En société

 Apollinaire. Apollinaire 15. Revue d’études apollinariennes, mai 2014 (Calliopées, 114 p., 20 €). Toujours riche et variée, cette revue continue d’être à l’image même de ce que sont la vie et l’œuvre d’Apollinaire. Elle nous offre d’abord un inédit assez curieux : une longue lettre d’Albert de Kostrowitzky à son frère Guillaume, écrite de Mexico en 1915, et provenant du Fonds Madeleine Pagès. Albert y donne des nouvelles détaillées du Mexique révolutionnaire de Carranza, où tout, dit-il, est loin d’être brillant, surtout la situation sanitaire et financière. Comme le souligne Claude Debon dans sa présentation, « Maman avec une majuscule reste sa grande préoccupation ». On peut rêver au destin de cet Albert, qui mourra au Mexique en 1919 dans des circonstances mystérieuses : typhus ou dommages collatéraux de la révolution ? Voilà qui nous ferait songer à une autre victime : Arthur Cravan. Fort précise, et souvent piquante, l’étude de Jean Burgos sur Apollinaire et les pompiers retient par l’enquête qu’elle mène autour du Douanier Rousseau vu par Apollinaire. Celui-ci, en 1907-1908, ne se privait pas d’ironiser sur « le malheureux Rousseau ». Il viendra à résipiscence en 1910, peu après la mort du peintre, se souvenant probablement des éloges prodigués autrefois par Jarry et Gourmont au Douanier. Mais, à ses yeux, comme le note Jean Burgos, Rousseau  est « un pompier d’exception », car il a « retenu, lui, la leçon que, vainement, les autres pompiers ont tenté d’apprendre : celle de l’ordre ». Conception paradoxale, et qui explique qu’Apollinaire fut surtout sensible à la poésie qui se dégageait des tableaux du peintre. Il en allait un peu autrement avec les « peintresses » passées en revue par Daniel Delbreil dans Apollinaire et les peintresses. On y apprend que Marie Laurencin est l’artiste la plus citée et la plus commentée : il est permis de se demander si, ce faisant, le poète restait vraiment objectif. Il en va de même avec d’autres « peintresses » comme Alice Clifford Barney, dont Apollinaire ne s’est probablement occupé que parce que sa fille Natalie était alors l’Amazone de Gourmont. Autres inédits : des lettres de Franz Toussaint à Gabriel Soulages datant de 1914, présentées par Bernard Lonjonet qui montrent la vision particulière et ironique qu’avaient d’Apollinaire certains de ses contemporains. Étienne-Alain Hubert commente, avec d’amples précisions, de curieuses notes inédites d’Apollinaire : recopiages de vers de Villon, Guéroult et Nostradamus. Ceux de Villon posent un irritant problème, car leur texte ne semble correspondre à aucune édition ancienne et comporte de surcroît à la fois des vers faux et des rimes non respectées. Mentionnons enfin un compte rendu très nuancé, par Pierre Caizergues, de la récente biographie d’Apollinaire par Laurence Campa (dont l’Album Cendrars en Pléiade peut en revanche laisser perplexe) et les habituelles Informations, extrêmement nourries, où brille la reproduction d’une plaque posée à Venise sur la maison de Baffo et comportant une citation d’Apollinaire : hommage qui dut, sur les bords du Styx, flatter l’ombre de l’auteur des Diables amoureux autant que celle du priapique ami de Casanova.

 Clancier. Cahiers Robert Margerit n° 17, décembre 2013, Georges-Emmanuel Clancier, tisserand d’or et d’ombre (Revue d’auteurs limousins, 324 p., 18 €). Les Cahiers Robert Margerit consacrent une grande partie de cette livraison à l’un de leurs fondateurs : Georges-Emmanuel Clancier, dont on vient de fêter le centième anniversaire. Pareille longévité méritait à coup sûr d’être célébrée. Si un long texte sur la genèse de l’exposition consacrée à G.-E. Clancier par la Bibliothèque municipale de Limoges ou la liste de ses déplacements en France et à l’étranger ne susciteront l’intérêt que de quelques inconditionnels, on lira avec attention l’étude consacrée à La Couronne de vie (1946) comme prémices de l’œuvre à venir, ainsi que celle sur la résistance des poètes. La Seconde Guerre mondiale, avec la guerre d’Espagne, fut pour beaucoup le moment de l’engagement, et l’on sait le rôle fédérateur que Pierre Seghers joua en France. Lit-on encore Georges-Emmanuel Clancier ? La partie romanesque, ancrée dans son Limousin natal et qui traverse le siècle avec les quatre volumes d’Un enfant dans le siècle, a sans doute un peu vieilli. Travail probe et solide d’un bon artisan des lettres, elle mérite cependant de ne pas sombrer dans l’oubli où tant d’autres se perdent.

 Comte. Bulletin de la maison d’Auguste Comte n° 13, décembre 2013 (10 rue Monsieur-le-Prince, 76006 Paris, 48 p., s.p.m.). Comte fait souvent figure de joueur de billes de la philosophie au XIXe siècle, à côté des Hegel, Nietzsche, Marx, etc. Et le positivisme est largement devenu la marque de fabrique des théories scientifiques réductionnistes où la matière remplit l’espace de la pensée. Il est donc intéressant de voir que l’association qui préside aux destinées de la mémoire de Comte est dynamique et publie une revue lisible et attractive dans sa présentation. Et l’on ne regrette pas que cette livraison s’ouvre sur un texte de Salvador Dali traçant un parallèle délectable entre le rock and roll et le positivisme. Suivent Claude Lévi-Strauss et quelques remarques sur la « religion positive », une étude sur Maurice Ajam (qui introduisit le positivisme en politique), la franc-maçonnerie, Ernest Renan, le développement des thèses positivistes en France et en Angleterre, une bibliographie récente et des nouvelles de l’association, qui fait savoir que la « chapelle de l’Humanité » sise à côté du musée Comte est maintenant ouverte après travaux et que la restauration de la redingote du Maître a été achevée avec succès.

Paulhan. Jean Paulhan et ses environs n°1, Dossier : autour des « Hain-Teny » (Société des lecteurs de Jean Paulhan, 2014, 84 p., 12 €). Cette lettre de la SLJP comporte, outre le dossier thématique, deux notes critiques d’ouvrages relatifs à Paulhan et une série d’index (écrivains, thèmes, projets de publication, publications, colloques, expositions, etc.). Cette dernière série étant réservée aux spécialistes, la partie intéressante de cette livraison est assurément son dossier, qui est constitué surtout de recensions d’articles ou d’ouvrages sur Paulhan et les Hain-Tenys (on fera donc ici recension de recensions). On le sait, Paulhan a passé les années 1907-1910 à Madagascar, où il enseignait le français et le latin. Rentré en France, et par un habile retournement, il enseigne la langue malgache à l’École des Langues orientales. Il a mis à profit son séjour dans l’île pour comprendre cette langue et s’est intéressé de près aux Hain-Tenys, qu’il fait découvrir en France en publiant un recueil en 1913 : Les Hain-Tenys merinas. Selon Michel Siméon, le séjour malgache de Paulhan, loin d’avoir été une parenthèse exotique, a structuré toute son œuvre et en représente une source indispensable : « La grande affaire de Paulhan, celle qui occupe une bonne partie de son temps malgache, c’est bien l’acquisition d’une langue radicalement différente. Il confirme d’emblée que les mots et la pensée sont indissociables et qu’une langue est fondamentalement conceptualisation originale du monde et de la vie. » À la façon d’un ethnologue, Paulhan affirme qu’il faut « entendre [le proverbe] sur place, au moyen des seuls éléments qu’il nous offre ». Dans sa thèse, il inclut une trame narrative à la première personne du singulier afin de montrer que la pleine saisie du sens est intimement liée à l’expérience d’un sujet donné. On lit sur une note manuscrite de Paulhan : « Les hain-teny ont leur secret. Ce sont des poèmes doubles, dont le sens caché s’inspire (relève) d’une logique proverbiale, stricte et sévère. Sans doute ici ou là le lecteur le devinera-t-il. Les adages de tous les pays ne se ressemblent pas seulement par leur acception, mais par le ton et le style. Quant au sens apparent, on le verra, il traite d’amour : désirs, regrets, refus. Ce n’est pas l’amour sensuel et contemplatif de la poésie arabe, ne le caprice ou la passion romantique. Plutôt fait-il songer aux joutes de l’amour courtois : c’est un amour intellectuel, disputeur et méticuleux, où affleure à tout instant l’autorité du proverbe. » Paulhan appelle parfois en effet proverbe le hain-teny, de par l’usage qu’on en fait à Madagascar, bien que la forme que prend le hain-teny ait peu à voir avec ce que nous dénommons proverbe. En 1963, Étiemble prétend, dans Comparaison n’est pas raison, que « lorsque Jean Paulhan révéla aux Français, en 1913, les Hain-Teny merinas, c’est l’écrivain, autant au moins que le malgachisant, qui servait la littérature comparée. Après plus d’un demi-siècle sa traduction demeure et les Malgaches y louent la plus heureuse réussite, tant pour la qualité de la langue que pour l’intelligence du genre. » Cité par Antoine Meillet dans le Bulletin de la Société de linguistique de Paris d’octobre 1913, Paulhan affirme que « pour le merina, il y a deux sortes de langages : le langage simple, ordinaire, spontané, qui est celui de la conversation, des contes, des discours, et d’autre part le langage supérieur (ambony), noble, recherché, le langage qui est une étude et une science ; c’est la langue des chansons, des Hain-Teny et des proverbes. » Un exemple, cité par P. De La Deveze dans Anthropos en 1914 est : « Un proverbe malgache très répandu dit : / L’eau sur le roc : vue de loin elle brille, / Si l’on y puise on n’y trouve pas. / Un Hain-Teny en fait un petit tableau satirique : Ne déliez pas la parenté, / Car la parenté est comme les figues : / Quand on ouvre, il y a des fourmis ; / Les parents des autres / Sont pareils à l’eau sur le roc : / Vue de loin elle brille, / Si l’on y puise on n’en trouve pas. Mais il y a plus, car ce petit poëme ne se dit pas isolément ; il a besoin d’être encadré dans une joute oratoire où les deux rivaux font assaut d’esprit en débitant chacun un Hain-Teny jusqu’à ce que l’un d’eux, ne trouvant plus rien à répondre, se déclare vaincu. […] Par exemple, un maître et son ouvrier, pour se mettre d’accord sur le salaire, échangeront des Hain-Teny d’amour jusqu’à ce que l’un d’eux, à court, en passe par la volonté de l’autre. » Suivent des exemples plus ou moins obscurs, aux accents bibliques, prophétiques, sentencieux, le plus souvent tirésiastiques. Plus limpide est le suivant, rapporté par Ph. Dally dans l’Ethnographie d’avril 1914, sous forme de joute oratoire aux répliques courtes : « — Je vous aime. / — Et comment m’aimez-vous ? / — Je vous aime comme l’argent. / — Vous ne m’aimez pas : si vous avez faim, vous m’échangerez pour ce qui se mange. / — Je vous aime comme la porte. / — Vous ne m’aimez pas : on l’aime, et pourtant on la repousse sans cesse. / — Je vous aime comme la voatavo (petite citrouille) : fraîche, je vous mange. Sèche, je fais de vous un chevalet de valiha (sorte de guitare). Je jouerai doucement au bord des routes. Tous ceux qui passent l’entendent. / — C’est maintenant que vous m’aimez tout à fait. » Nom bien connu des rimbaldiens, Gabriel Ferrand dans le Journal asiatique d’août 1914 donne des précisions sur le mot « Hain-Teny » qui, d’après Paulhan, signifie exactement « science des paroles », ou mieux encore « puissance de la parole ». Et de citer une anecdote vécue par Léon Pineau, qui s’opposait à un adversaire en malgache. Mais Pineau est bientôt à court d’argument et lance à tout hasard : « Le chien aboie et la lune brille ». Son adversaire resta bouche bée et l’assistance déclara Pineau vainqueur. Cette Lettre de la SLJP donne une belle approche de la notion si subtile du Hain-Teny, laquelle ne demande qu’à être complétée par la lecture de l’ouvrage de référence de Paulhan. On regrette que la nouvelle forme de la Lettre de la SLJP soit imprimée en corps 10, avec des notes en corps 9, et des fac-similés de journaux reproduits en taille minuscule. Cela rend sa lecture fort malaisée. 

Proust. Quaderni Proustiani, n° 8, 2014 (Associazione Amici di Marcel Proust, Napoli, 371 p., 25 €). Cette livraison des Quaderni Proustiani rassemble des études variées, en français et en italien. Côté italien, ce sont des contributions sur la mémoire proustienne volontaire, la rencontre de l’écrivain avec le poète Attilio Bertolucci, le proustisme de Barthes dans sa Préparation au roman, la souffrance comme moteur de création de La Recherche, la première traduction de La Recherche en langue étrangère, la relation entre Proust et Svevo, les apparitions picturales dans La Recherche, le personnage de Swann comme « inspirateur » du roman, les traductions et recherches en Chine, la représentation proustienne de la Grande Guerre, les liens, dans la création de La Recherche, entre mélancolie (désordre) et architecture (organisation), et l’influence de Watteau dans la peinture du sentiment amoureux chez Proust. Les articles en français rassemblent des études sur Proust et Pompéi, sur la représentation de la voix de la Berma dans La Recherche, sur deux dédicaces inédites de Proust, sur Proust et la pensée indienne, sur les mentions de Proust dans deux romans latino-américains, sur la nouvelle structure et l’œuvre de Proust en Roumanie. Dans Proust et Pompéi, Jean-Yves Tadié propose une « critique archéologique » de deux pages du Temps retrouvé, afin de mettre en lumière « différentes couches superposées de significations ». Il ressort de son étude, menée en relevant des éléments classés dans différents codes se référant à Barthes (historique, symbolique, autobiographique, archéologique), que la promenade du narrateur en 1916 dans un Paris bombardé de nuit par les Allemands, devient une « promenade dans le passé, individuel, puis historique », et que cette « réalité historique » est élevée « jusqu’au mythe » avec la comparaison de Paris et Pompéi, établie par le personnage de Charlus. Jean-Yves Tadié note également l’émergence d’un sentiment de culpabilité dans la clientèle de la maison de passe tenue par Jupien, pendant cette nuit de bombardement, en raison de « la crainte de la mort », et cette culpabilité est liée chez Proust à la figure du rat : Jean-Yves Tadié relève des passages où il est question de rats dans La Recherche, notamment ce « rêve étrange » du narrateur dans lequel les parents de ce dernier sont transformés en rats « couverts de gros boutons rouges, plantés chacun d’une plume ». Le biographe rapproche ce rêve d’un élément de la vie de l’écrivain, qui « faisait apporter dans une chambre d’hôtel, des rats qu’il faisait transpercer d’aiguilles ». Cet élément serait à rapprocher du père de Proust, lequel s’intéressait aux rats en sa qualité de médecin hygiéniste. Jean-Yves Tadié établit un parallèle entre ce « rite funèbre » des rats transpercés d’aiguilles, le danger que courent les habitants de « Paris-Pompéi », la nuit du bombardement, dans Le Temps retrouvé, et le sentiment de culpabilité qui se dégage de l’ensemble. L’article de Davide Vago, Anamorphose d’une voix : « Entendre la Berma », étudie la représentation de cette voix en analysant les « périphrases prosodiques », productrices d’« isotopies ». L’auteur remarque que l’appréciation de la voix de la comédienne « sollicite davantage la vue que l’ouïe du spectateur », mais note que « la conjonction de plusieurs domaines sensoriels est sans aucun doute l’une des clés pour comprendre le traitement de l’expérience théâtrale de La Recherche, avant de préciser l’existence, toujours chez Proust, d’un « lien particulier » de l’art dramatique avec la dimension acoustique. » Il note également un lien entre l’ouïe et « la concrétisation spatiale de la voix ». L’article de Pyra Wise, Deux dédicaces inédites, traite de la dédicace de Proust à Arthur Félix Pernolet, qui aurait été un voisin du boulevard Haussmann — dédicace qualifiée d’« ambiguë », car on ne peut savoir si Proust, dans la formule « un voisin très près et très loin de lui », suggère que ce voisin vit le jour, et lui, la nuit — et d’une dédicace de Cocteau à Proust, peu avant sa mort, faisant suite à une relation qui alla de « l’amitié admirative au ressentiment » (on apprend en passant que c’est à travers une dédicace du Côté de Guermantes que Proust donne Cocteau comme « le modèle de Saint-Loup dans l’épisode chez Larue ») : « Mon cher Marcel / ici et toujours vous trouverez des signes de mon admiration complète / Jean / sept. 1922 ».

Julien Bogousslavsky, Jean-Marc Canonge, Isabelle Dumas, Jean-Paul Goujon, Olivier Salon.

 Livres reçus

Alain-Fournier (1). Ariane Charton, Alain-Fournier (Folio biographies, 2014, 410 p., s.p.m.). Étrange destinée que celle d’Henri-Alban Fournier, passé à la postérité sous le pseudonyme d’Alain-Fournier par la grâce d’un ouvrage, désormais cantonné à la littérature pour adolescents, que ces derniers lisent souvent par obligation scolaire et que les adultes délaissent avec quelque mépris, parce qu’ils se croient bien loin des préoccupations enfantines portées par Le Grand Meaulnes. C’est se méprendre singulièrement sur cet ouvrage, qui, plus qu’un livre pour adolescents, est plutôt le regard nostalgique porté par un adulte sur ce passage de l’adolescence au monde adulte. Et l’on ne s’intéresse généralement pas plus à la vie de l’auteur, croyant tout en savoir quand on sait qu’il a puisé dans sa propre vie pour composer son roman et qu’il est mort au combat dès le début de la Première Guerre mondiale (à l’instar d’un Péguy qu’il admirait et dont il était l’ami, ce qu’on sait moins, et qu’il décrivit dans un beau portrait que cite Ariane Charton). Avec empathie et rigueur, Ariane Charton nous dévoile la vie de cet illustre inconnu que fut Alain-Fournier. Elle le fait en réservant une première surprise : elle s’attarde peu sur l’enfance, considérant même que « l’enfance berrichonne de Fournier n’a rien d’exceptionnel ». Elle en dit en revanche beaucoup plus sur ceux qui lui furent proches : sa sœur Isabelle, qui, après la mort d’Alain-Fournier, devint une gardienne du temple aussi intransigeante qu’injuste, et le grand ami, le confident et bientôt le beau-frère que fut Jacques Rivière. Alain-Fournier entretint avec les deux une correspondance abondante, sur laquelle s’appuie considérablement la biographe. Cette correspondance permet de voir à quel point Alain-Fournier était exalté et prompt à s’enflammer, et Rivière plus analytique, tombant souvent juste : « Nous ne sommes attachés que par nos différences, que parce que nous nous complétons avec exactitude, et ces différences nous passons notre temps à ne pouvoir nous les tolérer. » Le même Rivière, plus tard, devait affirmer avec autant de clairvoyance : « Tu as eu une enfance si belle, si lourde d’imagination et de paradis, qu’en la quittant la maigreur de la vie t’a découragé. Ç’a été comme si déjà tu avais vécu ta vie ; comme si tu n’avais plus qu’à la répéter en mémoire, qu’à te la raconter interminablement à toi-même. » Ariane Charton revient aussi sur les grandes figures qui marquèrent Alain-Fournier et Rivière : Claudel pour les deux, Péguy pour le premier, Gide pour le second. Passent aussi des écrivains ou des peintres dont Alain-Fournier fut proche et que le temps fait oublier, comme Marguerite Audoux ou André Lhote. Elle s’intéresse aux femmes d’Alain-Fournier, à ces trois femmes qui représentent toutes les visions de la femme qu’il a pu avoir : la femme idéale et inatteignable, Yvonne de Quiévrecourt, source directe de l’Yvonne de Galais du Grand Meaulnes ; Jeanne Bruneau, l’amante ; et Pauline Perier, dite Simone, la femme aimée qui rassemble les deux précédentes et auprès de laquelle Alain-Fournier pensa trouver le bonheur. Cette dernière se montra d’ailleurs aussi lucide que Rivière en son temps, décrivant en Alain-Fournier un « être vivace, orageux, passionné, capable de joie éperdue, de jalousie extrême, de tourments imaginés, blâmant les excès de sa nature secrète et ne sachant échapper à ses humaines contradictions ». La biographe étudie aussi longuement l’écrivain, son rapport à la littérature, et la lente écriture du Grand Meaulnes. Elle ne cache rien des hésitations, des différents titres de l’œuvre ni des différents noms des personnages, soulignant que tel protagoniste, au départ voué à un rôle mineur, finit par devenir rien moins que le narrateur. Le livre est ainsi truffé d’anecdotes qui réjouiront ceux qu’intéresse la maturation d’une œuvre. Il éclaire aussi le passage d’Henri-Albin Fournier à Alain-Fournier : pour prendre sa pleine indépendance par rapport à sa famille ; parce que l’euphonie du prénom lui plaît ; en hommage à Alain Chartier, poète du XVe siècle ; pour se différencier de son homonyme Henri Fournier, coureur cycliste… Une interrogation naît à la lecture de cette biographie : Alain-Fournier a essayé d’écrire avant et après Le Grand Meaulnes, mais rien ne nous est parvenu d’achevé. Sa mort à la guerre a couronné son parcours, faisant de lui l’homme d’un seul livre, devenu mythique au cours du XXe siècle, mais l’on ne peut s’empêcher de penser, au fil de cette biographie, que, même s’il avait survécu à la guerre, Alain-Fournier avait tout dit avec son Grand Meaulnes et serait resté l’homme d’un seul livre.

 Alain-Fournier (2). Alain-Fournier, Lettres à Jeanne, édition d’Ariane Charton (Mercure de France, 2014, 102 p., 5,50 €). Après les commémorations du centenaire du Grand Meaulnes, ce petit livre vient à point nommé pour nous permettre de jeter un nouveau regard sur ce roman. Il rassemble sept lettres, écrites de 1910 à 1912, à Jeanne Bruneau (1885-1971), sur laquelle un article de Patrick Martinat publié dans Histoires littéraires n° 55 avait apporté de nombreuses précisions et révélé des documents inédits. Durant trois années, l’écrivain et la jeune modiste connurent une liaison des plus tumultueuses, faite de ruptures et de réconciliations successives. Les longues lettres (mêlant souvent le vous et le tu) qu’adressa Fournier à sa maîtresse témoignent de ce qu’Ariane Charton appelle l’« ambivalence » de ses sentiments, faits d’un mélange de tendresse et de pitié. Même s’il reconnaissait, dans une lettre à André Lhote, que Jeanne était « un des êtres les plus intelligents et surtout les plus tragiques » qu’il eût rencontrés, le cœur n’y était pas vraiment, et il éprouvait en fait pour elle, avouera-t-il à sa sœur Isabelle, non pas « un grand amour, mais un attachement violent ». Elle avait, poursuit-il, toutes les qualités, « sauf la pureté. C’est pourquoi je l’ai fait tant souffrir. » Dans une lettre à Jeanne, on le voit même déclarer : « Je pouvais vous aimer. Je ne pouvais pourtant pas aimer vos fautes. […] Toutes les fois que nous sommes revenus l’un à l’autre, ce fut je me souviens la même déception. » Sans doute se méprenait-il étrangement en exigeant de Jeanne ce qu’il adorait respectueusement en Yvonne de Quiévrecourt, autrement dit Yvonne de Galais. Reste que, dans Le Grand Meaulnes, Jeanne Bruneau sera transposée en Valentine Blondeau, la fiancée perdue de Frantz de Galais. Or, comme le souligne Ariane Charton, Valentine « est pourtant souvent oubliée au profit d’Yvonne de Galais qui illumine l’œuvre. Peut-être parce qu’au contraire, elle assombrit le livre. Elle est aussi celle qui fait passer de l’adolescence à l’âge adulte. » Ce sont là, en effet, deux figures antithétiques, dont la seconde sert un peu de repoussoir à la première. Valentine-Jeanne incarne, non le rêve, mais la réalité, et surtout les démons intérieurs d’Alain-Fournier. C’est dire qu’on aurait tort de voir dans Le Grand Meaulnes un roman limpide et évanescent, alors qu’il est le lieu d’un conflit fondamental et tragique. Ce conflit, l’écrivain le résoudra dans sa vie par une autre liaison, apparemment plus exaltante et vivifiante pour lui : ce n’est pas par hasard que, aux lettres à Jeanne (1910-1912), succéderont chronologiquement les lettres à Mme Simone (1912-1914). Ces lettres à Jeanne ont également le mérite de mettre en lumière un Alain-Fournier bien différent des images d’Épinal qu’on en a proposées : un être torturé et torturant, plein de contradictions et d’ambivalences. L’édition de ces lettres est ici judicieusement complétée par une série de sept documents, dont six lettres d’Alain-Fournier à divers, et son texte posthume, La Dispute et la nuit dans la cellule, qui éclaire assez bien ses rapports avec Jeanne. On n’oubliera pas l’introduction et les notes, également pertinentes, d’Ariane Charton — laquelle ne précise cependant pas, sauf erreur, l’origine de ces lettres à Jeanne, mais ce n’est là qu’un détail.

 Anarchisme. Vittorio Frigerio, La Littérature de l’anarchisme. Anarchistes de lettres et lettrés face à l’anarchisme (ELLUG, 2014, 390 p., 25 €). Les adeptes de la reprise individuelle pourront toujours voler ce livre, mais ils feront un plus beau geste en l’achetant. Pour pas très cher, voilà le compagnon indispensable du précédent ouvrage de l’auteur aux mêmes éditions : Nouvelles anarchistes : la création littéraire dans la presse militante (1890-1946). Vittorio Frigerio connait son sujet. Toutes ses citations sont de première main, tirées de la débordante petite presse anarchiste, parfois célèbre, mais la plupart du temps obscure et quasiment introuvable. Avec sympathie pour son sujet et les personnages pittoresques qu’il est amené à évoquer, il ne perd jamais de vue l’axe majeur de son enquête et de ses réflexions : les relations supposées entre anarchisme et avant-garde littéraire fin-de-siècle. Ses analyses nuancées concluent à certaines rencontres mais démontent la construction trop simple et trop facile qui met dans le même sac historique, voire idéologique, Mallarmé et les poseurs de bombe. De fait, les 25 chapitres de l’ouvrage présentent autant de facettes souvent contradictoires sur des individus, des œuvres, des discours, pour la plupart oubliés, mais que Vittorio Frigerio fait revivre. La première partie traite la question de la création littéraire en relation avec les anarchistes, la deuxième examine les enjeux et l’esthétique des nouvelles publiées dans les feuilles anarchistes. La troisième s’intéresse au portrait des anarchistes peints par des écrivains notoires, tandis que la quatrième, au contraire, décrit l’anarchisme vu de l’intérieur par des écrivains adeptes de l’anarchisme. Il y a beaucoup à apprendre dans tous ces essais, appuyés sur l’analyse de nouvelles ou de romans, mais c’est le dernier surtout qui permet d’approcher des figures pour la plupart peu connues aujourd’hui : Jules Lermina, Han Ryner, Brutus Mercereau (qui le connaît encore, cestuy, à part quelques abonnés d’Histoires littéraires ?), Fernand Kolney, Henri Rainaldy, sans oublier l’étonnant K.X. qui, même pour Vittorio Frigerio, constitue « un cas à part ». Tout au long de l’étude, les crédits appropriés sont rendus par l’auteur aux chercheurs étrangers qu’intéresse l’histoire de l’anarchisme, en particulier des Américains, des Anglais et des Italiens, dont les travaux sont généralement ignorés des Français (lire dans une autre langue les fatigue toujours). Il est donc heureux qu’un Italien polyglotte vivant en milieu anglophone fasse, lui, l’effort de leur raconter dans leur langue la fascinante histoire de la littérature et de l’anarchisme.

 Balzac. Alexandre Mikhalevitch, Balzac et Bianchon (Champion, 2014, 328 p., 60 €). Une promenade dans La Comédie humaine, voilà l’ambition de l’auteur telle qu’il l’annonce en préambule. C’est une excellente idée, en effet, que d’aborder la chronologie des romans de Balzac par la lorgnette « médicale ». Et le Dr Horace Bianchon est non seulement le médecin qui apparaît le plus dans La Comédie humaine, mais il est un des personnages les plus présents en général, juste après Nucingen : on le retrouve dans 31 textes, et sa qualité de protagoniste secondaire n’est pas inintéressante pour offrir un point d’observation privilégié sur l’œuvre balzacien. Balzac a placé Bianchon du « bon côté » de ses personnages, ceux qui ont « réussi » dans l’époque post-impériale, avec les Rastignac, Arthez, Lousteau ou Blondet. Né « vers 1797 », Bianchon a la particularité — inhabituelle chez Balzac — de n’être quasiment pas décrit comme personnage dans aucun des romans. Il apparaît néanmoins sous l’aspect d’une rondeur bienveillante, adaptable, associant de belles qualités humaines à un grand intérêt scientifique développé à la suite des découvertes de Claude Bernard et de l’École physiologique de Paris, et, fait particulier, à un don de détective amateur. C’est comme carabin qu’il surgit pour la première fois en 1834 dans Le Père Goriot, et il interviendra de façon récurrente jusqu’en 1848 dans L’Envers de l’Histoire contemporaine. Alexandre Mikhalevitch souligne que sa principale originalité est sa « bienveillante curiosité » à l’égard de Vautrin, l’inquiétant protagoniste des bas-fonds, qui le fascine autant que le pouvoir érotique de Rastignac. Comment ne pas penser, nous dit alors l’auteur, à une homosexualité latente chez Bianchon, « dont l’asexualité de façade n’exprime aucune tendresse particulière à l’égard des figures féminines » ? C’est d’ailleurs sur un échec médical face à un cas de grave hystérie féminine que Bianchon achèvera sa carrière de La Comédie humaine : dans L’Envers de l’Histoire contemporaine, la belle et jeune fille du baron Bourlac, Vanda de Mergi, souffre de symptômes associant catalepsie, atonie et épisodes de gesticulation lors desquels elle peut se luxer l’épaule, et surtout de crises de bestialité où elle aboie « comme un chien » au contact de l’eau. Bianchon et ses confrères ne pourront que s’avouer impuissants devant une affection sans lésion organique, alors qu’un médecin atypique, le Dr Halpersohn, guérira la patiente par une sorte de cure d’isolement préfigurant le « traitement moral » que préconiseront, dans les névroses, les grands médecins de la fin du siècle. Ici, Balzac, d’abord intéressé par le mesmérisme puis par les progrès scientifiques de son temps, montre une singulière prémonition en abordant quasi-explicitement la notion de l’origine sexuelle de certaines névroses et leur prise en charge future, quarante ans avant Charcot, soixante ans avant Freud. Le lien entre sexualité et hystérie apparaît d’ailleurs de façon récurrente dans l’œuvre de Balzac, où l’on peut citer le cas de Pierrette Lorrain dans Pierrette (1839), la folie de Lydie Peyrade dans Splendeurs et misères des courtisanes (1843-1844) ­— deux patientes d’ailleurs soignées par Bianchon —, ou le délire érotique de Madame de Serisy après le suicide de Lucien de Rubempré dans le même ouvrage. À nouveau, dans ce dernier cas, ce ne sera pas Bianchon qui amènera la guérison, mais l’ex-forçat Vautrin, alias Jacques Collin, alias l’abbé Herrera ! Alexandre Mikhalevitch conclut d’ailleurs son ouvrage sur « les impasses du fantasme de maîtrise », qu’on pourrait bien renommer syndrome de Bianchon, et peut-être, par extension, syndrome de Balzac : les initiales de Bianchon ne sont-elles celles de son créateur, une identification qui se retrouve dans un texte comme Étude de Femme, dans lequel Bianchon remplace carrément le narrateur. Mais cette identification est en réalité plutôt une exacerbation du « contraire » de ce qu’était le Balzac passionné, conquérant, parfois surexcité, empêtré dans des affaires amoureuses et des dettes, face au Bianchon calme, régulier, jamais plaintif, sans aucune histoire de femme ou d’argent, et finalement sans culpabilité ni inconscient, tel que Balzac l’a façonné : un alter ego inversé, « véritable condensat de conscience morale ». Et la légende ne rapporte-t-elle pas qu’à ses derniers jours, Balzac déclinant aurait déclaré que Bianchon, lui, l’aurait guéri ?

Bonnefoy. Yves Bonnefoy, L’Heure présente et autres textes (Poésie/Gallimard, 2014, 328 p., s.p.m.). Ce recueil regroupe les trois derniers écrits poétiques de l’auteur : La Longue Chaîne de l’ancre, L’Heure présente et Le Digamma, qui font cohabiter poésie, proses, contes — certains même proches du fantastique — et réflexions critiques. Souvent lyriques et laissant sourdre quelque nostalgie, ces recueils se placent sous quelques figures tutélaires : Shakespeare en premier lieu, dont le poète propose des mises en scène qui deviennent à elles seules une histoire et rappelant combien Yves Bonnefoy, traducteur de Shakespeare, en est un lecteur attentif ; mais aussi la figure d’Adam et Eve, ces derniers représentés dans plusieurs superbes « Variantes » une fois chassés du Paradis, devant découvrir la terre et apprendre à y vivre, ou plutôt d’abord à y survivre. L’écriture du poète atteint, dans ces petites histoires, une beauté poignante, donnant à voir le désarroi et, déjà, l’apprentissage, la peur et la volonté de faire face à l’adversité. Le dernier texte, plus réflexif, s’interroge sur la disparition du « digamma » de l’alphabet grec, explorant des pistes séduisantes mais aussitôt remises en cause, comme l’inadéquation de la chose et de l’intellect dans le monde grec devenant le monde occidental, et instaurant une rupture fondamentale. Le digamma devient le symbole de toute disparition, de toute perte, entrant en résonnance avec les textes précédents, marqués par la finitude et la perte de sens. Au fond, la clé de ce recueil, la clé de l’acte poétique qu’y pose Yves Bonnefoy, est peut-être cachée dans ces vers qui résonnent comme un manifeste : « […] tenter de se souvenir, / Ce sont des fleurs coupées, ce qui a du sens. »

 Caradec. François Caradec, Vrac (et autres textes) (Du Lérot, 2014, 316 p., 35 €). Non, ce n’est pas, malgré son titre, un livre en vrac, tant s’en faut. Il se lit plutôt comme une sorte de Journal de bord d’un homme qui pose un regard particulier sur le monde, la vie, les hommes et les livres. L’unité de tout cela, c’est le ton, à la fois détaché et ironique. D’où des réflexions brèves, de ce style : « Nul citoyen ne devrait être inquiété d’avoir voté pour un salaud ou un imbécile : il n’avait pas le choix. » « Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Il paraît que Che Guevara l’a lu aux chiottes. » « Contrairement à ce qu’on croit aujourd’hui, Antonin Artaud n’avait pas toute la journée le temps de jouer au fou. » « J’aurais aimé être Madame Bovary, mais la place est déjà prise. » Caradec a beau déclarer d’emblée n’avoir « jamais aimé les aphorismes », ce qu’il écrit tend souvent à une formulation resserrée et compacte, et on se dit que ce n’est pas impunément qu’il aura tant fréquenté des auteurs comme Allais, Ducasse, Lichtenberg, Willy, Humbert ou Satie. Il a aussi une nette prédilection pour les petits faits de la grande vie quotidienne, les « choses vues » à Paris, et se délecte à décrire telle conversation entendue au vol dans l’autobus, le métro ou la rue, telle scène inattendue, tel souvenir incongru. De ses propres souvenirs, il n’abuse d’ailleurs jamais, se contentant d’en livrer çà et là quelques bribes, par le biais d’anecdotes rapides (Noël Arnaud, Robert Carlier, Artaud, Peillet, Vian). Ou bien une silhouette prestement saisie : « Michaux et son regard de soie bleue, un peu crissante sous l’ongle », et Breton : « Au physique, il me faisait penser à un lion mité. » Il y a aussi, par exception, des souvenirs d’enfance en Bretagne, très précis. Une importante section est par ailleurs consacrée au monde du livre : le lecteur, l’écrivain, l’éditeur, la poésie, le libraire, la bibliothèque, le typo, l’imprimeur : toutes catégories dont Caradec avait une vaste expérience. Ce qui domine, c’est l’amour du livre : « Ma seule utilité dans la société aura été d’acheter des livres. » « Quand je lis, je suis seul. C’est particulièrement reposant, car lorsqu’on écrit on est toujours plusieurs. » « Je ne peux pas imaginer un monde sans livres. » Autre section, plus inattendue, celle consacrée à « l’erreur », où l’auteur médite sur bien des cas d’erreur, ce qui l’amène placidement à cette constatation : « Personne ne sait distinguer le vrai du faux, la vérité de l’erreur, car les uns et les autres sont de la même famille. » Mais l’esprit ne perd jamais ses droits et rebondit allègrement, servi par cette citation de Lichtenberg : « Inventer de nouvelles erreurs ». Renouvelée d’Henry Monnier et de Franc-Nohain, une verve satirique tranquille et corrosive s’exerce à plein régime dans Monsieur Tristecon, chef d’entreprise, directeur de l’imprimerie « L’Imprimette » et dont la devise est Le travail fécond. Caradec écrivait cela en 1960 : aujourd’hui, Monsieur Tristecon est plus tordu, il sait « dialoguer », s’occupe de « ressources humaines » et programme des « plans sociaux ». Mais voici ce qui est peut-être, biographies à part, le texte le plus percutant de Caradec, en même temps que son tout premier livre : Semeur Melon (1950). Ce court récit d’une brève rencontre amoureuse ne ressemble à rien et atteste une originalité irrépressible. Il radicalise déjà et exprime à merveille, mais comme élevé à la unième puissance, tout ce qui se trouvera exprimé dans le reste de Vrac. D’un bout à l’autre, le texte est soutenu par une rythmique très particulière, étrangement prenante. Les faits et gestes du protagoniste à la fois falot et poétique qui s’y meut sont contés dans une langue mobile, ondulante, dérapante, tantôt syncopée et tantôt alanguie, qui amalgame ce que Baudelaire appelait « les ondulations de la rêverie et les soubresauts de la conscience », et une flânerie décourageante à travers les divers aspects de la vie quotidienne et des relations amoureuses. On a parfois l’impression d’un Queneau narquois, qui jouerait au bilboquet avec les mots, en pleine poésie. Mieux encore : impossible de dire si c’est cet amalgame entre la conscience et la réalité qui provoque cette singulière anamorphose des mots, ou bien si ce sont ces mots eux-mêmes qui commandent la vision et ces brusques collisions. Voilà, n’est-ce pas, des termes qui auraient sans doute fait sourire Caradec, mais « allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire ».

 Cénacles. Anthony Glinoer, Vincent Laisney, L’Âge des cénacles. Confraternités littéraires et artistiques au XIXe siècle (Fayard, 2013, 700 p., 30 €). Voici l’encyclopédie du cénacle. Il existait des études sur les cercles, les salons, les académies ou les cafés littéraires, il en manquait une sur le cénacle, qui fut une création du XIXe siècle. Deux auteurs ont ici groupé leurs compétences pour dresser l’inventaire et le bilan de tous les cénacles repérables entre l’Empire et la Belle-Epoque. Vincent Laisney avait déjà étudié le salon de Nodier dans son essai L’Arsenal romantique (2002), et Anthony Glinoer s’était intéressé à La Querelle de la camaraderie littéraire (2008). Pour ce livre composé à quatre mains, ils ont poussé leur enquête jusqu’à la fin du siècle, avec les cénacles naturalistes et symbolistes, et ont sorti de l’ombre nombre de groupes peu connus de l’histoire littéraire, remuant pour cela une énorme documentation. Contrairement à d’autres formes de sociabilité, le cénacle ne s’est pas imposé dans l’imaginaire social (autrement que dans une acception négative), alors que l’idée est bien implantée selon laquelle l’histoire de l’art et de la littérature est indissociable de ses lieux physiques de rassemblement (cafés, salons, greniers) et de ses espaces symboliques de ralliement (mouvements, réseaux, éditeurs, revues). Pour qu’il y ait cénacle, il faut trois ingrédients : « une sociabilité groupale ritualisée, l’autorité d’un chef charismatique et des principes esthétiques convergents », car le cénacle réunit à la fois des écrivains et des artistes. C’est donc à la fois une forme de sociabilité, une institution littéraire et une construction imaginaire. Comment se distingue le cénacle des autres types de groupements, et quelle est sa généalogie ? Ce terme à connotation religieuse est utilisé par Sainte-Beuve (dans les Poésies de Joseph Delorme, 1829) comme titre d’un poème en hommage à Hugo et au groupe « sectaire » qu’il reçoit chez lui. À l’automne 1829, le Cénacle de Hugo se trouve pris à partie par Henri de Latouche dans un article de la Revue de Paris, qui stigmatise cette « camaraderie littéraire », les membres du réseau — ou plutôt de la secte — étant à la fois juges et parties. La bataille d’Hernani, en 1830, achèvera de disperser le groupe, tandis que le romantisme s’impose dans l’espace public. Pour étayer l’idée de Valéry selon lequel les « très petites coteries » sont à l’origine de ce qui s’est fait de plus grand en art et en littérature au XIXe siècle, les deux auteurs se lancent dans un recensement des confraternités littéraires au long de ce siècle, depuis les précurseurs (secte des Méditateurs à partir de 1798, fondée par Maurice Quaï et fréquentée par Nodier vers 1802) en passant par les cénacles romantiques — cénacles de la Muse française (1818-1824), de Grenier de Delécluze (1820-1830), premier salon de l’Arsenal (1824-25), Cénacle de Hugo (1827-1830), mercredis de Vigny (1828-1835), Petit Cénacle (1830-1833) — et les sociétés d’artistes — Société des Buveurs d’eau (1841), cénacle réaliste (1849) — pour aborder la constellation parnassienne : samedis de Lecomte de Lisle (1863-1869), mardis de Mendès (1864), vendredis du café Guerbois (1866-1874). Les années 1870-1885 sont celles du « groupisme » et d’un certain éclatement, certains cénacles précédents survivent mais se voient concurrencés par des réunions plus informelles (comme les Hydropathes de Goudeau), puis la constellation naturaliste se met en place — cénacle de Huysmans (1875), jeudis de Zola (1876-1881), dimanches de Flaubert (jusqu’en 1880) — avant de laisser place à la « mêlée symboliste » : mardis de Mallarmé (1884-1898), cénacle des Nabis (1888-1899), samedis de Heredia (années 80-90), dimanches de Goncourt (1885-1896), jeudis de Daudet (1885-1895), autres cénacles (Verlaine, Moréas, cénacles de revues comme La Plume, L’Ermitage ou le Mercure de France). Les auteurs complètent ce panorama en évoquant des formations hybrides comme le groupe du Doyenné (1834), le salon de Mme Sabatier (1847-1861), les dîners Magny (1862-1869), les réunions chez l’éditeur Lemerre, passage Choiseul (1865), le premier cercle zutique (1871), le deuxième salon de Nina de Villars (1874-1884). S’ajoute à cela une étude des cénacles hagiographiés ou romancés, du cénacle de Daniel d’Arthez chez Balzac (Illusions perdues, 1839) à celui dépeint par Murger. Après 1900, les valeurs du cénacle entrent en décadence. Les chefs de file disparaissent (Goncourt, Mallarmé, Daudet, Heredia) et la formule paraît obsolète par rapport aux nouvelles modernités. Le roman de Camille Mauclair, Le Soleil des morts (1898) prend acte de la fin du cénacle. Les années 1900 voient une « atomisation du champ littéraire » en de multiples écoles et mouvements souvent centrés sur un individu. Trois essais proches des cénacles sont encore recensés, le Phalanstère de Corbeil-Essonnes (1898), le groupe de Carnetin (1906) et le groupe de l’Abbaye à Créteil (1907-1908) avant que le « groupe de la NRf » ne surgisse dans le paysage littéraire (1909): n’adoptant pas la formule du cénacle, il se développe par une large publicité et tombe dans l’escarcelle commerciale de Gallimard. Le cénacle disparu fait alors place aux groupes d’avant-garde ouverts au monde extérieur. Tel est le corpus analysé ensuite transversalement par les auteurs dans une deuxième partie intitulée Physiologie du cénacle. Le chapitre suivant examine la trajectoire du cénacle, entre sa formation, sa cohésion, son institutionnalisation et les causes de sa dissolution. La dernière partie étudie le cénacle en représentation, c’est-à-dire ses manifestes et ses traces : correspondances, Album amicorum, épigraphes et dédicaces, critiques de complaisance, préfaces et manifestes, satires du cénacle, apologies du cénacle, cénacles de fiction (Charles Demailly des Goncourt et Le Termite de Rosny), souvenirs et mémoires.  

Cendrars. Claude Leroy, Dans l’atelier de Cendrars (Champion, 2014, 304 p., 12 €). Version de poche d’un ouvrage couronné du prix de la critique de l’Académie française en 2012. Que dire, sinon que les académiciens ont vraisemblablement été séduits par la virtuosité de Claude Leroy, qui paraît connaître la moindre parcelle de ce que l’auteur de La Prose du Transsibérien a bien voulu laisser à la postérité sur une vie qu’il a transformée en jeu de pistes. Cendrars a en effet jalonné son parcours d’une série d’inventions, qui reposaient néanmoins, le plus souvent, sur des faits réels. L’imbroglio qui en résulte aujourd’hui interdit toute conclusion hâtive sur cet étrange légionnaire manchot devenu journaliste et romancier à succès, après avoir été peut-être le plus précoce des poètes d’avant-garde, damant même le pion à Apollinaire. Claude Leroy ne s’y retrouve en réalité pas mieux qu’un autre, mais ses jongleries et pas de deux à travers les époques et les personnages donnent à son texte un vernis de maîtrise recouvrant les grands mystères cendrarsiens, qu’il résume au mythe du départ : « Partir, c’est renaître. » Voilà la clé pour Claude Leroy. Pourquoi pas, mais l’écheveau des traces embrouillées par Cendrars sur son propre compte résiste facilement au détective et au sorbonnard, pour l’amusement du lecteur qui voit la gigantesque baudruche se dégonfler à la moindre pique interrogative. Et en virevoltant d’époque en époque, de récit en récit, et d’un Cendrars à un autre, l’auteur équilibriste aboutit à un chaos quasi incompréhensible au commun des mortels, à un embrouillamini cacophonique qui n’aurait certainement pas déplu à son personnage si préoccupé de transformer sa vie en mystère.  

Coiffures. Carol Rifelj, Coiffures : les cheveux dans la littérature et la culture française au XIXe siècle (Champion, 2014, 312 p., 65 €). Fruit d’une longue recherche de la part d’une historienne américaine de la littérature française, décédée quelques semaines après la parution de son livre, ce dernier décrit par le menu tout ce que l’on doit savoir de la chevelure au siècle de Balzac. Le point de départ de l’enquête est le constat que les œuvres littéraires prennent corps dans les usages sociaux, qu’elles contribuent ensuite à investir de symboles et de significations imaginaires multiples. Sans comprendre les uns, les autres demeurent muets. La lecture des textes s’enrichit dès lors de la connaissance de la publicité, des orientations médicales ou des recommandations hygiéniques de tout poil. Pour les contemporains, une « coiffure à la Titus » faisait sens, mais lorsque nous lisons Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, il est utile de savoir que cette coupe à la mode vers 1815 était à la fois masculine et féminine : ainsi s’explique que l’héroïne du Rideau cramoisi associe la virilité et le mystère, et que ce soit elle qui prenne l’initiative de faire l’amour avec le vicomte de Brassard. La manière dont Flaubert décrit les bandeaux de Madame Bovary n’est pas moins significative, puisque leur ondulation sensuelle dément la sévérité proverbiale de cette coiffure. Les écrivains connaissent ainsi parfaitement le vocabulaire des cheveux, ils décrivent les repentirs, les anglaises, les boucles, les frisons, les ondulations, ils savent que les cheveux peuvent être ébouriffés, dépeignés, emmêlés ou brossés, naturels ou teints, serpentins ou angéliques, se nommer toisons, mèches ou tresses, tomber, ou se dresser, s’accompagner de chignons ou dévoiler une oreille, révéler le plein d’un cou ou relever un regard. Les cinq chapitres de cet ouvrage abordent le langage des coiffures, le sexe et l’identité sexuelle que révèlent les coiffures, le langage des couleurs, l’art de la toilette, et les coupes en mèches et en boucles. Quelques œuvres littéraires sont analysées en profondeur, parce qu’elles mettent en scène des motifs capillaires précis et maîtrisés : Mademoiselle de Maupin, Indiana, La Curée de Zola, Novembre de Flaubert. Mais l’auteur accorde aussi toute son attention aux héroïnes de Balzac, de Flaubert ou de Mirbeau, dont les comportements sont souvent annoncés ou révélés par la chevelure. Les cheveux constituent une bien étrange caractéristique du corps humain. Inégalement partagée entre les individus, les âges et les sexes, la pilosité est associée aux valeurs les plus extrêmes. L’absolue beauté d’une chevelure blonde contraste avec l’indécence des poils pubiens. Le léger duvet qui ombre une lèvre fait partie du blason du corps féminin, contrairement aux poils sous l’aisselle. Les cheveux sont vivants, parce qu’ils poussent, mais on les coupe sans douleur, et ils peuvent continuer de pousser après le décès. Ils forment donc un matériau intermédiaire entre le vivant et le mort : on les recueille, on les vénère, on les offre ou on les conserve à ce titre. Tantôt on les dissimule, parce qu’ils disent la liberté ou la sexualité, tantôt on les exhibe pour manifester une douleur. Parfois, on les rase pour punir, ou on les coupe pour séduire. Dans un siècle qui se méfie encore de l’usage de l’eau, soupçonnée d’abîmer la chevelure, on les brosse, on les humecte, on les poudre abondamment. De plus en plus souvent, on les teint, pour dissimuler leur couleur naturelle ou pour l’accentuer, pour masquer les effets de l’âge, ou pour répondre aux exigences d’une mode changeante. Les cheveux sont ainsi bruns, blonds, roux, auburn, jaunes ou dorés. Curieusement, Carol Rifelj ignore qu’ils peuvent être bleus également, surtout à la période romantique, comme chez Flaubert dans Rêve d’enfer (1837) et surtout chez Chateaubriand, quand il décrit les cheveux du « génie des airs ». Ils ont enfin une valeur marchande lorsque la mode est aux postiches : la France exporte plus de 80 tonnes de cheveux par an vers 1880 et conserve le quasi-monopole de ce marché jusqu’au XXe siècle ! Ouvrage érudit mais jamais pesant, Coiffures est passionnant d’un bout à l’autre.  

Colette. Colette, Un bien grand amour : lettres à Musidora, 1908-1953 : correspondances (L’Herne, 2014, 222 p., 15 €). Musidora, la première vamp du cinéma muet avec son collant de soie noire qui moule étroitement ses formes, sa cagoule qui ne laisse voir que sa bouche et ses yeux superbes, est dans les mémoires de tous les cinéphiles. Musidora est un mythe que les surréalistes ont célébré — c’est un peu notre Louise Brooks. Son amitié avec Colette n’a pas de quoi surprendre : les deux femmes avaient bien des choses en commun, et Gérard Bonal, qui présente cette correspondance, éclaire cette relation sans ambiguïté, où l’aînée apparaît un peu comme une mère de la cadette. Colette, en effet, prodigue dans ses lettres conseils et expressions de son inquiétude, Musidora, muse aux divers talents, n’ayant guère celui de gérer sa carrière ou sa vie sentimentale. Cette correspondance, qui s’étend sur un demi-siècle et traverse deux guerres, est à une seule voix, car les réponses de la « petite Musi » manquent. Colette bavarde librement, donne des nouvelles de sa fille, de ses maris (l’un au front en 1914, l’autre inquiété par la Gestapo sous l’Occupation), se préoccupe de besoins d’argent et des petits soucis matériels qui sont le quotidien de la vie (« 15 francs un petit poulet, l’œuf 0,50 au marché »). « La vieille mère part pour l’Italie », écrit Colette à Musidora dans une lettre où elle s’inquiète une fois encore du compagnon que sa petite protégée s’est choisi. C’est cette image de mère affectueuse et sensible qui subsiste après la lecture de ces pages où Colette s’abandonne à la confidence et à l’expression de la tendresse qu’avait suscitée en elle la petite vamp qui fascinait les spectateurs de cinéma.  

Éluard. Agnès Fontvieille-Cordani, Paul Éluard : l’inquiétude des formes (Presses universitaires de Lyon, 2013, 208 p., 13€). « Parlez-moi des formes, j’ai grand besoin d’inquiétude », lit-on dans Capitale de la douleur : pour Agnès Fontvieille-Cordani, loin de valoriser le travail poétique comme le fait Valéry, Éluard exprime à cette occasion son désir d’un échange à quatre pôles : le féminin, l’inconscient, le lecteur et l’énonciateur. Si, donc, l’essai doit son titre à cette phrase, son point de départ aura été « un drôle de sentiment » éprouvé à la lecture du même recueil, « le sentiment confus et très fugitif de reconnaître un figement auquel faisait suite, presque immédiatement, la reconnaissance d’une trouvaille ». En effet, la parole commune et les lieux communs occupent une place de choix dans Capitale de la douleur, que ce soit sous la forme de locutions ou de proverbes : les nombreux poncifs, comme autant d’exemples de prêt-à-dire et à-penser, donnent à cette poésie l’image de l’oral. Il s’agit alors non seulement d’y étudier la présence d’un déjà-dit, mais également d’analyser la manière dont le dit du poète aménage ce déjà-dit. Après une ouverture sur « les formes de la parole », les deux chapitres de l’ouvrage rendent compte successivement des deux paliers de figement : le syntagme et la phrase (avec les problèmes énonciatifs qu’elle soulève). L’auteur distingue ensuite au niveau du syntagme les collocations et les locutions, et, au niveau de la phrase, les routines conversationnelles, les proverbes et les aphorismes. Nous apparaît alors l’image d’un Éluard « compilateur et créateur, d’un poète qui recueille les formes de la langue commune et leur redonne sens ». Pour Éluard, en effet, il ne s’agit pas d’exhiber l’ajout comme le fait le collage cubiste, mais de l’intégrer et de lui redonner sens, en somme de le recycler : en cela, il travaille contre et avec les mots, les formes et le langage d’autrui. Ainsi la parole apparaît-elle à la fois comme le matériau et comme le sujet d’un recueil où la réflexivité est constante. À y regarder de plus près, c’est la présence — et la prégnance — d’idiomatismes (collocations et locutions) qui donne au poème cette simplicité qui l’apparente à de l’oral. On découvre également que le poème est souvent écrit à partir de sa fin (proverbe, aphorisme ou routine), en cela comparable à une fable avec l’intention didactique en moins. L’intérêt d’étudier les routines conversationnelles est que celles-ci n’existent qu’à travers leur contexte énonciatif : privées de situation, comme chez Éluard, elles donnent au lecteur le sentiment d’une langue qui déraisonne. Au contraire, les formules à effet proverbe font s’entrechoquer les valeurs par un travail continu du négatif. Les aphorismes, eux, permettent au sujet lyrique de s’agrandir. Ainsi Éluard travaille-t-il à partir des formes communes du discours comme en refus des formes littéraires. Empruntant à Riffaterre la notion de « matrice », Agnès Fontvieille suggère que la collocation yeux fermés pourrait être l’une des matrices d’un recueil où voir subsume à la fois avoir, être et faire. Suivant une dialectique de l’ouvert et du fermé, la porte ouverte libère une écriture répétitive et mécanique, affranchie des exigences de sens. « Parler pour ne rien dire et le dire, conclut l’auteur, c’est exhiber le signe comme signe dans une épiphanie qui est pure présence sensible de formes ouvertes. » En spécialiste d’Éluard, Agnès Fontvieille a toujours le souci de relier ses analyses à l’œuvre dans son ensemble. Mais elle sait s’appuyer aussi bien sur les travaux des linguistes ou convoquer, à titre de comparaison, la poésie moderne et contemporaine : elle va même jusqu’à citer les Contemplations dans l’édition originale ! La réussite de son ouvrage ne tient pas seulement aux classements proposés ou à la finesse des analyses linguistiques, c’est aussi l’œuvre d’une stylisticienne qui interroge l’écriture poétique, les images, la prosodie et la métrique. Les choses, d’ailleurs, ne vont pas toujours d’elles-mêmes : on se demande par exemple si « Autant rêver d’ouvrir les portes de la mer » n’apparaît pas comme un tour figé justement du fait de sa structuration métrique en 6+6… Capitale de la douleur figurait cette année au programme des agrégations de lettres : l’ouvrage d’Agnès Fontvieille-Cordani trônait bien sûr en tête de la bibliographie mais, par-delà cette fonction à court terme, il possède beaucoup d’atouts pour guider vers Éluard les plus déconcertés de ses futurs lecteurs.

Érudition. Valérie Cangemi, Alain Corbellari et Ursula Bähler, Le Savant dans les lettres (Presses universitaires de Rennes, 2014, 283 p., 20 €). Le titre de ce recueil d’actes est curieusement choisi, puisque le « savant » désigne l’érudit spécialiste du Moyen-Âge, dans un volume explorant le rôle et les représentations de cette figure dans la littérature et les sciences humaines. La surprise passée, on lit avec intérêt la vingtaine de contributions réunies. Si ces articles parcourent une histoire longue, ainsi que des ères géographiques diverses, la majorité des interventions porte sur la littérature de langues française, italienne et anglaise, postérieure à 1800. Outre le témoignage de deux universitaires invités à réfléchir sur leur pratique de la fiction, Michel Zink et le Belge Paul Verhuyck, le genre du « roman de professeurs » est encore exploré à partir des textes de Zumthor et d’Eco. D’autres études abordent l’historiographie d’Augustin Thierry et de Ferdinand Lot, l’invention et la patrimonialisation de La Chanson de Roland, l’œuvre de Régine Pernoud, le jeu avec les savoirs sur le Moyen-Âge chez Hugo, Aragon, Sollers, Roubaud et Delay (un choix d’auteurs souvent attendu, qu’on aurait pu souhaiter plus inventif), ainsi que la fabrique de la fantasy, notamment chez C.S. Lewis. Le théâtre clôt la marche, avec, entre autres, une réflexion sur la farce médiévale relue au regard des textes de Frédéric Dard — ce qui prouve que, si Lewis se peignait volontiers, apprend-on, en fossile et en dinosaure, les médiévistes actuels ne manquent pas non plus d’humour. Ils n’évitent pas davantage, et c’est fort bienvenu, la polémique, qu’il s’agisse de nuancer le discrédit visant la folkloriste Margaret Murray ou, inversement, de tenter d’en finir avec Bakhtine.  

Fenêtre. Andrea Del Lungo, La Fenêtre. Sémiologie et histoire de la représentation littéraire (Seuil, 2014, 526 p., 28 €). Quel beau sujet ! On se dit en voyant l’énormité du volume qu’il doit fourmiller de scènes à découvrir, prises dans la grande comme dans la petite littérature, entre panoramas grandioses et curiosa, lucarnes et vasistas. L’on repense aussitôt à mille passages à peine remarqués à la lecture des romans, où des fenêtres de toutes sortes s’ouvrent ou se ferment, se voilent ou se brisent, et l’on attend des révélations ou, au contraire, des mystères encore plus profonds. Mais le sous-titre de l’ouvrage aurait dû nous alerter : la sémiologie fait rarement bon ménage avec le goût des textes tel que le comprennent et s’en délectent les amateurs d’histoire littéraire. L’auteur, qui a donné par ailleurs de très estimables travaux, n’a pourtant pas lésiné sur les clins d’œil, et son essai fait tout ce qu’il faut pour être cute, comme disent les anglophones : on commence par une Ouverture, l’on finit sur Windows et l’on prodigue les mises en abyme qui soulignent que le livre ressemble à son objet, puisque tout livre se la joue nécessairement fenêtre, bien entendu. Cela ne va pas sans de nombreux et parfois tortueux tiroirs — autre beau sujet dont un sémiologue devinera d’emblée la parenté paradoxale avec la fenêtre, sans parler de la porte —, où l’auteur s’excuse assez verbeusement de faire parfois trop vite. Le mot « je » est d’ailleurs présent à peu près à chaque page : si cet ouvrage est lui aussi une fenêtre, son auteur y apparaît plus souvent qu’à son tour. Les causes d’agacement ne manquent donc pas dans ce pavé, on le voit. Pour en contourner quelques-unes, on pourra traverser rapidement l’Ouverture, consacrée à promouvoir la fenêtre sur le plan théorique comme « hypersigne » (nous sommes dans la collection Poétique, ne l’oublions pas). Bon. Nous ne nous attarderons pas beaucoup non plus à la Croisée I qui décrit « l’espace de la fenêtre : une métaphore de la création ». Une fois le rapport posé, on peut sans peine prédire ce qu’il en adviendra dans la lecture des textes qu’il va s’agir d’expliquer. Il en ira de même en gros de chapitre en chapitre, puisque, la formule étant donnée, tout ce qui en découle sera parfaitement prévisible. Soyons juste cependant : les explications de texte, bien que sans surprise, se lisent agréablement et les morceaux choisis, bien qu’archi-connus, sont cités assez longuement pour que s’apprécie le plaisir de retrouver Balzac, Flaubert, Zola, Proust et quelques autres solides piliers du canon et des programmes d’agrégation. Mais en quoi cette sémiologie diffère-t-elle de la thématique des années soixante, une fois la couche de jargon traversée ? Question douloureuse, surtout si l’on remarque que Jean-Pierre Richard n’est cité (en note) que trois fois, et une seule dans la bibliographie. On est en droit de se demander avec nostalgie ce qu’il aurait fait d’un si beau thème. Victime de son côté thèse, cet essai a pourtant les qualités de ses défauts : il réfléchit, mais il doute ; il fait la révérence à une multitude d’autorités dans ses notes comme dans ses remerciements et ses annexes, mais il y glisse aussi des références originales ; il cite longuement mais les citations sont bien choisies ; il glose mais intelligemment. 

Gide. Jean-Pierre Prévost, Roquebrune oasis artistique : André Gide et ses amis (Orizons, 2013, 69 p., 18 €). Peu de texte mais beaucoup d’images (souvent inédites) pour cette sorte de catalogue d’écrivains et d’artistes qui se réunirent dès 1904 à Roquebrune-Cap-Martin autour du peintre Simon Bussy et de sa compagne Dorothy Strachey. Élève de Gustave Moreau, Simon Bussy (1870-1954) était un bon peintre resté peu connu du grand public, et c’est probablement la raison pour laquelle le titre du présent ouvrage fait avant tout mention de Gide (distribution et ventes obligent). Mais c’est bien autour de Bussy que vont s’articuler les rencontres à la villa La Souco, réunissant les peintres Vanden Eeckhoudt et Théo van Rysselberghe, l’écrivain Gabriel Hanoteaux, l’économiste Keynes, ainsi, un peu plus tard, que « Gide et ses amis », comme Valéry ou Martin du Gard. Dorothy, l’épouse de Bussy, deviendra la traductrice anglaise de Gide. Zoum Walter, amie et admiratrice de Gide, sera aussi de la partie, tout comme Francis de Miomandre, Matisse ou Malraux après quelques années. L’ouvrage est sans prétention historique, mais fait découvrir un pan social méconnu de l’intelligentsia littéraire et artistique du début du XXe siècle.

Guerre. Aurèle Patorni, Notes d’un embusqué (Mille et une nuits, 2014, 72 p., 3 €). Numéro 633 de cette collection d’extrême-poche, ces (courtes) Notes d’un embusqué, parues en 1919, bénéficient, dans cette édition, d’une introduction de l’auteur, d’un commentaire d’Éric Dussert sur « ce bourgeois renégat » parti en campagne contre les va-t-en-guerre et affecté au ministère des Armées, d’une bibliographie et d’une biographie croisée avec celle de Maurice Barrès, auquel Patorni, qui vécut jusqu’en 1955, dédie ses notes (« pour son héroïque conduite pendant la guerre ») . Un extrait pour donner le ton, résolument pacifiste : « Je me suis mis hier en civil ; on ne m’a pas traité d’embusqué. Mais j’ai entendu un chauffeur de taxi traiter d’embusqué un artilleur. »  

Guilloux. Louis Guilloux. Un écrivain dans la presse, sous la direction de Jean-Baptiste Legavre et Michèle Touret (Presses universitaires de Rennes, 2014, 274 p., 18 €). Ce sont les actes de deux journées d’étude, l’une tenue à l’Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines en 2011, la seconde à l’Université Rennes 2 en 2013. De fait, l’ouvrage est séparé en deux parties bien distinctes, la première s’intéressant à Guilloux journaliste et insistant sur ses déboires à répétition, donnant l’impression d’un rendez-vous manqué avec la presse. La plupart des contributeurs insistent en effet sur plusieurs paradoxes : Guilloux a collaboré à plusieurs journaux, mais toujours avec un rôle secondaire, en quelque sorte en journaliste « de dernière classe », pour reprendre une expression de Michel Ragon ; de gauche — et se revendiquant de la gauche pour, du moins à ses débuts, mieux accéder au monde des journaux —, c’est dans la presse de droite qu’il trouve souvent les collaborations les plus fructueuses, comme à l’Intransigeant. Ses contributions les plus notables se font souvent sous forme de contes, dont certains, fort brefs, sont publiés dans le recueil, et il n’a de cesse, dans sa correspondance comme dans ses œuvres, de dénigrer le journalisme. Le bilan quantitatif de son activité de journaliste est dressé par Adeline Wrona : trois cents articles lui sont attribués entre 1921 et 1975, dont plus de la moitié entre 1921 et 1923 (« de la revue littéraire parisienne au titre hebdomadaire de la SFIO bretonne, de la critique cinéma à la traduction d’articles rédigés en anglais, l’apprenti journaliste tâte de tous les genres, et de tous les supports »). La seconde partie s’intéresse aux liens entre journalisme et littérature. Ainsi, Grégoire Leménager, lui-même critique littéraire au Nouvel Observateur, s’intéresse en tant que « confrère » au Guilloux critique littéraire : l’intervention est malicieuse, voire moqueuse, et il faut reconnaître que Guilloux n’en sort pas grandi. Mais Grégoire Leménager insiste sur un point essentiel : les critiques littéraires de Guilloux sont moins précieuses pour leur qualité que pour ce qu’elles révèlent de sa conception de l’écriture. D’autres contributeurs se penchent sur la place des journalistes dans l’œuvre, soulignant un nouveau paradoxe : si des journalistes sont présents dans les romans de Guilloux, parler du métier de journaliste y paraît impossible ; à propos des Batailles perdues, Alexandra Vasic écrit ainsi que « l’activité d’écriture dans la presse est déniée dans le roman ». Comme le remarque Jean-Baptiste Legavre, il semble que, pour Guilloux, l’écriture de presse aliène, tandis que l’écriture littéraire libère. Plusieurs des interventions sont enrichies d’illustrations qui sont pour certaines remarquables, notamment la dernière, qui montrant comment Guilloux intégrait des articles de presse dans ses romans. L’ouvrage n’évite toutefois pas les écueils inhérents à tout recueil d’actes, à commencer par les répétitions : les citations sont souvent les mêmes, le ton est quelque peu professoral, voire bavard.

Hégésippe Simon. Jean-Louis François, 1914, un centenaire. Le dernier éclat de rire avant la Grande Guerre (Mille et une nuits, 2014, 192 p., 5 €). Ce petit livre reconstitue un des plus célèbres canulars de l’histoire politique française, la souscription lancée en 1913 pour un monument commémoratif au supposé illustre — mais parfaitement fictif — Hégésippe Simon, opération qui permit à Paul Birault de piéger plusieurs sommités de la République. L’auteur nous propose le dossier complet, correspondances et coupures de presse. En prime, et dans la même veine, on apprend tout de l’inauguration de la statue de Valère Josselin en 1924, du comité de défense de la cause poldève qu’un certain Alain Mellet, membre de l’Action Française, lança avec un certain succès en 1929, ainsi que du centenaire du vinaigre autour d’un comité du monument à Micoder Macetti en 1930. Cette tentative eut nettement moins de réussite, la questure de l’Assemblée Nationale commençant à se méfier !

Insultes. Jean-Paul Morel, Le Meilleur des insultes et autres noms d’oiseaux (Mille et une nuits, 2013, 142 p., 4 €). Cette anthologie s’ajoute à des dizaines d’autres, dont l’auteur nous donne la liste exhaustive, piochant pour sa part dans l’histoire littéraire une série de passes d’arme entre écrivains ­— dans le registre polémologique — et procédant chronologiquement, de Rabelais aux surréalistes, en passant par Baudelaire (« Hugo a toujours le front penché, trop penché pour rien voir, excepté son nombril »). Jean-Paul Morel déploie une série de bons mots qui ne sont pas toujours à proprement parler insultants, comme ce propos prêté à Bernanos : « Quand je n’aurai plus qu’une paire de fesses pour penser, j’irai l’asseoir à l’académie. »

Jarry. Marianne Bourgeois, Alfred Jarry avait une sœur (Hexaèdre, 2014, 124 p., 14 €). Comme Balzac, comme Rimbaud, Jarry avait en effet une sœur. Toutes trois ont survécu à leurs frères et joué un rôle dans leur carrière posthume en décrivant, avec plus ou moins de bonheur, l’écrivain de la famille. Laure Surville et Isabelle Rimbaud sont bien connues, il restait à écrire une biographie de Charlotte Jarry. C’est chose faite. Marianne Bourgeois dresse le portrait d’une personne discrète et affectueuse, qui n’a pas eu droit à faire des études comme son frère. Elle vécut solitaire à Laval et accompagna les derniers instants de la vie d’Alfred, dont elle fut l’héritière. Le lecteur soucieux de précision sera néanmoins déçu. S’il est agréable à lire, ce petit ouvrage ne comporte ni bibliographie, ni index des noms cités, et les références aux lettres ou aux textes de Charlotte sont toujours allusives : tantôt publiés, tantôt inédits, tantôt cités par des tiers — on ne sait jamais si l’auteur les a consultés de première ou de seconde main, ni où ils sont conservés, ni même si toutes les sources disponibles ont été utilisées. Ainsi le poème que Charlotte envoie aux Vallette le 25 juillet 1918 commence par ces mots dans la version citée, qui est celle qu’Henri Bordillon avait publiée : « Tombe blanche où s’endort mon amour éternel », tandis que la lettre vendue chez Piasa le 7 décembre 2004 porte : « Tombe blanche où s’endort l’amour éternel
 » (si l’on en croit le site internet de la vente). Quelle est la bonne version ? Plus gênant encore est le point de vue adopté, qui surprend de nos jours : Charlotte Jarry est en effet entièrement vue en fonction de son frère, et non pour elle-même. Ce qui fascine la biographe est le fait qu’elle signe « mère Ubu » l’une ou l’autre lettre, ou qu’elle participe à la rédaction de La Dragonne, dernière œuvre (inachevée) de Jarry. Pourtant Charlotte a, semble-t-il, beaucoup écrit, même si la plupart de ses poèmes ont disparu. De cette œuvre, Marianne Bourgeois ne dit rien ou presque, comme si, de valeur nulle, elle n’existait que comme source documentaire à l’usage des biographes de Jarry. Tout au plus lui reconnaît-on à quelques lignes « un accent de modernité ». Faut-il attribuer cette discrétion à la « bêtise » ou à la « solitude » de Charlotte, ou au statut des femmes de lettres impécunieuses de l’époque ? Contrairement à ce que Christine Planté avait fait dans son essai sur La Petite Sœur de Balzac (1989), Marianne Bourgeois ne contextualise pas ou peu son héroïne, laquelle en devient dès lors fort anecdotique.

Jeunesse. Jean-Paul Gourevitch, ABCdaire illustré de la littérature jeunesse (Atelier du poisson soluble/Musée de l’illustration jeunesse, 2013, 336 p., 35 €). On abordait avec un brin de prévention ce gros ouvrage très coloré qui semblait surfer sur cette vogue de l’album qui nous vaut tant de publications dispensables. Le nom de l’auteur, vrai spécialiste, amoureux et passeur de toujours de cette littérature rassure un peu et, à l’usage, l’ouvrage s’avère beaucoup moins superficiel qu’il n’en a l’air : véritablement érudit, quoique par petites touches, il aide l’amateur à se rafraîchir la mémoire par l’image et à approfondir sa connaissance de l’univers jeunesse. Loin de se contenter d’entrées passe-partout en forme d’index des auteurs ou des héros, il quadrille le champ au moyen de notices relatives aux métiers du livre, structures éditoriales (avec une attention particulière aux collections, et pas uniquement aux éditeurs, ce qui sera précieux aux historiens du livre), et de notions finement choisies, parfois pointues, comme celle consacrée au Poème-machine. Des références bibliographiques sont souvent données, renvoyant à des livres, à des revues ou à des sites. De sorte qu’il serait dommage d’enfermer cet abécédaire dans le ghetto des beaux-livres : c’est un espace de promenade pour néophytes, mais aussi un outil de réflexion pour l’amateur attentif, l’élégance de la brièveté en plus.  

Justice. La Plume et le prétoire. Quand les écrivains racontent la Justice, sous la direction de Denis Salas (Documentation française, 2014, 291 p., 24 €). Ce numéro de la collection Histoire de la justice est consacré aux rapports entre les écrivains et la Justice, avec une vision large, remontant jusqu’au procès de Jésus et aux écrits des clercs médiévaux, et avec des études diverses par leur sujet comme par leur qualité. « Raconter la Justice » peut, à la lecture de ces études, prendre deux formes principales pour les écrivains : certains livrent une version idéale de ce qu’elle devrait être (ainsi des études consacrées à Hugo ou à Dickens, lequel apparaît ici comme le père du roman policier anglais) ; d’autres invitent le lecteur à les suivre à l’intérieur même d’un procès, et c’est l’institution judiciaire et son fonctionnement qui sont étudiés. C’est ce qui ressort de l’étude de Sandra Travers de Faultrier sur Gide et ses Souvenirs de la cour d’assise (que l’on ne saurait trop recommander à tout apprenti magistrat), ou du travail réalisé par Yvan Leclerc sur Flaubert et le procès de Madame Bovary. Ce dernier exégète, qui s’est plongé dans les archives judiciaires, révèle, outre quelques anecdotes savoureuses, que ce sont sans doute les précautions mêmes de La Revue de Paris, censurant quelques passages du roman lors de sa parution en feuilleton, qui attirèrent les soupçons de l’administration sur le livre ! On note aussi une reconstitution précise, par Christian Biet, des rapports de pouvoir dans l’affaire Tartuffe, et une étude pleine d’empathie pour Mauriac, qui, pour sa part, se situe au carrefour des deux tendances mentionnées, livrant sa conception de la Justice et décrivant des procès, voire s’impliquant dans ces procès. Jérôme Michel montre ainsi que, contrairement à ce qu’avait cru Camus, Mauriac n’oppose pas justice et charité, mais fait de la charité un élément indispensable de la justice. Boris Bernabé compare Le Comte de Monte-Cristo et Mathias Sandorf et, s’appuyant sur l’Ethique à Nicomaque, montre combien justice et vengeance peuvent s’opposer, mais aussi combien la seconde se révèle plus féconde que la première pour le genre romanesque. De nombreux autres écrivains sont présents, comme Rabelais, Giono ou Genet. Parmi les absents, il en est un, et de marque : Zola, qui n’apparaît que sur la couverture, en guise d’illustration ! Mais de J’accuse comme de son œuvre, il n’est pas question dans ce recueil, sauf dans une étude de Denis Salas sur Voltaire, ou au détour d’un chapitre sur la responsabilité pénale de l’écrivain et son évolution au prisme des procès littéraires. On déplore par ailleurs des fautes typographiques, qu’une relecture attentive aurait évitée, des erreurs chronologiques (la suppression de la peine des galères est correctement datée de 1748, mais attribuée à Louis XIV, mort trente-trois ans plus tôt) et, dans les annexes, un exemple effrayant de ce que donne un texte anglais sur lequel on applique sans contrôle un correcteur d’orthographe français : « the king and the Parlement were one and thé saine ».  

Mallarmé. Jean-Jacques Gonzales, Ébauche de Mallarmé (Manucius, 2014, 100 p., 15,20 €). Ce récit paraît dans une collection dirigée par son auteur. C’est une sorte de réflexion biographico-poétique sur le jeune Mallarmé, familièrement appelé Stéphane et qui, paraît-il, n’est pas difficile à imaginer en lycéen : « efféminé, précieux, voix flûtée, gestes compassés, théâtraux ». Jean-Jacques Gonzales n’aurait-il pas oublié « insupportable », se demande-t-on devant cette liste d’adjectifs ? Et on comprend et approuve presque la suite, face aux camarades « exaspérés » : « Ils le tabassent. » Le lecteur de cette « ébauche » adhère d’autant qu’il sent monter en lui quelque envie du même ordre à propos de son auteur. La préciosité est ici au rendez-vous, irritante à souhait, mais peut-être est-elle voulue, si l’on se réfère à l’image d’Épinal dans laquelle le poète de L’Azur est dépeint. On a ici affaire à l’une de ces biographies nouveau style, où l’état d’âme du biographe devient aussi important que le sujet et envahit le texte. Mallarmé et Gonzales, même combat ? Que non pas ! 

Maupassant. Guy de Maupassant, Contes et Nouvelles (Gallimard, Quarto, 2014, 1824 p., 32 €). On connaissait Martine Reid comme spécialiste de George Sand. On pouvait donc ne pas s’attendre à la voir en commentatrice de Maupassant, dont la réputation de misogynie et d’exploitation sexuelle est aussi solidement que justement établie. En reprenant 281 textes dans l’édition de Louis Forestier, Martine Reid ne cherche pourtant nullement à en rajouter dans la dénonciation féministe. Sa préface est au contraire un subtil coup d’œil sur les faux-semblants des rapports trop vite établis entre l’homme et l’œuvre. Si la forfanterie du séducteur à répétition n’est en rien contestée dans la réalité qui la soutient, c’est le sens même du rapport de Maupassant à son propre corps et à sa sexualité finalement bien équivoque (y compris par ses tentations homosexuelles) qui se trouve exploré ici. Simultanément, nous est présenté un bref rappel des acquis de la recherche historique sur les rapports du féminin et du masculin dans la culture fin-de-siècle. Appuyée sur les travaux de Marlo Johnston, la chronologie, dans sa sobriété, peint un tableau utile, zones d’ombres comprises. Emmanuelle Grandadam y ajoute, en fin de volume, un tableau chronologique des contes et des nouvelles, avec indication des périodiques originaux et des republications en recueil.

Michel (Francisque). Didier Barrière, Francisque Michel, médiéviste bibliomane romantique (Plein Chant, 2014, 172 p., s.p.m.). C’est une figure à la fois typique et assez particulière que celle de Francisque Michel (1809-1887). Il est en effet représentatif de ces érudits bibliophiles du XIXe siècle dont les éditions savantes illustrèrent les catalogues de Techener, de Silvestre, d’Aubry et de la Bibliothèque elzévirienne. En même temps, comme le souligne Didier Barrère, il se situe résolument à l’écart par son orgueil et sa « démesure dans le besoin de respectabilité ». Pire, « peu d’érudits auront été aussi universellement méprisés par les penseurs ». Ce grand médiéviste commença par échouer au concours d’entrée de l’École des Chartes et se révélera plus tard, à Bordeaux, un professeur universitaire absolument désastreux. Sans doute était-il plus à l’aise devant des manuscrits gothiques ou des incunables que devant ses élèves. Pourtant, il eut l’estime de Raynouard et l’amitié de Mérimée, avec lequel il échangea une correspondance parfois piquante. Il fréquenta aussi le salon de l’Arsenal, sympathisant d’abord avec Nodier, puis leurs relations tournèrent à l’aigre, à cause, selon Didier Barrère, de l’excessive vanité de notre médiéviste. Son soleil d’Austerlitz fut son premier séjour à Londres en 1833, où il eut la chance de découvrir, puis de publier, le plus ancien manuscrit de La Chanson de Roland, chanson de geste à laquelle il donna ce titre, qui lui est resté. Il en rapporta également une vive admiration pour le Musée Britannique, cette British Library qui lui inspirera en 1864 un texte enthousiaste, dans lequel il ne se privait pas de déplorer l’état de notre Bibliothèque Nationale. Au fond, c’était un romantique, dont la jeunesse avait été marquée par les romans de Walter Scott et qui consacra sa vie à l’étude de notre Moyen-Âge. À cet égard, sa production est véritablement pléthorique. Il avait un certain goût pour les textes de style rabelaisien, voire pour le pastiche et la supercherie, et Didier Barrère serait tenté de lui restituer le canular du « libraire assassin » paru en 1831 dans la Gazette des tribunaux et dont on a parfois voulu attribuer la paternité à Nodier. Le même Barrère a eu l’excellente idée de reproduire intégralement, en fac-similé, la rarissime édition, tirée à trente exemplaires (1831), du Cornement des Cornars pour recreer les esperiz encornifistibulez de Pierre Vaillant (autre titre inventé par Michel, soit dit en passant). Cette plaquette, calligraphiée par Michel lui-même, est un curieux témoignage du goût de l’époque pour un certain Moyen-Âge pittoresque, rabelaisien avant la lettre, en même temps que de la passion de l’érudit pour le livre ancien et la bibliophilie — il faudrait même dire pour la bibliomanie. Elle atteste aussi de ce goût pour les facéties, les fous littéraires et les textes inclassables, qui fut celui de tous les grands bibliophiles du XIXe siècle et dont témoignent à l’envi les catalogues de vente de leur bibliothèque (à propos, on aimerait savoir pourquoi Michel, en 1859, vendit sa bibliothèque aux enchères ?). Cet essai biographique est complété par un choix de textes de Francisque Michel, où se reflète la personnalité déconcertante de leur auteur, à la fois attachant par ses travaux et ses curiosités, et peu sympathique par son caractère.

Mirbeau. Octave Mirbeau, La Morte di Balzac. La mort de Balzac. A cura, édité par Davide Vago (Sedizioni, 2014, 143 p., 18 €). Pourquoi diable Mirbeau s’est-il amusé à placer dans le fourre-tout de La 628-E8 un chapitre sur la mort de Balzac ? Invraisemblable et scandaleux, il provoqua à sa parution en 1907 un charivari prévisible : comment aurait-on pu accepter un récit fondé sur un prétendu témoignage du peintre Jean Gigoux, lequel aurait été en train de besogner Mme Hanska, tandis que Balzac agonisait dans la pièce à côté ? Le proustien Davide Vago a sa petite idée, passablement alambiquée : il y aurait en arrière-plan une sorte de règlement de compte de Mirbeau avec Alice Regnault. Toujours est-il qu’il donne ici aux lecteurs italiens une traduction annotée du texte de Mirbeau, complétée par le texte en français et par une postface bilingue. Qu’en pense Pierre Michel, à l’amitié de qui Davide Vago rend hommage ? On comprend que cette élégante publication, sur beau papier, intéressera plus les spécialistes de Mirbeau que ceux de Balzac.

Nerval. Hamdi Abdelazim Abdelkader, L’Égypte dans « Voyage en Orient » de Gérard de Nerval (Connaissances et savoirs, 2012, 392 p., 25 €). L’idée centrale de cette thèse est de confronter, dans une démarche canonique de littérature comparée, le texte d’un romantique français voyageant en Orient (en insistant sur son passage en Égypte) et celui d’un iman progressiste égyptien se rendant à Paris. L’auteur inscrit ces deux textes dans la tradition du voyage au XIXe siècle, bien connue de nous en ce qui concerne les Occidentaux, mais beaucoup moins pour cette démarche de lettré arabe qui conduisit en 1826 à Paris, envoyé par le Pacha, un brillant élément de l’Université Al Azhar : Rifa’a Al Tahtâwî était accompagné de quelques étudiants, tandis que Nerval partait en 1842, pour une année, pour un long périple. Un intérêt de cette lecture comparative est de montrer un décalage, au-delà de la réalité d’un exotisme partagé, entre la démarche du Français, à dominante poétique teintée d’ésotérisme, et l’attitude plus politique et rationnelle de l’Égyptien qui, s’il apprécie la beauté de la ville et des contrées traversées, recherche essentiellement son miel dans les aspects civilisationnels, tel que le statut de la femme au premier chef. Il y puise de quoi faire évoluer sa propre société. Entre les deux voyages, aura eu lieu la conquête de l’Algérie et les prolégomènes du partage de l’Afrique entre les puissances occidentales, ce dont Nerval sera prévenu quand on lui signalera que, depuis la prise d’Alger, le costume occidental se trouve mal perçu, notamment par des pèlerins revenant de la Mecque. Quant à la conquête de l’Égypte par la France, elle a fait long feu, bien qu’ayant laissé des traces, ce que l’ouvrage rappelle par l’assimilation de Français — ingénieurs, artistes, médecins — qui choisirent de ne pas rentrer au pays après l’aventure de Bonaparte. Rifa’a Al Tahtâwî et ses étudiants pourront s’intégrer sans mauvaise conscience, ni réticence de leurs hôtes, cinq années durant, dans ce que lui offrira l’Université française (Jomard, ancien de l’expédition de Bonaparte, jouera un rôle de facilitateur). Estimant qu’à cette époque, l’Égypte et la France constituaient deux pôles d’attraction, l’auteur se propose de poursuivre ses recherches sur le rôle que les deux textes qu’il a étudiés ont pu avoir sur d’autres écrivains voyageurs. En attendant, on apprécie dans cette édition une contribution solide à l’étude de ce corpus littéraire dont Édouard Saïd a montré (L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, 1980) le rôle majeur qu’il a joué dans la construction des imaginaires. Mais de l’Occident créé par l’Orient, on parle moins, faute de médiateurs. Sans chercher à créer un équilibre, Hamdi Abdelazim Abdelkader suspend le rapport de forces, préférant souligner l’évolution du Moi profond des écrivains plutôt que leur inscription dans un processus colonial.  

Pizarnik. Mariana Di Ció, Une calligraphie des ombres. Les manuscrits d’Alejandra Pizarnik (Presses universitaires de Vincennes, 2014, 364 p., 26 €). On commence à bien connaître en France l’œuvre étonnante d’Alejandra Pizarnik, poétesse argentine suicidée en 1972 et désormais célèbre dans le monde hispanique. Une œuvre complexe, violente, dérangeante, d’une extrême intensité et qui doit beaucoup à une familiarité profonde avec la littérature française (comme le savent les amateurs de Lautréamont). L’histoire de la publication de cette œuvre est elle-même complexe, contradictoire, toujours en cours, aussi bien en espagnol qu’en français. L’archive des manuscrits, à peu près complète, se trouve en revanche dans un lieu unique : Princeton. C’est là que Mariana di Ció a pu faire les recherches qui ont abouti à cet ouvrage, modèle d’étude génétique sur un matériau foisonnant et d’une grande richesse graphique, comme le montrent les fac-similés. Les mots, les espaces, les dessins, les couleurs forment des ensembles mouvants qui ne distinguent plus ce qu’il faut lire et ce qu’il faut voir pour comprendre le travail créateur. Un bon exemple de ce que peut révéler de profondeur humaine et littéraire une enquête génétique intelligente, bien loin de la pure technicité des ratures sublimées. Un index détaillé montre l’étendue des lectures françaises de Pizarnik.  

Poésie. Jean-Luc Maxence, Au tournant du siècle : regard critique sur la poésie française contemporaine (Seghers, 2014 250 p., 17 €). Il est rare que l’on parle de poésie aujourd’hui : à quelques rares exceptions près, tout se passe comme si, après le siècle d’Aragon, Char, Éluard, il n’y avait plus de place pour la poésie, voire il n’y avait plus de poètes. Il y en a pourtant, et de talentueux, comme il y a de remarquables connaisseurs de la poésie contemporaine, tel que Jean-Luc Maxence, qui propose, dans cet essai, de découvrir les poètes de ce début de XXIe siècle. Procédant par recoupements thématiques dans ce panorama vaste et traité à l’occasion avec humour (ainsi du chapitre intitulé Le Match Marseille-Paris), il se montre parfois iconoclaste, n’hésitant pas à étudier la poésie née du slam, du rap, ou celle qui foisonne sur Internet. Témoin et acteur engagé de la poésie contemporaine, il ne cache pas ses préférences et ses détestations, se montrant cinglant et faisant preuve de mauvaise foi. C’est ainsi qu’il accable de reproches André du Bouchet et la « poésie blanche », école « qui fait du vide abyssal un socle de la pensée ». C’est injuste et inutilement méchant, et cela conduit Jean-Luc Maxence, tout à sa fureur, à se contredire : dans le chapitre sur la poésie blanche, il s’en prend violemment à Yves Bonnefoy, avant d’en faire, quelques chapitres plus tard, presque une référence (théorique, il est vrai). De tels excès sont d’autant plus regrettables qu’ils incitent par réaction le lecteur à se demander si l’inverse n’est pas vrai, c’est-à-dire si les louanges les plus fortes ne sont pas, chez Jean-Luc Maxence, aussi immérités que les reproches les plus sévères. Autre faiblesse de l’ouvrage, qui tient à sa composition même : il peut être difficile de cantonner chacun à une école ou à une tendance, si bien que certains poètes peuvent apparaître deux fois, à l’instar de Pierre Bonasse, cité dans La Source mystique et dans Étonnants poètes voyageurs. Malgré ces réserves, ce petit inventaire de la poésie la plus contemporaine a le mérite de rappeler la vitalité de cette poésie, malgré l’obscurité dans laquelle elle est souvent confinée. 

Proust. Laurence Teyssandier, De Guercy à Charlus. Transformations d’un personnage de « A la recherche du temps perdu » (Champion, 2013, 464 p., 95 €). Cet ouvrage fait la genèse d’un des personnages proustiens les plus marquants de la Recherche : le baron de Charlus, lequel ne s’est pas toujours appelé ainsi et n’a pas toujours été baron. Laurence Teyssandier montre les interactions entre le parcours de Charlus, vu comme « un pilier de la Recherche », et l’évolution du roman. « Né » en 1909 dans les brouillons du Contre Sainte-Beuve (cahier 7), Charlus commence par être un marquis et se nommer Guercy. Puis il devient comte et prend le nom de Gurcy. Ce n’est que fin 1911-début 1912 qu’il est désigné sous le nom de Palamède de Fleurus et qu’il porte le titre de baron. Il devient le baron de Charlus courant 1912. Au-delà des noms, dont on connaît l’importance chez Proust, les cahiers « Sainte-Beuve » 7 et 51 de 1909 révèlent un personnage déjà bien réfléchi par l’auteur, qui ne sait toutefois pas encore qu’en faire : « On ne peut manquer d’être frappé du contraste entre la sûreté de trait qui caractérise si précocement le personnage de Guercy, et le flou du projet d’ensemble. » Ainsi, dès les premiers pas de Guercy, inverti « pratiquant », si l’on peut dire, il est prévu qu’il rencontre le fleuriste Borniche (le futur giletier Jupien) et un pianiste qui deviendra le violoniste Morel. Mais le personnage est amené à connaître bien des évolutions jusqu’à la version qui nous est parvenue d’À la recherche du temps perdu. Laurence Teyssandier les retrace, cahier par cahier, narrant, à travers le « capitalissime » (comme dirait Proust) Charlus, la création complexe, « épique » de l’œuvre. Il n’empêche que De Guercy à Charlus n’est pas un ouvrage d’une lecture pesante, bien au contraire. Sa construction y est certes pour quelque chose, allant des « Premiers pas de M. de Charlus » jusqu’aux « ultimes modifications de la structure romanesque » en 1915-1916. L’expression, claire et précise, apporte beaucoup, ainsi que les remarques mettant en relief les points majeurs des cahiers, les modifications les plus décisives des années de travail de Proust sur ses manuscrits et ses épreuves. L’ensemble montre à quel point, dès 1909, Charlus est lié à ce qui deviendra certains des plus grands thèmes de La Recherche : l’inversion, évidemment, mais aussi le langage, l’amour non-réciproque, l’hypocrisie et la dualité des êtres. Des index de noms de personnages, de noms de personnes et de noms de lieux permettent une « navigation » rapide et balisée, et une bibliographie propose un survol des études génétiques proustiennes, qui semblent encore loin de s’essouffler.

Quignard. Les Lieux de Pascal Quignard (Gallimard, 2014, 256 p., 21 €). Quels sont les lieux de Pascal Quignard, écrivain « exilique » — pour parler comme Edouard Saïd —, vivant en exil ontologique ? À cette question, les actes de ce colloque qui s’est tenu au Havre proposent diverses réponses, souvent fort savantes, avec la participation de l’intéressé présent dans la ville qui fut celle de son enfance et dont la dévastation le marqua. Ruines est d’ailleurs le titre des premiers exposés, ruines d’une ville moderne rasée par les bombes, ruines de Pompéï dont les fresques, mises à jour après des siècles, ont marqué l’imaginaire de Pascal Quignard et ses réflexions sur le sexe. La musique, l’eau, la mer sont autant de thèmes explorés, mais signalons Les Lieux de l’érudition, contribution de Nathalie Piégay-Gros qui célèbre le lieu historique de l’érudition, la bibliothèque, le couvent, le cabinet de lecture et rappelle que l’érudition « dessine le lieu où est retrouvé ce qui avait été perdu ou plutôt ce qui a été conservé, bien que perdu, absent ou marquant ». Parmi les nombreux lieux de Pascal Quignard, celui-là est peut-être celui qui nous touche le plus.

Romans. Romans exhumés (1910-1960) : contribution à l’histoire littéraire du XXe siècle, sous la direction de Bruno Curatolo, Paul Renard et François Ouellet (Editions universitaires de Dijon, 2014, 200 p., 20 €). Ce recueil n’échappe pas au disparate du genre, car les seize romanciers ici répertoriés appartiennent à des familles bien différentes, et l’on se demande si tous relevaient vraiment de l’exhumation. Qu’y a-t-il de commun entre le sort que la postérité a réservé à Jean Schlumberger ou Maurice Magre, qui ne sont pas si oubliés que cela, et à Jean Rogissart ou Antonine Coullet-Tessier, écrivains que l’on peut ranger parmi les populistes et régionalistes, et dont on ne parle pratiquement plus. Claude Anet, esthète fin-de-siècle et romancier reporter, survit grâce à son Mayerling, Luc Durtain, qui fut au premier plan avant la Seconde Guerre mondiale, ne survit plus guère. Renée Dunan et Jeanne Galzy semblent glisser dans l’oubli, malgré la monographie consacrée à cette dernière par Raymond Huard. Le suisse Léon Bopp survit davantage par son essai sur son compatriote Amiel que par ses énormes romans, plus ou moins expérimentaux. Jean Vaudal donna à la NRf de nombreuses notes critiques, et sa correspondance avec Paulhan montre une proximité que l’on retrouve dans les préoccupations langagières qui se manifestent dans les trois romans de cet écrivain mort en déportation. Louis Aréga est bien oublié lui aussi, malgré les souvenirs de Roger Grenier (Fidèle au poste, 2001). Estimé de Camus, de Lemarchand, de Sartre et de Beauvoir, il laisse six romans que Bruno Curatolo donne envie de découvrir. Autre exhumé, Fernard Fleuret reste bien connu des lettrés, plus pour ses publications érudites et son compagnonnage avec Apollinaire que par ses romans. René Laporte est de même plus dans les mémoires comme éditeur des surréalistes que comme romancier. Denis Pernot se penche sur un roman ambitieux de Boris Schreiber, Les Heures qui restent. Ne faudrait-il pas mettre aussi en avant l’œuvre autobiographique de Schreiber, hantée par le ratage et l’échec d’un Juif qui réussit à échapper à l’ignominie nazie en travaillant au cœur du système pour l’organisation Todt ?

Saint-Germain. Éric Dussault, L’Invention de Saint-Germain-des-Prés (Vendémiaire, 2014, 255 p., 22 €). « Saint-Germain-des-Prés n’a jamais existé », affirmait François Caradec, cité par Éric Dussault, qui le prouve. Son petit essai de démolition du mythe, mené sans hargne et avec curiosité, distille le produit d’une recherche appuyée sur de nombreux témoignages de première main (archives privées, entrevues, rapports de police). Il faudrait aller lire sa thèse pour plus de détails, mais ils sont ici déjà nombreux et donnent lieu à 493 notes (un record pour un ouvrage de cette dimension). Il y a donc un mythe, connu et révéré de toute la planète, avec son histoire officielle, et il y a la réalité, racontée, documents à l’appui, dans le chapitre intitulé Sous surveillance. Là, homosexualité, prostitution, délinquance des soldats américains, avortements clandestins, vols, bagarres, alcoolisme public forment un tableau sans gaîté. Il y a bien eu, à un moment donné — assez bref —, une vague de liberté mais elle s’est souvent payée d’une exploitation machiste des femmes et des faibles, avec un revers plutôt sinistre. Il en reste quand même le jazz, quelques belles images (un petit cahier de photographies est encarté dans l’ouvrage) et des souvenirs souvent étonnés : les acteurs de l’époque disent bien qu’il s’est passé quelque chose à Saint-Germain-des-Prés, mais ils ne s’en sont rendu compte qu’après, quand le mythe était déjà formé, qu’un savant marketing n’a fait que perpétuer pour le plus grand profit du commerce de luxe, de cafés adeptes de l’extorsion et des trafiquants d’immobilier.

 

Sollers. Philippe Sollers, Fugues (Folio, 2014, 1300 p., s.p.m.). Considérable. Cet adjectif est le bref leitmotiv des plus de mille pages de ces Fugues, « suite logique de La Guerre du goût (1994), d’Éloge de l’infini (2001) et de Discours parfait (2010) », recueil de tout ce qu’a pu écrire ou dire Philippe Sollers au fil des années et qui n’avait pas encore été recueilli en volume. Considérables, les grands hommes, écrivains ou peintres, sous le patronage desquels il se place et dont, épigone, il se veut le continuateur ou le vengeur : Casanova, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Joyce, Freud, Manet, Picasso. Considérable, l’auteur lui-même, qui est le seul à les comprendre, même si, souvent, il semble avoir égaré les clefs d’une compréhension. Comme rien de ce qui est sorti de la plume ou de la bouche de ce nouveau prophète ne doit tomber dans les poubelles de l’histoire littéraire, la lecture de Fugues donne lieu à un curieux jeu d’échos, justifié par le titre même que l’auteur a donné à ce fourre-tout. Car, écrit-il en quatrième de couverture, « je n’apprends rien au lecteur, une fugue est une composition musicale qui donne l’impression d’une fuite et d’une poursuite par l’entrée successive des voix et d’un même thème ». Et plus loin : « Les thèmes sont ici multiples, mais en réalité, il n’y en a qu’un : la formulation comme passion dominante. » Les premières pages enchinoisées passées, l’impression du lecteur est, non de lire, mais de toujours relire : lui aurait-on déplacé son marque-page ? l’auteur radoterait-il ? Non, c’est donc bien un effet musical. Petits articles ou entretiens infinis n’ont en vérité qu’une destination : élever à Philippe Sollers une statue en réprouvé, ostracisé, martyr, maudit « par les universitaires (ignares naturellement) ou les membres des institutions académiques (moutonniers, bien entendu). » Craignant d’insulter au génie, le recenseur n’ose jeter la petite pierre qu’il avait ramassée pour en écorner ce monument en voie d’érection, qu’il classait parmi les manifestations mégalomaniaques ou paranoïaques dont notre siècle abonde. Et puis, tout compte fait, n’y avait-il pas, dans ce que ledit recenseur appelait un fatras, un goût obstiné du bonheur qui faisait beaucoup pardonner au burlador de l’ex-rue Sébastien-Bottin ?

Surréalisme (1). Henri Béhar, Michel Carassou, Le Surréalisme par les textes (Classiques Garnier, 2014, 313 p., 20 €). La pénétration du Surréalisme chez cet éditeur est certes une bonne nouvelle, mais elle reflète aussi l’érosion du pouvoir subversif du mouvement et de ses productions. Le présent ouvrage est la réédition, un peu remaniée, d’un texte paru en 1992, lequel, il est vrai, n’a pris aucune ride. Il est une vraie histoire critique du mouvement, reposant sur une succession d’extraits et de citations (plus de la moitié du livre) qui la rend inattaquable – grande différence avec les pseudo-exégèses qui ont pullulé sur le sujet ou sur feu ses protagonistes. L’érudition virtuose d’Henri Béhar réussit à rendre simples les embrouillaminis et les imbroglios — littéraires ou non — dont raffolaient Breton et ses suiveurs. L’ouvrage est divisé en grand chapitres circonscrivant les principales préoccupations des surréalistes : L’action sœur du rêve, L’art comme pratique révolutionnaire, L’amour, L’exploration du continent intérieur, Le réel et le surréel, L’éblouissement et la fureur, Le langage, L’expression écrite, L’expression plastique et dynamique, avant une conclusion et des compléments à l’édition de 1992. La perspective historique, souvent confuse à ce propos dans le public, s’éclaire du dynamisme d’un mouvement qu’on a paradoxalement décrit à la fois comme le bétonnage totalitaire de la pensée unique du pape Breton et en renouvellement perpétuel. Ce n’est pas la moindre qualité de ce livre que de rapporter sans misérabilisme ni indulgence les contradictions dont le mouvement fut une succession : faire table rase tout en reprenant la pédanterie injurieuse d’anciens collégiens, dire « lâchez tout ! » et ne rien lâcher du tout (surtout quand on peut en faire commerce), s’acoquiner au prolétariat en gardant bottines et cravate, vilipender la Société tout en s’y creusant un nid douillet, se dire libéré en colportant les idées les plus rétrogrades possibles sur la sexualité. Alors que les deux auteurs ne font pas de compromis sur ces antinomies, ni d’ailleurs sur les volte-faces dont Breton et ses amis furent familiers, ils font comprendre que c’est quand même le Surréalisme qui restera le grand mouvement des idées créatives au XXe siècle. On leur pardonne donc d’avoir oublié Pierre Janet à l’origine de la pratique de l’écriture automatique des Champs magnétiques, ou de confondre psychiatrie et psychanalyse : ils ne sont pas les seuls !

Surréalisme (2). Faits divers surréalistes, textes réunis et présentés par Masao Suzuki ; Recherches surréalistes, textes réunis et présentés par Georges Sebbag (Nouvelles éditions Jean-Michel Place, 2013, 192 p. et 240 p., 16 €). Ces deux volumes viennent compléter une collection d’anthologies thématiques regroupant des textes parus dans les revues surréalistes entre 1919 et 1969. Avec Faits divers surréalistes, on redécouvre, page après page, les interventions consacrées à Germaine Berton, Violette Nozières ou les sœurs Papin, puisque les protagonistes qui retinrent l’attention des surréalistes étaient surtout des femmes. L’ensemble est ponctué par l’étrange appel que lança Christian Boltanski à la radio et qui fut repris dans Coupure en 1969. Le fait d’extraire ces textes de leur contexte en affaiblit quelque peu la portée, dans la mesure où il s’agissait avant tout de collages s’inscrivant dans une recherche de l’extra-littéraire prenant son sens dans la proximité des autres contenus de la revue où ils étaient publiés — le principe de l’anthologie atteint ici sa limite —, mais la fascination pour ces criminelles accomplissant à leur corps défendant l’acte surréaliste par excellence demeure tangible. Dommage que les chapeaux introductifs proposés par Masao Suzuki soient à ce point filandreux que l’on peine à comprendre souvent ce qu’ils veulent dire. Tel n’est pas le cas des pages de présentation que Georges Sebbag consacre aux recherches surréalistes : elles sont précises et informées. Ses choix de compilateur montrent à quel point le caractère expérimental de la démarche surréaliste fut au cœur de la dynamique collective qui animait le groupe. Le volume met bien sûr en vedette les textes de la période héroïque, publiés dans Littérature puis dans La Révolution surréaliste, mais il fait aussi la part belle aux années 50-60 avec de larges extraits du Surréalisme même ou d’Archibras. La participation de Georges Sebbag lui-même à cette phase finale du surréalisme n’est sans doute pas étrangère à cet heureux coup de projecteur qui remet en lumière l’inventivité dont fut capable le surréalisme jusque dans ses dernières années.

Travail. Le Travail de la littérature. Usages du littéraire en philosophie, sous la direction de Daniele Lorenzini et Ariane Revel (Presses universitaires de Rennes, 2012, 258 p., 18 €). Cet ouvrage issu d’un colloque sur les usages littéraires de la philosophie n’entre pas réellement dans le champ d’études de notre revue, mais il aurait été dommage de ne pas signaler ce brillant opus, comme le travail réalisé par les Presses universitaires rennaises avec cette collection Aesthetica, qui multiple depuis deux ans les parutions ambitieuses avec une rare réussite. Bien que l’ouvrage s’ouvre sur un texte de Pierre Macherey, il ne s’agit pas de savoir à quoi pense la littérature, mais bien au contraire en quoi le travail de la littérature, en tant que littérature, peut fonder une pensée ­— ou parfois servir de révélateur à une pensée, selon l’expression de Judith Revel. Pour une fois que les philosophes n’instrumentalisent pas la littérature pour en faire un réservoir d’exemples, il serait dommage de passer à côté de ce recueil où la littérature  (principalement celle des XIXe et XXe siècles français, avec de nombreuses incursions vers la littérature de langue anglaise et allemande) « enseigne »  à la philosophie.

Valéry (1). Benoît Peeters, Valéry : tenter de vivre (Flammarion, 2014, 288 p., 23 €). On peut distinguer les poètes que l’on admire et ceux que l’on aime, et, comme exemple des premiers, il n’est pas rare de citer Valéry. C’est à ce double défi que fait face Benoît Peeters, que l’on connaissait comme le scénariste des Cités obscures : faire aimer Valéry et faire connaître un homme dont il cite, dès l’exergue, une phrase propre à faire fuir tout biographe : « On écrit la vie d’un homme. Ses œuvres, ses actes. Ce qu’il a dit, ce qu’on a dit de lui. Mais le plus vécu de cette vie échappe. Un rêve qu’il a fait ; une sensation singulière, douleur locale, étonnement, regard ; des images favorites ou obsédantes ; un air qui vient chantonner en lui, à tels moments d’absence ; tout cela est plus lui que son histoire connaissable. » Benoît Peeters s’attache aux figures qui ont accompagné Valéry : Mallarmé, maître tant aimé et admiré, dont la mort subite le ravagea ; deux jeunes hommes rencontrés presque par hasard et devenus ses meilleurs amis, avant que leur évolution respective ne provoque frictions, incompréhensions et brouilles : Louÿs et Gide ; un jeune disciple respectueux et admiratif, qui ne tarde pas non plus à le condamner : Breton. Et, bien sûr, les femmes de sa vie : Jeannie (l’épouse), Catherine Pozzi, Renée Vautier, Jeanne Loviton, ces femmes auprès desquelles celui qui avait choisi jeune de se consacrer aux seules forces de l’esprit et se proclamait « ennemi du tendre » découvre, quinquagénaire et sexagénaire, les turpitudes de l’amour, l’auteur de La Jeune Parque se révélant alors souvent d’une mièvrerie affligeante. Mais ces passions lui inspirèrent aussi des pages fortes, et cet aveu étonnant pour qui ne connaît de Valéry que la statue érigée de son vivant : « Je crois concevoir comme personne le rôle extraordinaire que l’amour absolu peut jouer dans les créations de l’esprit. […] Cette alliance admirable fut ma seule ambition en ce monde. » Loin de la figure hiératique le présentant en « Bossuet de la IIIe République », c’est un homme singulier que décrit Benoît Peeters, avec ses contradictions et ses faiblesses : courant toute sa vie après l’argent, il est forcé d’accepter des emplois qui l’accablent et, la renommée venant, se lance dans une production de multiples brouillons de la même œuvre, qu’il revend fort cher, les présentant comme unique. Débutant de façon tonitruante et s’attirant l’admiration et même la dévotion de nombreux lecteurs, il abandonne toute publication pendant vingt ans, avant d’y revenir presque par hasard et grâce à Louÿs, avant de se commettre dans toute publication possible, pourvu qu’elle rapporte. Se déclarant indifférent à la prose, au point de blesser Louÿs par son intransigeance, il écrit la majeure partie de son œuvre en prose, composant des milliers de pages, mais incapable de produire la grande œuvre dont il a parlé et rêvé sa vie durant. Fort d’une connaissance précise de son écrivain, Benoît Peeters propose une explication séduisante du style de Valéry, qui fit tant pour sa réputation, et que l’on pourrait résumer par ce paradoxe : ne cessant d’écrire, et n’aimant au fond pas écrire, Valéry n’a cessé de chercher, en écrivant, des dérivatifs à l’ennui d’écrire. C’est un précurseur de l’Oulipo que décrit le biographe dans ce passage : « C’est peut-être parce que la littérature n’était pour lui ni une évidence ni un accomplissement que Valéry est devenu l’un des prosateurs les plus étincelants du XXe siècle. Pour lutter contre l’ennui, honorer des engagements pénibles et traiter de sujets dont il ignorait à peu près tout, il lui a fallu, presque malgré lui, explorer de nouveaux procédés littéraires. » La thèse pourra plaire ou déplaire, elle a le mérite de proposer une clé d’entrée dans l’œuvre et le style de Valéry. On pourra choisir d’être séduit, de même que par l’ensemble de cette biographie qui révèle combien était vrai, mais aussi poignant, cet aveu de Valéry à la question rituelle : « Pourquoi écrivez-vous ? — Par faiblesse. »

Valéry 2). Paul Valéry, Lettre à Jean Voilier. Choix de lettres 1937-1945 (Gallimard, 2014, 560 p., 35 €). Bien étrange, ce volume qui nous est présenté du bout des doigts par l’éditeur. Pas la moindre introduction, et rien pour nous éclairer sur les critères qui ont pu présider à ce « choix de lettres ». Au lieu de cela, deux postfaces — l’une par la fille de Jean Voilier, l’autre par la petite-fille de Valéry — qui brillent par leur innocuité, voire leur vacuité (on y révèle cependant à la postérité que Jean Voilier, alias Jeanne Loviton, obtint son permis de conduire en juillet 1933). En fait, cette correspondance était connue depuis que sa destinatrice l’avait mise en vente publique à Monte-Carlo le 2 octobre 1982 (résultat : 1 500 000 frs de l’époque), et le catalogue de la vente en donnait de larges extraits ; peu après, une édition pirate avait repris ces extraits et fac-similés. Le présent volume contient 452 lettres sur les 700 que comprenait la vente, et sa lecture laisse un sentiment d’accablement. Valéry y fait figure de mendiant d’amour, certes très épris, mais réduit à quémander sans cesse des rencontres et des faveurs de la part d’une Muse de plus en plus fugitive. Et pour cause : en 1943, celle-ci le lâchera discrètement, pour se lier avec l’éditeur Robert Denoël, qu’elle songeait à épouser… jusqu’à ce que celui-ci soit mystérieusement assassiné en décembre 1945 (sur cette disparition, qui arrangeait bien des gens, voir l’édifiante enquête de Louise A. Staman). On se dit alors que la biographie de Jeanne Loviton alias Jean Voilier pourrait parfaitement figurer dans une série populaire intitulée Les Belles Carrières. Valéry fut un cobaye de choix, qu’elle réussit parfaitement à faire monter à l’échelle. Et ce volume nous offre le monologue désespéré et pitoyable d’un vieil homme, à la brillante intelligence certes totalement intacte, mais qu’on voit multiplier les agenouillements mêlés de supplications : « Mais quand on ne vit que pour te voir et t’avoir et que ce voir — vraiment — ne peut espérer que quatre heures en moyenne par mois ! » Bon gré mal gré, il lui fallut s’astreindre à un tel régime amoureux. En même temps, il allongeait à sa Muse des compliments qui valent leur pesant de moutarde : « Dans un tout autre genre, tu as de quoi te faire une place littéraire de même grandeur que celle que tient Colette. » Il est étrange que Valéry n’ait pas vu qu’il se fourvoyait et que sa correspondante ne s’intéressait que faiblement à la poésie et à la littérature. Au lieu de cela, on le voit disserter longuement sur la poétique et la création littéraire : nul ne s’y entendait mieux que lui, évidemment, mais pensait-il ainsi séduire cette femme de pouvoir et d’intrigue ? Aurait-il même imaginé trouver en Jeanne Loviton une seconde Catherine Pozzi ? Ou bien, en ayant pris son parti, finit-il par se résigner à monologuer, faute d’avoir obtenu par ses lettres l’effet désiré ? Sa correspondante devait en tout cas être flattée de tant d’attentions, et aussi d’avoir inspiré Mon Faust. Toutefois, Valéry était parfaitement conscient de sa propre valeur et ne se fera pas faute de lui rappeler, par exemple, ce qu’avait dit de lui un Nils Bohr. On a beau savoir qu’il aimait assez trousser des mirlitons, il faut reconnaître que nombre de poèmes d’amour ponctuant ces lettres sont faibles, voire mièvres. Rien d’étonnant, si l’on se souvient que Gourmont avait déjà remarqué la médiocrité des vers d’amour sincères, où, disait-il, se rejoignent le troubade et le troubadour. En revanche, quelques autres poèmes sont fort vifs et révèlent clairement ce qui unissait les deux amants (voir le quatrain en date du 31 juillet 1938). Pour le reste, on voit le poète fonctionner dans le monde, voyager, donner des cours et des conférences, écrire des articles et des préfaces, s’inquiéter de la suppression du Cercle Méditerranéen, présider de nombreux comités et commissions. Il reste néanmoins l’excellent épistolier qu’il fut toujours, discontinu à plaisir, mais vif, pétillant, sautant d’une idée à l’autre, plein de fantaisie, et lâchant parfois des réflexions foudroyantes. Par-delà les lamentations amoureuses, on peut aussi glaner des jugements piquants. Ainsi, à propos du Journal de Gide, Valéry constate « tant de méconnaissance de moi, chez un homme auquel je me suis toujours confié » (en 1935, dans une lettre à Émilie Noulet, il était plus abrupt : « C’est nul. C’est un mot à mot de zéros (en général). Il n’y a de beau là-dedans que le « culot » de publier ce qu’il sait fort bien n’être rien. »). Valéry fait la grimace devant les pièces de Giraudoux, mais exalte Restif de La Bretonne et son cher Stendhal (à vrai dire, il lit peu, et avoue : « La lecture chez moi est le pire des signes. »). Il confie son horreur de la philosophie, de la bêtise des journaux, de la peinture moderne, de la France cultivant obstinément « l’art de réduire à l’impuissance les vraies puissances ». Le monde moderne ne l’incite pas à l’optimisme : « Je sens trop que tout ce que j’ai admiré et voulu et donné pour sens à la vie, est en route, à toute vitesse, pour l’inintelligible. » Toutefois, dans ces lettres à Jean Voilier, Valéry se déboutonne moins et se montre moins espiègle que dans des correspondances à d’autres dames, comme Vera Bour ou Noémi Révelin : il cherche obstinément quelque chose et veut retenir sa correspondante absente et qui lui échappe. Peu de lettres politiques, par ailleurs : cela tient sans doute au « choix » opéré par l’éditeur. La guerre et l’Occupation sont peu présentes, et l’on a l’impression que tout se passe dans un monde abstrait. En fait, Valéry, qui avait été cajolé par le Front populaire, avait l’oreille de Pétain, qu’il avait reçu en 1931 à l’Académie Française et qu’il reverra plusieurs fois à Vichy. L’annotation des lettres aurait pu être complétée sur certains points, tant la ou les personnes qui s’en sont chargées semblent peu familières avec l’histoire politique et littéraire. Était-il vraiment surhumain de préciser qui était ce mystérieux « mulâtre », dont on craignait pour la situation en mars 1940 ? Et qui était « L’AUVERGNAT » qu’on disait se trouver à Rome en novembre 1939 ? Et que diable veut dire : « Mais ceci n’est pas la lettre de Vigny », ô ombre d’Arthur Meyer ? Une merveilleuse précision, en revanche, en bas de page, à propos de Paul de Kock, Pigault-Lebrun, Joseph de Maistre et Ann Radcliffe cités ensemble dans une lettre : « Paul Valéry affectionnait particulièrement la littérature romanesque du XVIIIe siècle » — précision qui montre que l’annotateur/trice a eu accès à des documents inédits prouvant que Paul de Kock était contemporain de Voltaire, et que l’impeccable Joseph de Maistre avait commis des romans. Mais cela est véniel, et il faudrait surtout souhaiter qu’on nous donne un jour une biographie sans retouches de cette Jeanne Loviton qui fut tour à tour, sinon simultanément, avocate, journaliste, écrivain, éditrice, femme d’affaires, femme amoureuse, femme du monde, et parvint sans peine, grâce à ses nombreuses et utiles relations, à décrocher en 1953 la Légion d’honneur en tant que « femme de lettres ». Oui, « Les Belles Carrières » ! Pour l’instant, en refermant ce « choix de lettres », on est bien tenté, malgré — ou plutôt à cause de  — la grande dilection qu’on peut avoir par ailleurs pour Valéry, de se répéter le mot d’Ovide : Turpe senilis amor 

Vercors. Alain Riffaud, Vercors. L’homme du silence (Portaparole, 2014, 130 p., 14 €). Depuis quelques années, cette maison d’édition s’attache avec courage et constance à redonner au public  certaines des œuvres de Vercors menacées par l’oubli. La biographie d’Alain Riffaud accompagne ce projet en retraçant, en une petite centaine de pages, l’itinéraire de cet écrivain emblématique de la Résistance intellectuelle à l’occupation nazie. Il s’agit moins de raconter une nouvelle fois l’histoire des Éditions de Minuit que de comprendre comment Jean Bruller est devenu Vercors, comment la publication du Silence de la mer a pu révéler Vercors à lui-même et changer le cours de son existence. A priori, rien ne prédestinait ce fils de bonne famille, ingénieur de formation et dessinateur-illustrateur de métier, à devenir une figure de la Résistance. D’une plume alerte et pleine d’empathie, Alain Riffaud reconstitue le parcours qui verra Jean Bruller passer d’un pacifisme inquiet à la révolte morale qui conduit au devoir d’insoumission. La suite immédiate, on la connaît mieux, mais on a peut-être oublié à quel point l’aventure des Éditions de Minuit et l’aura du Silence de la mer entraînèrent ensuite celui qui s’appelait désormais Vercors dans un maelström de luttes d’influence et de controverses souvent violentes, notamment avec le P.C., dont l’intéressé sortit désabusé, sinon meurtri. Passée cette période de surexposition médiatique, Vercors poursuivit une œuvre littéraire préoccupée par la recherche d’un humanisme soutenu par une éthique de la rébellion, sa marque de fabrique depuis la guerre. La postérité n’a pas été très tendre avec ces œuvres, aujourd’hui délaissées pour la plupart. Du reste, c’est bien l’auteur du Silence de la mer et la qualification morale du grand résistant que préfère retenir Alain Riffaud dans sa conclusion, mais pour des raisons qui étonnent un peu : « Est-il possible que la nouvelle de Vercors nous parle à nouveau, alors que l’Europe redevient, mutadis mutandis, un champ d’affrontements ? Est-il possible que le silence de la nièce refusant le discours illusoire de l’Allemand, que les incantations de cet officier si policé qui veut marier la France à l’Allemagne, nous alertent sur la permanence des mentalités ? Une Allemagne dont Le Silence de la mer oppose le génie musical à ses tendances maléfiques. Une Allemagne protestante qui a joué un si grand rôle dans l’alphabétisation de l’Europe ; mais une Allemagne qui n’a pas de prédisposition particulière à la démocratie libérale. Est-il possible de tenir compte des leçons de l’Histoire ? D’abandonner sa naïveté sur les rapports de force en Europe ? De sous-estimer l’Allemagne qui ne prend plus en compte l’intérêt des autres nations européennes ? » À transmettre à M. Hollande, qui a plutôt intérêt à garder le silence la prochaine fois qu’il rencontrera la chancelière allemande.

Verlaine. Maurice Dullaert, L’Affaire Verlaine (Obsidiane, 2014, 72 p., 13 €). Réédition de ce texte paru à l’origine dans le numéro de novembre 1930 de la revue bruxelloise Nord (avant d’être repris l’année suivante sous forme d’une brochure chez Messein) et qui reproduisait les lettres saisies sur Verlaine et Rimbaud après le coup de revolver de juillet 1873. Dans sa « note liminaire », François Boddaert indique que la préfecture de police de Paris avait dépêché « un enquêteur en Angleterre puis à Bruxelles dès l’annonce du coup de feu » : il n’en est rien, évidemment, car Paris avait déjà largement infiltré le milieu des communards réfugiés en Belgique et en Angleterre et disposait sur place de mouchards et d’agents qui envoyaient rapports sur rapports à Paris (en témoignent les épais dossiers conservés aujourd’hui dans les archives de la Préfecture de police). En 1873, Verlaine et Rimbaud constituaient un trop menu fretin pour que la police française dépêchât spécialement un « enquêteur » !

Paul Aron, Jean-Pierre Bacot, Julien Bogousslavsky, Jean-Luc Buard, Jean-Marc Canonge, Bertrand Degott, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Hugues Marchal, Pierre de Montalembert, Michel Pierssens, Claude Schopp.