EN SOCIÉTÉ
Alliage, culture, science, technique, n° 75 et 76, printemps et hiver 2015, 18 €. Un esprit facétieux souffle sur le numéro 76 de l’excellente revue Alliage, et pas uniquement du fait de l’artiste invité, l’inénarrable Thierry Lagalla, qui déploie en couverture et à l’intérieur un univers réinventé à travers la forme omnipotente de la patate (« Tartifla e lume de pocha », tout un programme de physique amusante). Côté facétie donc, une excellente « nosographie des sciences » décrypte les pathologies associées aux travaux de recherche, de la dogmatite, au terrible trouble obsessionnel du facteur d’impact et une fiction scientifique sur la magie scientifique de Daniel Suchet. À la limite du genre sérieux aussi, on aurait grand intérêt à se pencher également sur le texte de Léo Grasset, l’animateur bien connu désormais de la chaîne de vulgarisation Dirty Biology, qui appelle de ses vœux l’exploitation pédagogique des jeux — ce qui n’est pas très neuf — et des ressources illimitées de l’univers de la fiction, ce qui l’est davantage. Côté esprit littéraire à présent, nos lecteurs trouveront sans doute quelque agrément à une relecture avisée des grandes dystopies du XXe siècle par Jean- Luc Gautero, qui n’a pas de mal à montrer qu’on y lit à tort une critique de la science. Les mallarméens se plongeront avec délice dans l’article ardu de Philippe Séguin rapprochant les recherches du prince des poètes et celles des mathématiciens, via l’ingénieur des lettres Edgar Allan Poe. Et les plus curieux pousseront jusqu’à redécouvrir Simondon et la synthèse subjective de Comte… Tout cela et plus encore, en 118 pages, avec une belle énergie et un indiscutable éclectisme. Du numéro 75, nettement moins littéraire, on retiendra le remarquable travail de fiction documentaire photographique d’Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz, « Lost in fathoms », et la traduction commentée de Darwin et les machines de Samuel Butler, le reste n’étant pas moins passionnant, mais sortant de notre juridiction.
Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 217, 2015-3, Classiques Garnier, 2015. Catherine Mayaux présente ce numéro original du Bulletin, consacré aux réponses reçues de quelques écrivains contemporains, sollicités de dire leur rapport à Claudel. Le projet n’avait rien d’évident. Aussi admiré que soit le poète- dramaturge-essayiste, etc., son influence actuelle est pour le moins limitée, d’autant que la réputation de l’homme a notablement souffert ces dernières années aux mains de nombreux essayistes et historiens peu complaisants. Il s’est pourtant trouvé une poignée d’écrivains pour relever le défi : quelques vers pour François Cheng et André Velter, des textes plus développés pour d’autres, généralement sur le mode de la réminiscence autour de découvertes adolescentes (C. Louis-Combet, G. Macé, J.-P. Siméon, P. Forest). À noter une intéressante étude de M. Tsoutsoura sur « Claudel en Grèce ». Dans cet ensemble, le grand poète franco-libanais Salah Stétié se distingue toutefois avec un bel essai à la fois très personnel et très finement critique sur l’œuvre de Claudel. Les japonisants seront très intéressés quant à eux par l’article de Michel Wasserman sur l’estampe de Nô (Claudel possédait un exemplaire du précieux Cent pièces de Nô de Kôgyo). Marie-Victoire Nantet revient enfin avec beaucoup de rigueur sur les relations de Paul et de Camille dans « Camille Claudel, folie attestée, folie contestée » — très bonne synthèse de ce douloureux dossier. Le numéro est complété par les habituelles chroniques : rencontres de Brangues, comptes-rendus, résumés de soutenances.
Larbaud. Cahiers Valéry Larbaud, n° 52, 2016, Classiques Garnier (175 p., abonnement 30 €). L’essentiel de ce numéro est occupé par la suite (et fin) de la correspondance croisée Larbaud- Royère, qui s’étale ici de 1928 à 1935. Une grande cordialité réciproque se fait sentir dans ces lettres, Royère admirant vivement Larbaud, lequel éprouve pour lui à la fois de l’estime, de la reconnaissance et de l’amitié. Il est très souvent question de la revue Le Manuscrit autographe, animée par Royère, qui ne cesse de solliciter de la copie de son ami. Celui-ci s’exécute, mais s’affirme très pris par son travail personnel (notamment sa traduction des Carnets de Samuel Butler), et sa collaboration se fera plus rare au fil des années. De son côté, Royère est en proie à des soucis familiaux et à des problèmes d’argent. Lorsque, en 1935, Le Manuscrit autographe disparu fera place à La Phalange, Larbaud se dérobera, et leur correspondance cesse brusquement. On comprend l’accablement de Larbaud, quand on sait que la nouvelle Phalange deviendra une revue fasciste, imprimant des discours de Franco et de Mussolini, et exaltant sans relâche ces deux dictateurs. Par ailleurs, Royère, avec une touchante ingénuité, ne cessait d’exalter Jean-Antoine Nau, dont il assurait : « C’est plus vivant, et varié et aussi magistral de style que Flaubert ». La correspondance de Nau ? « Plus belle que celle de Flaubert » ! De la poésie de Jacques Prado, il n’hésite pas à écrire : « Il avait au moins l’étoffe d’un Rimbaud ». Larbaud était surtout très réticent devant la littérature d’Armand Godoy, dont Royère s’était fait le bouillant champion : « sa gloire deviendra immense », prédisait-il, assurant que « nous allons peut-être revoir un Poète Mondial ! ». Pour le reste, les lettres donnent des nouvelles du quotidien : état de santé (Royère est souvent dépressif), voyages de Larbaud, remerciements pour des livres, projets, etc. On y voit les deux correspondants communier dans l’admiration pour la poésie d’Emmanuel Lochac ou la prose de d’Ablancourt, ou signaler de nouveaux venus (Yourcenar, Audiberti). Mais Larbaud met un certain soin à éluder diverses demandes, et ce d’autant qu’il n’aime guère s’attarder à Paris, devant cacher son union avec Maria Angela Nebbia. Ces lettres constituent ainsi un double portrait : celui d’un Royère hyperbolique et en proie à des difficultés multiples, et d’un Larbaud plus discret et cherchant souvent la « retirance ». Deux petites remarques : en 1931, Pierre Louÿs aurait eu du mal à « publier » dans Le Manuscrit autographe, car il était mort depuis six ans. D’autre part, les « poèmes lesbiens » écrits par « une poète célèbre » [sic] dont parle Royère dans sa lettre du 31 août 1932 sont probablement ceux adressés en 1902-1905 par Lucie Delarue-Mardrus à Natalie Barney, et que celle-ci publiera hors commerce en 1951 sous le titre de Nos Secrètes Amours (Royère connaissait l’Amazone, tout comme il était l’ami de la belle Liane de Pougy).
Péguy. L’Amitié Charles Péguy, n° 151, Juillet-Septembre 2015. Sous le titre « Tour de France de Péguy : échos du centenaire », le vénérable bulletin (entré dans sa 38e année), rassemble dans ce numéro divers documents témoignant des activités non moins diverses auxquelles aura donné lieu la commémoration de la mort de Péguy, « tué à l’ennemi » le 5 septembre 1914. À côté de pieux rapports et de rapides discours rappelant les rassemblements tenus dans plusieurs villes, ce volume présente aussi quelques études dignes d’intérêt. On y retrouvera Péguy avec toute sa fougue, son charisme, sa rigueur toute militaire (ce pacifiste internationaliste croyait certaines guerres justes et avait apprécié sa formation militaire), sa foi et ses contradictions. On notera en particulier « La bataille des mots : Charles Péguy et l’écriture de combat » de Jennifer Kilgore-Caradec, « Péguy ou le contretemps d’écrire » de Denis Labouret, « Charles Péguy, du collège Sainte-Barbe à la Fondation des Cahiers de la Quinzaine. Naissance d’un chef », de Michel Leymarie, ainsi que « Villeroy. Le lieutenant Péguy “tué à l’ennemi” », de Jean-Pierre Rioux. L’ascendant immédiat de Péguy, la force et l’étendue de ses amitiés (d’Alain-Fournier aux Tharaud et à beaucoup d’autres), l’intensité de son engagement politique, son talent de chef sont les aspects cruciaux de sa personnalité sur lesquels insistent tous les articles, qui n’évoquent le poète qu’en passant. Péguy n’est sans doute lu aujourd’hui que par un cercle restreint d’amateurs ; ce numéro du bulletin pourra donner l’envie de découvrir ou de redécouvrir l’homme exceptionnel, le lieutenant héroïque qu’une balle en plein front faucha debout à la tête de sa compagnie. L’immense carnage insensé ne faisait que commencer. Déjà, la journée du 22 août avait fait à elle seule 27 000 tués.
Autour de Vallès, revue de lectures et d’études vallesiennes, « La mort du livre » (Les amis de Jules Vallès, Clermont-Ferrand, 2015). Belle revue que celle consacrée à Vallès et à la civilisation du livre par l’université Jean Monnet. Composition soignée, illustration de qualité, un plaisir rare dans l’édition universitaire. L’histoire que nous raconte cette livraison est celle d’un espoir déçu : l’avènement du livre, aux jeunes heures du XIXe siècle, comme instrument d’émancipation et modèle de civilisation. Cet avènement fut aussitôt suivi d’une désillusion, qu’exprime l’annonce prématurée de la « mort du livre » : dès les années 30, l’influence du livre semble écrasée par celle du journal, une furie de publications vite brochées vite oubliées... La mort du livre si tôt, deux siècles avant Google et Facebook ? C’est bien sûr du livre comme idéal qu’il s’agit ici, comme le relève Yoan Verilhac, et au fond Goncourt comme les autres auteurs convoqués peuvent donner le sentiment de ces polémistes qui se battent contre des ombres, car le livre n’est pas le corps des Lettres, il ne leur appartient ni ne s’y résume, emporté qu’il est par le charroi du divertissement imprimé. N’empêche : faisant suite à des journées d’études sur le même thème, une fine équipe explore la question, et quelques à-côtés. Ainsi une intéressante lecture de Sandrine Carvalhosa sur la chronique (et ses défenses), réhabilite ce genre mineur comme « matière vivante », fugacité assumée, qui ne fait pas œuvre, mais se place du côté de la sincérité et de l’émotion. La chronique devient ainsi matière de choix pour le lecteur historien, en tant qu’elle porte une sorte de « vérité de l’époque », dans ses errements et ses partis-pris même. Mue par la même curiosité, Marie-Eve Thérenty a lu cinquante chroniques justement intitulées « l’âge du progrès », expression phare du XIXe siècle, quoique aux antiques origines. Elle y suit l’éclosion et la prolifération de l’expression, jusqu’à ce que, devenu « le sang de la vie moderne », le progrès rejoigne avec elle le camp des grands coupables dans une société vouée à la suspicion généralisée. On retrouve Vallès, mais aussi cette idée qu’au fond le livre est par nature mortifère, avec une étude de Corinne Saminadayar sur la haine du livre. Ambivalente sûrement, cette haine s’enracine dans un imaginaire de la bibliothèque comme nécropole, et du livre comme pierre du passé écrasant la vie de son influence froide. Un peu en décalage du propos, mais apportant du nouveau à la biographie de Vallès, François Marotin propose de rattacher la création de Jacques Vingtras à la famille du « prophète hérétique » Eugène Vintras. Vallès n’ayant pu manquer à Londres le médecin Achille Vintras son fils, figure de l’hôpital français, et remonter ainsi à la figure controversée d’Eugène, le père, également présent dans Là-Bas de Huysmans. À noter enfin un article original sur les peurs suscitées par le développement des disques enregistrant des lectures : la phonographie, nouvelle menace sur le livre ? Bien au-delà, c’est la mort de l’oral, de l’orateur, et somme toute d’un édifice esthétique anté sur le modèle de la parole, qui s’annonce — une prophétie qui résonne étrangement après la parution des beaux travaux de Céline Pardo sur la littérature audiophonique, et la contribution de la radio comme de la voix à la popularisation des lettres jusqu’aux années 1950. Quelle lueur d’espoir dans ce sombre tableau en 1890, en pleine faillite de la librairie ? La revue bien sûr : outil de médiation vers la lecture restaurant l’ancien régime réticulaire de la communication littéraire, la revue sauve le livre en le donnant à lire en fragments, tandis que le livre-volume suit le destin du livre de poésie…, illisible et non lu !
LIVRES REÇUS
Bicherie. Caroline Wrona. Émilienne d’Alençon, vivre d’amour en 1900. La Tour Verte 2015. Émilienne d’Alençon : le nom rime avec celui de Liane de Pougy et de Caroline Otero, dont les existences croisées de demi-mondaines restent un des symboles de l’esprit 1900. Filles pauvres, parties d’un obscur village de province, souvent abusées dès leur plus jeune âge, et tout à coup devenues reines de Paris, avec ducs et rois à leurs pieds, et le public se pressant à leurs spectacles, avant la lente, mais sûre dégringolade vers l’oubli. Liane de Pougy, devenue princesse Ghika puis religieuse, échappa mieux qu’Émilienne à la cruelle destinée de ces étoiles de la « haute bicherie ». Carole Wrona conte avec verve et talent l’histoire de la petite Émilienne André, devenue la coqueluche des cabarets et des Folies Bergère, amante de Léopold II et de bien d’autres, mais dont la vie s’éteignit dans le silence peu après l’Occupation, qu’elle avait vécue dans la misère d’un hôtel de passe. Là, une adolescente lui amenait le soir un bol de soupe et quelques gâteaux de la part de son père : Jeanne Moreau avait alors 14 ans... et se souviendrait plus tard avoir connu l’une des Trois Grâces de la Belle Époque, un mythe. La vie d’Émilienne est emblématique de ce qu’en 1900 « réussite » voulait dire pour une fille jolie, mais pauvre et souvent quasi illettrée. Et cette réussite n’était de loin pas uniquement due à l’harmonie de ses formes, certes nécessaire, mais, en sus de ce je-ne-sais-quoi qui fait le charme, à un grand travail de music-hall et de théâtre. La célébrité commençait par-là, et seulement ensuite la destinée pouvait-elle s’ouvrir à la cour des prétendants, riches toujours, généralement aristocrates, parfois royaux. Cent mille francs la nuit, à leur apogée, à côté bien entendu des cadeaux en bijoux, robes, chevaux, voire hôtels particuliers. Les amants de cœur faisaient aussi partie du tableau. Les noms font toujours rêver : Émilienne d’Alençon, Liane de Pougy, la belle Otero, la Loïe Fuller... mais aussi leurs aînées Cléo de Mérode ou Cora Pearl. On pense encore évidemment à Odette de Crécy, dans l’imaginaire, et à Louisa de Mornand, dans la réalité, tant cette biographie nous fait apparaître certaines facettes du monde proustien au tournant du siècle. La bisexualité et l’androgynie des modèles est frappante, et paraît une des clés du charme, surtout chez Émilienne d’Alençon et sa grande amie des débuts Liane de Pougy : comme en art, l’ambiguïté est ici source de fascination. Carole Wrona nous livre une passionnante histoire de la Belle Époque, y mêlant avec finesse le faste le plus délicat et le sordide le plus cruel.
Carnets. Andrei Minzetanu, Carnets de lecture. Généalogie d’une pratique littéraire (Presses Universitaires de Vincennes, 2016, 378 p., 25 €). À quel genre de lecteur « excerpteur » peut bien appartenir l’auteur d’une recension ? Le cas ne semble pas avoir été prévu en tant que tel par A. Minzetanu dans son enquête d’une ampleur assez époustouflante, tant par son parcours historique que par la subtilité des distinctions proposées ou encore par la variété des auteurs étudiés de plus près – français (Valéry), roumains (Cioran, Sebastian, Noica), espagnols (Ortega y Gasset, Vila Matas)… Sartor resartus, le recenseur fait-il partie de la cohorte plus ou moins laborieuse des compilateurs d’extraits instrumentalisés à des fins plus ou moins didactiques ou, au contraire, à celle des chercheurs de vérités qu’ils pourraient s’appliquer à eux-mêmes dans une quête identitaire médiatisée par les livres des autres ? Questions vertigineuses que nous laisserons en suspens pour tenter de rendre compte de ce livre d’une remarquable richesse sous ses dehors modestes. En se posant la question de ce que font les écrivains en prenant des notes au cours de leurs lectures, A. Minzetanu s’est trouvé face à une immense archive traversée par toutes les problématiques de la culture livresque des origines à nos jours – ceci sans peut-être avoir soupçonné au départ vers quel continent enseveli l’aventure l’entraînerait, et nous avec lui. Et encore son ouvrage n’est-il que la distillation d’une thèse qui devait être encore plus océanique. Mais soyons modestes et clairs à notre tour et contentons-nous d’abord de résumer la composition de l’ouvrage. Une première partie se concentre sur le carnet de lecture, « objet matériel » et « objet épistémologique » : double nature qui suppose deux approches différentes, de la simple description à la caractérisation plus complexe de la « note-citation ». Se pose alors la question de la généalogie du carnet de lecture, étudiée dans une passionnante seconde partie simplement intitulée « Petite histoire du carnet de lecture ». Où il s’avère que cette apparemment banale pratique – prendre des notes en lisant – a non seulement toujours existé, mais a toujours aussi été réfléchie, analysée, encadrée, imposée, contestée, embrassée, vilipendée, constamment promue dans des versions contradictoires par les diverses idéologies et institutions pédagogiques. En suivant la reconstitution qu’en fait A. Minzetanu nous refaisons toutes les étapes de la « lecture citationnelle », de « l’ars legendi comme ars excerpendi » au « triomphe de la fiche » et jusqu’à l’effraction de l’histoire du carnet dans l’histoire du livre. Histoire où nous voyons s’affronter des conceptions ennemies, parfois violemment opposées, de l’art de prélever dans un livre ce que l’on veut en retenir – et c’est là que gît le cœur polémique de l’enjeu : quelle vérité va-t-on recueillir et pour en faire quoi ? Et voilà que s’en mêlent religion, philosophie, voire politique : la pédagogie jésuite s’est ainsi montrée très attentive à la pratique, et toutes les pédagogies concurrentes pas moins, y compris celles de l’école républicaine (on retrouvera Lanson et la promotion de l’érudition comme valeur scientifique). Que d’ouvrages consacrés à cet art ! Y compris pour le rejeter : ne doit-on pas en effet opposer à la recherche d’une illusoire vérité dans l’acte de copier les mots d’un autre ce que peut être au contraire d’infiniment plus authentique la recherche de soi-même en soi-même ? Culture du « fichard » (nous découvrons l’existence du mot) contre étude de soi par soi. A. Minzetanu apporterait déjà beaucoup avec ce très riche dossier historiographique, mais il y ajoute d’excellentes études de cas en traitant des pratiques d’écrivains modernes, Valéry en tout premier lieu : marathonien du carnet, Valéry représente le prototype idéal de celui qui refuse de penser autrement que par soi-même, antithèse du « lettré excerpteur ». Dans sa très brève conclusion, A. Minzetanu repose une question abordée à quelques reprises dans le cours de l’ouvrage : qu’en est- il du rapport entre la pratique de l’excerpteur et une éventuelle créativité ? Autrement dit (nous schématisons beaucoup) : que passe-t-il du lire citationnel à l’écrire créateur, du carnet à l’œuvre ? À cette question, pas de réponse sous forme catégorique et taxinomique. À l’espoir vain d’une théorie généralisante s’oppose toujours la réalité pragmatique de démarches à chaque fois irréductiblement personnelles derrière le geste commun de la copie. Bouvard et Pécuchet ont beau recopier sans fin, c’est Flaubert seul qui transforme ses immenses dossiers citationnels en littérature.
Flaubert. Gustave Flaubert, Rêve d’Orient. Plans et scénarios de Salammbô. Édition et introduction par Atsuko Ogane (Droz, 2016, 237 p., spm). Les études flaubertiennes doivent beaucoup au Japon, à ses chercheurs et à ses organismes de financement de leur recherche. On ne compte plus les thèses réalisées en France par les doctorants japonais (la palme de l’attractivité revenant sans doute à Paris 8 et à ses spécialistes liés à l’institut des Textes et Manuscrits Modernes). Il y aurait une étude très instructive à mener sur les raisons d’un engouement qui ne faiblit pas pour Flaubert et les études génétiques appelées par son immense chantier de notes et d’avant-textes divers. L’histoire de la société et de la culture japonaises en expliquent peut-être une partie : accent mis dès l’Ère du Meiji sur la compétence linguistique et la traduction des sources occidentales, attention traditionnelle à la minutie, à la précision et à la rigueur du geste dans son exécution comme dans l’étude de ses produits, souci très ancien pour l’alliance des divers versants de la culture (arts, littérature, savoirs). L’explication est sans doute simplificatrice, mais elle peut éclairer au moins partiellement la jonction qui s’est opérée avec la génétique littéraire lorsque celle-ci a réussi à greffer la modernité théorique sur la vieille philologie : étudier les manuscrits ne s’est plus limité à la mise au jour des sources des œuvres, mais a ouvert des aperçus beaucoup plus profonds sur les processus créatifs à l’état naissant. De Balzac à Proust en passant par Hugo et Zola, c’est toute la crème de la grande littérature française qui a opportunément légué à la postérité d’immenses réserves de brouillons et paperolles infiniment diverses dans lesquelles aller traquer le génie effervescent. À ce compte, Flaubert est incontestablement le vainqueur du concours : peu d’œuvres publiées, certes, mais installées au sommet du hit-parade de la réputation, et surtout appuyées sur des dizaines de milliers de pages préparatoires presque intégralement conservées. L’expansion du numérique et de l’Internet n’a fait que démultiplier ces dernières années l’attrait de ce trésor vertigineux puisqu’on peut désormais avoir accès depuis son ordinateur à une énorme partie des dossiers génétiques de Madame Bovary ou de Bouvard et Pécuchet. Mais cette dernière observation doit amener à examiner une question non sans incidences, soulevée dans divers colloques récents : puisque tout (ou presque) peut être numérisé, y a-t-il encore un sens et un intérêt à éditer brouillons et manuscrits sous forme imprimée ? On n’y répondra pas ici, mais on ne peut que constater que l’attrait du papier ne faiblit guère, pourvu qu’il soit beau, de grand format, soigneusement imprimé (images comprises) et très cher. Le Rêve d’Orient d’A. Ogane (bien que Flaubert figure comme auteur sur la couverture c’est évidemment l’éditrice qui a choisi ce titre) représente peut-être la réalisation de ce qui pourrait être en fait le Rêve d’Occident de la chercheuse japonaise : un livre parfaitement exécuté. On ne peut en effet qu’admirer le travail effectué pour extraire et présenter une partie décisive du dossier de près de cinq mille pages d’où sortit finalement Salammbô en 1862 : l’ensemble des plans et scénarios, depuis la première idée datant de 1850 jusqu’au dernier résumé. On trouve donc ici en version in-folio (sortie des presses de Paillart à Abbeville) à la fois les impeccables fac-similés et leur transcription diplomatique minutieusement annotée. Qui a déjà lutté avec les manuscrits de Flaubert appréciera ce labor of love. Il s’ajoute à cette double reproduction des documents (photographique et diplomatique) une très substantielle introduction qui retrace (en se répétant parfois) la genèse du projet de roman carthaginois (passé par diverses appellations), matériellement, mais aussi dans sa complexité problématique, constamment présente à l’esprit de Flaubert et dont la correspondance, largement citée, permet de comprendre les méandreuses évolutions. Suit une analyse approfondie des documents de genèse, richement détaillée et mise en tableaux, y compris par la présentation d’un nouveau classement des scénarios qui fera les délices des spécialistes, japonais ou non. Une annexe met en outre en évidence graphiquement tout ce que Flaubert doit à Polybe et à Michelet – ce que l’Introduction détaille par ailleurs de manière originale. Un index, une bibliographie et le tableau de classement des folios complètent le volume. Ce faisant, Atsuko Ogane ne poursuit pas seulement une entreprise d’artisanat d’art – ce qui serait remarquable en soi – car son projet s’inscrit de fait dans un horizon de recherche personnelle qui inclut, mais ne se limite pas aux gribouillis de Flaubert. Si Salammbô la passionne c’est parce que la passionne plus généralement l’émergence du personnage de la femme fatale dans la littérature de la période. Elle a ainsi consacré une thèse non moins foisonnante à La genèse de la danse de Salomé à partir de l’étude d’Herodias. Orientation qu’exprime également l’illustration de couverture qui reproduit une gravure d’un certain Dominique Jouvet de Wagram, du début du XXe siècle, dit la légende, mais sur qui nous n’avons pas d’autres renseignements. Toujours est-il qu’avec ce remarquable travail d’édition à l’ancienne consacré à la plus spectaculaire des anti-Madame Butterfly, Atsuko Ogane (qui enseigne à Yokohama – faut-il y voir un rapport ?) enrichit les bibliothèques d’une preuve élégante et chevaleresque de résistance du beau papier face au numérique et à ses charmes propres.
Journal. Marc Hanrez, Poste restante. Un journal littéraire (1954-1993). (Les Éditions de Paris Max Chaleil, 2016, 95 p., 14 €). Depuis sa première rencontre avec Céline (il fut le premier à l’interroger après son retour en France), Marc Hanrez est resté célinien. Bruxellois, il est aussi devenu quelque peu parisien, fréquentant épisodiquement, mais régulièrement un milieu où l’on rencontre plus facilement des admirateurs de Drieu la Rochelle, voire Nimier lui-même ou, parmi les modernes Marc-Édouard (Nabe) et Frédéric Vitoux, que Sartre ou les auteurs du Nouveau Roman alors à la mode. Il y aura aussi à chaque escale Sollers, qui finira par publier quelques-uns de ses poèmes. Car l’étudiant bruxellois est devenu poète en même temps que professeur aux États-Unis, mais également diariste. Ce qu’il donne aujourd’hui à lire de son énorme journal n’en est qu’un aperçu. Trop sagement, il n’en a choisi que ce qui témoigne de ses multiples rencontres plus ou moins littéraires, au gré de ses passages à Paris ou sur les campus américains, ce qui nous vaut des scènes parfois piquantes et des portraits pris sur le vif, toujours précis et attentifs, souvent pleins d’humanité. Marc Hanrez n’est pas Jules Renard ou Léautaud et ne retient de ses interlocuteurs que des traits qu’il peut décrire sans méchanceté. Le 11 novembre 1957 : « Surgit un homme voûté, bardé de cuir et de laine, précédé de ses bras et mains, comme les crustacés de leurs pinces, la chevelure poivre et sel, les hardes terre d’ombre, le visage ascétique, les yeux minuscules et humides. Quoique prévenu, j’ai peine à croire que c’est là, sylvestre, ahurissant, le seul Croisé que connaisse l’Europe aujourd’hui... ». Le thésard au travail sur le style de Céline aura d’autres occasions de revoir son sujet. Il ne perd en tout cas pas son temps car le voilà dès le lendemain devant Nimier : « Garçon qui approche le mètre quatre-vingt, l’air plutôt solide, cheveux noirs et courts, teint mat, je dirais “fromage de chèvre uniforme” si chaque pommette n’offrait pas un petit ovale rose bonbon, les yeux souvent mi-clos, qui s’ouvrent à temps pour ne pas laisser un effet morbide, un sourire de poupon, les incisives encore plus agressives que les miennes, mais une dentition moins jaune, le visage un peu carré, le nez fin à la base et puis épaté, les mains soignées, grandes, les doigts longs, mais potelés, le tronc droit, les avant-bras alignés au bord de son bureau, la voix ni grave ni posée, claire sans être parfaitement nette, parlant un français sobre, sans accent ». Notre jeune Belge s’étonne ainsi curieusement de la diction du Hussard, peut-être parce qu’elle contraste avec celle de ses amis bruxellois, littérateurs certes moins célèbres, mais qu’il a la généreuse idée, l’heure venue du bilan (tous sont morts) de rappeler à la fin de son livre dans une page de notices bio-bibliographiques. Journal littéraire, donc, mais qui rend bien curieux de découvrir tout ce que ces échantillons ne disent pas – peut-être parce qu’il faut le taire. Raison de plus, évidemment, pour vouloir en savoir plus.
Ladébauche. Cambron Micheline, Hardy Dominic, dir., Quand la caricature sort du journal, Baptiste Ladébauche 1878-1957, Montréal : Fides, 2015, 323 p. Rares sont les actes de colloque dont la lecture soit pétillante. Ne boudons pas notre plaisir devant le rendu, bel objet en textes et images, d’une rencontre qui eut lieu à Montréal en 2013 où, sous la direction de Micheline Cambron et de Dominic Hardy, avait convergé une formidable galerie de chercheurs chevronnés, d’archivistes, d’étudiants, de journalistes qui redonnaient vie au personnage fictif que fut Baptiste Ladébauche. Né à l’époque où la propriété intellectuelle était une préoccupation non identifiée, il fut conçu par un chroniqueur humoristique en 1878 dans un journal bien nommé Le Canard, puis mis en images par divers caricaturistes et dessinateurs dont le plus renommé fut Albéric Bourgeois (1876-1962) attaché au quotidien La Presse de 1905 à 1954. C’est son immense fonds d’archives qui a surtout nourri la recherche, avec d’autres artefacts issus du milieu de la publicité, de la scène et du disque, tous endroits où Ladébauche fut largement convoqué. Le succès du personnage est celui d’un archétype. Sorte de paysan transposé non seulement en ville où il croise les élites et le peuple, mais aussi dans le vaste monde où il traite d’égal à égal avec les puissants, reines et kaisers, il conserve son accent et ses expressions du terroir de même que sa dégaine bonhomme, attifé en caban de laine, bretelles, tuque, la pipe au bec. Il va se prononçant sur l’actualité et les mœurs, fort changeantes à son époque, et sa relation avec sa femme, Catherine Ladébauche n’est pas sans annoncer la modernité dans un Québec alors confit en bondieuseries. Le colloque a donc parcouru de multiples pistes, celles de la figure identitaire, de l’auteur Bourgeois et son double, de la force de la satire en tant que commentaire. Il a ouvert, bien que timidement, le champ des comparaisons internationales avec une communication sur le bouffon dans la revue berlinoise Kladderadatsch à la fin du XIXe siècle. Le colloque aurait pu se rendre plus loin, pour évoquer les personnages de la commedia dell’arte chez ce parleur intarissable, rusé, menteur, rigolard et figure du bon sens populaire, parfois balourd et reproductible pendant des décennies. Baptiste, prénom presque générique du Canadien français d’autrefois, rappelle modestement Arlequin dont le statut inférieur et le sans-gêne ont traversé les siècles dans un costume caractéristique et invariable, pour le plus grand amusement du peuple. Le colloque a eu le grand et rare mérite de mettre en valeur le travail des archives, avec des communications en provenance de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), détentrice des principaux fonds, et de la Bibliothèque nationale de France (BnF). On y apprend que les inventaires et les reclassements des dessins de presse, catégorie oubliée ou difficilement accessible, sont des opérations très récentes, encore en cours. La contribution intellectuelle des archivistes est bien plus qu’ancillaire en de pareils domaines et le colloque de Montréal, exemplaire à cet égard, pourrait montrer la voie.
Pamphlet. Cédric Passard, L’Âge d’or du pamphlet : 1868-1898 (CNRS Éditions, 2015, 358 p., 25 €). Historiens et spécialistes de la littérature se sont intéressés depuis Angenot (La Parole pamphlétaire, 1982) au phénomène pamphlétaire, qui foisonne dans les dernières décennies du XIXe siècle en France, alors que se met progressivement en place la démocratie représentative. Issu d’une thèse de doctorat en science politique, L’Âge d’or du pamphlet traite de ce moment pamphlétaire en s’intéressant à de nombreux écrivains-publicistes (Henri Rochefort, Édouard Drumont, Jules Vallès, Léon Bloy, Octave Mirbeau, Auguste Chirac, Léo Taxil, Laurent Tailhade, Alfred Gérault-Richard, Georges Darien, Urbain Gohier, Zo d’Axa et même Zola) et aux virulents pamphlets qu’ils publient contre le pouvoir en place. Qu’ils soient d’obédience anarchiste ou d’extrême gauche, royalistes ou d’extrême droite, les pamphlétaires profitent de la mise en place de la République et de la loi sur la liberté de la presse de 1881 pour libérer une parole contestataire auparavant clandestine et réprimée durement par le Second Empire. Ainsi, dès l’Ordre moral, le fait pamphlétaire anime la vie politique au plus haut degré, sa rhétorique exaltée s’insérant parfaitement dans cette nouvelle ère démocratique dans laquelle les foules votent et lisent. Grâce au média journalistique en construction et, plus généralement, à « l’invention du médiatique » (p. 8), les pamphlétaires quittent leur anonymat d’antan pour endosser un statut de « professionnels » du pamphlet : véritables adversaires de la République et de ses travers (politico-financiers, notamment), ces auteurs attaquent systématiquement les institutions et les personnages à la mode. Ce faisant, en cette période fin-de-siècle, « cette figure du pamphlétaire [constitue] […] un paradigme spécifique d’intervention publique et d’exercice social de la critique participant à une certaine “popularisation” du politique » (p. 9). Ces pratiques pamphlétaires éminemment dissidentes participent d’un renversement de la nouvelle culture civique à travers l’utilisation, par les auteurs, de registres jusque-là discrédités comme l’insulte et la diffamation, voire l’appel au meurtre. Beaucoup lus, les pamphlétaires font peur et, s’ils « incarne [nt] une forme symbolique de participation non conventionnelle au jeu politique […] euphémisant la violence » (p. 12), ils dérangent néanmoins l’ordre établi, parfois de manière durable (le scandale du Panama éclate grâce au journal La libre parole de Drumont dont l’antisémitisme revendiqué prépare l’affaire Dreyfus). Entourés d’éditeurs et créateurs de journaux qui tirent à des dizaines de milliers d’exemplaires, les pamphlétaires, dont le statut flou oscille constamment entre l’écrivain, le journaliste et le politicien, agissent comme des intermédiaires entre ces différents champs, c’est-à-dire entre les élites politiques et le peuple. Ces médiateurs entendent dévoiler l’hypocrisie des hommes politiques en promouvant un espace public où rien ne doit rester caché (refus de la séparation entre la vie publique et la vie privée). Cette obsession du vice caché conduit de nombreux pamphlétaires à adopter la pensée de type complotiste qui est censée faire éclater les vérités inavouées et inavouables (voir Léo Taxil et sa dénonciation des francs-maçons, véritables suppôts sataniques ou encore Édouard Drumont et sa théorie du « mégacomplot juif »). Ainsi, la colère et l’indignation des pamphlétaires, qui s’opposent au calme raisonné républicain, constituent, avec la peur et le rire, les registres privilégiés des auteurs, qui parviennent à construire des problèmes politiques censés faire apparaître les « vrais » problèmes sur la place publique. Alors que Taxil fait entrer l’anticléricalisme en politique (cf. ses nombreux pamphlets publiés dans les années 1880 comme Les Amours secrètes de Pie IX par un ancien camérier secret du pape, par exemple – 1881), Drumont fait de la « question juive » un « phénomène d’opinion » (p. 168). Malgré la dénonciation du monde politique, certains pamphlétaires décident pourtant de s’insérer dans l’arène politique : cependant, une fois élus, leur virulence s’éteint à la Chambre (Rochefort) faute de ne pouvoir maîtriser les codes et les savoir-faire indispensables au jeu politique (Drumont, Gérault- Richard). L’âge d’or du pamphlet de Cédric Passard est complété par de nombreuses illustrations fort bien choisies qui montrent aussi bien la façon dont les pamphlétaires jugent la société politique et religieuse de leur époque que la manière dont ils sont perçus par le reste de l’univers médiatique et par une partie non négligeable de l’opinion. Malgré les quelques coquilles qui jalonnent le texte, Cédric Passard nous livre une analyse des plus riches pour ce qui est de l’essentiel moment pamphlétaire de la fin du XIXe siècle en France.
Orient. Daniel Lançon, Les Français en Égypte. De l’Orient romantique aux modernités arabes. Presses Universitaires de Vincennes 2016, 378 pages, 22 €. On aurait pu s’attendre à une synthèse sur un sujet qui a suscité une très abondante bibliographie, l’Égypte étant vraiment une passion française, mais il s’agit ici d’un recueil d’articles de revues ou de contributions diverses à des colloques, rassemblement qui entraîne comme toujours dans ces cas-là quelques redites, sans grands inconvénients à vrai dire. Daniel Lançon est un spécialiste qui a déjà consacré à ce sujet, l’Égypte, considérée comme une espèce d’Ailleurs absolu, plusieurs livres : L’Égypte littéraire de 1776 à 1882, L’Ailleurs depuis le romantisme, L’Orient des Revues XIX- XXe siècles) et qui a collaboré à de nombreux ouvrages collectifs. L’abondance des sources est énorme, D. Lançon rappelle le nombre de publications en langue française, sur cette terre des Pharaons : cinquante périodiques dont quinze quotidiens composent la presse locale dans notre langue pendant l’entre-deux guerres. D. Lançon y a largement puisé ainsi que dans la vaste littérature sur le sujet. Si l’Égypte est surtout pour le grand public contemporain la terre des Pharaons, l’archéologie occupe dans le livre de D. Lançon assez peu de place et de façon très indirecte : aucun chapitre ne concerne vraiment les fouilles et l’égyptologie proprement dite. C’est la présence française en Égypte depuis la conquête par Bonaparte jusqu’à la nationalisation du Canal de Suez qui fait l’objet des différentes études recueillies. L’Ailleurs romantique et la reconnaissance des altérités appellent les témoignages classiques de Savary, de Volney, de Gérard de Nerval et de Jean-Jacques Ampère, mais ce sont les évocations de quelques utopistes qui retiendront l’attention avec les chapitres consacrés à Nicolas Perron, passeurs des cultures arabes, à Prisse d’Avennes ou même au très curieux Louis Pierre Mouillard « l’aviateur utopiste du Caire » qui nous entraîne bien loin des temples et des pyramides. Un Ailleurs bien radical, le harem, est évoqué à travers les témoignages de celles qui ont pu y accéder, les femmes, voyageuses ou résidentes, entre fascination et répulsion. D. Lançon étudie les fondations de l’influence culturelle française qui s’est renforcée tout au long du XIXe siècle, avec les Français restés en Égypte après l’aventure de Bonaparte, puis les Saint- Simoniens favorisés par Mohamed Ali, Khédive visant à secouer la tutelle turque en modernisant son pays grâce aux ingénieurs, aux médecins, aux professeurs français. L’industrie cotonnière et le creusement du canal de Suez apporteront un développement économique qui fera culminer l’influence française jusqu’à la main mise de l’Angleterre sur le pays à la suite de la liberté laissée à la France au Maghreb. Ce sont là jeux diplomatiques et enjeux économiques qui ne sont pas le propos de D. Lançon qui focalise son intérêt sur les valeurs culturelles et sur le rayonnement incontestable de la civilisation et de la langue françaises dans l’Égypte de la première partie du XXe siècle. Sur l’égyptologie littéraire des voyageurs et ses avatars « égyptosophiques », D. Lançon nous donne quelques belles pages, une étude sur René Guénon, plus convenue, n’apporte rien de plus à ce qu’on sait de ce curieux penseur que d’aucuns vénèrent et que beaucoup prennent pour un pur illuminé, mais le lecteur découvre avec amusement le chapitre consacré à cette pittoresque arrière-petite-nièce de Lamartine, Valentine de Saint Point ; convertie elle aussi à l’islam, elle fut une égérie de cet orient arabe qui fascina tant d’écrivains et d’intellectuels. La francophonie égyptienne avec Alexandrie au premier chef et sa population cosmopolite soudée par la langue française était alors au plus haut d’un rayonnement auquel la révolution des années 50 et la nationalisation du canal de Suez, allaient porter un rude coup. Se regarder après Suez est d’ailleurs un des derniers chapitres du livre. Le rayonnement culturel français désormais affaibli fut lié au séjour dans le pays de très nombreux intellectuels. René Etiemble eut une action importante dès l’immédiat après-guerre et laisse son témoignage vif et sans complaisance comme on pouvait s’y attendre. Autre témoin important, Gabriel Bounoure trop peu connu en dehors d’un étroit milieu littéraire. D. Lançon consacre à tous deux des études particulières pleines d’intérêt. La liste qu’il donne (aux pages 251 et 252 de son livre) des professeurs en résidence ainsi que des écrivains et critiques en mission culturelle montre que l’élite universitaire et force grands noms de la littérature ont contribué à entretenir ce que depuis les années 60 on a appelé la francophonie. Un court chapitre conclusif relie les études rassemblées dans ce livre soulignant la ligne directrice et synthétisant en quelques pages les divers thèmes évoqués dans chacune des études particulières. Signalons un index fort utile pour retrouver les divers acteurs de cette saga des Français en Égypte.
Gide. André Gide et Paul-Albert Laurens, Correspondance (1891-1934), Édition établie par Pierre Masson et Jean-Michel Wittmann, Presses Universitaires de Lyon, 2015, 236 p. 20 €. Si nombreux furent les amis de Gide qui partageaient ses goûts sexuels (Rouart, Herbart, Ghéon, Alibert, Jef Last, Robert Levesque…) nombreux furent aussi les autres, (Valéry, Jammes, Copeau, Louÿs.) avec qui la littérature était le seul lien. Gide on le sait, faisait profession d’amitié ! De ces amitiés, nombreuses furent celles qui se délitèrent pour diverses raisons, comme avec Louÿs, Jammes, Ghéon, Copeau. Avec Schlumberger et Martin du Gard, vieille garde inamovible, avec Robert Levesque aussi, il n’y eut pas de nuages. Leurs correspondances ont été depuis longtemps publiées et il n’en reste guère à découvrir dans ce domaine, après des dizaines de volumes qui montrent que Gide a été, avec Jean Paulhan, certainement le plus important épistolier du XXe siècle. Ce nouveau volume que publient les Presses Universitaires de Lyon, se situe donc parmi les correspondances mineures, qui apportent toujours un certain éclairage à la figure gidienne, mais sans rien en modifier notablement. L’amitié avec Paul-Albert Laurens qui plongeait ses racines dans l’enfance avec une première rencontre dans les petites classes de l’École Alsacienne, en 9e, fut totale, mais c’est Albert Démarest, cousin de Gide, élève de Jean-Paul Laurens, père de Paul- Albert, peintre d’histoire alors au faîte de sa renommée qui lui permettra de retrouver son ancien camarade. En cette année 1890, Gide allait penser à faire de Paul-Albert Laurens son confident compréhensif, au moment où ses relations avec Pierre Louÿs s’acheminaient vers la détestation. Comme cela arrivera avec les Allégret, avec les Levesque (Gide qui a proclamé sa haine de la famille n’avait-il pas inconsciemment besoin de s’en trouver une pour rompre le tête à tête avec une mère trop présente ?), Gide, qui fréquente l’atelier de Jean-Paul Laurens où l’a entrainé son cousin, se lie aussi avec Mme Laurens et avec Jean-Pierre, frère de Paul-Albert. Gide fréquente donc les Laurens à Paris et il est suffisamment familier pour qu’on l’invite, durant l’été 1893, à séjourner dans leur maison de vacances d’Yport. Paul-Albert, ayant obtenu une bourse de voyage, propose à Gide de l’accompagner, d’où le séjour commun à Biskra, Meriem, la maladie, la venue en Algérie de Mme Gide. En Paul-Albert, Gide a trouvé comme un frère, mais pas un artiste proche de lui car sa peinture reste dans la ligne paternelle, très académique. Gide pense d’ailleurs que l’ombre paternelle avait faussé complètement la carrière de son ami. L’évolution de Gide, toujours plus préoccupé par les questions homosexuelles et le catholicisme affirmé de Laurens ont rendu sans aucun doute les confidences plus difficiles, mais en ces années 1893-1894, le séjour que font les deux amis en Afrique du Nord, longuement évoqué dans Si le grain ne meurt, établissent un lien décisif qui ne sera jamais rompu. Si présent dans ces souvenirs Paul-Albert Laurens est toutefois presque totalement absent dans le Journal. Gide a raconté comment il a connu avec Laurens ses premières expériences sexuelles avec Mériem, la jeune OuledNaïl ramenée par son ami. « Je ne me souviens plus, (raconte-t-il) si Paul ne l’emmena pas d’abord dans sa chambre (…) oui, je crois qu’elle ne vint me retrouver qu’à l’aube », Mais Gide fut surtout séduit par Ali et Mohammed, les jeunes arabes alors que son ami restait attiré uniquement par les femmes. Gide revient de Biskra où il fut, malade, soigné avec dévouement par Paul-Albert, totalement « ressuscité », bien disposé à vivre selon sa nature alors que son compagnon, lui, resta le pratiquant dévot toujours préoccupé par la question religieuse, bien éloigné des enthousiasmes paniques de son ami. Un long périple de neuf mois qui conduisit les deux jeunes gens, d’Afrique du Nord à Malte puis en Italie renforça leur amitié qui resta à toute épreuve même si les circonstances ne permettront plus la même convivialité. Ce voyage partagé sera l’occasion d’une correspondance abondante avec les familles restées à Paris. Les mères, ainsi que Pierre, le jeune frère de Paul, écrivent beaucoup aux deux voyageurs lesquels répondent longuement, mais par un curieux phénomène de chiasme, Gide écrit à Mme Laurens et Paul écrit à Mme Gide, les deux mères à Paris, se rencontrent et se lisent les lettres reçues, où bien évidemment tout est mis en œuvre pour calmer les inquiétudes, celles de Mme Gide surtout à qui, si on donne bien des nouvelles de la santé d’André, pas très brillante souvent, on cache soigneusement les crachements de sang liés à une infection pulmonaire qui persiste. Mme Gide peu rassurée toutefois, rejoindra son fils à Biskra où elle découvrira à la fois le dévouement de Paul-Albert pour son fils malade et le partage des faveurs de Mériem ! Pierre Masson et J.P. Wittmann, les rigoureux éditeurs de cette correspondance ont le soin de mettre en parallèle aux lettres des deux voyageurs celles échangées par Gide avec sa mère à la même époque, mais aussi le récit de ces mois africains et italiens tels qu’ils sont transposés par le souvenir dans Si le grain ne meurt : on y voit de réelles différences d’appréciations. Cette période restera le point fort d’une relation qui se poursuivra au-delà de la mort de Laurens en 1934, Gide restant lié affectivement à son épouse Marthe et à son fils Claude à qui il écrit d’Alger en 1944. Après le compagnonnage fervent de Biskra les voies des deux amis avaient trop divergées, le catholique Laurens bien qu’éloigné du fanatisme d’un Claudel, ne devait pas se sentir trop à l’aise avec le développement intellectuel de Gide, qui pour sa part ne pouvait qu’éprouver de la réserve pour l’œuvre picturale de celui qu’il jugeait trop soumis à des normes académiques. Les rencontres, nombreuses toutefois, et évoquées dans diverses lettres de Gide avec d’autres correspondants, ne pouvaient que rester sur un plan amical où s’échangent des nouvelles de la famille. Gide se préoccupe de l’avenir du jeune Claude, participe aux deuils qui frappent son ami. Un petit épisode retiendra l’attention dans cette correspondance où finalement la littérature a peu de place, concernant les poésies de Lucas de Pesloüan l’ami de Péguy, que Laurens soumet à Gide, poésies que celui-ci trouve exécrables et impubliables !
Louÿs. Pierre Louÿs – Georges Louis, Correspondance croisée 1890-1917. Tome II 1899-1905. Édition établie et annotée par Gordon Millan (Honoré Champion, 2015, 1281 p., 125 €). Ce deuxième tome couvre la période durant laquelle, après Les Aventures du Roi Pausole (1901), Louÿs publiera de moins en moins et connaîtra des périodes de dépression. Les premières lettres concernent un épisode capital de sa vie, mais qui se révélera, à la longue, désastreux : son mariage avec Louise de Heredia en 1899, lequel nous vaut toute une série de lettres échangées entre les deux protagonistes, pour en préciser tous les détails : cérémonie, messe, invitations, etc. Un an plus tard, ce seront des lettres encore plus prudentes et minutieuses qu’échangeront Pierre et Georges à propos du mariage du second avec Paz de Ortega. Peu auparavant, Louÿs avait fourni son dernier effort littéraire soutenu, avec Pausole, dont la rédaction lui coûta beaucoup, car il devait livrer chaque jour sa copie, pour être publiée en feuilleton dans Le Journal. Il en sortit harassé, et surtout dégoûté du journalisme, auquel il ne sacrifiera désormais que de manière de plus en plus intermittente. Son aversion pour le public et son mépris du journalisme lui faisaient avouer à son frère dès 1902 qu’il n’était « pas très fier d’une littérature que je n’aime plus et d’une vie que j’arrange bien mal ». Il lui fallait en effet trouver des moyens d’existence, et ces impossibilités finiront par provoquer une dépression. Il tentait cependant d’y remédier, mais les divers projets qu’il échafaudait n’étaient jamais menés à bien, car desservis par son tempérament velléitaire. Ce fut le cas de Sirette, un livre qui devait raconter la vie de Louise O’Murphy, maîtresse de Louis XV et pour lequel il avait amassé une documentation considérable : entrepris en 1902, cet ouvrage, dont Louÿs ne parvint à écrire qu’une vingtaine de pages, ne verra jamais le jour. Autre projet avorté, car bien chimérique : passer six mois en Extrême-Orient, aux frais d’un grand journal parisien… Et ce sont toujours les problèmes d’argent : en 1899, dans son contrat de mariage, Louÿs reconnaissait déjà qu’il devait 20000 frs-or à son frère, soit environ 77 000 €. Georges continuera néanmoins de l’aider financièrement, dont « une grosse somme » en 1901. Les dernières lettres, elles, sont funèbres : Heredia meurt en 1905, et cette disparition affecte beaucoup Louÿs, qui le considérait comme un second père. Cependant, il noue quelques nouvelles amitiés, qu’il gardera jusqu’à la fin : avec Natalie Clifford Barney, puis avec Claude Farrère. Beaucoup de lettres roulent sur des sujets communs : la santé des deux correspondants, leurs voyages et leurs projets, le reste de la famille, et aussi, point important, l’actualité politique et diplomatique (surtout vis-à-vis de l’Allemagne et de l’Angleterre). Comme il l’avait fait par le passé, Georges Louis se montre très attentif, donne souvent des conseils, et n’hésite pas, à l’occasion, à désapprouver son frère ou à lui prêcher la prudence. On découvre aussi, chez lui, l’homme de culture, collectionneur passionné, archéologue et numismate, auquel Louÿs a souvent recours pour ses propres recherches. Signalons une petite inexactitude : Rodolphe Toppfer n’est pas à proprement parler un « peintre romantique », mais un écrivain, qui fut aussi le véritable créateur de la bande dessinée. Par ailleurs, il faut lire Peiresc, et non Peirese. Ce volume 1899-1905 est important, car il couvre l’époque où la vie de Louÿs commence à perdre de son brillant et de son entrain, pour être de plus en plus envahie par des difficultés et des problèmes de toute sorte, qui tiennent souvent au caractère même de l’écrivain. Tendance que les dix années suivantes, jusqu’à la Première Guerre mondiale, ne feront qu’aggraver.
Revue. Vers et Prose (1905-1914). Anthologie d’une revue de la Belle Époque. Édition de Claude- Pierre Pérez, Annick Jauer, Hugues Laroche et Elisabeth Surace (Classiques Garnier, 2015, 1297 p., s.p.m.). Claude-Pierre Pérez, dont on connaît les travaux sur Claudel ou Paulhan, est le maître d’œuvre de cet imposant volume, curieux, mais remarquable. Curieux parce que sa préface le présente sur le ton discrètement désabusé de qui s’interroge après-coup in-petto sur l’intérêt qu’il peut bien y avoir eu à consacrer tant d’efforts à une revue qui, au fond, n’était peut-être pas son genre. Vers et Prose, aussi vénérable et durable qu’elle eût été, mérite-t-elle encore qu’on la feuillette ? Quelle place a-t-elle eue dans cette Belle Époque des revues où tant d’autres, autrement éphémères, furent plus provocatrices, plus brillantes, plus subversives ou plus profondes ? Contestant le Jerphanion de Jules Romains, Cl.-P. Pérez se pose (et nous pose) la question dès la première page : « Fort et Moréas ont-ils vraiment “fait l’histoire” aux environs de 1908, au temps où ils faisaient Vers et Prose ? » – et donne aussitôt sa réponse : « l’importance de Fort et Moréas ne nous paraît pas si considérable ». On conviendra que ce n’est pas exactement survendre sa marchandise. D’autant que plusieurs bons morceaux n’ont pu trouver place dans la sélection – parfois encore sous droits compliqués, parfois déjà bien connus et publiés ailleurs, etc. Que reste- t-il donc des milliers de pages imprimées pendant une décennie ? Peu et beaucoup. Peu car les goûts littéraires ont changé, évidemment, et que les récits et poèmes tantôt un peu parnassiens, tantôt vaguement symbolistes, tantôt encore tentés par le style décadent, ou naturaliste, ou un peu moderniste, etc. ne nous retiennent plus guère, il faut l’avouer, sinon justement par leur désuétude. Il peut y avoir du charme à flâner dans les brocantes littéraires comme dans les autres. Les querelles de micro-groupes et de personnalités secondaires autour du vers libre vous intriguent- elles ? Alors vous pourrez dénicher ici et là les traces pas tout à fait refroidies de passions et d’enthousiasmes qui ne sont plus les nôtres. Mais il y a beaucoup plus que ces cendres d’un autre temps dans cette anthologie et c’est ailleurs que dans les textes eux-mêmes qu’il faut aller le chercher : dans l’extraordinaire somme d’information historiographique que ses éditeurs ont rassemblée. Faisons-en le décompte : 45 pages de l’excellente préface signée de Cl.-P. Pérez, la multitude de notices très précises qui présentent chaque tome, chaque extrait, chaque auteur, la reproduction de l’intégralité des sommaires, la table des noms des auteurs parus dans la revue (avec indication de ceux dont des textes sont repris dans le volume), plus l’index de tous les noms cités, sans oublier les notes qui enrichissent encore les aperçus sur ce dont se composait une partie du monde littéraire d’une Belle Époque qui allait bientôt avoir d’autres soucis que la fidélité ou non à Mallarmé, la place de la rime, la relation du réel et du Symbole, etc. Autrement dit, ce qui nous est livré là est avant tout un ouvrage à mettre en très bonne place au rayon « référence » dans la section « histoire littéraire » de nos bibliothèques, avec les classiques sur la petite presse, les revues fin de siècle, l’édition littéraire en général. Pierre imposante pour le monument funéraire de La Belle Époque traitée comme lieu de mémoire, au sens que donnait Pierre Nora à ce terme. Ce qui n’exclut pas le plaisir de retrouver ici ou là un Apollinaire, un Gourmont (parfois prénommé Rémy, parfois Remy), un Mallarmé – mais au fond moins attachants, parce que trop connus, qu’une Adrianne, un Bachelin, une Lorrey, une Perin, etc., peut-être légitimement oubliés et dont nous ne saurons pas ce que valaient les vers, non reproduits, mais dont il restera au moins le nom dans un index.
Sand. Bernard-Griffiths Simone, Auraix-Jonchière Pascale, dir., Dictionnaire George Sand, 2 volumes, Paris, Honoré Champion, 2015, 1260 p. « Lisez-moi en entier et ne me jugez pas sur des fragments détachés », écrit George Sand (1804-1876) cinq ans avant son décès. Un siècle et demi plus tard, la lire « en entier » demeure un défi quasiment insensé, mais nul ne pourra désormais se permettre de la juger « en fragments détachés » avec la parution du Dictionnaire George Sand, établi sous la direction des sandiennes émérites que sont Simone Bernard-Griffiths et Pascale Auraix-Jonchière. Il était temps. En 2004 le bicentenaire de la naissance de George Sand, malgré quelques colloques et expositions méritoires en des lieux secondaires, avait baigné jusqu’en les meilleurs médias dans la mer toujours recommencée des clichés de la femme aux cigarettes, aux pantalons, aux amants innombrables et aux charmants romans campagnards. L’écrivaine la plus célèbre et la plus prolifique du XIXe siècle n’était ainsi, au regard de la Bibliothèque nationale de France qui refusa toute célébration, que la « bonne dame » d’œuvres littéraires et caritatives désuètes dont l’évocation aurait embarrassé les Parisiens et leurs visiteurs. Le Dictionnaire, que nul ne pourra ignorer désormais sans passer pour béotien, fait un sort à ces idées reçues. En 324 entrées proposées par 84 collaborateurs issus de trois continents, il rend justice à l’ampleur de l’œuvre de George Sand et révèle surtout aux distraits sa variété disciplinaire (romans, essais, journalisme, sciences humaines, sciences naturelles), la diversité de ses champs de réflexion (psychologique, artistique, sociale, politique), sa diffusion mondiale. La construction d’un tel regard enfin synthétique sur les travaux de George Sand est à porter au crédit de l’université qui ne cesse depuis un demi-siècle de réintégrer ce corpus au sein des plus significatifs d’un temps dont les grandes ruptures ont nourri le nôtre. Le Dictionnaire se présente de façon classique, en ordre alphabétique où se mêlent sans suite apparente deux types principaux d’entrées, essais thématiques et recensions d’œuvres. Le tout est donc un hybride, entre l’encyclopédisme européen où les collaborateurs laissent libre cours à leur perception à la fois savante et personnelle du sujet, et l’encyclopédisme anglo-saxon qui privilégie l’information factuelle de référence. Parfois déroutant, ce mélange des genres n’en est pas moins un adjuvant approprié à toutes les situations d’études, débutantes ou avancées. Les signataires les plus éminents du milieu sandien – outre les deux directrices de l’ouvrage, on retrouve notamment Isabelle Naginski, Annabelle Rea, Béatrice Didier, Simone Vierne, Catherine Nesci, Brigitte Diaz, José-Luis Diaz, Damien Zanone, David A. Powell – proposent de forts articles souvent issus de leurs ouvrages qui ont fait date parmi les relectures de George Sand, notamment dans le milieu des recherches textuelles ou des recherches féministes des récentes décennies. Tout « fragmentées » que soient ces analyses en fonction de la forme imposée qu’est le Dictionnaire, elles dessinent bien l’état du « champ sandien » d’aujourd’hui. Elles servent de cadre aux recensions des 181 œuvres dont nul ne peut dire, à ce jour, qu’il s’agit de leur liste exhaustive. On y fera des découvertes de tous ordres, premières fictions plus ou moins anonymes, romans moins connus ou négligés, nouvelles non rééditées, et écrits politiques ou critiques dont la vigueur ou la pertinence ne laissent pas d’impressionner encore au moment où les menaces contre la liberté et l’égalité se rappellent à nos angoisses. Les directrices du Dictionnaire affirment en prologue qu’elles ont voulu traiter de « l’œuvre-vie », terme et objectif empruntés au titre de la forte exposition de 2004 à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, proposée par l’universitaire et essayiste Martine Reid (il aurait été juste de lui en donner le crédit, curieusement absent). Lier l’œuvre et la vie est toujours périlleux dans le cas de George Sand dont les mœurs ont tant excité la curiosité. L’ouvrage n’échappe pas totalement aux jugements éculés et approximations qui peuvent aller, même dans ce dictionnaire, jusqu’aux erreurs dans le cas de sa famille immédiate et de ses amants. C’est que George Sand a contribué elle-même aux confusions par son immense correspondance, en y adoptant des postures que lectrices et lecteurs, même avertis, ont tendance à retenir comme vérités malgré ce que nous savons aujourd’hui de l’effet spéculaire et aisément trompeur de ce type d’écrits. S’agissant de la vie de George Sand, les articles les plus éclairants sont justement ceux qui prennent distance avec les seuls écrits autobiographiques de la romancière et qui relèvent plutôt des méthodes de l’histoire. Les nombreuses contributions de Claire Le Guillou sur le contexte berrichon et sur l’entourage élargi de Sand, entre autres, sont de véritables enseignements nouveaux et se distinguent par une rigoureuse quête d’objectivité que l’on retrouve aussi chez Bernard Hamon lorsqu’il retrace le parcours politique de l’écrivaine en ses écrits, ses fréquentations, ses engagements successifs étudiés à l’épreuve des faits plutôt qu’à la seule aune des assertions de Sand. De même les textes de Jean-Yves Mollier, minutieux reportages sur les rapports de l’écrivaine avec l’édition comme avec les éditeurs, corrigent des anecdotes vieillies, mais durables qui lui prêtaient des crises d’ego plutôt que de véritables stratégies d’auteure. En eux-mêmes, ces deux volumes mènent à penser que les innombrables interrogations sur la poétique propre à George Sand, les interprétations symboliques de ses thèmes, la remontée psychologique de ses choix créatifs, sont des filons qui vont s’asséchant. Les pistes les plus prometteuses orientent maintenant la recherche vers l’histoire littéraire et l’histoire culturelle qui situent le personnage singulier et l’œuvre protéiforme dans la ligne du temps. Une rétrospection primaire avait déformé son apport en posant non un regard sur « l’œuvre-vie », mais un jugement préformé sur une simple œuvre-vie de femme. Mettre au jour, en le dépouillant de son folklore, le cadre de son existence et de ses travaux dans toute leur diversité, c’est contribuer à la relecture large d’une époque. Rien n’est plus convaincant, à cet égard, que le bloc d’entrées consacrées à la « réception » des œuvres de Sand en diverses parties de la planète : Allemagne, Espagne, Grèce, Hongrie, Italie, Japon, pays anglophones, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Russie. En quelque 70 pages s’établit la relation directe entre l’évolution culturelle et politique de ces aires du monde et la lecture qu’on y faisait de George Sand en son temps, elle y exerça une influence supérieure à celle de la plupart des écrivains du canon français. Il en va de même pour l’oubli où la modernité l’a ensuite jetée avant les redécouvertes actuelles : elles ont moins à voir avec la vie ou l’œuvre qu’avec le rééquilibrage des héritages littéraires à la lumière de l’histoire culturelle. Le Dictionnaire George Sand sera une pièce maîtresse dans cette remontée et ce remontage des mécanismes qui ont biaisé la mémoire littéraire. Il restera beaucoup à faire pour que les institutions, plus résistantes hors du milieu universitaire, consentent à un aggiornamento. C’est sans état d’âme qu’elles laissent s’envoler aux enchères ou, au mieux, chez de grandes universités américaines, des fonds sandiens dont la conservation devrait être une obligation patrimoniale française. Les musées nationaux, la BnF, les Archives nationales, qui puisent encore dans le XIXe siècle nombre de leurs projets d’expositions ou de publications, craignent toujours la « bonne dame » comme si elle était incompatible avec leur engouement pour les « réseaux sociaux », elle dont la correspondance a pratiquement inventé le débordement des hyperliens. Tout étant lu, le reproche principal à formuler à l’égard du Dictionnaire est justement de s’être cantonné presque partout au seul siècle de George Sand. C’est pourtant au XXe siècle qu’elle est devenue, sous la loupe des studieux de la modernité, le personnage qui a commandé et justifié la production de ce Dictionnaire. Difficile de comprendre pourquoi, dans un pareil ouvrage destiné à soutenir l’étude, on ne trouve ainsi aucune entrée sur Georges Lubin (1904-2000), le banquier métamorphosé en chercheur qui a proposé à compter de 1964 l’immense édition critique des 26 volumes de la Correspondance (Garnier) et les Œuvres autobiographiques dans les éditions de la Pléiade. Presque tous les articles du Dictionnaire citent la Correspondance en bibliographie primaire, cette somme fabuleuse a été le pilier central de l’énorme développement des recherches sur Sand depuis 50 ans. Lubin a eu, sur le sort mémoriel de George Sand, une influence infiniment supérieure à celle d’un Étienne Pivert de Senancour (1770-1846) ou d’un Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889) qui furent des ombres sur le trajet de la romancière, mais qui obtiennent l’honneur d’une entrée. Aurore Sand, la petite-fille de la romancière, qui assura la traversée du désert durant la première moitié du XXe siècle, est également oubliée. Des entrées auraient pu et dû faire le point sur les lieux de convergences des études sandiennes, universités, associations, colloques majeurs. De même, parmi les entrées thématiques, de fascinantes pages sont consacrées à l’homosexualité dans l’œuvre de Sand, mais rien n’est étudié de son rapport à la sexualité, affaire qui créa une querelle des anciens et des modernes chez presque tous ses biographes depuis la parution des hypothèses échevelées d’André Maurois en 1952. Ces absences, de même que celles de contemporains de l’écrivaine qui furent de ses proches, Charles-Edmond Chojecki ou Eugène Fromentin entre autres, sont sans doute à mettre au compte de la difficulté de l’entreprise. Les signatures les plus prestigieuses côtoient ici celles de la relève dont la présence a de quoi réjouir, mais qui n’en demeure pas moins hésitante à l’occasion. Les références bibliographiques sont parfois exhaustives parfois sommaires, les recensions d’ouvrage sont construites sur des modèles variables, les entrées thématiques littéraires sont de beaucoup supérieures aux entrées sur le théâtre (à l’exception de textes d’Olivier Bara) nourries par la seule correspondance, la musique est à la traîne et si Nicole Savy traite avec maestria des arts visuels dans la vie et l’œuvre de George elle-même, mieux eut valu qu’elle se passe de raconter le Maurice Sand échafaudé par des colportages tenaces. C’est dire l’immensité de la contribution de George Sand aux savoirs, aux idées, à l’histoire, que de pressentir ce qu’il y a encore à explorer dans un environnement où chaque pierre paraît avoir été retournée. La tâche est d’autant plus intéressante que partout ou presque, dans ces deux volumes, le ton cultuel s’atténue, la distance fait son œuvre, sans diminuer l’affection que le sujet Sand n’a jamais cessé de commander, en toute justice.
Verlaine. Bernard Bousmanne, Verlaine en Belgique. Cellule 252. Turbulences poétiques (Bruxelles, Éditions Mardaga, 2015, 252 p. 45 €). Cet ouvrage a été publié dans le cadre d’une exposition au musée des Beaux-Arts de Mons du 17 octobre 2015 au 24 janvier 2016, lors de l’année où elle fut capitale européenne de la culture, L’auteur est conservateur au Département des manuscrits de la bibliothèque Royale. C’est dans la pistole de cette ville que Verlaine fut incarcéré après sa tentative de meurtre sur son amant, et dans sa prison qu’il séjourna pendant deux ans (1873-1875). Cet ouvrage vaut bien plus qu’un simple catalogue. Il reprend un livre, Reviens, reviens, cher ami, Rimbaud-Verlaine. L’Affaire de Bruxelles (Calmann-Lévy, 2006), et il a bénéficié de notes inédites de Michael Pakenham, l’auteur de la Correspondance de Verlaine (Fayard, 2005), et de nombreux spécialistes de Rimbaud, dont Jean-Jacques Lefrère. À l’occasion du procès de Bruxelles ont été saisis les lettres entre les deux protagonistes, les Vers nouveaux de l’un et les Romances sans paroles de l’autre. La Belgique sera le lieu de passage entre Paris et l’Angleterre pour les deux voyageurs. Une saison en enfer sera publiée à compte d’auteur chez un imprimeur bruxellois. Et Verlaine donnera une série de conférences en 1893 à Charleroi, Liège, Anvers, Bruxelles et Gand. La narration de ces épisodes cruciaux de la vie des deux poètes est très vivante et se lit comme un roman, ce qui est d’autant plus méritoire que les histoires entre les deux poètes sont complexes. L’auteur fait un parallèle avec l’affaire Oscar Wilde, et reproduit les opinions des poètes français comme Hugo et Mallarmé ou belges comme Verhaeren, Maeterlinck et Rodenbach. La reproduction de cent cinquante documents, dont de nombreux inédits ou peu connus, en provenance de musées ou de collections particulières, fait tout le prix de cet ouvrage. C’est un délice que de s’attarder sur tant de reproductions de manuscrits, dactylogrammes, registres, pages de journaux, tableaux, photographies d’écrivains et dessins. Pour l’aspect anecdotique, on peut y voir la prison de Mons en carte postale, sa chapelle panoptique, le pistolet de Verlaine, une voiture cellulaire de l’époque et des gendarmes en pied. Ces documents débordent l’étroit créneau de l’époque, allant jusqu’à la période éthiopienne de Rimbaud, et jusqu’à la pérégrination finale de Verlaine dans les hôpitaux. L’édition est remarquable, et l’extraordinaire qualité de la reproduction en couleurs des documents connus rend caduques leurs publications antérieures. Les notes en fin de livre sont particulièrement riches. L’intérêt iconographique de cet ouvrage dépasse le sujet de la présence des deux poètes en Belgique. Il est désormais incontournable pour les spécialistes de Verlaine et de Rimbaud, et pour leurs fans, moyennant un certain sacrifice financier.
Alain Chevrier, Lise Bisonnette, Jean-Marc Canonge, Julien Bougosslavsky, Jean-Paul Goujon, Muriel Louâpre, Michel Pierssens, Charles Plet.