, sale maquereau, place, ou je te brûle la cervelle! ». Ainsi s’exprime la sublime Lilas, ex-Vierge du trottoir, la séraphique Cloé de Haut-Brion. Non moins curieux les contrastes entre des passages développés, plutôt bien écrits, et d’autres manifestement bâclés, ce qui donne la sensation de vidéos souffrant de bande passante Instable, avec des accélérés frustrants et des ralentis inexplicables. F. Salaün ne contribue pas peu à l’étrangeté de l’ouvrage en fournissant des notes pas toujours indispensables et un « glossaire des expressions argotiques et populaires » qui ne pourrait éclairer que des couventines bien gardées d’une époque révolue. Toujours est-il qu’on attend impatiemment le troisième volume de la série, au titre prometteur : La Grande Horizontale.
Exposition. 1855. La littérature à l’âge de l’exposition universelle. Sous la direction de Jean-Louis Cabanes et Vincent Laisney, classiques Garnier, collection études romantiques et dixneuviémistes, n° 51. En cette année où la France organisa l’exposition universelle, on commencera la visite par le vestibule, avec ce qui s’est écrit sur l’exposition elle-même, Thomas Schlesser assurant à lui seul quatre des cinq articles sur ce sujet. Vient ensuite « le pavillon des institutions » où c’est la littérature, justement comme institution, qui est envisagée, notamment avec une contribution d’Alain Vaillant sur la reconfiguration du champ littéraire et une autre de Jean-Yves Mollier sur l’édition française. Troisième partie, « le pavillon des savoirs » dans laquelle Michel Pierssens traite de l’information scientifique, dopée par l’invention de la photographie. Suit « Le palais de la littérature », avec plusieurs sous-parties « la galerie des esthétiques » (réalisme et fantaisie, écoles païennes, modernisme et modernité, empreinte du rire), « la galerie des genres », avec des articles sur le roman populaire, les fictions narratives, la littérature pour la jeunesse, la poésie, le théâtre etc. On finit avec « la galerie des œuvres », où sont évoqués George Sand, Gérard de Nerval, Jules Champfleury, Maurice du Camp, Charles Barbara, Taine, Alexandre Dumas-fils, Charles Baudelaire et Joseph Arthur de Gobineau. Paraissent notamment en cette année 1855 Aurélia de Nerval, Les Fleurs du mal de Baudelaire et L’Histoire de ma vie de Sand. Ce recueil aura réussi son pari d’élargir considérablement le champ en étudiant un moment littéraire dans tous ses aspects organisationnels, esthétiques et idéologiques. L’exposition marque en effet l’essor de la science et de l’industrie, mais aussi détermine une palette de positions, depuis celles qui entendent accompagner le mouvement sous l’égide du réalisme littéraire ou de la vulgarisation scientifique, jusqu’à celles qui réagissent par la fantaisie où le retour à l’antique. En 1855, l’heure était à l’optimisme, même si l’armée revenait de Crimée où elle avait perdu 95.000 hommes et si l’épidémie de choléra avait fait 146.000 victimes.
Flaubert. Dictionnaire Gustave Flaubert, sous la direction d’Éric le Calvez, Classiques Garnier, 2017, 1259 pages, s. p. m. Il y a Flaubert et Flaubert. Ou, plus exactement, il y a flaubertiens et flaubertiens, comme il y a Bouvard et Pécuchet, toujours plus ou moins d’accord sur le fond et toujours différents sur la forme. Mais s’il y a une différence entre Bouvard et Pécuchet, elle ne va pas jusqu’au différend qui oppose parfois des chapelles flaubertiennes concurrentes. C’est ainsi qu’on attend avec un certain appétit de voir l’autre dictionnaire Flaubert récemment annoncé, chez Champion cette fois, en deux volumes et près de 1800 pages, avec une centaine de collaborateurs.
Nul doute qu’il y aura quelques moments divertissants à comparer des entrées dont les nuances et les signatures seront révélatrices. Le dictionnaire d’Éric le Calvez, qu’il est seul à diriger contre trois pour le concurrent, est donc comparativement plus modeste, y compris en nombre de collaborateurs avec une équipe qui comporte au total dix-sept noms. Parmi ces collaborateurs, beaucoup d’étrangers à l’université française, ce qui est intéressant : un regard extérieur sur Flaubert pourrait apporter des perspectives nouvelles, même si les corpus sont évidemment les mêmes pour tous. À ce propos, il faut bien sûr regretter que seuls trois volumes sur les cinq prévus depuis longtemps ont paru dans la collection de la Pléiade, ce qui complique la tâche des lecteurs qui voudraient vérifier sur les textes. Sans compter que, le jour où les deux volumes manquants auront paru, tout sera à refaire ou à peu près. Notons d’emblée, avec admiration pour leur dévouement, que certains auteurs d’entrées sont plus égaux que d’autres : Éric le Calvez et Thierry Poyet en signent à eux seuls une proportion effarante, que nous n’avons pas chiffrée mais qui doit représenter des centaines de pages fort denses. Impossible évidemment de rendre compte de tout le volume à moins de nous transformer en clone de Bouvard et de Pécuchet finissant par tout recopier. Nos remarques seront donc tout à fait éclectiques. Notons tout d’abord que ce dictionnaire peut fonctionner comme un répertoire biographique des contemporains de Flaubert. On trouve ainsi dès les premières pages des notices sur Edmond About, Amédée Achard, Juliette Adam, Antoine Albalat, etc. Des articles qui touchent plus à la poétique de Flaubert sont également présents : Achèvement, Action, Adaptation, etc. – une thématique manifestement liée aux préoccupations propres d’Éric le Calvez, qui signe ces Intéressantes notices. Stéphanie Dord- Crouslé se concentre plutôt quant à elle sur les côtés plutôt concrets des savoirs traités et maltraités par Bouvard et Pécuchet : Agriculture, Alambic, Archéologie. Florence Vatan apporte une touche nettement originale qu’on n’attendrait pas nécessairement : nous apprenons grâce à elle que Woody Allen est aussi l’auteur d’une nouvelle intitulée « Madame Bovary c’est l’autre », parue dans le New Yorker en 1977. Mais le flirt de Woody Allen avec Flaubert ne s’arrête pas là. Nous laisserons au lecteur le plaisir de découvrir comment. De la même collaboratrice, on saura tout sur la présence des araignées chez Flaubert, grâce en particulier à sa référence à des travaux publiés aux États-Unis ou en Allemagne – une ouverture plutôt rare chez les universitaires français pour qui les langues des autres demeurent fermement étrangères. Le registre de Thierry Poyet, dont Éric le Calvez salue le dévouement, est plus divers puisqu’il peut passer de l’Ailleurs à l’Antisémitisme et à l’Autocensure – mais peut-être liés au fond si l’on y réfléchit. L’équipe a-t-elle connu une certaine fatigue comme les marathoniens dans les derniers kilomètres ? Après un W tristement solitaire, Il n’y a plus guère que trois petites entrées pour la lettre Y puis juste deux pour la lettre Z. Florence Vatan offre force références discutant l’existence ou l’inexistence d’Yonville, Éric le Calvez ayant moins à s’étendre sur Yvetot, puisqu’elle existe. Le plus curieux, rendu à cette extrémité du dictionnaire, reste l’article sur Yuk, le personnage de Smar, cette œuvre de jeunesse de Flaubert. On attendait bien sûr l’article sur le Zaïmph : il y est. Juste avant la toute dernière entrée, celle sur Zola – logique alphabétique mais pleine de sens aussi puisqu’elle scelle une solide amitié confraternelle. Que de richesses à explorer cependant encore entre cet A et ce Z ! On ne manquera pas de recommander évidemment en priorité aux malheureux agrégatifs de l’année les articles consacrés aux deux Éducation sentimentale. Si le temps leur manque pour lire les originaux, comme c’est probable, ils y trouveront tout le nécessaire pour leur future dissertation. Nous regrettons de ne pas nous-même avoir le temps de faire les statistiques complètes qui seraient néanmoins fort instructives et tout à fait réalisables à l’heure de XIXe siècle ? Y a-t-il corrélation avec la même distribution dans l’œuvre de Flaubert ? Quels mots ou noms ont été oubliés ? Pourquoi Charles Bovary obtient-il plus de signes qu’Emma (qu’on aurait aimé voir traitée sous son seul prénom) et à peu près le même que le mot Chien, qui en a plus que le Chat ? Cela ne nous renseignerait peut-être pas vraiment sur Flaubert mais certainement beaucoup sur les flaubertiens et sur ce qui les intéresse, les intrigue ou leur est devenu indifférent. Leurs successeurs pourront les relire comme nous relisons le Grand Larousse du XIXe siècle, moins pour nous renseigner sur ce qui est dit que sur la manière dont c’est dit, ou tu. Ils auront l’avantage de pouvoir compliquer l’exercice puisqu’ils auront sous les yeux non pas un mais, deux dictionnaires.
Flaubert. Michel Crouzet, L’Éducation sentimentale et la « confusion des genres », Ironie – Histoire – Roman. Préface de Didier Philippot, Eurédit, 2017,117 p., 19,99 €. Il y a un peu d’opportunisme dans la republication en un seul volume de trois articles assez anciens de Michel Crouzet sur L’Éducation sentimentale dont il est difficile d’ignorer, vu le déluge éditorial, qu’elle est cette année au programme de l’agrégation. Remontant aux années 80 et déjà réédités en 2012, on ne se plaindra pas malgré tout de cette reprise étant donné la qualité et la profondeur des observations de Crouzet, qu’on connaît plutôt pour ses études classiques sur Stendhal. Classiques, ces articles sur Flaubert le sont eux aussi par le style critique et la finesse thématique. On aime lire des phrases comme : « Les textes flaubertiens sont sournois, indirects, constitués par une ironie d’autant plus inquiétante qu’elle demeure imperceptible ». L’article le plus substantiel porte sur « L’Éducation sentimentale et le “genre historique” » : les agrégatifs y trouveront tout ce qu’il leur faudra pour disserter de manière intelligente sur la question. La préface de Didier Philippot étoffe un volume sinon un peu mince en soulignant avec enthousiasme les qualités des articles de Michel Crouzet.
Frick. Stephen Steele et Anne-Françoise Bourreau-Steele, Louis de Gonzague Frick dans tous ses états. Poète, soldat, courriériste, ami (Classiques Garnier, 2017, 536 p., 69 €). Plus de 500 pages consacrées à Louis de Gonzague Frick, voilà une surprise qui est on ne peut plus bienvenue, et dont il faut féliciter les deux auteurs et leur éditeur. Deux remarques préalables, cependant : il est dommage que le texte soit distribué en longs chapitres compacts, sans blancs ni sous-titres. Ce foisonnement lui donne un aspect touffu, et l’on arrive souvent un peu fourbu à l’étape. D’autre part, un rapide résumé biographique n’eût pas été de trop, car on ne saurait dire que tout lecteur ait présentes à l’esprit les différentes étapes de la vie de Frick, de 1883 à 1957. Ces minimes réserves faites, empressons-nous de souligner qu’il s’agit d’un ouvrage d’une érudition extraordinaire, fruit d’immenses recherches. Mieux encore, les deux auteurs ont exploré non seulement les livres, journaux et revues, mais aussi les fonds de bibliothèques, étrangères comme françaises, les thèses non publiées, les catalogues de libraires et de ventes publiques, et même e- bay : on ne saurait être plus complet ni plus précis. Tant pour Frick que pour tous les auteurs évoqués (et ils sont quasiment innombrables), la moisson est immense, les citations, multiples, et l’annotation a quelque chose de vertigineux, tant elle est précise elle aussi. Cette enquête, à vrai dire, s’imposait pleinement, car trop souvent Frick n’est évoqué que de manière purement anecdotique : un poète épris de vocables biscornus, grand propriétaire de mots, un dandy à monocle, un personnage certes charmant et sympathique, mais un peu falot, et que l’on retrouve fréquemment sur la scène littéraire des années 1910 à 1950. La patiente enquête de nos deux auteurs permet de corriger cette image d’Épinal : Frick fut un vrai poète, et un critique subtil et plein de finesse. On voit également à quel point, durant un demi-siècle, il se mêla très étroitement à la vie littéraire de son époque. À cet égard, ce livre constitue une incomparable source d’informations, de citations et de références sur les rapports que le poète entretint avec quantité d’écrivains, qui, pour la plupart, l’estimaient assez : Desnos d’abord (excellentes mises au point à ce sujet), Apollinaire, bien sûr, puis Paulhan, Max Jacob, Eluard, Salomon, Breton, Péret. À propos de ce dernier, signalons en passant que nous avons sous les yeux une E.O. du Calamiste Alizé enrichie de cet envoi flamboyant : « à Monsieur Benjamin Péret, magnifique grenade dadaïste dans le ventre de l’univers ». Un des plus vifs intérêts de cette lecture est aussi tout ce qui y est dit, et avec toujours la même précision, d’autres figures moins connues comme Pierre de Massot, Robert Valançay, Jean Royère, Guy Rosey, Louis Latourrette, Roger Allard, Berthe de Nyse, Ernest La Jeunesse, Paul-Napoléon Roinard, et tant d’autres. Voilà qui permet de compléter, d’enrichir et surtout de nuancer les synthèses et les panoramas dont nous disposions sur toute cette époque. À cet égard, le travail de recherche dont témoigne cet ouvrage est, répétons-le, admirable, et mérite les plus grands éloges. Fâcheusement encombrés que nous sommes par tant de compilations hâtives et approximatives (« torcheculatives », eût dit Tailhade), ce n’est pas souvent que nous avons l’occasion de découvrir pareille somme, et d’une telle richesse documentaire. Ajoutons que les auteurs ne se sont pas limités à accumuler des documents : ils se sont également appliqués à mettre en lumière les convergences et divergences entre auteurs, accordant une attention toute particulière aux journaux et revues, qu’ils ont scrutés avec une minutie extrême. L’ouvrage est très heureusement complété par un entretien avec René de Obaldia (qui connut Frick), un utile index des noms cités, et, en annexe, la transcription de correspondances inédites de Frick avec Desnos, Valançay et Christian (Georges Herbiet). Mais il faudrait de nombreuses pages pour rendre compte de tout ce que contient ce livre qui semble inépuisable… et qui a bien mérité de l’histoire littéraire. Il nous a aussi rappelé des souvenirs personnels : à la fin des années 1970, nous passions chaque matin à la librairie Javelle, rue de Provence, qui dispersait les restes de la bibliothèque de Frick, et en repartions chargé d’une flopée de plaquettes de poésie enrichies d’envois à celui-ci – et cela dura plusieurs semaines. Il ne nous reste plus à souhaiter que Stephen Steele et Anne-Françoise Bourreau-Steele nous donnent sans trop tarder un choix de poésies et de proses de l’auteur d’Oddiaphanies, qu’il importe de remettre à l’honneur et de faire lire.
Illustration. Patricia Mainardi, Another World. Nineteenth-Century lllustrated Print Culture, New Haven and London, Yale University Press, 2017, 304 pages,166 illustrations en couleurs, 46 en noir et blanc, 65 $. Patricia Mainardi, professeur à la City University de New-York (CUNY), est l’auteur de plusieurs ouvrages remarquables, appréciés des spécialistes comme d’un public plus large mais cultivé auquel elle sait présenter avec clarté des ensembles documentaires et des problématiques qui suscitent la curiosité : Art and politics of the Second Empire : the universal expositions of 1855 and 1867, Yale university press, 1987 ; The end of the Salon : art and the State in the early third Republic, Cambridge university press, 1994; Husbands, wives and lovers : marriage and its discontents in nineteenth-century France, Yale university press, 2003. Ce nouveau livre est une nouvelle manifestation de son érudition comme de son talent d’exposition. Il résulte pour une part de recherches effectuées lors d’un séjour à l’INHA. Patricia Mainardi est en effet comme chez elle dans les grands fonds dix-neuvièmistes où elle scrute en priorité ce qui relève de l’image et de l’illustration. Elle le fait avec une attention très précise aux questions techniques mais sans perdre de vue les aspects socio-historiques de ses objets, ce qui fait d’elle une cultural historian particulièrement sérieuse. Il y a donc dans ses travaux de l’information, pour une large part de première main, et des idées, souvent contraires ou au moins différentes de celles des spécialistes. Nous y insistons car, à notre connaissance, aucun de ses livres n’a été traduit en français – blâmons une fois de plus la paresse des francophones qui ne lisent les travaux étrangers qu’une fois traduits, quand ils le sont, en général des décennies plus tard. Ce livre-ci pourrait donc être une excellente introduction à la manière de cette chercheuse originale. Après son titre emprunté à Grandville, son sous-titre – Nineteenth-century illustrated print culture – précise son objet, soit l’imprimé illustré au 19e s. : technique d’impression et culture. Vaste développement dont la conclusion (« Un panorama complet ») situe l’ambition, celle de parcourir les modes de création et de diffusion de l’image imprimée dans le temps long du 19e s. mais également dans un large espace géographique, puisque les techniques et les thèmes circulent vite et fort dans un très dense réseau qui traverse toute l’Europe et une bonne part du reste du monde. Si la France est placée au centre de l’essai, le rôle des créateurs et imprimeurs anglais, comme celui des voyages et séjours des Français en Angleterre, se trouvent rappelés et explorés. Sans parler de la diffusion des images françaises sur le marché américain, comme dans le cas des produits de Pellerin (les images d’Épinal), pourtant porteurs d’une pédagogie politique très identitaire, voire carrément nationaliste. Les cinq chapitres peuvent se lire comme une véritable histoire de l’imprimé illustré, mais dont l’ambition première n’est pas à proprement parler historique. Il s’agit plutôt de mettre en évidence la logique de développements techniques intimement liés aux transformations des représentations à travers tout le siècle. Nous ne pouvons qu’en donner une idée trop sommaire. Le premier chapitre étudie les relations – qui ne sont pas de filiation directe – entre dessin et lithographie et comment cette dernière permet l’explosion de la caricature. Le second chapitre passe de façon très détaillée de ce qui relevait de la technique du dessin à ce qui rend possibles les progrès de la presse illustrée. Le troisième chapitre se concentre quant à lui sur les subtilités et les évolutions des récits présentés en images, soit la création des comics et de la bande dessinée. Un quatrième chapitre explore de manière originale le complément dialectique du précédent et renverse la perspective en attirant cette fois l’attention sur l’émergence des images dans les récits – et montre du même coup que la relation est loin d’être aussi à sens unique qu’on pourrait le croire. Le dernier chapitre reprend le dossier de l’imagerie populaire en France et bouscule, là aussi, bien des idées reçues, en particulier à propos des images d’Épinal, de la dynastie des Pellerin et de leurs objectifs esthétiques et politiques, ainsi que de leur diffusion internationale. Bien entendu, tout l’ouvrage est admirablement illustré et constitue de ce fait une véritable anthologie qui met en valeur de très nombreux documents dont beaucoup très peu connus. Les fonds de la BnF sont naturellement en vedette mais beaucoup de très riches fonds américains fournissent une part importante de la documentation. Le soin apporté aux reproductions en très haute définition (les textes liés aux illustrations se déchiffrent à la loupe sans problème) mérite toutes les louanges : les graphistes des Presses de Yale et les imprimeurs chinois ont fourni un travail d’une qualité exemplaire. Un beau livre et un bel essai. Quelques rares coquilles dans les termes français ne parviennent pas à déparer l’ensemble, que complètent des notes détaillées, une excellente bibliographie et un index à la fois alphabétique et thématique, avec les titres des œuvres donnés sous le nom de leurs auteurs.
Proust. Sabine Mainberger et Neil Stewart (dir.), À la recherche de la Recherche. Les notes de Joseph Czapski sur Proust au camp de Griazowietz (Noir sur Blanc 187 p. 21 €). Détenu entre 1940 et 1941 dans un camp de prisonniers de guerre soviétique, le peintre et écrivain polonais Joseph Czapski a prononcé des conférences sur Proust sans avoir son œuvre à disposition, à l’aide de ses notes. « Lecteur sans livre » (p. 62), Czapski est également un peintre sans toiles. C’est peut-être pour cette raison que les nombreuses notes qu’il a prises au fil de sa détention sont soulignées de rouge et de vert, liées par des courbes, parfois accompagnées de quelques dessins. Ces notes d’un intellectuel qui «s’est référé à Proust toute sa vie» (p. 17) n’ont jamais été étudiées à ce jour. À la recherche de la Recherche se propose de le faire, tout en donnant un aperçu de la réception de Proust en Pologne. Le pays n’a connu Proust qu’à partir de 1922, l’année de sa mort, et n’a eu accès qu’en 1935 à la totalité de l’œuvre traduite. Ce livre reproduit également des extraits consacrés à Proust du journal de Czapski. Cette étude permet de poser la question du rôle de la littérature dans « des conditions d’existence extrêmes » (p. 17). Une question on ne peut plus pertinente, adressée aux écrits de guerre de l’auteur de Proust contre la déchéance (Noir sur Blanc, 1987). Aller à la recherche de Proust au fil de sa détention, en parler en français, langue autre, neutre, hors du monde en guerre, lors de conférences finement préparées (devant environ quarante auditeurs) a sans aucun doute été le moyen, pour Czapski et ses semblables, de « conserver leur dignité humaine » (p.12) Rester vivant, non pas seulement en maintenant son corps en vie, mais en luttant pour l’autoconservation de sa pensée, pour la santé de sa vie psychique et affective. Czapski s’y emploie jour après jour, en tentant de se souvenir de Proust qu’il avait lu avant le début de la guerre, quelque peu difficilement, bien qu’il ait appris le français pendant l’enfance et le pratiquait régulièrement. Ses souvenirs proustiens, il les écrit, les recrée en suites, en listes, en arborescences : thèmes, personnages, titres des tomes, idées centrales… Le prisonnier, sans doute plus libre que beaucoup, grâce à la force de son esprit, à son courage quotidien, pratique Proust loin de son œuvre de papier. « Lecteur de soi-même », c’est bien les idées proustiennes qu’il se rappelle dans ses cahiers (la prison lui fournissait des cahiers à réglure lignée et lui laissait du temps libre, comme Czapski se remettait d’une longue maladie). Il « pratique » Proust parce qu’il cherche à s’approprier ses idées, à les faire travailler en lui, dans une méditation, une « rumination » (p. 61) axée sur la manière de vivre dans la Recherche: aimer, percevoir le temps, les choses, se tromper (erreurs des sens). Curieusement, le peintre n’a pas fait de longs développements sur les toiles d’Elstir. Comme si sa recherche de sens, de force, de vie, maintenue par le souvenir et l’écriture, en français et en polonais, était ailleurs. Après la détention, à partir de 1942 et jusqu’en 1989, Joseph Czapski tient un journal, conservé depuis sa mort dans le département des manuscrits au Musée national de Cracovie. Un certain nombre de pages contiennent ce que Czapski nommait des « pierres précieuses » (p. 123) ou des « clous d’or » (p. 123), citations des écrivains qu’il appréciait et dont il reproduisait des extraits d’œuvres. Marcel Proust est l’un des écrivains les plus cités dans ce journal. Il semble accompagner l’intellectuel, vivre en lui aux moments les plus divers, circuler, revenir, presque comme la mer : « De nouveau, il y a du Proust en moi, et à travers Proust, je prends peu à peu conscience de mes propres possibilités. »
Proust. Évelyne Bloch-Dano, Une jeunesse de Marcel Proust, Stock, 280 p., 19,50 €. La passionnante enquête menée par Évelyne Bloch-Dano à l’origine de son dernier livre Une jeunesse de Marcel Proust synthétise dix ans de recherches et de réflexion. « La quête a été difficile », confie l’auteure, qui a protégé son projet « comme un secret d’État ». Le fameux « Questionnaire Proust » à la fortune internationale provient de l’album « Confessions » de la jeune Antoinette Faure. Les Proust et les Faure se fréquentaient : parents et enfants avalent des atomes crochus, dont leur milieu (la grande bourgeoisie active), leurs réseaux, leurs quartiers, et aussi un certain goût pour les femmes, du côté des époux. Évelyne Bloch-Dano nous apprend que Proust a rempli l’album de son amie non en 1884, comme il a déjà été dit, mais le 4 septembre 1887. Il avait donc tout juste seize ans. Plus précisément, Marcel a rempli le questionnaire au Havre, au moment d’une exposition qui constitue une sorte de répétition générale de l’Exposition universelle de Paris. Ce genre de questionnaire était « un divertissement de société » qui suivait une mode anglaise, celle des confessions, et un goût, tout aussi anglais, pour l’autographe. Ce questionnaire est le plus souvent un jeu entre adolescents, un jeu avec la vérité et l’identité, éminemment social. En effet, le questionnaire n’est jamais rempli seul dans une chambre mais au milieu du monde et destiné à révéler en voilant, à confesser, voire à affirmer une identité. Le questionnaire est rempli comme on le veut bien: en couleur, en latin, non signé, au dixième degré… Mais si les Confessions sont dignes d’intérêt et riches d’enseignements, c’est surtout parce que Proust « a pris les questions au sérieux » (p. 220). « Était-il déjà exceptionnel ou, simplement, un garçon de son temps ? » (p. 25) Nous nous posons la question avec Évelyne Bloch-Dano, qui tente, par le même mouvement d’enquête et de réflexion, d’esquisser un portrait de la jeunesse au temps de Proust, entouré comme il l’était de jeunes personnes pétillantes, rêveuses, moqueuses, cyniques ou pudiques. On y apprend certaines choses étonnantes, notamment que « l’idée selon laquelle les écritures seraient stéréotypées au XIXe siècle se révèle fausse. » (p. 100) Ou qui le sont un peu moins, comme le constat que les jeunes filles ne sont pas encore comme Albertine qui « adore tous les sports », mais préfèrent, en cette fin de siècle, la lecture, le piano, ou écrire à leurs amies. Les sports viendront, mais une bonne décennie plus tard. L’idée qui s’impose est la double singularité des réponses du jeune Marcel : il se distingue de ses camarades masculins et il est frappant de sérieux, de profondeur, de maturité, de sensibilité également. Marcel est différent, dans les Confessions comme dans la vie : il plaît aux dames par ses « manières exquises » (p. 76) et il épate ses amis par tous les vers qu’il récite, non sans les ennuyer un petit peu par la même occasion : « – Es-tu contente ?… demandait-il à Antoinette d’un air craintif, après lui avoir récité des vers qu’elle écoutait patiemment, même si elle avait envie de courir. » (p. 77) En fait, si les réponses du jeune Proust le rapprochent de ses camarades, c’est bien des filles et non des garçons. Ses lectures ou ses occupations favorites sont voisines, par exemple. Mais Marcel est un être à part, tel que l’ont toujours senti ses camarades de classe, et tel que le questionnaire semble l’affirmer, comme courageusement, à travers certaines réponses tout particulièrement. Il y en a de célèbres, non sans raison : « Être séparé de Maman » est son idée du malheur, et « La vie privée des génies » (p. 182) est la faute pour laquelle il a le plus de tolérance. Maturité et profondeur, courage de s’affirmer et soif de creuser son identité, tel est ce qui semble ressortir de ce « questionnaire Proust ». Plutôt que de jouer avec la vérité ou de l’éviter totalement, comme certains de ces camarades du questionnaire répondant avec beaucoup d’humour et très peu de sérieux, il la brandit sans crainte des railleries sur sa sensibilité… peut-être parce qu’il y était habitué. Trop sensible, toujours aimable, étrange, différent, toujours différent, jusqu’à mettre mal à l’aise, ou même attiser une certaine méfiance, telle est l’image de Proust adolescent, dans la cour d’école comme dans le questionnaire. Mais les Confessions, vraies confidences de Marcel, révèlent la recherche de soi d’un adolescent qui « ne sait pas encore exactement qui il est, mais il sent qu’il est quelque chose, et rêve d’être quelqu’un » (p. 221), comme le résume excellemment Évelyne Bloch-Dano. À la recherche du beau, du bien et d’une forme de totalité, il préfère au patriotisme des valeurs « universelles » (p. 173) et a en aversion « ceux qui ne sentent pas ce qui est bien » (p. 191). À la recherche de « la tapisserie toujours inachevée que constitue une vie » (p. 65), Évelyne Bloch-Dano propose plus qu’un portrait de Proust adolescent : celui de la jeune grande bourgeoisie fin-de-siècle, dans la « quête d’une adolescence enfuie » (p. 256).
Jean-Pierre Bacot, Julien Bogousslavsky, Stéphanie Dord- Crouslé, Isabelle Dumas,
Jean-Paul Goujon, Muriel Louâpre, Michel Pierssens, Charles Plet, Claude Schopp.