Alliage, Culture-Science-Technique, n°77, automne 2016, 18 €. S’il fallait un appât littéraire pour inciter nos lecteurs à ouvrir cette passionnante livraison de la vibrionnante revue, ce serait le poème de Raoul Hébréard Cosmos à l’imparfait, rare et intéressant essai de poésie astrophysique — nonobstant l’œuvre bien connue de Jean-Pierre Luminet, bien sûr. « La densité infinie coulait./ En grande rivière vers l’océan de lumière,/ Cela durait depuis quelques années déjà. » Et puisque nous sommes entrés, lisons plus avant. Par exemple ce passionnant argumentaire de Bernard Le Bovier de Fontenelle sur l’utilité des sciences… en 1699 : il fallait bien effet les défendre alors, ces inutiles mathématiques, face à l’hégémonie des Arts et Lettres… et les arguments curieusement sont parfois les même que ceux avec lesquels nous défendons les Lettres aujourd’hui : « Il est toujours utile de penser juste, même sur des sujets inutiles ». Mais ne soyons pas nostalgiques de cette époque où la Classe de littérature supplantait toutes les autres à l’Académie, et plongeons dans cette enquête d’Antoine Blanchard sur les médiations du savoir, et plus particulièrement de « la science en train de se faire », objectif souvent annoncé et rarement atteint, tant il est difficile et peu gratifiant d’illustrer le hasard, l’erreur, le tâtonnement… et les contraintes matérielles. « Il fallait croire à ce conte plein de candeur./ L’univers observé de l’extérieur/ était plus simple à comprendre que l’inverse », et la science-résultat autrement plus photogénique que la science vécue en mode reportage. D’autant que montrer la science a toujours été un projet sous-tendu d’une volonté d’édification du public (la science instrument du progrès), voire de justification des politiques et investissements menés en sa faveur. C’est ce que montre très pertinemment un article sur la médiatisation du Boson de Higgs – accessible même à toute personne n’ayant pas compris ce qu’était le fameux Boson. « Le vide, la mort, les monstres,/ Toutes ces myriades de signes/ S’offraient à la sagacité des médias,/Ils pourront décrire la fin du monde /De chacun de nous,/ Au creux des gazettes de l’univers ». Il n’y a décidément que dans cette revue que l’on puisse passer de ceci à cela, de la triste réalité des armes non-conventionnelles à la joyeuse physique des bulles de champagne, en passant par une méditation mi- physique mi-philosophique sur Archimède. Bref, l’univers selon Alliage, « Une poésie de tous les instants. » (toutes les citations en italiques sont de Raoul Hébréard)
L’amitié Charles Péguy, n°155 « In memoriam Julie Sabiani. Sir Geoffrey Hill », 39ème année, juillet-septembre 2016, spm. Triste année chez les Péguystes, qui devaient perdre à quelques mois de distance trois des leurs, puisque Geraldi Leroy qui rend ici hommage à Julie Sabiani est disparu à son tour en décembre (voir ci-dessous n°157). Des hommages donc, mais aussi des articles de Julie Sabiani (Péguy et l’art, Péguy en poète, Péguy et l’université…) et une bibliographie par Denis Pernot, ainsi qu’un trio d’articles sur Geoffrey Hill, certes universitaire et lecteur de Péguy, mais surtout poète majeur du XXe siècle décédé donc en juin 2016, et dont l’œuvre compte un long poème de guerre intitulé « The Mystery of the Charity of Charles Péguy ».
L’amitié Charles Péguy, n° 156 « Villeroy, mémoire d’avenir », 39ème année, octobre-décembre 2016, spm. Villeroy ? La nécropole de la Grande Guerre où fut enterré, en novembre 1914, Charles Péguy, avec 133 de ses camarades, franciliens, briards et marocains. Alors qu’un dossier venait d’être déposé à l’Unesco pour classer et protéger ce lieu synonyme de sauvegarde de la mémoire des victimes, ce volume reproduit des textes de Barrés sur Villeroy, et documente l’histoire des hommages et commémorations relatives à Péguy en ce lieu. Et pour clore le numéro, une bibliographie de l’année Péguy.
L’année Baudelaire, n° 20 : Baudelaire dans les pays Scandinaves (Danemark, Suède, Norvège). Textes recueillis par Per Buvik (Honoré Champion, 2016, 252 p., 60 €). Traitant de la réception de Baudelaire dans les pays Scandinaves, ce numéro monographique est particulièrement intéressant, car il rassemble des textes s’étalant de 1891 à 2012 et qui n’avaient jusque-là jamais été traduits en français. La recherche biographique y cède d’ailleurs presque toujours le pas à l’interrogation critique. Très remarquable à la fois par sa date et par sa pénétration est l’article du danois Johannes Jorgensen (1891), qui montre une réelle compréhension de la poésie de Baudelaire (« la lassitude des grandes villes », « la notion de péché », « le grand inconnu de l’anéantissement »). La perspicacité du critique lui fait aussi établir un bref parallèle avec Swinburne, « le sensuel athée anglais », qu’il juge moins complexe que Baudelaire. Et c’est en Huysmans et son À rebours qu’il reconnaît – à juste titre – la véritable filiation de l’auteur des Fleurs du Mal. Dans « Terre et âme » (1918), Sophus Claussen traite du thème de la grande ville chez Baudelaire, tandis que « Le classique chez Baudelaire » (1927) de Christian Rimestad s’attache à montrer, grâce à des parallèles avec Hugo, Gautier et Vigny, combien le poète a pu « exprimer cet esprit romantique de manière aussi classique » et à effectuer une « réaction contre la déclamation ». Ce qui frappe Hans Sorensen dans les poèmes d’amour du « quatrième cycle des Fleurs du Mal » (1955), c’est avant tout qu’on y voit que « l’idéal est placé en face de son contraire » et que s’y manifeste une « crainte de la solitude ». Asbjorn Aarnes, qui traite de « Baudelaire et l’unité » (1967), aurait sans doute pu indiquer que Baudelaire avait repris à Platon le thème de la dégradation de l’Un dans le Multiple. Plus fouillée et stimulante est l’étude Kjell Espmark, « Baudelaire : les influences », qui veut montrer combien « l’art allégorique » aura marqué Baudelaire, qu’il s’agisse de Dürer, Goltzius et Delacroix, que de Hugo (« La Pente de la rêverie ») et de Gautier (« Melancholia »). Traitant du thème de l’exil et de l’oscillation entre romantisme et baroque, « Baudelaire détourné » (1993) de Anders Cullhed eût gagné à souligner davantage à quel point le poète avait rompu avec l’effusion romantique, en privilégiant la forme courte (sonnet). « Un rebelle conservateur », ainsi Peter Poulsen définit-il Baudelaire dans « La mascarade de Baudelaire» (1997), où, à propos des poèmes d’amour, il remarque à quel point l’auteur a pris soin de les placer dans des cadres modernes et de ne pas nous présenter des femmes idéalisées (on songerait aussi au précédent de Villon). Il fait également de bonnes remarques sur la poésie de la grande ville moderne, qui n’est nullement « poésie urbaine au sens conventionnel du terme », mais reste empreinte d’ironie à l’égard du progrès et de l’utilitarisme. Signalons enfin des études de Cari Vilhelm Holst, Per Buvik, Christina Sjöblad et Margery Vibe Skagen. Comme le signale Per Buvik dans son avant-propos, nombre de critiques Scandinaves modernes voient souvent Baudelaire à travers le prisme des travaux de Walter Benjamin : il n’est pas sûr que ce soit toujours la meilleure façon d’appréhender son œuvre. Le même Per Buvik souligne donc très justement qu’il « y a, en réalité, un fossé entre la pensée, politique, de Benjamin, et la pensée, poétique, de Baudelaire » : il serait souhaitable que ces propos venus de Scandinavie sur des nourritures parfois coriaces trouvent leur écho chez nous. Au total, un riche ensemble critique, qui témoigne de l’intérêt suscité dans les pays Scandinaves par l’œuvre de Baudelaire – d’ailleurs réduite le plus souvent, ici, aux Fleurs du Mal, soit dit en passant. Et ce numéro se termine par une belle surprise : présentée par Andrea Schellino, une lettre inédite de Baudelaire à Auguste Lacaussade (18 mars 1861), relative aux représentations de Tannhäuser à l’Opéra de Paris, à son article sur Wagner, et demandant d’intervenir auprès de Leconte de Lisle pour solliciter un article sur la deuxième édition des Fleurs du Mal. On ne pouvait certes mieux clore un tel numéro.
Cahiers Jacques Rivière Alain-Fournier, n°l, 2016, 20 € (Association des amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier). Nous saluons avec retard la renaissance sous une autre forme du défunt bulletin de l’AJRAF : désormais annuels, les Cahiers entendent adopter une attitude critique, loin du fanzine qu’on a pu leur reprocher d’être — « hagiographique », disent-ils dans une courageuse autocritique. Sous la blanche couverture donc, des lettres de René Bichet à Paul Truffau éclairent d’un jour curieux « le petit Bichet », cet ami et correspondant de Rivière, écrivain avorté hanté par la raideur académique, et témoin du monde littéraire de la NRF. Dans un tout autre genre, deux articles proposent de faire un pas de côté et de considérer Le Grand Meaulnes sous l’angle de la traduction : un débat de traducteurs autour de l’exégèse d’une phrase sibylline sur le costume de Jasmin, sous la plume de David Roe, puis sous celle de Agathe Rivière Corre, par ailleurs secrétaire de l’association, une étude bien documentée des traductions et adaptation du roman d’Alain-Fournier. Un premier numéro réussi donc, qui relance gaillardement l’aventure des amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier.
Cahiers Robinson, n°40, « Une radio pour la jeunesse », Artois Presses université, 189p , 16 €. On se préoccupe beaucoup ces dernières années de la voix et de son inscription, de la poésie à la radio, de la poésie lue, et cet intérêt tardif nous procure un plaisir analogue à celui de l’explorateur débarqué sur des continents ignorés. La culture enfantine n’a pas échappé à la curiosité des robinsons explorateurs des mondes sonores, et c’est tant mieux car leurs trouvailles sont de grand intérêt. Francis Marcoin trace à l’orée du volume un portrait en demi-teinte du genre radiophonique enfantin : un faible intérêt des élites culturelles pour la radio, paradoxalement jugée moins dérangeante que la télévision, car moins débilitante, et une certaine méfiance des pédagogues à l’égard d’un médium du flux, difficile à contrôler. Après cette entrée en matière en forme de requiem, les articles font émerger une histoire riche et nuancée, en deux temps : d’abord une phase expérimentale très riche, dans les années 30, qui restera vivace jusqu’aux années yé-yé, 1968 mettant paradoxalement un coup d’arrêt aux aventures collectives. Puis une phase de marginalisation, la productivité de certains milieux pédagogiques comme les écoles Freinet ne pouvant compenser le triste désintérêt des radios publiques et de grande diffusion, qui toutes ont progressivement réduit à quia les heures d’antenne dévolues à la jeunesse. Singularité de la phase expérimentale, elle se focalisa surtout sur des créateurs, gens de lettres (l’exemple de la romancière de langue allemande Lise Tezner est remarquable à cet égard), dessinateurs comme Alain Saint-Ogan – le père de Zig et Puce qu’on découvre ici en homme de radio à part entière -, musiciens comme Pierre Schaeffer. De l’autre côté du siècle et jusqu’à nos jours, ce sont des équipes passionnées qui font vivre autour d’établissements scolaires, publics ou alternatifs, des aventures collectives d’une longévité étonnante et dont le point commun est qu elles font participer les enfants à la production des émissions. Nombre des animateurs de ces entreprises radiophoniques co-signent d’ailleurs des articles à la fois factuels et réflexifs, d’un grand intérêt. Il faut remercier la revue d’avoir donné la parole directement aux acteurs qui, ayant été capables de concevoir et mettre en œuvre des dispositifs pédagogiques ingénieux, n’ont besoin de personne en effet pour en faire l’exégèse. Dans le même ordre d’idée il eût été plus pertinent de donner directement l’interview de Patrice Wolf (« L’as-tu lu, mon p’tit loup ? », France Inter), et puisque nous sommes sur cette mauvaise pente, achevons notre pensée en regrettant de voir cette livraison entachée de textes artificieux et faibles qui sentent l’exercice (Michel Bayard serait-il au programme de l’agrégation ?) et la glose professorale. Malgré ces dernières pages dispensables, une excellente livraison qui intéressera les historiens des lettres autant que les pédagogues.
Baudelaire. Charles Baudelaire, Lettres à sa mère. Correspondance établie, annotée et présentée par Catherine Delons (coll. Littera, éd. Manucius, 2017, 483 p., 28 €). La place capitale que Caroline Aupick a, pour le meilleur comme pour le pire, tenu dans la vie de son fils rendait nécessaire une édition séparée de toutes les lettres que lui adressa celui-ci, lettres qui étaient nécessairement dispersées chronologiquement dans l’édition Pichois de la Correspondance. Auteur d’un pénétrant essai sur Mme Aupick et Baudelaire (L’idée si douce d’une mère, Les Belles Lettres, 2011) et d’une biographie d’Ancelle (Du Lérot, 2002), Catherine Delons était mieux que quiconque désignée pour une telle tâche. Et ces deux ouvrages lui permettent, tout en soulignant « la permanence et la violence » du lien maternel chez le poète, d’insister sur « l’ahurissante infantilisation que Mme Aupick et Ancelle font peser sur Baudelaire ». Le constat est accablant: « Impulsive, nerveuse, dominée par l’obsession de l’argent et du qu’en-dira-t-on, Mme Aupick, en dépit d’un comportement parfois “charmant”, pour reprendre un qualificatif employé alors par son fils, reste une mère essentiellement, violemment déçue. » L’édition ne comporte évidemment pas de lettres inédites de Baudelaire (il nous est par ailleurs signalé qu’une dizaine au moins n’ont jamais été retrouvées) ; par contre, pour un certain nombre de lettres, elle nous donne un texte revu sur les originaux et en transcrit les repentirs et mots raturés. C’est ainsi que, pour la lettre-fleuve du 6 mai 1861, on apprend que Baudelaire avait d’abord écrit, puis biffé : « Je voudrais […] que tu demeures mon vrai Conseil judiciaire », pour corriger : « que tu devinsses ». Comme le note très justement Catherine Delons : « Lapsus révélateur : la tutelle maternelle, officieuse, était la seule à laquelle Baudelaire eût jamais consenti. » Par ailleurs, la même Catherine Delons a eu l’excellente idée d’incorporer, à leur place chronologique, pas moins de vingt-six lettres inédites de Mme Aupick à Ancelle, qui complètent aussi bien le portrait de la mère que celui du notaire, lequel « remplit consciencieusement son double rôle de conseil judiciaire et de soutien moral de Mme Aupick ». Baudelaire ne se faisait point d’illusions sur Ancelle, dont il déclarait qu’il « se connaît en littérature, comme les éléphants à danser le boléro ». Ailleurs, il renchérit : « un homme à la fois fou et bête ». Il avouera même que ses séjours à Honfleur lui procuraient de « grandes jouissances » : celles de fuir Ancelle. Autre hantise, le général Aupick. Les lettres de jeunesse tendent à montrer que Baudelaire n’éprouvait pas, du moins avant 1845, de haine violente pour celui-ci ; ou alors, il la dissimulait, tant pour ménager sa mère que pour respecter les usages. Plus largement, qu’il s’agisse des dettes, des traites à payer, des sommes que le poète escompte tirer de ses écrits ou qu’il demande à sa mère de lui envoyer, un refrain obstiné parcourt tragiquement, dès la jeunesse, presque toutes les lettres : l’argent, l’argent, l’argent… Les contraintes du conseil judiciaire, les difficultés matérielles, les ennuis de santé, les tracasseries des éditeurs et des journaux, la procrastination, autant de maux auxquels Baudelaire ne peut échapper. Aussi soupire-t-il : « Avoir plus de quarante ans, payer mes dettes et faire fortune par la littérature, dans un pays qui n’aime que les vaudevilles et la danse ! quelle atroce destinée ! ». Et le sentiment de sa solitude ne fait que s’accentuer : « Excepté D’Aurevilly, Flaubert, Sainte-Beuve [et Gautier], je ne peux m’entendre avec personne. » Il oscille constamment entre ces deux pôles : sa mère et Ancelle, auxquels viendra s’adjoindre, pendant un certain temps, Jeanne Duval. Sur celle-ci, on peut noter au passage quelques détails. En 1860, Baudelaire écrit à sa mère que, s’il disparaissait, « il faudrait faire quelque chose pour soulager cette vieille beauté transformée en infirme ». Deux ans plus tard, il parle d’un « frère » de Jeanne, qui s’était installé chez celle-ci : on ignore tout de ce personnage, qui devait être un amant bien plutôt qu’un frère. Dans la même lettre, il révèle que Jeanne était venue voir Poulet-Malassis pour tâcher de lui vendre « des livres, des dessins » : chantage, ou bien réelle pauvreté ? Malheureusement, nous ne connaîtrons jamais les lettres de Jeanne au poète : Mme Auplck les a détruites. Soyons juste : au moins, elle n’a pas détruit aussi celles que lui avaient adressées son fils, et dont certaines étaient sévères pour elle. Sans être pléthorique, l’annotation de Catherine Delons est précise et très informée. On y apprend notamment que si, dans les « Pléiade », le titre du recueil de 1857 était orthographié Les Fleurs du mal, l’absence de la majuscule (Ici rétablie) à Mal « ne correspondait pas à la volonté de Claude Pichois ». Dont acte. Cette édition comprend également une série de fac-similés de lettres, des tables des adresses de Baudelaire et de Mme Aupick, une chronologie, une bibliographie et un utile Index des noms cités dans les lettres. Par sa précision et son exhaustivité, elle constitue un excellent travail, Indispensable à tous les baudeialriens comme aux amateurs d’histoire littéraire.
Braudeau. Michel Braudeau, Place des Vosges (Seuil, 2017; 160 p., 16 €). Les souvenirs d’un homme qui a travaillé un temps au Seuil et dirigé pendant 10 ans la NRf ne pouvaient qu’attirer les amateurs d’histoire littéraire. Même si, en réalité. Michel Braudeau ne relate ici que les années 1970, celles où il occupa un logement sur la place parisienne qui donne son titre à l’ouvrage, il y avait sans doute de quoi les contenter. Cependant, force est de constater que dans l’histoire littéraire, l’auteur est plus attiré par le littéraire que par l’histoire. Par littéraire, on entend une certaine recherche dans l’écriture, un parfum de nostalgie qui, dans ses meilleures pages, n’est pas loin de donner une couleur Modiano très réussie à ses souvenirs. On laissera de côté ses aventures sentimentales, sans grand intérêt, pour regarder le monde de l’édition exhumé par Braudeau. Tout en se livrant lui-même à quelques tentatives romanesques, il côtoie en effet Jean-Edern Hallier, son voisin d’immeuble, travaille avec Jean Cayrol et François Wahl, croise Jean-Marc Roberts, Barthes et Lacan, interviewe Burroughs. Comme II n’y avait sans doute pas grand-chose de neuf à raconter sur ces figures, il s’attarde plus longuement sur son ami Thomas Harian, écrivain allemand fils du réalisateur du Juif Süss, et sur son entourage : la couleur Modiano, déjà évoquée, est consolidée par la description d’un milieu où rôdent encore les fantômes de l’Occupation au milieu des révolutionnaires de pacotille. Par petites touches se forme un tableau intéressant et soigné de ces années qui ont suivi les événements de Mal 68 et qui semblent aujourd’hui bien riches : la platitude d’une époque donnée accentue les reliefs de celles qui l’ont précédée. On lirait volontiers la suite concernant les années Gallimard (1999-2010) de Michel Braudeau.
Camus. Albert Camus, Le Soir républicain. 25-11-1939. Précédé de Un journaliste engagé par Jean-Louis Pierre et suivi par des extraits de Avec Camus. Comment résister à l’air du temps par Jean Daniel (Loches, La guêpine, 2017, 41 p., 13 €). Il y a encore, Dieu merci, de petits éditeurs, généralement en province, qui prennent soin de nous donner des publications de qualité et dignes de notre attention. Sise à Loches et dirigée par Jean-Louis Pierre, La guêpine, à qui i’on doit par ailleurs des rééditions de textes courts de Florian, Nodier, Chateaubriand, Ramuz et Roud, exhume à présent un article de Camus destiné à paraître dans Le Soir républicain, mais qui fut interdit par la censure. Retrouvé en 2012 aux Archives d’outre-mer, ce texte fut alors publié dans Le Monde, mais il ne sera point, sauf erreur, repris nulle part ensuite. La préface de Jean-Louis Pierre donne d’amples Informations sur la genèse de cet article. Alger républicain ayant sombré en septembre 1939, Pascal Pia lança alors Le Soir républicain, « une simple feuille imprimée recto-verso dont Camus est le rédacteur en chef ». Celui-ci, fort de son expérience de journaliste à Alger républicain, va s’employer à y défendre la liberté de la presse, tout en « jouant au chat et à la souris avec la censure ». La guerre rendait en effet la situation particulièrement délicate, et Le Soir républicain finira par être interdit et disparaître en janvier 1940. « La liberté de la presse (…) n’est qu’un des visages de la liberté tout court », déclare sans ambages Camus dans l’article retrouvé. Il veut cependant rester lucide : la guerre aidant, la censure existe, c’est un fait. « La question en France n’est plus aujourd’hui de savoir comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un journaliste peut rester libre. Le problème n’intéresse plus la collectivité. Il concerne l’individu. » Selon lui, le journaliste dispose de quatre moyens : « la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination ». On peut arrêter la guerre ; un journal peut et se doit de refuser de « servir le mensonge ». Quant à l’ironie, elle « demeure une arme sans précédent contre les trop puissants », car elle permet souvent de déjouer la censure. Et l’obstination est capitale : « Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met alors au service de l’objectivité et de la tolérance. » Camus tient ainsi à « préserver la liberté jusqu’au sein de la servitude » et pense que « la vertu de l’homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie ». Comme le souligne Jean-Louis Pierre : « Plus que jamais nous avons besoin d’un tel journalisme ! ». Le texte de Camus constitue en effet un contrepoison exemplaire, pour battre en brèche la domination de plus en plus universelle et contraignante de la ploutocratie et des médias. Les armes qu’il préconise sont toujours valables : la méfiance envers toutes ces « informations » dont on nous abreuve jour et nuit, l’ironie employée comme une arme à longue portée, l’obstination dans le combat quotidien, l’exigence d’indépendance individuelle. En effet, on peut toujours éviter le pouvoir et ses représentants ; on peut toujours déserter le cirque électoral ; on peut toujours refuser de donner dans les modes, Intellectuelles ou mercantiles, qui nous sont imposées par les médias. Aujourd’hui, les « réseaux sociaux » permettent même à certains francs-tireurs de faire impunément la nique aux grands groupes et aux professionnels de l’information non-stop… Bénéficiant en outre d’une belle réalisation matérielle, ce texte roboratif de Camus est parfaitement encadré par la substantielle préface de Jean-Louis Pierre et les extraits de Jean Daniel, qui évoquent Camus journaliste. Bref, une plaquette qui n’est petite qu’en apparence, et qui mérite d’être lue et relue.
Fautes. Muriel Gilbert, Au bonheur des fautes (Vuibert, 2017; 256 p., 17,90 €). Les chroniqueurs d’Histoires littéraires se plaisent souvent à souligner, en fin de compte rendu, les bourdes, coquilles et fautes qu’ils ont décelées dans l’ouvrage qu’ils viennent de chroniquer : un accent malvenu sur le nom de Perec ou sur le prénom de Larbaud et voilà l’ombre du soupçon qui s’étend sur un volume de trois cents pages. On serait bien en peine de les imiter dans ce cas précis, constat logique dans la mesure où Muriel Gilbert est correctrice au sein du journal Le Monde depuis une dizaine d’années et que son livre, consacré à sa pratique professionnelle, a dû bénéficier d’une relecture pour le moins attentive. Comment devient-on correcteur ou correctrice ? En quoi consiste ce métier ? Dans quelles conditions l’exerce-t-on ? Quels sont les outils utilisés, les pièges à éviter ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles répond ce livre qui est aussi un plaidoyer pour la survie de la profession. Les contraintes économiques sont pesantes : « quantité d’éditeurs, y compris parmi ceux qui sont considérés comme prestigieux, se passent aujourd’hui joyeusement de corrections. Et cela se remarque. » Défense de la profession donc, mais aussi illustration, avec des encarts explicatifs qui traitent de quelques pièges orthographiques, de curiosités lexicales, de règles de ponctuation. Le tout donne un livre qui fera lire tous les autres avec un œil plus aiguisé, voire plus soupçonneux.
Fabre. Charles-Armand Klein, Jean-Henri Fabre. Naturaliste, savant, artiste, poète (Equinoxe, Saint-Remy-de-Provence, 2016,181 p., 22 €). Évidemment la couverture avec sa photo pixellisée n’est pas excessivement attrayante, mais Fabre n’était-il pas lui-même un homme d’abord modeste et sans prétention ? Il faut donc passer outre et ouvrir cette biographie du génial Fabre, pour entrer dans le monde de cet observateur inlassable, botaniste, entomologiste et poète – en français et en provençal. Écrite sur un mode un peu romancé, pour un public large, la biographie retrace avec beaucoup d’efficacité et de précision les aléas d’une carrière, Fabre ayant privilégié toujours sa liberté et la proximité du terrain sur le prestige professoral. Entremêlant le fil de la vie domestique à celui des amitiés savantes, le compagnonnage des Félibres, le texte de Charles-Armand Klein met aussi en lumière, davantage que le poète, l’immense vulgarisateur que fut Fabre, dont la production de manuels et autres ouvrages à destination des jeunes personnes est proprement vertigineuse. Mention aussi pour l’illustration, riche et variée, qui permet de se plonger dans l’univers de l’Harmas, avec de nombreuses photographies intimes et de somptueux dessins d’insectes qui valent à eux seuls la lecture.
Folie. Louis Roubaud, Démons et déments (L’Évellleur, 18 €). « Je voudrais établir un lien entre votre raison et ma folie ». Celui qui fait à Louis Roubaud au début des années 30 cette proposition s’appelle Edmond Plantler, un ancien camarade perdu de vue, fou lucide qui va s’avérer un guide remarquable pour explorer l’univers des 80 000 Internés de France. En tête de ce reportage sur l’univers asilaire, le récit de Plantler donne le ton, entre altérité inquiétant et douce empathie. Avec lui, Louis Roubaud visite l’asile de Vaucluse, approche patients et médecins. Si le journaliste est d’abord un touriste à qui l’on présente les cas les plus propres à frapper l’Imagination, Il reprend vite la maîtrise du jeu, en confrontant les approches thérapeutiques, en brossant des portraits de médecins, en dénonçant aussi internements arbitraires et traitements indignes dans nombre de lieux. Il y a du Albert Londres dans ce Roubaud-là, qui se sent Investi vis-à-vis des malades d’un devoir de témoignage, à l’égard non seulement de ce qu’est la folie, mais de ce qu’on fait de la folie et des fous dans la France des années 30. Ces textes qui furent d’abord publiés en revue dans Détective présentent ainsi rassemblés une variété particulièrement plaisante, le lecteur passant de la sidération à la pitié, de la colère à la stupeur. Est-ce un effet des sensibilités contemporaines ? on ne peut s’empêcher d’être surpris cependant par la façon dont Roubaud traite la folie féminine, entièrement rattachée au mal d’amour et dépourvue de ce fait de toute grandeur métaphysique – dans le sillage il est vrai d’une psychiatre particulièrement monomaniaque à cet égard. À cette réserve près, et elle est d’époque, un livre formidable et soigneusement composé par un éditeur inspiré : un régal.
Guillemin. Patrick Berthier, Guillemin, une vie pour la vérité. Bibliographie (Editions d’Utovie, 2016, 158 p., 15 €). D’aucuns peuvent faire tenir la liste de leurs publications sur quelques feuillets… il faut 158 pages pour prendre la mesure de l’œuvre de Guillemin, livres et articles mais aussi plus de mille conférences… Après la riche bibliographie donnée par le libraire Norbert Darreau en 1994, et une première tentative bibliographique en 1988 (Guillemin, soixante ans de travail), l’infatigable Patrick Berthier en propose une version enrichie, amendée, présentée sous forme chronologique et utilement dotée d’un index. Un instrument de découverte, mais aussi de combat, pour faire lire et redécouvrir un historien qui fait débat, certes, mais aussi « l’objet rare », au sens moral, que fut Henri Guillemin.
Mac Orlan. André NOLAT, Coups d’œil sur l’œuvre romanesque de Pierre Mac Orlan, Editions de l’Onde, ni, 2016. Le mérite de cette publication est de redonner à l’œuvre trop souvent méconnue de Mac Orlan une certaine visibilité. Mais ces « coups d’œil » sont certainement trop rapides, et donnent plus le vertige qu’ils ne permettent une vision cohérente et engageante de l’œuvre de l’auteur du Quai des brumes. Après un premier chapitre qui recense en les résumant ses principaux romans, le volume propose une étude plus approfondie de certains textes, comme Marguerite de la Nuit ou Quartier réservé et, dans des annexes, des documents hétéroclites tels qu’un entretien avec Monique Morelli ou de courtes notices consacrées aux rapports de Mac Orlan avec la musique ou la guerre. Les nombreuses digressions qui émaillent ce panorama permettent certainement de mieux comprendre le contexte de la création de l’oeuvre macorlanienne, ses références, son caractère inclassable, ses thématiques récurrentes, mais elles ne sont trop souvent que des clins d’œil quand elles ne confinent pas à des jugements esthétiques bien rapides.
Objet. Philippe Bonnefis. Logique de l’objet. (Presses Universitaires du Septentrion, 2016, 320 pages, 25 €). S’il est des livres qui portent bien mal, ou tout du moins de manière égarante, leur titre, Logique de l’objet de Philippe Bonnefis est au nombre de ceux-là et le rédacteur de la quatrième de couverture le pressentait d’ailleurs qui écrivait : « étant entendu que le mot « objet » n’a pas ici tout à fait le sens qui lui est donné à l’ordinaire et que la « logique » en question est des plus singulières, pour ne pas dire qu’elle est une « antilogique » ». Dont acte ! Cet ouvrage posthume du grand professeur lillois, emporté par une maladie qui l’aura empêché d’en approfondir les perspectives, est composé de 14 textes reproduisant autant d’articles, communications de colloques, conférences ou « causeries », tous déjà parus en actes ou revues à l’exception du beau texte sur Ponge intitulé « Grandeur du petit ». Dans l’ordre, Flaubert, Baudelaire, Malraux, Cendrars, Ponge, Simon, Quignard et, pour finir, le peintre Valerio Adami sont les fournisseurs des « objets », souvent paradoxaux, que l’auteur passe à la loupe de sa lecture affûtée. Objets, certains le sont d’ailleurs au sens attendu d’une matérialité à explorer puis soupçonner comme les « joujoux » de Baudelaire, les « jouets » antiques de Malraux, les « poupées » ou la Tour Eiffel « hyperbolique » de Cendrars. Mais « objets » encore que des couleurs (« le bleu destructeur » dans Madame Bovary, le jaune dégradé chez Claude Simon), des odeurs (comme celles des fourrures et flacons baudelairiens ou de la mer du Cendrars bourlingueur), des animaux (comme la moule ou la baleine du même Cendrars, l’huître de Ponge bien sûr mais aussi des chevaux partout chez Simon), des plantes, des fleurs, et, plus inattendus encore, un signe typographique comme l’esperluette d’Adami ou un signe social comme le prénom chez Quignard dans le bel article titré « Pascal » ! Les objets que choisit et chérit Bonnefis au travers de son inépuisable curiosité et de sa décoiffante érudition, sont moins, on l’a compris, des « choses », au sens phénoménologique, que des « fétiches » ou des « totems » proposés aussi bien à une généalogie qu’à une anthropologie critique qui n’en finirait pas de ressasser l’interrogation lamartinienne : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » Mais là encore ni animisme naïf ni anthropocentrisme déplacé chez notre auteur pour qui les objets retenus sont d’abord et avant tout des chambres d’« écho » (p. 88) où se dévoile une impérieuse nécessité qu’il évoque en ces termes dans un de ses textes consacrés à l’auteur du Parti pris des choses: « Il y a un tu dois de l’objet, fleurs ou fruits. (…) L’œuvre de Ponge croule sous les dettes d’objet. (…) Tout à l’endurance d’écrire, l’écrivain n’aura de cesse, de quelque objet nouveau qu’il se soit emparé, qu’en bonne et due forme, il n’ait reçu de lui quittance. (…) Que les choses, par leur silence, exercent un attrait irrésistible sur le langage. Et comme si ce silence, précisément, appelait la parole. » (« Comédies de la fin », p. 198-99). On voit par là que si inspirateurs il y a dans la démarche critique de Bonnefis il faut plutôt les chercher du côté de Wittgenstein, de Lyotard, ou encore de Derrida, ce dernier souvent convié dans une démarche qui finalement, plus que d’une « logique » de l’objet, relève bien d’une forme subtile de « déconstruction ». Deux « manières » de notre auteur, récurrentes d’ailleurs dans ses cours et autres publications, vont dans le sens de cette déconstruction qui est une façon de « rôder » sans fin – ou comme un enfant qui n’en finirait pas de déboiter les poupées russes – autour des objets choisis : le goût d’abord pour les étymologies les plus inépuisables ou les plus réjouissantes (« un de ces cadeaux, écrit-il, comme nous en font de temps en temps les dictionnaires qui sont nos pochettes surprises…, p.130) ; l’art ensuite des digressions imprévisibles (« l’écho » toujours.), des détours qui égarent savamment pour mieux explorer le dédale de ces « cabinets de curiosité » que sont les textes de l’écrivain ou les tableaux du peintre.
Prostitution. Éléonore Reverzy, Portrait de l’artiste en fille de joie. La littérature publique, CNRS Éditions, 2016, 340 p., 26 €. Dans un ouvrage foisonnant et roboratif, adossé à une riche bibliographie et accompagné d’un utile index, Éléonore Reverzy repère avec patience et méthode les innombrables connexions qu’entretiennent au XIXe siècle la littérature et la prostitution. La métaphore de la prostitution littéraire s’impose en effet dès lors qu’on analyse un champ où toute production immatérielle se doit de prendre place dans un réseau éminemment commercial : dorénavant, tout se vend et tout s’achète. La fille publique devient alors l’allégorie naturelle mais aussi le miroir grossissant d’une littérature à qui une certaine critique reproche de se vendre mais qui intériorise aussi ses nouvelles dimensions démocratique (suite à la redéfinition extensive de son public) et médiatique (sa dépendance vis-à-vis des supports de diffusion modernes et en particulier de la presse), c’est-à-dire son « régime public ».
Éléonore Reverzy travaille à partir d’un large corpus qui couvre un long XIXe siècle. Elle suit un plan qu’elle présente comme à la fois chronologique et problématique. Elle traque la naissance de son sujet et la fortune de la métaphore dans la critique littéraire des années 1830, en parallèle avec l’émergence de la « littérature industrielle » pointée par Sainte-Beuve dès 1839. Elle commence par analyser trois récits fondateurs (Illusions perdues de Balzac, Les Mystères de Paris de Sue et La Dame aux camélias de Dumas fils) avant de s’arrêter sur la « littérature Barnum », caractérisée par l’omniprésence du puff, lui-même appuyé sur la réclame et la blague : l’homme de lettres doit vendre sa production et pour cela se vendre lui-même. Comme l’explique Éléonore Reverzy, la réclame trouve d’ailleurs peut-être son allégorisation ultime dans le personnage de la duchesse de Sierra-Leone qui, dans La Vengeance d’une femme (Barbey d’Aurevilly), à l’instar d’un auteur, «signe son œuvre de l’épigraphe finale où sont énumérés son nom et ses titres» (p. 142). L’écrivain est donc partie prenante de la poésie de la prostitution et des diverses facettes du scénario qu’elle Implique : une économie de marché(s), une exposition du corps dans sa nudité et la définition de lieux favorables à son déploiement.
Les auteurs abordés dans l’essai sont nombreux et divers. Ils servent tous utilement une démonstration convaincante et savamment orchestrée. On s’étonne donc qu’Éléonore Reverzy ait soudainement éprouvé l’instant besoin de se dédouaner quant à un possible procès en irrévérence concernant Flaubert. Comme elle le montre très bien, l’écrivain était fasciné par la figure de la prostituée idéale qu’incarne la Marie de Novembre, et L’Éducation sentimentale de 1869 est un véritable « roman de la prostitution » dans lequel Rosanette joue un rôle central (Madame Arnoux n’étant d’ailleurs pas épargnée elle-même par la contagion prostitutionnelle). Mais il n’y a aucun « mal » à pointer chez Flaubert à la fois « un discours qui vient dénoncer la prostitution littéraire […] et […] un contre-discours souterrain, présent dans des figurations romanesques, qui dit une fascination pour la prostituée » (p. 160). Peut-être aurait-il été plus irrévérencieux, et pourtant ô combien justifié, de souligner la profonde inconséquence qu’il y a chez l’homme de la tour d’ivoire à célébrer sans cesse les principes de l’art éternel tout en se préoccupant d’innombrables petits arrangements pratiques ? Car c’est bien l’ermite de Croisset qui se réjouit de ce que son « nom lubrifie les murs de la capitale, Dalloz ayant fait faire trois mille affiches » (lettre du [11 avril 1877]) au moment de la parution de Trois contes. Et les Goncourt ne notent-ils pas dans leur Journal. « […] j’ai pris défiance de cet ami – qui disait que le véritable homme de lettres devait travailler toute sa vie à des livres pour lesquels il ne devait pas même chercher la publicité – quand je l’ai vu mettre un si adroit saltimbanquage dans la vente des siens » (20 octobre 1862) ? Flaubert pourrait bien être, lui aussi, tout comme Zola et bien d’autres, une « fille de joie »…
Revel. [Jean-François Revel], L’Abécédaire de Jean-François Revel. Préface de Mario Vargas Llosa (Allary éditions, 2016, 223 p., 18,90 €). Composé de courts extraits d’œuvres de Jean-François Revel, voici un livre roboratif, qui, comme le souligne Mario Vargas Llosa dans sa préface, prône une « culture de la liberté » en engageant « une vivifiante épreuve de force avec l’actualité ». Mal vu par la droite et vomi par la gauche, Revel s’attacha en effet à dégonfler allègrement maintes baudruches contemporaines et maintes vieilles momies trop encensées. C’est comme le Pont- Neuf, tout le monde y passe : Alain « illisible », Heidegger, Derrida et Lacan philosophes fumeux, Sartre ennemi de la liberté, Le Clézio prédicateur monotone, Dario Fo « nullité littéraire » nobélisée, Teilhard de Chardin « noix creuse », Luis Mariano « minuscule dans la vulgarité », Saint-Exupéry « le crétinisme sous cockpit », Mao, Lady Di et bien d’autres, comme l’intouchable Castro, dont Pinochet n’était finalement que le bien commode repoussoir. Ne se sauvent guère que Tocqueville, Cioran et Simon Leys. Particulièrement pertinentes sont les réflexions sur la France, « monarchie bananière », qui est aussi « le plus révolutionnaire des pays conservateurs », et inspire cette réflexion ironique : « Depuis le temps que la France “rayonne”, je me demande comment le monde entier n’est pas mort d’insolation ». L’ère Mitterrand est jugée sévèrement, témoin le saccage du Palais-Royal par « le pompiérisme des colonnes Buren » et les fêtes du bicentenaire de la Révolution, qui évoquent pour Revel « l’épaisseur béate du Second Empire ». On goûtera aussi les remarques sur le jargon de la critique cinématographique et artistique, sur « le créateur incompris aussitôt compris » et sur tous ces artistes contemporains, farouchement rebelles et qui ne rêvent que d’une chose : décrocher frénétiquement des subventions de l’État ou des régions. Il serait difficile de ne pas acquiescer également à ce que Revel dit de ces « rénovations » que nous proposent des « créateurs » à l’opéra ou au théâtre : spectacles sur l’affiche desquels le nom de ces « créateurs » est toujours immense, tandis que celui du musicien ou du dramaturge se lit en caractères plutôt minuscules. Là aussi, on quête les subventions : « l’État doit rançonner les non- spectateurs pour pallier le manque de spectateurs, et reverser aux auteurs le produit de ses rapines ». L’influence délétère des médias et d’une certaine idéologie bien-pensante n’a pas échappé non plus à Revel, qui avait, dès 1997, défini très justement le « politiquement correct » par lequel nous sommes aujourd’hui submergés. Ne sommes-nous pas en effet dans une période où « la communication remplace et l’action et l’Information » ? Voici donc un livre qui fait constamment réagir, même si parfois on peut ne pas être d’accord (par exemple sur Claudel, qui « est à la poésie ce que les peintres pompiers sont à la peinture »). Il y a là une grande indépendance d’esprit, disons mieux : un exercice incessant de l’esprit critique. Bien choisis, les extraits rassemblés Ici ont été sélectionnés par Henri Astier, Pierre Boncenne et Jacques Faule. Ils donnent à cet abécédaire une allure souvent allègre, vraiment tonique. Les réflexions de Revel ont gardé une actualité singulière, en un temps « correct » où l’esprit critique court de moins en moins les rues et où le déluge médiatique non-stop opère sur nous un véritable décervelage.
Zola. Alain Pagès et Owen Morgan, Guide Émile Zola (Ellipses Poche, 2016, 549 p., spm). Zola chaussait du 39 grande largeur. Voici l’une des informations fondamentales dont le lecteur fanatique ou quelque peu fétichiste pourra se régaler. On peut supposer cependant que l’ouvrage – une encyclopédie plus qu’un guide, même au sens de Baedeker, en alourdissant le sac à dos de l’étudiant allègera considérablement son budget, en euros épargnés et en temps gagné. Pas besoin de lire Zola puisque tout ici est résumé dans le moindre détail, finement passé au filtre soigneusement uniforme des deux experts responsables de cette écrasante entreprise. Si écrasante qu’ils ne se sont sans doute pas senti le courage de la mettre à jour puisque cette édition de 2016 reproduit, coquilles comprises, l’édition de 2002. Le Guide, à bout de souffle, a contemplé avec désespoir l’immense étendue des travaux zoliens des quinze dernières années et s’est dit : ne plus outre, ma moisson est faite. Et quelle moisson !, il faut bien le reconnaître, car tout y est, méthodiquement rangé, à la Zola (on ne dira jamais assez quelles affinités Irrésistibles poussent le chercheur vers l’objet auquel il consacrera sa vie).
Les 172 pages de la première partie donnent le portrait total de l’Individu Zola, de ses mensurations à la taille et à l’aménagement de ses divers domiciles. On saura tout sur ses revenus et sur ses vacances. On en saura beaucoup aussi sur ses « relations amoureuses » (Jeanne n’était déjà plus tout à fait en 2002 un discret fantôme) mais pas beaucoup sur ses pratiques sexuelles – dommage, car un Guide de 2017 aurait commencé par là, ce qui frustrera les masses étudiantes qui n’auront rien à citer dans leurs dissertations de comparable à du Virginie Despentes ou du Christine Angot. Les petites histoires de Nana paraissent bien chastes pour notre époque et les professeurs qui en causent encore plus. La deuxième partie fait le tableau systématique des œuvres selon un schéma uniforme : synopsis chapitre par chapitre, « intentions littéraires », « thèmes dominants », « rédaction et publication », « accueil critique », « adaptations », « iconographie ». Tout y passe, des premiers essais poétiques aux textes critiques ainsi que le théâtre (exécrable, disons-le). Épuisé et faute de se passionner ensuite pour les subtilités des avant-textes, on pourra aller sans scrupule à l’intéressant inventaire des thèmes, un intrigant bric-à-brac qui a dû être bien plus amusant à compiler que les parties précédentes. On voit s’y côtoyer la bicyclette et le cimetière, la dévoration et l’entremetteuse, la toule et la machine, etc. – avec une certaine insistance sur les thèmes morbides ou funèbres. Il est ensuite traité des Rayonnements et Métamorphoses – façon assez peu naturaliste de parler des traductions, Influences et adaptations, bien au-delà de la sphère francophone. Quelques pages de « jugements littéraires » ne s’aventurent guère ensuite au-delà du premier vingtième siècle. Est-ce une manière d’avouer que les écrivains vieux de moins d’un siècle n’ont plus rien à dire sur Zola ? Ce serait désolant pour les auteurs admirables et admirablement dévoués de cette somme dont on ne voudrait pas qu’elle ne fût qu’une dalle mortuaire impossible à soulever. Pour finir : bibliographie (arrêtée en 2001), chronologie, index des noms.
Jean-Marc Canonge, Philippe Didion, Stéphanie Dord-Crouslé, Jean-Paul Goujon,
Muriel Louâpre, Michel Pierssens, Dominique Rincé, Zacharie Signoles…