LIVRES REÇUS

 Allais. Alphonse Allais, D’Alphonse à Allais : ses facéties et mystifications, anthologie tricotée et présentée par Jean-Pierre Delaune (Omnibus, 2014, 208 p., 9 €). Si faire un livre sur Alphonse Allais, c’est coller des extraits de ses œuvres complètes (publiées par François Caradec) et des anecdotes de contemporains (donnés dans la bibliographie), en liant le tout par des commentaires faciles, alors, oui, voilà un nouveau livre sur Alphonse Allais. Cette brève compilation effectuée par le secrétaire de l’Académie Alphonse Allais, l’une des deux sociétés dévouées à la mémoire de l’écrivain, est centrée, non sur les écrits ou la pensée de l’humoriste, mais sur ses actes. Sont donc rapportées ses premières farces dans la pharmacie familiale d’Honfleur, sa fréquentation de personnages hauts en couleurs (comme l’illustre Sapeck et le Captain Cap), ses blagues à l’époque du Chat Noir, ses mystifications. Les textes d’Allais sont toujours surprenants, mais comme ils sont ici fragmentés et présentés sans ordre, leur lecture peut être lassante.

 Artaud (1). Françoise Bonardel, Antonin Artaud ou La fidélité à l’infini (Pierre-Guillaume de Roux, 2014, 429 p., 32 €). On comprend, à la lecture de la bibliographie de l’auteur, que ce livre soit si peu littéraire. Spécialiste de l’alchimie, de l’hermétisme, de Jung, de l’ésotérisme, du bouddhisme, etc., membre du jury de thèse de l’astrologue Elisabeth Tessier, soutenue avec fracas en Sorbonne en 2001, Françoise Bonardel n’offre pas de biographie de son personnage, mais, hypothèse la plus favorable, entre dans son délire. Le rappel de la liste des œuvres d’Artaud (26 tomes publiés chez Gallimard dont les 15 à 21 pour Les Cahiers de Rodez et les 22 à 25 pour ceux du retour à Paris) montre que le corpus est impressionnant. Cet ouvrage très touffu est peutêtre à classer dans une nouvelle forme de « vie » des saints postchrétiens, d’autant plus possible en la matière qu’Artaud aura, son existence durant, lutté à la fois contre la divinité et le monde, refusant qui plus est la sexualité. Pour le fond comme pour le style, citons un extrait : « L’état Père est celui d’un installateur qui ne doit pas exister (XV, 152) », pas plus que le Saint Esprit d’ailleurs, conçu comme « femelle occulte du féminin (XV, 162). […] Si la liquidation de la Sainte Famille trinitaire s’impose rapidement comme l’enjeu décisif de l’alchimie christique à laquelle Artaud se consacre avec fureur, la calcination (XV, 103) par laquelle il compte mener à bien sa tâche renforce par contre une crucifixion très complexe, garante de la force de contention et de virginité. » L’auteur est, nous l’avons dit, spécialiste de l’hermétisme.

 Artaud (2). Murielle Durand-Garnier, Antonin Artaud ou De la folie d’un homme (Mediter, 2014, 22 p., 2,10 €). Ce micro-livre donne le texte d’une conférence donnée à Nantes en mars 2012. L’auteur croise la vie et l’œuvre d’Artaud autour de la thèse selon laquelle le personnage n’aura pas été fou parce que génial ou génial parce que fou, mais metteur en forme de son délire. À l’image de celle de Nietzsche, la souffrance d’Artaud aura été ontologique, voire métaphysique, sa mystique ayant fonctionné comme sublimation de la souffrance physique. Les électrochocs qui lui furent imposés en ses dernières années, en pleine guerre et alors que les malades mentaux mourraient de faim par milliers, l’auront certes affaibli, mais lui auront aussi permis de se remettre à écrire. Les derniers éclats de son œuvre auront tenu d’une oralité où le délire se tissait avec le travail sur la langue, ce qui aura fasciné ceux qui lui rendirent hommage en juin 1946 au Théâtre Sarah Bernhardt – Blin, Breton, Jouvet, Gide – alors qu’Artaud restait à la porte, clochardisé, incapable de gérer ce que Jean-Louis Baraud décrivait comme « un moteur d’avion dans un corps de deux chevaux ».

 Auteur. Jacques Boncompain, De Scribe à Hugo. La condition de l’auteur (1815-1870) (Champion, 2013, 840 p., 55 €) ; De Dumas fils à Marcel Pagnol. Les auteurs aux temps modernes (18711996) (Champion, 2013, 864 p., 55 €). Spécialiste de droit comparé, responsable des Services de l’étranger et de l’Action culturelle de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), auteur d’un livre de référence (La Révolution des auteurs. Naissance de la propriété intellectuelle), Jacques Boncompain était sans doute l’homme le mieux à même d’écrire cette monumentale histoire des créateurs vue à travers le prisme des sociétés et des agences qui, tout au long du XIXe et du XXe siècles, ont œuvré à la défense des droits des auteurs. La notion de propriété artistique ou littéraire est naturellement au centre de cette vaste fresque historique qui, s’étendant sur deux volumes riches en informations, documents et anecdotes, révèle le statut nouveau de l’auteur – notamment de l’auteur dramatique – dans des sociétés en mutation, tant d’un point de vue industriel et économique que culturel. La Restauration marque un seuil : les intérêts des créateurs sont pris au sérieux, depuis que Beaumarchais, à la suite de Voltaire, s’en fit le promoteur dévoué ; non seulement ils sont au cœur d’une nouvelle donne économique et sociale, mais ils participent à une dynamique de renouveau artistique sans précédent. Si l’argent reste en la matière le nerf de la guerre (« l’argent, mobile tout nouveau des lettres au XIXe siècle », notent les frères Goncourt en 1855), se pose également, sous couleur de protection des biens propres, la question de la valeur de l’ouvrage artistique, c’est-à-dire celle de sa situation dans un ensemble englobant avec lequel il entretient un commerce plutôt libre d’emprunt et d’adaptation. Ce sont précisément les modalités de ce commerce qui, à partir du moment où surgissent des agences comme la SGDL ou la SACEM (ou la SACD que Scribe refonda en 1829), vont profondément changer, déterminant du même coup un système de rapports inédits « entre auteurs dramatiques, directeurs de théâtres et autres usagers ». Comme le montre Jacques Boncompain, les réglementations de la SCAD contribueront, dès la période de la Restauration, à asseoir les bases d’une logique de l’échange littéraire, de l’expansion économique et de la communication sociale, ainsi que l’atteste l’exemple de Scribe, qui fut un auteur fécond et habile, soucieux de sa rente, mais ayant « le souci de réformer l’administration du droit d’auteur, de la rendre plus efficace, mieux organisée, plus capable de dialoguer en bonne position avec les pouvoirs publics, de se faire respecter des directeurs réfractaires à son intervention, enfin de secourir sur une plus grande échelle les auteurs exposés aux caprices de la fortune théâtrale ». Telles sont en effet les « missions » que s’assigne la SCAD renouvelée par Scribe à la fin de la Restauration, telles elles se maintiendront et se poursuivront à travers deux siècles, assorties ici et là de quelques nouvelles conquêtes ou réclamations, relatives entre autres à l’essor des théâtres sous le Second Empire, aux interdits et aux détours de la censure sous la période impériale et le Troisième République, aux apports des nouvelles formes d’expression artistique, comme la musique et plus tard la voix, le cinéma, la télévision, aux conditions enfin que l’accélération de l’Histoire et la vie tumultueuse des nations réservent, au gré des vicissitudes, aux écrivains et auteurs dramatiques en temps de guerre et d’occupation. Tout le prix du travail d’historien que Jacques Boncompain livre en ces deux volumes réside dans l’inépuisable matière qui alimente la vie institutionnelle de la SACD et des sociétés qui l’escortent (SGDL, SACEM et leurs extensions internationales), et dans la clarté avec laquelle sont mises en lumière les phases de vitalité et de déclin de la création artistique. On apprécie en outre que soit dégagé, dans cette exploration minutieuse de l’archive, le rôle éminent que remplirent certaines figures de proue en faveur de ce combat toujours recommencé pour la protection des œuvres et pour le droit des auteurs. On pense par exemple à Hugo, qui fit tant pour que la SACD dialogue et s’entende avec la SGDL. Mais ce qui rend plus éloquent encore ce parcours exemplaire à travers la condition moderne de l’auteur, c’est moins la valorisation des exceptions ou des individualités que la nécessité de saisir ce mouvement historique de défense des droits des créateurs comme un processus collectif et international. De là l’accent opportunément mis dans le deuxième volume sur le rôle de la CISAC (créée en 1926), cette « Confédération internationale des Sociétés d’auteurs et compositeurs », née au moment « où le cinéma, le disque, la radio donnaient à l’auteur de l’époque un sentiment de précarité sur la maîtrise de son œuvre […], est là pour appeler à l’auteur d’aujourd’hui, par l’œuvre accomplie, souligne Jacques Boncompain, qu’il ne doit pas désespérer du lendemain, et qu’elle saura dégager pour lui les outils juridiques et techniques lui permettant de surmonter les défis des inventions à venir ».

 Autographes. Cécile Guilbert, La Boîte à Lettres. Les plus belles lettres manuscrites de Voltaire à Edith Piaf (Robert Laffont/France-culture, 2014, 222 p., 24,50 €). À ranger dans la catégorie des  « beaux livres » qui tentent de moderniser cette formule éditoriale, ce choix de lettres manuscrites a été effectué dans les collections du Musée des lettres et manuscrits, institution privée au statut interlope que l’actualité a récemment mis en lumière. Cécile Guilbert, qui a réalisé en 2013 et 2014 une série d’émissions diffusées sur France-Culture dédiées à ces collections, a voulu en tirer un ouvrage regroupant « 34 trésors » qui constitueraient « les plus belles lettres manuscrites » des trois derniers siècles – « de Voltaire à Édith Piaf ». Les lettres sont présentées par ordre chronologique, de Mme de Sévigné à Françoise Giroud (faut-il en conclure que mentionner Voltaire et Piaf dans le sous-titre était plus vendeur ?). Chaque lettre, précédée d’une notice et suivie de ses fac-similés, est donnée intégralement, dans une transcription pseudo-diplomatique qui respecte l’orthographe de l’auteur. S’agissant de « lettres manuscrites », on se demande d’emblée de quelle « beauté » superlative il peut bien s’agir : qualité de la calligraphie ? Audace de la mise en page ? Ou, plus simplement, exceptionnelle qualité littéraire du contenu ? La réponse décevra peut-être, puisque, si cet ouvrage fait sens, c’est plutôt en raison de la diversité de ses contenus, des formes scripturales  et des supports présentés. Une lettre de Sade écrite d’un cachot de la Bastille à sa femme portant sur la question de l’éducation de leur fils, le récit de la mort de Louis XVI par un avocat nantais, les dernières volontés de Charlotte Corday, une leçon d’économie littéraire donnée par Balzac à la princesse de Belgiojoso, la demande de Pierre Curie de pouvoir partager le prix Nobel avec sa femme, le cri d’amour adressé par Édith Piaf à Louis Gérardin, cet ensemble  disparate – mais de consultation agréable – offre une multitude de points de vue sur ce qu’est le geste d’écriture et l’infinie déclinaison à laquelle se prête la situation épistolaire.

 Balzac. Dominique Massonnaud, Faire vrai. Balzac et l’invention de l’œuvre-monde (Droz, 2014, 534 p., s.p.m.). Comme son titre l’indique, cet essai entend déplacer de manière sensible la perspective critique sur Balzac et le « réalisme », si tant est que ce terme puisse s’appliquer au projet ainsi qu’aux réalisations de La Comédie humaine. On apprend ainsi, à la lecture des premières pages de ce livre dense, que le roman balzacien ne se propose pas de peindre le « vraisemblable » mais le « vrai », qualité qu’il s’emploie à dégager des formes enchevêtrées et multiples du réel. Ce que nous avions pris pour des déclarations stratégiques ou des effets de pure convention destinés à renforcer les pouvoirs de la fiction – comme la fameuse formule shakespearienne citée à l’ouverture du Père Goriot « All is true ! » – serait en fait l’inscription explicite et sincère d’un projet d’invention de la vérité, entraînant le roman moderne sur un terrain qui, jusque-là, n’était pas vraiment le sien. Si longtemps a prévalu la thèse de la fiction romanesque définie comme analogon ou système de référence virtuelle, l’œuvre de Balzac, œuvre monstre réinscrite dans le tissu des possibles narratifs de son temps, inviterait à reconsidérer ce dogme et à déployer, à partir d’un réexamen en profondeur autant qu’en surface de ses modes de représentation romanesque, les lignes fédératrices d’une approche d’ensemble fondée, d’un point de vue épistémologique, sur la notion de tout. L’idée centrale de ce livre est en effet que seule la totalité, conçue comme un cadre d’intelligibilité privilégié, sinon exclusif, permet de cerner l’entreprise balzacienne et d’en mesurer les franges conjonctives qui la rattachent aux écritures du temps et les marges disjonctives qui lui assurent sa spécificité. Deux perspectives théoriques principales sont explorées par l’auteur. Tout d’abord, la critique du vraisemblable, catégorie venue tout droit de la Poétique d’Aristote, dont Dominique Massonnaud montre qu’elle ne s’applique pas  à l’ambition de Balzac, lequel rabat l’histoire sur la fiction, fondant de la sorte, avec le programme de La Comédie humaine, une « poétique historique ». Par là se trouvent renversés les termes de l’opposition aristotélicienne histoire/fiction, qui assurait à cette dernière une supériorité de nature philosophique sur la première, en raison de son caractère de généralité. L’écriture particularisante du roman, qui emprunte aux usages de l’historiographie des mémorialistes, réarticule les rapports de l’histoire et de la fiction narrative, en prêtant par exemple à la factualité une capacité de Révélation  ou d’élucidation de type épistémique. Quoi qu’il en soit, la fiction se fait la pensée, en actes et en actions, de l’Histoire, et le romancier devient « le secrétaire de l’Histoire », comme l’écrit Balzac. Mais l’écriture de l’Histoire dans le roman – selon un point de vue qui, chez Balzac, passera de la référence au passé, sur le modèle de Walter Scott, à une prise en compte du présent et de ses aspects inédits – ne va pas sans soulever la question du vrai et des moyens dévolus à son extraction. Telle est la deuxième perspective ouverte par la réflexion de Dominique Massonnaud. Si l’on suit bien la thèse qu’il met en avant, on s’avise que le vrai ne s’exhibe pas dans sa positivité ; il procède d’une « construction », laquelle obéit à des mécanismes d’engendrement de type narratif, énonciatif ou représentationnel. « Faire vrai » consiste donc d’abord à faire. Et ce facere particulier décide, par bien des côtés, de la recevabilité du vrai dont il s’agit. De là, évidemment, tout l’intérêt de cet ouvrage dont le propos est d’étudier, en les contextualisant avec le plus grand soin, les modalités rhétoriques et plus largement formelles, relevant d’une poétique du roman moderne conçu comme « œuvre-monde », susceptibles de produire l’effet de totalité, l’impression de « tout ensemble ». Dominique Massonnaud s’attache ainsi à montrer que Balzac reconfigure des modèles d’écriture disponibles (épopée, roman historique, mémoires, mémoires feints) et ouvre la voie à une démarche originale fondée sur une composition sérielle ou cyclique, accordée aussi bien à la multiplicité des niveaux de référence, scientifiques, sociaux, économiques et politiques, de son temps qu’à la variété des strates temporelles ou historiques qui donnent au présent sa physionomie actuelle. Il s’agit par là de vérifier que La Comédie humaine apparaît bien comme une « œuvre-monde », forme neuve affiliée à une « poétique du vrai ». Si la thèse, dans ses grandes lignes, emporte l’adhésion, certains points, et non des moindres, méritent un traitement plus approfondi. Qu’en est-il, par exemple, de la « forme-sens » selon Meschonnic, notion reprise par Dominique Massonnaud, qui se garde bien de la reformuler ? C’est pourtant une catégorie centrale dans le dispositif conceptuel de ce livre. De même, le « vrai », tel qu’il est présenté dans sa relation d’opposition au « vraisemblable », aurait pu susciter d’autres commentaires que les développements démarqués de la Poétique d’Aristote. C’est là, rappelons-le, une valeur en circulation dans le discours anti-rhétorique de Mme de Staël, de Chateaubriand et de Hugo, et il eût été bon de mieux en souligner la spécificité balzacienne, ou du moins les conditions de son appropriation. Mais c’est sans doute le concept d’œuvre-monde, emprunté à Marc Hersant dans l’approche qu’il propose des Mémoires de Saint-Simon, qui, en l’occurrence, manque de solidité critique. Quelques pages sont consacrées à cette notion-clé, qui ne permettent ni d’en évaluer de manière satisfaisante l’incidence critique, ni d’en mesurer avec précision les critères d’application au champ de l’écriture romanesque balzacienne.

 Barbey. Jules Barbey d’Aurevilly, Le Chevalier Des Touches, édition par Philippe Berthier (Champion, 2014, 184 p., 50 €). Ce bref roman de la chouannerie publié en 1864 se lit toujours avec plaisir : le principe des « ricochets de conversation », selon la formule qu’emploiera Barbey pour une des Diaboliques, lui permet de transmettre une vérité historique pour le moins incertaine, comme le montrent les notes de Philippe Berthier (à propos, il n’est pas sûr qu’il faille rappeler au lecteur de ce type d’édition ce qu’est un assignat ou qui est le tsar Pierre le Grand). Le dédale du récit est bien délibéré, et un personnage le fait remarquer à la narratrice : « Tu t’égailles trop […] Tu chouannes… jusque dans ta manière de raconter. » Rien de nouveau quant à la (non)-réception du roman : on ne connaît toujours que les deux recensions relevées par Jacques Petit, dont une de… Jules Vallès, qui aurait pu être jointe au maigre dossier en appendice. Dans sa préface, Philippe Berthier met en valeur la difficile genèse du livre, révélée par les lettres à Trebutien, et éclaire les fascinants jeux d’identité et d’inversion sexuelles par lesquels, au contraire de ce qu’on a parfois avancé, Le Chevalier Des Touches est parfaitement cohérent avec les autres romans de Barbey d’Aurevilly.

 Barrot. Olivier Barrot, Un livre un jour, un livre toujours (La Martinière, 2014, 416 p., 19,95 €). Le sous-titre annonce : « les essentiels d’une bibliothèque idéale ». Autrement dit, on est ici dans la  mouvance des palmarès du genre « les 100 (ou 500 ou 1000) livres qu’il faut avoir lus ». Il y en a ici environ 200. L’exercice aurait un certain intérêt si le compilateur y avait mis une touche personnelle avec des choix mêlant le classique à l’original, mais ce n’est pas le cas. Olivier Barrot a ramassé les livres incontournables, offrant deux pages à chacun avec un résumé, une biographie express et une citation qui peut prendre la moitié de la place. Plus une illustration. C’est l’illustrateur qui a fourni le plus de travail !

 Baudelaire. Corinne Bayle, Nocturne de l’âme moderne. Le spleen de Paris de Charles Baudelaire (Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2014, 274 p., 12 €). L’ouvrage s’intitule « cours ». Le ton est donné et l’on évitera donc de se plaindre des complications, tortuosités et autres méandres dans lesquels le lecteur courageux, mais qui ne se veut pas nécessairement un élève de Corinne Bayle, sera attiré. Heureusement, le sujet est vaste, et l’érudition de l’auteur permet d’apprendre bien des choses sur le poète et son œuvre. Ses Petits poèmes en prose parurent en 1869, peu après sa mort précoce. Le livre est resté inachevé, mais dessine parfaitement cette « modernité » dont Baudelaire s’était fait l’écho, et qui le fera qualifier par le jeune Rimbaud de « vrai Dieu » dans sa lettre dite du « voyant » à Paul Demeny, quelques années avant Les Illuminations. Corinne Bayle compare le dernier Baudelaire à un promeneur solitaire et désenchanté dans une métropole industrielle hostile, où rêverie et ironie rencontrent misère, médiocrité et folie, mais pour le bonheur de la poésie, devenue prose.

 BD. Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et littérature (Classiques Garnier, 2014, 232 p., 48 €). Bien que cet essai paraisse dans une collection intitulée Études de littérature des XXe et XXIe siècles, et quoique son auteur soit un spécialiste reconnu de stylistique de la poésie, le livre tient la gageure de laisser ouverte la question qui l’anime : la bande dessinée peut-elle être « littéraire » ? L’introduction souligne d’emblée l’ambiguïté et la complexité des réponses que cette interrogation est susceptible de recevoir. Depuis la fin des années 1970, et après plus d’un siècle de minoration symbolique, causée par ses relations avec la presse et la littérature de jeunesse, la bande dessinée, que son créateur, Töpffer, jugeait « une sorte de roman », a trouvé une reconnaissance et des ambitions « littéraires ». L’attestent l’émergence, en France, de la revue (À SUIVRE), puis la promotion du concept de roman graphique, l’essor d’études universitaires signées par des « littéraires », les collaborations menées entre les éditions Gallimard et Futuropolis (qu’on songe à Tardi illustrant Céline), ou encore la remise du Pulitzer à Art Spiegelman. Pour autant, nommer aujourd’hui « littéraire » une BD peut la disqualifier comme trop cérébrale, ou, si l’adjectif est positif, servir à rejeter, au profit de quelques rares œuvres « dignes », le tout-venant d’une pratique qui resterait « faite par des imbéciles pour des débiles mentaux », selon une formule ironique de Frederik Peeters, cité dans l’ouvrage. Inversement, le refus de ranger la BD dans la « littérature » peut autant relever de ce mépris général que servir à revendiquer sa spécificité de « neuvième art », pas plus réductible à un art du seul texte qu’à un art de la seule image. C’est par exemple la position d’un Fabrice Neaud qui, hostile au « faux compliment » consistant à lui reconnaître « des ambitions “littéraires” », s’insurge : « Comme s’il était impossible de reconnaître qu’un bon travail de bande dessinée pouvait produire une bonne bande dessinée ! » Comme le résume Jacques Dürrenmatt en quatrième de couverture, « si certains considèrent la bande dessinée comme un simple genre littéraire, d’autres, venus des deux camps [de la littérature ou de la BD], ne cessent d’affirmer leurs différences fondamentales. » Or, face à ce champ complexe, Jacques Dürrenmatt a l’intelligence de ne pas vouloir apporter de réponse. La première qualité de son essai est l’ampleur du corpus qu’il aborde. Attentive à la bande dessinée de langue française ou étrangère (principalement américaine), sa réflexion s’appuie sur des références précises à la création la plus contemporaine et à la parole même de ses auteurs (dessinateurs et/ou scénaristes). Mais l’essai se nourrit aussi de retours fréquents à l’histoire longue du genre : le débat est constamment éclairé par des renvois à Töpffer, Doré, Cham ou McCay – occasion de nous rappeler, par exemple, que, pour Baudelaire, Grandville avouait son incapacité à faire œuvre littéraire ou graphique en recourant au « vieux procédé qui consiste à attacher aux bouches de ses personnages des banderoles parlantes » ! Jacques Dürrenmatt a donc su tirer parti des sommes archéologiques publiées depuis une quinzaine d’années par des chercheurs comme Philippe Kaenel ou Thierry Smolderen. Deuxième qualité, le livre dialogue librement avec la théorie critique de la bande dessinée, dont les différentes facettes (sémiotiques, psychanalytiques, narratologiques, etc.) sont prises en compte autant que contestées quand le besoin s’en fait sentir : Jan Baetens, par exemple, est souvent mis à contribution, et les textes convoqués sont tant universitaires qu’issus de blogs, une source mobilisée avec raison au vu de la qualité de certains sites. Troisième qualité, Jacques Dürrenmatt n’hésite pas à formuler des jugements de valeur sur des albums qu’il juge réussis, ou au contraire manqués, en motivant ses positions. Enfin, son livre évite le jargon, comme la tentation de l’exhaustivité ou du système. Son parcours examine différentes articulations possibles entre littérature et BD, telles qu’elles apparaissent en bande dessinée (la question de la représentation de la BD dans la littérature non dessinée, ou de son influence sur elle, n’est donc pas abordée de front). Les chapitres mêlent exemples et propositions de réflexion, soumises au lecteur. Les rapports les plus directs sont examinés autour de thèmes comme la mise en scène d’écrivains réels ou fictifs (occasion d’une savoureuse plongée dans la parodie des Misérables par Cham), l’usage de citations (tels les échos à Rimbaud dans Corto Maltese) et, bien sûr, la question de l’adaptation des œuvres littéraires, avec ses problèmes de fidélité, découpage et sélection, transpositions stylistiques, etc. De manière moins attendue, Jacques Dürrenmatt examine des emprunts ou des rapports plus structuraux, tels que la question du découpage en chapitres des albums, le traitement inventif de la ponctuation en BD, le rôle des contraintes (dont il montre qu’il ne se limite pas à l’Oubapo), ou l’installation de jeux énonciatifs complexes. Enfin, une troisième grande série d’approches interroge la façon dont la BD peut « rivaliser avec la littérature », en examinant la notion de graphiation (ou « manière » propre à l’expression graphique et capable de s’imposer au regard en prenant le pas sur l’objet montré), la multiplication de genres tels que la BD d’absurde, d’histoire, d’autofiction, etc., ou la conceptualisation contemporaine d’une BD « pure », dont le texte serait absent. Un tel panorama devrait se constituer comme un essai de référence. Il peut autant servir d’initiation qu’en apprendre aux spécialistes des deux champs qu’il conjoint (et nous n’en excluons pas les férus d’histoire littéraire du XIXe siècle). Un seul regret : si l’essai contient vingt-deux reproductions de planches, il est dommage que toutes les pages commentées en détail par l’auteur n’aient pu bénéficier de ce traitement car, en quelques rares cas, malgré les efforts de description de ce dernier, cette absence gêne la compréhension des analyses.

 Bergougnoux. Pierre Bergougnoux, Exister par deux fois (Fayard, 2014, 290 p., H.C.). Auteur d’une œuvre aussi exigeante qu’importante, Pierre Bergounioux signe ici un recueil d’entretiens et  d’analyses s’échelonnant entre 2006 et 2012, l’ensemble formant une excellente présentation de l’œuvre et de l’homme. Formellement, le livre est divisé en trois parties (Sur la littérature, La vie, les livres, l’époque et Essais) et, symboliquement, débute par un entretien en forme d’autobiographie et se clôt par une réflexion sur « l’avenir de la littérature ». Entre les deux, au cours d’entretiens, d’interventions de colloque, de petits essais, Pierre Bergounioux reprend, au risque de la répétition, les thèmes qui l’obsèdent. C’est ainsi que le lecteur familier de son œuvre comme celui qui la découvre se retrouveront face à des réflexions sur l’enfance corrézienne, les proches, la fin d’un monde séculaire, l’enseignement, les évolutions sociétales et, bien sûr, la littérature et l’écriture. Exister par deux fois est une expression qui renvoie, à mesure que l’on avance dans l’ouvrage, à plusieurs acceptions : d’une part, la distinction ancienne entre l’esprit et le corps, d’autre part, l’existence en quelque sorte double que mène l’auteur, à la fois issu d’une terre paysanne qui vivait sans livre et lettré vivant en milieu urbain, enseignant et écrivain. C’est enfin le monde et ce que la littérature en fait (« Le monde, du moins en France, existe deux fois, en tant que tel et puis dans le reflet que lui a tendu la littérature »). Mais ce reflet est lacunaire, et Pierre Bergounioux, écrivain n’ayant jamais fait mystère de son engagement politique à gauche, et pour qui le « cœur de l’affaire » est « l’inégale répartition du produit du travail matériel et des choses de l’esprit », le dit à de multiples reprises. Par exemple : « Depuis les commencements de l’histoire, c’est-à-dire depuis l’invention de l’écriture, du côté de Sumer et d’Akkad, une chose crève les yeux. La littérature, ce récit appuyé sur la lettre, célèbre les groupes installés dans l’honneur social et l’opulence. » D’où l’hommage appuyé rendu à Faulkner, le premier, selon lui, à donner pleinement la parole à ceux qui en sont dépourvus. Une fois ces belles pages lues, Pierre Bergounioux apparaît plus proche, et l’on comprend mieux cette affirmation, présente en début de l’ouvrage et qui paraît au premier abord étonnante chez lui : « Écrire n’est pas, du moins à mes yeux, une fin en soi. Notre affaire, c’est de vivre. »

 Bibliothèque. Daniel Ménager, Le Roman de la bibliothèque (Les Belles Lettres, 2014, 330 p.,25,50 €). On croyait Daniel Ménager spécialiste de la Renaissance, à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages. On le découvre ici lui-même bâti sur le modèle de l’homme de ce temps, fin connaisseur des littératures de toutes les époques et de toutes les cultures, de Rabelais à Perec, de Goethe à Nabokov, de Montaigne à Murakami – et de combien d’autres dont l’index de l’ouvrage donnera l’idée. Tout amateur de livres, tout possesseur de bibliothèque devra donner à cet ouvrage une place de choix sur ses rayons et peut-être même lui offrir une reliure digne de celles qu’évoquent les romans qu’il ouvre pour nous. Savant, élégant, d’une parfaite lisibilité, cet essai raffermira la foi parfois chancelante du lecteur d’aujourd’hui dans la valeur inestimable de la littérature pour construire un rapport intelligent et sensible à la fois au monde et à soi. Les romans ont mis en scène de mille façons ce lieu protéiforme qu’est une bibliothèque, et dont chacun fait un jour l’expérience qui déterminera peut-être le profil de son existence. Daniel Ménager se saisit de quelques douzaines de textes par lesquels il repasse au fil de six chapitres thématiques suivis d’une conclusion où l’esprit de l’essai se résume en quelques formules comme celles-ci : « Les puissances du rêve sont tapies dans les bibliothèques, même lorsqu’il fait jour », ou encore : « Les bibliothèques sont aussi désirables que dangereuses. Entre leurs murs, l’esprit risque d’étouffer ou de délirer. » Le premier chapitre traite du génie du lieu tel que le traduisent les romans dans leur façon de décrire (ou de ne pas décrire) l’abord matériel d’un espace aux formes variées et qui diffèrent selon les heures du jour ou de la nuit. Daniel Ménager y introduit aussi deux types de personnages qui réapparaîtront régulièrement tout au long de son essai : les enfants et les femmes, dont le rapport complexe et troublant (ou troublé) à la bibliothèque vient perturber un univers essentiellement adulte et masculin. Il y introduit aussi, de manière plus surprenante mais convaincante, la peinture, avec deux œuvres de prédilection : celle de Vuillard et celle de Vieira Da Silva. Le second chapitre, Plaisirs et dangers de l’ordre, s’attarde aux questions de « méthodes et de bizarreries », où les personnages de roman, de Swift à Canetti, Drieu la Rochelle ou Bataille, se trouvent confrontés à toutes les formes du dérangement, jusqu’au risque de la folie. Le troisième chapitre, Les Fruits défendus, aborde les différentes façons dont le roman explore le choc, positif ou négatif, de la rencontre des dessous plus ou moins dissimulés des bibliothèques paternelles, matérialisations d’un Nom – du – Père (aurait peut-être dit Lacan) déclencheur de tous les fantasmes. Seul Nabokov, toujours évoqué par Daniel Ménager avec enthousiasme, semble y échapper. Le quatrième chapitre, L’Invention du désordre, fait le tour des romans où les bibliothèques s’écroulent ou expriment toutes sortes de déséquilibres. Les dix-neuvièmistes retrouveront ici des bibliothèques qu’ils connaissent bien : celles de Huysmans, de Flaubert dans Bouvard et Pécuchet, de Nerval, de Gautier ou Nodier, voisinant avec celles de Céline ou Italo Calvino pour le XXe siècle. Il était impossible de ne pas faire dans ce parcours une place majeure au thème Amour et bibliothèque, c’est à quoi s’emploie le cinquième chapitre, où l’on trouve une relecture de l’histoire de Julien Sorel et Mathilde de La Mole, et une évocation des romans d’Anatole France – pourtant peu populaire chez les lecteurs universitaires d’aujourd’hui n’ayant pas oublié les anathèmes d’André Breton contre cette figure d’humaniste républicain détesté qu’il fallait enterrer « avec ces vieux livres qu’il aimait tant » ! Le sixième et dernier chapitre, Ferveur et désenchantement, repasse par Heimito von Doderer, souvent commenté dans l’essai, tout comme Umberto Eco, incontournable sur ce sujet. Il offre aussi une lecture de l’admirable Kafka sur le rivage de Murakami, dont le jeune personnage fait la bouleversante rencontre de Pic de la Mirandole. Il ne faudra pas négliger de lire attentivement les notes où se réfugient les renvois savants, à compléter par un index qui permet de construire un itinéraire individualisé de livre en livre, pour une visite indépendante de la bibliothèque de l’auteur. Une bibliothèque où l’on est heureux de faire des découvertes grâce à la mention de tous ces livres qu’on n’a pas lus mais qu’il nous donne envie de lire. Une bibliothèque aussi où, inévitablement, manquent en place – comme diraient les bibliothécaires – bien des livres qu’on aurait aimé y trouver. Nous y placerons donc nos « fantômes » personnels. Ne mentionnons pour l’exemple qu’un seul titre, mais le plus approprié : la trilogie du Cimetière des livres oubliés, de Carlos Ruiz Zafon.

Blanchot. Maurice Blanchot, Johannes Hübner, Correspondance 1963-1973 (Kimé, 2014, 120 p.,15 €). Petit à petit, ce qui, de Blanchot, n’est pas encore publié apparaît au grand jour. Cet opuscule nous renseigne sur l’un des aspects qui restent à découvrir : le rapport qu’aura pu entretenir l’auteur et un traducteur dans cette configuration particulière où le second est admirateur du premier et le premier fin connaisseur de la langue du second. On s’aperçoit aussi que Blanchot, alors en pleine indignation contre la guerre d’Algérie, puis contre le régime gaulliste, peinant à construire une action politique au sein de l’extrême-gauche, traversant par ailleurs des problèmes de santé, se passionne pour la traduction de son ouvrage L’Attente, l’oubli en Warten Vergessen, construisant avec Joannès Hübner une véritable amitié. Les deux hommes se verront pourtant peu et n’échangeront qu’une trentaine de lettres. Blanchot, lecteur autant que commentateur hors pair, navigue entre la fierté de pénétrer dans le Temple de la philosophie allemande et la conscience du risque : « Le traducteur est moins libre que l’auteur […], ou bien s’il prend trop de libertés, il risque de tomber dans des extravagants arbitraires (comme il est arrivé, par exemple, aux traducteurs français, traduisant Heidegger). » Dans leur présentation, Éric Hoppenot et Philippe Mesnard montrent la difficulté que leur aura léguée Blanchot dans le travail d’interprétation, si ce n’est d’exégèse, dans la mesure où il n’a daté aucun de ses manuscrits ou tapuscrits. Cela laisse aux spécialistes un continent de commentaires, mais rend fort délicat, par exemple, le classement des nombreux états intermédiaires de L’Attente, l’oubli, dernier « grand récit » de Blanchot. Des dizaines d’ouvrages d’exploitation du fonds de ses Archives, qui comporte encore des correspondances, des notes de lecture inédites, des textes non réédités, sont à attendre dans les années à venir.

Bonnefoy. Daniel Lançon, Yves Bonnefoy, histoire des œuvres et naissance de l’auteur : des origines au Collège de France (Hermann, 2014, 618 p., 38 €). On pouvait désespérer que la monumentale thèse de Daniel Lançon consacrée en 1996 à Yves Bonnefoy, en raison même de sa monumentalité, parût jamais. La publication de ce livre est donc une bonne surprise. Malgré l’affichage majuscule d’Yves Bonnefoy et son portrait photographique sur la couverture, il ne s’agit évidemment pas d’une biographie, même si certains éléments de la vie du poète sont convoqués à partir du moment où ils sont légitimés par l’œuvre même dans sa visée autobiographique, mais de ce que l’on pourrait appeler une bibliographie au plein sens du terme, et non au sens limité d’une liste de références documentaires. Cette bibliographie-là, matérielle et intellectuelle, tient de l’histoire littéraire, de l’histoire d’un esprit, de l’étude de réception et de la construction, à la fois interne (par les textes) et externe (par leur réception), d’une figure d’auteur. Si le découpage de cette histoire des œuvres est globalement chronologique, la succession des chapitres, comme celle des sous-parties, ménage aussi des synchronies ou une logique de tuilage pour faire leur part aux différents centres d’intérêt du poète. C’est ainsi qu’après deux premiers chapitres sur les origines de la vocation poétique (1943-1952) et ses fondations (1953-1958), et avant le chapitre VI (« Réorientations poétiques 1960-1978 ») qui renoue le fil chronologique autour de la poésie, trois chapitres à peu près parallèles envisagent l’activité critique de 1959 à la fin des années 1970 (III), les travaux sur l’art (1950-1981) » (IV), et le genre particulier des « Essais et récits “en rêve” » de 1967 à 1977 (V). Au terme de cette histoire plurielle, le dernier chapitre reparcourt à peu près l’ensemble de la période considérée (1950-1981) sous le signe, cette fois, de ce qui fait l deuxième partie du sous-titre, le « devenir auteur » d’Yves Bonnefoy. Tout commence donc en 1943, quand un apprenti mathématicien découvre le surréalisme sous le signe duquel il va faire son entrée en littérature, et tout s’achève (provisoirement) avec l’élection au Collège de France qui fait de ce poète le successeur de Valéry et de Barthes. Entre les deux, Daniel Lançon, par sa connaissance des œuvres, de leur réception immédiate et de la bibliographie la plus récente, retrace aussi objectivement que possible, en restituant les débats et les enjeux, ce qu’a de singulier la trajectoire d’Yves Bonnefoy dans ces années marquées par les fortes turbulences idéologiques qui n’ont pas épargné la chose littéraire. Par là, ce livre restitue aussi, en arrière-plan, une histoire intellectuelle du second XXe siècle. Et l’on peut espérer que le sous-titre (Des origines au Collège de France) constitue la promesse d’un second volume. Quelques coquilles fâcheuses, y compris sur les noms propres : Roger pour Robert Carlier, Hadyn (deux fois) pour Haydn – qui se retrouve dans l’index prénommé Michael, alors qu’il s’agit de son frère Joseph –, Félix Régames pour Félix Régamey, Freidrich pour Friedrich Roemer…

 Campion. Léo Campion, Lexique pour rire illustré (Cherche Midi, 2013, 190 p., 14,50 €). Libertaire, libertin, libre-penseur, Léo Campion (1905-1992) se piquait aussi d’humour comme beaucoup de pataphysiciens (et comme un peu moins de francs-maçons). Ce Lexique pour rire illustré a été publié une première fois en 1982, chez le même éditeur. À l’instar du Petit Larousse, il comporte une « partie langue », une partie « locutions étrangères » et une « partie historique et géographique ». On y lit par exemple « CADAVRE. Charogne prise au sérieux », ou encore « MOUJIK. Paysan russe qui humanise les bonnes d’enfant anglaises. Le moujik adoucit les nurses. » La philosophie de Campion prend source dans la contrepèterie et dans les sagesses millénaires : « Ne vous affolez pas s’il y a un trou dans votre derrière, c’est normal. Comme dit le proverbe chinois : si vous avez onze trous du cul et que vous courez dans l’herbe, vous êtes une équipe de football. » Illustré, entre autres, de dessins de l’auteur, ce lexique frondeur qui ne manque ni d’esprit ni de bon sens accuse par contraste la grossièreté ambiante.

 Camus (R.). Renaud Camus, Demeures de l’esprit. France V. Ile-de-France (Fayard, 2014, 524 p, 34,50 €). Dans cette série de volumes qui mêlent savamment l’Histoire, l’essai et le guide de voyage, l’auteur a poursuivi simultanément des itinéraires « européens » à travers les Iles britanniques, les pays scandinaves et l’Italie – et l’exploration de la France. On se souvient qu’il s’agit pour lui d’examiner les maisons de « grands hommes » ouvertes au visiteur. Pour l’Ile-de-France, Renaud Camus en a recensé vingt-sept, de la modeste maison où naquit Louis Braille à Coupvray ou au château de la Motte où vécut Mauriac (et qui ressemble à une Poste ou une Caisse d’épargne 1880) – jusqu’à des monuments plus opulents et mieux connus, comme la Vallée-aux-loups de Chateaubriand, le Prieuré de Maurice Denis à Saint-Germain-en-Laye ou le Monte-Cristo de Dumas. On découvre le sort curieux de la maison des Roches où la famille Bertin recevait Victor Hugo. Dans certains cas, comme la maison natale de Debussy, il n’y a vraiment rien à dire des lieux, et Renaud Camus met alors en valeur la dimension romanesque de la famille du musicien. L’ensemble compose une fresque d’une grande variété esthétique et sociale ; sans lourdeur, l’auteur réfléchit à ce que sont de tels « lieux de mémoire » et à la notion de « grand homme ». Quels sont donc aujourd’hui les visiteurs de la maison natale de Braille ? L’ouvrage est illustré de photographies souvent belles, mais on se demande bien pourquoi l’auteur fait l’économie de légendes qui seraient dans certains cas utiles, au moins à celui qui écrit ces lignes.

 Char. René Char, Raoul Gustavo Aguirre, Correspondance 1952-1983 I, édition établie par Marie-Claude Char (Gallimard, 2014, 97 p., 12,90 €). Trente années d’échanges, d’amitié éblouie, d’admiration réciproque, de dévotion à l’absolu poétique scandent cette correspondance entre  René Char et Raul Gustavo Aguirre (1927-1983), poète argentin, premier traducteur en langue espagnole du poète français, inspirateur génial et animateur inventif de la revue de création poétique Poesia Buenos Aires, fondée en 1950. Aguirre place son entreprise éditoriale – et plus largement sa quête de renouveau poétique – sous le signe de Char. Aussi envisage-t-il très vite, dès 1952, de consacrer un numéro d’hommage à l’auteur de Fureur et mystère. Si la correspondance révèle d’abord l’admiration sans bornes qu’un jeune poète voue à celui qu’il désigne naturellement comme l’interlocuteur majeur et indispensable, elle porte également au jour l’intensité d’une dialogue poétique, le feu sacré d’une conversation sur la poésie comme elle se vit et comme elle se fait dans l’enchaînement des années difficiles. Aguirre attend beaucoup de Char, à commencer par un soutien concret, des suggestions pour des collaborations futures, des recommandations auprès d’écrivains et de critiques français – Char se prêtant très volontiers, et avec une générosité réfléchie, à ce jeu nécessaire, qui favorise les échanges entre les poètes, la circulation des langages et des idées d’un continent à un autre, d’une culture vers une autre. On pourra certes passer sur l’abondance des formules dévotionnelles qu’égrènent les lettres d’Aguirre (telles que : « Je salue votre présence sur la terre, bonté fluviale, confirmation de l’homme » ou « Je vous admire, et j’admire en vous cet univers qui ne laisse pas de donner des preuves de votre humanisme »), non qu’elles soient convenues ou empruntées, elles ressortissent tout au contraire à la plus grande pureté de cœur et de pensée, à la plus haute des sincérités. Mais l’essentiel ne s’y résume pas, le propos excédant toujours, dans l’ordre du poétique, les limites de la circonstance pour atteindre à des profondeurs ou à des marges insoupçonnées, avec l’événement capital de cette correspondance : la manifestation d’une entente recherchée et trouvée dans les mots, dans l’énergie qu’ils libèrent, dans la solidarité qu’ils réclament. Il s’agit, comme le dit Aguirre, de « partager la Poésie ». « Il est des fraternités incorrigibles, écrit-il le 11 août 1955, semblables aux lèvres de vos poèmes. Et elles se tiennent sincèrement debout face à une nuit impérative qui saigne sans doute là où justement notre pauvreté privilégiée la frôle ». Char fait accueil à Aguirre, lui offre cette écoute précieuse et attentive qui renvoie des échos confirmateurs : « Je vous vois bien avancer, saisir chaque arbre, chaque pierre de votre chemin, tenir la ligne dure de la vraie poésie », déclare-t-il le 25 décembre 1960. En dépit des intervalles inévitables que le temps ménage entre les lettres échangées, une continuité s’assure, qui marque le pas, prépare le bond en avant. « Un siècle après Rimbaud, écrit Aguirre à Char le 10 mars 1969, je crois qu’il faut arriver jusqu’à vous pour trouver une autre voix dans laquelle se désaltérer, une voix aussi chargée de futur dans ce monde qui semble ne plus en avoir. »

 Charcot. Catherine Bouchara, Charcot. Une vie avec l’image (Philippe Rey, 238 p., 29 €). Jean-Martin Charcot est le père de la neurologie moderne, mais aussi celui de la psychiatrie, qui évolua alors de ce qu’on appelait encore l’aliénisme à la fin du XIX siècle. Il est aussi le géniteur de Jean-Baptiste Charcot, qui devint plus célèbre que son père par ses expéditions polaires sur la série des Pourquoi pas. Jean-Martin Charcot fit toute sa carrière académique comme chef de service à La Salpêtrière, soit durant près de trente-trois ans, ce qui lui permit de créer et de développer une école neurologique immense, qui essaima dans le monde. Parmi ses élèves, un jeune pathologiste morave apprit ce qu’était l’hystérie chez Charcot en 1885-1886, avant de créer la psychanalyse grâce à cette étape fondatrice : Sigmund Freud. Si Charcot reste aujourd’hui identifié à la mise en termes médicaux de l’hystérie, qui gardait jusqu’alors un parfum de possession démoniaque, il est aussi le découvreur ou le classificateur des grandes maladies neurologiques, comme la sclérose en plaques, la maladie de Parkinson ou la sclérose latérale amyotrophique (encore appelée de nos jours « maladie de Charcot »). Médecin mondain et amateur d’art, il fut aussi un dessinateur prodigue, tant pour ses travaux médicaux que pour son plaisir. Il s’adjoignit d’ailleurs des collaborateurs experts dans ce domaine, comme Paul Richer, qui devint professeur aux Beaux-Arts et avec lequel il publia deux magnifiques ouvrages à la frontière entre l’art et la médecine : Les Démoniaques dans l’art et Les Difformes dans l’art, aujourd’hui traqués par les bibliophiles. C’est un vaste panorama de cette activité graphique constante que propose l’ouvrage de Catherine Bouchara, psychiatre à La Salpêtrière, qui a réuni des dizaines de croquis, études, esquisses et caricatures du maître, grâce à la complicité de la Bibliothèque Charcot de La Salpêtrière, des descendants de Jean-Baptiste Charcot et de quelques collectionneurs privés. Si ces dessins montrent le sérieux avec lequel les pièces anatomiques étaient étudiées et reproduites, ils révèlent aussi un humour inattendu, comme la dérision magnifique de cet autoportrait en perroquet ou les caricatures de collègues croqués durant d’ennuyeuses séances de Faculté. La photographie est aussi à l’honneur, alors à ses débuts dans l’utilisation médicale, notamment pour fixer les postures et les mouvements des hystériques lors de séances d’hypnotisme restées fameuses, où assistaient les médecins et un aréopage de littérateurs et de journalistes, dépeints dans le célèbre tableau de Brouillet de 1887 (malheureusement ici avec des erreurs d’attribution de personnages dans son descriptif). À côté de son intérêt iconographique, l’ouvrage clarifie certaines légendes sur l’hystérie et donne de précieux renseignements sur l’histoire de la médecine à la fin du XIX siècle. Et – n’en déplaise aux zélotes actuels qui font encore surgir les idées de Freud d’une sorte d’inspiration « dé-historisée » et semi-divine – il montre un schéma de l’inconscient datant de 1892 et qui développe le concept d’« idées condamnées » oscillant entre le conscient et l’inconscient grâce à une « force de reviviscence », plusieurs années avant que Freud balbutie ses premières théories sur le refoulement.

 Chats. Dictionnaire des chats illustres à l’usage des maîtres cultivés, sous la direction de Bérangère Bienfait, Brigitte Bulard-Cordeau et Valérie Parent (Champion, 2014, 368 p., 19 €). On n’arrête plus l’érudition : voici, à l’usage non seulement des maîtres mais aussi des chercheurs et biographes de tout poil, un sympathique recueil des VIP félins. Après tout, peut-être sera-t-il précieux à quelqu’un de retrouver le nom du premier chat d’Hemingway, du favori de l’Abbé Delille – objet chacun de poèmes –, ou encore de l’ambassadeur de la ronronthérapie, lancée et aussitôt tombée dans l’oubli en 2002 (Rouky, Raton ou Crazy Christian : chacun cherchera son chat). Futile mais attachant, l’ouvrage recèle quelques découvertes amusantes et autant d’anecdotes : Chateaubriand récupérant le chat du Pape Léon XII après le décès du maître, des chats utilisés comme démineurs au Vietnam, ou d’autres écrivant des articles sur la physique des particules. Le projet, certes un peu mince, retient l’attention grâce à la variété des sources utilisées : si l’on rencontre majoritairement des chats d’écrivains et d’artistes, c’est aussi bien du dernier « buzz » internet que du fin fond du XVIIe siècle que peuvent surgir ces bestioles charmantes. Ajoutons aux menus plaisirs de l’onomastique la qualité des illustrations, et voilà qu’on se surprend à rêvasser sur le tome 2 à venir…

 Claudel. Thérèse Mourlevat, Paul Claudel : naissance d’une vocation (Riveneuve, 2014, 86 p.,10 €). Claudel n’a pas bonne presse. C’est l’homme qui est visé en lui : on lui reproche pêle-mêle ses idées, son positionnement hostile aux républicains durant la guerre d’Espagne, son attitude vis-à-vis de sa sœur Camille, son positionnement de grand bourgeois catholique. Les reproches sont si nombreux que l’on ne prend plus guère le temps de s’intéresser à son œuvre, passant dès lors à côté d’un des plus grands écrivains français du XXe siècle. Car il fut cela, aussi. Mais il est devenu si difficile de défendre l’homme que l’œuvre risque d’être oubliée. C’est peut-être pour cela que Thérèse Mourlevat, spécialiste de Claudel, a fait le choix de s’intéresser, plus qu’à l’œuvre, à la naissance de celle-ci, ou plutôt à la naissance d’une vocation, ainsi que l’indique le titre de son essai. Il s’agit donc d’étudier l’enfant Claudel, son entourage, son milieu, les influences qu’il reçut. Dans un style presque romanesque défilent ainsi les premiers jours, l’enfance, les études, la formation, la découverte de la poésie, les rapports à la foi. L’auteur nous laisse sur un dernier chapitre mêlant métier d’homme et vie de poète : « Paul sera l’Ambassadeur Poète. » Le livre prend donc fin quand peut naître l’œuvre.

Clefs. Anthony Glinoer, Michel Lacroix, Romans à clés. Les ambivalences du réel (Presses universitaires de Liège, 2014, 204 p., s.p.m.). L’ambition de ce recueil est de prendre à contre-pied deux attitudes de la critique littéraire contemporaine devant les romans à clefs : l’une consistant à se détourner de ce genre par soupçon anti-naturaliste, un roman de ce type n’étant considéré que comme un document codé décrivant une situation réelle et non comme une œuvre d’art autonome digne de ce nom ; l’autre, en reflet, consistant au contraire, pour la même raison, à s’en délecter pour y puiser des anecdotes sur l’histoire littéraire, principale raison pour laquelle on se replonge encore dans les ouvrages signés par Willy. Les articles ici réunis rendent compte de la complexité des romans à clefs que l’on peut rencontrer dans l’histoire littéraire et qui ne se ramènent guère à un modèle d’interprétation unique ou à des présupposés communs, à réhabiliter un genre de récits encore considéré comme « illégitime » aujourd’hui (comme le montre l’analyse de la réception dans la presse de ce genre par Mathilde Bombart), et à montrer à quel point l’ambiguïté des formes du roman à clefs post-révolutionnaire, mêlant fiction et référence au monde réel (ambivalence étudiée ici à travers l’exemple du roman de cénacle), n’est pas l’apanage de la postmodernité. L’un des enjeux principaux du volume, particulièrement présent dans l’article de Michel Lacroix, réside dans l’analyse de ce genre comme outil essentiel d’élaboration du champ littéraire à travers ses représentations et sa médiatisation : la société littéraire qui se met en place après la Révolution se construit en partie en se mettant en scène dans ce type de récits. L’exemple de Rachilde, étudié ici dans un article reprenant le titre de celui que lui consacrait Éric Dussert dans le volume Les Romans à clefs du Colloque des Invalides (Plaisir d’offrir, joie de recevoir), est particulièrement parlant, l’épouse de Vallette mettant autant en scène ses contemporains dans ses romans qu’elle fait l’objet de représentations fictionnelles plus ou moins bienveillantes. Les articles consacrés aux œuvres de Proust, Jean-Benoît Puech, voire Woody Allen, sont autant d’analyses de cas exposant la complexité des opérations de mise en fiction du réel dans les romans à clefs, véritables laboratoires permettant de penser les relations entre la littérature et le monde.

 Cocteau. Cocteau journaliste, sous la direction de Pierre-Marie Héron et Marie-Ève Thérenty (Presses universitaires de Rennes, 2014, 240 p., 18 €). L’accent de ce volume collectif est principalement mis sur le travail de l’écrivain jusqu’en 1940, et très largement sur les premières décennies, périodes où Cocteau est moins enfermé dans la contemplation de soi qu’il ne le sera ensuite. Au XXe siècle, constatent dans leur introduction Pierre-Marie Héron et Marie-Ève Thérenty, bien peu d’écrivains ont échappé à la collaboration à la grande presse, mais Cocteau a été spécialement actif en ce domaine : selon Pierre Caizergues, il aurait collaboré à plus de mille titres ! C’est dire l’ampleur de la recherche à accomplir. Une partie de ce volume s’attelle à un travail de fond, le dépouillement de revues souvent négligées comme Le Mot, petite feuille satirique et patriotique que Cocteau publie avec Paul Iribe de septembre 1914 à juillet 1915 (et dont une série de dessins anti-allemands est ici reproduite), ou, à l’autre extrémité de sa carrière, les Lettres françaises où Cocteau a beaucoup publié articles et poèmes, et même le texte sa pièce Bacchus. La question majeure des rapports entre journalisme et littérature prend enfin tout son sens lorsqu’il s’agit de la métamorphose d’articles de presse en livre, étudiée à propos de Portraits-souvenir (1935), de Mon premier voyage (1937) et du Foyer des artistes (1947).

 Colette (1). Colette, Mes vérités. Entretiens avec André Parinaud (Écriture, 2014, 282 p., 19,95 €). Réédition d’un ouvrage publié en 1994, au titre assez hardi : Mes Vérités seraient-elles différentes de La Vérité ? En fait, malgré l’insistance de Parinaud, Colette ne répond pas aux « indiscrétions » sollicitées par celui-ci sur Willy. Elle reconnaît cependant qu’avec son premier mari, dont elle  admet qu’il a joué un rôle capital dans sa vie, elle n’a point subi de « contrainte », mais souligne qu’il s’agit là d’une « époque déplaisante » de sa vie. « Je tirais à la ligne », avoue-t-elle. On est donc loin du règlement de comptes que constituait Mes apprentissages. Au surplus, de ses premières œuvres, elle n’aime « plus que certains paysages ». En revanche, on la voit parler assez longuement de Chéri, livre en qui elle se reconnaît bien davantage. Et, de toute son œuvre, c’est La Naissance du jour qu’elle préfère. Quant à la politique, elle la refuse d’emblée : « Je ne suis pas digne de la politique. » Le côté biographique a donc la portion congrue, car, prévient-elle, « Je n’aime pas froisser mes propres souvenirs en les racontant ». Colette aurait eu cependant beaucoup à dire sur tant de gens qu’elle avait fréquentés à différentes époques de sa vie : Paul Masson, Pierre Louÿs, Afred Jarry, Natalie Barney, Philippe Berthelot, Francis Carco, Hélène Picard, etc. Passent cependant rapidement quelques ombres, avec lesquelles elle s’est sentie, au temps de sa jeunesse, en sympathie, comme Jean de Tinan ou Marcel Schwob, « étoile magnifique et sombre ». Ces entretiens datent de 1949, époque à laquelle Colette était pleinement reconnue. On trouvera un peu longues les 70 pages de préface d’André Parinaud et s’étonner que certaines grosses coquilles n’aient pas été corrigées, comme « Jean-Paul Fargue » et « Georges Rosenbach ». Mais les « lecteurs » et correcteurs actuels savent-ils encore qui était Rodenbach ?

 Colette (2). Gérard Bonal, Colette (Perrin, 2014, 361 p., 24 €). Son œuvre représente-t-elle les mémoires que Colette n’a jamais écrits, comme le pensait Claude Mauriac ? Ce n’est pas sûr. À l’exemple de beaucoup d’écrivains, la romancière s’avance masquée : Colette n’est pas Claudine ; elle déguise aussi ses personnages : la figure de Sido ne recouvre pas entièrement celle de Sidonie Landoy. Marie-Françoise Berthu-Courtivron le soulignait, il y a une vingtaine d’années : « L’œuvre n’est pas le miroir de la vie, elle en est la contrefaçon. La biographie n’apporte qu’une clé, un élément de comparaison. » On s’est longtemps complu à aller de la vie à l’œuvre comme si elles étaient étroitement superposables, accumulant les clichés et les oppositions faciles : de Willy à Missy, de la vagabonde aux heures longues, et du libertinage faussement ingénu aux honneurs publics des dernières années, sans compter ces funérailles nationales dont le cérémonial trébuche au seuil clos des portes de Notre-Dame de Paris. Une vie toute en contrastes et contradictions, tissée de scandales et pétrie d’audaces. C’est cette existence chaotique que Gérard Bonal a voulu examiner de plus près en dégageant ce qui en fait l’unité profonde ; un parcours volontaire et cohérent, qu’il résume par cette phrase de l’écrivain : « Je veux faire ce que je veux. » Autrement dit, je veux être libre : extraordinaire projet pour une femme qui atteint sa vingtième année dans la dernière décennie du XIXe siècle. Et c’est vrai qu’elle a de la caboche, cette enfant de Saint-Sauveur-en-Puisaye. Elle aime les cataclysmes, ceux de la nature et ceux du cœur – sa mère ne manque pas de le lui rappeler. Aurait-elle un petit coin d’âme romantique ? Gérard Bonal étudie les étapes de sa vie. Il reprend le détail des origines belges qu’elle doit à Sido. Pour cette dernière, la Belgique « demeure comme une terre d’élite et une sorte de paradis perdu ». Bruxelles, Ostende, Anvers ou Liège jouent, dans son imaginaire, un rôle analogue à celui que tient la maison de Claudine chez Colette. Défilent ensuite les jalons d’une existence : passions, spectacles, journalisme, création romanesque, autant de facettes qui s’interpénètrent et que Gérard Bonal examine, avec prudence et érudition, à la lumière d’archives et de témoignages contemporains, plus qu’à travers les confidences de Colette ; la romancière nous le dit dans Claudine à l’école : les souvenirs d’enfance ne demeurent pas intacts, et elle ajoute : « Je me méfie même des miens. » Aussi le critique ne parle-t-il pas d’autobiographie, mais d’autofiction, et voit en Colette la créatrice d’un genre dont Chambre d’hôtel nous propose une jolie définition : « ressasser le connu, orner à neuf l’aboli ». C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la figure de Sido. On devine une rivalité entre la mère et la fille, et il faut la disparition de celle-là pour que celle-ci lui donne toute sa place dans son œuvre. Au fil du temps qui passe, on suit l’élaboration d’une œuvre dont l’auteur dispute la réalisation à l’urgence du moment. Colette n’a suivi ni les modes, ni les recettes littéraires de son temps. Là encore, elle fait ce qu’elle veut ; et ce qu’elle fait est très neuf. Dans la forme, elle est la première à proposer des livres sans intrigue. Sans doute la réunion en volume de divers récits publiés dans les journaux y contribue. C’était une habitude du temps que ces recueils de nouvelles un peu hétéroclites, un peu fourre-tout. La différence est que Colette, à force de regarder dans le miroir pour faire un portrait qui, au demeurant, n’est pas totalement le sien, donne à plusieurs de ses livres une unité de matière qui les dispense d’unité d’aventure. Elle aborde sans détour, ou presque, des questions avec lesquelles ses confrères ont coutume de biaiser. Son parcours la rend différente d’eux. Elle est nature, insensible aux codes et, pour ainsi dire, sans maître et sans disciple. Elle jouit d’une situation unique : narratrice de l’expérience la plus intime qui soit, elle parvient à la rendre universelle. Elle ne redoute ni l’audace de certains sujets, comme Chéri ou Le Blé en herbe, ni la transgression que constitue Le Pur et l’impur, où la sexualité est envisagée sans tabou. Elle s’intéresse passionnément à tout ce qui vit et évolue : hommes, femmes, animaux et société. Aussi est-elle en avance sur son temps, aux aguets. Cocteau avait raison de déceler chez elle « un regard de fauve pensif ». On se laisse gagner par l’empathie que Gérard Bonal éprouve et qui le rend parfois sévère pour certains, Maurice Goudeket par exemple. Mais on pardonne en raison de la richesse de ces pages, qui ne suscitent qu’un regret : l’absence d’une bibliographie d’ensemble ; c’est vraiment trop malcommode d’aller pêcher, au travers des notes, les précieuses sources d’information rassemblées par l’auteur.

 Cros. Georges Mérillon, Charles Cros : vie et œuvre (Tarabuste, 2014, 37 p., 11 €). On n’étudie pas beaucoup Charles Cros. Bien sûr, on le rencontre au hasard d’études sur la seconde moitié du XIXe siècle, mais il n’est pas une de ces figures de premier plan qui s’impose d’emblée. On ne trouve même plus ses œuvres complètes dans le commerce, autrement que d’occasion. Cros aura tout raté, sa vie et sa survie. Il faut donc saluer la parution de ce livre qui, en une trentaine de pages, évoque quarante-six ans de bohême et quelques créations littéraires et scientifiques décisives. Le pari était impossible, évidemment. Aussi ce petit volume apporte-t-il autre chose ; l’auteur s’y glisse dans la peau de Cros (il parle parfois à la première personne, mêlant distanciation et subjectivité) pour nous faire vivre une expérience de l’échec. Georges Mérillon, qui est poète et sait jouer avec les mots – son style le prouve – aurait pu s’attacher un peu plus à l’écriture de Cros et à ses « rythmes subtils ». Mais il ne faut pas demander à ces pages plus qu’elles ne peuvent donner : il y traîne des inexactitudes, la bibliographie est vraiment succincte et le mélange imprévu, à l’intérieur du Hareng saur, d’un peu de Cros avec une pincée de Mérillon désarçonnera le lecteur. Pour être cursif, le livre n’en contient pas moins quelques intuitions justes.

 Curieux. Paule Adamy, Un séjour à la Bibliothèque des Curieux de 1908 à 1922 (Plein Chant, 2014, 290 p., 26 €). Ce livre s’attache à faire revivre une entreprise éditoriale originale, celle de la Bibliothèque des Curieux, qui, comme l’indique son nom, se spécialisa dans les curiosa. Dirigée par les frères Briffault, cette maison sut s’attacher des collaborateurs aussi érudits qu’Apollinaire, Perceau, Fleuret et Raoul Vèze. Son histoire et ses publications, qui furent nombreuses, se trouvent évoquées avec précision par Paule Adamy, qui s’est livrée à un gros travail de lecture. Sans doute son livre eût-il pu être davantage nourri de documents si elle avait recherché et interrogé les héritiers Briffault, qui existent toujours. Il est cependant certain que la Bibliothèque des Curieux, et notamment sa fameuse collection Les Maîtres de l’Amour, méritaient une telle monographie, qui intéresse aussi bien l’histoire de l’édition française en général que celle des curiosa. Toutefois, les mérites de ces ouvrages édités par les frères Briffault ont des limites, et sont même parfois assez minces. D’abord, les textes y sont le plus souvent censurés et émondés (il est vrai qu’on ne pouvait guère, à l’époque, publier ouvertement des ouvrages obscènes). Par ailleurs, les éditeurs se sont bornés à reprendre les publications faites auparavant par Gay et Liseux, et mieux vaudrait dire : à les piller sans vergogne. On peut bien reconnaître aujourd’hui que les préfaces et éditions concoctées par Apollinaire, par exemple, ne sont que des travaux alimentaires généralement bâclés, parfois de manière ahurissante (ainsi, sa préface à l’Histoire de Mlle Brion), justement épinglés dans l’article vengeur d’Emmanuel Peillet : Apollinaire dégonflé. La seconde partie de l’ouvrage contient des développements sur d’autres éditeurs (Daragon, Pierre et Jean Fort, Sansot, ce dernier abreuvé en curiosa par le tâcheron Van Bever, mais qui vivait surtout de comptes d’auteur), puis sur des érudits (Lachèvre, Fleuret, Pia, Perceau). Du premier, qui avait la manie attributive, l’auteur note avec raison les singuliers parti-pris idéologiques (il ne pouvait souffrir les libertins : voir sa délirante préface à sa bibliographie des recueils satiriques). À l’écart se situe le tandem Fleuret-Perceau, à qui l’on doit d’excellentes éditions de textes, solides et très informées. Fleuret fut-il, comme l’assure Paule Adamy, le nègre de Lachèvre ? On n’en sait rien, et Paule Adamy n’en apporte aucune preuve. À propos du même Lachèvre, il est peut-être imprudent d’écrire, comme elle le fait, qu’il est difficile de croire qu’il ait pu se documenter et travailler tout seul : il était banquier et avait des loisirs… Il faut mettre résolument à part Pascal Pia, que ses admirables pastiches ont rendu célèbre. Paule Adamy cite justement ses Années de Bruxelles de Baudelaire, qui mystifièrent même Yves-Gérard Le Dantec, lequel les incorpora doctement dans le tome II de son édition des œuvres complètes de Baudelaire en Pléiade ! Et la correspondance inédite adressée par Pia à Lachèvre montre à l’évidence que, question érudition et connaissance du XVIIe siècle, le premier pouvait largement en remontrer à son aîné. Dans ce travail si varié et si documenté se sont malheureusement glissées quelques erreurs. Il y en a même une énorme accumulation à propos des fameux Tableaux des Mœurs du temps : d’abord, parce qu’on sait à présent, par les recherches de Jacques Duprilot, que cet ouvrage est de La Popelinière, et non, comme le soutenait étourdiment Apollinaire, de Crébillon fils (Apollinaire lisait-il vraiment tous les textes qu’il réimprimait ?). Et, contrairement à ce qu’écrit Paule Adamy, il ne s’agit pas d’une « pièce » [de théâtre], mais d’une suite de dialogues. Mieux encore, le fameux exemplaire illustré ne comporte pas de « gravures », mais des gouaches. Enfin, cet exemplaire n’a jamais appartenu à « lord Henkey », parce que Frederick Hankey n’a jamais été lord, mais simple esquire, et que son nom s’écrit avec un A. Quelques autres erreurs : « R. D. M. » n’est nullement « mystérieux » : Louis Loviot a révélé en 1914 qu’il s’agissait de René de Menou. L’édition des sonnets de L’Arétin illustrée par Raimondi n’a pas disparu totalement, puisqu’un exemplaire, assurément unique, a ressurgi lors de la vente Nordmann en 2006 (adjugé 325 600 €). Enfin, Lachèvre ne possédait pas, sauf erreur, les Délices satyriques, dont on ne connaît toujours que deux exemplaires, celui de Pierre Louÿs et celui de la Bibliothèque de Versailles.

 Dac. Pierre Dac, Un loufoque à Radio Londres : la guerre des ondes, annoté et commenté par Jacques Pessis (Omnibus, 2014, 208 p., 9 €). Éditions, rééditions, compilations, exhumations, Jacques Pessis ne cesse de donner à lire et à entendre les textes de Pierre Dac. Il présente ici les chroniques radiophoniques livrées à la BBC par le roi des loufoques de 1943 à 1945. En 1940, Pierre Dac, né André Isaac, avait dû fermer L’Os à moelle et quitter Paris juste avant l’arrivée des troupes allemandes : il figurait sur la liste des « juifs influents » qui devaient être arrêtés en priorité. Ces conditions, puis les péripéties qui le conduisirent à Londres via l’Espagne et ses prisons, sont racontées par Jacques Pessis dans sa préface. Vient ensuite le temps des chroniques, introduites par quelques lignes donnant les éclairages nécessaires pour les situer dans le contexte de la guerre : mouvements du front, événements politiques, discours de tel ou tel personnage. Pierre Dac est en effet très réactif dans ses causeries, mais celles-ci ne traitent pas toutes de l’actualité immédiate : il raconte aussi ses étonnements devant le mode de vie qu’il découvre en Angleterre et l’attitude des gens de ce pays. Et puis il y a la propagande. Pierre Dac retrouve son métier de chansonnier, il trousse des couplets, des slogans dans lesquels il tape sur les Allemands et surtout sur ces collaborationnistes qu’il abhorre. Le ton est un mélange de lyrisme patriotique et de loufoquerie salutaire. Il sait aussi se faire plus grave dans ce qui constitue le chef-d’œuvre du recueil : la réponse de Pierre Dac à Philippe Henriot qui, au micro de Radio-Paris, avait mis en doute son patriotisme et à qui il rappelle son frère tué en 1915 en Champagne.

 Debord. Anatole Atlas, Confession de Guy Debord (La Muette, 2013, 160 p., 15 €). Le nom magique « Guy Debord » est-il désormais un sésame ouvrant la porte de toutes les audaces ? On l’aurait bien souhaité ici devant la douloureuse punition que nous imposent plus de 150 pages d’une tenace marmelade indigeste (confession ou confusion ?). Celle-ci nous est imposée sans répit par un « auteur » qui a eu le flair, n’en doutons pas, de s’embusquer derrière un pseudonyme. Il nous apprend même la date de sa mort (2022). Sans lui souhaiter un trépas si proche, on espère néanmoins qu’il s’agit de son dernier ouvrage, autant que l’on regrette qu’il ne se soit pas davantage inspiré du nom de sa maison d’édition.

 De Flers. Philippe et Pauline de Flers, Robert de Flers. Du théâtre à la Coupole (Champion, 2013, 208 p., 25 €). Ce petit volume est extraordinairement hétéroclite (le sous-titre indique : Biographie, discours de R. de Flers et hommages rendus, le tout assorti de deux préfaces dues à des maîtres du boulevard contemporain, Francis Veber et Pierre Barillet, et tout cela en deux cents petites pages). À vrai dire, il s’agit surtout d’un travail (respectable) de dévotion familiale, d’autant plus que Philippe de Flers est mort avant de l’avoir achevé et que son épouse le mena à terme. À condition de ne pas y chercher une biographie détaillée ou une réflexion critique sur la place de Robert de Flers dans le théâtre de la Belle Époque, on y trouvera un cahier iconographique non dépourvu d’intérêt et des choses qu’on ne songerait pas à chercher, comme les discours de Louis Barthou et d’Édouard Herriot aux obsèques de l’auteur de cette grande réussite que demeure L’Habit vert. Révélation aussi de diverses missions militaro-diplomatiques de Flers en Russie et surtout en Roumanie, de 1916 à 1918, épisodes romanesques relatés dans les lettres à sa femme, mais également dans Sur les chemins de la guerre (qui semble dater de 1921, et non de 1919 comme il est dit ici). Quant à son travail au Figaro, dont il fut le critique théâtral et le directeur littéraire, il aurait mérité quelque attention. Mais, encore une fois, ce livre ne prétend pas épuiser une matière très riche.

 Denoël. Pierre Boudrot, Bibliographie des éditions Denoël et Steele : 10 mai 1930-31 mars 1937 (Librairie Vignes, 2014, 176 p., 24 €). Un beau livre sur beau papier, imprimé en beaux caractères, et qui est à la fois passionnant à feuilleter et un outil bibliographique sans faille. Les éditions Denoël (en fait Denoël et Steele, du nom de l’Américain fortuné avec lequel Robert Denoël s’associa) couvrirent la période de mai 1930 à mars 1937, se délitant ensuite en rapport avec la montée des menaces et une prise de parti vers l’extrême-droite, qui fit fuir le Juif Steele. Denoël est resté aujourd’hui avant tout l’éditeur de Voyage au bout de la nuit en 1932. Denoël le lut d’une traite quand Céline le lui apporta et souffla l’œuvre à Gallimard, dont les atermoiements de lecteurs lui firent rater ce grand roman, comme il avait raté Du côté de chez Swann vingt ans plus tôt et Ulysse un peu plus tard (Gallimard, du coup, devint le spécialiste du « débauchage » différé des écrivains qu’il avait refusés et qui étaient partis vers un autre bord, méritant le titre de « premier à avoir découvert les auteurs pour la seconde fois »). De Céline, Mort à Crédit et la série de pamphlets suivront chez Denoël et Steele, et on le reprochera plus tard à l’éditeur. Mais Denoël et Steele, ce sont aussi les premières collections psychanalytiques (Freud, Rank, Allendy, Laforgue, la princesse Bonaparte), Eugène Dabit (Hôtel du Nord), le premier titre français de Benjamin Fondane (Rimbaud le Voyou), de grands passants comme Aragon avec Les Cloches de Bâle ou Les Beaux Quartiers, le renflouage des éditions des Cahiers Libres de René Laporte, qui avaient publié de grands textes surréalistes au début des années trente, les « maîtres de la pensée religieuse », des livres pour enfants, etc. – 222 titres en huit ans. Pierre Boudrot commente chacun par une notice, et seize pages en couleurs donnent un bel échantillon de couvertures, où l’on distingue Le Moine de Lewis, où une jeune femme fouette allègrement le « présentateur » Antonin Artaud grimé pour l’occasion en moine désopilant, ou encore la tempe saignante de Stavisky pour sa Vie et Mort par Paul Langlois. Robert Denoël, qui resta actif comme éditeur durant l’Occupation et publia le best-seller Les Décombres de Rebatet en 1942, fut assassiné en décembre 1945, juste avant que s’ouvre le procès de sa maison d’édition. Mais ceci est une autre histoire.

 Dreyfus. Jean-Jacques Tur, L’Affaire Zola-Dreyfus. Le vortex et la trombe (L’Harmattan, 2014, 222 p., 24 €). Le petit personnage falot du capitaine Dreyfus n’a pas fini de faire parler de lui, si l’on en juge par les ouvrages qui continuent d’être publiés sur lui, ou plutôt sur son « affaire », symbole d’une fin-de-siècle où s’opposèrent les traditions républicaines marquées par le nationalisme, l’armée et le règne des petits ou grands bourgeois, à d’autres forces républicaines plus directement inspirées du « liberté-égalité-fraternité ». Jean-Jacques Tur montre bien que, de Dreyfus, on retient surtout sa capacité surprenante à avoir survécu à l’effroyable coup monté suivi de l’« erreur » judiciaire, alors que l’« affaire » reste marquée aujourd’hui par les grands noms qui s’y affrontèrent. Le journaliste Bernard Lazare est au premier plan, devant quelques autres comme Jaurès, Clemenceau ou Scheurer-Kestner, mais c’est encore Zola, déjà célèbre à l’époque, qui reste le protagoniste le plus connu, avec son fameux J’accuse à la une de L’Aurore du 13 janvier 1898 – accusations qui lui valurent procès, condamnation et exil, avant la révision du procès Dreyfus, la grâce, puis la réhabilitation en 1906, que Zola, mort quelques années auparavant, ne verra pas. Comme il l’avait fait pour Manet dans sa chronique des Salons vingt ans plus tôt, Zola se jeta dans une bataille qui devint pour lui celle de la justice et de l’honneur. Le livre de Jean-Jacques Tur résume la chronologie des événements, mais donne surtout un panorama des réactions extérieures à la stricte « affaire », notamment dans le monde de l’époque, et jusqu’à aujourd’hui. Dans cette scission entre dreyfusards et antidreyfusards, l’opinion était d’abord largement en faveur des seconds, mais avec les efforts de quelques-uns, le vent commença à tourner en 1898. Avec Zola, on trouve d’autres écrivains, comme Anatole France et Jules Claretie, les seuls académiciens publiquement dreyfusards, et quelques sanguins comme Octave Mirbeau, que Jean-Jacques Tur considère à juste titre comme le grand oublié de l’« affaire ». L’ouvrage de Jean-Jacques Tur constitue un excellent rappel des faits et échappe au manichéisme en présentant le contexte historique et en ouvrant le débat en dehors de la France. Son principal défaut réside dans l’absence d’index, incompréhensible dans ce genre d’ouvrage. En l’achevant, on se dit que le grand absent de l’affaire reste le capitaine Dreyfus, non seulement de par son dépérissement sur l’île du Diable où il fut soumis à une hyperbole de brimades, mais parce que l’insignifiance qu’il paraissait dégager pouvait faire se demander, avec Léon Blum, si, en dehors de son rôle de victime, il aurait lui-même été dreyfusard…

 Dumas (1). Daniel Desormeaux, Alexandre Dumas, fabrique d’immortalité (Classiques Garnier, 2014, 347 p., 33 €). Cet ouvrage constitue une curieuse entreprise, sur laquelle il est malaisé de porter un jugement : « Le but de ce livre serait de montrer qu’Alexandre Dumas a vécu trop intensément la gloire littéraire autant que l’indifférence la plus tenace pour ne pas s’intéresser au sort posthume qui l’attendait en tant qu’écrivain. » La démonstration en reste, tout au long des pages, fluctuante et floue, car l’essai ressemble davantage, pour reprendre un titre d’Alexandre Dumas, à un sympathique bric-à-brac, recueil d’articles empilés, qu’à un procès analytique. Si certaines propositions peuvent séduire, comme cette poétique de la dérive que l’auteur croit détecter chez Dumas, le lecteur a souvent l’impression de se perdre dans des digressions inspirées par tel ou tel apport théorique extérieur plus ou moins pertinent. Les rares références à la biographie de Dumas ne brillent pas par leur sûreté. Mais ce qui surtout mérite reproche, c’est la modestie du corpus mis en œuvre : en tout et pour tout, un conte des Mille et un fantômes (Les Mariages du père Olifus) et certains chapitres de Mes mémoires. Rien sur le théâtre, pourtant majeur pour qui veut saisir la spécificité de l’écriture de Dumas, et rien sur le roman qui a justement fabriqué l’immortalité de ce dernier !

 Dumas (2). Sylvain Ledda, Alexandre Dumas. Biographie (Folio Biographies, 2014, 350 p., s.p.m.). Les normes éditoriales des collections relèvent parfois du lit de Procuste. Ainsi la collection Folio Biographies de Gallimard interdit le dépassement d’un certain nombre de signes, quel que soit le biographié, eût-il vécu vingt ans comme Victor Escousse ou cent comme Fontenelle. Sylvain Ledda était donc confronté à une gageure : comment, en un ouvrage de 350 pages, mener à leur terme les vies trépidantes et changeantes de Dumas et évoquer son œuvre innombrable ? Il a (presque) réussi l’impossible, ayant su couler dans un moule bien à lui les événements et la production littéraire qu’il pouvait emprunter à ses prédécesseurs, puis il a orné la statue ainsi fondue par les prestiges de son écriture, friande de mots, rares ou qui jouent entre eux, privilégiant, à l’exemple de son modèle, la vitesse, le naturel et la verve. Cette biographie a aussi le mérite de restituer au Théâtre de Dumas l’importance qui est la sienne. Si Sylvain Ledda a dû sabrer dans les vingt dernières années de son personnage, c’est que, au fond, l’écrivain s’y survit plus qu’il n’y vit. Une seconde édition permettra de corriger quelques inadvertances relevées çà et là, qui ne gâtent en rien cet essai tout empreint de sympathie.

 Élégie. Pierre Loubier, La Voix plaintive. Sentinelles de la douleur. Élégie, histoire et société sous la Restauration (Hermann, 2013, 486 p., 35 €). « Premier volet d’un triptyque » sur la douleur : voici une présentation qui n’engage pas forcément l’enthousiasme de lecteurs plus habitués à ce qu’on cherche à les divertir – même les lecteurs universitaires, plus attirés par les paradoxes de Pierre Bayard et de ses épigones que par l’érudition sèche des travaux d’histoire littéraire. Mais l’érudition, ici, n’est certes pas sèche, et pas seulement mouillée de larmes comme on pourrait s’y attendre, et l’histoire de l’émergence, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, des « Sentinelles de la douleur », des voix nouvelles (Lamartine en tête) qui transforment le genre de l’élégie en une forme de réflexion épique sur le destin des révolutions, la chute des empires et la misère de l’humanité, ne suscite pas la mélancolie. Du Je au Nous, de la molle élégie prérévolutionnaire à l’élégie politique nationale, sociale, même dans ses manifestations intimes comme la mort de la mère ou de l’enfant, on assiste, à la Restauration, à la naissance d’un « nouvel ordre d’expression ». Pierre Loubier défend ainsi l’hypothèse centrale que, de la même manière que le tragique échappe à cette époque à ses déterminations purement rhétoriques pour devenir une catégorie métaphysique, la plainte transcende le poétique pour créer « un imaginaire romantique de l’élégie » et redéfinir le lyrisme. Loin des pleurnicheries, ce livre nous permet d’entendre à nouveau, dans un style lui-même habité, le « soupir sensible » d’une époque révolue.

Entretiens. David Martens, Christophe Meurée, Secrets d’écrivains : enquête sur les entretiens littéraires (Impressions nouvelles, 2014, 352 p., 22 €). Sous un titre d’une banalité accablante, un projet intéressant et subtil : interroger les écrivains et leurs questionneurs (ce sont parfois les mêmes) sur leur pratique de l’entretien, cette mise en scène de soi devenue partie intégrante du « métier des lettres » depuis un bon siècle. Sans pesanteur académique, une introduction alerte pose rapidement les enjeux et donne quelques angles d’attaque pour partir à l’assaut de cette somme documentaire en quinze dialogues systématiquement mis en contexte. Sensibles à l’effet de dispositif de l’interview, les maîtres d’œuvres fournissent également les moyens d’apprécier les conditions de production de leurs propres textes : le lecteur dispose ainsi des questionnaires de base utilisés, mais aussi des conditions matérielles des échanges, courriel, skype, entretien présentiel. Sur le gril : Henry Bauchau, Michel Butor, Emmanuel Carrère, Jacques Chancel, Jacques De Decker, Michel Deguy, François Emmanuel, Catherine Flohic, Edmond Morrel, Amélie Nothomb, Benoît Peteers, Bernard Pivot, Jean-Benoît Puech, Jean-Philippe Toussaint et Julie Wolkenstein (aucune explication n’étant donnée pour expliquer la curieuse rareté de l’écrivain femelle dans ce corpus, à chacun son hypothèse). Forcément inégaux, mais toujours instructifs, parfois émouvants (Bauchau dans l’ombre de la mort), les entretiens mettent en valeur les jeux auxquels donne lieu l’interview, jeu social, jeu d’image, narcissique ou relationnel, jeu littéraire parfois pour un Perec qui s’imposait de ne jamais se répéter. Ils soulignent aussi les spécificités des milieux littéraires nationaux, le journaliste français faisant pâle figure à côté du belge, vrai lecteur et plus attentif questionneur. Deux conclusions provisoires : du point de vue du lecteur, certains écrivains crèvent à ce point l’écran de la page qu’on a envie de se précipiter en librairie à peine celle-ci tournée – Michel Deguy notamment –, ce qui constitue un incontestable bénéfice secondaire de ce volume. D’un point de vue plus théorique, on insisterait plutôt sur le besoin d’affiner la notion d’entretien, comme y invitent les réponses de Jean-Benoît Puech, car le genre devient inopérant s’il intègre indistinctement l’interview de promotion et l’entretien-portrait, les questions – publiées telles quelles – et la discussion filmée qui ne devrait jamais l’être, selon Bernard Pivot, ou encore les entretiens anglés où l’auteur se trouve instrumentalisé au service d’un dossier à thème. Une question ouverte pour des prolongements qu’on espère aussi éclairants que cette enquête.

 Érotisme. Écrire le désir. 2000 ans de littérature érotique féminine illustrée, édition établie par Julia Bracher (Omnibus, 2014, 240 p., 39 €). L’illustration se taille la part du lion dans cet ouvrage imposant et aguicheur, au propos particulièrement faible : il s’agit de rassembler des textes de femmes, parfois très courts, ayant un rapport quelconque à la sexualité, classés chronologiquement et présentés plus que sommairement. L’image, bavarde et encombrante, y étouffe le texte et ruine le propos censément littéraire du projet. D’aucuns sauront gré à l’auteur, responsable en 2013 d’un Noël des écrivains dans la même collection, d’avoir cherché, au-delà des figures connues, quelques noms moins évidents. On regrette surtout l’ennui profond qui se dégage paradoxalement de cette collection superficielle, dont on ne saurait dire si elle tient à la médiocrité des textes ou à celle de l’anthologie elle-même. Voilà un pesant ouvrage dans tous les sens du terme, qui aura au moins permis à la presse d’aligner des phrases pompeuses et définitives sur ce qu’est, a été, peut être le désir féminin, dont nous savons tout désormais, grâce à Julia Bracher. Et « Que les esprits chagrins du XXIe siècle comprennent enfin ce qu’est une femme libre », comme dit hautement et sans rire Valérie Trierweiler dans sa chronique dudit volume, résumant involontairement le positionnement marketing de ce « Beau livre » pesant comme un repas de fête.

 Femmes. Simples vies de femmes. Un petit genre narratif du XIX siècle, études réunies par Sylvie Thorel (Champion, 2014, 200 p., 35 €). Le colloque dont ce livre reprend les actes a eu lieu à Lille en 2009. Qu’il ait eu lieu en province et qu’il ait fallu attendre patiemment sa parution n’est pas sans rapport avec son objet : la vie littéraire de personnages obscurs, sans importance collective, comme eût dit Céline. Obscurs mais centraux dans des récits qui consacrent précisément leur humilité en attirant sur eux un regard qui aurait dû les négliger. Sur eux, ou plutôt sur elles, puisqu’il s’agit de ces personnages féminins auxquels Balzac s’intéresse le premier (Eugénie Grandet), suivi par Sand, Flaubert, Zola ou Maupassant, ainsi que le note l’éditrice du volume dans sa brève préface. La première partie rappelle quelques « figures », des personnages qui deviennent des types : la servante, la grisette, la prostituée, l’institutrice, la bonne. Autant de rôles qui furent aussi des réalités, largement explorées par les historiens avant les littéraires, plus séduits par les marquises que par les souillons. Ces silhouettes, qui auraient dû demeurer anonymes, accèdent donc, grâce aux romanciers, au statut de signes collectifs. C’est ce qu’explore la seconde partie du volume en portant un regard plus théorique sur les modes de fabrication des figures évoquées. Le paradoxe de l’importance donnée par le roman du XIXe siècle à des passantes inaperçues se trouve résumé dans le titre de la conclusion : « Le sublime du simple ». Proust n’apparait pas dans cet inventaire ; sa Françoise n’est-elle pas pourtant l’aboutissement le plus achevé de la figure de la servante, comme Odette de la prostituée ?

 Flaubert (1). Gustave Flaubert. Scénarios de La Tentation de Saint-Antoine. Le temps de l’œuvre, présentation, transcription et notes de Gisèle Séginger (Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2014, 298 p., 39 €). Dans une vaste et roborative introduction, Gisèle Séginger présente la singularité et l’intérêt des documents de genèse qu’elle édite. Elle situe la rédaction des scénarios dans le développement et les modifications successives que connaît l’esthétique flaubertienne, en rupture avec le mode de composition surplombant caractéristique de la première Éducation sentimentale – pour La Tentation de 1849 ; comme repos et reprise de souffle après Madame Bovary – pour celle de 1856, enfin comme mise en œuvre du fantastique de la bibliothèque – pour La Tentation de 1874. Grâce à un ample et précis récit de genèse, elle guide son lecteur dans les méandres de l’invention à l’œuvre et lui permet de la suivre dans son rythme propre, avec ses avancées, ses retours en arrière parfois, mais aussi ses bifurcations. Le commentaire, aussi nécessaire que clair et argumenté, permet de comprendre les raisons et les modalités du radical changement de sens et de signe qui s’opère entre les deux versions de l’œuvre : « Écrite à la gloire du néant en 1849, La Tentation – reprise au milieu d’une série de désastres qui affectent profondément Flaubert – l’est désormais [en 1874] à la gloire de la Vie, de l’infini, de la force plastique des représentations, – inépuisable. » Tout cela fait montre d’un parfaite maîtrise. On regrette seulement que, si la localisation des différents épisodes ou moments scénariques commentés par l’éditrice est toujours donnée avec précision grâce à une référence à la cote du folio concerné, la page de l’édition ne soit pas elle aussi indiquée ou que n’existe pas, à la fin de l’ouvrage, une table des manuscrits présentés dans leur ordre de conservation patrimoniale renvoyant à leur situation dans l’édition : si l’on cherche la transcription du f° 96, il faut parcourir les trois pages de la table des matières avant de la trouver. L’édition elle-même donne ensuite heureusement accès à plus de deux cents pages de scénarios, classés génétiquement à l’intérieur de deux grands massifs relatifs chacun à l’une des deux versions complètes de La Tentation. Chaque folio est reproduit en couleur sur une pleine page, avec une qualité d’image très satisfaisante, qui permet au lecteur de déchiffrer la quasi-totalité des pages (pour les détails, on peut se rendre sur le site Gallica où les images sont librement consultables). Chaque manuscrit est accompagné, en face, d’une transcription diplomatique qui respecte la graphie et la mise en espace du texte de Flaubert : on ne peut que louer ce dispositif adopté dans la continuité de celui utilisé par Yvan Leclerc pour l’édition des scénarios de Madame Bovary : il est le seul à permettre un va-et-vient aisé entre la transcription et l’image du manuscrit, donc à permettre au lecteur de rentrer dans la logique scripturale de l’auteur : le dispositif éditorial lui fait toucher du doigt et comprendre physiquement la complexité extrême de certaines pages telles que les f° 209 v°, 207, 90 et 91, ce qu’une transcription linéarisée occulte toujours regrettablement. Par conséquent, la transcription diplomatique respecte l’orientation des blocs textuels sur la page, y compris lorsque les fragments sont en étoile (par exemple, pages 69 et 75) ou tête-bêche (pages 84, 122 ou 158). Il est donc curieux que cette logique n’ait pas toujours été respectée (page 73). Pour un ensemble d’une telle dimension et d’une si notable complexité, la transcription de l’éditrice se révèle fiable et utile pour tous ceux qui s’intéressent à ces matériaux de genèse. On note quelques rares oublis comme l’ajout marginal au crayon : « raison p. n’être pas triste – » en face de la citation : « La mélancolie de l’homme est causée par des esprits qui ne sont pas encore conjoints avec l’enfer ne sachant pas s’ils iront loger chez l’homme » (f° 75) ou l’adjectif abrégé dans l’expression : « mulets qui te ruent sur la S Table » (page 62). D’autre part, il semble qu’il faille lire : « sakiehs » et non « sekichs » (page 198), « une ceinture de perles de couleur » (ibid.), « prquoi m’avez-vous délaissé » (page 96) et « le néant & la vie » (page 212). Mais tout cela est peu de chose pour qui sait qu’une transcription est éternellement amendable. L’édition est suivie d’un Lexique des noms qui permet d’éclairer les mentions et les allusions dont foisonnent ces manuscrits, mais aussi d’aller voir en contexte les noms répertoriés, puisque les occurrences les plus intéressantes sont référencées. Une bibliographie succincte, car circonscrite à l’objet édité termine un ouvrage qui, avec la parution récente en Pléiade (due à la même éditrice) de La Tentation de saint Antoine, version de 1849 et version de 1856, offre maintenant un outil au service d’un texte complexe et fascinant qui a accompagné Flaubert toute sa vie.

 Flaubert (2). Sur les pas de Flaubert. Approches sensibles du paysage, textes réunis et présentés par Philippe Antoine (Amsterdam-New York, Rodopi, 2014, 216 p., s.p.m.). Bien que collectif, cet ouvrage ne résulte pas d’un colloque. Édités par les Instituts néerlandais de langue et de littérature françaises, ces Cahiers de recherche sans périodicité fixe en sont à leur soixantième livraison, ce qui n’est pas rien. Le thème à traiter invitait au vagabondage. Si le nom de Flaubert est invoqué dans un titre choisi pour des raisons qui tiennent sans doute plus au marketing qu’à la sincérité du produit, Gustave n’est le centre d’attention que de deux articles sur douze, même si, comme l’affirme Philippe Antoine dans sa préface, « la figure de Flaubert hante l’ensemble de ce volume ». En fait, le vrai sujet de ce Cahier réside dans la « polysensorialité » éprouvée dans l’expérience du voyage au XIXe siècle : celle-ci touche en effet tous les sens et pas seulement la vue, comme on pourrait être tenté de le croire. Une fois en route, le voyageur du XIXe siècle peut se retrouver n’importe où sur la planète – et plus le lieu est reculé et exotique, plus l’étonnement des sens peut solliciter l’imaginaire que doit traduire l’écrit. On le voit avec Anne-Gaëlle Weber suivant les voyageurs à Tenerife, avec Samuel Thévoz (qui a travaillé sur le sens du mouvement) relisant les prédécesseurs de Tintin au Tibet ; Frédéric Calas commente des cas mieux connus d’écrivains romantiques confrontés à l’Orient ; explorant les mêmes zones, Sarga Moussa s’intéresse à la nuit orientale perçue par Chateaubriand, Lamartine ou Flaubert – la nuit, sujet fort à la mode. Comme on n’en a jamais fini avec Chateaubriand, Alain Guyot montre comment le son est chez lui une autre façon d’explorer son moi, encore et toujours. Nathalie Solomon s’intéresse à ce que l’on pourrait appeler le second degré dans l’appréhension devenue conventionnelle du paysage chez des romantiques qui ne veulent pas en apparaître dupes, comme Dumas ou Gautier. Autre sujet à la mode depuis déjà longtemps et qui le demeure : la table. Odile Ganier fait l’inventaire des poncifs parfois ironisés que de multiples voyageurs dévident à propos de la cuisine locale, avec sa réception toujours ambivalente. On sait que Gautier avait du goût pour les sens : Sophie Lécole montre ce qu’il en est à propos de l’ouïe dans le Voyage en Espagne. On retrouve Flaubert et son exploration sensorielle de l’exotisme breton avec Philippe Antoine. On peut s’interroger sur la réalité de l’opposition que perçoit Thierry Poyet entre le jeune Flaubert, explorateur de sa sexualité dans l’expérience de l’Orient, et le Flaubert mûri et revenu de tout (c’est le cas de le dire), repris par l’intellectualité. Les admirateurs des Goncourt pourront méditer la lecture que fait enfin Pierre Dufief des conséquences de leur bref voyage en Algérie en 1849 : partis en peintres, ils en seraient revenus écrivains.

 Gary. Romain Gary, Le Sens de ma vie. Entretien, préface de Roger Grenier (Gallimard, 2014, 101 p., 12,50 €). Ce court texte d’une centaine de pages transcrit l’entretien filmé réalisé par Jean Faucher en 1980, quelques mois avant la mort de Romain Gary, pour le compte de Radio-Canada (diffusion le 7 février 1982). Gary y retrace les grands moments de sa vie, conformément à la règle fixée par l’émission Propos et confidences, il se plie de bonne grâce à un exercice dont il s’empresse toutefois de révéler dès les premiers mots le caractère improbable, sinon vain : « Vous me demandez de raconter un peu ma vie, sous prétexte que j’en ai une, je n’en suis pas tellement sûr parce que je crois surtout que c’est la vie qui nous a, qui nous possède. » De fait, lors de cet entretien, qui n’est rien qu’un long monologue autobiographique, Gary se refuse à assembler les faits, à proposer une perspective une et unifiée, à raconter sa vie selon un sens attendu, connu d’avance, justifiant le présent par le passé selon un dessein de type téléologique ; il sait trop que le « sens » de sa vie procède moins des événements biographiques, tels qu’ils s’enchaînent dans l’ordre d’un destin individuel, que de la relation étroite, tendue et contradictoire, que le moi noue avec ses semblables aussi bien qu’avec ses doubles imaginaires. Sans doute faut-il y voir une manière de se fuir, de courir au-devant de soi-même ; il importe également et surtout d’y relever le recours d’un homme qui a choisi de lire sa vie comme l’histoire et l’accomplissement d’un désir de pleine et totale adhésion aux valeurs universelles qui sont exposées dans des récits autobiographiques comme La Promesse de l’aube, Éducation européenne ou La Nuit sera calme. Désir d’une mère de voir son fils devenir diplomate et écrivain « français », d’accéder à une certaine grandeur et d’honorer, tout en les justifiant, des années de labeur, de patience et de sacrifice. On peut ainsi lire cet Entretien comme le fragment complémentaire d’une autobiographie directe qui relate les épisodes d’une éducation française. De là, sans doute, cette observation à propos du dernier roman publié par Gary de son vivant : « Je me prépare en ce moment […] à sortir un nouveau roman qui s’appelle Les Cerfs-volants. Les Cerfs-volants est un roman qui m’est très cher et très important parce que c’est un roman sur la mémoire historique des Français, la mémoire affective, c’est aussi le roman de la fidélité. » Divisé en quatre parties (La Promesse de l’aube, De l’armée à la diplomatie, De la diplomatie au cinéma, Le Sens de ma vie), l’Entretien ne manque ni d’allure ni de pittoresque : la jeunesse intrépide, les engagements et les vicissitudes de la guerre, De Gaulle, la carrière diplomatique, Hollywood… Il évoque moins la vie d’un homme embarqué dans le siècle que les grandes embardées d’un siècle telles qu’elles se répercutent dans la conscience et telles qu’elles décident du destin d’un individu, inlassablement torturé par le démon de l’action et par celui, non moins impérieux, de l’écriture. Il raconte comment cet homme né en Russie en 1914 devient le plus français des romanciers français, exauçant ainsi le vœu de sa mère et portant au plus haut degré l’amour du féminin, l’amour et le féminin, comme un acquiescement à distance au – et dépassement du – désir de la mère. Trajectoire française. « Et si on me demande de dire quel a été le sens de ma vie, je répondrai toujours […] que cela a été la parole du Christ dans ce qu’elle a de féminin, dans ce qu’elle constitue pour moi l’incarnation même de la féminité. » Et Gary d’affirmer, en guise de conclusion : « Et je ne voudrais simplement pas qu’il y ait plus tard, quand on parlera de Romain Gary, une autre valeur que celle de la féminité. »

 Gautier (1). Théophile Gautier, Œuvres complètes. Section VIII, Tome I. Ménagerie intime. La Nature chez elle. Feuilletons divers (1833-1837). Ménagerie intime. La Nature chez elle, textes établis, présentés et annotés par Claudine Lacoste-Veysseyre et Alain Montandon (Champion, 2014, 368 p., 80 €). L’entreprise des Œuvres complètes poursuit sa publication à un rythme rapide. La huitième section, dont voici le premier des deux volumes, contient des « œuvres diverses » et rappellent à qui l’aurait oublié la surprenante diversité du travail journalistique de Gautier. Les chroniques du Figaro (un Figaro primitif qui n’est pas encore quotidien) des années 1833-1837, réunies ici sur plus de cent grandes pages, traitent aussi bien des revendications féministes de la Gazette des femmes (ces dames demandent que Louis-Philippe ne soit pas seulement roi des Français, mais aussi des Françaises) que d’une actualité mondaine revue par la fantaisie (Gautier prétend tenir ses informations du « marchand de mottes à brûler de la rue Mouffetard »). Divers articles témoignent de certaines obsessions de l’écrivain, comme sa détestation du costume moderne : les enfants devraient aller nus, surtout les petits anglais « qui sont les plus jolis enfants du monde », alors que leurs vêtements les enlaidissent. S’il lui arrive de faire du remplissage, sa verve prend toujours le dessus. Le volume s’ouvre par deux œuvres beaucoup plus tardives, articles recueillis et ordonnés par Gautier, Ménagerie intime (1869) et La Nature chez elle (1870) : le poète y manifeste son goût des bêtes qui introduit à un sens de la vie primitive, à une proximité de Pan, comme le fait remarquer Alain Montandon. On serait tenté de dire que ce volume ne contient aucune œuvre majeure de Gautier, mais, nous le savons, le majeur n’est certainement pas le domaine où il peut être lui-même.

 Gautier (2). Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, tome V. Septembre 1844-1845, textes établis, présentés et annotés par Patrick Berthier, avec la collaboration de Claudine Lacoste-Veysseyre (Champion, 2014, 904 p., 140 €). Si vous vous êtes toujours demandé quelle était l’opinion de Gautier sur La Sainte Cécile, opéra-comique d’Ancelot et Camberousse, musique de Monfort, créé le 19 septembre 1844, mais que vous n’avez pas eu le temps de rechercher le feuilleton de La Presse du 24 septembre, il est maintenant tout simple de vous reporter à la page 46 de ce volume, qui, en vous offrant une copieuse annotation, vous dispensera sans doute de lire le livret qui porte, soit dit en passant, sur le peintre Carle Vanloo. On pourrait multiplier les exemples, mais ne donnons pas le sentiment de tirer à la ligne, comme le fait constamment Gautier pour le bonheur de ses lecteurs. Les seize mois de critique qui forment la matière de ce nouveau volume ne comportent pas de création théâtrale majeure, sinon une Antigone de Sophocle présentée à l’Odéon dans la version d’Auguste Vacquerie et Paul Meurice, avec un soin quasi archéologique qui la fit beaucoup apprécier. Notons aussi le passage d’une troupe anglaise menée par Macready, qui joue Macbeth et Hamlet. Il y en a pour tous les goûts : Bocage prend la direction de l’Odéon où il va bientôt monter le Saint Genest de Rotrou, on reprend Hernani, Rache joue la Virginie de Latour de Saint-Ybars, Lola Montès, « cette belle Bradamante », et Tom Pouce (dont l’exhibition révulse Gautier) émerveillent les foules, tandis que Robert Houdin fait accomplir des prodiges magnétiques à son petit garçon de douze ans : Paris continue bien à être la capitale des spectacles en tous genres. Si les préjugés critiques de Gautier nous lassent parfois, le conteur en lui séduit presque toujours, cette édition nous le rappelle constamment. Plus qu’une quinzaine de volumes, et Patrick Berthier et son équipe pourront se reposer.

 Giono. Eugène Saccomano, Jean Giono, le vrai du faux (Castor Astral, 2014, 144 p., 12 €). L’image écolo-provençale qui est associée à Giono lui donne une sorte de caractère asexué et apolitique. Ce qui n’empêche pas que, pour avoir publié des articles dans des revues proches de Vichy, durant la Seconde Guerre mondiale, pour avoir eu des contacts avec le lieutenant Heller et son entourage, et pour s’être laissé approcher et interviewer dans La Gerbe, il eut quelques ennuis à la Libération. Eugène Saccomano considère cela comme injuste et, avec l’aide de la fille cadette de Giono, il présente ici les arguments de la défense. En concédant à l’écrivain des « erreurs », il met en exergue les nécessités du temps (« il fallait nourrir la famille ») et l’absence de toute prise de position de Giono sur la politique de l’époque dans les articles incriminés. Il conclut : « Giono n’a pas collaboré. » Au contraire, sa « volonté farouche » était celle de « sauver des vies », et, quand il va voir le lieutenant Heller, c’est pour faire échapper quelques-uns au Service du Travail Obligatoire. Sans être totalement convaincante, la plaidoirie est bien documentée et montre surtout la complexité des attitudes dans la France de Vichy : comment vivre – survivre – sans donner prise aux idées et aux activités du régime et de l’occupant ? La question était certes bien plus simple pour ceux qui avaient franchi l’Atlantique ou la Manche, mais, sur place, comment échapper aux compromissions, sans parler même de compromis ? Lors de la Libération, le manichéisme de la machine d’épuration se déchaîna, laissant peu de place à ces subtilités, qui sont cependant celles qui revêtent l’intérêt humain le plus grand.

 Grenier. Jean Grenier, Sous l’Occupation, édition établie par Claire Paulhan et Gisèle Sapiro (Claire Paulhan, 2014, 413 p., 32 €). Pour saisir tout l’intérêt de cet ouvrage de Jean Grenier, qui s’étale de 1940 à 1944, il n’est que de le comparer au Journal de Jacques Lemarchand, publié par la même éditrice, et qui nous montrait un personnage assez veule, plus occupé de consigner des bavardages ou ses coïts quotidiens, que de nous donner une évocation sensible et précise du Paris de l’Occupation. Avec Jean Grenier, il en va bien autrement, d’abord parce que nous avons affaire à un tout autre homme et écrivain. On est surtout frappé de voir combien il parvient à rendre l’atmosphère incertaine de cette période sombre, en notant scrupuleusement les faits quotidiens, mais aussi ses rencontres et ses propres réflexions. L’opinion publique, elle, se distingue par ses perpétuels flottements, tantôt pour Pétain ou pour De Gaulle, et tantôt contre, et sans cesse à la merci des fausses nouvelles, rumeurs et bobards divers. Pour le reste, Grenier prend soin de donner un témoignage qui se révèle à la fois lucide et aigu. Où qu’il se trouve, il prend la température du quotidien, note avec précision ce qu’il voit, interroge les gens et les fait parler. Il nous montre ainsi Paris après l’armistice, métamorphosé, « morne, abattu, privé de vie », et si lugubre la nuit. Suivent des croquis de la vie dans les ministères, de l’attitude des universitaires, des sentiments de la population en province, en zone libre et dans les colonies. De nombreuses pages transcrivent des conversations avec des écrivains (Larguier, Cocteau, Léautaud, Daniel Halévy, Adrienne Monnier, Guéhenno, Paulhan, Drieu La Rochelle, Montherlant, Mauriac, Jouhandeau, Fraigneau, etc.), dont on détachera plus particulièrement de longs entretiens avec Giono, Gide et Malraux. Bien des passages concernent la situation problématique de la Nouvelle Revue française, les hésitations de ses collaborateurs, les opinions diverses, voire fluctuantes, manifestées à ce sujet par Gide, Paulhan, Drieu La Rochelle et Gaston Gallimard. Au milieu de tout cela, quelques notations qui, n’était cette époque aussi sinistre, seraient savoureuses : « L’entrevue de Montoire. […] À la fin, Pétain demande à Hitler si la Revue des Deux Mondes ne pourra pas reparaître en zone occupée : Hitler refuse. La NRf sera la seule revue autorisée. » Et voici Malraux déclarant à Grenier, à propos de Gaston Gallimard : « On sait bien qu’il ne s’intéresse qu’aux petites poules. » Ne perdons pas non plus ce magnifique exemple de la lucidité du chef secret de la diplomatie française : « [Saint-John Perse], trois jours avant la déclaration de guerre, disait à un de ses amis : la Révolution éclatera en Allemagne le premier jour de la guerre. » En octobre 1944, dans Paris libéré, Jean Lescure confie à Grenier : « Aragon écrivait dans [l’]Écho des Étudiants, très favorable à Pétain. » On pourrait citer bien d’autres propos et anecdotes donnant un certain sel à Sous l’Occupation, qui reste cependant, dans son ensemble, un texte grave, souvent empreint d’une certaine perplexité, car Grenier se garde bien de toute opinion tranchée comme de toute prophétie. En effet, il n’a pas tenu ici un Journal au jour le jour ; c’est plutôt, même si certaines conversations sont transcrites dans un style très cursif, un texte organisé par séquences, au gré des déplacements de l’auteur et de ses rencontres. Aussi est-il dépourvu du discontinu souvent monotone et fatigant qui caractérise les Journaux intimes, lesquels cèdent volontiers au nombrilisme. Souvent, Grenier s’efface devant ses interlocuteurs, se bornant à consigner leurs propos ; il ne se met jamais en avant et prend toujours soin de nous livrer l’essentiel d’un témoignage. Le travail d’édition est excellent, l’annotation riche et précise (on hésite cependant à suivre une note qui exalte la « psychologie audacieuse » des romans tout en grisaille de Jean Schlumberger). Le texte de Grenier en valait la peine, car il constitue un document de premier ordre sur l’atmosphère et la vie quotidienne durant l’Occupation, saisies par un témoin perspicace.

 Guerre. Benoît Meyer, Dictionnaire de la Der des Der. Les Mots de la Grande Guerre (1914-1918) (Champion, 2014, 352 p., 19 €). On apprend toujours quelque chose dans un dictionnaire, et celui-ci ne fait pas exception, malgré un certain encombrement de mots peu spécifiques (haine, etc.) qui auraient pu être éliminés, d’autant plus que la définition qui en est présentée reste souvent sans rapport direct avec le sujet : la Grande Guerre. En revanche, on regrette l’absence de mots propres à cette guerre, même sans aller chercher la petite bête : pas d’armons ni de case d’armons, pauvre Apollinaire ! C’est pourtant à ce coffre à effet des artilleurs que l’on doit le livre le plus rare du XXe siècle, imprimé « dans les tranchées, devant l’ennemi » ! Pas non plus de « torpillage », cette technique de psychothérapie électrique utilisant les décharges faradiques ou galvaniques administrées par des médecins susurrant en même temps des mots persuasifs à l’oreille de leurs patients atteints de diverses formes de shell shock (ce mot anglais du capitaine Myers y figure, lui). Il aurait aussi été souhaitable de fournir un lexique des abréviations si souvent utilisées à l’époque, et devant lesquelles on reste coi aujourd’hui. Qui saura encore, en particulier, que HOE, titre d’un joli poème du Cocteau de 1916, signifie « Hôpital Ordinaire d’Évacuation » ? Celui qui l’apprend saurait par là même où Éluard a ronéotypé la première version de son Le Devoir et l’inquiétude en 1916, un an après Case d’Armons, dont l’auteur venait d’être évacué après avoir reçu un fragment de shrapnell (mot qui figure dans le dictionnaire) dans un hôpital, pas dans les tranchées. Tous ces manques sont agaçants, mais des illustrations nous distraient de notre irritation et font espérer une réédition irréprochable d’ici 2114.

 Hermant. Abel Hermant, Une folle amitié de collégien, édition de Jean-Claude Féray (Quintesfeuilles, 2014, 242 p., 22 €). Dans sa dense postface, Jean-Claude Féray donne une brève mais intéressante présentation de cet écrivain assez peu sympathique, à la carrière singulière. Il fait remarquer que sa condamnation à la Libération n’est sans doute pas pour grand-chose dans l’oubli qui a atteint Abel Hermant (1862-1950) comme tant d’écrivains de sa génération. Une folle amitié de collégien est une histoire touchante et tragique d’amitiés particulières dans un collège lausannois, dont l’intensité passionnelle n’est pas sans faire penser au premier Chant de Maldoror. Ce premier roman d’Hermant a connu deux versions : d’abord publié en 1885 sous le titre de La Mission de Cruchod (Jean-Baptiste), il fut réédité en 1894 comme Le Disciple aimé. Proposant un panachage des deux versions, Jean-Claude Féray a jugé nécessaire de doter le livre d’un troisième titre, en utilisant une expression d’Hermant. Il n’est pas certain que cela facilite la redécouverte de « ce livre d’étranges passions », selon la dédicace à Maupassant. Comme le montrent les articles publiés en annexe, La Mission de Cruchod (Jean-Baptiste) fut plutôt bien accueillie en 1885, et en tous cas sans scandale : bien sûr, « c’est assez scabreux » constate le Gil Blas, mais « c’est si délicatement dit ».

 Illustration. Xavier de Planhol, Le Cartonnage d’art dans le livre français (1865-1939). Initiation aux plats historiés (Librairie Huret, 2014, 80 p., 40 €). L’ouvrage reprend, sous une forme à peine remaniée, les chroniques que Xavier de Planhol a consacrées de 2008 à 2013 aux cartonnages d’art de sa collection personnelle dans le Bulletin du centre de documentation des livres à plat historié. Par plat historié, on entend un cartonnage de couverture, le plus souvent en percaline rouge, dont le décor, fabriqué à partir de plaques métalliques gravées, illustrait le sujet du livre qu’il renfermait. À ne surtout pas confondre, donc, avec les plats semi-historiés dont seule la vignette centrale changeait en fonction du titre, ou, pire encore, avec les plats de série dont le décor restait inchangé quel que soit le titre concerné, à l’instar de ces Jules Verne sortis chez Hetzel, que notre auteur goûte manifestement peu. Car la délectation que l’amateur raffiné retire de la contemplation de ces merveilleux plats historiés tient autant aux qualités esthétiques du décor proposé qu’à la rareté de l’exemplaire concerné. De fait, la collection qui défile au gré de ces pages magnifiquement illustrées, témoigne d’une richesse insoupçonnée ; elle permet aussi de cultiver la nostalgie d’une IIIe République mythifiée, Belle Époque où les enfants allaient à l’école de Jules Ferry et rêvaient de lointains voyages en visitant l’Exposition coloniale ou en lisant Paul d’Ivoi. Si l’évolution des styles que dresse Xavier de Planhol est passionnante et prend le temps d’entrer les détails, son analyse des déterminations techniques et socio-économiques de cet âge d’or éditorial est succincte : on aimerait en savoir plus sur ces éditeurs et ces artistes qui firent assaut d’innovation, des décennies durant, pour séduire de nouveaux publics ; on aimerait mieux comprendre comment disparurent ces cartonnages d’une grande beauté où toute une société retrouvait une image sublimée d’elle-même. Entre recueil de fiches pour bibliophile et esquisse d’une étude globale établie sur des bases plus scientifiques, l’ouvrage hésite, mais c’est après tout ce qui fait son charme un peu suranné.

 Ismes. Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au postmodernisme (CNRS Éditions, 2014, 352 p.,25 €). Consacrée à l’étude des avant-gardes, dans une perspective résolument sociologique, cette collection d’-ismes ambitionne d’offrir plus qu’un catalogue, fût-il raisonné : une réflexion suivie et ordonnée sur « l’historicisation des conditions sociales de possibilité des formes symboliques » en littérature et en art au XIXe et au XXe siècles, rempart, selon l’auteur, contre toute espèce d’amnésie et de cécité – entendre par là : toute vision étriquée, parcellaire et réductrice des phénomènes observés. Il s’agit, en d’autres termes, d’éclairer les mécanismes sociaux et culturels qui, dans un contexte déterminé et sur fond de convention esthétique, gouvernent l’émergence d’une pratique artistique spécifique, individuelle ou collective, l’objectif méthodologique étant « de prendre en compte, comme l’écrit Anna Boschetti, l’ensemble des champs, des agents et des institutions qui à travers leurs relations dynamiques et variables concourent à produire les idées, les œuvres, les classements, les représentations et les schèmes de vision et d’appréciation : champ du pouvoir, marché, éditeurs, revues, journaux et autres médias, critiques, importateurs… » Si l’on comprend bien que l’optique bourdieusienne, centrée notamment sur la notion de « champ » et ses retombées analytiques, pouvait, dans le domaine des avant-gardes, s’avérer d’une grande pertinence descriptive, on peine à se convaincre, à la lecture de ce livre, de son aptitude à rendre compte, sur de grandes échelles et de longues périodes, des ensembles englobants et des logiques totalisantes qu’elle aspire, sans doute illusoirement, à mettre au jour sous l’angle d’une sociologie élargie – en particulier étendue contre les restrictions ou les impérities abusivement prêtées aux historiens de la littérature, qui, c’est bien connu, « sont a priori hostiles, à l’approche sociologique, sans doute parce que l’habitus lettré est tenacement attaché au pris spiritualiste, qui exige le refoulement du social et récuse la prétention d’expliquer les produits de la culture »… On se demande dans quel monde vit Anna Boschetti et si ces historiens de la littérature qu’elle convoque sous sa plume ne sont pas les prêtres d’une religion disparue ou les fantômes entêtés d’une imagination rétrograde. Quoi qu’il en soit, le lecteur se laisse séduire par le cadre théorique fermement campé par l’auteur dans son introduction – claire et pédagogiquement exemplaire – et attend des chapitres annoncés qu’ils viennent illustrer et confirmer les exigences scientifiques mises en avant au seuil de l’essai. Si les parties portant sur les avant-gardes du XXe siècle sont dans l’ensemble convaincantes (futurisme et surréalisme, existentialisme, structuralisme, postmodernisme), tant dans la démarche adoptée que dans les mises en perspectives et les synthèses critiques proposées, en revanche le chapitre initial sur « Le réalisme » paraît bien décevant, en raison, on peut le craindre, d’une vision quelque peu aplatie d’un problème – celui de l’émergence d’une nouvelle pratique artistique – dont les racines se rattachent à bien plus haut que le XIXe siècle – par où se renoue le lien nécessaire avec l’Histoire, tout simplement, l’histoire des idées et des formes qui, reprise dans la perpétuation sourde ou déclarée de ses normes, idéologiques et esthétiques, aurait contribué à mieux resituer le geste d’un Courbet dans la continuité d’un langage plastique fait d’usages et de conventions, et aurait permis d’en ressaisir dans toutes leurs inflexions aussi bien la valeur que la lisibilité (voir le commentaire assez naïf de L’Atelier du peintre, pages 74 et suivantes). Que nous révèle ce premier temps, que ne nous apprennent par ailleurs, selon d’autres voies et d’autres méthodes, les histoires classiques de l’art ou de la littérature ? Plus nettes apparaissent donc les réflexions sur les enjeux des avant-gardes artistiques et théoriques XXe siècle, du futurisme au « postmodernisme », à propos desquels Anna Boschetti résume bien les logiques d’opposition et d’affrontement qui caractérisent le « positionnement » dans le « champ » des acteurs impliqués.

 Italie. Élodie Saliceto, Dans l’atelier néoclassique. Écrire l’Italie, de Chateaubriand à Stendhal (Classiques Garnier, 2014, 551 p., 68 €). Dans ce livre dense et fouillé, parfaitement documenté, Elodie Saliceto aborde deux questions fondamentales, qui sont en fait profondément liées : elle se demande tout d’abord quelle pertinence il y a, aujourd’hui, à employer la notion de « néoclassicisme » dans le cadre d’une histoire des idées et des formes ouverte à la diversité des pratiques artistiques, et elle entend questionner, à partir précisément d’une reconceptualisation du néoclassique, la relation à l’Italie, berceau d’un « second » classicisme en quelque sorte, auquel se rattachent aspirations morales, goûts esthétiques et sensibilités littéraires de la toute fin du XVIIIe siècle au premier romantisme. Prenant appui sur cette charnière historique, qui voit, après l’épisode décisif de la Révolution et les campagnes napoléoniennes, s’ordonner un nouveau rapport de la conscience, individuelle et collective, au temps et aux faits de l’Histoire, l’auteur considère avec Michel Delon que la « grille » néoclassique constitue moins un critère de démarcation dans la diachronie des courants et des théories qu’un cadre d’intelligibilité dévolu à une évaluation contextuelle des relations qui se tissent, dans les arts (littérature, peinture, sculpture), entre les théories, les formes et les représentations de l’antique telles qu’elles apparaissent à la lumière du présent : dialogue de la tradition et de l’actuel, qui vise à régénérer le présent tout en le spécifiant comme moment unique dans le développement de la culture artistique. Car, comme le montre Elodie Saliceto, loin de restaurer un idéal classique, tout entier recomposé à partir de la référence romaine et latine, le néoclassicisme se bâtit sur l’évidence d’un vide, et donc sur la nécessité d’une reconstruction : les dieux anciens ne sont plus et ne reviendront plus. De là, une certaine nostalgie d’un ordre passé, d’un règne antique, qu’il appartient à l’imagination romantique de figurer – et de sublimer. La « quête de l’origine » se heurte ainsi à l’implacable loi de l’Histoire qui toujours fait valoir, là où l’on attendrait de la continuité, des seuils de rupture et de déliaison. Avec beaucoup de précision et de finesse, aussi bien dans l’analyse des documents que dans la reformulation des problèmes, Elodie Saliceto explore les voies par lesquelles des auteurs aussi importants que Madame de Staël (avec Corinne), Chateaubriand ou Stendhal œuvrent à l’élaboration d’une dynamique néoclassique : relecture et reprise du fonds antique, requalification des valeurs du passé, réévaluation de la relation à l’historique, autant de données qui font converger dans un sens à la fois unifié et élargi les lignes fédératrices des théoriciens et philosophes allemands (Winckelmann, Kant, Hegel) et les pratiques des artistes européens, français en particulier, qui se sont attachés à définir un nouveau rapport à l’antique en vue d’une refondation du présent, préparant par là, comme l’affirme l’auteur, l’essor d’une modernité paradoxale.

 Jarry (1). Julien Schuh, Alfred Jarry, le colin-maillard cérébral (Champion, 2014, 648 p., 85 €). Enfin un livre sur Jarry qui ouvre des perspectives nouvelles de lecture et de compréhension de son œuvre. Le titre, mystérieux de prime abord, provient d’un extrait du « Linteau » des Minutes de sable mémorial, mis en exergue : « De par ceci qu’on écrit l’œuvre, active supériorité sur l’audition passive. Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous ; et l’auteur lui en peut indiquer, colin-maillard cérébral, d’inattendus, postérieurs et contradictoires. » C’est un jeu de piste : Jarry « tend à faire lire le lecteur selon des formules neuves, à empêcher le sens de se figer, en mettant en place des dispositifs de relance sémantique, en pratiquant l’ambiguïté, l’obscurité, l’ironie – ce que l’on peut appeler des dispositifs de diffraction sémantique ». L’œuvre est considérée de 1893 à 1899. Elle est appréhendée selon trois niveaux. Il s’agit d’abord de considérer l’inscription du jeune Jarry dans le « champ littéraire », comment il s’intègre dans les groupes littéraires, les revues, le monde du théâtre – les « modèles institutionnels ». Un second niveau est celui de l’« espace littéraire » qui définit les contraintes d’écriture et de lecture, les « modèles herméneutiques » tels que les partagent les « communautés interprétatives » (Stanley Fischer). Un troisième niveau est celui des « modèles textuels » : le sens d’un texte varie selon son contexte ou son cotexte. Comme la biographie par Patrick Besnier l’avait montré, Jarry était parfaitement intégré à la société littéraire et artistique de son temps et usait d’une « stratégie littéraire », au sens de Fernand Divoire. Ses premiers textes, parus à la faveur de concours dans L’Écho de Paris, dirigé par Marcel Schwob, puis dans L’Art littéraire de Louis Lormel lui permirent d’accéder au saint des saints, Le Mercure de France, où il rencontrera Gourmont, qui lui servit de mentor, puis qui le rejetta. Nul ne fut plus symboliste que le jeune poète, à une époque où la crise du mouvement symboliste durait déjà depuis quelques années. Dans l’espace littéraire de la communauté interprétative symboliste, Jarry partage l’idéalisme de Villiers de l’Isle-Adam, de Mallarmé, de Saint-Pol Roux. Les Minutes de sable mémorial, chef d’œuvre du symbolisme, est un patchwork contenant un fragment d’Ubu, dont l’analyse est fouillée. Les mythes de César-Antechrist, autre texte d’une obscurité insigne, sont éclairés par l’érudition de l’auteur à partir de la littérature occultiste du temps, et les changements de titre des différents actes sont explicités. Julien Schuh montre comment Ubu roi, pièce potachique, qui n’était pas de sa plume, était vue par Jarry comme une pièce symboliste, et comment ses prépublications, sa présentation par Jarry, son décor, allait dans ce sens. Une interprétation politique s’est greffée là-dessus et le mythe a effacé cette première intention, et distordu la réception de l’œuvre de Jarry, influant même sur son personnage et sa personne. Suivent des analyses du roman Les Jours et les nuits, caractérisé par ses deux plans alternants de la réalité et du rêve (et de la folie, de l’ivresse). D’ordinaire négligé au motif de sa parution dans une collection polissonne, L’Amour en visites est revalorisé en le relisant comme Jarry devait donner son « programme de lecture », à savoir dans les deux registres du grivois et du symbolisme. L’isotopie biblique dans L’Amour absolu est pourchassée jusque dans ses retranchements, comme la référence à l’hypnose, à la suite de Paul Edwards. En ce qui concerne Faustroll, Julien Schuh reconsidère la liste des Livres pairs comme étant le canon selon lequel l’ouvrage doit être lu. Le premier livre sur Jarry de Patrick Besnier et surtout celui de Ben Fisher avaient exploré le sens de ces ouvrages au point de vue de la biographie ou des sources. Mais ici, l’auteur dissipe l’idée, défendue par les pataphysiciens et les critiques structuralistes, selon lesquels ces livres ne seraient pas pour Jarry d’un égal intérêt. Or Marceline Desbordes-Valmore, auteur d’un livre d’enfant (lu dans le Magasin d’éducation, a-t-il remarqué), est pour Jarry aussi importante que Rabelais et Homère. Le regroupement des livres que donne l’auteur, notamment en odyssées et en contes, est parmi les plus éclairants de ceux qui ont été proposés. L’allusion au Gog de Catulle Mendès est expliquée en fonction d’une lecture de l’ouvrage tout entier (mais il n’est pas indiqué que la citation que Jarry en donne plus loin n’est pas dans ce livre, mystère non encore élucidé par les chercheurs). La liste des ouvrages « du même auteur » que Jarry donne en 1906 dans Ubu sur la butte est lue comme un exemple de la cohérence de l’œuvre, telle que Jarry la concevait. Au total, le parti pris de polysémie et de décontextualisation de Jarry est pris en compte et mis au centre du système de son œuvre. Un tel écrivain induit chez le lecteur une « paranoïa critique » (allusion non rapportée à Dali). Jarry lui-même se pose en mégalomane, puisqu’il est le maître du sens, de tous les sens possibles à partir des « linéaments » qu’il propose. Au rebours du structuralisme, qui limitait le sens par rapport à la forme, ou de la déconstruction, qui le disséminait, c’est à un retour à la prise en compte de l’intention de l’auteur que cet ouvrage incite. Par un effet collatéral, nous saisissons mieux ce que peut être la ’Pataphysique, cette philosophie idéaliste de Jarry, et pouvons faire la part de la dérive que lui a imprimée le fondateur du collège de ’Pataphysique. On ne saurait trop louer la richesse de cet ouvrage, qui était au départ une thèse de lettres. Il est servi par la clarté du style et la rigueur dans l’enchaînement des raisonnements. Tout au plus peut-on être lassé par la répétition du mot « légitimation » dans la première partie. Cependant l’auteur n’abuse pas de la langue de bois bourdieusienne dans ce morceau de sociologie littéraire. Son érudition ne se contente pas de gérer l’acquis des études jarryques, car il y ajoute de nombreuses découvertes faites de son propre chef, qu’il a exposées parallèlement dans L’Étoile-Absinthe. Cette érudition déborde d’ailleurs l’œuvre de Jarry et s’étend au symbolisme, en particulier aux petites revues de l’époque, aux marges occultistes, à la littérature sur la folie, à la littérature religieuse. L’érudition très particulière de Jarry, qui suscite de tels jeux de pistes, fait le prix de cette étude. Seule paille à signaler : pourquoi rapporter le Mercure de France au mercure des alchimistes, alors qu’il est tout simplement la reprise du titre de l’ancienne gazette, à l’enseigne du dieu du commerce, comme son pétase l’indique ? Il est probable que le goût de Julien Schuh pour l’iconographie de l’époque, ou en provenance de Jarry, a été bridé par les nécessités de l’édition. Ce gros livre va compter désormais parmi les ouvrages de référence sur l’œuvre de Jarry, comme homme de lettres et non plus comme mythe littéraire. D’un point de vue matérialiste, on regrette que l’éditeur ait abandonné la reliure pour le brochage. La pérennité de cet ouvrage aurait été plus grande dans les bibliothèques.

Jarry (2). Matthieu Gosztola, Alfred Jarry à La Revue blanche : l’intense originalité d’une critique littéraire (L’Harmattan, 2013, 321 p., 35 €). « Obscur » est le qualificatif qui vient immédiatement quand on évoque les premiers livres de Jarry, en particulier ses premières critiques littéraires et picturales, où les mots dansent devant les yeux du lecteur dans un ordonnancement impeccable, tout en se refusant à toute forme de signification immédiate. Qu’on en juge sur l’ouverture de son premier texte critique publié, consacré au dramaturge Gerhart Hauptmann : « Toute connaissance étant comme forme d’une matière, l’unité d’une multiplicité, je ne vois pourtant en sa matière qu’une quantité évanouissante, conséquemment nulle s’il me plaît, et cela seul et véritablement réel qu’on oppose au vulgairement dénommé réel (à quoi je laisse ce sens antiphrastique), la Forme ou Idée en son existence indépendante. » Cela continue ainsi sur plusieurs pages, sans se départir un instant de ce ton ironiquement pédant. Alain Vaillant a montré à quel point cette opacité volontaire des textes d’avant-garde de la fin du XIXe siècle était le produit d’une quête de légitimité littéraire, par refus du style commercial des médias de masse : « Tout se passe comme si l’écrivain, intégré malgré lui dans le système de la communication publique, s’en absentait par son refus de plier au nouveau code communicationnel et signalait sa dissidence en se rendant inintelligible. » Matthieu Gosztola interroge cette inintelligibilité des textes critiques de Jarry dans La Revue blanche, montrant comment l’écrivain, écarté du Mercure de France précisément à cause de l’opacité de ses livres qui ne se vendent guère, apprend peu à peu, dans ses comptes rendus, à « écrire comme tout le monde », selon la formule de Rachilde, laquelle se vantait de lui avoir appris ce tour dont il n’y a pourtant pas de quoi être fier, tout en transposant les mécanismes de son esthétique à d’autres niveaux de son écriture. La synthèse, principe central de l’esthétique de Jarry, fondée sur l’allusion, l’ellipse et la réappropriation de matériaux antérieurs par leur déformation, partage bien des mécanismes avec ceux de la critique traditionnelle. En adaptant ses outils poétiques à la lecture des œuvres d’autrui, Jarry continue paradoxalement d’écrire son œuvre propre. Si son style semble s’éclaircir, l’unité de son projet littéraire reste intacte à travers ses critiques, ses chroniques et ses romans publiés à l’enseigne de La Revue blanche, tout en étant secrètement tourné vers le Mercure de France – sa véritable famille littéraire –, vers lequel il lance de fréquents appels à travers les comptes rendus de livres de la maison d’édition de Vallette. C’est d’ailleurs à Rachilde que Jarry emprunte un de ses grands principes en tant que critique littéraire : celui de la « glorification », l’hyperbole étant souvent de mise dans ses articles. On aurait eu du mal à imaginer un Jarry en demi-mesure ! L’enjeu principal de ses comptes rendus réside dans le refus d’une « critique judicatrice » : selon ses conceptions littéraires, fondées sur une incommunicabilité des êtres et une solitude essentielle des génies, il est impossible (et inutile) de disséquer ou d’analyser une œuvre : la louer d’un bloc, comme un objet impénétrable, à travers un tissu de citations indirectes, telle est la seule option du critique. Déroulant devant le lecteur une érudition quelque peu effrayante par sa familiarité avec les ouvrages rarissimes et totalement inconnus aujourd’hui dont rend compte Jarry dans ses critiques, comme l’article « Héliothérapie, photothérapie, phacothérapie » de Pierre Apéry (1900), la synthèse sur Le Golf en Angleterre et les Golfs-Clubs de France de F.-W. Maraussy (1895) ou l’essai sur La Question de l’accord du participe passé de Léon Clédat (1900). Matthieu Gosztola, dans un style volontiers contourné à dessein, rend justice à la quête d’obscurité de Jarry critique.

 Lorrain. Jean Lorrain, Vingt femmes, établissement des textes, préface, notes et bibliographie par Pascal Noir et Florence Bellamy (L’Harmattan, 2014, 156 p., 16,50 €). « Nous verrons combien son style [de Lorrain] se ressent de cette addiction à l’alcool et, surtout, à l’éther délétère qui le ronge, imbibant sa réflexion de relents imprégnés de spleen. » « L’originalité de l’inspiration artistique, qui pullule alors [1890], provient d’une constellation de cénacles où s’illustrent les talents, des plus dépravés aux plus divins, Verlaine en tête ou Rimbaud, pour la littérature. » On ne peut donc que citer ce dernier : C’est trop beau ! trop ! Cette ahurissante préface s’ouvre d’ailleurs sur une présentation de… Charles Cros, dont il faudrait être bizarrement doué pour distinguer ce qu’il a à voir avec Lorrain. S’ensuit la plus comique série d’explications de textes, celle des vingt histoires de Lorrain, débitées une par une : « Le portrait débute in media res, entre deux toux de la phtisique Poitrinaire, à l’agonie. » « En d’interminables sentences, comme la première qui, à elle seule, compose le paragraphe inaugural, Lorrain met en scène l’inexorable descente aux Enfers d’une victime sans espoir que la langue n’épargne pas. » Des perles aussi dans les notes : Paul Valéry aurait fréquenté le salon de Gyp, détail qui a échappé à tous ses biographes ; le nom de Bourbonneux serait une « invention de Lorrain qui peut se lire comme un mot-valise » (alors que c’est le patronyme bien réel d’un célèbre pâtissier sis alors 14, place du Havre). Les histoires de Lorrain sont remarquables de verve et de pittoresque, mais nous n’en dirons rien ici, car, comme l’écrivait Barbey d’Aurevilly, « il y a des affiches après lesquelles il faut laver le mur ».

 Malédiction. Deux siècles de malédiction littéraire, sous la direction de Pascal Brissette et Marie-Pier Luneau (Presses universitaires de Liège, 2014, 321 p., 31,65 €). Ce livre est issu d’un colloque tenu à l’université McGill en 2012 et consacré à la « malédiction littéraire ». Les coordinateurs le reconnaissent d’emblée : « S’il s’agissait de remonter aux origines de la malédiction, ce n’est pas deux siècles qu’il faudrait embrasser, mais deux millénaires. Là où il y a de l’écriture, il y a souvent de la souffrance, et dès qu’un poète prend la plume, dès qu’un romancier vide son encrier […], les chances qu’il soit question de la difficulté d’être poète ou romancier sont étonnamment élevées. » Le volume distribue les contributions selon trois axes : Médiateurs et médiations d’abord : pour qu’un malheur acquière légitimité, il doit être vu, expliqué, magnifié par l’écrivain lui-même ou par d’autres acteurs du champ culturel. Le malheur devient même une revendication : « malheureux, donc légitime ». Perpétuation et contestation du mythe » ensuite : on passe, au XIXe siècle, d’un type de malédiction littéraire à un autre, du « poète malheureux » au « poète maudit », et les évolutions se poursuivent jusqu’à aujourd’hui. Assimilations et transferts enfin : le mythe de la malédiction littéraire est progressivement récupéré par des acteurs évoluant dans des milieux souvent très éloignés de la scène parisienne (monde des sciences, exportation géographique du mythe, etc.). Nombre des contributions rendent hommage à Pascal Brissette, auteur d’un ouvrage de référence sur la malédiction littéraire (La Malédiction littéraire. Du poète crotté au génie malheureux, 2005) et pour qui la malédiction littéraire désigne « les difficultés matérielles et concrètes inhérentes à la pratiques des lettres, mais encore et surtout cette mystique de la souffrance évoquée en passant par Bourdieu, héritée ou reprise du christianisme et qui forme le socle du pouvoir spirituel des écrivains modernes, le ciment de cette religion laïque qui s’instaure dans le pro-champ littéraire de la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui a pour charge de valoriser l’activité des hommes de lettres en regard des autres pouvoirs de la société civile ». D’autres contributions insistent sur la posture que représente très tôt la malédiction littéraire et sur le discours de persécution qui l’accompagne (Céline en étant presque un archétype), avec les topiques de la pauvreté et de la folie. Cette posture devient presque un passage obligé : « On peut appréhender la malédiction littéraire comme un mythe ; on peut également l’envisager comme un sous-répertoire postural ouvert aux écrivains qui doivent, en régime médiatique, agencer leur image publique selon la position qu’ils entendent occuper sur la scène littéraire » – et ce jusqu’aux figures les plus récentes, qu’elles se nomment Stephen King ou Michel Houellebecq. Posture que chacun reprend et adapte, l’air de ne pas y toucher, au point que l’on est tenté de souscrire à ce jugement de Mac Orlan, parlant de ces « quelques poètes que l’on appelle maudits, ce qui ne signifie rien, mais plaît provisoirement ».

 Mallarmé (1). Bertrand Marchal, Marie-Pierre Pouly, Mallarmé et l’anglais récréatif : le poète pédagogue (Cohen & Cohen éditeurs, 2014, 120 p., 27,50 €). Ce catalogue publié à l’occasion d’une exposition présentée en 2014 au musée départemental Stéphane Mallarmé de Vulaisnes-surSeine est une contribution instructive aux études mallarméennes. Les reproductions photographiques, nombreuses, montrent des trésors cachés dans la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet ou le Musée Mallarmé comme la couverture de la Petite Philologie à l’usage des Classes et du Monde. Les mots anglais par Mr Mallarmé, Professeur au Lycée Fontanes (Chez Truchy, Leroy frères successeurs, 1878), des pages manuscrites d’ouvrages pédagogiques non publiés, et surtout L’Anglais récréatif ou Boîte pour apprendre l’anglais en jouant et seul Par un Professeur de l’Université, qu’a confectionnée Mallarmé et qui n’eut pas d’éditeur. Ce document émouvant est un dispositif à base de languettes à tirer, de trous laissant apparaître des mots, de roues à faire tourner, comme celle pour apprendre l’heure. Deux longs articles apportent des explications substantielles. Celui de Bertrand Marchal, éditeur de Mallarmé dans la Pléiade, passe en revue la carrière de professeur du poète : les postes qu’il a occupés, de Tournon à Paris, les jugements de ses supérieurs sur ses connaissances en anglais et ses faiblesses en matière de pédagogie, la vision qu’il avait de son travail, évidemment opposé à sa vocation et à son sacerdoce poétique, ses plaintes envers ses élèves, les plaintes de certains parents d’élèves à l’occasion de la parution de ses poèmes. Toujours relégué à un poste sous-payé, il apparaît cependant qu’il a pu bénéficier pour son avancement de la protection d’amis bien placés, et que ses trente années d’activité ont été entamés par de nombreux congés pour des maladies au diagnostic très vague. L’originalité de son enseignement – proposer aux élèves ses traductions de proverbes anglais pour leur faire  retrouver le texte original – n’a pas été appréciée en haut lieu, pas plus que le travail qu’il faisait effectuer sur les nursery rhymes. Son enseignement lors de mardis en direction d’un public choisi en est le prolongement heureux. Le second article, de Marie-Pierre Pouly, Révolutionnaire universel ? Mallarmé et l’Anglais récréatif, est souvent irritant par ses raccourcis explicatifs démarqués de vulgate bourdieusienne, mais apporte de solides informations en replaçant son objet et l’apprentissage amusant des méthodes de langues dans l’histoire de la pédagogie, avec de nombreuses illustrations à l’appui. Quant à l’illustration de couverture et des pages confiées à l’artiste Geneviève Besse, si elle aurait eu mieux sa place dans un livre de Prévert ou d’un poète pour enfants, elle ne doit pas faire reculer les admirateurs du Grand Mallarmé.

Mallarmé (2). Jean-Pierre Lecercle, Mallarmé et la mode (Séguier, 2014, 200 p., 20 €). La préface de Mallarmé et la mode sonne comme une plainte sourde, une revendication semi-ironique teintée d’amertume : devant l’effacement du livre de l’espace de la ville, les vitrines de vêtements ayant remplacé celles des librairies du Quartier latin, l’éditeur du volume appelle à une réappropriation de la mode par la critique littéraire. D’où la réédition de ce livre paru initialement en 1989 et qui retrouve ici la structure originale du manuscrit refusée par le premier éditeur, augmentée d’une analyse des dernières éditions et publications sur le sujet, et d’ajouts comme les découvertes de matrices textuelles des articles de Mallarmé. Jean-Pierre Lecercle, grâce à un travail de recherche dans les archives et de mise en contexte, démontra la banalité des écrits de Mallarmé dans les textes que ce dernier livra en 1874, sous les pseudonymes fleuris de « Miss Satin », « Une châtelaine bretonne » ou « Zizy, bonne mulâtre de Surate », dans La Dernière Mode, qui était « une revue de mode comme les autres revues de mode ». Banalité que Jean-Pierre Lecercle analyse comme un refus de poéticité : Mallarmé « installe la poésie et la réflexion dans une procrastination » qui frustre le lecteur, et l’on ne peut lire directement ces articles comme des arts poétiques (sinon à affirmer que l’art poétique de Mallarmé est un produit de la réclame du XIXe siècle). Rééditer ce texte était nécessaire : nous vengera-t-il des marchands d’étoffes du boulevard Saint-Michel ? Ces représailles semblent bien légères en regard de l’écrasement culturel provoqué par les multinationales du prêt-à-porter.

 Malraux. André Malraux, L’Homme précaire et la Littérature, textes présentés, établis et annotés par Christiane Moatti (Essais Folio, 2014, 512 p., 8,90 €). Cette collection de Gallimard propose ici une œuvre déjà publiée deux fois par cet éditeur. Début 1977, immédiatement après le décès de Malraux (novembre 1976), Gallimard fit paraître une première édition posthume, sans introduction ni appareil critique. Seule la quatrième de couverture, composée par son ami Jean Grosjean, fournissait quelques éléments pour appréhender cette œuvre. En 2010, le même ouvrage parut dans le volume VI des œuvres complètes en Pléiade. Christiane Moatti participa à cette édition où figure désormais un important appareil critique, avec appendice et fragments inédits, notes et variantes, et notes sur l’appendice. La présente édition reprend simplement le travail accompli pour celle de la Pléiade : les notes sur le texte sont identiques (mais allégées des pages qui exposaient les difficultés rencontrées pour l’établissement du texte définitif à partir des cartons déposés à la bibliothèque Doucet). Cette nouvelle présentation permet en tout cas un accès plus direct à la dernière œuvre de Malraux, mûrie tout au long d’une vie, puisque, dès décembre 1928, avec le Tableau de la littérature française dont il formait le projet pour Gallimard sous le patronage de Gide, il concevait une anthologie différente de ce que l’on connaissait jusqu’alors. Ni chronologie, ni histoire littéraire ne devaient guider ce tableau mais, déjà, l’idée de « métamorphose » devenait centrale dans le choix des œuvres présentées, comme il est bien précisé dès le premier chapitre de L’Homme précaire et la littérature. La préface de Christiane Moatti offre un guide sûr pour la compréhension de cette œuvre qui se veut un écho aux Écrits sur l’art. Ainsi la Bibliothèque de l’admiration s’élève-t-elle en parallèle avec le Musée imaginaire. L’Homme précaire et la Littérature apparaît dès lors comme une œuvre réunissant les lignes de force de la pensée de Malraux. L’obsession pour l’œuvre d’art reste la même pour l’écrivain comme pour le peintre ou le sculpteur. Chaque artiste change en effet « un destin subi en destin dominé ». La lutte de l’homme contre le destin, magnifiée et incarnée dans les œuvres d’art, permet de supporter le réel : « Nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité. » Cette nouvelle édition répond au vœu de Malraux, qui déclarait que « le poche accomplit les classiques ».

 Maupassant. Guy de Maupassant, Lettres aux dames, texte inédit, établi, présenté et annoté par Joseph Peyronnet (La Part commune, 2014, 208 p., 16 €). Publié avec le soutien de la Fondation La Poste, ce recueil factice regroupe des lettres dont le point commun est qu’elles sont adressées par Maupassant à des femmes, au nombre de vingt, auxquelles s’ajoutent des « destinatrices inconnues ». Les lettres sont classées par correspondantes (chacune faisant l’objet d’une brève notice biographique) et chronologiquement (en fonction de la date de la première lettre retenue pour chaque correspondante). La correspondance avec Gisèle d’Estoc comporte plus d’une trentaine de lettres, tandis que d’autres ne sont composées que d’une seule missive, sans qu’il soit jamais précisé si cela relève d’un choix ou reflète la réalité de l’échange épistolaire. L’arbitraire semble donc régner, et l’ouvrage avance masqué : nulle part il n’est fait mention de l’éditeur scientifique à l’origine du choix et de l’annotation des lettres ; il faut fouiller sur Internet pour apprendre qu’il semble avoir une identité : Joseph Peyronnet. Le procédé est d’autant plus curieux que l’ouvrage résulte vraiment d’une sélection. Par exemple, sur la vingtaine de lettres adressées par Maupassant à Caroline Commanville, publiées par Yvan Leclerc dans sa correspondance croisée Flaubert-Maupassant (1993), seules six apparaissent ici, dont une à l’état de fragment. Quelle représentativité accorder à cet ensemble quand on ne sait même pas quels critères ont été utilisés par l’éditeur pour le constituer ? Si l’on s’en tient à la quatrième de couverture, seul texte critique d’accompagnement, il s’agirait de « battre en brèche la légende d’un Guy de Maupassant misogyne » et de montrer qu’il « excelle dans l’art épistolaire en particulier quand il écrit à la gente féminine ». Mais quand on considère la diversité des statuts des femmes retenues (camarade d’enfance, cousine, maîtresses, confidentes, femme ou veuve d’éditeur ou simples relations sociales), on se demande ce qui peut ressortir de l’entreprise. Prenons donc ce recueil pour ce qu’il est, une heureuse occasion de picorer chez l’épistolier Maupassant, sans lui demander plus que cela.

 Méditerranée. Les Médiateurs de la Méditerranée, sous la direction de Christine Reynier et Marie Ève Thérenty (MSH-M, Geuthner, 2014, 328 p., 37 €). Pas moins de dix-neuf chercheuses et chercheurs d’origine géographique diverses ont participé à cet ouvrage qui tente d’approfondir la manière dont des écrivains, des journalistes, des penseurs et des humoristes ont rendu compte de leur lien avec la mare nostrum. Les contributions qui insistent sur le support utilisé et la nature du médiateur sont organisées en six parties : Les voyages médiateurs (guides et récits) ; Le penseur politique comme médiateur ; Les médiateurs de presse ; Les écrivains comme médiateurs ; Les médiateurs de l’intimité ; Les médiateurs de la parole vive. Christine Reynier et Marie-Eve Thérenty résument ainsi leur démarche : « De nature protéiforme, la Méditerranée est avant tout ambivalente, ce qui lui a permis au fil des ans de laisser son empreinte sur les genres littéraires et les mafias qui l’ont représentée et de contribuer à les réinventer. Méditerranée de carte postale ou Méditerranée rêvée, Méditerranée stéréotypée ou terre de mémoire, paysage intérieur ou paysage littéraire, attirante ou répugnante, lumineuse ou mystérieuse, force est de constater que la Méditerranée est insaisissable et protéique. Pour tous ses médiateurs, elle reste une invitation à l’écriture et à la création. » Une bibliographie complète ce livre où l’on oscille entre une mer unifiée et une autre, pourtant la même, éclatée entre des visions iréniques et des regards coloniaux, entre des registres savants et populaires. Charmes et limites du kaléidoscope !

 Messac. Régis Messac, La Crise. Chronique éditoriale 1930-1939 (Ex nihilo, 2013, 276 p., 15 €). Ce livre contribuera à la connaissance de l’œuvre de Messac, défendue depuis quelques années par une équipe rassemblée autour du petit-fils de l’écrivain et d’une revue trimestrielle, Quinzizinzili, dont Histoires littéraires a rendu compte à plusieurs reprises. L’ouvrage reprend l’intégralité des chroniques rédigées par Messac pour une publication à la fois littéraire et artistique, Les Primaires, qui était éditée par des instituteurs et dont cet extrait de la charte donne le ton et l’ambition : « La bourgeoisie a ses revues, puissantes, fournies, argentées et dorées. Le peuple n’a pas encore la sienne : un organe sans exclusivisme doctrinaire, partisan, mais non partial, intransigeant sur la question de la vérité. » Le livre reprend 114 éditoriaux signés par Messac ou cosignés avec Roger Denux, et quelques textes de son ami René Bonissel, le tout composé entre janvier 1930 et mars 1940. Comme le souligne Michel Besnier dans sa préface, il est difficile à qui n’est pas un spécialiste des années 1930 de connaître l’ensemble des tenants et aboutissants des causes que Messac défend, souvent avec brio. D’où le précieux travail donné en fin de volume par Oliver Messac, qui livre une somme de repères biographiques, un index des noms de personnes et une bibliographie. Cette édition critique permet de suivre une actualité politique et culturelle à partir d’un point de vue original et solitaire, Messac témoignant d’une déception chronique vis-à-vis des appareils et se situant à mi-chemin entre la marginalité et l’avant-garde, avec un souci constant du collectif. Cela nous permet d’observer ce qu’un pacifiste indécrottable va finir par devenir. Quand on connaît la fin tragique de l’écrivain, dont le corps ne sera jamais retrouvé après sa déportation, on mesure ce qu’a pu être son déchirement. Au gré de ses chroniques, Messac nous distille quelques pépites, comme, en janvier 1935 : « un maréchal, c’est une légume », où l’auteur règle son compte à Pétain à propos de considérations sur l’éducation parues dans la Revue des Deux Mondes. Toute la question reste de savoir, à propos des productions qui se multiplient, dont certaines, à l’image de celle-ci, sont de qualité et remettent au goût du jour la fin des années 1930, si cela nous éclaire sur la période actuelle. Pour ce qui tient à la crise de la représentativité, pas l’ombre d’un doute, et cela produit, à la lecture de certaines chroniques des Primaires un sentiment troublant. L’ouvrage intéressera aussi au premier chef les enseignants, dans la mesure où Messac, dans cette revue, se pose comme tel, à la fois d’un point de vue professionnel et comme agent de transmission des connaissances à un public qui n’a pas forcément accès à la culture d’élite. En juillet 1934, Messac avait tenté de créer un hebdomadaire, L’Incorruptible mais, faute de moyens, il dut en rester à la mensualité des Primaires et confier chroniques politiques et revues de presse à d’autres supports, comme L’École émancipée. Ce travailleur infatigable passionnera aussi ceux qui prennent en charge un projet éditorial et l’entretiennent contre vents et marées. Pour Messac, ce fut dans la tempête.

 Nerval. Gérard de Nerval, « Pandora » et autres récits viennois, textes présentés, édités et commentés par Sylvie Lécuyer, avec la collaboration d’Éric Buffetaud et de Jacques Clémens (Champion, 2014, 440 p., 60 €). Venant enrichir la série des Œuvres complètes, ce volume est tout entier consacré à Pandora, sans doute le texte le plus complexe de Nerval. Cette complexité tient d’abord au fait qu’il s’agit d’un ouvrage dont la publication n’a pu être menée à bien du vivant de l’auteur, comme ce fut le cas pour Promenades et souvenirs et Aurélia. Aussi est-on en droit de s’interroger sur la destination ou du moins sur l’emploi que Nerval réservait à ce texte, puisque nous savons, par diverses informations concordantes, qu’il avait, dans un premier temps, envisagé de l’insérer dans le volume des Filles du feu. Quelle intention était celle de l’auteur au moment où paraît, le 31 octobre 1854, le début de la nouvelle dans Le Mousquetaire de Dumas ? Etait-elle de répondre à l’invitation de ce dernier, qui avait demandé à Nerval de lui livrer trois articles sur « trois jours de folie » ? Rien n’est moins sûr. Était-elle plutôt de compléter un triptyque des « amours passées », dont, note Sylvie Lécuyer, « Sophie, à Saint-Germain, est le premier volet, Aurélie à Paris, le deuxième, et Pandora, à Vienne, le troisième » ? Comme tout travail abandonné dans le cours de sa réalisation, Pandora soumet le lecteur aux incertitudes de l’interprétation et aux hypothèses aventureuses de l’inachèvement. L’abondance des fragments, ainsi que la fréquence des reprises textuelles, contribuent par ailleurs à accroître la complexité de ce récit : les différents manuscrits conservés, en dépit de leurs lacunes, permettent de reconstituer la physionomie probable de certains feuillets ; ils témoignent des modifications apportées par Nerval à un texte dont la morphologie d’ensemble demeurait incertaine, ou du moins changeante. Sylvie Lécuyer montre que le projet s’inscrit, comme souvent chez Nerval, sur une longue durée (18411853) et qu’il accompagne de ce fait, mais sans en faire la chronique, quelques-uns des faits marquants de sa vie, comme le séjour à Bruxelles de l’hiver 1840-1841, la crise de février-mars 1841, celle d’août 1853. En novembre 1853, Nerval se met au travail et écrit une suite à son aventure viennoise telle qu’elle fut publiée en 1841 sous le titre des Amours de Vienne. Mais, là encore, peut-on parler de suite ou encore de reprise, sans courir le risque de dénaturer la visée spécifique du projet ? Pour répondre à cette question, comme à bien d’autres que soulève cette énigmatique Pandora, on se reportera au dossier génétique qui fait tout le prix de ce volume. On y trouve, pour servir à l’intelligence du texte, un ensemble documentaire des plus éclairants, comportant notamment la description des manuscrits des différentes collections, pour certains reproduits en fac-similés, la transcription des fragments autographes à l’encre rouge et à l’encre noire. S’ajoutent à ces données les textes significatifs relatifs au séjour viennois, dont bien sûr La Lettre sur Vienne (1840) et Les Amours de Vienne (1841). Le tout forme plus des trois-quarts du volume de l’ouvrage. Si l’ensemble vaut pour la qualité de l’information scientifique et la minutie apportée dans le détail des notations et références, on regrette par moments le manque de clarté dans l’articulation et la présentation des documents, défaut qui tient sans doute à la lourdeur de l’appareil critique. Sans eût-il fallu alléger ici et là le poids des notes, qui tend à écraser le texte de Pandora proprement dit, si bien que le lecteur ne lit plus un écrit de Nerval, fût-il parcellaire, mais la prose envahissante des annotateurs.

 Oulipo (1). Christelle Regggiani, Poétiques oulipiennes : la contrainte, le style, l’histoire (Droz, 2014, 176 p., 33,87 €). Compilation augmentée d’une série d’articles publiés depuis dix ans dans des revues universitaires, ce petit ouvrage dense et docte s’attache à la compréhension philosophique de l’Oulipo à travers un certain nombre d’entrées qui vont des plus attendues et nécessaires – la question de la contrainte et du hasard, la place du modèle mathématique – aux plus novatrices : y a-t-il un style oulipien ? Quels sont les ressorts sociologiques de l’actuelle diffusion des travaux de l’Oulipo ? La culture numérique accentuera-t-elle ce processus de canonisation auquel on assiste aujourd’hui ? Les réflexions qui permettent d’inscrire l’Oulipo dans l’Histoire sont parmi les plus récurrentes et les plus intéressantes de l’essai : la contrainte serait ainsi l’expression d’un refus des monstrueuses contingences qui animent l’Histoire, une manière de continuer à écrire après Auschwitz. L’hypothèse est séduisante. L’exploration des relations entre l’Oulipo et les mathématiques est en revanche moins convaincante : l’impossibilité d’une littérature more geometrico est très tôt décrétée, de sorte que l’influence de Bourbaki sur l’Oulipo finirait presque par se réduire à des questions d’organisation. Dire que le modèle mathématique est, pour le pire, une imposture et, pour le meilleur, une fiction opératoire, ne suffit pas à rendre raison des réflexions menées par les oulipiens, notamment Jacques Roubaud, sur l’axiomatique bourbachique. Cette question de la mauvaise foi supposée des oulipiens revient du reste à plusieurs reprises sous la plume de Christelle Reggiani, et pas seulement au chapitre des relations entre mathématiques et poétique de la contrainte ; c’est ainsi que le concept de clinamen cher à Perec devient l’alibi d’un discours qui, dans les faits, ne parviendrait pas à s’affranchir d’une conception romantique de l’œuvre. Une position aussi soupçonneuse eût été sans dommage évitée si la place de l’humour et de la fantaisie qui anime le collectif oulipien était abordée à un moment ou l’autre de l’analyse ; or, à force de vouloir dépasser le côté ludique auquel, il est vrai, l’Ouvroir est souvent cantonné, l’auteur en délaisse complètement les dimensions ironique et canularesque. C’est un peu la limite de cet essai qui cultive à l’excès l’esprit de sérieux et donne parfois l’impression de passer à côté de l’une des saveurs essentielles de son sujet. Il faut bien s’y résoudre : « Tout finit en Sorbonne » !

 Oulipo (2). Camille Bloomfield, Alain Romestaing, Alain Schnaffer, Paul Fournel. Liberté sous contrainte (Presses Sorbonne Nouvelle, 2014, 208 p., 21 €). « Tu frémis dans la graisse d’oie, / Je te salue pomme de terre / Tu mollis dans le feu de bois, / Ma nourriture débonnaire. » Qui ne connaît pas Paul Fournel et s’intéresse à la poésie culinaire devrait faire le détour. On sera moins catégorique pour le présent livre, consacré au poète, qui est aussi l’ancien président de l’Oulipo, romancier passionné de marionnettes et cycliste émérite, entre autres titres de gloire. Les auteurs en font l’égal de Perec, mais leur ouvrage sinueux, parfois chaotique dans l’agencement des chapitres, paraîtra abscons au non-oulipien. Des codes, des jeux de piste pour les initiés et une vélobiographie pas si amusante que ça attendent l’esprit aventureux qui, négligeant notre avis, tentera davantage qu’un feuilletage du livre.

 Papous. Françoise Treussard, 36 facéties pour des Papous dans la tête (Carnets Nord/France Culture, 2014, 185 p., 20 €). Pour marquer le trentième anniversaire des Papous dans la tête, sont ici réunis trente-six textes versifiés qui évoquent un souvenir de lecture. Revivent ainsi par la magie des rimes trente-six œuvres célèbres, de L’Énéide aux Bijoux de la Castafiore, en passant par Hamlet, L’Astrée ou Anna Karénine. Cet ouvrage est fidèle à l’esprit de la célèbre émission de France-Culture : ludique, intelligent, drôle, quelquefois complaisant. Des huit contributeurs pourtant, Dominique Muller est indéniablement la seule à savoir faire des vers ; elle seule en connaît la chanson, les autres n’en ont que l’air.

 Paris. David Gaub McCullough, Le Voyage à Paris : les Américains à l’école de la France : 1830-1900, (Librairie Vuibert, 2014, 576 p., 24,50 €). C’est un beau portrait de Paris que nous offre l’auteur, à partir des expériences de nombreux jeunes Américains cultivés du XIXe siècle, qui considérèrent cette ville comme un passage obligé de leur formation ou de leur éducation. Car c’est bien de cela qu’il s’agissait pour ces jeunes gens issus d’un pays neuf : s’éduquer en se façonnant une identité propre, nouvelle, mais reposant sur la tradition ancestrale qu’ils pensaient puiser dans la ville-lumière : peut-être une sorte de retour aux sources, mais sans l’intention d’y demeurer. Samuel Morse, John Singer Sargent, Harriet Beecher Stowe, Fenimore Cooper, Charles Sumner Holmes, plus tard Mary Cassatt et bien d’autres feront ainsi le voyage transatlantique pour s’imprégner de « culture », dans l’idée omniprésente d’un retour au pays. Elizabeth Balckwell étudiera la médecine à Paris avant de rentrer fonder la première école de médecine ouverte aux femmes du Nouveau Monde. On voit donc bien tout ce que les États-Unis doivent à la France sur le plan culturel, mais aussi ce qu’y apportèrent au passage ces émigrants temporaires, véritables éponges de savoir. Après quelque temps, ils rentraient systématiquement au pays, souvent sur les mêmes navires que ceux qui déversaient par milliers des Européens embarqués – eux sans retour – vers la côte Est de l’Amérique pour chercher la fortune, ou simplement un monde meilleur, de ce côté de l’océan. C’est de cette double influence que naquit le monde américain actuel, une conclusion que le lecteur de cette fresque partagera sans hésiter avec son auteur.

 Péguy. Damien Le Guay, Les Héritiers Péguy : Alain Finkielkraut, Edwy Plenel, Yann Moix, Jacques Julliard, François Bayrou… (Bayard, 2014, 350 p., 19,90 €). Dans un récent article, Olivier Roy laissait entendre qu’un certain discours prétend s’opposer au « politiquement correct », alors même qu’il est devenu ce politiquement correct. C’est ce qui vient à l’esprit en lisant ce livre. Explorer l’actualité de Péguy, s’intéresser à ceux qui se revendiquent aujourd’hui comme ses héritiers ou du moins qui se disent influencés par sa pensée et son action, tels sont les objectifs, fort bien menés, de Damien le Guay. Il en ajoute malheureusement un troisième : se servir de Péguy. Une conviction parcourt l’ouvrage : « Péguy est l’homme de la situation, celui dont nous avons besoin aujourd’hui », il est « notre contemporain capital ». À cela s’ajoute une autre conviction : la mort de Péguy en a fait un symbole, récupéré par de bien mauvais disciples, et ceux qui le critiquent aujourd’hui ignorent tout de l’œuvre et ne se réfèrent qu’aux disciples qui ont dénaturé Péguy. Alors l’auteur nous montre qui fut le « vrai » Péguy, quelle fut sa pensée, et, quand le spécialiste de l’œuvre parle, c’est souvent une réussite : il connaît les textes, les utilise à bon escient, particulièrement quand il analyse Notre jeunesse. Il n’en fait pas un saint, montre avec honnêteté ses faiblesses, ses duretés parfois. Les « héritiers Péguy », aujourd’hui encore, sont multiples et n’ont pas tous la même lecture de l’œuvre. C’est un autre aspect intéressant de l’ouvrage : montrer en quoi Péguy peut réunir, dans une même admiration, François Bayrou, Alain Finkielkraut ou Edwy Plenel. C’est que la pensée de Péguy est foisonnante : « Le parcours intellectuel de Péguy va […] de l’anarchisme de La Cité harmonieuse à la célébration de la France éternelle, d’une mystique socialiste sans dieux à un catholicisme sans pratique des sacrements. » L’homme, pourtant, ne s’est pas renié, et l’auteur explicite cet apparent paradoxe. Il montre aussi en quoi la pensée de Péguy a irrigué tout le XXe siècle, en faisant même de lui un des inspirateurs de la Ve République (il est vrai, et Damien le Guay le cite fort à propos, que De Gaulle n’a jamais caché l’admiration qu’il vouait à Péguy, affirmant que « l’esprit de la Cinquième République, vous le trouverez dans les Cahiers de la Quinzaine »). Ce serait ainsi un très bon ouvrage s’il s’arrêtait là, ce qui n’est malheureusement pas le cas : car Damien le Guay se fait aussi polémiste et oublie toute mesure. Dans ses plus mauvaises pages, le livre éructe d’une colère non contenue, de rejet, d’exclusion. Il se montre possédé par l’excès, comme lorsqu’il traite les enseignants du secondaire de « commissaires politiques du nouveau parti intellectuel ». On voit à quel niveau il situe alors le débat. On aurait aimé voir des arguments présentés avec intelligence et nuance : il n’y a ni l’une, ni l’autre. Dans une démarche maintenant classique, il reprend une dénomination critique et certes pas forcément bienvenue, celle de « nouveaux réactionnaires », et la revendique comme étendard d’un courant de pensée qu’il prétend soumis à la censure et à l’invective, oubliant que ceux qu’il regroupe sous cet étendard sont pour la plupart des habitués des médias. La vérité qu’il présente n’est pas discutable : elle est assénée. On ne peut penser le contraire sous peine d’appartenir au mauvais parti, celui qu’il appelle la « caste du parti intellectuel » ou, dans une expression qui se voudrait cinglante et qui pourrait porter si elle n’était surannée, le « combisme ». Les combistes, les traîtres, ce sont tous les autres, tous ceux qui osent ne pas penser comme l’auteur et auxquels il fait cela même qu’il leur reproche de faire : refuser la discussion, préférer l’invective et la dénonciation. Il faudrait ainsi séparer trois temps dans cet ouvrage : une analyse souvent remarquable de l’œuvre de Péguy ; une présentation intelligente et documentée de ses héritiers ; un règlement de comptes où l’auteur embrigade Péguy dans ses querelles personnelles. C’est navrant, mais souhaitons que cet ouvrage donne à quelques-uns la bonne idée de revenir à l’essentiel : lire ou relire Péguy.

 Physiognomonie. La Physiognomonie au XIX siècle. Transpositions esthétiques et médiatiques (Presses de l’Université de Montréal, 2014, 178 p., s.p.m.). Cet essai collectif s’ouvre par une présentation d’« Un siècle de physiognomonie ». Cette science traditionnelle, qui veut faire deviner l’« intérieur » du sujet par l’observation d’une partie de son extérieur, le visage, a connu un revival au XVIIIe siècle avec Lavater, parallèlement à la phrénologie de Gall, où l’extérieur était encore plus localisé : le crâne et ses bosses palpables. Une discipline qui relevait du « paradigme indiciaire » décrit par l’historien Carlo Ginsburg, au même titre que la séméiologie médicale. Les nombreuses critiques qu’elle reçut n’ont pas empêché son développement jusqu’à l’anthropologie criminelle de Lombroso (étude de Martial Guédron), qui notait l’association de critères esthétiques et de critères pathologiques, hiérarchie des races et distinction de classes, dans une perspective foucaldienne. Véronique Cnockaert aborde l’usage de la physiognomonie en littérature, avec le portrait de l’ennemi prussien en cochon dans Boule de Suif et dans Saint-Antoine de Maupassant, qui utilisa avec ironie cette tradition zoologique. Thierry Laugée narre l’histoire de la collection des moulages de « têtes » du Musée de la Société phrénologique de Paris, fondé en 1834 – un « panthéon morbide ». Peggy Davis étudie, dans les textes et les estampes, le type populaire de Calicot, jeune commis marchand prétentieux vivant sous la Restauration. Ada Smaniotto étend le concept à cet autre champ des signes qu’est la « cognomologie », néologisme de Balzac sur une science qu’il attribue à Laurence Sterne : la forme du nom donne des indications sur le caractère du personnage, en prenant pour exemples Gobseck et Z. Marcas. Dernière extension : la sémiologie des odeurs, à propos desquelles il est montré que les médecins s’intéressent de moins en moins, au cours du XIXe siècle, aux odeurs émanant de leurs patients, à la faveur du mouvement hygiéniste. De nombreuses pistes sont ainsi lancées dans différentes directions, mais la richesse du sujet, où se croisent sciences, arts et littérature, les fait paraître bien étroites et comme perdues dans un vaste massif. Du moins la rigueur et la clarté de l’exposition sont-elles ici des qualités partagées par tous les auteurs.

 Plessis. Frédéric Plessis : poète et romancier, sous la direction de Yann Mortelette (Presses universitaires de Rennes, 2014, 201 p., 17 €). Auteur tardif, homme de lettres et grand latiniste, mais aussi critique littéraire, Frédéric Plessis (1851-1942) resta fidèle à la Bretagne et à Brest, où pourtant il ne vécut que jusqu’à l’âge de 13 ans. En 1977, une grande partie de ses archives littéraires furent déposées à la Bibliothèque municipale de Brest : c’est, entre autres, ce fonds que Yann Mortelette a mis en valeur lors d’un colloque tenu à l’Université de Brest en 2012 et que ce volume prolonge. L’ouvrage est composé de trois parties. La première est consacrée au poète et à l’humaniste, la deuxième s’attache au prosateur, à travers ses romans et sa correspondance, la dernière est constituée de documents inédits annotés par Yann Mortelette. Maëlle Venneuguès présente le fonds Plessis de Brest et s’interroge sur la présence de la ville dans l’œuvre de l’écrivain. Sur la base de données statistiques, Edgar Pich montre tout ce que la métrique de Plessis a de désuet à l’époque où il publie, mais aussi sa relative méconnaissance quant à l’évolution des formes poétiques. Marie-France de Palacio confronte quatre épitaphes du recueil Gallica (1904) à leurs modèles latins (« le modèle antique est résolument séparé du monde moderne, mais surtout il n’est nullement célébré pour sa décadence, mais pour son apogée »). Yann Mortelette cherche à évaluer la position du poète dans le mouvement parnassien : présent dans les deux derniers Parnasse, Plessis se présentait lui-même comme dissident dès 1879. « La raison profonde de cette évolution esthétique, écrit Yann Mortelette, est probablement d’ordre sentimental » : si Plessis renoue avec le lyrisme personnel après son mariage en 1883, « l’esthétique parnassienne lui aura servi à dire son impossible amour pour une brune aux yeux noirs ». Michael Pakenham (entre-temps décédé) compare à la « lettre du voyant » une lettre inédite de la même année 1871 ; Yann Mortelette édite et annote cette lettre à Anatole France, où Plessis fait un panorama critique de tous les poètes du Parnasse. Enfin, la lettre de 1873 à Mallarmé, étudiée par Jean-Luc Steinmetz, nous en apprend plus sur Mallarmé que sur Plessis. La seconde partie de l’ouvrage examine Angèle de Blindes (1896), Le Mariage de Léonie (1897) et Caroline Gévrot (1923), trois romans qui, comme tous ceux de Plessis, ont une forte composante autobiographique ; la correspondance entre l’écrivain et Jean Psichari. Jean-Pierre Dupouy, sur la base d’une centaine de lettres adressées entre 1898 et 1941 à son grand-père Auguste Dupouy, commente les idées poétiques et politiques dont Plessis fait part à son disciple. Dans la troisième partie présente une préface de 1879, sans doute destinée à une ébauche du premier recueil de Plessis, La Lampe d’argile (1887) ; une correspondance entre Plessis et Heredia écrite entre 1871 et 1904 ; un ensemble de notes sur Leconte de Lisle et son œuvre. Quelles remarques nous inspire cet ouvrage ? D’abord que, sa brestitude mise à part, Plessis est un écrivain assez ordinaire. Pour autant, on ne saurait reprocher à Yann Mortelette de l’avoir ainsi mis en lumière car, comme l’écrit Jean-Luc Steinmetz, « la littérature n’est pas uniquement marquée de figures extraordinaires, […] l’ordinaire est nécessaire pour que l’on mesure mieux ce qui s’en détache avec éclat ».

 Poésie (1). Michel Brix, Poème en prose, vers libre et modernité littéraire (Kimé, 2014, 150 p., 19 €). Conformément à une coutume qu’il a de longue date établie, Michel Brix entreprend dans cet ouvrage – qui vient après d’autres du même genre – de réviser les apports majeurs de la modernité littéraire. Sa cible du moment se concentre sur les formes imprédictibles et fuyantes d’une écriture en quête d’originalité et de liberté. Le poème en prose et le vers libre sont les objets sur lesquels s’exerce sa verve critique. Mais pour que la critique soit pertinente et utile, il lui faut d’abord soulever des questions, formuler des problèmes, bref dégager sous les usages, les normes et les routines des impensés – ou des impasses. Le lecteur volontaire et bienveillant se pose donc la question : où sont les questions saillantes qui confèrent à cet essai sa pertinence, sa validité aussi bien théorique que logique ? Il s’avise vite, après lecture des premières pages, puis, par devoir plus que par conviction, les trois chapitres qui l’ordonnent, que ces questions fédératrices se résument à quelques arguments singuliers et pour le moins ténus, plus proches de la pétition de principe que de l’hypothèse scientifique. De quoi s’agit-il ici sinon de dénoncer d’abord les insuffisances du « poème en prose », considéré sous l’angle de sa qualification générique, tenue par Michel Brix pour improbable, contradictoire, destructrice même, et jugée par lui digne d’être écartée, remplacée par d’autres qui conviendraient mieux, toujours selon lui, à la désignation de ce qui lui semble relever d’une aberration littéraire, d’un dévoiement poéticoformel. On reconnaît là le réquisitoire du procureur de la modernité, qui, troquant ses habits d’historien de la littérature contre la livrée des laquais du droit et de la morale, procède au partage du bon grain et de l’ivraie. Le propos consiste moins à comprendre en situant qu’à condamner en tentant, très maladroitement, de refaire l’histoire en mieux, de réécrire aussi bien l’histoire du poème en prose que l’aventure du vers libre selon une trajectoire plus conforme à ce qu’eût dû être la littérature. Ou comment le possible rejoint le normatif. L’attaque porte ensuite sur le vers libre, autre déviation monstrueuse aux yeux de Michel Brix, qu’il importe, non pas de décrire (c’eût été trop facile), mais de récuser, au nom d’un parti pris antimoderne et en raison d’une présupposition d’ordre moral, formulable en deux ou trois mots, que voici : Baudelaire et sa séquelle, tous ces vers-libristes abscons, ont conspiré à la mort de la littérature. On lit ainsi : « Comme l’invention du poème en prose, la création du vers libre conduit à l’anéantissement de la poésie. » Entendre par « poésie » tout ce qui se rassemble sous le chef commun du vers et de ses règles. Michel Brix est obsédé par ces sombres pensées de la fin, cette dramaturgie de la chute, ce scénario sans cesse repris de la coulée abyssale des belles formes dans l’entonnoir du néant. Propos apocalyptique et millénariste. Inutile et incertain. On le voit, la thèse de cet ouvrage, sitôt qu’on en questionne les soubassements, s’effrite et s’évapore. Il serait temps de prendre la littérature au sérieux, d’en faire, non pas, comme c’est ici le cas, une chose « seriosa » mais « una cosa seria ».

 Poésie (2). Corinne Bayle, La Poésie hors cadre. Nerval, Baudelaire, Reverdy, Char. Poésie, prose et peinture (Hermann, 2014, 360 p., 35 €). Un livre savant, un peu compliqué même pour qui s’intéresse à son merveilleux sujet : les croisements entre la poésie et la peinture. Les invités sont de choix, et l’on note tout particulièrement la présence de Pierre Reverdy, un des grands poètes du XXe siècle, au même titre que Baudelaire ou Nerval pour le XIXe siècle, mais qui semble actuellement en phase d’oubli collectif. Cependant, on peine un peu à suivre le propos trop teinté d’académisme de Corinne Bayle, alors qu’on aurait aimé qu’elle nous fasse sentir en quoi il y a proximité entre Baudelaire et Daumier, par exemple, ou entre Reverdy et Juan Gris ou Henri Laurens. À vouloir aborder ou embrasser trop de choses, en virevoltant de Dante et Goethe à Proust, ou de Dürer et Watteau à Chassériau, alors que le propos annoncé était concentré sur Baudelaire, Nerval, Reverdy et Char, l’auteur finit par égarer le lecteur pourtant bien disposé et qui se réjouissait, mais qui finit par s’enliser avec l’auteur.

 Pays natal. Michèle Gorenc, Les Poètes du pays natal : 1870-1890 : l’exemple de Jean Aicard et de François Fabié (Champion, 2014, 544 p., 65 €). Avec ce livre, Michèle Gorenc, dont on connaît les travaux sur la poésie régionaliste, examine les origines et met de l’ordre dans une notion parfois confuse. Son étude pourrait apparaître ambitieuse ou démesurée, Il n’en est rien ; entre idées générales et exemples particuliers, trois objectifs sont maîtrisés : une définition de ce que l’on nomme hâtivement – ou malencontreusement – « poésie régionaliste » ; une étude de deux poètes exemplaires en ce domaine, Aicard et Fabié ; une analyse rhétorique du genre. La littérature régionaliste apparaît vraiment au tournant du XIXe siècle, parallèlement à la notion de déracinement illustrée dans le célèbre roman de Barrès, et connaîtra son plein essor à partir de 1910. L’hypothèse de Michèle Gorenc est qu’il existe des antécédents à la naissance de ces œuvres ancrées dans le terroir. Elle étudie donc la période 1870-1890, en se limitant à l’expression poétique de langue française. Observant que les termes « littérature régionaliste » suscitent des connotations péjoratives, qu’ils possèdent un contour indéterminé, qu’ils masquent parfois des « activismes idéologiques », bref qu’ils recouvrent un concept flou, elle entreprend de les définir. Pour ce faire, elle utilise deux moyens : ce qu’en disent les auteurs d’un certains nombre d’études fondamentales littéraires (Michel Décaudin, Pierre Citti, Anne-Marie Thiesse) ou sociologiques (Charles-Brun) ; ce que retiennent les anthologies et panoramas de la littérature. De l’examen littéraire, il ressort que le régionalisme apparaît comme l’aspiration à un renouveau par un retour aux sources, ou comme une veine rustique rattachée à une tradition (ce que montrait Paul Vernois) ou, enfin, comme une forme d’exotisme. Ce que l’on constate aussi, c’est qu’il existe une littérature de la province antérieure à l’époque où va se former une doctrine du régionalisme. Quant aux sociologues, on peut en dire, en schématisant, qu’ils considèrent le régionalisme comme le reflet d’un mouvement social et politique qu’on pourrait résumer dans la formule : Paris versus Province, avec tous les clichés subséquents, mais aussi les préludes d’idéologies politiques et nationalistes qui apparaîtront dans les premières décennies du xx siècle. C’est évidemment cette période de formation d’un mouvement, qui annonce le régionalisme et pourtant s’en distingue, à laquelle s’intéresse l’auteur. Elle complète son examen des sources par celui des anthologies, générales ou spécialisées, dans lesquelles sont cités quelques poètes de la province, et s’attache à relever les catégories dans lesquelles ils sont classés : poètes du clocher (en référence au recueil Le Clocher de François Fabié, 1887), poètes du terroir, poètes de la province. C’est avant le régionalisme des années 1910 que ces poètes fleurissent, ou plutôt chantent, car Fabié les désigne comme un « chœur brillant » : Aicard, Gabriel Marc, Gabriel Vicaire, Charles Grandmougin, Charles Le Goffic, Fabié lui-même et d’autres. Les lit-on encore ? C’est douteux, et c’est dommage, car leurs œuvres sont loin d’être négligeables. Au terme de ses investigations, Michèle Gorenc choisit, pour désigner cette troupe, le terme prudent et approprié de « poètes du pays natal » et donne un aperçu plus ou moins cursif de leurs œuvres. Ce qu’ils cherchent, dans ces années qui suivent la défaite de 1870, ce n’est pas seulement à « magnifier leur coin de terre », mais « à trouver dans la petite patrie de quoi refaire la grande », comme le dira Fabié en 1907. Michèle Gorenc s’attache plus particulièrement aux deux poètes les plus représentatifs de ce groupe : Aicard et Fabié. Le premier connut un immense succès avec ses Poèmes de Provence, parus chez Lemerre en 1873. L’importance en a peut-être été surfaite, mais ce recueil cristallise, en poésie, ce dualisme Province/Paris que Daudet, lui, cristallise, dans le domaine de la prose avec ses nouvelles et ses romans. Suit une analyse de l’œuvre de Fabié, poète rouergat, moins connu (les chapitres qui lui sont consacrés sont précieux à cet égard). Si l’on veut établir un parallèle entre les deux poètes, on dira qu’à la célébration du pays natal faite par Aicard au contact même de la région d’origine, Fabié substitue un éloge de ce pays par le biais de l’éloignement, du souvenir et de la nostalgie. Chez celui-ci, c’est une poésie de la mémoire ; chez celui-là, une poésie de l’espoir. Michèle Gorenc aborde, pour finir, les problèmes de rhétorique liés à ce type de poésie du pays natal. Cette création vise un double public : parisien et provincial, rural et citadin. Elle doit être intelligible pour tous. Il en découle certaines contraintes. La première est la nécessité d’utiliser la langue française, ce qui distingue radicalement ces poètes de ceux du félibrige, par exemple, si importants à la même époque. On pourrait observer que certains poètes, cependant, ont fait le choix du double langage, ainsi le poète du Cantal, Arsène Vermenouze. D’autre part, ces œuvres sont destinées à persuader un double public d’une autre sorte : virtuel, par le livre écrit, et réel, par les lectures et récitations qui en sont faites de plus en plus largement à cette époque ; d’où les nécessités de composition qui en découlent. Enfin, l’auteur souligne les choix républicains de Fabié aussi bien que d’Aicard, avec, en outre, chez ce dernier le pari pour un progrès social. C’est vrai, et c’est une façon d’évacuer les soupçons d’idéologies politiques dont la littérature « régionaliste » sera ultérieurement taxée, et qu’Anne-Marie Thiesse a bien montrés dans son Écrire la France.

 Ponge. Ponge et ses lecteurs. Études critiques. Correspondance critique de Francis Ponge avec son père, sous la direction de Benoît Auclerc et Sophie Koste (Kimé, 2014, 224 p., 22 €). Comme son titre l’indique, ce volume réunit, pour parties égales, cinq essais sur Ponge et ses lecteurs, et une cinquantaine de lettres entre le poète et son père. Cette correspondance débute au moment où Ponge rejoint le lycée Louis-Le-Grand en 1916 et s’interrompt en 1922, quelques mois avant la mort d’Armand Ponge. Outre les échos à la guerre, l’intérêt principal de ces échanges tient aux avis et conseils littéraires que Ponge père donne au futur auteur de La Fabrique du pré, ce qui explique que les lettres contiennent des juvenilia – vers ou prose – que ce dernier envoie à sa famille en les accompagnant de formules comme « Je soumets à vos critiques et à votre jugement les deux pièces suivantes ». Le jeune homme rend également compte de ses démarches et de ses interrogations, au seuil de sa vie d’écrivain : premiers contacts avec des revues, impressions sur ses professeurs, etc. Si des traces de friction apparaissent (Ponge rompit assez longuement avec les siens en 1919), cette correspondance montre combien le jeune écrivain aura traité son père comme un confident et critique privilégié. C’est ce point, que souligne Benoît Auclerc dans saprésentation de ces lettres, qui justifie l’inclusion de cette correspondance dans un volume consacré au poète et à ses lecteurs – qu’il s’agisse de lecteurs réels ou de lecteurs modèles, deux pôles dont la mise en tension rend particulièrement intéressante la section critique. En effet, Sophie Coste y étudie les différentes représentations du lecteur qui apparaissent sous la plume d’un Ponge chez qui, in fine, il importerait avant tout que le public apporte au texte sa propre, « dés-altérante », altérité. Mais, autour de figures telles que Paulhan, Audisio et Sartre, Benoît Auclerc se concentre pour sa part sur les liens entre le vœu de sortir du « ronron poétique » et la demande expresse d’une lecture capable de « maintenir […] une inquiétude » face aux catégories génériques qu’elle « mobilise ». Bénédicte Gorrillot aborde la tentation du magistère autour du portrait possible de Ponge en auctor. Vincent Kaufmann analyse la manière dont l’écrivain a traversé les avant-gardes, de son dialogue avec Tel Quel jusqu’à la mise en évidence d’une stratégie consistant à « court-circuiter le lecteur, l’absorber, l’assimiler par avance » dans le texte. Jean-Marie Gleize s’interroge sur le « nous » de la communauté des créateurs influencés par Ponge, en revenant sur la difficulté d’assigner à ce « poète pas très » une position univoque.

 Populisme. Études littéraires. Populisme pas mort. Autour du « Manifeste du roman populiste » de Léon Lemonnier (Université de Laval, 2013, 170 p., 15 $ canadiens). François Ouellet et Véronique Trottier, tous deux chercheurs à l’Université du Québec, ont coordonné cette publication sur ce qui s’est construit dans les années 1930, en France, en matière de littérature populaire. Ce courant fut dit populiste, notion et parallèlement projet éditorial théorisés par André Thérive dans son Manifeste du roman populiste de 1930, qui fut précédé et suivi d’autres textes programmatiques. Ce populisme fut impulsé par Léon Lemonnier et Thérive, lequel aura construit une filiation avec le naturalisme d’avant la Grande Guerre. Cette volonté de poursuivre les acquis du naturalisme en promouvant le peuple comme sujet de roman prospérera parallèlement avec deux autres groupes, situés plus à gauche : d’un côté, la littérature populaire de l’école prolétarienne, menée par deux figures de proue, Poulaille et Barbusse, qui se réclamaient d’une logique émancipatrice ; de l’autre, des écrivains communistes comme Aragon et Nizan, que leur logique révolutionnaire poussera à renvoyer dos à dos populaires et populistes en les considérant comme inoffensifs. François Ouellet et Véronique Trottier soulignent le paradoxe entre le succès immédiat de l’école populiste, avec la création d’un « prix du roman populiste » (dont le premier lauréat fut Eugène Dabit pour Hôtel du Nord) et son éviction rapide de l’histoire littéraire. Peut-être les références choisies, au-delà des naturalistes, à Huysmans, Flaubert ou Maupassant auront-elle été écrasantes, peut-être le style ne fut-il pas au rendez-vous, à moins qu’un certain pessimisme ait eu un effet délétère. Toujours est-il qu’aucun des écrivains dont plusieurs chercheurs vont ici retracer le parcours n’aura été réédité. S’il existe des revues et des groupes de recherche se consacrant aux autres figures de la littérature populaire et les rééditant, celles qui se réclamaient du populisme auront attendu nos spécialistes canadiens pour reprendre figure collective. Ce voyage en terre oubliée commence par les deux fondateurs. Thérive et son « naturalisme interne », avec son pessimisme métaphysique illustré par deux romans, Sans âme (1928) et le Charbon ardent (1929), et Lemonnier : fut-il vraiment populiste, dans la mesure où, étant supposé traquer le moralisme et le romanesque, il aura volontiers versé dans un style psychologisant ? Puis défilent des figures et des textes oubliés. Douze cent mille (1922) de Luc Durtain, proche de Jules Romains et Georges Duhamel, qui fut peut-être un roman populiste avant la lettre ; la géographie du phénomène est élargie avec le romancier belge André Baillon, considéré comme situé entre le populisme, le courant prolétarien et le régionalisme ; Marc Bernard (Prix Goncourt en 1942 pour Pareils à des enfants), dont le premier roman, Zig-Zag (1929), rassortissait à la littérature prolétarienne ; Marcel Aymé est présenté ici comme « un populiste par défaut », car on lui prêta à tort un prix du roman populiste pour La Rue sans nom (1930) ; Sophie de Tréguier, premier roman d’Henri Pollès, à fort parfum breton (1932) ; Louis Guilloux, qui obtint le Prix du roman populiste en 1942 pour Le Pain des rêves mais poursuivait un projet romanesque plus vaste. Est étudié aussi le rapport entre cette école et le récit d’enfance à travers Éducation barbare de Claire Goll (1941), roman prolongeant le modèle du Poil de Carotte et illustrant l’un des thèmes favoris des populistes, l’enfance persécutée. L’ensemble montre la fragilité du concept de populisme au regard de l’analyse des œuvres, ce qui explique probablement, à côté de l’absence de chef d’œuvre, que le mouvement ait été rapidement oublié peu après avoir été constitué, peut-être artificiellement, comme école.

Préliminaires. Agnès Pierron, Les Bagatelles de la porte. Précis des préliminaires amoureux (Pauvert, 2014, 326 p., 18 €). L’auteur justifie son ouvrage par un dessein politique et moral : « les préliminaires représentent un acte de civilisation ; les supprimer, ou seulement les négliger, serait un acte de barbarie. Ils agissent comme garde-fous. Si des préliminaires s’étaient engagés, il n’y aurait pas eu d’affaire DSK ; et les tournantes dans les caves ou les cages d’escaliers des HLM ne seraient même pas envisageables. » Dans la mesure où ils ne relaient que le vocabulaire du coït, les dictionnaires érotiques apparaissent coupables de négligence. Il convient donc de les augmenter de toutes ces locutions verbales plus ou moins figurées, dont la délicatesse n’a d’égal que le pouvoir évocateur : beurrer le trésor, s’épousseter les amygdales, essuyer les plâtres, frotter son allumette sur la boîte des autres, grimper au mât de cocagne, faire monter le blanc en neige, se payer une part de tarte aux poils… N’exigeons pas de ce « précis » qu’il le soit plus que ça : vu les objectifs qu’il se fixe, l’euphémisme et la litote paraissent de rigueur. Ne lui demandons pas même la rigueur lexicographique que l’inventivité verbale inspirée par ces « bagatelles » paraîtrait pourtant nécessiter.

 Proust (1). Stéphanie Soshana Guez, L’Anecdote proustienne. Enjeux narratifs et esthétiques (Classiques-Garnier, 2013, 315 p., 39 €). S’intéresser à l’anecdote chez Proust revient à embrasser en fait toute la complexité du discours romanesque dans La Recherche, tant il est vrai que tout s’y construit par adjonction et superposition de petits faits, historiettes, potins, bons mots, propos de table et de conciergerie. Mais Stéphanie Soshana Guez veut y voir plus clair et entend procéder à des distinctions et à des partages. Aussi entreprend-elle, non sans longueur, de rappeler ce qu’est l’anecdote, comment, de haute tradition, elle s’inscrit dans les parages et les marges de l’écriture de l’Histoire, de quels ingrédients elle s’enrichit, soit qu’elle penche du côté des mémoires, soit qu’elle se mette au service d’une esthétique du vrai. Poussant encore plus loin le souci de définition, l’auteur s’enhardit à proposer quatre traits distinctifs, aptes à ses yeux à spécifier l’anecdote : la brièveté, la facticité, la représentativité et l’effet qui donne à penser. Mais on s’avise que ces caractéristiques n’ont rien d’essentiel et valent aussi pour d’autres formes, brèves ou non, d’écriture narrative. Il faut donc trouver d’autres critères démarcatifs. Stéphanie Soshana Guez met en avant le « jeu de l’anecdotier », c’est-à-dire l’art avec lequel l’anecdote est racontée, et la « circulation de l’anecdote » – entendez sa capacité à se mêler à d’autres discours, à d’autres genres. Sont-ce là des traits plus pertinents que les précédents ? Selon l’auteur, oui, indubitablement ; quant à nous, nous persistons à dubiter. Il serait en effet aisé de montrer que d’autres formes narratives répondent à de telles exigences, mais passons. L’essai s’échafaude donc sur ces bases théoriques et définitoires, et conduit le lecteur dans une vaste enquête sur l’anecdote dans La Recherche, la façon dont elle est introduite, les signes ou les indices qui permettent de la repérer, les modalités par lesquelles le personnage est mis en scène, les raisons de sa polyvalence. À cheval sur la narratologie, à laquelle elle emprunte certaines de ces méthodes, et sur la sociologie de la littérature, dont elle voudrait s’inspirer, l’étude ne manque ni d’intérêt ni de pertinence. Elle se conclut sur l’hypothèse séduisante selon laquelle, pour Proust, l’anecdote viendrait compenser une faiblesse ou un silence (volontaire ?) du discours historique, non pour éradiquer l’Histoire et ses leçons, mais pour les énoncer d’autres manières, selon des voix et des points de vue qui laissent toute leur part au relativisme, au doute et à peut-être à l’erreur. Après tout, n’est-ce pas là le propre de l’énonciation romanesque, par nature polyphonique, lacunaire et contradictoire ?

 Proust (2). Marcel Proust et les arts décoratifs. Poétique, matérialité, histoire, sous la direction de Boris Roman Gibhardt et Julie Ramos (Classiques Garnier, 2014, 284 p., 64 €). On connaissait la relation privilégiée que Proust écrivain entretient avec les chefs-d’œuvre de la peinture hollandaise ou les grands maîtres de la peinture vénitienne, on en savait un peu moins sur ses goûts et ses préférences en matière d’arts décoratifs. Ce volume, qui rassemble des contributions d’historiens de la littérature et d’historiens de l’art, balise un territoire aux contours un peu flous, tant il est vrai que la catégorie même d’arts décoratifs recouvre des réalités et des pratiques bien diverses. Comme l’écrivent, dès les premières pages, Boris Roman Gibhart et Julie Ramos, « autour de 1900, le japonisme, le collectionnisme, l’Art Nouveau, la haute couture, constituent désormais autant d’arts “de salon”, dont l’effet dans ces intérieurs relèverait d’une attention flottante que l’on retrouve au cœur de l’écriture proustienne ». Arts de salon : l’expression vaut qu’on s’y arrête : elle révèle à la fois l’espace intérieur, savamment médité, où des objets et des accessoires, des œuvres et des ornements, vont prendre place et s’offrir aux regards des curieux et des amateurs, et l’ensemble des discours qui, dans les conversation de salon, vont prendre corps, souvent en effet de manière « flottante », autour de ces arts d’intérieur dont les finesses et les recherches vont bien au-delà d’une simple philosophie de l’ameublement. Par ses goûts comme par ses relations (Montesquiou, Jacques-Emile Blanche, Charles Ephrussi), Proust fut certes sensible à la matérialité singulière des intérieurs d’artiste, s’intéressant par exemple aux collections des Goncourt et apparaissant, en tant que créateur, au centre d’une petite révolution copernicienne qui voit passer, à côté ou entre les œuvres de l’art, les colifichets et les futilités de la décoration d’intérieur, autant de petits objets ou de petits bibelots susceptibles de servir de support au discours et constituer, en eux-mêmes, en raison de l’attention nouvelle qu’ils suscitent, un langage sur l’époque et ses codes. Les études rassemblées dans cet ouvrage croisent opportunément les points de vue, les méthodes et les disciplines, et cherchent à répondre à quelques questions simples : Proust a-t-il pris position à l’égard des arts décoratifs, s’est-il pour ainsi dire fait une doctrine sur le sujet ? Et y a-t-il dans La Recherche un système de relations suffisamment fréquentes et nourries aux objets d’intérieur pour servir de base à l’étude d’une « esthétique décorative » ? Loin, donc, des facilités de l’influence ou de l’inspiration, commodités lexicales que voudraient neutraliser à raison les éditeurs de ce livre, la réflexion s’engage sur le terrain autrement plus fertile des tensions et des interactions interesthétiques. Des « verres forgés » de Gallé au « Japon maniéré », en passant par l’étude des « signes vestimentaires cachés de l’inversion sexuelle » ou l’approche synthétique de certains motifs stylistiques marqués, comme la « ligne » ou la « surface saturée », c’est tout l’espace du discours du roman qui est scruté par les critiques dans sa relation éloquente ou secrète aux objets décoratifs. D’où il ressort, de manière convaincante, que le monde des accessoires banals, source autant que supports de réflexions et de commentaires dans l’univers fictionnel de La Recherche, constitue le liant inapparent de l’écriture, un principe de cohésion qui ne forme ni un thème ni un répertoire, mais le moteur d’un attention.

 Réalisme. Le Réalisme et ses paradoxes (1850-1900). Mélanges offerts à Jean-Louis Cabanès, sous la direction de Gabrielle Chamarat et Pierre-Jean Dufief (Classiques Garnier, 2014, 510 p., s.p.m.). Jean-Louis Cabanès a bien mérité ce très gros volume qui rassemble autour de son nom et de ses thèmes quelques-uns des dixneuvièmistes les plus confirmés ou les plus prometteurs. La liste de ses publications, placée en tête du volume, est impressionnante. Le titre retenu pour l’ensemble résume tant bien que mal les axes principaux d’un travail dont la table des matières donne une vision plus juste. Une première partie consacrée aux « écoles, savoirs et institutions » traite la nébuleuse question de l’émergence du souci réaliste et de sa concrétisation à travers des mouvements et des œuvres qui ne facilitent pas toujours une formulation dogmatique de ses tenants et aboutissants. On en verra la confirmation dans l’article de Jean-Marie Seillan, qui s’interroge sur les curieuses ressemblances entre Huysmans et Champfleury. Il faudra accepter de faire quelques contorsions pour faire rentrer la deuxième partie, « fantaisies post-romantiques », sous le parapluie du réalisme, mais peut-être est-ce ce qui nous intéresse le plus à une époque où les cultural studies ont ramené un peu de vie et de mouvement dans une histoire littéraire quelque peu ronronnante. Ce n’est donc pas par hasard qu’on s’intéressera avec Gilles Bonnet au Duel, pantomime peu connue de Huysmans (encore lui), ou à celles de Champfleury, sans oublier le « fantastique réel » de la psychopathologie naissante, si bien étudiée ici et ailleurs par Bertrand Marquer. Ce sont bien sûr les Goncourt, objets de la troisième partie, qui devaient avoir leur place dans ce collectif, eux que Jean-Louis Cabanès a édités et commentés en les remettant à leur juste place, parmi les meilleurs et les plus stimulants des romanciers du siècle. On retient l’article ironique d’Alain Vaillant sur les Goncourt « frères de charité », ou encore celui, au titre non moins ironique, de Jean-Didier Wagneur sur Armand de Pontmartin, « un grand homme de province en province ». Pamela J. Warner mérite une mention spéciale pour la seule contribution offerte en anglais – rare signe de reconnaissance de l’existence d’autres mondes de la part d’universitaires français si souvent confits dans l’entre-soi. Zola enfin, autre thème majeur des travaux de JeanLouis Cabanès, occupe la quatrième et dernière partie, avec entre autres, les solides contributions que l’on pouvait attendre d’Henri Mitterand, Colette Becker ou Jacques Noiray qui, traitant de Fécondité dans le dernier article du volume, renoue les fils qui s’entrecroisent tout au long : le réalisme devient féerie. Balzac, Flaubert, les Goncourt, Zola occupent en toute logique une bonne partie d’un index où l’on pourra picorer ici et là quelques raretés.

 Régnier. Henri de Régnier, tel qu’en lui-même enfin ?, sous la direction de Bertrand Vibert (Classiques Garnier, 2014, 339 p., 72 €). Contrairement à nombre de poètes et écrivains du tournant du XIX vers le XX siècle, Henri de Régnier existe encore bel et bien dans la mémoire collective du lettré. Mais qui l’a vraiment lu ? On retient davantage les anecdotes de son histoire à trois avec Pierre Louÿs et Marie de Heredia ou les circonstances de son duel avec Montesquiou que sa production littéraire. Cet académicien ne serait-il qu’un écrivain académique et suranné, demande la présentation de couverture du présent ouvrage, qui réunit des textes, hélas ! assez hétérogènes, d’un colloque, le premier organisé sur l’œuvre de « l’homme au monocle », salutaire tentative de résurrection de cet écrivain distingué dont on a réédité les Cahiers intimes il y a peu, nous faisant découvrir ou redécouvrir un talent à la fois cérémonieux et touchant. Les contributeurs de ce livre montrent que Régnier fut non seulement poète et romancier, mais aussi conteur, essayiste, grand épistolier et diariste, moraliste et mémorialiste, et même, peut-être, « le chef timide d’une avant-garde emportée dans le tourbillon du XXe siècle ». C’est ce que suggérait déjà Michel Décaudin il y a cinquante ans dans sa remarquable histoire du symbolisme. Humoriste à la douce mais profonde mélancolie, humaniste à la culture sans faille, Régnier fut d’abord le disciple « élu » de Mallarmé. Cet héritage lui pesa cependant quelque peu, car il lui semblait enfermant, et, en 1925, c’est à Valéry qu’il attribua lui-même le titre de « disciple le plus original et le plus logique » du maître. Il manque finalement assez peu au présent ouvrage pour être une référence sur Régnier : un résumé biographique chronologique, une cohésion convaincante entre les diverses interventions du colloque transformées en chapitres. Mais l’effort est louable, et il est peut-être le prélude à une vraie monographie à venir sur un homme public fort secret, mais attachant, et qui reste un grand écrivain.

Régnier Jr. Pierre de Régnier, Chroniques d’un patachon : Paris, 1930-1935, présenté par JeanChristophe Napias (Table ronde, 2014, 220 p., 19 €). Né en 1898, mort en 1943 : la vie de Pierre de Régnier ne fut pas bien longue, ce qui ne surprend guère quand on sait l’obstination avec laquelle il prit soin de la brûler par les deux bouts. Elle lui laissa tout de même le temps de publier quelques plaquettes de vers dans lesquelles le Ritz rimait avec Biarritz, un roman remarqué, La Vie de Patachon, et des chroniques régulières dans Gringoire dont on trouve ici un florilège : Pierre de Régnier y traite de la vie parisienne des années trente avec un œil de connaisseur, aiguisé par une maîtrise parfaite de sa condition de noctambule « de profession, de naissance et de fatalité ». Il fréquente tous les endroits où il faut être : music-halls, cabarets, hippodromes, restaurants, salons, salles de sport et se fait, au gré de ses pérégrinations, critique musical, gastronomique, artistique, chroniqueur sportif ou mondain, partout arbitre des élégances. Un domaine, curieusement, est absent de ses propos : la littérature. S’il évoque Colette, c’est en tant que responsable de l’institut de beauté qu’elle ouvrit en 1932 ; s’il croise Léon-Paul Fargue, ce n’est que sous la forme d’une silhouette entrevue dans un café ; s’il consent à citer un auteur, c’est François de Bondy, André de Fouquières ou Alfred Machard, qu’on ne peut vraiment considérer comme des pointures. La littérature, ce fils de Pierre Louÿs (pour la biologie) et d’Henri de Régnier (pour l’état-civil), en avait sans doute suffisamment soupé. Non, ce qui l’intéresse, c’est Mistinguett, Piaf, Maurice Chevalier, Fernandel, Joséphine Baker, Charlie Chaplin, Jean Borotra, les chapeaux du Prix de Diane et « le parfum des coulisses de l’ancien Concert Mayol, où cela sentait l’Anglaise, le muguet et l’élastique de soutien-gorge… » Outre le témoignage offert sur la vie mondaine de l’époque, ce recueil fait découvrir une plume légère, élégante, dont on chercherait en vain l’équivalent aujourd’hui. On imagine que les lecteurs de Gringoire retrouvaient chaque semaine avec plaisir celui que Bernard Quiriny, dans son livre sur Henri de Régnier, présente comme « un bon gros garçon joufflu et sympathique qui vide des bouteilles, fait des bons mots, fume des cigarettes et fréquente les grands hôtels où il laisse des notes astronomiques réglées ensuite par ses parents ». Curiosité : Jean-Christophe Napias offre, en ouverture, quelques pages du Journal de Régnier, qui fut déposé par sa mère à la Bibliothèque de l’Arsenal. Chaque entrée quotidienne résume, en style télégraphique, les épisodes de sa vie de patachon et se termine invariablement par le mot « Cuite ». Une exception, à la date du 10 mai 1928, où est écrit : « Cuite formidable ».

 Régnier-Jammes. Henri de Régnier et Francis Jammes, Correspondance (1893-1936), édition de Pierre Lachasse (Classiques Garnier, 2014, 245 p., 68 €). Belle correspondance entre deux grands poètes que l’oubli des foules « connectées » n’a heureusement pas encore mis au rencart des vieilles lunes littéraires. Les personnalités s’y développent clairement et permettent de saisir les nerfs de ces échanges qui s’étalent sur plus de quarante ans : Jammes en éternel quémandeur, malgré d’habiles camouflages, et Régnier, grand aristocrate devant les hommes et la littérature, à la fois bon et humble prince face à l’ami dont il apprécie les vers et dont il fait semblant de ne pas trop remarquer les appels appuyés. Le seigneur et le mendiant… Ce dernier le sent bien, s’en accommode tant bien que mal, et parle de la « hautaine tristesse envers les hommes en général » qu’il perçoit chez son correspondant, lequel lui fait part non sans une gentille ironie : « En lisant l’autre jour les charmantes esquisses de jeune fille que vous avez publiées […] ». Jammes s’en irritera parfois, certes, mais seules deux courtes brouilles émailleront ce qui reste une belle amitié faite de cœur et d’admiration.

 Rostand. Michel Forrier, Edmond Rostand dans la Grande Guerre 1914-1918 (Gascogne, 2014, 458 p., 25 €). Il faut rendre hommage au travail de fourmi accompli par Michel Forrier pour cet ouvrage : il a déchiffré la correspondance de Rostand et d’Anna de Noailles conservée à la Bibliothèque nationale de France, retrouvé, dans des collections particulières, nombre de photographies de ces années de guerre, parcouru les revues en quête de documents sur cette période, puisé dans les archives du musée d’Arnaga. Il est ainsi parvenu à suivre son héros semaine après semaine, souvent jour après jour, depuis le 1 janvier 1914 jusqu’à sa mort en décembre 1918. Son livre met ainsi bout à bout une somme considérable de données, mais ne s’évite pas pour autant deux reproches majeurs : le propos, par manque de synthèse, demeure anecdotique et les documents sont inégalement fiables. Que dire, par exemple, de cette photographie deux fois reproduite, mais assortie chaque fois d’une légende différente ? Que dire de ce poème-charge Au Boche d’en face (en effet non recueilli, ce qui justifie pleinement qu’il soit cité), que Michel Forrier recopie avec une demi-douzaine de coquilles ? Du moins l’ouvrage prouve-t-il que Rostand mérite mieux que l’enthousiasme qu’il suscite, même si son nom ne garantit pas la qualité du discours qui l’énonce.

 Roumains. Nicole Manucu, De Tristan Tzara à Ghérasim Luca (Champion, 2014, 256 p., s.p.m.). Le titre de cet ouvrage qui est l’adaptation d’une thèse soutenue en 2007 fait pressentir une étude bienvenue, car, dès les débuts de Dada, certains Roumains – à commencer par Tzara – eurent une action importante, sinon décisive, au sein de l’avant-garde littéraire et artistique européenne. Il en alla ainsi jusque vers la fin des années 1940, date à laquelle le régime de terreur installé dans leur pays leur imposa des choix divers. Certains, comme Luca ou Trost, s’exilèrent, d’autres, comme Tzara ou Teodorescu, se signalèrent par un stalinisme pur et dur. Mais l’histoire de la Roumanie au XXe siècle est si chaotique que Nicole Manucu s’est, avec raison, imposé d’en dresser d’abord un tableau historique et culturel. Le paysage littéraire y est des plus complexes, car la modernité proprement dite voisine avec un courant de traditionalisme ethnique et nationaliste (Blaga, Iorga, Crainic), sans parler de personnalités comme Nae Ionescu, Fondane, Eliade, Ionesco et le premier Cioran. Tout en revendiquant ses origines latines, la Roumanie s’affirme, souligne l’auteur, « francophile et germanoforme ». Il faut également compter avec le « caractère communautaire [et, ajouterons-nous, agraire] de la société roumaine traditionnelle » : même un Tzara sera nourri de la poésie populaire de son pays. On doit cependant mettre à part le grand précurseur de la modernité que fut l’inclassable Urmuz, dont l’œuvre ne sera reconnue que trois quarts de siècle plus tard – et ce, disent les mauvaises langues, parce que Tzara fit le silence dessus, un peu comme Saint-John Perse avec Segalen. Dans les années 1930, la modernité trouva une expression remarquable avec la revue Unu de Sasa Pana, mais ce n’est que dans les années 40 que le surréalisme se manifesta vraiment en Roumanie, grâce au « Groupe des cinq » (Luca, Trost, Naum, Teodorescu et Paun), qui publièrent textes et manifestes effervescents, dont le très bel Éloge de Malombra (1947). La seconde partie du livre est consacrée à une étude critique de l’œuvre de Tzara et de Luca. On y trouve des analyses fouillées sur l’histoire et la thématique de leurs œuvres respectives, qui sont d’ailleurs très différentes. Peut-être la trajectoire la plus logique et la plus cohérente, la plus riche aussi, fut-elle celle de Luca. Pour Tzara, n’est-il pas significatif que Nicole Manucu se garde soigneusement de citer beaucoup de textes et poèmes d’après 1930 ? Ces derniers ne sauraient en effet rejeter dans le néant les vers d’un Desnos ou même d’un Aragon. Petite remarque historique : si la Roumanie n’a en effet jamais eu de « créolisation ni de colonisation » française, il faut cependant tenir compte du rôle des précepteurs et de instituteurs français qui s’y étaient installés en assez grand nombre. Par ailleurs, on ne sait s’il faut suivre l’auteur dans certaines de ses affirmations, ainsi lorsqu’elle assure que Victor Brauner est un « peintre de génie », qui nous a laissé un « héritage artistique immense »…

 Roussel. Raymond Roussel : hier, aujourd’hui : actes du colloque de Cerisy, 9-16 juin 2012, sous la direction de Pierre Bazantay, Christelle Reggiani et Hermes Salceda (Presses universitaires de Rennes, 2014, 429 p., 22 €). Sous une couverture qui reprend les habits des volumes de l’éditeur Lemerre, chez qui parurent les premières éditions des livres de Roussel, les actes de ce colloque semblent eux-mêmes victimes d’une forme de malédiction de l’imitation. On les lira moins comme des essais distincts que comme un roman roussellien : sur les pas de Foucault et des oulipiens, ils offrent une synthèse, comme condamnée à la répétition dans un grand aquarium de verre, des analyses développées depuis quelques dizaines d’années autour des mécanismes d’écriture de Roussel. Machines textuelles, effets de transpositions, contaminations entre signifiant et signifié, trucs du romancier-prestidigitateur sont une fois encore exposés. D’un Roussel de chair et d’os, de l’épaisseur de livres qui ne se résument pas à remplir rhétoriquement l’espace entre deux phrases produites par le procédé que l’on sait, de son inscription dans la société de son époque, il n’est presque pas question. On appréciera néanmoins la place grandissante accordée à son théâtre, qui a droit à toute une section du recueil, certainement la plus stimulante.

 Saint-Germain. Gilles Schlesser, Saint-Germain-des-Prés, les lieux de légende : cafés mythiques, caves et cabarets, maisons d’édition, galeries d’art (Parigramme, 2014, 224 p., 19,90 €). Le mythique village est l’un ces concentrés d’histoire et de fiction qui ont magnétisé les imaginaires après la Seconde Guerre mondiale. On ne compte plus les ouvrages qui lui ont été consacrés, comme en témoigne la bibliographie qui clôt le livre. Mais ni l’auteur ni l’éditeur ne sont de simples exploitants des lieux de mémoire transformés en caisses enregistreuses. Ce qui nous est offert ici est un guide érudit et précis pour une déambulation dans le passé comme dans le présent. Rue après rue, d’un carrefour à l’autre, l’ouvrage nous promène avec science de Saint-Germain-desPrés à Saint-Michel, de la rue Bonaparte à la rue du Bac, et du boulevard Saint-Germain au Luxembourg. Les étapes, sous forme de notices alertes et bien illustrées, sont les cafés, les cabarets, les éditeurs, les galeries d’art où s’est inventée une partie parfois considérable de la culture du demi-siècle. En quelques paragraphes, rarement plus d’une demi-page, on rencontre toutes les célébrités du lieu, mais aussi un bon nombre des anonymes qui le faisaient vivre et vibrer. Tout n’y était pas rose, et l’auteur a le mérite de ne pas en rajouter dans le lyrisme nostalgique. Pour en savoir plus, on s’en reportera aux sources citées dans les 263 notes, ouvertes sur des espaces parfois obscurs du labyrinthe des mémoires.

 Saint-Hélier. Maud Dubois, L’Œuvre sans fin. Réception des romans de Monique Saint-Hélier par la critique française (Droz, 2014, 490 p., s.p.m.). Qu’une thèse soit transformée avec succès en livre lisible suffit à faire prêter attention, laquelle est renforcée par un sujet original et intéressant : la mode littéraire. Quoique Suissesse (elle naquit à La Chaux-de-Fonds huit ans après Blaise Cendrars et Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier), Monique Saint-Hélier fut une romancière à succès en France avant la Seconde Guerre mondiale (notamment avec Bois-mort, son deuxième roman, en 1934), alors qu’elle éprouva ultérieurement les pires difficultés à publier la suite de sa saga romanesque. Issue d’une sorte de vague romantique qui parcourut le début du XXe siècle, amie et émule de Rilke, elle devint victime, dans l’après-guerre, précisément de ce qui l’avait portée aux nues auparavant. Par ailleurs, l’intérêt du lectorat parut alors se déplacer de France vers la Suisse romande. À l’aide de documents parfois inédits, Maud Dubois se penche sur ces phénomènes, y voyant la marque d’une désaffection progressive de la critique parisienne pour les récits « romantiques » face à la montée d’un certain intellectualisme sartrien dans le roman français, et une sorte d’hypnose pour tout ce qui pouvait surgir de la Résistance dans les années qui suivirent la Libération. En revanche, la Suisse romande, peu marquée par la guerre dans les arts, était alors dominée en littérature par deux géants : Charles-Ferdinand Ramuz et Gustave Roud. Le premier restait dans la lignée du roman classique, alors que le second, poète avant tout, était un traducteur inconditionnel des romantiques allemands, un terreau favorable à Monique Saint-Hélier. Si l’on regrette l’absence de résumé biographique de Monique Saint-Hélier, personnage peu connu du public littéraire actuel, on n’en souffre finalement qu’assez peu, tant l’ouvrage est bien centré sur son propos, celui de la réception d’une œuvre à des époques différentes. On y voit comment la critique, quand elle se ligue avec ou sans concertation, peut enterrer un auteur qu’elle encensait pour des raisons identiques quelques années auparavant !

 Sand (1). George Sand, Œuvres complètes. 1871, II. Journal d’un voyageur pendant la guerre, édition critique par Frank Leinen (Champion, 2014, 376 p., 80 €). Proposée par Frank Leinen, professeur à l’Université Heinrich-Heine de Düsseldorf, cette édition critique nous renvoie immédiatement à une énigme relevant désormais de l’histoire littéraire. Pourquoi Georges Lubin (1904-2000), officiant suprême de la redécouverte érudite de Sand en France et à l’étranger, a-t-il délibérément omis d’inclure ce « Journal » dans les œuvres autobiographiques de son édition en deux volumes de la Pléiade en 1970 ? La défense de ce choix, sommairement donnée par Lubin en préface, ne peut plus tenir la route. Sand, y rappelait-il, avait préparé peu avant sa mort, en compagnie du comte de Lovenjoul, un projet d’édition complète de ses œuvres dont le « classement définitif approuvé » rangeait bel et bien les Lettres d’un voyageur pendant la guerre sous le titre « Autobiographie ». Malgré le culte qu’il vouait à Sand, Lubin a passé outre et a écarté ces documents (« Il nous a paru qu’ils seraient mieux classés dans les écrits politiques »). Plus encore, son introduction contenait une chronologie sandienne minutieuse où il signalait la publication des Lettres à la fin de 1871, mais où il ne disait rien de la guerre qui avait suscité la tenue de ce Journal pendant plusieurs mois. Il notait pourtant l’épidémie de variole qui sévissait à Nohant et sur laquelle s’ouvrent ces Lettres d’un voyageur qui, comme l’établit de page en page Frank Leinen – en s’aidant notamment des Agendas tenus quotidiennement par Sand –, sont ceuxd’une vie personnelle sans cesse tourmentée par la tragédie de la guerre franco-prussienne. Comme tant d’autres au long du XXe siècle, Lubin aura été gêné par les opinions politiques de Sand dont ces Lettres, qui s’achèvent en février 1871, sans avoir le ton de la dénonciation qu’elle fera bientôt de « l’infâme Commune », annoncent déjà la distance qu’elle prendra à l’égard de l’insurrection parisienne toute proche. Ce qui compte pour elle, c’est la conclusion d’une paix honorable après la défaite de Sedan : elle y voit la seule chance d’avènement d’une République qu’elle n’a jamais cessé d’appeler de ses vœux et qu’elle souhaite voir renaître de façon pacifique, par le suffrage universel. La Commune, dans ces conditions, lui semblera mettre son rêve au pilori. Longtemps caricaturée faute d’être connue, la position politique de Sand s’est résumée aux propos affolés et horrifiés de sa correspondance avec Flaubert durant la Commune, ce qui lui valut une répudiation durable à gauche où les plus indulgents assimileront ses opinions à ceux de la paysannerie dont le conservatisme aurait contaminé « la bonne dame de Nohant ». Les Lettres d’un voyageur pendant la guerre dévoilent un tout autre cheminement de sa pensée, articulations d’une logique qui la mènera à détester la Commune. C’est ainsi qu’en croyant servir la mémoire de Sand par cette suppression discrète, Lubin en aura plutôt occulté l’un des angles les plus intéressants pour la postérité. Il aura fallu attendre le XXIe siècle pour que s’y mettent les exégètes plus objectifs, comme Bernard Hamon (George Sand et la politique : « cette vilaine chose… »), avec sa thèse publiée en 2001, et Michelle Perrot en présentant, au moment du bicentenaire de la naissance de Sand, une réédition des Lettres. Publié du vivant de la romancière chez Calmann Lévy en 1871, ce texte n’avait jamais été réédité. Le lire aujourd’hui, c’est comprendre qu’une telle omission relevait moins de la négligence que du tabou. La présentation qu’en donne aujourd’hui Frank Leinen rend encore plus fascinante la lecture de ce « reportage du quotidien », selon l’expression de Michelle Perrot. Il suppose, avec raison, que le lecteur d’aujourd’hui peut tirer profit d’un rappel des circonstances historiques de cette « guerre des princes et non des peuples », comme Sand la qualifiait d’emblée. Il en situe le cadre général et en rappelle les principaux acteurs avant de se livrer à un essai d’histoire culturelle, ou plutôt transculturelle, qui pose Sand dans le lacis des relations sociales, littéraires, politiques entre la France et l’Allemagne de la fin du XIXe siècle. S’en dégage certes un traumatisme personnel pour Sand la germanophile éprise des arts et des œuvres du pays de Goethe et d’Hoffmann, dont elle défend le bel esprit et la haute civilisation, ce qui permettra à ses critiques de ne voir dans ses analyses que des « émotions » ou de la complaisance envers l’ennemi. Mais en ressort aussi, clairement exprimée, une aspiration à de nouveaux arrangements politiques fondés sur la fraternité des peuples, réflexions qui ne sont pas sans évoquer les idéaux qui mèneront plus tard à la fondation de l’Europe unie. Parce qu’il s’attache à des considérations relevant moins de l’analyse littéraire que de l’étude politique, Frank Leinen offre ainsi un autre créneau de lecture des textes de Sand, qualité première de cette collection d’œuvres complètes qui ne cesse de remédier aux petites et grandes trahisons de la mémoire de George Sand au siècle dernier. Reconnaissons au surplus à ce travail d’édition la vertu d’avoir résisté à la tentation hagiographique, faute vénielle de certaines éditions critiques déjà parues. La présentation sort des sentiers battus, l’imposant appareil de notes nous ramène avec un luxe de précisions dans la chronologie sandienne et dans celle de la guerre. Quant à l’énorme étude de variantes, elle impressionne autant que l’analyse d’une réception qui se lit avec délectation, puisqu’elle est, à sa façon, une poursuite de l’affrontement entre la France et l’Allemagne, guerre des idées où Sand exerça une part d’influence, qui lui est ici redonnée.

 Sand (2). Claire et Laurent Greilsamer, Dictionnaire George Sand (Perrin, 2014, 512 p., 23,90 €). Les dictionnaires centrés sur un auteur sont un excellent moyen de connaître mieux le personnage et son œuvre, et d’appréhender son temps. Dans le cas présent, on se demande d’ailleurs si le temps de George Sand n’est pas plus intéressant aujourd’hui que les écrits de la femme homme de lettres. Quant au personnage qui, selon les auteurs de ce dictionnaire, a « bouleversé les codes du XIXe siècle », on oscille entre une certaine fascination devant une liberté de parole et de gestes, il est vrai alors plus qu’inhabituelle, et un ennui rampant face à des aspects fort conventionnels, voire carrément gnangnans. Et ce ne sont pas les centaines de citations que présente ce dictionnaire qui vont nous ôter de l’esprit l’impression de lieux communs enchâssés les uns dans les autres. Ainsi, on regrette que les auteurs n’aient pas eu l’audace d’agrémenter chacune des citations de commentaires biographiques et historiques, qui nous auraient certainement plus appris que les phrases bien quelconques de Sand que donne la première partie de l’ouvrage. La seconde partie est plus intéressante dans la mesure où il s’agit de commentaires de Sand sur divers contemporains. Là, on palpe mieux l’époque et ses ressorts, avec quelques omissions fâcheuses cependant : Baudelaire, qui détestait la dame, est curieusement absent… Dommage, se dit-on en refermant assez vite cet ouvrage, tout en pensant aux dictionnaires Stendhal ou Proust, de vrais bijoux, eux, parus chez Champion il y a peu.

 Sand (3). Alain Vergnioux, George Sand et l’éducation populaire : Leroux, Nadaud, Perdiguier (Lambert-Lucas, 2014, 122 p., 15 €). Le meilleur usage, pour ce court ouvrage, serait une inscription au programme de lecture des étudiants se destinant au professorat. Dans l’embouteillage de théories cognitives et pédagogiques où on les promène aujourd’hui, il pourrait leur mettre en mémoire la ligne de départ fixée au XIXe siècle par des esprits moins embrouillés : aucune nation ne peut penser atteindre à la liberté, à l’égalité et à la fraternité sans passer par « l’éducation du peuple », donc sans donner priorité à l’accès de tous à l’école, avant de miser sur la formation des élites. Dans un livre en forme de collage, Alain Vergnioux, philosophe de l’éducation, propose une description morcelée de ce que fut cet idéal apparu et formulé il y a moins de deux siècles. Il en retrace l’expression chez deux poètes-ouvriers, Agricol Perdiguier (1805-1875) et Martin Nadaud (1815-1898), puis chez le philosophe autodidacte Pierre Leroux (1797-1871). Ils ont en commun d’avoir connu George Sand, qui partageait leurs convictions et qui fut surtout (trop) séduite par l’échafaudage intellectuel de Leroux autour de la «  perfectibilité » sociale et humaine. Le titre porte à faux, Sand étant l’accroche plutôt que le sujet véritable du livre : chacun a droit à un chapitre et celui que l’auteur consacre à la romancière porte surtout sur ses idées pédagogiques – un rousseauisme amendé à des fins d’instruction réelle – plutôt que sur l’« éducation populaire » qu’elle appelait certes de ses vœux, mais dont la mise en œuvre ne l’intéressa guère, sauf pour son entourage immédiat. À défaut d’une synthèse, on trouve là des rappels historiques importants, appuyés sur une bibliographie à redécouvrir. De nombreuses fautes et coquilles parsèment cet ouvrage… à la gloire des bienfaits de l’école !

 Sand (4). George Sand, Œuvres complètes. 1861. La Famille de Germandre, édition critique de Dominique Laporte (Champion, 2014, 328 p., 80 €). La publication de ces Œuvres complètes chez Champion se poursuit avec de grandes disparités dans la qualité éditoriale des volumes. Cette édition de La Famille de Germandre est une belle réussite. Presque tombé dans l’oubli, comme des pans entiers de sa création littéraire sous le Second Empire, ce roman de Sand se situe chronologiquement après des œuvres comme Narcisse, Elle et Lui, Jean de la Roche, Constance Verrier, Le Marquis de Villemer, La Ville noire, Tamaris, Valvèdre, toutes parues entre décembre 1858 et juin 1861, en un moment intense d’écriture et d’invention romanesques, une fois dépassées les crises (familiales et politiques) du milieu des années 1850. La Famille de Germandre parut en quatorze feuilletons dans le Journal des débats entre le 7 et le 29 août 1861. Comme l’indique Dominique Laporte dans sa préface, cette œuvre est l’avant-dernier roman-feuilleton publié par Sand avant Nanon (1872), ses ouvrages ultérieurs paraissant par quinzaine dans les pages de la Revue des Deux Mondes. Déjà, par sa brièveté comme par la simplicité de son intrigue, La Famille de Germandre rompt avec l’esthétique du roman-feuilleton, face à laquelle Sand s’est souvent montrée critique. Il est vrai que la source du roman se trouve du côté de la petite scène de théâtre de Nohant, dans le scénario de L’Homme de campagne, joué le 16 septembre 1860, scénario que Sand envisageait initialement de transformer en nouvelle. On reconnaît sa logique créatrice : l’extension progressive d’un récit, l’expansion d’une narration née d’une impression visuelle ou d’une incarnation dramatique. En résulte la « théâtralité » de La Famille de Germandre, qui incita l’auteur à tenter de l’adapter ensuite pour le théâtre parisien, comme le révèle Dominique Laporte. L’œuvre articule en effet « la topique du roman sentimental », la logique du conte merveilleux ou de la féerie (avec épreuves imposées, ici l’ouverture d’un coffre décoré d’un sphinx) et les types de la comédie d’Ancien Régime – personnages « écartés des successions paternelles en vertu du droit d’aînesse » mais prenant leur revanche dans la fiction. S’y ajoute une forte imprégnation rousseauiste du roman, de ses paysages, de certains de ses personnages comme de leurs discours, de la part de celle qui publierait deux ans après À propos des Charmettes dans la Revue des Deux Mondes. Liberté, égalité, bonté naturelle, affranchissement des humbles, tels sont les thèmes développés dans un récit où l’homme de campagne, né d’une mésalliance de la noblesse avec la paysannerie, triomphe des préjugés aristocratiques grâce à son mérite personnel. On conclurait trop vite à quelque naïveté sandienne. Comme le montre Dominique Laporte avec pertinence, Sand sape les bases du roman pastoral en mettant en avant une héroïne féminine, Corisande, et en élaborant la vision utopique, destinée à être active socialement et politiquement, d’une convergence naturelle de l’aristocratie et de la paysannerie. L’éditeur suit avec sagacité, dans sa préface, ses notes et les documents en annexe, les réseaux symboliques tissés dans le roman : tous signifient la « régénération républicaine » et désignent dans la fiction une république idéale placée à l’horizon de l’Histoire. Mais Sand a-t-elle eu historiquement et politiquement raison de vouloir fonder la République, surtout après l’échec de 48, sur la paysannerie plutôt que sur le peuple ouvrier des centres urbains ? Le débat est relancé par ce roman. Alors que les éditions Champion font parfois montre d’une certaine incurie éditoriale, on ne déplore ici que de rares coquilles, mais on se demande pourquoi n’a pas été modifié l’archaïsme typographique qui place un trait d’union entre l’adverbe superlatif et l’adjectif qualificatif. Tout cela ne constitue que des broutilles tant le travail éditorial est ici riche, offrant un relevé systématique des variantes, un dossier documentaire judicieux et des notes érudites parfois longues mais toujours éclairantes. Tout cela élève l’œuvre de Sand à une nouvelle lisibilité et révèle, s’il en était encore besoin, le génie narratif de la romancière pour laquelle le champ du symbolique ne devait jamais cessé d’être labouré et ensemencé.

 Sand (5). Écriture, performance et théâtralité dans l’œuvre de George Sand, sous la direction de Catherine Bresci et Olivier Bara (Ellug, 2014, 532 p., 27 €). On aurait pu craindre que cet ouvrage collectif savant consacré à George Sand succombe à la fréquente tentation de la présenter comme l’innovatrice méconnue dont les pratiques et les propositions se rattachaient à des paradigmes de notre temps, ceux qu’évoque le titre et dont l’acception n’était pas advenue au XIX siècle. Les directeurs de la publication voient l’écueil de l’anachronisme et s’en distancient dès l’introduction. Ils s’en dédouanent néanmoins auprès de la science actuelle du théâtre en s’imposant un détour par des définitions contemporaines de la performance et de la théâtralité, qui suggèrent une parenté avec les dispositions de Sand, vie et œuvre, mais ils en viennent rapidement à centrer le propos sur les écritures sandiennes et leurs rapports directs ou indirects avec le théâtre, moins pour prétendre à une synthèse impossible en ce genre d’ouvrage aux auteurs multiples, que pour appeler à un rassemblement autour d’un thème que les études sur Sand ont le plus souvent traité comme secondaire ou léger. Beau et fécond sujet, puisqu’il renvoie à ce qu’ils nomment la « tension contradictoire » qui habite une artiste dont toute l’œuvre et les façons d’être suggèrent un effet spectaculaire de transgression, mise en scène de soi et du monde, en même temps qu’elle se fait le chantre de l’authenticité des sentiments et de la lutte contre la tyrannie des apparences. Le résultat de ces allées et venues rend une tonalité baroque, un brin chaotique, qui ne cesse« d’essayer » sinon de réussir, comme le dit aussi l’introduction, écho à l’ouvrage d’Olivier Bara, Le Sanctuaire des illusions. George Sand et le théâtre (2010), largement centré sur les « essais » du théâtre de Nohant. Des cinq grands chapitres qui regroupent, avec une cohérence variable, les textes retenus pour cet ouvrage, les plus convaincants touchent la longue et complexe relation que Sand a entretenue avec le théâtre, plutôt que la « théâtralité », certes à l’œuvre dans ses romans mais fréquente à l’ère romantique. Qu’il s’agisse, à une époque où la scénographie n’était pas un métier, de la « mise en scène à distance » à partir de Nohant de pièces jouées à Paris, ou de l’histoire fascinante du fiasco d’un projet d’opéra-comique sur la trame de La Mare au diable, ou de mise en théâtre de proverbes, l’ouvrage mène vers des coulisses qui furent celles d’un véritable métier et non seulement d’excursions occasionnelles. La démonstration la plus éclatante en est donnée par Béatrice Didier, directrice de l’édition des Œuvres complètes chez Champion, qui expose les difficultés de retracer la totalité des œuvres théâtrales de Sand, la multiplicité de leurs versions, la diversité de l’information sur la diffusion de ce théâtre, la quête de manuscrits dont les sources étaient restées inconnues, bref un véritable « massif » (selon son expression), dont on s’explique mal comment il a pu souffrir jusqu’à tout récemment d’un tel désintérêt. En parallèle à des études plus attendues sur les romans d’artistes consacrés à des figures de la scène, ou à des analyses du caractère théâtral de nombre de romans, on s’intéressera aussi à de brefs essais un peu en retrait de l’ensemble, sur le travestissement ou la correspondance Sand-Flaubert comme une « scénographie d’écrivains ». L’inévitable effet de courtepointe suscité par l’ouvrage, malgré un effort de structuration autour d’axes rassembleurs, tient à ses origines, celles du 18e Colloque international George Sand (2008), qui portait le même titre. Durant ces six années, la cinquantaine de communications a été réduite de moitié, les textes ont certainement été revus et enrichis, et les introductions aux divers chapitres soutiennent un intérêt que menaçait le morcellement des approches.

 Sand (6). George Sand, Œuvres complètes. Théâtre. Tome I. 1840-1852. Introduction, établissement du texte et notes par Annie Brudo (Champion, 2014, 1232 p., 2 vol., 260 €). Toujours cette grande disparité dans la qualité éditoriale des volumes des Œuvres complètes de George Sand chez Champion. Avec ce premier tome du Théâtre, le lecteur est en droit d’hésiter entre la déception et la colère. Ce théâtre de Sand, encore trop peu connu aujourd’hui et difficile d’accès, rassemble des pièces tirées de ses propres romans (François le Champi, Mauprat) mais aussi des œuvres dramatiques originales (Cosima, Claudie, Molière, Le Mariage de Victorine). Il connut un succès fluctuant : à côté des pièces mal reçues par le public (Cosima, Molière, Les Vacances de Pandolphe), de grands succès firent de Sand une dramaturge reconnue et fêtée en son temps. Pour leur invention d’une scénographie réaliste, saisissante à l’époque, et pour leur audace morale, les « rurodrames » François le Champi et Claudie (Gautier les nomma ainsi) constituèrent des propositions théâtrales très neuves autour de 1850. Toujours critique envers les « ficelles » du drame à la mode sous la Monarchie de Juillet, Sand développa une dramaturgie propre, où la révélation lente des mouvements psychologiques intérieurs des personnages l’emporte sur la succession frénétique des coups de théâtre et des tableaux spectaculaires. La dramaturge elle-même avait conscience d’être une mauvaise « carcassière » ; elle développait en outre, sur son théâtre de Nohant, un art dramatique fondé sur l’improvisation et le collage intertextuel, en rupture totale avec l’horizon d’attente des spectateurs de son temps. Son théâtre public n’est certes pas aussi audacieux que sa production privée. Néanmoins, il présente une belle diversité et témoigne d’une quête artistique renouvelée, loin de l’opportunisme financier que l’on pourrait prêter à la romancière. Ainsi, Cosima est une pièce hybride, où le drame historique à la mode romantique accueille un portrait de femme presque pré-bovaryen, que l’actrice Marie Dorval a dû rendre pathétique à la scène. Le Roi attend est un prologue composé dans l’euphorie de la révolution de 1848 : il fait défiler, devant le peuple invité au Théâtre de la République pour un « gratis », les génies chargés de l’éclairer et d’élever son âme ; Molière, écrit pour le public populaire du Théâtre de la Gaîté, poursuit l’exploitation de cette veine, tout en explorant les tragédies intimes du maître de la comédie. Le Mariage de Victorine révèle la permanence du drame bourgeois au XIXe siècle et la culture dix-huitiémiste de Sand : la pièce se présente comme la suite du Philosophe sans le savoir de Sedaine. Les Vacances de Pandolphe est une tentative pour faire revivre les situations et les types de la comédie italienne, dans une pièce entièrement dialoguée (qui ne fit pas rire du tout le public bourgeois du Gymnase-Dramatique). Tout ce théâtre (vingt-six pièces créées entre 1840 et 1872) attendait une réédition depuis la publication du Théâtre complet de Sand chez Michel Lévy frères en 1866-1867. Les volumes du Théâtre publiés entre 1996 et 2007 par Indigo et Côté-femmes Éditions n’étaient fondés sur aucun établissement de texte et n’offraient aucun accompagnement scientifique ni critique. C’est dire combien est importante l’entreprise des Éditions Champion. Le résultat est attristant, du moins en ce qui concerne ce premier tome (la suite corrigera peut-être ce ratage initial). Comment peut-on aujourd’hui éditer du théâtre sans donner la moindre indication concrète, historiquement fondée, sur le lieu matériel de la création, la décoration, la musique de scène, les costumes, sur les acteurs et leur jeu ? La présente édition n’offre en tout et pour tout, comme gage de l’intérêt pour la vie scénique de l’œuvre sandienne, que seize mesures d’une partition, de la main de Sand. Certes, Annie Brudo a le mérite de donner un relevé systématique des variantes et un recueil de comptes rendus critiques des pièces, mais cela n’acquiert guère de valeur dès lors qu’aucun vrai travail de contextualisation ne vient donner corps et sens à ces réécritures ou à ces jugements. L’œuvre théâtrale de Sand est présentée comme une œuvre textuelle, seulement textuelle : c’est le plus mauvais service que l’on pouvait lui rendre. Il y a pire, car, après tout, l’approche littéraire du théâtre relève d’un choix, contestable sans doute, mais ici assumé. Comment peut-on éditer une œuvre, quelle qu’elle soit, en ne tenant aucun compte des recherches les plus récentes la concernant, et en puisant l’essentiel de son information (citations régulières à l’appui) dans une étude de… 1935 (Dorrya Fahmy, George Sand auteur dramatique) ? L’édition d’Annie Brudo, datée de 2014, ne mentionne guère les études contemporaines consacrées au théâtre de Sand. Celles-ci se sont pourtant multipliées depuis 2000 et ont parfois renouvelé les connaissances établies par les ouvrages pionniers de Dorrya Fahmy et de Gay Manifold (George Sand’s Theater Career, 1985 – cité, mais moins souvent que Fahmy, dans la présente édition). Comment, par ailleurs, peut-on confondre dans une bibliographie savante la réception critique d’une œuvre en son temps et les études universitaires suscitées par elle ? Comment, surtout, peut-on espérer donner à lire et à apprécier une œuvre méconnue, ancrée dans des habitudes scéniques oubliées et dans un contexte historique éloigné, sans un appareil critique nourri ? L’auteur de l’édition a une vision de l’histoire théâtrale du XIXe siècle très lacunaire et largement dépassée aujourd’hui : peut-on encore écrire que le théâtre romantique « avait fait son temps » dans les années 1840 ? Peut-on vraiment reprendre sans rire une affirmation selon laquelle l’œuvre dramatique de Sand serait la préfiguration du théâtre de la cruauté d’Artaud ? A-t-on vraiment lu les préfaces de Sand (et les études récentes de Catherine Masson) pour évoquer « l’identité du théâtre et du roman » aux yeux de Sand ? La pénible impression d’amateurisme laissée par cette édition est renforcée par le grand nombre d’incorrections formelles qui émaillent ces volumes vendus pourtant fort cher (et destinés à être achetés par des bibliothèques, souvent sur des fonds publics). Les fautes de langue n’ont pas été corrigées par l’éditeur (« Il s’ensuit qu’elle n’était pas considérée un auteur lucratif » ; « alterne succès éclatants à succès mitigés », etc.), les erreurs de syntaxe ont échappé à la vigilance des relecteurs, si relecteurs il y a eu (proposition indépendante ouverte par « Ainsi que » ; « Mais peut-être à décourager définitivement Sand contribua la représentation d’une pièce […] » ; « Le 26 novembre 1861 reprise de la pièce au Gymnase et un traité aurait stipulé […] », etc.). Les coquilles sont fréquentes : Georges Lubin perd le s de son prénom pour le donner à celui de Sand ; Théophile Gautier est rebaptisé Théophole ; l’actrice Moreau-Sainti devient « MobeauSainti », etc., les italiques font défaut dans bien des titres d’œuvres. Espérons que les maîtres d’œuvre de cette entreprise éditoriale sauront se ressaisir.

 Sartre. Ingrid Galster, Sartre sous l’Occupation et après : nouvelles mises au point (L’Harmattan, 2014, 191 p., 20 €). Cet ouvrage, qui s’inscrit dans une discussion encore en cours sur le comportement de Sartre durant la Seconde Guerre mondiale, montre d’abord que ce sont les étrangers qui analysent et jugent le mieux cette période en France, quand la question « résistant ou collabo ? » se pose pour un individu. Soixante-dix ans après la Libération, les émotions sont encore trop fortes, et les invectives jaillissent vite. L’auteur, spécialiste de Sartre et de Beauvoir, professeur universitaire émérite, s’est ainsi fait traiter d’« obscure chercheuse bavaroise » par Claude Lanzmann, qui faisait monter là des relents qu’il nous avait plutôt habitués à combattre. Le présent ouvrage est une tentative de mise au point des faits, avec en prime quelques nouveaux documents d’archives, comme la déposition de Sartre lors de l’instruction contre Abel Bonnard à la Libération. Comme pour beaucoup d’écrivains et d’autres personnalités restés en France durant l’Occupation, la question qui se pose avec Sartre est celle de comportements d’allure antagoniste, notamment vis-à-vis de l’antisémitisme. Sartre a écrit et fait monter deux pièces de théâtre, Les Mouches et Huis-clos, qui furent considérées, après la guerre, comme un sommet de la Résistance au plan intellectuel. Elles avaient d’ailleurs dû affronter la censure. Ingrid Galster ne cite pas l’anecdote de la visite de Sartre à Céline à ce propos, rapportée par Lucette Almanzor :évoquant de bons rapports entre Céline et Heller, de la Propaganda, et Epting, de l’Institut allemand, Sartre demanda à Céline d’intervenir pour que Les Mouches puissent être montées. Céline lui demanda pour qui il le prenait, alors qu’il avait été « sous la mitraille des Boches » en 1914. Il ajouta qu’il ne dépendait de personne et était par nature « seul contre tous », avant de demander « poliment » à son visiteur de « foutre le camp. Vous et vos Mouches à m… ». Sartre s’est par ailleurs prévalu de ne pas avoir signé un document que les fonctionnaires devaient alors signer pour pouvoir travailler, dans lequel il fallait déclarer n’être ni juif ni franc-maçon. Lors de son interview pour la biographie de Gerassi en 1989, Sartre déclara qu’il avait refusé de signer. Cependant, le document, signé par Sartre le 20 mai 1941, existe aux Archives du lycée Pasteur de Neuilly, où il fut retrouvé en 2006… Si Sartre reprocha d’abord à Simone de Beauvoir d’avoir signé ce document, il finit en effet par se laisser convaincre de le signer à son tour, pour pouvoir continuer et « faire quelque chose » sur place. Il y eut aussi l’acceptation d’une chronique littéraire dans Comœdia, revue liée au régime d’Occupation. Mais surtout : à la rentrée 1941, Sartre fut nommé au lycée Condorcet, prenant la suite d’un « temporaire », Ferdinand Alquié. Il s’agissait du poste d’Henri Dreyfus-Le Foyer, qui avait été révoqué parce que juif. Ingrid Galster met en exergue l’attitude générale de Sartre, antinazie et antivichyste « sans ambiguïté », mais elle relève aussi ce paradoxe humain d’accepter le poste d’un professeur juif révoqué. Il paraît que les sartriens du Temple montèrent aux barricades, lorsque Jean Daniel révéla ce fait désagréable en 1997 dans Le Nouvel Observateur. Avec le recul, on se dit que, plutôt que de construire des procès tardifs, il serait plus judicieux de se pencher sur la dualité que ne peut que susciter une période comme l’Occupation, si l’on veut y vivre sans entrer dans un des extrêmes : la résistance ou la collaboration ouverte. L’affaire du lycée Condorcet rappelle d’ailleurs celle de l’éviction de Vladimir Jankélévitch de l’Université de Lille en 1940, et de son tranquille remplacement par Jean Grenier, l’ancien professeur de Camus : le processus ne suscita aucun remous parmi les collègues. Pourtant, comme l’écrit Ingrid Galster, en acceptant le poste d’un professeur juif révoqué, le nouveau professeur manifestait la même indifférence que la plupart face au sort des Juifs : « Tout le monde n’a fait que son devoir, les fonctionnaires dans leurs bureaux, les professeurs dans leurs salles de classe. » Sartre écrivait sa littérature résistante tout en occupant le poste d’un Juif révoqué : cela ne change certes rien à ses idées et à leur intérêt, mais révèle l’absence d’unicité de l’être humain quand il doit survivre. On n’est pas très loin du dilemme du soldat à qui un ordre d’exécution qu’il rejette est donné : s’il n’obéit pas, c’est lui qui sera exécuté. Ingrid Galster montre en outre que, lorsque Sartre, dans ses Réfexions sur la question juive, charge les antisémites des fautes de toute une collectivité passive, il déculpabilise en passant tous ceux qui, comme lui même, ont toléré l’exclusion et la persécution d’un voisin ou d’un collègue : un « résistantialisme » qui permit longtemps d’occulter la banalité d’un comportement passif face au Mal.

 Snobisme. Fabrice Gaignault, Dictionnaire de littérature à l’usage des snobs (Mot et le reste, 2014, 224 p., 21 €). Un dictionnaire, on sait ce que c’est. La littérature, on croit savoir. Un snob, c’est plus délicat à définir. Fabrice Gaignault s’y essaie dans sa préface et parle d’une « secte élective qui préférera toujours placer au sommet de son panthéon personnel un auteur méconnu […] qu’une sommité universelle » – ce qui autorise l’ouverture de son dictionnaire à une noria de sans grade, d’obscurs et de seconds couteaux parmi lesquels, snobisme oblige, on ne serait pas étonné d’apprendre qu’il a glissé quelques éléments issus de son imagination. Cela dit, l’amateur d’histoire littéraire, a fortiori le lecteur d’Histoires littéraires, habitué aux choses un peu décalées, ne voguera pas de découverte en découverte : il n’a pas attendu Fabrice Gaignault pour connaître les mérites d’Henry J.-M. Levet ou de Zo d’Axa. Il en apprendra davantage quand l’auteur s’approche de la zone où la littérature voisine avec le rock, le journalisme ou le cinéma. On connaît d’autres ouvrages consacrés aux laissés pour compte de la littérature : Patrice Delbourg, Charles Dantzig, Éric Dussert ont déjà réalisé l’exercice. Fabrice Gaignault apporte une touche personnelle intéressante dans la rédaction de ses notices, empreintes d’une ironie bienvenue. Son dictionnaire, dont une première édition parut en 2007, ne traite pas seulement des écrivains, il comprend également des articles consacrés à certains lieux et objets prisés des « snobs litt ». Chacun pourra lui trouver des entrées superflues et des manques, regrettant par exemple l’absence de MarcÉdouard Nabe, de Jean-Edern Hallier ou de Paul Gégauff.

 Sociologie. Gisèle Sapiro, La Sociologie de la littérature (La Découverte, 2014, 125 p., s.p.m.). Cet opuscule au format rendu classique par les Que sais-je ? est, comme ces derniers, dédié aux étudiants, mais ici de manière explicite. Cette héritière de Pierre Bourdieu n’a donc pas dédaigné l’ingrate tâche pédagogique qui consiste à dire de manière aussi compacte que possible ce que le terme de « sociologie de la littérature » recouvre parfois de nébuleux, embrouillé, contradictoire et rendu opaque par le goût du jargon d’initiés qui subsiste dans des poches résiduelles du monde académique. La table des matières reproduit ainsi avec clarté ce qui est peut-être un plan de cours, chaque sous-section renvoyant à des notes bourrées d’information dans le corps de l’ouvrage. Comme le dixième de l’ouvrage est constitué d’une bibliographie très développée, les amateurs pourront s’en donner à cœur joie. On s’en doute, la référence à Bourdieu est omniprésente, mais nullement hégémonique : de nombreux autres théoriciens ont droit à quelques secondes de notre attention au gré des thèmes abordés. Impossible de résumer, bien entendu, ce qui est fait pour résumer des résumés. On se contentera donc de citer les titres des grandes divisions, à leur tour subdivisées de manière plus fine : Théories et approches sociologiques de la littérature ; Les Conditions sociales de production des œuvres ; La Sociologie des œuvres ; Sociologie de la réception. Il faut souligner l’effort d’ouverture intellectuelle et disciplinaire manifesté tout au long de cet essai : ouverture envers d’autres traditions sociologiques, ouverture envers d’autres démarches d’analyse littéraire, ouverture à d’autres cultures. Au-delà de sa portée didactique, ce petit livre est également un appel à la curiosité et au dialogue. Même si la sécheresse de son vocabulaire et la fantaisie très relative son style peuvent rebuter, il y a là, même pour le simple amateur d’histoire littéraire, beaucoup à apprendre et à réfléchir.

 Souvestre. Bärbel Plötner-Lay, Redécouvrir Émile Souvestre (Skol Vreizh, 2013, 288 p., 22 €) ; Émile Souvestre, Le Monde tel qu’il sera en l’an 3000 (Skol Vreizh, 2013, 284 p., 22 €). Émile Souvestre semble bien, de nos jours, moins connu que son petit-neveu Pierre, auteur, avec son complice Maurice Allain, de la saga des Fantômas. Il fut pourtant un écrivain apprécié, collaborateur assidu de la Revue des Deux Mondes, ami de Michelet (qu’il aida dans des moments difficiles), correspondant de Sainte-Beuve, auteur d’un nombre impressionnant d’œuvres romanesques, poétiques, pédagogiques, ethnographiques – une grande partie d’entre elles étant consacrées à sa Bretagne natale, parcourue à pied à la recherche de traditions et de légendes qu’il contribua à sortir de l’oubli. Après des débuts dans le droit (il fut avocat) et dans l’enseignement (sa carrière de professeur fit brève), il se consacra entièrement à la littérature. Multipliant les collaborations, il donna d’innombrables contes au Magasin pittoresque et chercha au théâtre, avec plusieurs dizaines de pièces, de quoi entretenir sa famille en ces années où le droit d’auteur était mal protégé. Redécouvrir Émile Souvestre est à la fois une biographie et un essai sur l’œuvre. Célèbre en France et en Europe de son vivant et dans les décennies qui suivirent sa mort en 1854, pratiquement disparu de nos jours des histoires de la littérature française, Souvestre sort un peu de l’oubli après l’essai de David Steel (dont Histoires littéraires a rendu compte dans une précédente livraison), Les recherches de Bärbel Plötner-Lay, qui se sont échelonnées sur plus de vingt ans, lui ont permis de mettre en évidence les influences et les traces qu’il a laissées dans la vie culturelle bretonne, d’analyser une pensée marquée par l’utopie sociale, l’idéologie saintsimonienne et les idées républicaines. Elle revisite ainsi une carrière littéraire originale et significative. Le même éditeur reprend Le Monde tel qu’il sera en l’an 3000. Moins connu que Le Philosophe sous les toits (qu’évoque le Narrateur d’À la recherche du temps perdu), ce roman d’anticipation cité dans les histoires de la science-fiction comme une des premières dystopies de la littérature française, peut se lire encore avec intérêt grâce au registre humoristique adopté par l’auteur, registre souligné par une jolie série de gravures s’intégrant parfaitement au texte.

 Surréalisme (1). Jacqueline Chénieux-Gendron, Inventer le réel. Le Surréalisme et le roman (1922-1950) (Champion, 2014, 776 p., 22 €). Réédition attendue, remaniée et augmentée, de cet ouvrage de référence devenu introuvable, publié à l’origine aux Éditions de L’Âge d’Homme. Il doit se lire comme un classique de la littérature critique consacré à l’une des questions centrales que soulève l’histoire du surréalisme, à savoir la question du roman entendu à la fois comme genre littéraire, mode d’expression artistique, posture éthique, idéologique et philosophique, bref comme système global impliquant l’homme dans sa relation au et dans sa représentation du monde. Jacqueline Chénieux-Gendron, qui connaît son sujet sur le bout des doigts, ne saurait se contenter des explications hâtives et des simplifications commodes : après avoir examiné, dans ses présupposés comme dans ses prolongements, le (trop) célèbre anathème lancé par Breton, après Valéry, contre le roman, genre bourgeois, genre honni, hostile à la poésie et ses prodiges, elle engage l’enquête en profondeur, multipliant les terrains d’investigation et les points de questionnement. Car le problème du roman, de son exclusion ou de sa requalification par les surréalistes, ne peut être dissocié d’une part des discours sur le roman qui révèlent, dans la critique du genre, des préférences marquées pour une certaine littérature romanesque (roman noir, roman merveilleux, roman érotique). Il ne peut être non plus désolidarisé des enjeux propres au récit – dans sa relation spécifique à l’imaginaire poétique et dans sa capacité à faire advenir de l’événement, à produire de l’insolite. « Il reste que c’est aussi dans des textes narratifs, note Jacqueline Chénieux-Gendron, que les surréalistes mettent en œuvre leur faculté d’invention. » De fait, sont abordés ici, entre autres, les textes (récits, presque-romans, vrais faux romans) de Breton, Aragon, Péret, Desnos, Crevel, Limbour, Daumal, Leiris, tous attachés, par des moyens appropriés, à subvertir un genre qu’ils entendent bien requalifier. C’est tout l’intérêt de cette étude approfondie que d’examiner de près les modes d’invention du récit surréaliste, lequel, comme le fait observer l’auteur, s’avère apte à se pluraliser, à engendrer une variété infinie de romans, dont le propos est moins de résumer le passé ou de relater des événements selon un ordre dramatique que de libérer au-devant de soi l’espace encore verrouillé d’une recherche, la prospection d’un sens à venir. Par là se dégagent les conditions de possibilité d’un autre réel, qui ne se plie pas aux conventions d’une écriture, mais obéit aux seules exigences de l’imaginaire créateur.

 Surréalisme (2). Jacqueline Chénieux-Gendron, Surréalismes. L’esprit et l’histoire (Champion, 2014, 376 p., 15 €). Sous le titre Surréalismes, au pluriel, se donne à lire une histoire du mouvement qui ouvrit grandes les portes du XX siècle et fit voler en éclats bien des épouvantails venus du dogmatisme rationaliste et du réalisme dominant (principe de non-contradiction, cogito, principe cohérence, logique de la ressemblance). Porteur d’énergies libératrices, le courant n’en reste pas moins habité par un « esprit » philosophique qui le conduit par exemple à ne pas se satisfaire du système des arts, tel qu’il se déduit du symbolisme de la fin du XIXe siècle, à révoquer les doctrines qui s’empressent d’habiller de cache-misères et de conventions la réalité, à déconstruire les discours qui s’emploient à maquiller du vieux fard de la morale ou de l’idéologie l’élan même de la liberté. Spécialiste du surréalisme, auteur de plusieurs essais sur le sujet, Jacqueline Chénieux-Gendron offre un essai qui s’attache à ressaisir l’esprit du mouvement, sa philosophie profonde, telle qu’elle se développe dans le cours de son histoire et le procès de sa propre théorisation. Elle propose ainsi un ouvrage savant et parfaitement accessible, à recommander à ceux qui souhaitent tout savoir sur les conditions d’émergence du groupe, sur le contexte, politique, social et culturel, qui l’a rendu possible, sur les visées esthétiques et les objectifs humains qui étaient les siens, sur les acteurs (poètes, écrivains, peintres) qui l’ont illustré. De là, bien sûr, la marque du pluriel qui affecte le mot surréalisme, le rendant à la fois à la diversité de ses promoteurs et à la variété des possibles qui le traversent sans le figer. Sont examinées également les échos fertiles et parfois les épanouissements inattendus du surréalisme en dehors des frontières de la France, « échappées et traverses » qui mènent le lecteur en Europe, sur le continent nord-américain, dans le monde espagnol et latino-américain. Un véritable panorama qui, en faisant le tour des questions essentielles, apparente ce livre à l’indispensable vade-mecum du lettré d’aujourd’hui.

 Taine. Nathalie Richard, Hippolyte Taine. Histoire, psychologie, littérature (Classiques Garnier, 2014, 316 p., 38 €). Monographie en tous points remarquable, cette étude est tout autant le portrait intellectuel d’un penseur souvent négligé ou hâtivement fréquenté, et une approche de fond, de nature archéologique et historique, des grands enjeux de la pensée philosophique et scientifique de la seconde moitié du XIXe siècle. Taine est au cœur de son temps, il reflète son siècle, ses attentes, ses espérances, ses limites. Le comprendre, c’est comprendre les mécanismes majeurs qui ordonnent les discursivités savantes fondatrices de l’épistémè moderne. Nathalie Richard rappelle qu’il y a bien eu un « moment Taine », c’est-à-dire un ensemble de concepts, de valeurs, d’articulations notionnelles qui ont conféré son identité à une séquence de l’histoire intellectuelle et culturelle française. Le propos de l’auteur est de reconfigurer ce moment, non en le réinscrivant dans les minutes de son déroulement chronologique, mais en en déployant les propriétés heuristiques et les réseaux d’intelligibilité qui innervent la pensée scientifique. Aussi importait-il de retracer les années de formation du jeune Taine, l’histoire de ses aspirations et de ses déboires, universitaires notamment, avant d’explorer plus avant les modalités pratiques, mondaines, médiatiques et éditoriales, par lesquelles il accède au statut d’auteur et, par là même, à un degré satisfaisant de « visibilité ». Nathalie Richard souligne le fait que, bien que ne bénéficiant pas de poste-clé au sein de l’université, Taine parvient à conquérir à public, à diffuser ses idées, à exercer enfin sur sa génération et celle qui suivra une influence notable. Reste à étudier de plus près ces idées proprement dites : à quel projet scientifique s’affilient-elles ? Pour le dire autrement, il convient de se demander dans quelle aire disciplinaire précise s’inscrivent les recherches de Taine : « L’histoire, la psychologie, la critique littéraire et la philosophie de l’art étaient-elles envisagées par lui comme des champs distincts ou comme participant d’un unique projet d’ensemble ? » Question essentielle en effet, qui engage des choix méthodologiques et des modes de conceptualisation qui, pour la plupart, échappent aux partages disciplinaires classiques – tels que la philosophie, la psychologie ou l’histoire – pour favoriser l’éclosion de perspectives diverses appelés à se coordonner, à s’articuler les unes aux autres dans l’espace d’un même champ du savoir. Au cœur du dispositif, notons l’importance que Taine accorde à la psychologie, paradigme décisif et démarcatif qui, à lui seul, résume les conditions de possibilité d’une science de l’homme. Car telle est bien l’ambition intellectuelle de Taine : en condamnant les pires des égarements philosophiques que sont le dogmatisme d’une part et l’éclectisme d’autre part, celui qui se considère comme un « philosophe » entend « écrire l’histoire en psychologue », pour reprendre ici le titre d’un chapitre central de cet ouvrage. Entre « naturalisme » et « positivisme », il forme le projet « de construire un discours unifié sur l’homme et ses sociétés », cherchant à dégager des lois d’engendrement qui doivent être interprétées d’abord comme des schémas explicatifs d’ensemble, tels qu’on peut les voir se dessiner des Philosophes français du XIXe siècle aux Origines de la France contemporaine.

 Tailhade. Laurent Tailhade, Au pays du mufle, choix et présentation par Thierry Gillyboeuf (La Différence, 2014, 128 p., 8 €). Ce titre pourrait prêter à confusion, car, en fait, il s’agit d’un choix de poèmes, opéré non seulement dans Au pays du mufle (1891), mais aussi dans Le Jardin des rêves (1880), Vitraux (1891), À travers les grouins (1899), Poèmes élégiaques (1907) et Poèmes posthumes (1925). Tel quel, ce choix donne une idée complète de la poésie de Tailhade, qui n’est pas seulement satirique, tant s’en faut. Cependant, on peut se demander si ses meilleurs poèmes ne sont pas justement ceux où il a fouaillé avec frénésie certains de ses contemporains. C’est peutêtre dans le premier et dans le quatrième de ces six recueils qu’il aura exprimé le meilleur de lui même, alors que les quatre autres sont d’un Parnassien appliqué et sans grande originalité, qu’on ne calomniera pas en disant qu’il ne risque pas d’attirer de nombreux fidèles : « les caresses en fleur de mon premier amour », « un rythme correct et pur comme une amphore », « l’orgueil immaculé des lis »… Dans ses ballades satiriques, Tailhade s’affirme au contraire bien plus original, avec une ivresse verbale étourdissante, qui, comme disait Pascal Pia, est celle « d’un rhéteur qu’enivrait sa propre faconde ». On remarque cependant que ses imprécations comiques et cocasses voisinent avec des sonnets ironiques, qui évoquent le moins mauvais Coppée, celui des « curieuses poésies intimistes » (Huysmans) des Intimités et de Promenades et intérieurs (Dîner champêtre, Barcarolle, Hydrothérapie, Quartier latin, Musée du Louvre). Peut-être est-il dommage que Thierry Gillybœuf n’ait pas inclus dans son florilège certaines ballades hilarantes, tympanisant Jhouney, Maurras, « la trogne à Loti », Maizeroy « qui torche le bidet », Jean Rameau « le meilleur veau », et surtout au moins une des quatre ballades immortalisant « les pieds de Péladan » : ce sont peut-être les mieux venues d’Au pays du mufle. Mais pourquoi reprocher aux auteurs d’anthologies les choix qu’ils font ? C’est la loi du genre, et chacun est libre. Certains pourront observer que Thierry Gillybœuf n’a pas non plus fait appel aux Poésies érotiques (1924) où, parmi des pièces apocryphes, se trouvent d’authentiques poésies de Tailhade, qui rendent particulièrement piquants les sarcasmes répétés auxquels se livre celui-ci, dans ses ballades, sur les mœurs hétérodoxes de Pierre Loti et de Jean Lorrain. Les lettres de Tailhade à Sansot, qui ont été publiées, confirment d’ailleurs amplement ce dernier point.

 Tharaud. Michel Leymarie, La Preuve par deux. Jérôme et Jean Tharaud (CNRS Éditions, 2014, 400 p., 27 €). Presque tous les gens intéressés par la littérature connaissent le nom des frères Tharaud. Mais qui les connaît ? Pour cela, le présent ouvrage est bienvenu, même si son auteur manque un peu du sel qui fait d’une biographie un récit passionnant. Curieuse paire, en effet, que ces Tharaud, qui écrivaient ensemble avec une proximité telle qu’il n’est pas possible d’identifier, sans voir les écritures, lequel des deux a composé tel passage. Mais en même temps, avec des vies assez différentes, l’un grand voyageur, l’autre moins, et le reste à l’avenant. Jérôme, l’aîné, avait l’ascendant pour les idées, mais leur collaboration exprime une fusion d’esprit et de style sans pareil dans la littérature, même si l’on songe aux frères Grimm ou aux Goncourt. Venus de leur Limousin natal à Paris peu avant 1900, ils se lieront à Péguy après avoir été dreyfusards, mais avant de devenir les collaborateurs de Barrès, dont ils épouseront largement les idées, tout en développant un antisémitisme « obsessionnel » qui les desservira dans la mémoire collective après la Seconde Guerre mondiale et contribuera à leur oubli. La célébrité avait pourtant été au rendez-vous avec le prix Goncourt 1906 pour Dingley, avant la consécration de l’Académie française, respectivement en 1938 et 1946. Entretemps, ils avaient souvent fait la pluie et le beau temps dans leurs chroniques et articles, qui s’arrachaient dans les années trente. Pendant la Seconde Guerre mondiale, leur position, nationaliste et patriotique, sera caractérisée par un soutien à la personne du maréchal Pétain en parallèle à une certaine détestation du régime de Vichy, et le qualificatif de « collaborateur » ne peut absolument pas leur être décerné. Pour Michel Leymarie, l’oubli qui a englouti les deux frères, malgré des réussites littéraires indéniables, est surtout lié à l’évolution – et à la disparition – d’un lectorat et d’un monde dont ils étaient l’écho fidèle, le simple miroir d’une époque révolue.

 Topor. Salim Jay, Merci Roland Topor (Fayard, 2014, 220 p., 17 €). Le sujet de ce livre était sympathique : Topor (« la hache » en polonais), avec son rire, est en passe de devenir un classique, et pas seulement de la subversion, par ses dessins on ne peut plus provocateurs, et par son œuvre littéraire : romans, pièces de théâtre, scénarios de films ou d’émissions de télévision, poèmes, tous issus d’une créativité tous azimuts. L’auteur de ce livre, romancier et critique littéraire, sait manier la plume, mais comme il se met sans cesse au-devant de la scène, il cache son sujet. Son livre, qui est avant tout un témoignage d’admiration, est un assemblage décousu de diverses anecdotes sur le petit monde, familial ou amical, qui entourait l’artiste, que l’auteur se flatte d’avoir connu. L’apport, tant au plan biographique que littéraire, est très mince. À tout le moins peut-il donner envie de lire les ouvrages qu’il mentionne.

 Utopie. Natacha Vas Deyres, Ces Français qui ont écrit demain : utopie, anticipation et science-fiction au XXe siècle (Champion, 2013, 536 p., 49 €). Une somme que cette étude, qui s’appuie sur soixante-sept romans, depuis Les Morticoles de Léon Daudet et La Fin du monde de Camille Flammarion, publiés tous deux en 1894 et précédant d’une année Les Cinq Cent Millions de la Bégum et L’Île à hélices de Jules Verne, jusqu’à Globalia, œuvre de Jean-Christophe Ruffin, parue en 2004. Elle prend également en compte onze anthologies et des centaines d’études sur une quarantaine d’auteurs, regroupant ce que l’on peut croire la totalité des travaux consacrés à la science-fiction francophone. Cette notion est prise au sens large, puisque le corpus couvre à la fois la littérature d’anticipation, d’utopie, de science-fiction proprement dite. Le livre s’articule en trois parties, qui inscrivent la littérature imaginative de l’avenir – que l’on peut faire remonter au Timée de Platon –, par rapport à l’histoire et aux idéologies, aux peurs, aux guerres et à l’incertitude de l’avenir, ceci dans un long XXe siècle. L’ouvrage, publié dans la très universitaire collection de la Bibliothèque de littérature générale et comparée chez Champion, signe l’inscription de cette spécialité dans un univers légitime. Cette acceptation n’aura pas relevé de l’évidence, comme le montre l’auteur tout au long de son texte. Ce n’est en effet qu’en 2000 que la BnF a créé un fond dédié à la science-fiction. Pour la limitation de ce travail à l’univers francophone, Roger Bozzeto indique dans sa préface : « La gageure était, bien entendu de ne se référer que de façon marginale à la science-fiction anglo-saxonne. Il s’agissait de marquer une originalité de la science-fiction française. » Certes, mais pour qu’une originalité s’impose, il faut qu’elle passe par une comparaison à la fois horizontale et verticale, synchronique et diachronique, peut-on objecter. La seule déception que ce livre puisse générer tient précisément à la faible présence d’un contexte international et à la question des influences. Cela ne saurait constituer un reproche, dans la mesure où l’auteur cerne d’entrée son sujet, au demeurant déjà massif. De plus, bien des passages soulignent que les écrits anglo-saxons existent et ont eu de l’influence sur le paysage éditorial de livres et des revues spécialisées : Fictions, né en 1953, faisant coexister traductions et nouvelles françaises, la collection Présence du futur chez Denoël, pratiquant, dès l’année suivante, la même mixité. On a pourtant du mal à considérer que cette configuration littéraire, minutieusement décrite, ait pu fonctionner en vase à demi-clos. Natacha Vas-Deyres souligne par ailleurs le rôle joué par Régis Messac, qui fut à la fois à l’origine d’une œuvre importante et avec un ancrage dans un progressisme original parfumé de pessimisme, dans la mesure où, dans ses romans, jamais l’avenir ne fut radieux. Cela contrastait avec l’optimisme qui fut, à l’origine du genre, celui d’un Camille Flammarion ou d’un Jules Verne. Qui plus est, l’un des intérêts du livre est de montrer, à travers les auteurs choisis, que cette thématique aura concerné à la fois des spécialistes (Verne, Messac, Georges. J. Arnaud et sa Compagnie des glaces, René Barjavel), mais aussi de romanciers traditionnels comme Jean-Louis Curtis et, avant lui, Léon Daudet, Daniel Halévy, Georges Duhamel, Émile Zola, ainsi que de nombreux romanciers populaires. Cette énumération revient à un certain aplatissement très heuristique pour la mise en relief des thématiques, l’auteur ne se risquant jamais dans des jugements sur la qualité littéraire des œuvres prises en compte.

 Valéry. Dominique Bona, Je suis fou de toi. Le grand amour de Paul Valéry (Grasset, 2014, 296 p., 20 €). Saint-John Perse, Jean Giraudoux, Paul Valéry, et Robert Denoël sont liés l’un à l’autre par une femme : Jeanne Voilier (ou Jeanne Loviton, du nom de son père adoptif), une femme visiblement capable de susciter des déchaînements de passion chez les hommes mariés. Avec son talent de « conteuse », Dominique Bona nous fait vivre en compagnie de ses personnages comme dans un roman. On lui reproche d’ailleurs souvent une trop grande proximité de ses biographies avec le roman, mais qu’importe quand on y est capté par le récit d’entrecroisements amoureux qui s’y prêtent tellement bien. Ou plutôt si, il importe, car dans cet art si difficile de la biographie où le lecteur se retrouve régulièrement à feuilleter des pages ennuyeuses, la vie est un ingrédient indispensable. Malheureusement, pour ce livre, l’éditeur n’a pas daigné se fendre d’un index, élément indispensable à toute biographie. Jeanne Voilier, dont le nom suggère le mouvement, était bien insaisissable, surtout pour Valéry, l’homme qui l’a le plus aimée, selon la dame elle-même, avant de se transformer en vieillard cacochyme quand son amante s’éloigna vers Robert Denoël, qu’elle devait épouser – un projet qui tourna court avec l’assassinat de ce dernier. Ce dernier amour de Valéry, après Catherine Pozzi, permit à l’écrivain un renouveau poétique inattendu, mais que probablement il ne souhaitait pas, aspirant à une certaine paix familiale, l’âge venant. Jeanne Voilier, avocate divorcée, femme libre et femme d’affaires, fait face à l’Académicien de 66 ans, professeur au Collège de France, grand personnage de la République, héritier spirituel de Mallarmé : celui-ci sera balayé par un amour d’adolescent, qui lui fait quasiment perdre la raison, dira-t-il. Mais dans cette histoire, à côté de Jeanne Voilier, il y a une autre héroïne, presqu’invisible, mais si présente : Jeannie Gobillard épouse Valéry, par ailleurs nièce de Berthe Morisot et cousine de Julie Manet. La foi et la certitude de l’indestructibilité de son foyer lui permirent de traverser les épreuves : et ce fut elle qui tenait la main de Valéry à son dernier soupir.

 Vies. Vies imaginaires. De Plutarque à Michon, textes choisis et présentés par Alexandre Gefen (Folio classique, 2014, 580 p., s.p.m.). Placé sous le signe de Marcel Schwob (« Il ne faudrait sans doute point décrire minutieusement le plus grand homme de son temps, ou noter la caractéristique des plus célèbres dans le passé, mais raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu’ils aient été divins, médiocres, ou criminels »), cet ouvrage a pour objectif de recenser et de faire lire quelques « vies que l’écrivain invente ou réinvente comme un cimetière de vanités et une bibliothèque de fantasmes, mais aussi comme un livre ouvert d’exemples, de voyages temporels et d’identités disponibles : des vies habitables par le rêve ». Choix séduisant et qui, s’étendant sur de multiples siècles, révèle combien notre rapport aux textes, à la littérature, à la fiction a évolué. De l’hagiographie au « biographème », en passant par le tombeau, la fable ou l’ironie, des vies exemplaires aux « vies minuscules » chères à Pierre Michon, la gamme des « vies » ici présentée est vaste. Peut-être trop : on finit par ne plus bien comprendre ce qui fait leur singularité. D’une part, parce que si certains textes ont toute leur place dans ce recueil, le parti-pris est plus discutable pour d’autres, comme pour Plutarque : nul ne songerait aujourd’hui à accorder à ses Vies parallèles la valeur de biographies. Elles sont pourtant construites avec rigueur et le classement en vie imaginaire est peut-être anachronique : à ce prix-là, qui sait si les plus solides biographies d’aujourd’hui ne seront pas, d’ici quelque temps, critiquées pour leur manque de rigueur, tout simplement parce que règles et canons auront changé ? Inversement, la gamme des textes ouvertement fictifs considérés comme des vies imaginaires est si étendue que l’on peut se demander, non pas ce qu’est une vie imaginaire, mais ce qui n’en est pas. C’est particulièrement le cas avec Chronologie (l’œuvre posthume de Thomas Pilaster) d’Éric Chevillard : s’il est possible d’inclure dans les vies imaginaires la biographie ironique de quelqu’un n’ayant jamais existé, pourquoi des romans, comme ceux de Patrick Modiano ou L’Œuvre de Zola, ne seraient-ils pas des vies imaginaires ? Pourquoi la notice autobiographique que Saint-John-Perse a rédigée pour l’édition en Pléiade de son œuvre (et dont on sait aujourd’hui qu’elle fait la part belle à l’invention) ne serait-elle pas une vie imaginaire ? Il aurait été souhaitable de développer plus longuement et plus minutieusement ce concept de vie imaginaire, et de devancer de telles critiques. Pour autant, l’appareil critique est de grande qualité, chaque texte étant précédé d’une présentation et de nombreuses notes et explications accompagnant les extraits, la lecture de l’ensemble restant agréable et intéressante.

 Virmaître. Charles Virmaître, Portraits pittoresques de Paris, choix et présentation de Sandrine Fillipetti (Omnibus, 2014, 928 p., 31 €). L’œuvre du journaliste Charles Virmaître (1835-1903) est si pléthorique, si peu connue et si difficilement accessible (seul en avait été réédité, mais en 1963, Les Flagellants et les flagellés de Paris, avec une préface de Pascal Pia), que cette anthologie tombe à point nommé. Elle contient des extraits de douze ouvrages, « choisis pour leur valeur informative, littéraire ou pittoresque ». Certes, Sandrine Fillipetti a bien vu qu’il y a chez Virmaître un côté polygraphe, et que ce journaliste pratique allègrement la compilation, en citant rarement ses sources. En outre, il abonde en développements historiques, parfois longs ou fastidieux. Cela dit, il a su, à travers sa vingtaine d’ouvrages, donner un tableau de Paris particulièrement pittoresque, grouillant de vie, parfois cocasse, et plein d’un certain fantastique social. Cette anthologie est divisée en quatre grandes rubriques : Paris qui vient, Paris qui va ; Les Arts et les Lettres ; Les Escarpes ; Trottoirs et lupanars. La partie la plus vivante est celle consacrée aux Arts et Lettres, plus particulièrement au monde des journaux et des journalistes, que l’auteur connaissait parfaitement. Dans Paris-Canard (1888) foisonnent les anecdotes et les choses vues, à côté de portraits vivants et bien campés (Girardin, Vallès, Chasles, Glatigny, Dumas, Vermorel, Nadar, Thérésa, etc.). Un temps secrétaire d’Émile de Girardin, Virmaître avait en effet côtoyé bien des gens et appris bien des choses. Les extraits de son Paris-Palette (1888) montrent que le monde des peintres, des ateliers et des modèles lui était également familier. Même chose pour la pègre et les escarpes, qu’il s’agisse des joueurs de bonneteau, des arnaqueurs, des voleurs ou des indics, dont il détaille longuement, et comme avec délectation, les trucs et les ruses. Ne pouvaient évidemment manquer les « trottoirs et lupanars », représentés ici par de longs extraits de Paris Impur (1889) : proxénètes, maquerelles, pierreuses, racoleuses, brasseries à femmes, bordels, suiveurs, rafles, police des mœurs, prisons… Au passage, l’auteur note des mots ou expressions d’argot, transcrit des chansons, esquisse de rapides portraits et multiplie les anecdotes. Visiblement, il a approché, sinon fréquenté, toutes ces créatures, visité leurs garnis et assisté à leur manège raccrocheur, et a aussi fait causer indics et policiers. Aussi peut-il nous expliquer avec la plus extrême précision ce que c’est que le « persillage », le « coup de l’église », le « coup de l’omnibus », le « coup du cimetière » (qui fait songer aux Tombales de Maupassant), et « le pas du hareng saur en détresse ». Et comment résister à la chanson Célestine ou la marmite qui fuit. Lamentations d’un trois-ponts, avec son allure de Bruant mal dégrossi : « C’est pas malin Célestine / Depuis que j’suis en turbine / Tu r’foul’ pour trimarder / Nib à tortorer / Tu m’ f’ras calancher… » Est ainsi brossé un tableau du Paris qui va de la fin du Second Empire aux premières années du XXe siècle, tableau à la fois varié et vivant, qui forme comme le pendant anecdotique fin-de-siècle du tableau de Paris de Mercier, quoique moins général et moins ample. L’édition de Sandrine Fillipetti est soignée, accompagnée d’un glossaire, d’un utile index des noms, d’un « répertoire annoté des œuvres, journaux et périodiques » et d’une bibliographie de Virmaître. Une excellente initiative, qui devrait remettre à l’honneur un témoin et un mémorialiste de Paris qui n’a rien de rébarbatif.

 Jean-Pierre Bacot, Olivier Bara, Patrick Besnier, Lise Bissonnette, Julien Bogousslavsky, Jean-Marc Canonge, Alain Chevrier, Bertrand Degott, Philippe Didion, Stéphanie DordCrouslé, Louis Forestier, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Suzanne Macé, Bertrand Marchal, Hugues Marchal, Pierre de Montalembert, Michel Pierssens, Henri Scepi, Claude Schopp.

 

Ouvrages sollicités et non reçus

(rubrique des attachées de presse inutiles)

Éric Dussert, Éric Walbecq, Les 1001 vies des livres (Librairie Vuibert).
Arnaud Bernadet, Poétique de Verlaine (Classiques Garnier).
Marc Décimo, Sciences et Pataphysique. Tome I (Presses du réel).
Frédéric Berthet, Le retour de Bouvard et Pécuchet (Belfond).
Nicole Caligaris, Ubu roi, d’après Alfred Jarry (Belfond).
Jean-Baptiste Baronian, Dictionnaire Rimbaud (Bouquins).
Jean Guehenno, Journal des années noires (Folio Gallimard).
Feydeau : la plume et les planches (Presses Sorbonne nouvelle).
Ivan Jablonka, Les Vérités inavouables de Jean Genet (Points).
Pierre-Yves Cazin, Albert Camus, journaliste (Kairos).
Aurélie Loiseleur, Histoire littéraire du XIXe siècle (Armand Colin).
Alain Noderst, Les Bons Sentiments de Henry Bordeaux (Alain Baudry).
Claude Karkel, Sur les pas de Marcel Pagnol (Campanile).
Laurent Maréchaux, Ecrivains voyageurs (Arthaud).
Lectures du Spleen de Paris (Presses universitaires de Rennes).
Maurice Rollinat, Le Cabinet secret (Sandre).
Pascal Boille, Arthur Rimbaud à Charleville : la maison des ailleurs (Belin).
Alain Cresciucci, Jacques Laurent (de Roux).
Olivier Delahaye, Pierre Loti à Rochefort (Belin).
Eddie Breuil, Du Nouveau chez Rimbaud (Champion).
Jean de La Ville de Mirmont, Lettres de guerre (Cent pages).