En société
Cahiers Robinson n°39, 2016 «Séries et culture de jeunesse». Avec sa couverture accrocheuse et son sujet dans le vent, ce numéro semblait promettre de belles découvertes. Patatras ! Après une solide et riche introduction par Anne Besson, qui pose de façon très exhaustive les enjeux de la série dans les industries culturelles, tout s’essouffle. Beaucoup d’articles sans enjeux, occupés à compter les boutons de culotte des personnages et à conjecturer sur d’improbables influences (la série des Michel et les romans sophistes du IIIe siècle, mais oui mais oui). Paradoxalement, les travaux les plus stimulants sont ceux consacrés à des séries télévisées et non romanesques. Moins myopes, nourris d’ambitions théoriques qui leur donnent une portée plus large, articulant micro-lecture et poétique, ils retiendront l’attention du lecteur le moins amateur d’animes et autres feuilletons. On signalera donc l’article de C. Prévost sur l’adaptation de textes patrimoniaux dans l’animation japonaise, qui éclaire avec précision les articulations entre exploitation industrielle, culture populaire nipponne et choix graphiques ou narratifs ; de même on pourra apprécier, malgré son académisme formel, la réflexion de Stéphane Benassi sur l’expérience du temps dans la fiction plurielle.
L’Amitié Charles Péguy, n°153, janvier-mars 2016. En décembre 2015 a eu lieu, à Lyon, un colloque traitant du rapport qu’entretient Péguy avec les femmes. Plus précisément, plusieurs générations de chercheurs abordent la question de l’inscription du féminin dans l’œuvre de Péguy et celle concernant les sociabilités de l’écrivain. Ce numéro de L’Amitié Charles Péguy contient une partie des actes du colloque (la suite se trouve dans le prochain numéro), celle qui porte principalement sur les femmes que Péguy a connues. Un rappel historique de la condition des femmes à la Belle Epoque est brossé par Géraldi Leroy, qui n’oublie pas que si d’un côté « la » femme est adulée, voire mise sur un piédestal — voir la statue féminine construite pour l’Exposition universelle de 1900 -, les femmes sont quant à elles toujours des citoyennes de seconde classe. Soumises au Code Napoléon de 1804, elles demeurent de perpétuelles « mineures » qui non seulement ne peuvent pas voter, mais qui sont traitées différemment par le droit pénal. Centré davantage sur une femme que Péguy a bien connue, Jérôme Roger tente de comprendre la raison du silence qui entoure la figure de Blanche Raphaël, jeune agrégée d’anglais qui n’est mentionnée dans l’œuvre de Péguy qu’à travers un acrostiche des Quatrains. Médiatrice du désir, Blanche Raphaël serait, d’après Jérôme Roger, en même temps absente et présente chez Péguy : « En passant de l’impossible déclaration d’amour à l’inscription de lettres épelées sur la page, Blanche, selon l’éthique courtoise, gagnait une seconde vie, celle d’une vita nova poétique. » (p. 22-23). Avec elle, Péguy partage ses goûts et son évolution spirituelle. Son amour violent pour elle provoque chez lui un réel « dérèglement du cœur » auquel Péguy tente de résister pendant plusieurs années.
Le rapport qu’entretient Péguy avec Geneviève Favre est quant à lui traité par Romain Vaissermann, qui clarifie le cadre et la chronologie de l’amitié entre Péguy et la féministe lyonnaise de 1903 à 1914. Celle qu’il décrit comme sa « grande amie » organise dès 1904 les fameux « déjeuners du jeudi » et envoie de nombreuses lettres à Péguy. Vaissermann précise les dates des rencontres des habitués du jeudi (rencontre entre Péguy et les Maritain, entre Péguy et Psichari, etc.) et indique la généalogie de Geneviève Favre et celle des enfants Péguy. Alexandre de Vitry s’intéresse aux collaboratrices des Cahiers de la quinzaine, revue d’inspiration dreyfusarde fondée et dirigée par Péguy lui-même. S’il ne s’arrête pas longtemps sur Mathilde Salomon et Henriette Cordelet, il parle plus longuement des socialistes militantes Louise Lévi, Rosa Luxemburg et Marie Pape-Carpantier, qui collaborent à de multiples reprises dans les Cahiers. Si Alexandre de Vitry souligne le fait que la revue de Péguy n’est en aucun cas une revue féminine – ni féministe -, il soutient pourtant que les Cahiers « “témoignent” pour les femmes de leur siècle » (p. 70). Néanmoins, force est de constater que les rares femmes qui contribuent aux Cahiers font de la traduction (Mathilde Salomon, Louise Lévi) et que beaucoup d’autres écrivent sous anonymat.
Enfin, Sarah Al-Matary traite du parcours de Jeanne Weill – alias Dick May, romancière et journaliste française qui fonda l’EHES – et de la chronologie de sa relation avec l’écrivain. Celle qui fréquente Péguy dès la fondation des Cahiers « remotive des pratiques associées à la féminité (le secours, la vie de salon, un certain ethos exprimé dans une abondante correspondance et des textes de fiction) pour affirmer l’air de rien la légitimité des femmes à participer aux débats politiques et savants. » (p. 72). Elle fonde le Collège libre des sciences sociales en 1894 puis l’École des Hautes Études sociales en 1899, deux institutions d’enseignement visant à régénérer la société française, en proie à une forte crise morale à la fin du siècle. Avec l’aide de Péguy, Dick May souhaite ouvrir l’enseignement au public populaire en s’investissant dans les Universités Populaires.
En ce qui concerne la Vie de l’Amitié, il faut ici indiquer la remise du premier volume de l’Édition du Centenaire aux souscripteurs le 15 janvier 2016. Il s’agit du tout premier Cahier publié le 5 janvier 1900 par Péguy. Prononcés lors de cette occasion, les discours de M. Didier Trutt, Président Directeur Général de l’Imprimerie nationale et de M. Pierre Savin, de l’Amitié Charles Péguy, sont retranscrits à la fin de ce numéro.
Le Rocambole, Bulletin des amis du roman populaire, n°74, « Les guerres du capitaine Danrit », printemps 2016, 176 p., 18 €. Excellent numéro du Rocambole, tant le personnage de Danrit est méconnu et surtout mésestimé. Souvent tenu pour un Jules Verne militariste, tendance droite nationale, le gendre du général Boulanger apparaît ici nettement plus nuancé et, puisqu’il faut évacuer d’abord la question idéologique, ni particulièrement raciste (pour l’époque) ni même islamophobe (la fascination voire la tendresse de Danrit pour ses personnages musulmans dit assez qu’il avait rapporté de ses voyages des souvenirs qui lui interdisaient tout manichéisme). Militaire de carrière devenu député nationaliste, Driant alias Danrit aura certes eu pour unique passion la guerre, la guerre de demain : celle des machines merveilleuses, dérivés militaires des inventions du temps (ballon métallique, aéroplanes, bicyclette pliante etc.). Cette passion pour les « sciences dérivées de la guerre » comme il l’écrit à Jules Verne, dialogue en permanence avec une autre ligne force, l’alerte, la conviction du danger imminent. L’Invasion jaune, L’invasion noire, La Guerre de demain, L’Alerte, ses titres disent assez qu’il écrit pour divertir autant que pour préparer moralement la jeunesse aux drames à venir. Pour le reste, écrivain acceptable, passionnant même selon Thierry Chevrier, conscient de ses procédés (il reconnaissait avoir emprunté les siens à Jules Verne), il aura eu aussi le paradoxal mérite de tester le scénario du « grand débarquement » aujourd’hui en vogue dans certains milieux annonçant la migration massive en Europe de populations musulmanes fanatisées par un « Calife », mais unifiées et rendues plus fortes par leur foi, face à une France matérialiste, superficielle et incrédule, Danrit rénovait le discours fin de siècle sur les « barbares » voués à régénérer dans un bain de sang des civilisations affaiblies par leur propre sophistication. Un effet de miroir pour la France contemporaine, peut-être, qui donnera au moins matière à réfléchir sur nos représentations et nos fantasmes, autant que sur ceux de la France d’avant-guerre.
Livres reçus
Barbey. Barbey d’Aurevilly, Laurence Claude-Phalippou, L’imaginaire de la parole dans l’œuvre romanesque de Barbey d’Aurevilly (Droz, Histoire des idées et critique littéraire, 2015, 355 p.). L’auteur invite ici à une lecture globale de l’œuvre de Barbey d’Aurevilly où la parole joue un rôle déterminant. Barbey d’Aurevilly, conteur avéré même s’il reste pour Philippe Berthier un écrivain de second rayon, place la parole au centre de son œuvre. Laurence Claude-Phalippou s’attache à définir avec précision cette place exacte dans les œuvres romanesques aussi bien que dans Les Diaboliques. L’ouvrage, très équilibré, est composé de trois parties où les diverses fonctions de la parole sont étudiées. A chaque fonction sont consacrés deux chapitres qui approfondissent cette étude d’abord en tant que structure, puis comme révélation et enfin comme joug. L’auteure avance à pas comptés, s’appuyant sur de nombreuses études des plus éminents spécialistes de Barbey d’Aurevilly et du conte en général, ayant elle-même publié plusieurs articles sur l’oeuvre aurevillienne et participé au Colloque du bicentenaire sous la direction de Philippe Berthier. Ce solide étayage lui permet d’avancer sa propre réflexion qu’elle illustre ensuite par l’étude systématique de l’œuvre aurevillienne. Ainsi sont définies les fonctions de la parole qui conduit du fantastique au monde sacré du récit et qui constitue elle-même l’objet de la quête, formant aussi le moteur déterminant de l’action. Il est précisé que c’est au conteur que revient le rôle d’initié, lui permettant d’agir ainsi sur un auditoire malléable, en quelque sorte conditionné et prêt dès lors à entrer de plain-pied dans le fantastique. L’introduction de voix révélatrices du destin des personnages apparaît ainsi quasiment naturelle. Ce parti-pris permet d’atteindre la dimension inconsciente des textes étudiés. Ce rôle de révélateur se situe sur plusieurs plans chez Barbey d’Aurevilly. La parole détermine donc le personnage comme l’évoque Charles Mauron par ses « métaphores obsédantes ». Laurence Claude-Phalippou, quant à elle, distingue nettement l’éloquent (qui s’affirme ainsi inauthentique), celui qui écoute comme Néel dans Un prêtre marié, de ceux dont on parle mais qui s’expriment peu ou pas du tout, comme le capucin Riculf, La Croix Jugan ou le Chevalier des Touches. L’étude de la rumeur, menée par l’auteure dans la deuxième partie, appuyée sur les travaux d’Hélène Celdran-Johannessen, attire aussi l’attention. La rumeur y apparaît comme « machine à tuer» s’affirmant comme le désir puéril de savoir mais elle reste cependant l’enjeu d’un pouvoir personnel. Le mutisme lui-aussi, ou revers de la parole, donne lieu à une analyse pertinente qui rejoint l’approche freudienne. Le silence fait triompher le désordre et laisse ainsi dominer le ça. Pour Barbey d’Aurevilly le silence est toujours tragique. Ainsi ce « satanisme aurevillien », souvent rapproché de Byron ou de Maistre, apparaît-il comme une machinerie implacable, véritable mise en question des apparences pour atteindre l’essence, comme le souligne J.Y. Tadié cité par l’auteure. Comme le veut Barbey, l’art véritable doit faire éclair sur les profondeurs de la vie. La parole qui exprime les voix – intérieures ou non – révèle en même temps ce qui sous-tend l’action et donne une pleine existence à l’être incarné par le personnage. En troisième partie, Laurence Claude-Phalippou démonte la stratégie aurevillienne et, distinguant la confidence étudiée de la conversation où le surmoi joue un rôle de censeur, démontre que le nouveau type de récit introduit par Barbey se fonde sur la psychopathologie.
Barbey, comme s’y emploiera Heidegger plus tard, cherche à dévoiler l’être même, dans son ambition de conquérir la vérité sur lui-même, et donc l’être en général. Barbey dont la vocation est d’écrire : « Ecrire, je l’ai toujours éprouvé, est un apaisement de soi-même », et qui s’incarne souvent dans ses personnages, cherche à se trouver lui-même car « c’est par la mise en récit » que le sens d’une vie se dessine ». Le règne du verbe dans la fiction, comme le souligne L. Claude- Phalippou, affirme ce triomphe de la parole. Pourquoi, en effet, ne pas rendre supportable une vie qui ne l’est plus en la sublimant en objet de conte ou de roman. Ainsi Barbey, tantôt conteur, tantôt narrateur, parfois incarné dans un personnage qui conduit le dialogue ou le subit, sonde les différentes tendances d’un cœur qu’il cherche en vain à mettre à nu. Le travail de Laurence Claude- Phalippou invite ainsi à une relecture actualisée des oeuvres de Barbey d’Aurevilly, ce qui donne tout son sens à une étude aussi riche que parfaitement ciblée.
Baudelaire. Claire Chagniot. Baudelaire et l’estampe (Lettres Françaises, PUPS, 2016). Très bel ouvrage, qui intéressera non seulement les baudelairiens, mais tous les passionnés de l’art de la seconde moitié du XIXe siècle. Baudelaire, on le sait, fut d’abord critique d’art avant d’être poète, en termes de publications. Avec un peu de complaisance, on lui attribue la parenté de la « modernité », et il est vrai que son érudition associée à sa fréquentation des artistes et à son goût de collectionneur font de lui un phare qui éclaire la période artistique charnière où il vécut ses dernières années. On citera son amitié pour Manet, qui peut-être plus que sa clairvoyance à propos de son œuvre, reste un jalon significatif des premiers balbutiements de ce qui deviendra l’art moderne. Baudelaire avait une passion particulière pour l’estampe, jusqu’alors un art plutôt mineur permettant la reproduction d’œuvres autrement inaccessibles. Sa correspondance avec les graveurs est d’ailleurs plus étoffée que celle avec les peintres, et plusieurs de ses articles consacrés aux caricaturistes et à ceux qu’on appelait alors les aquafortistes témoignent de cet intérêt. Le jour de Noël 1861, Baudelaire écrivait à sa mère : « Je ne me connais bien qu’en livres, tableaux et gravures ». Baudelaire aimait particulièrement Goya, le précurseur, puis Delacroix (qui ne lui rendit pas vraiment), et parmi ses contemporains, Daumier, Gavarni, Bresdin, Jongkind, Whistler, Meyrion, dont on lui attribue la découverte, et bien sûr Manet. De celui-ci, il fut peut-être le seul à posséder la série complète des 14 eaux-fortes que le peintre projetait de publier en album vers 1862-1863. Cet exemplaire maintenant dispersé porte sur la page de titre la dédicace « à mon ami Charles Baudelaire ». Plusieurs des planches qui le composaient furent acquises par Degas à la vente du critique Philippe Burty, qui les avaient probablement eues peu après la mort de Baudelaire. Claire Chaigniot détaille finement les méandres souvent surprenants des goûts et des acquisitions de Baudelaire à travers ses incessants déménagements. Elle montre aussi les nombreux paradoxes d’un homme qui faisait côtoyer à part égale un Manet et un Alphonse Legros, mais qui fut un des principaux promoteurs du développement considérable que prit l’estampe à son époque. Le livre est très richement illustré (ce qu’autorise le noir et blanc de la gravure, épargnant les coûts de la reproduction en couleurs), permettant de suivre facilement le propos de l’auteur. Son ouvrage est divisé en quatre grandes parties, toutes fort instructives : les collections de Baudelaire, son travail critique, la relation poésie-estampe, et les frontispices commandés par Baudelaire. Les amateurs de l’histoire des Fleurs du mal seront passionnés par ce dernier chapitre, dans lequel sont analysées les nombreuses péripéties du projet de Félix Bracquemond (« l’horreur de Bracquemond », écrivit Baudelaire à Poulet-Malassis en août 1860) pour la deuxième édition (1861). Sur la demande de Baudelaire, ce projet fut emprunté à des burins des frères Beham (vers 1543) pour un traité de gynécologie (!), à travers plusieurs copieurs interposés (de Jost Amman en 1580 à Eustache-Hyacinthe Langlois en 1851). Adam et Ève entourant l’arbre-squelette de la Connaissance disparurent dans les essais de Bracquemond, qui dut batailler ferme pour tenter de réaliser l’idée – quelque peu saugrenue, voire comique – du poète qui lui suggéra à leur place « plusieurs rangées de plantes vénéneuses, dans de petits pots échelonnés comme dans une serre de jardinier »… L’édition de 1861 dut donc se contenter du portrait de Baudelaire par le même Bracquemond, mais le poète eut néanmoins droit à son frontispice de « squelette arborescent », surgissant d’un amas de plantes vénéneuses et d’ossements, grâce à Félicien Rops, sa nouvelle coqueluche belge (« le seul véritable artiste […] que j’aie trouvé en Belgique », écrivait-il à Manet en mai 1865), pour Les Épaves en 1866 !
Berlioz. Nouvelles lettres de Berlioz, de sa famille, de ses contemporains. Texte établi et présenté par Peter Bloom, Joël-Marie Fauchet, Hugh J. MacDonald et Cécile Reynaud (Collection Actes Sud / Palazzetto Bru, 768 p., 30 €). La vocation de ce volume était de servir de suite et de complément aux huit volumes de la Correspondance générale d’Hector Berlioz, édités sous la direction de Pierre Citron entre 1972 et 2003 et publiés par Flammarion, qui n’a pas jugé bon de poursuivre l’œuvre entreprise. Cette correspondance générale, à quelques exceptions près, ne recueillait que des lettres de Berlioz ; ce complément, un fort volume de plus de sept cents pages, contient encore quelque trois cents trente lettres inédites ou partiellement inédites du compositeur relatives à sa carrière qui n’apportent qu’assez peu de nouveau. Il est essentiellement composé de lettres de sa famille ou à sa famille, les parents, le docteur Louis Berlioz et Joséphine Marmion sa femme, l’oncle Félix Marmion, les sœurs, Nanci et Adèle, les nièces. Aussi n’est-ce pas tant le musicien dont la renommée croît au fil des années, qui est mis au premier plan, que l’homme social tiraillé dans ses relations affectives, fils, frère, mari (de la pauvre Hariett Smithson, puis de Marie Recio), père.
Si cet ensemble se prête à une lecture érudite, car il contient bien des notations utiles à une meilleure connaissance de l’homme et de l’œuvre ? il offre en même temps à son lecteur, en son centre, un admirable roman de passion, celui que vivent Berlioz et son fils Louis, jeune garçon, puis jeune homme dont la sensibilité exacerbée entraîne l’instabilité des sentiments : le père tente désespérément de répondre à ses déclarations d’extrême amour qui succèdent aux reproches les plus vifs. Ce qui pourrait n’être que fonds de tiroirs pour berlioziens en devient de superbes variations sur l’histoire des cœurs. Et la mort de Louis, à trente-trois ans, à la Havane, de la fièvre jaune, est ressenti comme un véritable deuil pour le lecteur.
Desnos. Alain Chevrier. La « Clef des songes » de Robert Desnos. Une émission radiophonique sur les rêves en 1938 (Bibliothèque Mélusine, L’Âge d’Homme, 2016). Des dossiers perdus ou oubliés sur le rêve par un des premiers surréalistes, attendant leur prince charmant dans les archives du docteur Gaston Ferdière et à la Bibliothèque Jacques Doucet : voilà qui ne pouvait échapper à la sagacité d’un psychiatre féru de surréalisme, Alain Chevrier. Robert Desnos fut, on s’en souvient, un des principaux protagonistes des « sommeils » du jeune groupe surréaliste, et sa facilité à rapporter des « rêves » hypnotiques a toujours fasciné, bien qu’introduisant parfois des doutes sur la réalité hypnotique dans laquelle ils furent produits. Il s’agissait d’ailleurs davantage de phénomènes médiumniques (Entrée des médiums) que d’onirisme proprement dit. Les tables tournantes n’étaient pas loin. Par la suite, l’évolution de Desnos vers le journalisme déplut profondément à André Breton, maître de cérémonies, et sera un des facteurs de la rupture de 1929 avec le Second manifeste du surréalisme et ses tracts succédanés. Le présent ouvrage nous montre que l’ex-surréaliste Desnos resta néanmoins très proche des phénomènes de rêve, au point d’en proposer une émission radiophonique en 1938. Celle-ci était totalement interactive, car elle reposait sur les rêves d’auditeurs d’une radio privée, « Le Poste Parisien », où ils étaient rapportés et accompagnés commentaires par Desnos lui-même, avec la complicité de divers comparses parfois inattendus, dont… Gilbert Cesbron. Après la disparition de l’émission, Desnos poursuivra ce travail dans une rubrique du magazine « Pour Elle », en gardant le titre de Clef des songes. Au début des années 1930, Desnos, qui vivotait de diverses activités, dont le journalisme, avait rencontré Paul Deharme, l’époux de Lise Deharme, ancienne égérie des surréalistes. C’est Deharme, pionnier de la radio et administrateur de « Radio-Paris », qui introduira Desnos au monde radiophonique. La collaboration sera cependant de courte durée, interrompue par la mort prématurée de Deharme en 1934. Les documents – inédits – que Desnos avaient confiés au docteur Ferdière ont été dépouillés par Alain Chevrier en parallèle avec un dossier déposé à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, permettant de reconstruire la série d’émissions de 1938 au « Poste Parisien », ainsi que la suite qui parut en rubrique dans « Pour Elle » jusqu’à la fin de l’été 1941. Les transcriptions des émissions donnent un aspect très vivant aux diverses interventions, laissant cependant le lecteur sur sa faim devant l’absence ou la banalité des quelques « interprétations » qui lui sont livrées, peut-être davantage à cause des collaborateurs de Desnos que de lui-même. Bien qu’il ne le dise pas, le docteur Chevrier a dû être le premier déçu… Il écrit ainsi : « on voit que le souci de la vérité scientifique, ou même journalistique, n’est pas le but de l’équipier de Desnos [Cesbron, alias Giby] : les textes de ces rêves sont pris pour leurs images et la possibilité d’en tirer des prouesses sonores », quelques décennies avant l’audimat. L’autre raison est que le manuel utilisé par Desnos pour l’émission était La clef des songes d’Artemidore, un ouvrage antique traduit et largement expurgé au XIXe siècle, dont l’émission tirera d’ailleurs son nom. L’ouvrage insistait plus sur les capacités prédictives des rêves que sur leur signification symbolique, un aspect de voyance que Desnos paraît avoir repris sur une tonalité essentiellement ludique et poétique. Desnos voulait apparemment écrire un livre sur les rêves, dont sa mort en déportation nous a privé. Mais le fin travail d’Alain Chevrier nous permet au moins de nous en faire une idée préliminaire, tout en nous faisant découvrir quelques inédits souvent savoureux.
Louÿs. Pierre Louÿs – Georges Louis, Correspondance croisée. Éd. de Gordon Millan. Tome III, 1906-1912, et Tome IV, 1913-1917 (Honoré Champion, 2015, 660 p. et 576 p., 95 € et 98 €). Ces deux derniers tomes couvrent la seconde partie de la vie littéraire de Louÿs, même s’ils arrêtent évidemment à la mort de Georges Louis. On y retrouve bien des éléments qui se trouvaient déjà dans les lettres des deux premiers volumes (politique, famille, littérature, nouvelles diverses), mais ces éléments se trouvent ici nettement intensifiés, et parfois portés à un point extrême. Il y a d’abord la politique, dont Georges Louis était l’un des acteurs, en premier lieu au Quai d’Orsay, puis comme ambassadeur en Russie. De nombreuses lettres concernent ainsi la crise du Maroc et le Coup d’Agadir, montrant que les deux correspondants étaient l’un comme l’autre partisans d’une grande fermeté face à l’Allemagne. D’une manière générale, toute cette correspondance est remplie d’échos politiques, aussi bien intérieure qu’internationale, matière à laquelle Louÿs s’intéresse autant que son frère, commentant souvent sa lecture de la presse et émettant des commentaires assez pertinents. Une certaine prudence s’imposait cependant lorsque Georges était en poste en Russie, d’où l’adoption d’un code secret pour leur correspondance, notamment au sujet des intrigues qui conduisirent, en 1913, au rappel de Georges par Poincaré. Très intéressantes sont les lettres de guerre écrites de 1914 à 1917 et reflétant à la fois la situation dramatique du pays et les perplexités des deux correspondants. Certaines, de l’été 1914, soulignent l’état d’impréparation où se trouvaient alors la France et son armée. On y voit aussi combien ni l’un ni l’autre n’étaient dupes du « bourrage de crânes » et des innombrables bobards qui circulaient alors. Enfin, d’autres lettres de Louÿs offrent un tableau parfois piquant de l’ambiance qui régnait alors « à l’arrière », que ce soit à Bordeaux ou à Paris.
Cette correspondance mérite par ailleurs de retenir par le portrait qu’elle nous dresse d’un Louÿs constamment velléitaire et qui s’enfonce peu à peu dans la retraite et la solitude. A partir de 1906 et d’Archipel, en effet, il ne publia plus et se tint éloigné du journalisme (on voit aussi, en passant, à quel point il était soucieux de ne pas nuire à son frère par des articles un peu trop libres). Surtout, il n’arrivait point à s’assurer une sécurité financière et se désespérait de n’avoir pas un emploi fixe de fonctionnaire, par exemple conservateur de bibliothèque ou consul à l’étranger. « J’ai fait une petite liste des pays où je vivrais sans me plaindre, avec un emploi acceptable : Égypte ou Athènes, Naples, Andalousie ». Mais c’était des rêves, et il ne pouvait prendre aucune décision. Georges lui reprocha alors vivement son inaction : « Agis. Ne te laisse plus couler. » Deux ans plus tard, en 1909, même situation, mêmes rêves, et mêmes reproches de Georges… On peut se demander si celui-ci n’avait pas, à la longue, compris que son frère souffrait d’une indécision permanente et ne ferait rien pour en sortir et s’assurer un avenir. Louÿs était, comme le montre toute la suite de ses lettres, totalement inadapté à la vie pratique. Il avait cependant la chance de vivre dans un monde où était encore possible un certain laisser-aller insouciant. Alors qu’il avait cessé de publier et n’avait plus que les revenus de ses anciens livres, on le voit, en 1907, passer tranquillement cinq mois à l’hôtel avec sa femme, à Tamaris-sur-Mer ! Exploit qu’il renouvellera en 1910, mais qui l’obligera cette fois-ci à repartir chercher des ressources à Paris, en laissant sa femme en gage à l’hôtel. En 1912, Georges sera obligé, pour le renflouer, de lui envoyer plusieurs fois des chèques importants. Ce n’était pas que Louÿs eût pris en grippe la littérature ; simplement, il répugnait à monnayer ce qu’il écrivait. On le voit donc, jusqu’à la fin, multiplier les atermoiements et les dérobades pour mener à bien son roman Psyché. Il oubliera aussi son autre roman, Sirette, promis à Ollendorff. Tout cela ne l’empêchait pas de poursuivre pour lui-même une énorme quantité de lectures et de recherches érudites, dont on trouve des reflets dans sa collaboration d’alors à l’Intermédiaire des chercheurs et curieux. Dans une lettre de 1913, il donne une explication assez singulière de son état, avouant que « la littérature d’intimités amoureuses était incompatible avec l’état de mariage. Et comme je ne suis pas fort pour écrire des romans sociaux, militaires ou financiers, je n’écrivais plus rien. Maintenant, je vais essayer de m’y remettre. » Il ne tiendra parole que pendant la guerre, mais non pas pour son roman Psyché, jamais achevé ; un sursaut de création lui fera donner Poétique, puis (mais sans le publier) Pervigilium Mortis. Sa vie elle-même avait pris une allure de plus en plus statique. Renonçant aux voyages exotiques, il était devenu peu à peu le reclus de Boulainvilliers. Survenu après une période de maladie et de cécité partielle, son divorce, en 1913, le laissera désemparé. Il se lança alors dans une vie de sorties et de dissipation, nouant diverses liaisons féminines, notamment avec l’actrice Jane Moriane. Les amis d’autrefois, comme Lebey et Valéry, il les verra d’une manière de plus en plus intermittente, tout en se liant par ailleurs davantage avec Farrère, et aussi avec des érudits comme Lachèvre et Loviot. La guerre accentua son changement de vie, et le Hameau de Boulainvilliers fut le théâtre de joyeuses soirées en compagnie d’actrices, de lesbiennes et de femmes affranchies, comme Musidora, Damia, et surtout Claudine Roland, sa maîtresse d’alors. Malheureusement, comme le signale une note de Louÿs lui-même, Georges a détruit nombre de lettres de 1915, où son frère lui parlait longuement de celle-ci. L’année 1916 fut attristée par la mauvaise santé de Georges, qui mourra en avril 1917. Il n’empêche que toutes les lettres à Georges de début 1917, pleines d’analyses littéraires d’une grande perspicacité critique, sont réellement admirables, comme si c’était un peu le chant du cygne de Louÿs. Et cela l’est d’une certaine manière, car cette correspondance se termine sur cet événement qui brisa la vie de Louÿs. Après la mort de Georges, il fut quasiment orphelin, et les huit années qui lui restaient à vivre allaient constituer une tragique dégringolade (il n’y a pas d’autre mot), dont les prodromes sont visibles dans la plupart de ces lettres de 1906-1917. À cet égard, comme sur bien d’autres points, ces deux volumes sont d’un intérêt soutenu, et cette correspondance croisée est si riche, et aborde tant de sujets, qu’elle appellerait bien d’autres commentaires. – Quelques petites précisions à apporter ou erreurs à rectifier: Auguste Veinant n’était pas seulement éditeur, mais surtout bibliophile. Page 1529, au lieu de Seuliger, lire Scaliger, le célèbre philologue. El Kebir ne signifie pas, en arabe, « La grande fête », mais « le Grand ». Étrange lapsus, qui transforme le célèbre « Va, je ne te hais point » de Chimène à Rodrigue, en un monstre grammatical : « Va, je ne vous hais point ». Un barbarisme : Roscher qualifié de « classiciste allemand », et une coquille (?) des plus imprévues : « le général Lyauté ».
Musique. Le choix d’un poème, la poésie saisie par la musique, sous la direction d’Antoine Bonnet et Frédéric Marteau (Presses universitaires de Rennes, 2015, 278 p., 19€) L’histoire des relations qu’entretiennent la poésie et la musique emplirait des bibliothèques, mais l’ouvrage dirigé par Antoine Bonnet et Frédéric Marteau apporte incontestablement du nouveau en déplaçant les problématiques habituelles qui animent le sujet. Jusqu’à présent, en effet, on s’était beaucoup préoccupé d’examiner la manière dont les musiciens s’emparaient de la poésie, on s’était beaucoup intéressé à la manière de mettre des vers en musique, sans vraiment se poser la question du choix d’un poème, opération considérée comme une donnée de fait dont le caractère électif ne réclamait pas qu’on s’en inquiète. Du comment, on passe donc ici au pourquoi : pourquoi un musicien choisit-il un poème et jusqu’à quel point c’est le poème qui choisit son musicien. Antoine Bonnet et Frédéric Marteau inaugurent ce recueil d’études de cas en offrant à ce questionnement un cadre historique et conceptuel des plus féconds. Comme la poésie a connu sa crise de vers, la musique n’en finirait pas de solder une crise séculaire de la mélodie, ce qui expliquerait les mutations auxquelles on assiste encore aujourd’hui sur le plan musical. De fait, notre siècle voit s’achever une révolution commencée dans le courant du XIXe siècle. Jusqu’à cette date le modèle humaniste inventé par Monteverdi et Gesualdo, cette seconda prattica renaissante qui nouait texte et tonalité dans une mélodie portée par la voix, dominait les rapports de la musique avec la poésie. Avec le lied allemand, sous l’égide de Schumann et surtout de Wolf, tout change ; il ne s’agit plus d’illustrer un poème, mais de dresser le portrait critique d’un poète au risque parfois de verser dans l’autoportrait. Ainsi, comme l’écrit Antoine Bonnet : « Se substituant à la mise en musique d’un poème, l’essai musical autour d’un poète et/ou d’une poétique prend acte de l’irréductible singularité de la musique et de la poésie. » La mélodie n’est donc plus l’instrument qui régit les rapports de la musique avec la poésie et si les réussites de Fauré ou Duparc ont pu, en France, prolonger un moment cette conjonction des vers et du son vieille de trois siècles, l’heure est, depuis Debussy, à la mise en scène d’une disjonction dont la mélodie a fait les frais. Comme l’explique ensuite Frédéric Marteau dans une rhétorique toute derridienne, l’art de la composition consiste désormais en un acte d’exappropriation du poète et de contresignature du poème où la musique commente l’intentionnalité du texte qui devient autre. Chaque rencontre d’un poète avec un musicien engage alors une éthique de la responsabilité dans la mesure où la disjonction, si elle affranchit le musicien de tout rapport d’allégeance, ne le dispense pas de respecter l’oeuvre dont sa musique procède et de lui rester fidèle. C’est à cette esthétique et à cette éthique de la rencontre que nous convient les contributions, souvent denses et très savantes, qui suivent ces deux essais liminaires d’Antoine Bonnet et Frédéric Marteau en s’intéressant successivement à Stéphane Mallarmé, Ezra Pound, Paul Celan et Anne-Marie Albiach. Cet ensemble en appelle sans doute un autre qui renverserait la perspective et regarderait les raisons pour lesquelles les poètes investissent de tel ou tel musicien – on pense à Yves Bonnefoy ou Zéno Bianu, par exemple -, mais c’est assurément une autre histoire.
Paris. Paris ou Le Livre des Cent-et-un : anthologie, édition Marie Parmentier (Paris, Honoré Champion, 2015, 1132 p., 32 €). Il est des œuvres monumentales dont les dimensions mêmes entravent le passage à la postérité : on sait qu’elles existent, on en entend parler, on les voit mentionnées ; mais bien peu nombreux sont ceux qui les ont véritablement fréquentées tant il est compliqué de les mobiliser. L’entreprise éditoriale hors du commun que constitua Paris ou Le Livre des Cent-et-un (15 volumes parus entre 1831 et 1834), considérée comme le prototype de la littérature panoramique, vient quant à elle de s’extraire définitivement de cette catégorie. Grâce au travail éditorial et critique opéré par Marie Parmentier sur cette collection, le lecteur dispose dorénavant d’un volume certes particulièrement épais, mais néanmoins très maniable, qui lui offre une éclairante anthologie de ces textes que 172 écrivains du temps produisirent pour secourir le libraire Ladvocat, souhaitant le remercier ainsi d’avoir « si puissamment contribué […] à consacrer l’indépendance de la profession d’homme de lettres » (p. 13).
Dans une roborative introduction, l’éditrice démêle les circonstances de la parution et en éclaire autant qu’il est possible les zones d’ombre – qui ne manquent pas au vu de la personnalité et des motivations souvent fort complexes du sieur Ladvocat. Tout en remarquant à juste titre qu’« aucune exclusive idéologique ou littéraire n’est perceptible dans Le Livre des Cent-et-un, où l’on entend les voix des hérauts du bonapartisme, de l’orléanisme, de l’ultracisme et du républicanisme, mais aussi de classiques acharnés et de romantiques militants » (p. 23), Marie Parmentier met également en lumière de notables absences, comme celles de Balzac (pourtant annoncé dès le premier tome) et de Stendhal.
Le sujet commun choisi par les auteurs est la description de Paris et de ses mœurs, s’inscrivant ainsi délibérément dans le double sillage du Diable boiteux de Lesage et du Tableau de Paris par Louis-Sébastien Mercier. Une fois le thème donné, chaque écrivain était libre de sa production, ce qui explique leur extrême variété et la disparate certaine des volumes, Ladvocat devant se débrouiller pour la composition de chacun d’entre eux avec les textes alors effectivement remis… Marie Parmentier propose un aperçu convainquant de ce qui lui apparaît, de ce fait, moins comme un « panorama » que comme un « kaléidoscope, où des images s’enchaînent les unes aux autres par des jeux de déformation successifs » (p. 62). Son anthologie propose 62 des 246 textes (tous listés en annexe) de l’édition originale, sélectionnés en fonction de la postérité de leurs auteurs, de l’intérêt historique – et parfois littéraire – de leur contenu. Ils ont été classés en trois ensembles thématiques (« Types et lieux parisiens », « Vie politique » et « Vie littéraire ») qui se prêtent particulièrement bien à la lecture. Nul n’a plus de raisons d’ignorer maintenant à quoi ressemblait « Une journée de flâneur sur les boulevard du nord »…
Renan. Balcou, Jean, Ernest Renan. Une biographie (Honoré Champion, « Romantisme moderne », 2015, 472 p.) L’actualité renanienne, qu’une observation trop rapide pourrait croire en sommeil, montre à nouveau sa vivacité avec la parution d’une nouvelle biographie par un de ses représentants les plus éminents, Jean Balcou. Professeur émérite de l’Université de Bretagne occidentale, spécialiste reconnu de Renan, il nous offre maintenant un vaste panorama de la vie et de l’œuvre du grand historien. Si on compte plusieurs solides biographies de Renan, certaines très récentes (F. Mercury, 1990, J.-P. van Deth, 2012, et, dans une certaine mesure, A. Stanguennec, 2015), celle de Jean Balcou les complète et les prolonge. Déjà auteur de plusieurs études sur Renan, Jean Balcou dirige depuis 1995 la publication de sa Correspondance générale, dont quatre volumes ont été publiés chez H. Champion.
Jean Balcou ne s’inscrit pas précisément dans le genre en vogue de la biographie intellectuelle, comme le font A. Stanguennec ou J.-P. van Deth ; il accentue plus que ses prédécesseurs les travaux et la pensée de Renan, en s’appuyant notamment sur des textes rares voire inédits, et s’écarte davantage de l’histoire personnelle et d’une certaine emphase romanesque. Le titre de l’ouvrage annonce déjà ce choix de la sobriété et l’ordre chronologique suivi tout au long de dix- huit chapitres. La complexité de certaines périodes de la vie de Renan est ainsi plus facile à appréhender pour le lecteur, le contexte de chaque texte ou travail étant bien rendu. Sans introduction, c’est le premier chapitre qui explicite le projet de la biographie : comprendre « qui fut Ernest Renan », et comment il est devenu un « homme de division » (p. 23), comme le montre l’émoi suscité par sa mort et par l’érection du monument qui lui rend un provocant hommage à Tréguier. L’enfance bretonne et la jeunesse sont en toute logique marquées par un grand attachement à la vie privée du jeune garçon, et s’appuient essentiellement sur des documents historiques, la correspondance et les Souvenirs (1883). Bien complète et sans grande effusion, cette partie solide et étayée aurait peut-être pu détailler plus amplement la formation disciplinaire et les lectures de Renan. L’influence allemande est bien rappelée, mais a été plus approfondie dans le récent ouvrage d’André Stanguennec (Ernest Renan, De l’idéalisme au scepticisme, 2015). Ces premiers chapitres, d’un ton plus sobre qu’il n’est de coutume dans nombre de biographies intellectuelles, mais sans pédanterie, s’attachent déjà à rechercher les germes de la pensée historique, philosophique et philologique de Renan dans ses premiers textes connus, sans pour autant pécher par téléologisme biographique. Les années du séminaire sont bien retracées et s’appuient sur les Souvenirs et de nombreux documents intimes de Renan datant de cette période. De même, la sortie et le lancement d’une nouvelle carrière sont particulièrement documentées. En plaçant systématiquement en parallèle les débuts littéraires et journalistiques, Jean Balcou permet à son lecteur de comprendre les enjeux des différents textes et d’en montrer la cohérence : l’ensemble de ces écrits, qui aurait pu sembler épars, est ainsi appréhendé, analysé et restitué avec brio. Le voyage en Italie et les travaux qui en découlent sont amplement dépeints et rappellent les deux faces de Renan, entre science et tentation littéraire. S’il ne s’étend pas sur la vie privée du philosophe, Jean Balcou ne l’occulte pas, et rappelle les difficultés du ménage Renan et de la cohabitation avec la sœur Henriette. Sans oublier l’étude sur les langues sémitiques, les traductions « provocantes » de la Bible sont analysées et commentées avec profit. La mission de Phénicie (1860- 1862) occupe tout un chapitre, tout comme la « bombe » qu’est Vie de Jésus (1863). La candidature malheureuse aux élections législatives de 1869 est replacée dans un contexte plus vaste, celui de la « tentation politique », et les suites de 1870 occupent elles aussi un chapitre. L’Histoire des origines du christianisme est surtout rendue par l’attachement à Néron, une petite section consacrée à l’influence de cet Antéchrist sur La Tentation de saint Antoine (pp. 295-297) pouvant s’avérer profitable à nombre de lecteurs. Le cycle de conférences et la poursuite du projet historique laissent progressivement place à une réception ambiguë et controversée de Renan dès son vivant, Maurice Barres et Romain Rolland ayant eux aussi leur section (pp 357-362). Les derniers jours et la mort de Renan sont amplement racontés, mais sans pathos ; le dernier chapitre relate la suite du premier, en reprenant les controverses autour de la célébration du centenaire de Renan (en 1923), et renvoie à La destinée posthume d’Ernest Renan de Maurice Gasnier (1988).
Cette biographie d’Ernest Renan réussit le pari toujours difficile de l’alliance d’une grande érudition et d’un abord agréable et plaisant ; si elle ne romance pas la vie et les réussites d’Ernest Renan, elle privilégie un très vaste travail sur les études et les textes intimes. Dans sa grande sobriété, elle reste malicieuse, le biographe n’hésitant pas à se mettre lui-même en scène, tant pour son « essoufflement » à suivre l’intense production que pour l’impossibilité à retrouver une lettre d’Henriette à sa mère, où elle se plaint d’entendre l’intimité du jeune couple dans la chambre voisine. Jean Balcou éclaire l’ensemble des travaux d’Ernest Renan en les étudiant de très près et en recherchant l’homme, l’historien, dans ses travaux historiques, sa vie derrière l’œuvre ; il ne s’agit pas pour lui d’expliquer par la vie, mais bien de voir la vie dans l’œuvre. Cette biographie s’inscrit d’emblée comme un ouvrage de référence au sein des études renaniennes, tant pour le vaste panorama qu’elle offre que pour son minutieux et précis travail sur des textes rares, voire inédits. Elle s’appuie sur les recherches les plus récentes, comme le signaient les « Choix bibliographiques » placés en fin de volume. La table des matières, très précise, permet un repérage rapide quand l’index nominum semble fiable. Il n’en est que plus dommage de voir quelques scories entacher ce très beau travail ; la localisation de quelques sources inédites n’est par ailleurs pas toujours précisée, et la lettre du 27 août 1862 annoncée comme inédite (p. 298) semble bien être celle, adressée à Adolphe Guéroult, qui clôt le quatrième volume de la Correspondance générale (2014, Annexe 2), et que l’on retrouve dans les Dialogues et fragments philosophiques (1876). Ces (bien rares) manquements n’égratignent cependant pas une biographie solide et complète, dont l’écriture fluide ne se laisse aller ni à l’emphase ni au romanesque, mais reste, en tous points, aussi exigeante que l’homme qui l’a inspirée.
Peyrebrune. Georges de Peyrebrune, Correspondance. De la société des gens de lettres au jury du prix Vie heureuse, Nelly Sanchez (éd.), (Paris, Classiques Garnier, 2016, 171 p.) Les 116 lettres proposées par Nelly Sanchez, spécialiste des écrivaines de la Belle Epoque, sont passionnantes. Pour la composition de ce volume, l’éditrice a croisé deux fonds, l’un appartenant à la bibliothèque de Périgueux, l’autre à la bibliothèque Marguerite Durand à Paris. Elle a fait précéder cette édition de lettres d’une solide préface (p. 9-38) dans laquelle elle rappelle le contexte singulier de la Belle Epoque, la forte présence de femmes auteurs célèbres qui la caractérisent, et la personnalité de cette femme de la petite aristocratie, Mathilde de Peyrebrune (1841-1917), originaire de Dordogne, qui fit une solide carrière littéraire en changeant non pas de patronyme mais de prénom, se masculinisant ainsi comme un certain nombre d’écrivaines du temps, tout particulièrement les au- teures de romans populaires. Sous le pseudonyme de Georges de Peyrebrune, elle est l’auteure de plusieurs dizaines de romans – le catalogue de la BnF compte 61 entrées à son nom, dont certains romans en plusieurs éditions successives, illustrées à l’occasion, parmi lesquels Le Roman d’un bas-bleu (1892) qui décrit la situation difficile d’une femme savante.
Ce sont surtout les lettres reçues par l’écrivaine qui constituent cet ensemble original, depuis la lettre envoyée en 1881 par Juliette Adam, alors directrice de La Nouvelle Revue qu’elle avait fondée (elle refuse la publication du roman Gatienne que Peyrebrune lui a envoyé) jusqu’à celle que lui fait parvenir Marcelle Tinayre en juin 1917. Sans doute le matériau épistolaire ainsi reconstituée dresse-t-il surtout de Georges de Peyrebrune un portrait en creux : l’auteure y apparaît comme une femme généreuse à laquelle d’autres femmes se confient un peu, dont elles saluent unanimement la capacité d’écoute et, souvent, le réel talent. Les lettres les plus étonnantes sont celles que lui adresse Rachilde, originaire de Périgueux, alors qu’elle a publié Monsieur Vénus (1884) à Bruxelles et qu’elle a fait l’objet d’une condamnation in absentia pour atteinte aux bonnes mœurs. Rachilde lui avoue accepter le mariage (avec Jules Valette qui dirigera le Mercure de France) comme elle accepterait « un suicide » (lettre du 30 mars 1889, p. 67), se brouiller avec sa famille pour des questions d’argent, puis, quelque temps plus tard, s’inquiéter d’avoir confié sa petite fille à sa mère, bientôt déclarée folle et internée (lettre du 28 août [1894 ?], p. 76-77).
Toutes les lettres adressées à Georges de Peyrebrune ne sont toutefois pas aussi personnelles ; la plupart portent sur des questions de littérature et permettent notamment de comprendre comment fonctionne le réseau de relations qui s’est créé, entre femmes, tant au sein de la Société des gens de lettres (qui attribuent notamment des récompenses et des aides financières à ses sociétaires des deux sexes) qu’à l’intérieur de l’académie de dames créée pour l’attribution du prix « Vie heureuse » : ce dernier prend d’abord le nom de la revue qui l’a imaginé avant de fusionner avec une autre revue, Femina, et de ne plus porter pour titre que « Prix Femina ». On voit ainsi Georges de Peyrebrune demander de plus en plus souvent quelque recommandation (souvent pour obtenir quelque subvention) à ses amies écrivaines au fur et à mesure qu’elle avance en âge et qu’elle rencontre des difficultés financières croissantes. Certaines de ses relations, Marcelle Tinayre, Juliette Adam, Aurel, Lucie Delarue-Mardrus, Daniel Lesueur, Herminie de Rohan, Judith Cladel ou Gabrielle Réval, sont alors célèbres, souvent très fortunées ; l’estime manifeste qu’elles portent à la personne mais aussi aux romans de Georges de Peybrune, qui appartient comme elles au jury du prix « Vie Heureuse », les conduit à intervenir sans réserve en sa faveur.
Accompagné d’utiles notices biographiques des auteures de la plupart de ces lettres, chaque lettre se trouvant soigneusement annotée, le volume édité par Nelly Sanchez, déjà éditrice d’un échange épistolaire entre Camille Delaville et Georges de Peyrebrune (1884-1888), participe d’une histoire des écrivaines de la Belle Epoque qui demeure pour l’heure très incomplète. On ne peut que le recommander à tous ceux et celles que le sujet intéresse. Il ne reste à souhaiter que l’éditrice poursuivra son beau travail de mise à jour et d’édition de lettres des écrivaines d’un temps qu’elle connaît bien.
Rimbaud. Jean-Michel Djian, Les Rimbaldolâtres (Grasset, 2015, 128 p., 13 e) Producteur d’une épique traversée radiophonique intitulée « Rimbaud en mille morceaux », Jean-Michel Djian propose avec cet opuscule un réjouissant prolongement à ces longues heures d’interviews dont il avait réjoui les auditeurs de France Culture à l’été 2015. De Verlaine à Joey Starr défile sous nos yeux éberlués le cortège des rimbaldolâtres qui s’est constitué depuis un siècle et demi. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ledit cortège ressemble plus à la monstrueuse parade des Illuminations qu’au défilé tranquille de quelques dévots bien calmes. Que de passions, d’égarements mêlés de sincérité déçue, de malhonnêtetés bien intentionnées ! Dans un style piquant et distancié de son sujet, Jean-Michel Djian revient sur quelques-unes des guerres picrocholines qui ont ravagé les territoires de la Rimbaldie pour mettre en valeur le caractère à la fois monstrueux et le plus souvent complètement vain des affrontements auxquels se sont livrés les thuriféraires de Rimbaud. Le sentiment d’absurdité naît ainsi de l’alacrité du récit qui se refuse à l’explicitation des enjeux qui ont pu animer telle ou telle bataille : ici, on se bat durant une décennie pour une virgule ; ailleurs, on s’écharpe sur une expertise anthropométrique susceptible d’identifier le grand homme sur une photographie sortie d’une brocante. Chacun y va de son ego, de son autorité ou celle d’un autre. À la fin ne reste qu’un champ de ruines qui laisse atterré l’observateur extérieur qui aura bien voulu garder ses distances. C’est un peu injuste pour les rimbaldologues qui, malgré tout, continuent à faire avancer notre connaissance de l’œuvre, mais c’est aussi salvateur et terriblement jubilatoire.
Schwob. Cédric de Guido, Marcel Schwob, du journal au recueil (Classiques Garnier, 2015). Marcel Schwob (1867-1905) est un des grands ressuscités littéraires, comme le relevait Alexandre Gefen au colloque des Invalides de 1997 (Marcel Schwob et le genre de la ‘vie imaginaire’) : méchamment classé par Thibaudet parmi les « antiquaires juifs de la rive-gauche », pillé secrètement et anonymement par Gide et consorts, oublié même par ses amis, comme quand Valéry, après lui avoir dédié L’introduction à la méthode de Léonard de Vinci, se ravisa, ou ne donnant lieu qu’à une seule thèse en un siècle ! Mais la résurrection n’en est que plus visible, et la thèse d’université de Cédric de Guido qui sert de trame au présent ouvrage en est un témoignage. L’auteur s’attelle à analyser les relations intimes entre le travail journalistique intense de Schwob et ses ouvrages littéraires, relevant qu’en fait, quasiment toutes les œuvres de Schwob ont d’abord paru dans des journaux. « Journaliste du genre savant et de l’espèce rare », disait Jules Renard. Le jeune Schwob fut ici particulièrement précoce, puisque son premier article, une critique du Capitaine de quinze ans de Jules Verne, parut dans « Le Phare de la Loire » le 23 décembre 1878 : Il avait onze ans ! Son père était le propriétaire du journal, certes… Mais Schwob écrira par la suite des centaines de chroniques dans ce journal, « L’Écho de Paris », « Le Journal », et « L’Événement » notamment. Seul l’ouvrage Mœurs des diurnales est un recueil «testamentaire» (publié en 1903 sous ie cryptonyme rabelaisien de Loyson-Bridet) dont le contenu ne parut pas dans la presse (qui s’inspira néanmoins de deux articles du « Mercure de France » de la même année). Mais il s’agissait justement d’un travail sur le journalisme, avec une série de citations des journaux de l’époque que Schwob prit comme exemples de la dégradation du langage journalistique, dans laquelle savoir et journalisme divergent. Paradoxalement, Schwob, dans sa « résurrection » actuelle, n’est presque jamais considéré comme un journaliste, mais « comme un artiste érudit ciselant dans sa tour d’ivoire quelques contes symbolistes ». Mais pour Schwob – et pour la plupart des écrivains-journalistes de son époque (Vallès, Mirbeau ou Bloy en particulier) – , journalisme et littérature n’étaient en fait pas séparés l’un de l’autre, séparation qui ne survint qu’après sa mort quand le journalisme devint un métier en soi. Érudit, savant, conteur symboliste, philologue, journaliste prolifique : voilà tout Marcel Schwob, et c’est peut-être la juxtaposition de l’érudition et du journalisme qui a fait oublier le second chez Schwob, devant l’inanité actuelle de l’écriture journalistique. L’auteur aborde les moyens que Schwob a utilisés pour transformer son savoir en fiction parfois fantastique, justifiant le terme de contes plutôt que de nouvelles, et comment ses recueils ont acquis une homogénéité que la rédaction fragmentaire pour la presse aurait pu dénier. Les textes de Schwob n’ont en effet jamais été publiés sous forme de feuilleton pourtant si fréquent à l’époque, ce qui souligne la conviction d’une certaine indépendance entre eux des textes ensuite réunis par Schwob en recueils, mais aussi que ces textes étaient étroitement identifiés au journal où ils paraissaient, et étaient avant tout conçus pour la presse.
Wilde. David Charles Rose, Oscar Wilde’s Elégant Republic. Transformation, Dislocation and Fantasy in fin-de-siècle Paris (Cambridge Scholars Publishing, 2015, 669 p., s.p.m.). Ce premier volume de ce qui s’annonce comme une trilogie rassemble un nombre considérable d’informations illustrant l’attrait de Paris à la fin du dix-neuvième siècle. Par ses séjours parisiens et son parcours Oscar Wilde sert de focalisateur dans cette foule de données dessinant une topographie des affinités esthétiques et culturelles où les notions d’acculturation et de transmutation expliquent la dynamique des échanges. C’est seulement à la fin de l’ouvrage que le propos se concentre sur l’auteur irlandais, en particulier sur Salomé et évidemment ses dernières années après sa libération de prison en 1897 jusqu’à sa mort à l’Hôtel d’Alsace, au 13 rue des Beaux-Arts le 30 novembre 1900. Mais cela ne concerne que 80 pages et la majeure partie du livre de Rose porte sur différents aspects de la vie parisienne qui servent à mettre en lumière les « filiations de l’esprit » pour reprendre une formule que Rose emprunte à Marylène Delphis-Delbourg. Les formes de conflit et de cohabitation entre la république bourgeoise et la contre-culture qu’elle suscitait voire autorisait illustrent ce que Rose appelle la distinction entre Paris et un métaParis. Et ce qui est tout particulièrement examiné ce sont les modalités de transformation et de dislocation des faits culturels (comme autant de mêmes) qui pèsent et agissent sur l’identité des acteurs comme des observateurs. Les fluctuations de l’identité artistique, sexuelle et socio-historique se retrouvent dans l’histoire mouvementée des revues, comme quand Rose parle de l’absorption du Banquet par La Revue Blanche en 1893. Les multiples formes de convivialité, commémoration et commerce (sexuel ou autre), les évolutions de clientèle et les changements générationnels sont détaillés dans un chapitre sur le Café, du Procope à d’autres hauts lieux disparus comme le Café Tortoni dont les habitués étaient notoirement appelés tortonistes. Il s’agit avant tout de souligner un mode de vie parisien sui generis qui, au-delà du paraître, est de l’ordre de l’être et non du faire. Là encore les fils et connexions reliant tout le personnel fin de siècle sont fort bien tissés. On retrouve plus loin, dans l’évocation du flâneur au chapitre 9, cette conception de l’être parisien qui devient un mode de connaissance. Les difficultés relatives de Wilde à suivre les règles de bonne conversation à la française, relevées par Jules Renard en particulier, servent à souligner l’idiosyncrasie du milieu et à tempérer l’idée d’une parfaite affinité élective entre Wilde et Paris. La question de son succès parisien en 1883 ou surtout en 1891 est ainsi minutieusement traitée, dans une confrontation systématique des sources, témoignages et récits postérieurs que l’on peut qualifier de mythopoïé- tiques, à commencer par Gide. C’est l’occasion pour David Charles Rose de dire tout le mal qu’il pense de certaines biographies de Wilde et d’adresser de fort sévères reproches aux travaux de Jean de Langlade par exemple. Perçu comme un « blagueur » et comparé à un « Milord Arsouillé », l’auteur du Portrait de Dorian Gray a certes fréquenté les grands salons et pénétré les coteries, mais cela ne fait pas de lui une coqueluche. C’est ainsi que le statut de Wilde à Paris qui permet au mieux de comprendre son implication dans les enjeux esthétiques est celui d’observateur et non d’objet d’observation, même si cela implique de renverser quelques aspects du mythe. Car si le projet de Rose est bien de traiter Paris comme fait, expérience et construction, il n’agit évidemment pas de même avec Wilde. Sa méthode de renforcement des sources historiques par les œuvres de fiction utilise souvent Zola (avec un excellent passage sur l’évolution sociale voire le déclin de la danse, comme symptôme d’une société aristocratique en ruine dans le chapitre 10) et de manière plus inattendue parfois Thomas Hardy, pourtant absent de l’index mais pas de la bibliographie. Le tableau de la colonie anglo-saxonne est complété par un chapitre sur les « bons » Américains (qui s’installent à Paris). Mais si le chapitre, tout aussi riche et référencé que le reste, semble moins bien s’intégrer à l’ensemble du propos c’est justement pour souligner une moindre intégration des réseaux et les inégales sympathies de cette communauté avec le méta-Paris- ce qui n’empêche certes pas Sargent de souffrir, à rebours, du rejet des cercles parisiens officiels avec son portrait de Madame X en 1884. La démarche de Rose n’est pas rigide, et les analyses du Paris vécu, décrit, rêvé et réinventé s’étayent de manière très souple. Un bel exemple se trouve dans le chapitre 13, où l’histoire abrégée de comment les lorettes ont remplacé les grisettes se double d’un relevé de l’instabilité artistique de certains types, de Boule de Suif à Mimi, tout en écornant l’image d’absolue féminité de la Parisienne. Rose se plaît souvent, quitte à faire une pause dans la démonstration et à risquer des rapprochements hasardeux, à énumérer les occurrences d’un nom (Arsouillé, Kiki, Lapin Agile), dans la mesure où les thèmes de transformation et dislocation passent forcément par le tohu-bohu linguistique. De la même manière une apparente digression sur les duels impliquant artistes ou journalistes, plus fréquents en France qu’outre-Manche, et où on apprend qu’une bouteille de champagne a pu être choisie comme arme, permet de compléter ce tableau d’une société où le désordre même aime à se donner des règles. Mais tant de références amènent hélas quelques simplifications quand le propos porte sur les querelles d’artistes par exemple. Prenons la rupture entre Zola et Cézanne traitée en quelques mots page 69. La brouille a été plus progressive qu’on se dit ici et ce n’est pas la publication de L’Œuvre (1886) qui marque une rupture définitive, comme l’atteste la découverte récente d’une lettre de Cézanne à Zola, datée du 28 novembre 1887, remerciant chaleureusement ce dernier pour l’envoi de l’édition reliée de La Terre. De même, dans l’énumération des références diverses à la frénésie parisienne, il semble parfois manquer une élucidation politique des formes de rhétoriques utilisées, marquant plus explicitement les différences entre discours français et discours anglais. Ainsi les commentaires de l’observateur anglais Thomas March décrivant en 1896 des mouvements de foule des années 1870 et 1871 sont justement décrits comme pétris de stéréotypes nationaux. Il aurait été utile ici de mentionner les échos directs du Carlyle de La Révolution Française (1837) qui informa tout l’imaginaire politique anglais du XIXe siècle et dont Rose rappelle d’ailleurs plus loin que Wilde pouvait en réciter plusieurs extraits. On peut comprendre que, par la masse des références, les citations du corpus français ne soient pas toujours données dans l’original mais les nombreux passages d’une langue à l’autre entraînent quelques coquilles et autres ‘transformations’ joyeuses comme quand L’Arraignée (sic) de Cristal de Rachilde devient L’Arraignée (sic) et le Cristal avec de plus un usage tout anglais des majuscules. Il y a aussi quelques confusions; par exemple, le recueil de chroniques de Jean Lorrain, Une Femme par jour (1896), n’est pas un roman lesbien. L’ensemble reste cependant remarquable et passionnant. Plusieurs passages manifestent une appréhension et une connaissance du sujet d’une rare ampleur comme ce remarquable exposé du goût montant pour le hiératique et le geste incantatoire convoquant, dans des paragraphes riches et précis, les contributions de tous les arts dont le théâtre de marionnettes. Au total, les dynamiques relationnelles entre Wilde et Paris sont si bien mise en valeur, sans que l’on puisse hélas tout citer, que l’on attend la suite avec impatience.
Julien Bogousslavsky, Stéphanie Dord- Crouslé, Cédric Gauthier, Azélie Fayolle, Jean-Philippe Guichon, Jean-Paul Goujon, Muriel Louâpre, Macé, Michel Pierssens, Martine Reid, Claude Schopp.