Livres reçus
Études littéraires, « Adapter le théâtre au cinéma », (automne 2014, Université Laval, Québec, 280 p., spm ; revueel@lit.ulaval, ca). En dépit d’une brève et claire présentation initiale, le sommaire de ce numéro désarme par son hétérogénéité. Sans ordre visible, il traite tantôt de films récents (L’Esquive (2002) d’Abdellatif Kechiche ou Dogville (2003) de Lars von Trier) ou un peu plus anciens (Ran (1983) d’Akira Kurosawa, Opening Night (1977) de John Cassavetes) – soit d’ensembles plus vastes, comme les films de Cocteau ou de Duras. On y trouve aussi des articles purement théoriques comme la réflexion d’Éric Prince sur l’emploi des termes « Medium » et « figure ». Si l’on ajoute qu’il s’agit parfois du filmage littéral d’une pièce (Manoel de Oliveira pour Le Soulier de satin) et parfois de films à propos du théâtre et de la représentation théâtrale plutôt que d’adaptations, le désarroi du lecteur peut s’aggraver. S’il fallait résumer la « problématique » du numéro, on reprendrait volontiers la question posée par Julie Beaulieu dans son article consacré à Marguerite Duras (sans doute le cas le plus complexe puisque chez elle s’entremêlent cinéma, théâtre et roman, avec un goût forcené de la réécriture) : « Que reste-t-il du théâtre une fois le film “passé” sur le texte ?». Mais précisément les 180 pages de ce dossier montrent l’impossibilité de poser la question en ces termes absolus… En complément des articles consacrés à Gide, Philippe Roth, Salvador Dali (et l’autobiographie), et au poète québécois Eudore Évanturel.
Fous littéraires. Octave Delepierre, Histoire littéraire des fous, avec des écrits sur ce thème par Charles Nodier, Louis Greil, Jules Andrieu, Gabriel Hécart, etc. (Bassac, Plein Chant, 2015, 303 p., 24 e). Voici un ouvrage des plus piquants, et constitué avec autant de soin que d’érudition. Il fait honneur à son éditeur, et on peut regretter que la personne qui a rassemblé tous ces textes ait tenu à rester anonyme. La notion de fou littéraire, qui n’existait pas chez les Anciens, est relativement moderne ; elle a été définie par Nodier dans une étude datant de 1835 et reproduite ici. Toutefois, Nodier se trompe en classant dans cette catégorie l’admirable et mystérieuse Hypnerotomachia Poliphili de Francisco Colonna (1499), qui, sans être académique, n’a rien d’une production tourneboulée. C’est plus pertinemment qu’il y rattache les écrits éminemment excentriques de Bluet d’Arbères, dont le véritable « découvreur » est bien Octave Delepierre (1802-1879). Dans son Histoire littéraire des fous (1860), celui-ci lui consacre en effet une longue étude très informée, contenant des résumés et des extraits des 98 premiers livrets du Comte de Permission, titre que s’était donné ce berger savoyard. Vers la même époque brillèrent également deux autres hétérodoxes, eux aussi des plus pittoresques : Antoine Fuzy et Simon Morin. Plus largement, Delepierre distingue quatre catégories de fous littéraires : théologues, « littéraires proprement dits », philosophiques et politiques. Il n’a visiblement oublié que les fous érotiques, dont Bluet d Arbères est d’ailleurs un bon exemple, mâtiné de théologue. L’auteur insiste aussi sur la valeur bibliophilique de telles productions, qui sont souvent rares, pour ne pas dire rarissimes, et dont beaucoup furent d’ailleurs publiées à compte d’auteur. Un autre mérite de l’étude de Delepierre est qu’il ne se limite pas au domaine français et cite, dans le texte, un certain nombre d’ouvrages anglais peu connus (la traduction de ces passages est opportunément donnée dans un petit livret joint à cette belle édition). Par ailleurs, le Quercy et l’Agenais semblent avoir abrité un nombre respectable de fous littéraires, si l’on en croit les études de Louis Grell et Jules Andrieu qui suivent l’essai de Delepierre. En revanche, le Stultitiana de Gabriel Hécart (1823), consacré à la ville de Valenciennes, est nettement moins intéressant, car il ne concerne généralement que des anecdotes sur des excentriques n’ayant point écrit. Enfin, des annexes contiennent des textes de Gustave Brunet, Tcherpakoff, Drujon et Vapereau, sur un sujet que, plus près de nous, exploreront Raymond Queneau, puis André Blavier. Les dénombrements effectués par ces deux derniers permettent d’allonger considérablement la liste des fous littéraires aux XIX « et XX » siècles, dont nous ne mentionnerons qu’un seul exemple : l’ancien communard Jules Allix, à qui l’on doit la théorie des « escargots sympathiques », qu’il serait malheureusement trop long d’exposer Ici, même si elle en vaudrait la peine. Un petit détail, pour finir : parmi les « excentriques politiques et littéraires », Drujon mentionne le chevalier E. de Châtelain (1801-1881), qui vivait à Londres. Or, en 1863, celui-ci, qui était lié avec Mallarmé, écrivit bravement à Baudelaire pour lui proposer de lui envoyer, en échange de ses deux volumes de traductions de Poe, une sienne anthologie de traductions de poésie anglaise, en accompagnant sa lettre d’une traduction manuscrite des Cloches. Ces vers rocailleux et pédestres à souhait durent rendre perplexe Baudelaire, non moins que, sur le papier à lettres du chevalier, la longue liste imprimée d’une quinzaine de ses ouvrages, avec les prix…
Larbaud. Jacques Copeau et Valery Larbaud, Correspondance (1911-1932) suivie d’une conférence de Valery Larbaud au Vieux-Colombier. Édition d’Amélie Auzoux. (Classiques Garnier, 2015, 186 p. 25 €). Composée de 52 lettres, cette correspondance est assez équilibrée des deux côtés, les réponses ayant presque toutes été retrouvées. Pourtant, elle se divise en deux blocs chronologiques nettement séparés : 1911-1917 et 1931-1932. Après cette dernière date, il n’y eut plus de contacts, et Copeau reconnaîtra qu’il avait « complètement perdu de vue » Larbaud, lequel, de surcroît, s’affaiblissait de plus en plus. Dans les lettres, on peut distinguer deux grands sujets : la NRF et le début des éditions Gallimard, et d’autre part le théâtre. Copeau s’efforce d’attirer Larbaud, à la fois dans la revue (il en fut le directeur en 1912-1913) et dans la nouvelle maison d’édition. Il y réussit, et l’on voit son correspondant passer, en quelque sorte, de La Phalange à la NRF pour ses notes critiques, généralement de littérature anglaise. Surtout, Larbaud donnera à la NRF son Barnabooth, qui y paraîtra en feuilleton en 1913 avant d’être publié en volume. Il ne manque pas de signaler à Copeau des ouvrages anglais ou espagnols pouvant faire l’objet de traductions, mais n’est pas toujours suivi (Gide, notamment, ne goûte ni Bennett ni Middleton). En 1912, il annonce en passant qu’il vient de commencer un roman intitulé Gavisus et situé en Languedoc : comme le note Amélie Auzoux, on n’en a retrouvé aucune trace. Détruit, probablement. Copeau étant de plus en plus pris par le Vieux-Colombier, le théâtre finit par prendre une place prépondérante dans les échanges épistolaires, Larbaud renseignant souvent son correspondant sur des auteurs anglais, et lui recommandant aussi Louis Chadourne. Suit une parenthèse d’une quinzaine d’années, au terme de laquelle Copeau, se sentant « si seul », renoue avec Larbaud, d’une manière assez mélancolique. Mais celui-ci est souvent en voyage, et par ailleurs souffrant. Les projets de rencontre ne se réalisent point, et ils ne se reverront plus. Les lettres de Copeau font voir toute son admiration et son affection pour Larbaud, tandis que celui-ci se montre toujours attentif et généreux, signalant quantité de livres étrangers et assumant ainsi pleinement son rôle de « passeur ». Cette correspondance est très heureusement complétée par un appendice, reproduisant le texte inédit d’une conférence de Larbaud au Vieux-Colombier en 1923, sur « La Renaissance des Lettres espagnoles », où il souligne que la littérature espagnole moderne est encore trop Ignorée en France. S’ensuit un vaste panorama (Pérez de Ayala, Galdós, Clarín, Miró, Gómez de la Serna, etc.), ponctué de lectures d’extraits d’œuvres. On trouvera aussi une section « Valéry Larbaud et le théâtre », comprenant des échanges épistolaires avec Jacques Rouché, Jules Romains et Louis Jouvet, témoignant des efforts déployés par Larbaud dans ce domaine. Au total, un riche volume, savamment présenté et annoté par Amélie Auzoux, dont le travail est à saluer, et qui se termine par une utile Bibliographie.
Musique. Anna Opiéla, La musique dans la pensée et dans l’œuvre de Stendhal et de Nerval (Champion, 2015, 332 p.). Au XIXe siècle, les arts tendent à se rapprocher qui s’étalent différenciés au cours du temps, et la musique, en tant qu’art indépendant, vise à prendre valeur et modèle référentiel. L’évolution de la musique devient un défi que se pose la littérature du XIXe siècle. La thèse d’Anna Opiéla se situe dans le vaste champ des études analysant les éléments musicaux dans la littérature, et son travail se place dans la lignée de Fernand Baldensperger, Sensibilité musicale et romantique, de Léon Guichard, La Musique et les lettres au temps du romantisme, de Joseph Marc Bailbé, Le roman et la musique en France sous la monarchie de Juillet et de Francis Claudon, L’idée et l’influence de la musique chez quelques romantiques français et notamment Stendhal et La Musique des romantiques.
Dans une première partie théorique, Anna Opiéla analyse les concepts esthétiques répandus à l’époque, les idées des Lumières puis celles des romantiques allemands qui vont aboutir à cette idée de la synthèse des arts à laquelle adhèrent les romantiques français. Elle présente ensuite l’état des recherches dans le domaine inter-arts en s’attachant plus particulièrement à la place occupée par les études musico-llttéraires au sein de la littérature comparée. Elle en présente l’historique et en dégage les tendances méthodologiques actuelles, à savoir l’étude de trois questions principales : les éléments acoustiques du langage, le thème de la musique, les structures et les techniques musicales présentes dans les textes littéraires.
Ce n’est qu’après cette longue préparation méthodologique qu’Anna Opiéla aborde les œuvres des deux écrivains qui font l’objet de son étude. Elle analyse leurs pensées musicales dans les deux dernières parties de son livre, construite d’une manière symétrique, d’abord en présentant les sources de l’Inspiration musicale de chacun des écrivains étudiés, ensuite en suivant le thème de la musique dans l’univers littéraire de chacun d’eux pour finir en montrant comment le goût de la musique et la sensibilité musicale se manifestent dans l’œuvre, non seulement par le choix des sujets romanesques mais aussi au niveau stylistique et structural du texte.
C’est dans la manière dont Stendhal et Nerval percevaient la musique que réside la différence principale entre les deux romantiques. L’âme nervalienne est émue par une simple chanson enfantine qui rappelle un air du passé et c’est l’esprit de la création populaire qui alimente implicitement les œuvres de Nerval alors que Stendhal s’attache à une perception plus explicite des opéras qu’il aime.
« L’évolution dans la perception littéraire de l’art musical va de l’explicite à l’implicite, conclut Anna Opélia, la réflexion sur le fonctionnement des intertextes musicaux dans les œuvres des deux écrivains, débouchant sur la présence de la partition explicite chez Stendhal et du modèle implicite chez Nerval, semble confirmer la pertinence des stratégies méthodologiques actuelles. »
Masculin. Fictions modernistes, du masculin, 1940, Sous la direction de Andrea Oberhuber, Alexandra Arvlsais et Marie-Claude Dugas (Presses universitaires de Rennes, 2016, 310 pages, 20 euros). Cet ouvrage est le fruit d’un colloque qui s’est tenu en septembre 2013 à Montréal et comprend pas moins de dix-sept contributions. La grande majorité d’entre elles s’attachent à la littérature. Le fil directeur en fut de poser la figure féminine comme cruciale dans le renouvellement de la création artistique au début du XXe siècle, jusqu’en 1940, avec la mise en jeu des identités sexuelles et l’installation du fameux « trouble dans le genre ». Si certains aspects sont déjà connus des lecteurs intéressés par un thème qui a déjà été largement balayé, on trouvera cependant dans ces pages des ouvertures intéressantes et originales concernant aussi bien des écrivains et écrivaines reconnu-e-s que des petits maîtres et petites maîtresses, puisqu’aussi bien trouble dans le langage il y eut également. Plusieurs catégories sont construites. La première, « Contours : modernismes littéraires et artistiques » regroupe quatre articles dont nous résumerons les titres : Fictions dominantes, fictions génériques (Andrea Oberhuber), Modernisation et genre à la Belle Epoque : Daniel Lesueur, Marcelle Tinayre, Colette (Diana Holmes) ; Art, mode et modernisme : de la performance du corps de l’artiste à la construction de sujets hétérodoxes (Irène Gammel) ; La perception comme objet filmique : le cinéma de Maya Deren et Carolee Schneemann (Sylvano Santini). Pour ce qui concerne la reconfiguration du personnage féminin, deuxième catégorie, on lira une analyse des figures de la femme fatale et de la femme nouvelle dans la Jongleuse de Rachilde (Marie-Claude Dugas) ; les narratrices célibataires dans les romans de la Belle-époque (Sophie Pelletier) ; l’ambivalence du personnage féminin dans ces romans (Fanny Gonzales) les postures et Impostures de Lucie Delarue-Mardus (Patricia Izquierdo) et le « trouble dans le genre », lisible dans le Monsieur Oulne de Bernanos (Yves Baudrille). Sous l’étendard des confusions identitaires, troisième cadre, on trouvera le jeu des poupées japonaises de Pierre Loti (Jean- Pierre Montier) ; le chéri androgyne chez Colette (Vanessa Courville) ; la réappropriation et la reconfiguration du gender et du saphisme chez Renée Vivien (Pascale Joubi) ; Emilie-Herminie Hanin et les Super-Despotes (Marc Décimo). Quant aux expérimentations modernistes, elles ont inspiré Anne Reynes-Delobel à propos de quelques objets photographiques surréalistes sous cloche, Alexandra Arvisais sur les fictions du double dans Vues et visions de Claude Cahun et Marcel Moore ; Amélie Paquet avec la confrontation entre les figures de l’amazone et du soldat chez Nathalie Barnet et Patrick Bergeron « Le livre de Daniel, ou chronique d’un échec amoureux dans Carnaval de Mireille Havet. A la fin de leur très pertinente introduction qui commence sous l’égide de Virginia Woolf, les trois responsables de l’ouvrage affirment, ce qu’on leur concédera volontiers, avoir traité et fait traiter de divers aspects du modernisme. Mais elles considèrent que les œuvres littéraires et cinématographiques des années 1980 qui ont repris les thèmes de la mobilité des genres (Virginie Despentes, Pedro Almodovar, Xavier Dolan, en autres) relèveraient du post-modernisme. Certes, cette notion est bien difficile à cerner et a été fort discutée, mais elle implique une certaine distance, une nostalgie, un jeu avec les codes et, peut-être surtout, une critique du modernisme dont les auteurs cités ne relèvent guère. C’est d’écho qu’il aurait fallu parler, ou de nouvelle génération. La modernité n’est pas morte, elle bouge encore et chaque époque interroge à sa manière les questions de l’identité sexuelle.
Proust. François-Bernard Michel, Le professeur Marcel Proust (Gallimard, 283 p., 23 €). Cet essai original structuré autour des thèmes qui ont fait de Proust l’un des plus grands écrivains propose de penser ce dernier en professeur qui dispenserait un « enseignement unique » (p. 15), mais serait titulaire de « deux chaires, l’une de littérature internationalement reconnue, l’autre de médecine qu’il est grand temps de lui reconnaître » (p. 15). Mais Proust est d’abord professeur parce qu’il développe « les perspectives fondatrices de sa profession » (p. 15), et apte à la médecine par son savoir et son humanisme qui en sont les deux fondamentaux (p. 12). François-Bernard Michel, comme Jean-Yves Tadié {Le lac inconnu. Entre Proust et Freud, notamment) avant lui, rapproche le médecin et l’écrivain par leur « passion de la compréhension de l’humain » (p. 17). Proust n’a pas « seulement », avec sa biscotte devenue madeleine, anticipé les recherches en neurophysiologie sur la mémoire émotionnelle (inspiré par les « reviviscences » du docteur Sollier (p. 174)), il a étudié et sublimé son vécu d’asthmatique par la mise en mots, dans la Recherche comme dans « La Fin de la jalousie » (avec Honoré jaloux : « l’effrayante chose que c’est de respirer, de vivre »). Autant de mots qui auscultent, radiographient, et surtout vivent cette « maladie de la souffrance pectorale et du rejet » (4e de couverture), « métaphore [s] pour asthmatiques » (p. 157) qui ont contribué à la compréhension de l’asthme par François-Bernard Michel qui a pu en faire largement profiter ses patients, comme nous l’évoquerons plus loin. Le professeur de médecine spécialiste, à propos des asthmatiques et avant les lumières de Proust, confie : « Ces malades, je ne pouvais plus les assumer, il me fallait COMPRENDRE leur maladie, qui apparemment ne voulait rien dire, et pourtant voulait sûrement dire quelque chose d’eux » (p. 19), Le professeur Marcel Proust c’est aussi une traversée des médecins qu’a fréquentés ou consultés Proust malade au temps de Jean Santeuil comme celui de la Recherche. Ce sont les médecins mondains Brissaud et Robin, « célèbres professeurs de médecine incompétents et nocifs » (p. 32), ou Dieulafoy et Potain, « deux professeurs nommément éreintés par le Narrateur » (p. 78). Il y a également, certes, le père de Proust, mais aussi son frère Robert, tous deux professeurs de médecine, le père ayant d’ailleurs fait une thèse de pneumologie : « Du pneumothorax essentiel sans perforation », ce qui ne le dispense pas de se retrouver dans la catégorie des « incompétents et nocifs », « Marcel a probablement détesté son père pour certaines de ses idées jugées inadmissibles » (p. 47) écrit François-Bernard Michel, telles celles sur « l’esprit fragile des femmes des populations rurales, incultes et naturellement inférieures aux citadines » (p. 47). Ce défilé de médecins a fourni le matériau pour créer notamment Cottard et du Boulbon et, par-là, dénoncer, dès Jean Santeuil (p. 137), « l’inhumanité médicale » (p. 137). Mais Proust n’est pas seulement l’écrivain de la mémoire sensorielle et de l’asthme, c’est également celui des « intermittences du cœur » (l’une des idées de titre pour ce qui deviendra la Recherche), tant organiques qu’affectives. Proust est « cardiologue » selon Jean-Pierre Ollivier, qui a publié cette année un essai du même nom chez Champion. François-Bernard Michel nous parle des préoccupations d’un Proust trentenaire pour son cœur intermittent qui « lui paraît “complètement détraqué” » (p. 98). Cela le mène, par la consultation du « plus grand cardiologue du moment » (p. 98), le professeur Louis Vaquez, à l’approfondissement de sa réflexion sur cœur organique et cœur affectif, et plus largement, sur le psychosomatique. Proust se pose également en malade-écrivain qui pratique l’automédication par « vagabondages » et « fumages » (p. 216) : Trional, nitrine d’amyle et d’éthyle, valériane, Evatmile et adrénaline (p. 217). Celui qui assure Céleste d’être « plus médecin que les médecins » (p. 253), « vous verrez, vous verrez » (p. 253), pose « toujours ce même défi à la médecine et aux médecins » (p. 253), et « toujours [avec] cette confiance dans la prévalence de son jugement sur ceux qui l’ont tellement trompé. » (p. 253) Mais Proust est si riche d’enseignements car son œuvre, « d’une haute pertinence humaine » (p. 261), a tout ce qu’il faut pour à elle seule constituer une réelle bibliothérapie, selon le professeur Michel qui en recommande la lecture à nombre de ses patients asthmatiques ou qui ont du mal avec leurs yeux qui démangent, afin que, lecteur d’eux- mêmes, ils apprennent à mieux vivre avec leur affection, ou encore, à trouver réponse à la question : « Les yeux, ça sert à quoi ? Qu’est-ce que vous ne voulez pas voir ? » (p. 263).
Proust « a écrit pour tout le monde » (p. 263), nous rappelle l’auteur de ce livre riche, rigoureux et stimulant. Par sa lecture de I » « univers de plus » proustien, c’est l’étendue des applications de la « médecine » proustienne qui nous est suggérée : se connaître soi-même à travers les nourritures de la vie, parfois fades et amères, et celles de l’art, parfois immortelles et innombrables. Bien après sa mort, immortel, on ne sait pas encore, mais non « mort à jamais », peut-être plus vivant que lors de sa vie terrestre, Proust mériterait en effet pleinement le titre de professeur, pour sa contribution à l’éveil, à la formation et au dialogue des esprits, des idées, tant en médecine (le colloque « Littérature et médecine : le cas de Proust » tenu à Paris et Illiers-Combray en 2015 en est un exemple) qu’en littérature mondiale. Car c’est bien à tous les humains que Proust s’adresse, c’est bien l’humain, dans sa beauté, sa lumière et surtout dans ses violences « ordinaires », humaines mais terribles, que son œuvre n’a eu de cesse d’observer, de chercher.
Proust. Marcel Proust, Lettres au duc de Valentinois. Édition établie et annotée par Jean-Marc Quaranta, avec une préface de Jean-Yves Tadié (Gallimard, 85 p., 14, 50 €). Cette édition Gallimard des lettres au duc de Valentinois permet de donner une plus vaste audience à ce rayon de la volumineuse correspondance proustienne. Une première édition de ces lettres rendue possible grâce à S.A.S le Prince Albert II est parue en 2015 dans les Annales monégasques. Revue d’histoire de Monaco sous le titre « Une amitié interrompue. Marcel Proust et Pierre de Monaco ». « [L] ettres longtemps inconnues, convoitées par tous les proustiens », précise Jean-Yves Tadié dans sa préface, ce petit pan de la correspondance de Proust est surtout composé des lettres écrites en 1920 par ce dernier, celles de son correspondant ayant été détruites pour la plupart. Ajoutons que le duc de Valentinois a décidé, à un moment, de ne plus donner suite aux lettres de Proust, qui n’ont cependant nullement l’ampleur ou les apparences d’une « correspondance intempestive » confinant au « harcèlement » (p. 65), comme le précise Jean-Marc Quaranta, pointant l’erreur d’appréciation du Journal de l’abbé Mugnier et Jean Gallois. Ces lettres de la fin de l’amitié entre Proust et Pierre de Polignac ne sont toutefois pas sans violence, celle, complexe, raffinée, labyrinthique, que pratique Proust avec ses amis, irrésistiblement : « la flatterie jointe au reproche formaient sa méthode amicale », confie Cocteau (p. 40). Un « commerce interrompu de tendresses et de brouilles », ajoute-t-il (p. 40).
La fin de la relation entre Proust et le duc de Valentinois nous donne un riche aperçu de I » « art de la brouille » (p. 59) proustien qui se décline en stratégies pour à la fois flatter, reprocher, culpabiliser et favoriser l’ami qui devient tout autant objet de « mauvaise foi » et d’un « généreux don de soi » (p. 66), que nous expliciterons plus loin. Plus précisément, avec Pierre de Polignac, les lettres de Proust, qui peuvent faire vingt pages (« il faut être prince pour recevoir une épître de pareille longueur. Et Proust pour l’écrire » (p. 9)), nous invite, malgré leur nombre réduit (cinq), à plonger dans les cruautés, les violences proustiennes. Comme Swann mourant suggère clairement son état à la duchesse de Guermantes dans la fameuse scène du soulier rouge qui clôt Le Côté de Guermantes, Proust écrit « si je ne suis pas mort » (p. 15) en évoquant les conversations « remises à un an » (p. 15) qu’il voudrait avoir avec le duc parce qu’il désire lui prodiguer des conseils littéraires, voire se faire « couveur artificiel » (p. 15) pour son protégé. « Pouvez-vous dîner avec moi ce soir » (p. 15), écrit-il juste après, sans point d’interrogation et en précisant que ce ne serait pas pour le travail, mais « seulement pour le plaisir » (p. 15). Dans la série stratégique « je suis seul, je souffre et vous donne tant pourtant », on retrouve également, dans une lettre envoyée au duc quelques jours après le dîner manqué (Pierre de Polignac n’était pas libre), ces aveux de Proust que la présente est « mortelle pour moi » (p. 19) et son contenu (que le destinataire doit « [I] ire jusqu’au bout S.V.P. » (p. 19)) « vital pour vous » (p. 19). « Je me donne sans compter, pour vous uniquement et malgré mon état gravissime, je suis là pour vous, je veux être là pour vous parce que vous le méritez, votre talent le vaut… et je vous reproche de ne pas m’accorder même un peu de l’attention, la gratitude que je mérite. » Voilà ce que peuvent suggérer ces lettres de Proust qui illustrent cette satisfaction masochiste dont parle Robert J. Stoller dans La perversion : « la voluptueuse gratification du martyr – “ils me regretteront quand je ne serai plus là” […] “voyez comme je suis héroïque face à ceux qui me font du mal” – qui fait psychologiquement de la victime le vainqueur ; l’acte se déroule devant un public imaginaire dont la fonction est de reconnaître que le partenaire sadique est une brute.1i » Comme les mères chez Proust, celle de Jean Santeuil, de La Confession d’une jeune fille, celle de Saint-Loup, « celle » (le père-mère) de Mlle Vinteuil ou la Berma pressée par sa fille et son genre « comme une vieille orange », pourrait-on dire, l’amour est oblatif, sacrificiel, sans limites que la mort. Une dévotion toute semblable à celle, instinctuelle, de cette pieuvre des eaux profondes (Graneledone boreopacifica) qui couve sa progéniture pendant des années, exclusivement, jusqu’à en périr, passant du rouge au ton minéral de la Berma mourante. Les reproches de non-réciprocité, de non-reconnaissance émaillent les lettres de Proust, ou ses télégrammes : « Il y a plus de trois semair vous parce que vous le méritez, votre talent le vaut… et je nes que je vous ai écrit une lettre infiniment longue et surtout si importante pour vos livres et pour le mien. Je n’ai pas reçu un mot de vous et m’inquiète de voir que vous répondez à tant d’amitié par si peu. » (p. 22). Ces démonstrations sacrificielles, ces reproches cruels et ces plaisirs masochistes proustiens sont avant tout une histoire de contrôle, un désir de possession. Proust a envie de jouer un rôle dans la vie de ses amis, il veut les aider, favoriser leur situation littéraire, « parfois contre leur propre volonté et au risque d’être envahissant. » (p. 46) Il le fait toujours « dans l’espace clos et maîtrisé de la lettre, de la chambre, du salon du Ritz » (p. 46). L’ami Proust se veut une sorte de metteur en scène, ou d’entremetteur pour ses amis, toujours dans cette posture de contrôle et de retrait de soi, tout aussi maîtrisé. L’amitié proustienne est intermittente, elle est surtout ambivalente, oscillant entre la séduction de l’autre (le jeune Pierre de Polignac, par exemple) et la crainte de trop se livrer dans une relation dont il a perdu en chemin le contrôle. Une fois la rupture consommée avec le duc de Valentinois, Proust en parle ainsi : « “quelqu’un que je ne veux plus voir […] mais que j’apprécie infiniment” » (p. 52). L’écrivain se donne trop, tout entier (c’est-à-dire, dans le monde de Proust, en photo), pour recevoir si peu ou plus rien de ses amis qui reculent devant un Proust les « ligotant par ses demandes » (p. 10), tel le duc de Valentinois. Ce dernier a ignoré les conseils littéraires de Proust peut-être moins parce que « qui suit les conseils ? » (p. 9) que par cette saturation devant les demandes, les reproches, les attentions proustiennes, devant cette méthode d’un SM moral où l’on souffle le chaud et le froid, où l’on ne sait faire que cela. Mais Proust épistolier est avant tout Proust romancier, Proust romanesque : « écrire est un théâtre d’ombres et de marionnettes, une scène baroque riche en faux-semblants » (p. 42). Lettre alléguée non reçue, allusion subtile mais cruelle et potentiellement diffamatrice, ou fausses excuses pour une fausse maladresse toute prête à servir ses desseins byzantins. Par exemple, Proust fournit ses plus belles excuses à la duchesse de Valentinois, la princesse Charlotte qui a épousé Pierre de Polignac, en alléguant avoir nommé l’un de ses personnages (Mlle d’OIoron) Mlle Vermandois, « ce qui avait trop de consonance avec Valentinois » (p. 58). Il assure « [s] e précipiter sur [s] es épreuves » (p. 58) pour corriger l’erreur (notamment, d’associer un personnage au destin peu glorieux à cette duchesse), alors que Vermandois n’apparaît nulle part sur les brouillons proustiens, selon Nathalie Mauriac-Dyer (p. 58), mais aussi, que Proust n’a jamais vu les épreuves de cette partie de la Recherche qu’il évoque.
On voit derrière ces fausses erreurs le pouvoir que Proust travaille à prendre, à tenir sur ses amis, sur ses connaissances. L’épistolarité lui fournit un espace relationnel où il peut à la fois profiter d’une rassurante distance (communication par lettres interposées) et installer, désirer, demander ou freiner une proximité sans autre limite que le talent de Proust, qui ne manque ni de sel, ni de front, ni de ressources. Dans sa préface aux Lettres, Jean-Yves Tadié parle de ce que ces lettres de Proust révèlent : « tous les mouvements de la séduction et de la passion qui ne peuvent s’expliciter, une confession Interdite » (p. 11). Cette stratégie des fausses erreurs et des fausses excuses comprend aussi, évidemment, les faux reproches : accuser Montesquiou, par exemple, de ne pas lui avoir écrit pour le remercier de son cadeau, alors qu’on a bien reçu, dès le lendemain, la lettre de remerciements (p. 33). Cette « médecine » est issue d’une « très veille stratégie amoureuse », comme le rappelle France Culture dans l’article en ligne « Éloge d’une technique de drague inédite, le « faux fail » » du 17 novembre dernier, dont l’un des avatars littéraires les plus connus est assurément Les Liaisons dangereuses. La méthode que s’assimile Proust selon sa manière d’écrire et d’aimer – et plus généralement d’être en relation avec l’autre qui le séduit, l’enivre, le torture et le déçoit – est avant tout une stratégie de manipulation, de contrôle de l’autre et des relations à tout Autre. Mais Proust protecteur, précepteur, « directeur de conscience de ses protégés » (p. 9) trouve des gratifications dans toute cette oblation, ce don de soi sacrificiel et dangereux pour sa santé, et pas qu’à travers le contrôle, le pouvoir sur ses correspondants. Proust épistolier aime contrôler, mettre en scène, « intriguer » en amitié (et en amour bien entendu), mais le personnage est « épaissi », voire phagocyté par Proust romancier. Le parasite a dévoré l’hôte, l’œuvre rachète la vie, prend son espace, sa substance décevante pour se nourrir. La réalité est le « déchet de l’expérience », lit-on dans Le Temps retrouvé. Comme le tait le narrateur de la Recherche en voulant radiographier les êtres ou en se disant qu’il ne connaît par la saveur de M. de Cambremer, Proust, dans une dialectique, sublimée par l’art, d’agressivité et de fusion, de possessivité et d’assimilation, montre « une tendance à s’emparer de l’autre […] sous les dehors du don » (p. 71). Ces dons sont aussi, chez Proust, de se poser en « révélateur du talent de son correspondant », le duc de Valentinois mais bien d’autres encore, comme la duchesse de Clermont-Tonnerre et Sydney Schiff (p. 72). Mais chez un Proust illustre flatteur comme chez tout autre, l’altruisme peut être mâtiné d’intérêt sans perdre son nom. Proust désire aider ses amis, mais aussi parler de lui-même à travers ses conseils littéraires selon lui « si nécessaires » (p. 18). Il veut s’offrir à l’autre (en mots, en photo), à distance de préférence, toujours avec un cordon sanitaire soi-disant salvateur pour son corps et surtout protecteur pour son esprit. L’un de ces conseils apparaît dans la longue lettre de vingt pages où, en numéro deux, figure : « Certains être doués ne savent pas d’eux-mêmes se mettre en communication avec l’art qu’ils doivent faire. » (p. 19) Suivent les exemples de la traduction et des lettres, par lesquels on gagne à commencer. Puis vient cette injonction : « Pénétrez-vous je vous en prie des paroles que je vous dis et des exemptes que je vous cite » (p. 19), qui pourrait s’illustrer, dans le monde des animaux, par la mère oiseau qui mâche la nourriture pour ensuite l’offrir en l’enfonçant dans le gosier de ses oisillons, pour leur bien, pour leur vie. Ce deuxième conseil précède d’ailleurs immédiatement ces mots graves de Proust sur la teneur « mortelle » de la lettre pour ses maigres forces et l’aspect « vital » de son contenu, comme nous l’avons évoqué plus tôt. Proust est mourant et salvateur, dans une sorte de transsubstantiation laïque mais aussi narcissique. Ces exemples ont surtout, pour ce couveur- précepteur qui se donne sans compter, le bénéfice potentiel d’évoquer sans le faire les propres traductions richement annotées de Proust, celles des œuvres de Ruskin (à partir des versions de sa mère, comme il ne maîtrisait pas l’anglais), mais aussi celui d’inciter Pierre de Polignac à écrire des lettres à l’excellent Professeur Marcel Proust dont François-Bernard Michel a fait la matière de son livre (Gallimard, 2016).
Pierre de Polignac a été l’ami de Proust, alors que le duc de Valentinois a « refusé l’amitié » (p. 70) de l’écrivain, assurément plus par Incompatibilité avec le « mauvais caractère » (p. 65) que s’auto diagnostique Proust lui-même que par une brouille d’argent autour du refus de Polignac de souscrire à l’édition de luxe des Jeunes filles en fleurs, même – signe de la complexité et de l’ambiguïté proustienne – si Proust proposait de payer son ami pour ce faire. Pourtant devenu, après le temps de cette amitié, « un grand mécène, un protecteur des lettres et des arts » (p. 10), le duc de Valentinois n’a pas voulu poursuivre l’amitié avec Proust, alors que d’autres, « par dizaines », écrit Jean-Yves Tadié, sont restés auprès de lui, ayant été capables de l’ « indulgence » pour « la vie privée des génies » (p. 10) que Proust adolescent dit avoir au plus haut point dans l’une de ses réponses au questionnaire qui porte désormais son nom. Ces amis de Proust avaient peut-être un même goût, une sorte de besoin semblable de relations d’amour-haine, d’intermittences, de violences soft, de dévotions, ou pouvaient tout à fait vivre avec celles de Proust, les ignorer, s’en amuser, voire les cravacher ou, justement, les lui passer, parce qu’il a les qualités de ses défauts : son génie littéraire. Mais par-delà la brouille et l’art de la brouille, c’est un mode particulier de relation à l’autre surinvesti, flatté, « bluffé » comme Albertine, puis distancié, enfin rejeté à contrecœur qui se dessine de ces lettres de Proust. C’est la manière proustienne, passionnelle, tant maîtresse qu’esclave de l’art, de vivre à distance et d’aimer en contrôle. En malade, aussi, ce qui lui fournit, encore mieux que le cordon sanitaire des lettres désinfectées et de sa chambre jamais aérée, une protection (sincère ou non, mais une protection) à brandir en cas d’invitations non désirées ou de courrier en retard : « Je vous aurais répondu le jour même, mais j’avais 40 de fièvre » (p. 23).
Excellente édition d’une petite mais éloquente partie des lettres de Proust, les Lettres au duc de Valentinois peut intéresser, passionner même, tout lecteur de Proust curieux de poursuivre sa réflexion sur cette manière d’être face à l’Autre, aussi bienveillante que violente, aussi sincère que stratégique, tout à fait prégnante et déterminante dans les écrits de Proust, des Plaisirs et les Jours à la Recherche, et bien sûr dans un fleuve de lettres.
Régionalisme. Eugène d’Araquy, Gallenne. Roman. Préface de Jean-Pierre Lassalle (les Amis du Pays de Saint-Céré/Éditions du Ver Luisant, 2017,185 p., 14 €). Dès la première page, on pourrait avoir des craintes : « plaine riante et fertile », « riches coteaux », « pentes abruptes », « élégant château »… Eh bien, il n’en est rien, et l’auteur adopte rapidement un ton moins académique, pour nous raconter la triste histoire de Galienne. Nous sommes à Vabe [= Saint-Céré], au début du XIXe siècle, et l’on nous présente l’aristocratique famille locale de Castang. En 1815 naît une fille, Galienne, aux époux de Castang, mais on apprend vite que celle-ci est en réalité la fille du fringant officier De Frouge, mort peu après à Waterloo. Paternité cachée et comme honteuse, qui va peser sur le destin de la petite Galienne, laquelle trouve cependant un protecteur dans l’abbé de Loubes- sac. Mise au couvent, elle prend sa mère en désaffection et finit par regagner le foyer familial. Sa sœur Eulalie se marie, tandis que Galienne noue avec Paul de Plesme une discrète idylle, mal vue par sa mère. Après la mort de son père, cette idylle se révèle impossible. Galienne se dérobe, et Paul finit par se marier avec une autre. La mort de l’abbé de Loubessac laisse Galienne désemparée ; elle s’étiole et meurt ; sa mère se retire chez les religieuses. Tel est ce roman désespérément romantique, mais qui se lit agréablement. La préface de Jean-Pierre Lassalle fournit d’amples renseignements sur son auteur, Eugène d’Araquy (1808-1885), né aux Etats-Unis de parents expatriés sous la Révolution, puis installé en France. On lui doit divers romans, dont Galienne, d’abord publié en feuilleton dans la Revue contemporaine en 1860, puis en volume la même année chez Hachette. Ce roman a certes les défauts et les « trucs » de tous les feuilletons de l’époque, mais, comme le note le préfacier, il y a bien pire dans le genre. Et puis, en 2017, n’avons-nous pas aussi, sous une autre forme, des romans où pullulent les clichés et les poncifs à la mode ?
Sida. A Badin, S. Genetti, F. Libasci et J-M Roulin (dir.), Littérature et sida, alors et encore (Brill Rodopi, 144 p., 75 €). Cette série d’études se veut un bilan des représentations du ViH/sida dans la littérature française. Parmi les onze articles dont l’un évoque les premiers livres sur le sida publiés en France, celui de Bruno Blanckeman propose d’étudier À l’ami qui se m’a pas sauvé la vie, premier récit de l’écrivain devenu sidéen Hervé Guibert, alors qu’en 1990, on ne prend pas encore toute la mesure de cette maladie. Blanckeman précise la « tension » (p. 27) entre littérature et témoignage et souligne la prépondérance de « l’expérience de la maladie » (p. 29) dans le texte de Guibert, véritable corps-à-corps avec ce que le sida fait vivre à l’auteur dont le sang serait « épuré par son passage à l’encre » (p. 38), la maladie apprivoisée, circonscrite, surplombée, voire sublimée par sa qualité de « témoin d’exception parce qu’écrivain de vocation » (p. 38). Nadia Setti se penche quant à elle sur l’écoute, le sentir du corps mis à distance, devenu objet comme extérieur à soi, en s’inspirant de Michel Foucault dans Le Corps utopique. Elle y décrit la relation au corps à travers son impossible saisissement : « Toutes les tentatives de transcender ce corps par diverses formes et représentations du corps utopique, à savoir idéalisé, mythifié, sont renvoyées afin de revenir à mon corps à la fois visible et invisible, opaque et transparent. » (p. 42) L’écriture, à travers les textes de critique et de fiction étudiés (Bersanl, Lagarce, etc.), devient une sorte de médiateur entre le malade et son entourage, la société et son « discours ambivalent » (p. 49), un espace hors-temps qui se pose entre la condamnation du VIH/sida et l’annonce aux autres. L’écriture sous forme de journal intime, d’autofiction constitue ainsi, selon Setti, « des formes de résilience » (p. 49). Jean-Marie Roulin s’attache à étudier deux récits de 1994, L’Apprentissage de Jean-Luc Lagarce et Le Fil de Christophe Bourdin, « autoscopie [s] », expériences herméneutiques du corps proposant une « nouvelle temporalité » (p. XI), celle de la séropositivité. En parlant des romans sur le sida, Roulin précise qu’ils « ne sont pas simplement un “apprentissage de la mort » » (p. 65), mais une nouvelle manière de s’exprimer, notamment par des « lexiques inhabituels » (p. 68) pour rendre compte de cet « inédit » (p. 68), cet « inouï » (p. 68). L’expérience de la maladie est celle de l’écrivain qui « tente désespérément de se ressaisir de soi et du monde » (p. 75), dans « une admirable leçon de courage » (p. 76). Alessandro Badin propose quant à lui d’étudier l’apprentissage et la construction d’une nouvelle identité du sidéen, particulièrement au contact de sa famille, de sa mère plus spécifiquement, en se penchant sur des textes de Christophe Bourdin, Hervé Guibert et Jean-Luc Lagarce qui se rejoignent notamment par le « motif » du « jeune homme devenu vieux », tel que le propose Badin en évoquant le titre de l’ouvrage de Gilles Barbedette. La mort se pense, se sent par le malade à travers « la hantise d’une mort honteuse » (p. 88) mais aussi dans « l’obsédante présence des spectres – les discours des journalistes, les morts de la télévision, les mourants de la chambre voisine » (p. 89). Parmi ces présences, il y a « le silence des mots non prononcés » (p. 89) à ses proches, à sa mère. Dans son article sur « désir et analité chez Guy Hocquenghem et Léo Bersani, Lorenzo Bernini propose l’idée que le sida a contribué au renouvellement de la littérature gaye actuelle, et que la maladie a également “re-sémantisé les classiques de l’homosexualité”. “De façons différentes, Gide, Proust, Genet, Hocquenghem ou Bersani démontrent que le désir homosexuel n’a pas toujours coïncidé avec un désir d’intégration, et qu’il y a eu des gays qui non seulement ont habité la région de la négativité sociale, mais qui ont eu le scandaleux culot de la raconter, et même de la célébrer – anus assassins, rectums suicidaires…” (p. 110-111) Finalement, Lucille Toth voit à travers l’étude de textes sur le sida des années 2000 (Tristan Garcia, Mathieu Lindon, Thierry Fourreau) croisés à des ballets contemporains (Thomas Lebrun et Boyzie Cekwana) l’idée d’un post-sida centrée autour d’une attention accrue à l’affectif plutôt qu’au corps malade, en faisant apparaître “un nouveau corps intime” (p. 126) et en proposant “une vision globale et générationnelle de la douleur” (P-124).
Littérature et sida, alors et encore propose un riche et rigoureux tour de la question en faisant également une place au discours et à la pratique sexuelle à risque et controversée du barebacking, apparu vers 1995, avec l’article : “Défense et illustration du bareback : de la responsabilité à l’œuvre chez Guillaume Dustan et Érik Rémès”, où il ressort de l’étude du corpus que toute personne, atteinte du sida ou non, doit bien sûr porter la responsabilité de se protéger – ou pas – lors des rapports sexuels. Dustan et Rémès, écrit l’auteur de l’article Daoud Najm, “vont ainsi renouer avec une sexualité dégagée de toute culpabilité qui précède les années sida, érotisent leur séropositivité, et s’engagent dans une véritable éradication de la peur, de l’appréhension et de la nostalgie d’une littérature endeuillée qu’incarne la majeure partie de la production littéraire que l’on connaît depuis les années 80.” (p. 119) Ce n’est peut-être pas en premier lieu par la littérature que les préjugés et les fausses idées sur le sida, encore présents chez les jeunes et moins jeunes (tels les dentistes qui refusent de traiter des clients séropositifs) pourront peu à peu tomber. Toutefois une littérature, une production artistique qui pense la relation à ce virus réfléchit en même temps, avec intensité, profondeur, parfois avec urgence, à la douleur et à sa dimension affective (la souffrance), au temps (jeunesse et maladie, vieillissement, finitude) au corps qui est soi et échappe à la fois à notre contrôle, à notre regard, et bien sûr à nos relations à l’Autre, aux autres, ceux qu’on aime et qui nous aiment, que l’on veut aimer sans faire souffrir, et le faire le plus longtemps possible, dans un temps où la maladie fait partie de la vie, mais ne la résume jamais et la restreint de moins en moins.
Sublime. Céline Sangouard-Berdeaux, Au plus haut point – Réinvention du sublime au XXe siècle (Breton, Bataille et Blanchot) (Paris, Classiques Garnier, 2016, 305 p.). “Au plus haut point” : sous ce titre élégant Céline Sangouard-Berdeaux entend présenter et surtout comparer la notion du sublime chez trois grands auteurs du début du XXe siècle : Breton, Bataille et Blanchot. Si les deux premiers sont tout à fait contemporains, Blanchot, pourtant leur cadet, a toute sa place ici car comme le montre l’auteur, sa pensée fut nourrie par le mouvement surréaliste et emboita le pas à celui de Bataille. En confrontant systématiquement et tout au long de l’ouvrage, les démarches et les écrits des trois auteurs, Céline Sangouard-Berdeaux met en évidence à la fois ce qui les rassemble, mais aussi ce qui les différencie. Soulignons également que Sartre, dont la pensée s’oppose parfois violemment aux trois autres, se trouve fréquemment convoqué dans l’essai. L’analyse de Céline Sangouard-Berdeaux est d’autant plus stimulante que l’on sait quelles influences ces auteurs ont pu avoir sur des philosophes et essayistes comme Derrida, Lyotard, Lacoue-Labarthe, Nancy ou encore Rancière, leurs conceptions du sublime, de l’inhumain ou de l’imprésentable.
C’est la période de crise et d’incertitude de l’entre-deux guerres qui alimente la fascination des trois auteurs pour la Terreur. Si tous rejettent la société bourgeoise, leur engagement politique pour les extrêmes (gauche et droite), n’est qu’un moyen de libération et de réenchantement du monde (Breton). Mais cet engagement (notamment pour Bataille et Blanchot) sera de courte durée. N’abandonnant pas le combat, ils le déplacent de la sphère politique à la sphère poétique ; et leur rapport intime au monde s’exprimera par la suite via une communication plus souveraine, particulièrement celle portée par la poésie. Bataille et Breton entrevoient dans la Terreur originelle le mythe de la littérature ; ce qui est recherché dans la révolution, c’est son aspect terrible ; “il ne serait pas mauvais qu’on rétablît pour l’esprit les lois de la Terreur”, écrit Breton dans Les Pas perdus. Si les trois montrent une profonde admiration pour Sade, Rimbaud et Lautréamont, Breton estime que la Terreur doit être dépassée, alors qu’elle reste un absolu pour Bataille et Blanchot. Citons quelques observations faites par Céline Sangouard-Berdeaux dans son essai. Tout d’abord, alors que le point sublime constitue pour Breton un aboutissement, pour Bataille il n’est qu’une supposition nécessaire au dépassement de la limite et à l’expérience du “non-savoir” : il ne peut donc être atteint. Autre point de divergence, le merveilleux et la trouvaille permettent selon Breton de représenter le sublime de la surréalité, un sublime bien trop homogène pour Bataille pour qui seul le Mal – et parfois l’abject – peut engendrer le sublime (un Mal amoral, non pas contraire du Bien, mais affranchissement et dépassement des limites fixées par le Bien). Enfin pour Blanchot l’émergence du sublime nécessite la distance, le retrait, “le neutre”. Dans la partie “De la critique au sublime…” Céline Sangouard-Berdeaux détaille les raisons pour lesquelles les trois auteurs s’accordent à rejeter le sublime trop intellectuel et idéaliste du Romantisme. Alors que dans la troisième partie “… Au sublime critique” elle expose à quel point ils se montrent sceptiques quant à la pertinence d’un humanisme qui place l’homme au cœur des savoirs et l’installe comme un absolu ; leur sublime, négatif et critique, féconde au contraire un “humanisme Inquiet” rappelant sans cesse à l’homme que son savoir reste Incomplet. “Expérimentant le sublime, c’est son Incomplétude que le sujet bataillant expérimente ; cherchant la sortie de sol, c’est son impossibilité à laquelle le sujet bataillien comme blanchotien se heurte ; cherchant le savoir absolu, c’est au non-savoir qu’il aboutit.” (p. 274).
L’essai se conclut par une définition commune d’un sublime d’intensité (“intensivisme” contre rationalisme) : “intensité” dont elle relève la répétition à plus de vingt reprises dans L’Expérience intérieure, intensité nécessaire au court-circuit propre à l’esthétique surréaliste, et pour finir, intensité de l’homme tragique blanchotien. L’analyse de Céline Sangouard-Berdeaux est d’autant plus essentielle que l’Intensité est devenue, comme l’écrit Tristan Garcia, une terrible “obsession moderne” (Cf. La Vie intense). Pour ne pas se laisser prendre au piège des avatars édulcorés et vidés de leur sens, quel meilleur que de revenir aux sources ? De retrouver ce que représentaient véritablement pour les Avant-gardes l’intensité et surtout le sublime d’intensité ?
Théâtre. Patrick Berthier, Le Théâtre en France de 1791 à 1828. Le Sourd et la Muette (Honoré Champion, 2014, 982 p., spm). Cette vaste histoire du théâtre en France est divisée en tranches d’une quarantaine d’années, et ia période dont traite Patrick Berthier n’est pas celle qui évoque pour nous le plus de chefs-d’œuvre. Avec près de mille pages, c’est à ce jour le volume le plus épais de la série. Or il s’agit d’une des périodes les plus énigmatiques de l’histoire de notre théâtre dont peu d’œuvres survivent. Que connaît en effet l’amateur de théâtre même cultivé de la production théâtrale de ces époques contrastées, de la Terreur à la Restauration ? Au mieux, le Charles IX de Marie-Joseph Chénier et l’émergence du romantisme, du Théâtre de Clara Gazul de Mérimée à Henri III et sa cour d’Alexandre Dumas. Le premier mérite de l’auteur est de nous montrer l’extraordinaire foisonnement de l’activité théâtrale dans ces années-là, à la fois stimulée et bridée par la politique et la censure. Mélodrames et mimodrames, drames comiques (mais oui !) et ballets héroïques, Patrick Berthier traite du théâtre sous toutes ses formes, des scènes populaires modestes aux plus pompeuses manifestations théâtrales officielles. En particulier, il donne sa place au théâtre lyrique qui voit l’émergence des carrières françaises de Cherubini et de Spontini ; la Médée du premier, La Vestale du second paraissent encore aujourd’hui sur les scènes d’opéra – les directeurs de scènes lyriques étant infiniment plus cultivés et plus curieux que ceux de “théâtre parlé” qui n’ont jamais l’intelligence de proposer des titres de Scribe, Casimir Delavigne ou Alexandre Soumet. S’appuyant sur de nombreux travaux récents, Patrick Berthier nous donne ainsi une synthèse puissante, un peu étourdissante tant le rythme en est souvent frénétique. Un mot pour finir du sous-titre plaisant et passablement mystérieux qui semble proposer un apologue ou une fable : il partant de deux titres, datant l’un du début, l’autre de la fin de la période traitée : Le Sourd ou L’Auberge pleine, comédie de Pierre Choudard, dit Desforges, jouée en 1790 ; et, nettement plus connue, La Muette de Portici, d’Auber et Scribe (1828) dont les représentations récentes à l’Opéra-comique sont l’occasion (encore qu’il s’en défende bizarrement) d’une étonnante colère de Patrick Berthier qui semble peu reconnaissant aux efforts déployés en l’occurrence pour remonter cette œuvre remarquable.
Jean-Pierre Bacot, Patrick Besnier, Isabelle Dumas, Jean-Paul Goujon,
Muriel Louâpre, Michel Pierssens, Charles Plet, Sophie Rieu.
i Robert J. Stoller, La perversion. Forme érotique de la haine, Paris, Payot et Rivages, 2007 [1975], p. 89.