EN SOCIÉTÉ

Apollinaire. Apollinaire 14. Revue d’études apollinariennes (Calliopées, 2014, 118 p., 20 €). Ce numéro contient un inédit du plus vif intérêt : les souvenirs de Madeleine Pagès sur le séjour d’Apollinaire à Oran fin 1915, souvenirs rédigés en 1945. Ce document était connu de Michel Décaudin, mais celui-ci n’avait pu obtenir l’autorisation d’Émile et Denise, frère et sœur de Madeleine. Le voici enfin publié, et il nous montre un Apollinaire familier, à la température du quotidien, et très épris de sa fiancée. Comme le note Claude Debon dans sa présentation, il s’agit d’un séjour idyllique, où le poète se montre sous son meilleur jour, sans que rien laisse présager le bouleversement de leurs relations. Toutefois, précise-t-elle, « le couple était sous surveillance », et il n’était pas question de relations charnelles, même si Madeleine aurait confié plus tard à Adéma qu’elle « aurait accepté d’être la maîtresse de son fiancé s’il le lui avait demandé ». Ses souvenirs — précis et très sentis — montrent néanmoins que, dès les premiers moments, un climat de sincère sympathie s’instaura entre eux. Apollinaire se trouva donc vite à l’aise dans la famille de Madeleine, à laquelle il apprit « à faire des toasts, comme on les fait, dit-il, en Angleterre ». Pour les enfants, il s’amusait à reproduire, « de sa voix haute qui porte loin », les cris de commandement de l’artillerie qu’on entendait sur le front. Il se délectait à parler, à raconter telle anecdote sur Moréas ou des souvenirs du Front, puis se mettait à écrire une « Vie anecdotique » pour le Mercure de France. Et ce sont des excursions aux alentours, où l’on voit le poète tomber en arrêt, à la devanture d’une boutique, sur une brochure qu’il veut absolument acheter : La Peste à Oran en 1902. Poème héroï-comique. Par une victime de la susdite Peste (sans doute plus pittoresque que le roman de Camus !). Puis c’est le départ, les adieux. Épilogue : dans sa chronique des ventes, Étienne-Alain Hubert signale un exemplaire du Poète assassiné portant cet envoi assez froid : « À Madeleine, ce recueil qu’elle ne lira pas. De celui qui reste son admirateur et son ami. » Ce numéro est complété par « Arbre, une quête de sens », étude d’Alexander Dickow qui s’attache à montrer que Cendrars serait le « destinataire privilégié » de ce poème, où sont également repérées des allusions aux Huit Paradis de la princesse Bibesco. De son côté, Jacqueline Peltier établit, sous le signe du « nomadisme », un parallèle entre Apollinaire et George Borrow, auteur de The Bible in Spain, ce livre qui avait déjà fasciné Mérimée et Schwob. Dans les rubriques finales habituelles, toujours pleines d’informations, signalons un compte rendu de la récente réédition, chez Champion-Slatkine, du monumental et indispensable ouvrage de Michel Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, étude capitale où l’auteur a mis toute sa science, sa finesse et son sens inné de la poésie.

Baudelaire. L’Année Baudelaire n° 16. Hommage à Max Milner (Champion, 2013, 200 p., 40 €). Hommage aux importants travaux de Max Milner sur Baudelaire, ce volume collectif rassemble onze contributions. Seule dissonance — car venant là comme un cheveu sur la soupe et n’ayant aucun rapport ni avec Baudelaire ni avec Milner —, l’article de Marie-Claude Shapira, « Paradoxe d’une utopie : le combat du Diable et du Messie », ne saurait intéresser, et encore, que les spécialistes d’Isaac Bashevis Singer (il ne sert visiblement qu’à enrichir un curriculum universitaire). Dans « Nerval dans l’œuvre critique de Max Milner », Gabrielle Chamarat souligne l’originalité des textes de celui-ci sur Nerval. Analysant Les Illuminés, le critique a bien montré que le problème posé par Restif et Cazotte est « de ne plus faire le départ entre le réel et l’imaginaire », et que chacun des protagonistes du livre reflète « les préoccupations les plus intimes » de l’auteur. Il y a par ailleurs, chez Nerval, une « intarissable recherche d’une religion originelle qui serait dans le passé la source de toutes les autres » : dès lors, son écriture va tenter de retrouver l’expérience de cette religion primitive. Fort intéressante est l’enquête poursuivie par Jacques-Remi Dahan dans « L’autre Gaspard », qui s’attache à déterminer « les premiers passeurs de Bertrand » et la « circulation souterraine, inaperçue, ininterrompue » de son Gaspard de la Nuit. C’est ainsi qu’il nous révèle un conte fantastique, Le Maléfice, paru en 1850 dans la Revue pittoresque : texte médiocre, mais signé. Gaspard de la Nuit ! Ce pseudonyme pourrait sans doute, écrit Jacques-Remi Dahan, désigner Arsène Houssaye, ce qui donnerait une singulière perspective à la lettre- préface au même du Spleen de Paris. C’est justement de ce dernier recueil que traite Jacques Dupont, dans un article dense et rigoureux, qui pose divers problèmes capitaux. D’abord, le choix du titre : Spleen de Paris ou Petits Poèmes en prose ? Le premier semblerait préférable. Ensuite, la fameuse lettre-préface, dont Jacques Dupont souligne, après Max Milner : « Il est très contestable de considérer comme une sorte de préface la lettre à Houssaye et de la placer en tête du recueil. » Si Baudelaire avait édité lui-même son livre, il ne l’aurait donc vraisemblablement pas reprise. Autre problème : l’ordre même des poèmes en prose. Est-il celui qu’aurait voulu Baudelaire ? Nous n’en savons rien, et le mieux est sans doute d’adopter le simple ordre chronologique de publication, car un fait demeurera toujours : « l’inachèvement du recueil ». Dans « Causerie : de l’ébauche au tableau », Lois Cassandre Hannick scrute et interprète le manuscrit de ce poème des Fleurs du Mal. Beaucoup de remarques précises et ingénieuses, quoique parfois un peu longuettes. On ne sait cependant que penser de ce que dit l’auteur de « l’importance de la dimension visuelle du poème », laquelle semble un truisme lorsqu’il s’agit d’un manuscrit, ou des savants parallèles qu’elle fait entre ce manuscrit et les ébauches de Boudin ou les dessins de Guys. Un peu touffue, l’analyse de Patrick Labarthe sur « Baudelaire et “le dieu de l’Utile” » vise à montrer combien le poète a voulu, après Gautier, affirmer l’autonomie de la poésie et répudier toute idée d’« utilité » — bref, opposer le dandy au commerçant. Bizarrement, c’est dans une note en bas de page que se trouve reléguée la phrase la plus caractéristique de Baudelaire à ce sujet : « Être un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux. » Avec « Baudelaire, les rêves », Jean-Luc Steinmetz donne un article perspicace, contenant un parallèle suggestif entre Rêve parisien (« ce rêve terrible d’où la vie s’est retirée ») et La Chambre double (« étrange architecture psychique »). Suivant en cela ses intercesseurs De Quincey et Poe, Baudelaire a privilégié « un certain type de rêve qui renvoie à une vérité première », celle de l’enfance, et noté les relations entretenues par l’activité onirique « avec l’effet produit par l’œuvre d’art ». Mentionnons enfin, outre « Bonnefoy, Celan, Deguy, Kirtsen » de Stéphane Michaud (hommage aux dieux du jour) et le « Baudelaire face au dogme du “corps glorieux” » de Dagmar Wieser, l’article de Patrick Née, « Du “poète hystérique” chez Baudelaire », selon lequel ce dernier admet l’hystérie pour « une acuité accrue de l’imagination et une surexcitation de la créativité », mais la refuse en tant que « diagnostic touchant sa personne ».

Benoit.Les Cahiers des Amis de Pierre Benoit n° XXIV, 2014 (4 place de la République, 46500 Gramat ; 186 p., s.p.m.). Cette publication nous a parfois paru exagérément anecdotique, mais voici un numéro plus dense et plus fourni, encore que l’essentiel soit consacré à un catalogue visiblement inépuisable des conquêtes féminines de Pierre Benoit. En une centaine de pages de Maurice Thuillière sur les amours du romancier, de Fernande Leferrer jusqu’à Florence Gould, en passant par la princesse Amina, Stacia Napierkowska, Rosette de Menasce (petite-nièce de Danton) et, parmi les vedettes, Betty Stockfeld, Musidora (pas en exclusivité), Marie Dubas. Un chapitre spécial, dû à Bernard Côme, est consacré à Mimie, « jeune fille majeure » (ouf !), séduite à Toulouse en 1915 et dont le bureau des Amis de Pierre Benoit est parvenu à retrouver l’identité jusque là demeurée mystérieuse. On note aussi un article plus spécifiquement littéraire consacré au Roman des Quatre (1923) et, à sa suite, Micheline et l’amour (1926), les deux romans que Benoit écrivit avec Gérard d’Houville, Paul Bourget et Henri Duvernois ; l’étude de Bernard Côme évoque bien sûr l’antécédent de La Croix de Berny écrite en 1845 par Mme de Girardin, Théophile Gautier, Jules Sandeau et Joseph Méry.

Bibliographie. Marie Galvez, Revue d’histoire littéraire de la France. Bibliographie de la littérature française (XVIe -XXIe siècles). Année 2012 (Presses universitaires de France, 2013, 832 p., 28 €). Compilation de la plus grande utilité, facile d’emploi, avec un index de près de 250 pages : 8680 entrées y figurent, tout y est ! Indispensable, avec les volumes précédents, à qui se pique d’écrire sur la littérature française et sur son histoire. À quand la mise en ligne sur le Net ?

Céline.L’Année Céline 2012 (Du Lérot, 2013, 271 p., 38 €). Ce volume s’ouvre sur le second volet de la correspondance adressée par Céline au docteur Alexandre Gentil : dix- neuf lettres, échelonnées de 1945 à 1948. Lettres écrites du Danemark, dans des circonstances souvent dramatiques, qui obligent l’écrivain à signer parfois L. Almanzor ou Henri Courtial. La même prudence lui fait désigner certains amis par des pseudonymes : Daragnès devient Lepic, le Dr Bécart est Péreire, et Gen Paul, Paul Jones. Céline y évoque pêle-mêle ses préoccupations et ses hantises : la vie chère au Danemark, les duretés de l’exil, les excès de l’épuration (Laval est « un martyr, peu sympathique, mais un martyr »), les anciens nazis (Abetz, « un sacré désastreux con »), ou bien les amis, qu’il presse son correspondant de rencontrer pour lui (Marie Canavaggia, Mikkelsen). Il se délecte à parcourir de vieux numéros de la Revue des Deux Mondes : « Quelle mine ! quelles plumes quels caractères à l’époque ! Quelle décadence ! » Il relit « sans cesse » les Mémoires d’Outre-Tombe : « Le vicomte, qui a profité après tout des derniers beaux éclats français — après lui la grandeur s’est éteinte. Il n’y eut plus que haines et rabâcheries d’envies. » Suivent vingt-deux lettres à divers autres correspondants, dont Pascal Pia et Daragnès, ainsi que « deux textes pharmaceutiques retrouvés », parus en 1932 dans la revue Pédiatrie : Coryzas et Les Basedows méconnus. Ces rubriques sont complétées par « Manuscrits, lettres et dédicaces passés en vente », où l’on remarque un envoi à Duhamel en « très sincère hommage » sur Mort à crédit, et un Mea Culpa dédicacé à Maurice Chevalier en tant que « un fidèle spectateur de l’Eldorado, un ami de la classe 12 ». On retiendra l’étude documentée d’Éric Mazet, « L’Humanité, d’une page à l’autre (mai- décembre 1936) », qui met en parallèle des extraits du quotidien communiste et des déclarations ou lettres de Céline au temps du Front populaire : véritable espoir de la gauche avec le Voyage, celui-ci allait la décevoir avec Mort à Crédit, puis l’exaspérer (c’est peu dire) avec Mea Culpa. On voit très bien comment, avec ce dernier livre, Céline « descend dans l’arène », alors qu’auparavant il s’était tenu à distance. À lire tout cela, on se dit qu’il y aurait une étude des plus édifiantes à faire en relevant les mentions de Céline dans L’Humanité de 1945 à 1961.

Claudel.Bulletin de la Société Paul Claudel n° 211, 2013 (Classiques Garnier, 124 p., 10 €). Le dossier principal de ce numéro est consacré à la correspondance entre Claudel et José Maria Sert, soit une trentaine de lettres échangées de 1927 à 1945. Les deux hommes avaient en commun le goût de la démesure et le baroque. Rapprochés d’abord par le projet du Christophe Colomb que Max Reinhardt voulait monter au Festival de Salzbourg à la fin des années vingt, leur collaboration au théâtre n’aboutit ni cette fois, ni aucune autre, malgré divers projets, jusqu’à la mort du peintre en 1945. Dans sa présentation doublée d’une annotation abondante, Pilar Saez Lacave met en parallèle Le Soulier de satin et l’énorme travail de Sert pour la cathédrale de Vic. Une lettre émue de Claudel à Misia termine cette correspondance à la mort de José Maria Sert. Un article de Brigitte Brauner semble nous demander de faire un retour au pâle Élémir Bourges « au regard de Paul Claudel ». Espérons qu’on ne nous demande pas de relire La Nef, ce pénible « chef d’œuvre » qui a (heureusement) coulé, corps et biens.

Coulon.Bulletin de la Société des Amis de Marcel Coulon n° 6, décembre 2013 (Les Pins d’Alep A, 18 bis rue Antoine de Saint-Exupéry, 30900 Nîmes, 25 p., s.p.m.). Ce bulletin est décidément une heureuse surprise : on s’attendait à y trouver l’habituel méli-mélo terne et soporifique des Sociétés d’amis, avec leurs commémorations diverses, et l’on y découvre des articles qui retiennent l’intérêt. « Coulon traducteur d’Horace » n’apporte pas de révélations majeures, mais on sourira en y lisant les traductions d’Horace par F. Villeneuve dans la collection Budé : cunnus (con) y est traduit par orifice, tandis que pepidi (j’ai pété) devient le merveilleux je lâchai un bruit par ma partie postérieure. Et dire que Les Belles Lettres continuent, en 2014, de rééditer imperturbablement cette traduction castratrice ! Mais l’essentiel du numéro est occupé par une étude documentée sur « Marcel Coulon dans le Journal littéraire de Paul Léautaud ». On y voit celui-ci accabler le magistrat — Coulon était procureur — de piques et de railleries, lorsqu’il le rencontre dans les bureaux du Mercure de France. Toutefois, et l’on s’y attendait un peu, sa victime trouvera grâce devant lui un beau jour, lorsqu’elle lui parlera de son chat. En arrière-plan passent d’autres figures, comme Vallette, Rouveyre et Fleuret, lequel ne se gênait pas pour traiter les écrits de Coulon de « coulonnades ». Le magistrat n’était cependant pas dépourvu d’esprit critique, comme en témoigne son article sur Le Théâtre de Maurice Boissard reproduit dans ce Bulletin. En fin de numéro, deux articles : l’un sur les lettres « autour de Rimbaud adressées par divers à Coulon ; l’autre, assez piquant, sur deux lettres à Coulon : on y apprend que la première, écrite en 1929 par Ernest Delahaye, a figuré pour le modeste prix de 10 000 € au catalogue d’un marchand d’autographes parisien, qui propose la seconde, de Georges Izambard, pour 12 000 € — simples dommages collatéraux du mythe de Rimbaud. La présentation matérielle de ce Bulletin est modeste, mais cela n’a aucune importance, car il démontre que c’est souvent en scrutant des écrivains du second ou du troisième rayon que l’on peut apprendre des choses sur la petite histoire littéraire.

Gide.Bulletin des Amis d’André Gide n° 181-182, janvier-avril 2014 (2 rue du Creux du Pont, 34680 Saint-Georges-d’Orques ; 184 p., 12 €). Cinq contributions forment un dossier sur les rapports de Gide et de Walter Rathenau ; puis trente pages d’extraits inédits des Cahiers de la Petite Dame : on aurait aimé savoir pourquoi ils avaient été écartés de la publication antérieure, mais aucun détail n’est donné à ce sujet ; suite des souvenirs sur Gide du Hollandais Jef Last, qui sont devenus un véritable feuilleton dans le Bulletin ; l’importante chronique bibliographique reproduit de nombreux documents passés en vente.

Giraudoux. Françoise Bombard, Cahiers Jean Giraudoux. 41 (Presses universitaires Blaise Pascal, 2013, 386 p., 17 €). Sous le titre de Décalages et Dissonances. Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux, ce cahier est un… objet singulier : un essai, probablement une thèse, qui occupe les presque 400 pages du volume (hormis deux pages consacrées à la Bibliographie 2010-2012). Cela ressemble si peu à un numéro de revue (et aux numéros précédents des Cahiers Giraudoux) que l’on s’étonne de ne voir aucun commentaire sur cette singularité : est-ce la nouvelle politique de la revue ? Giraudoux est-il négligé au point que les responsables ne trouvent plus suffisamment d’articles ? Toutes ces questions, avouons-le, se seraient moins posées à nous si ces quatre cents pages avaient un intérêt plus évident. Hélas ! le lecteur doit méditer sur des séries d’objets (le poignard, l’anneau, le mouchoir, la bêche, etc.), de personnages et même d’axes « actantiels » (« 1. L’axe de la communication 2. L’axe du désir 3. L’axe de la lutte »). C’est d’autant plus dommage que Françoise Bombard montre parfois que ce sujet pourrait permettre d’analyser le rapport complexe et si peu interrogé de Giraudoux avec la « modernité ». En l’occurrence, ce volume est à réserver aux amateurs d’axes actantiels, s’il en reste encore.

Méconnus.La Corne de brume. Revue du C.R.A.M. n° 10, décembre 2013 (7 rue Bernard de Clairvaux, 75003 Paris, 99 p., abonnement annuel : 20 €). La Corne de brume continue à résonner dans la brume. des auteurs méconnus. Flaubert a visiblement oublié une entrée dans son Dictionnaire des idées reçues : « Oubli. — Toujours injuste. » On ira donc déterrer tous les cadavres : un entrefilet nous signale qu’une association regroupant les titulaires des palmes académiques (sic) a publié un article intitulé Henry Bordeaux, évocation d’un écrivain oublié. La poussière qui recouvre ce membre de l’Acadéfraise, qu’on surnommait « Les Coteaux du Médiocre », est désormais si épaisse qu’on pourrait y planter des laitues : mieux vaut donc ne pas y toucher, ce serait nuisible à l’environnement. Toujours est-il que ce numéro de La Corne de brume ferait se demander si, d’hétéroclite, la revue ne risque pas de devenir un fourre-tout. On y trouve des articles sur André Bay, Paul Colin, Marcel-É. Grancher et Louise Hervieu. Rien à dire, sauf qu’on ne distingue pas très bien l’intérêt d’André Bay, uniquement envisagé ici dans l’ombre de son ami Chardonne (lequel, n’en déplaise à ses thuriféraires, n’est peut- être pas le plus grand écrivain du XXe siècle, ni même un grand écrivain tout court). À la fin de son article sur Paul Colin, Christian Pelletier reconnaît cependant que celui-ci « n’est pas vraiment oublié et méconnu » : il y aurait donc ainsi des méconnus-méconnus, des méconnus authentiques et des moins méconnus ? Voilà qui risque de compliquer quelque peu la tâche. Finalement, l’article qui se tient le mieux est celui de Nelly Sanchez sur Louise Hervieu : il est une bonne évocation de l’auteur de Sangs, laquelle fut à la fois peintre et écrivain. Il eût même certainement gagné à être augmenté, ce qui nous eût épargné certains textes, dont nous allons parler. De Bernard Baritaud, le début d’un Petit Dictionnaire d’humeur de la littérature du XX siècle mélange allègrement les torchons et les serviettes, puisque des méconnus tels que Marcel Arland, Marcel Aymé et Léon Bloy y voisinent avec André Beauguitte, Eugène Bizeau et Georges Buis (au passage, André Blavier y est prénommé Marcel). Ce qui est piquant, mais finit par lasser, c’est que nombre de collaborateurs, bien vivants, en profitent pour refiler à la revue des textes inédits de leur cru. C’est ainsi qu’on y trouve des extraits d’un Journal de Bernard Baritaud, un texte inédit — absolument nullissime et calamiteux — de Jacky Sigaux, que celui-ci « a bien voulu confier » à la revue, et deux poèmes de Daniel Aranjo glissés par celui-ci, en toute modestie, dans un sien texte critique. Diable ! Ces auteurs estimeraient- ils qu’ils sont, eux aussi, des « méconnus » ? On regrette un peu que cette revue, qui avait pris un bon départ, se transforme ainsi en société d’auto-promotion et fasse passer les relations et le copinage avant un minimum d’exigence sur le choix des textes. Toute auberge trop hospitalière risque de faire faillite, surtout si, de surcroît, elle sert aux clients ce que Bloy eût appelé « du nougat fait avec des cailloux ».

Pataphysique.Viridis Candela. Le Correspondancier du Collège de Pataphysique n° 26(51A rue du Volga, 75020 Paris, 126 p., 15 €). Ce numéro consacré à Raymond Roussel s’ouvre par un hommage à la si belle adaptation télévisuelle d’Impressions d’Afrique par Jean-Christophe Averty, qui inscrit Roussel dans son siècle, celui de Jules Verne et du Douanier Rousseau. C’est ce que montre aussi Patrick Besnier en analysant les goûts musicaux déplacés de Roussel, Massenet, Gounod — qui mettaient son admirateur Michel Leiris dans une situation problématique par rapport à ses positions plutôt avant-gardistes. Abondance de documents sur la réception de Roussel (dont un grand article inconnu d’Henry Fouquier sur La Doublure, paru à la une du Gaulois) retrouvés par François Piron, commissaire de l’exposition Roussel qui se tint en 2013 au Palais de Tokyo. De quoi arracher le prodigieux Roussel à la doxa étriquée des avant-gardes ! Mais on est au contraire plutôt du côté des avant-gardes avec le travail de Sophie Lucet : sous un titre suggestif (« Yéyé oh la yé yé hou »), elle dresse un portrait attachant de Marius-François Gaillard, auteur de la musique de scène de Poussières de soleil ; on aimerait mieux connaître ce musicien qui travailla, entre autres, avec Alejo Carpentier ; enfin, Alain Chevrier s’attache à une patiente enquête roussellienne menée par Gaston Ferdière à propos de La Doublure.

Péguy.L’Amitié Charles Péguy n° 143-144, juillet-décembre 2013, et n°145, janvier-mars 2014 (16, rue Vavin, 75006 ; 156 et 112 p., 18 €). Savant et austère, le premier numéro est consacré à Péguy et l’idée de chrétienté. Il inaugure une nouvelle formule, celle des « Ateliers », forme de recherche plus ouverte et plus libre qui témoigne une nouvelle fois de la volonté actuelle de constant renouvellement de L’Amitié Charles Péguy, que « la variété l’emporte sur la cohérence, et la contrariété sur la tranquillité », selon les mots d’Alexandre de Vitry, bien dignes de Péguy. L’autre numéro est un hommage à Jean Bastaire, mort en 2013. Dix essais plutôt brefs qui composent un beau portrait de ce « socialiste libertaire » dont les travaux ont marqué notre compréhension de Péguy, à commencer par le Claudel et Péguy publié en 1974 avec Henri de Lubac. Mais l’on ne saurait réduire son travail à Péguy, comme le montre la longue et précise bibliographie établie par Marie-Clotilde Hubert, qui occupe vingt pleines pages de la revue.

Perec.Association Georges Perec, bulletin n° 63, décembre 2013 (Bibliothèque de l’Arsenal, 18 p., abonnement : 30 €). Dans ce petit bulletin qui se consacre au relevé des références et apparitions de Perec aujourd’hui, l’éditorial de Philippe Didion manifeste lassitude ou inquiétude. Le succès de Perec rend inutile autant qu’épuisant ce type de recension ; il peut même rendre furieux, comme le montre l’article cité de Pierre Marcelle dans Libération (où il s’en prend à la banalisation effectivement pénible et presque dégradante du modèle « Je me souviens »). Perec est devenu aujourd’hui l’équivalent de ce qu’étaient hier François Coppée ou Henri Bosco : au brevet 2013, la dictée était tirée d’Ellis Island !

Péret.Cahiers Benjamin Péret, septembre 2012, n° 1 (Association des Amis de Benjamin Péret, 50 rue de la Charité, 69002 Lyon ; 20 €). La couverture de cette revue, qui fait suite au bulletin Trois cerises et une sardine, est de celles qui vont rêver : une plage de papier gris pâle avec du ciel bleu dégagé par le coin supérieur droit, corné en trompe- l’œil, où le titre du livre s’inscrit verticalement, comme une révélation de son intérieur. Dommage que cette discrétion et cette pureté ne s’accordent en rien avec le baroquisme et le bariolage de la poésie de Péret. La présentation aérée et colorée de l’intérieur, avec ses nombreuses illustrations, lui correspond beaucoup mieux. Un dossier sur le recueil Le Grand Jeu ouvre le numéro avec deux critiques contemporaines. La première, négative, de Gabriel Bounoure, prenait son auteur de haut et voyait dans ses poèmes une parodie involontaire des écrits surréalistes, ce qui mériterait d’être approfondi. Une réponse inédite de Péret, injurieuse à souhait, lui fait suite. La seconde réaction, positive, est celle de Joë Bousquet. Louée par la revue, elle est pour le moins très diffluente, les articles sur le reclus de Carcassonne et sur André Gaillard et les Cahiers du Sud dérivant quelque peu par rapport au sujet. En revanche, la critique et le témoignage de Mandiargues, présenté par Dominique Rabourdin, valent d’être rapportés pour leur empathie et leur pénétration. L’écrivain avance un paradoxe : c’est parce qu’il était « simple comme un enfant » et « profondément bon » que l’adversité provoquait chez lui tant de révolte. Le deuxième dossier concerne Péret militant politique, et ses compagnons d’armes en Espagne. On en retiendra les documents sur Juan Brea et Mary Low, cette artiste anglaise engagée dans la guerre d’Espagne. Mais la position politique ultra-sectaire de Péret, avec son anticléricalisme primaire et daté, n’est jamais interrogée tout au long de ce numéro, comme s’il fallait s’incliner devant son authenticité et ne pas la juger pour sa méconnaissance des enjeux du siècle des totalitarismes. Le troisième dossier, établi par Richard Spiteri, apporte du nouveau : la correspondance avec Pierre Mabille, médecin, diplomate, écrivain, occultiste, personnalité originale et attachante qui apportait son aide aux surréalistes. Les quelques lettres échangées entre Péret et Daniel Guérin, le militant anarchiste, sont en revanche de peu d’intérêt. Des études complètent ces dossiers, notamment une note de Claude Courtot, doyen des études péretiennes, sur les rapports entre l’auteur de l’Anthologie de l’amour sublime et le romantisme allemand, et un article de Virginie Pouzet-Duzer sur une compagne de Péret, l’artiste-peintre Remedios Varo.

Proust.Bulletin d’informations proustiennes n° 43, 2013 (Éditions Rue d’Ulm, 218 p., 29 €). Ce bulletin est un numéro spécial paraissant à l’occasion du Centenaire de Swann. Une première partie présente des inédits. Il s’agit d’abord du brouillon de l’entretien de Proust, en novembre 1913, avec Elie-Joseph Bois, pour le lancement de Du côté de chez Swann, qui confirme l’attention que le romancier attachait à la présentation de son œuvre au public. Quatre lettres de Reynaldo Hahn proviennent de la Houghton Library, de l’Université de Harvard, laquelle conserve plus de 250 lettres du compositeur à Madeleine Lemaire et à sa fille Suzanne : la publication de cette correspondance inédite éclairera sans doute d’un jour nouveau quelques personnages de la Recherche restant encore trop dans l’ombre. Une deuxième partie regroupe trois études : la première sur Proust architecte et couturier, analysant les deux métaphores proustiennes de l’œuvre-cathédrale et de l’œuvre-robe ; la deuxième sur l’opposition des deux « côtés » aboutissant à la « diversité concordante » ; la troisième est un essai de « génétique fiction » à propos d’Un amour de Swann. On retiendra, dans la partie suivante, « Esthétique », étude sur l’emploi des termes dilettante et dilettantisme dans LaRecherche. À propos d’« Intertextualité », Yuji Murakami étudie l’influence de Michelet sur les métaphores du nid et de la méduse chez Proust. Ce bulletin se termine par les comptes rendus d’une dizaine d’ouvrages consacrés à Proust, par la recension des ventes de livres et de manuscrits dont quelques lettres de Proust et de nombreuses lettres à lui adressées ou le concernant (bel ensemble de lettres de Paul Morand à Jacques Truelle — « Vu Marcel qui mangeait du poulet le mercredi Saint. C’est Sodome et Gomorrhe qui commence », lettre du 31 mars 1921).

Quoique.Quoique, automne 2013, 28 p., 7 €). Il faut un peu chercher pour découvrir le titre de cette revue pas banale, d’abord par son format (29 x 41 cm), et dont le fort papier (170 gr par m2 est-il précisé dans un encart) a été choisi pour la rendre impossible à plier. La couverture, muette, présente des images : non-figurative pour le premier plat, figurative et prenant place dans une série donnée in-extenso à l’intérieur pour le second plat. Il faut également chercher pour découvrir les noms des auteurs des textes et illustrations. La belle typographie et la mise en page raffinée sont mises au service, dans ce numéro (le deuxième), d’une exploration de thèmes dérangeants, traités de manière approfondie, tantôt par l’essai, tantôt par la fiction ou l’image. C’est pour l’essentiel de mort qu’il est question, dans ses aspects les moins lyriques, les plus matériels, les plus morbides — mais sans jamais perdre de vue la littérature. Le joli nom d’Arthurine Vincent signe ainsi une « pièce en un acte médical », celui de Ian Geay un long texte remarquable, au titre parlant : La chrysalide du cochon. Petit précis d’entomologie forensique à l’usage des parents pour expliquer à leurs enfants ce qu’est la mort et accessoirement la littérature. David Perrache publie une étude à faire froid dans le dos, qui mêle, d’une manièrecaractéristique de cette nouvelle revue, sur un ton à la fois acide et désinvolte, l’histoire, la culture, l’imaginaire, la littérature et la science : Conservation, cryogénisation, lyophilisation, accélération et réaction de la critique. Le tout agrémenté, si l’on ose dire, d’illustrations peu rassurantes, où se donnent à voir des sortes d’orgies nécrophiliques. Le site de la revue explicite son projet et vaut lui aussi le détour : http://quoique.net.

Rimbaud.Parade sauvage. Revue d’études rimbaldiennes n° 24 (Classiques Garnier, 2013, 288 p., 29 €). Cette livraison annuelle de Parade sauvage se signale à l’attention du lecteur par la richesse du dossier d’études qu’elle consacre au poème Mémoire, dont une version primitive, intitulée Famille maudite, a été rendue publique en 2004. Texte particulièrement difficile — moins d’ailleurs en raison d’une obscurité de principe qu’en vertu des procédures de liaison interne qu’il ménage —, ce poème se prête ici à diverses approches nouvelles. Alain Bardel dresse ainsi un bilan critique fourni, destiné à faire valoir les grandes lignes interprétatives suscitées par les lectures de ce texte. Benoît de Cornulier, changeant son fusil d’épaule, s’attache à cerner le « symbolisme politique et relatif au destin de l’homme », selon une méthode qui avoue humblement sa nature empirique, toujours à l’écoute du texte, de ses formes linguistiques et rhétoriques. Se demandant ce qu’on « peut dire de Mémoire », Marc Dominicy pose ouvertement la question de l’interprétation, saisie non pas sous l’angle exclusif du commentaire, de la paraphrase ou de la glose, mais surtout à la lumière de certaines exigences méthodologiques. Le propos vise à réunir, sinon à unifier, « un ensemble d’acquis ou d’hypothèses » susceptibles d’étayer une « interprétation philologiquement fondée ». Dans son article, Philippe Rocher se penche sur les conditions de possibilité d’une poésie conçue comme aboutissement de la recherche rimbaldienne, et « art total ».

Sand.Les Amis de George Sand n° 35, 2013 (Mairie, rue du Pont, 36400 Montgivray ; 210 p., 17 €). Olivier Bara prend la relève de Michèle Hecquet aux commandes de la revue et nous propose ici un numéro consacré à George Sand et l’éducation, organisé par Martine Watrelot. Il est d’une belle variété, avec des interventions sur l’influence des théories de Pierre Leroux, étudiée par Bruno Viard — à propos, pourquoi n’y a-t-il que des caricatures pour nous montrer le visage de Leroux ? — ou sur le « théâtre d’éducation » de Mme de Genlis, mis en avant par Amélie Calderone. Plus attendu, mais intéressant, un rappel par Nathalie Denizot de la façon dont George Sand a été reconnue et utilisée par l’institution scolaire : ce serait aujourd’hui le personnage plus que l’œuvre qui resterait aujourd’hui présente à l’école.

Thomas.La Revue des Belles-Lettres n° 1 de 2013, Henri Thomas (Société de Belles lettres de Lausanne, 335 p., s.p.m.). « Thomas, ça vous dit quelque chose ? », interrogeait Bernard Frank dans une chronique, ajoutant : « Dans mon souvenir, Henri Thomas n’inspirait pas la sympathie. Il avait cet air “fâché” qu’ont beaucoup d’écrivains. » Ce tempérament de misanthrope, plus acerbe que ses romans ne le laissaient deviner, est dévoilé par les aphorismes de son Journal intime. Cela peut expliquer que, malgré une œuvre abondante (plus de cinquante volumes) dont la qualité a été reconnue par la critique, Thomas apparaisse toujours comme un méconnu : « Vous êtes un grand écrivain méconnu », lui dira François Mitterrand en 1984, lors d’un déjeuner à l’Élysée, où était aussi convié Ernest Jünger — dont, bien que ne l’appréciant pas particulièrement, Thomas fut le premier traducteur et contribua à le faire connaître en France. Le grand homme de Thomas, en réalité, c’était Gide, lequel s’inquiéta quand, en juillet 1940, il se trouva sans nouvelle de lui. Lisant un peu plus tard un des carnets de route que Thomas lui avait passé, Gide s’enthousiasma : « L’écriture en est excellente, déjà pleine d’une riche substance, nombreuse et bellement ordonnée. » Et c’est à Thomas que Gide confia la surveillance de son appartement de la rue Vaneau pendant la guerre. L’accueil d’un ami indélicat qui se servit un peu trop librement dans la bibliothèque du futur Prix Nobel aurait pu ternir des relations qui restèrent très amicales, Gide s’intéressant jusqu’à la fin de sa vie au travail de son jeune protégé (lequel évoquera dans un roman le petit monde qui se retrouvait à Cabris, plus particulièrement le personnage de Pierre Herbart). Si, malgré de notables reconnaissances par les milieux littéraires (Prix Médicis, Prix Femina, Grand Prix du Roman de la Ville de Paris), Thomas ne fut pas vraiment accueilli par le grand public, il eut ses admirateurs, comme le montrent les numéros spéciaux de revues qui lui furent consacrés : Cahiers des saisons (1960), La Voix des poètes (1974), Obsidiane (1986), NRf (1989 et 1994), Sud (1981). Aujourd’hui, c’est la Revue des Belles Lettres de Lausanne qui lui consacre un numéro illustré d’aquarelles de Nicolas Rutz. Ce fort volume mêle textes, inédits ou non, de Thomas, reprise d’articles dispersés dans diverses publications et contributions originales. Un long poème de Jean-Claude Pirotte introduit la petite anthologie de poèmes de Thomas, en grande partie composée d’inédits. On lira de nombreuses lettres de Thomas à Paulhan, qui fut son introducteur à la NRf et chez Gallimard, à Armen Lubin, à qui il fut lié par une indéfectible amitié, à Philippe Jaccottet. Gilles Orbiet étudie le Thomas traducteur, plus particulièrement le traducteur de poésies (de Pouchkine, de Tioutchev, d’Essenine, d’Holderlin, de Shakespeare). Henri Ferrage évoque son amitié tardive pour le vieil écrivain, dont il accompagna les derniers jours. Une récapitulation de repères chronologiques et une rapide bibliographie, qui omet les traductions, terminent ce numéro.

Verlaine.Revue Verlaine n° 11, 2013 (Classiques Garnier, 348 p., 29 €). Publiée désormais par les Classiques Garnier, cette revue affiche son programme de renouvellement. Fidèle à ses orientations primitives, soucieuse de favoriser la diversité et l’échange, elle offre un sommaire de varia où se mêlent aux études savantes les inventions graphiques d’Emmanuel Guibert, « Verlaine par lui-même, par un autre », spécialement conçues pour cette livraison. Après tout, n’est-ce pas ce que tout commentateur est voué à faire : un Verlaine par lui-même, par un autre, chacun ayant le souhait légitime de restituer un Verlaine tel qu’en lui-même et de se prévaloir, dans le même temps, de ses propres hypothèses ? Parmi les pistes nouvellement tracées dans le champ des études verlainiennes, citons la réouverture du chantier critique des Romances sans paroles, qui se vérifie ici par des études sur le jeu des intertextes et de la réécriture (« Verlaine et Desbordes-Valmore. Les deux pleureuses de l’ariette IV »), la polyphonie (« Verlaine et les “voix d’autrui” dans les Ariettes oubliées »), la problématique politique et les effets cryptiques qu’elle induit (« Beams. Sur un pré-texte d’un poème terminal »). La même question se prolonge dans d’autres études qui valorisent la manière (« “Usages”, “mœurs”, “civilisations”. Sagesse et la politique des manières »), le comique (« Le comique dans Dédicaces »), l’érotique (« Précurseurs de Femmes et d’Hombres. Les premiers recueils érotiques de Verlaine », « Les Hasards heureux de l’escarpolette. Sensualité Louis XV chez Verlaine »), les formes métriques (« Sonnet en rimes plates et sonnet compacté chez Verlaine ») et les interférences culturelles (« Présences médiévales dans la poésie verlainienne », « Verlaine et l’Espagne : parallèlement »).

Patrick Besnier, Jean-Marc Canonge, Alain Chevrier, Jean-Paul Goujon, Jean-Jacques Lefrère, Henri Scepi.

LIVRES REÇUS

Apollinaire. Charles-Armand Klein, Guillaume Apollinaire méditerranéen (Campanile, 2013, 224 p., 20 €). Peut-on écrire un texte biographique en donnant l’impression (ici probablement hélas ! justifiée) de n’avoir accompli aucune recherche biographique et de s’être contenté de lire ses prédécesseurs sur le sujet ? Peut-on écrire un tel texte comme s’il s’agissait de ses propres souvenirs du vieux copain qu’on a bien connu autrefois ? À ces questions, Charles-Armand Klein répond oui sans hésiter et s’applique scrupuleusement à la mise en pratique. On est parfois proche du roman, ce qui aurait pu être une échappatoire crédible, mais on reste en réalité dans le récit biographique « vu par l’auteur » à travers ses jugements personnels. Passent ainsi à la moulinette les pauvres Annie, Marie, Madeleine, Lou, etc., toutes ces dames qui ne comprirent pas grand-chose à ce qui se déroulait sous leurs yeux, nous fait comprendre Charles-Armand Klein avec un clin d’œil entendu et appuyé. Accordons-lui une certaine « ambiance » dans son récit, mais celle-ci vient-elle de Guillaume ou de Charles-Armand ? Les photographies émaillant le texte sont plutôt bien choisies, comme les extraits de poèmes, mais la reproduction n’est pas à la hauteur : les originaux ne semblent pas avoir été utilisés, et le noir et blanc devenu grisaille témoigne avant tout de la copie de copies. Des erreurs et des clichés, il n’en manque pas, et ce n’est pas trop grave, vu le style de l’ouvrage. Mais, manque de chance (y aurait- il une justice ?), cet ouvrage médiocre paraît au même moment que l’Apollinaire de Laurence Campa, biographie d’une tout autre tenue. Enfin, au terme de la lecture, la question demeure entière : pourquoi Apollinaire serait-il particulièrement « méditerranéen ». L’enfance monégasque ? Le séjour et l’engagement niçois puis nîmois ? La permission à Oran ? Cet « accent du Sud » que Picasso lui aurait fait remarquer ? Mais comment oublier le ciel gris de Stavelot, les brumes de Londres, les bords germaniques du Rhin, la Champagne des tranchées boueuses, les origines russes autant qu’italiennes, et même tout simplement Paris ?

Asséo. André Asséo, Mes aveux les plus doux : souvenirs (Archipel, 2014, 250 p., 18,95 €). Jusqu’en 2006, André Asséo a animé sur France-Inter des émissions consacrées au cinéma. Curieusement, ou peut-être parce qu’il l’a déjà fait dans un ouvrage précédent, il ne revient pas ici sur cet aspect de sa vie, qui l’aura tout de même occupé pendant près de trente ans. Il préfère évoquer des pans plus lointains de sa carrière, quand il était journaliste à RMC, directeur de catalogue chez Philips ou responsable de la promotion du cinéma français dans un cabinet ministériel. Toutes ces activités donnent lieu, comme il se doit, à des déplacements, à des rencontres, à des anecdotes qui forment la moelle de ce livre. Ainsi, André Asséo a rencontré Arletty, Barbara, Adjani, Chabrol, Piccoli, Galabru, Trintignant et bien d’autres. Il fut l’ami de Brassens (mais pas celui de René Fallet, qu’il égratigne au passage) et, sur le plan strictement littéraire, de Louis Nucéra, Romain Gary et Joseph Kessel, sans oublier Paul Guimard, Antoine Blondin et Simenon, qu’il a côtoyés. On en est heureux pour lui, mais aussi un peu marri quand on constate que cet entourage prestigieux ne lui a inspiré que ce pâle recueil d’historiettes sans saveur. André Asséo ne se contente pas de tirer la couverture à lui (il aurait été ainsi le premier à être dans la confidence de l’histoire Gary-Ajar) et de se mettre en scène dans des situations sans intérêt (un tournoi de poker à Las Vegas, un voyage à Lhassa) : il se sent obligé de nous confier ses impressions sur la façon dont le monde tourne (pas bien) et dont les gens d’aujourd’hui se comportent (pas mieux). On apprend ainsi que les jeunes « vont au collège en scooter, téléphonent de leur portable entre deux cours et fument un joint à la récréation », et que « la franchise est une qualité qui devient rare ». Pas de scoop dans tout cela.

Bas-bleus.La Littérature en bas-bleus, tome II, Romancières en France de 1848 à 1870, sous la direction d’Andrea Del Lungo et Brigitte Louichon (Classiques Garnier, 2014, 336 p., s.p.m.). Second volume d’une série consacrée aux romancières françaises du XIXe siècle, ce collectif issu d’un colloque rassemble des études sur le statut, la trajectoire et les thématiques de femmes écrivains. Plusieurs contributions sont monographiques, et l’on découvre ainsi les parcours d’Amélie Bosquet, Marie-Laetitia Bonaparte-Wyse (alias Madame Ratazzi, alias baron Stock), Claude Vignon, Zénaïde Fleuriot, Victorine Monniot, Léodile Béra, épouse Champseix et dite André Léo, la comtesse de Boigne (bizarrement absente de l’index des noms), Olga (de) Janina, Judith Gautier ou George Sand. Parmi les révélations du volume, pointons les écrits d’Olga Janina, dont les Confidences d’une Cosaque, publiées en 1874, connurent un grand succès : l’auteur est tombée dans un oubli presque total de nos jours, sauf auprès des spécialistes de Liszt, dont elle fut une des innombrables amantes. Marie-Christine Garneau de L’Isle-Adam insiste sur l’intérêt littéraire de ses souvenirs, rédigés d’une plume alerte et où elle fait preuve d’un esprit libre, d’une anti-bigoterie réjouissante et d’une ironie mordante lorsqu’il s’agit d’évoquer une des anciennes maîtresses du musicien (« C’était une espèce de femelle invertébrée, comprimée dans un corset bardé de fer. Quelque vertueux atelier allemand avait construit cette bricole, qui dégorgeait par le haut des chairs mouvantes et rebondies. Le visage était couperosé ; les cheveux, filasses, affreusement peignés »). D’autres chapitres ont des approches plus transversales ou thématiques. Alexandre Péraud pose ainsi la question : « Comment parler (de) l’argent quand on est une femme ? » et développe les différences entre les romans féminins et masculins. La question des genres littéraires traverse également plusieurs études, soit qu’elles évoquent des orientations privilégiées par des femmes, comme le roman de poupée ou les écrits pour la jeunesse, soit au contraire qu’elles montrent comment des femmes se sont mesurées aux tendances en vogue du monde littéraire, comme le roman réaliste ou naturaliste. Ces études témoignent des orientations récentes d’une recherche de plus en plus attentive aux réalités fines de la vie littéraire, loin de l’ombre portée des grands auteurs canoniques. On ne peut qu’approuver cette évolution hors des sentiers battus du sempiternel commentaire de textes ressassés.

Bataille. Angie David, Sylvia Bataille (Léo Scheer, 2013, 288 p., 20 €). intéressante trajectoire que celle de cette petite Juive d’origine roumaine, dont les sœurs vont épouser le peintre André Masson, Jean Piel (le rédacteur de Critique) et Théodore Fraenkel, camarade d’études de médecine de Breton. Elle-même sera d’abord la femme de Georges Bataille, puis de Jacques Lacan. C’est ainsi définies par leurs maris (volages, bien entendu) que l’ouvrage d’Angie David nous présente ces femmes qu’il décrit par ailleurs comme « libérées », puisqu’on les « voit poser, seins nus, telles Lee Miller ou Nusch Éluard ». Ne confondrait-on pas ici cette « libération » avec une nouvelle façon de jouer les faire-valoir, au temps des surréalistes ? C’est la question que l’on se pose, malgré l’auteur, qui avait visiblement d’autres intentions. Nonobstant sa pléiade de clichés (le vilain Breton, autoritaire, etc.), le livre est intéressant par les renseignements obtenus directement de la petite-fille de Sylvia Bataille, devenue une amie de l’auteur. Serait-ce ce qui autorise cette dernière à rapporter quelques événements de sa propre existence lorsqu’ils se rapprochent de ceux de son sujet d’étude (les trois dernières pages nous informent en détail sur sa progéniture, ses vacances, etc.) ? Ce procédé plutôt surprenant semble devenir à la mode chez les biographes. Mode irritante pour le lecteur peu intéressé par l’auteur de la biographie, mais finalement moins agaçante que celle de se contenter de piocher dans les ouvrages précédents en se dispensant d’aller aux sources. Sur ce point, Angie David décroche la palme, tant son récit des développements du surréalisme ressemble à une historiette amalgamant quelques ponctions hétéroclites des classiques sur le sujet, malgré la volonté d’un ton personnel s’exprimant au présent. Toutefois, comme il n’existait pas d’ouvrage consacré à Sylvia Bataille, ne faisons pas trop grise mine devant ce « récit », où   l’absence d’index des noms cités souligne qu’il ne s’agit pas d’une biographie véritable. L’auteur aurait presque pu l’intituler Sylvia Bataille et moi.

Belle Époque. Andrea Mirabile, Gabriele d’Annunzio, Belle Epoque Paris and the Total Artwork (Rodopi, 2014, 214 p., s.p.m.). On ne sait plus très bien, en France du moins, qui était D’Annunzio et ce qu’avait été sa formidable présence médiatique dans le Paris artistique et mondain de la Belle Époque. Peut-être se souvient-on un peu du Martyre de Saint-Sébastien à cause de la musique de Debussy. Cet amalgame de la Bible, du music-hall et du strip-tease (comme le dit Andrea Mirabile), présenté sur la scène du Théâtre du Châtelet le 22 mai 1911, n’avait reçu qu’un accueil mitigé, malgré ses 150 personnages et ses 350 figurants, malgré aussi la présence de la géniale et sulfureuse ida Rubinstein dans le rôle de Saint-Sébastien : une femme et une juive pour incarner le martyr chrétien ! il y avait de quoi remuer les pires passions, ce qui fut le cas. Mais D’Annunzio avait produit une œuvre qui rappelait le décadentisme, alors que les Décadents n’étaient plus à la mode. Elle avait aussi des côtés modernistes, sans doute, mais pas assez pour satisfaire les Modernistes de l’heure, bien plus avant-gardistes. La tentative avait pourtant de l’ampleur et de l’ambition, pouvant, par certains côtés, rivaliser dans son aspiration avec celle de Wagner. Le défi était à la portée de D’Annunzio, incroyable hyperactif dans toutes sortes d’incarnations, de l’amant polyvalent (strictement hétéro) à l’aviateur audacieux, en passant par une gamme invraisemblable de rôles : un BHL de son temps, en beaucoup plus doué. Dans son essai très fouillé et bien illustré, appuyé sur de nombreux documents (dont des inédits comme le Journal de Romaine Brooks), Andrea Mirabile part de cette œuvre largement oubliée pour analyser les complexités et les ambiguïtés de la culture et de la société fin-de-siècle en train de basculer. Le désir de réaliser une œuvre d’art totale hante cette période et se cristallise dans le projet de D’Annunzio, lui-même devenu le prototype d’une nouvelle sorte d’individu en lequel se mêlent, contradictoirement mais de manière féconde, l’homme et l’artiste, le rêveur et l’activiste. L’art et la vie : cocktail détonnant mais qui fait en partie long feu, juste avant les incendies dévastateurs de la Grande Guerre. Il y a donc beaucoup à méditer sur cet étonnant destin et sur les ratés de cette œuvre. Cela concernera ceux qui s’intéressent à la période, et il est souhaitable que le livre d’Andrea Mirabile paraisse en traduction française, puisque Paris fut par excellence la scène où tout se jouait, et la langue française l’idiome capable alors de dire l’appétit dévorant des amateurs de nouveauté en tout genre. Pas d’index des noms, ce qui est regrettable, mais une bibliographie abondante et un important appareil de notes.

Béranger. Sophie-Anne Leterrier, Béranger. Des chansons pour un peuple citoyen (Presses universitaires de Rennes, 2013, 345 p., 18 €). Professeur d’histoire contemporaine, spécialiste d’histoire culturelle du XIXe siècle, l’auteur aborde les chansons de Béranger sous l’angle de la culture populaire, de sa diffusion et de ses pratiques. sans sacrifier à la biographie ni à l’hagiographie, elle choisit de s’attacher au rôle joué par la culture chansonnière dans l’apprentissage de la démocratie. Son étude vient ainsi compléter la thèse de Jean Touchard, La Gloire de Béranger (1968) consacrée à la vie du plus célèbre chansonnier du XIXe siècle, aux réseaux de sociabilité dans lesquels il évoluait, et au contenu idéologique de ses chansons. Sophie-Anne Leterrier part d’un principe qui, pour être évident, n’est pas toujours suivi dans les études consacrées à l’art de la chanson : celle-ci ne saurait être envisagée, interprétée et comprise (esthétiquement, culturellement, politiquement) à partir de son seul support textuel : une chanson suppose une mélodie, une tonalité, un rythme, un accompagnement, une voix, des gestes, un lieu de profération et un milieu d’échange. Spécialiste des pratiques et des représentations de la musique au XIXe siècle, auteur de l’essai à vertu pédagogique Le Mélomane et l’historien (2006), Sophie-Anne Leterrier disposait de la formation (y compris musicologique) et des réflexes intellectuels nécessaires pour restituer la place de Béranger, « fondateur de la chanson politique moderne », chanson « sur timbre » (sans musique originale), dans l’histoire des pratiques musicales populaires. sont ainsi pris en compte dans son étude la composition des chansons, le choix des timbres, les modes de transmission et de médiatisation des œuvres manuscrites, imprimées ou purement orales, les modes et les lieux d’interprétation, mais aussi la fonction et la valeur de l’illustration graphique dans la circulation commerciale des textes. une mise en perspective historique, sociopolitique et culturelle de ces phénomènes est régulièrement proposée, afin notamment de saisir le « moment » Béranger (la Restauration, 1830 : un « feu de paille » ?) et de comprendre les raisons du reflux, voire du rejet, d’un chansonnier devenu trop classique, d’un libéralisme ou d’un patriotisme incompréhensibles pour les générations suivantes. L’ouvrage suit une logique ternaire. Dans la première partie, Rénover la chanson, l’auteur dresse le panorama de la « culture chansonnière » avant l’entrée en scène de Béranger. Elle reconstitue les formes variées de la chanson comme les espaces distincts de sa profération, rappelle la fonction nouvelle de propagande assignée à la chanson sous la Révolution, afin de situer l’originalité profonde de Béranger dans sa capacité à franchir les frontières et amalgamer les héritages. on comprend que sa gloire coïncide avec la Restauration, moment de bouleversement démocratique où les valeurs nationales portées par ses vers renouvellent la sentimentalité mièvre de la romance comme la solennité ampoulée de l’ode. C’est aussi l’époque où l’opposition politique trouve une voie d’expression et d’action dans la chanson, chambre d’écho de toute « émotion de l’opinion publique » (Stendhal). Le classicisme du vers de Béranger n’est alors pas pour déplaire aux libéraux, tandis que la convention stylistique lui assure une diffusion large dans des milieux variés. Là se trouve aussi une cause de sa péremption rapide, lorsque les vers libérés par le romantisme mais aussi les mélodies nouvelles supportant les textes (Pierre Dupont) rendront caducs les modes compositionnels de Béranger. En attendant le temps du déclin, le choix scrupuleux des timbres par le chansonnier est « stratégique », comme le démontre l’auteur. Entre adaptation à la carrure mélodique et aux paroles originelles, réactivation du sens initial, détournement ironique, décalage antiphrastique, toute une gamme des possibles est explorée par Béranger. C’est par son appel constant à la mémoire de l’auditoire, à sa participation active à l’édification d’un sens contenu dans l’écart plus que dans l’assertion péremptoire, que la chanson de Béranger fut un outil de démocratisation. son geste créatif fut d’ailleurs relayé par celui de son ami Wilhem, fondateur des lieux d’enseignement mutuel de la musique appelés orphéons. Une deuxième partie, Partager la chanson, étudie les modes de « dissémination » de la chanson, entre moyens de diffusion traditionnels (copies manuelles, albums, colportage, insertion théâtrale, interprétation dans les sociétés chantantes et les goguettes) et formes médiatiques nouvelles (journaux, éditions). L’œuvre de Béranger passe par tous ces canaux, est publiée « sous tous les formats et à tous les prix », transite par les cabinets de lecture, passe par la contrefaçon belge : elle apparaît comme un des premiers produits de la nouvelle culture médiatique. Même l’image s’adjoint au texte grâce à l’utilisation de la technique du bois de bout qui « rend possible l’édition simultanée, sur une même page, du texte et de l’image ». Le choix des illustrateurs inscrit les chansons de Béranger dans le camp libéral et romantique : Achille Devéria, Alfred et Tony Johannot, Célestin Nanteuil, Gavarni, Granville illustrent les textes, tandis qu’Ary Scheffer est le premier portraitiste du chansonnier. Ainsi mises en images, « les chansons s’incarnent et durent, dans les livres comme sur les estampes isolées qui décorent les intérieurs ». Le théâtre aussi se fait « caisse de résonance » des chansons, mettant en scène les types forgés ou approfondis par Béranger en sa petite comédie humaine, le Roi d’Yvetot, Paillasse, Ventru, le marquis de Carabas, Lisette ou la marquise de Prétintaille. Béranger lui-même devient personnage dramatique, jusque chez Sacha Guitry. La troisième partie, La chanson et ses publics, reconstitue les cercles de diffusion des œuvres. Elle distingue d’abord « le Béranger des salons et des familles », y intégrant les milieux libéraux, estudiantins ou militaires, pour montrer que la chanson sert « de pont entre convivialité, militantisme et sociabilité mondaine ». Elle nuance le portrait d’un Béranger « engagé » pour rappeler que l’auteur du Dieu des bonnes gens fut aussi considéré comme l’« Homère de la bourgeoisie ». L’auteur rappelle ensuite que Béranger servit de modèles aux « poètes-ouvriers » auteurs de chansons (Debraux, Savinien Lapointe, Desrousseaux), qu’il fut « maître d’école des goguettes ». Ici encore, des nuances sont apportées : les sujets et les formes littéraires de Béranger furent moins utilisés que ses timbres, et les chansonniers nés dans les années 1840 prirent leurs distances avec ce modèle : Jean-Baptiste Clément, auteur du Temps des cerises, fit de Béranger un repoussoir. Surtout, sous le Second Empire, le monde de la chanson se trouve bouleversé dans ses structures ; le développement des cafés-concerts rejette Béranger, son libéralisme, son esprit national, ses timbres dans le passé. Sophie-Anne Leterrier inventorie alors les rares chansons qui ont été largement et durablement populaires parmi les quelque trois cents écrites par Béranger. Émergent entre autres Les Souvenirs du peuple, Le Vieux Drapeau, Les Hirondelles, Ma république, Le Roi d’Yvetot, Le Dieu des bonnes gens. Reste à savoir comment ont été interprétées ces œuvres, et comment les chanter aujourd’hui, sans accompagnement, avec vielle, violon, accordéon ou piano ? Les traces laissées par les interprétations anciennes sont fragiles, et les enregistrements modernes sont rares. Sophie-Anne Leterrier a choisi de confier les dix-huit chansons figurant sur le CD d’accompagnement à une interprète amateur (Judith Fages) afin de respecter l’esprit originel de ces œuvres, et de les faire accompagner à l’accordéon ou à la vielle à roue ; les timbres sélectionnés par Béranger sont repris, sauf pour trois mélodies dues à Jean-Louis Murat (qui a consacré en 2005 un disque aux textes de Béranger). Replacer dans notre mémoire ces chansons oubliées, n’est-ce pas tenter de reconstituer le geste démocratique de Béranger, remettre en circulation les émotions par lesquelles s’est constituée une nation « consciente d’elle-même » ? C’est le mérite de cet ouvrage : rappeler la place qu’occupa et qu’occupe encore la chanson dans la constitution d’une culture partagée et dans l’entretien d’une communauté politique.

Camus. Catherine Camus, Le Monde en partage. Itinéraires d’Albert Camus (Gallimard, 2013, 282 p., 35 €). C’est effectivement une série d’itinéraires de l’homme Camus que propose, essentiellement en images et avec une émotion contagieuse, la fille du grand écrivain. un beau livre, dont la qualité se situe au-dessus de la déferlante 2013 des ouvrages consacrés à l’écrivain et qui fait office de bouée de sauvetage. Car la marée camusienne de l’an passé, marquée encore plus par la médiocrité que la marée proustienne subie en parallèle, a bien failli noyer tout espoir d’y voir un peu clair, plus de cinq décennies après la disparition de l’homme de lettres honoré par le Nobel. Cet ouvrage sympathique, sans prétention, fait connaître un homme qui n’est pas nécessairement l’écrivain que se sont approprié les gloseurs devenus gardiens du temple. Avec une certaine magie, l’absence de chronologie stricte disparaît au fil des pages pour nous offrir une biographie insolite mais bien ancrée dans les faits d’une vie, dont on se rend compte de l’importance finalement assez peu littéraire. Camus disait d’ailleurs que, si son art lui était indispensable pour vivre, il ne l’avait jamais mis « au-dessus de tout ». Il ajoutait, dans son discours de Suède en novembre 1957 : « S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. » C’est bien à suivre ce parcours d’un homme, fût-il d’exception, au milieu de ses semblables, que nous invite cet ouvrage avec goût et pudeur.

Cendrars.Blaise Cendrars, Henry Poulaille, Lettres 1925-1961. Je travaille et commence à en avoir marre (Zoe, 2014, 216 p., s.p.m.). L’édition de cette correspondance bénéficie d’un excellent travail de présentation par Christine Le Quellec Cottier et Marie-Thérèse Lathion, et les notes de bas de page seront appréciées par les futurs étudiants cendrarsiens. Car l’on doute que ces lettres de quelques mots ou interjections – et d’un intérêt général tout à fait mineur – fassent acquérir cet ouvrage par un public plus large. Cette correspondance est en effet le plus souvent limitée à de courtes missives à tonalité pratique. Il n’y a donc pas de grand intérêt littéraire dans ce croisement épistolaire qui n’en est pas vraiment un et rappelle un peu nos courriels d’aujourd’hui. Qui plus est, celui-ci est précédé d’une préface à la va-vite d’un professeur pourtant à la retraite, qui aurait pu davantage se « décarcasser », comme le dit Cendrars à Poulaille à propos d’une situation similaire, pour nous éclairer sur les personnages et sur l’époque. C’est probablement la raison pour laquelle on a cru bon d’ajouter une « annexe » prenant un bon tiers du volume, avec trois lettres d’autres correspondants de Cendrars et surtout, heureusement, une série d’articles d’Henry Poulaille évoquant l’œuvre de l’écrivain. À tel point que si l’on ne connaissait pas Cendrars, on se dirait que le personnage intéressant ici est Poulaille, tant la seule partie vraiment passionnante du volume est cette compilation des écrits de ce chroniqueur et critique aujourd’hui largement oublié. À défaut d’autre chose, merci donc de le signaler aux générations actuelles.

Claudel. Marie-Ève Benoteau-Alexandre, Les Psaumes selon Claudel (Champion, 2012, 912 p., 130 €). C’est en 1966 que Renée Nantet et Jacques Petit ont donné une édition d’ensemble du dossier des Psaumes « traduits » par Claudel. L’histoire de ce projet, plutôt négligé par la critique claudélienne, est remarquable, tant il semble échapper au poète lui-même. Qu’il ne s’agisse pas de traduction au sens banal, voilà qui est sûr. Claudel empoigne les Psaumes dans la version de la vulgate et les contraint à entrer dans sa langue, avec cette puissance poétique et cette liberté qui illuminent tout son travail de traduction. Ne prenons qu’un exemple : dans le Psaume 95, Claudel rencontre le mot pulchritudo que Gaffiot et tout un chacun traduisent par beauté. Tout un chacun, mais pas Claudel, qui le traduit par… certitude et s’en explique à qui le critique : « Vous avez raison pour pulchritudo : mais que faire ? Beauté est un mot faible et inconsistant, absolument inapte à tenir la place de cet énorme, roulant, déferlant, pulchritudo avec sa triple consonne médiane chr. il aurait fallu mettre carrément pulchritude, mais c’était un peu une solution de lâcheté. Certitude est presque satisfaisant pour l’oreille, l’initiale coupante tenant lieu du grondement médian et conservant l’r. » Est-il plus belle leçon de traduction ? Mais Claudel peut se faire aussi l’apôtre d’un littéralisme intransigeant. Avant de nous donner le texte de ces traductions dans une édition critique, Marie-Ève Benoteau-Alexandre explique dans toutes ses dimensions l’histoire de ce projet entrepris en 1918, arrêté, puis repris de 1943 à 1953, mais auquel le poète ne parvint pas à donner une forme éditoriale définitive, malgré des publications fragmentaires. Au long des années et de ce travail unique, on rencontre de nombreux interlocuteurs, prévisibles ou inattendus : Romain Rolland, Daragnès, Darius Milhaud, Jean Massin ou Claude Manceron.

Cocteau (1). Jean Touzot, Cocteau à cœur ouvert. Les dernières années (Bartillat, 2013, 204 p., 20 €). vingt ans ont été nécessaires à la publication des huit volumes du Journal de Cocteau, Le Passé défini. Jean Touzot a eu l’idée de proposer la synthèse de ces quatre mille pages. il ne s’agit pas d’une anthologie, mais bien d’une sorte de résumé, en une vingtaine de chapitres, de l’apport du Passé défini à notre connaissance de Cocteau. Avec sagesse ou pudeur, Jean Touzot n’insiste pas – sinon rapidement, in fine – sur tout ce que ce Journal a de très déplaisant, l’incessante autosatisfaction conjuguée à l’aigreur, à la jalousie et à la méchanceté. il atteint ainsi le but qu’il s’était fixé : « mettre à la disposition du public le plus large la quintessence de cette somme ». Cahier d’illustrations et très précieux index.

Cocteau (2).Jean Cocteau le magnifique. Les miroirs d’un poète, texte de Pascal Fulacher et Dominique Mamy (Gallimard/Musée des lettres et manuscrits, 2013, 192 p., 29 €). Un beau livre sur papier glacé, avec de belles reproductions, reposant sur le fonds du « Musée des lettres et manuscrits » présidé par Gérard Lhéritier, signataire de la préface – musée et personnage souvent décriés pour l’omniprésence qu’ils infligent au marché de l’autographe, dont les cassandres prédisent l’effondrement prochain. Le texte qui accompagne les illustrations est un peu étique, une part trop belle est faite au théâtre et au cinéma de Cocteau (popularité oblige), et l’on reste sur sa faim devant les deux ou trois dessins reproduits parmi la série de plus d’une cinquantaine de chefs-d’œuvre pour Opium et Le Mystère de Jean l’oiseleur. Le livre ouvre cependant l’appétit du lecteur et peut l’inciter à aller rechercher ce qui l’aura touché le plus dans les échantillons présentés sur le grand homme-orchestre des arts au XX’ siècle, encore injustement qualifié de papillon touche-à-tout. Car, malgré les hommages qui ont émaillé le cinquantenaire de sa mort en 2013, Cocteau reste à découvrir au-delà du mondain qui excellait partout où l’adjectif « artistique » pouvait être employé. Souvenons-nous que Picasso, aussi curieux que cela puisse paraître, était jaloux de lui…

Dandysme.Le Dandysme et ses représentations : actes du colloque de 2012, édition de Marie-Noëlle Zeender (L’Harmattan, 2014, 202 p., 21 €). Cette compilation hétérogène d’un colloque est aussi décevante que son titre est alléchant. On passe de Kierkegaard aux Bengalis du XIXe siècle ou à l’islam pakistanais – et du français à l’anglais dans la moitié des articles – sans autre transition qu’à travers un Oscar Wilde évidemment de rigueur ici, mais qui trône dans un chapitre intitulé Sexe, drogue et rock and roll, et après un détour chez Andy Warhol. Habilement, la jaquette présente ce pot-pourri comme un « éclairage éclectique sur la question », où « la philosophie, les arts et le mœurs » seraient abordés « au cours des siècles et dans divers pays ». On cherche en vain une ou plusieurs définitions du sujet lui-même, le dandysme. Hélas ! ce qui paraît clair aux auteurs ne l’est pas forcément pour le lecteur. un coup dans l’eau.

Du Bouchet. Elke de Rijcke, L’Expérience poétique dans l’œuvre d’André du Bouchet (Lettre volée, 2013, 2 vol., 240 et 320 p., 44 €). A-t-on la berlue ? André du Bouchet, auquel l’ouvrage est entièrement consacré, aurait-il été transmuté en jolie jeune femme ? C’est pourtant ce petit minois que nous offre la couverture de chacun des deux tomes de cet essai. Puis le doute nous assaille : se pourrait-il que ce soit l’auteur elle-même ? Un tour sur Internet confirme nos soupçons : c’est bien Elke de Rijcke qui trône sur la couverture de son livre, le front traversé des lettres roses d’« André du Bouchet ». Gag d’éditeur ? On nous dispensera d’en dire davantage sur cet ouvrage, le laissant découvrir à quelques audacieux aventuriers.

Dumas.Dumas critique, sous la direction de Julie Anselmini (Pulim, 2013, 263 p., 23 €). L’œuvre critique de Dumas est sans doute tout aussi riche, volumineuse et diverse que son œuvre romanesque et théâtrale. Elle constitue un territoire encore mal connu. Si certains de ses parages et quelques-unes de ses localités ont fait l’objet d’éclairages ponctuels (notamment sur la querelle avec Janin, sur la question du roman-feuilleton), l’ensemble n’a jamais été arpenté de manière méthodique et suivie. Loin de prétendre en l’occurrence à toute espèce d’exhaustivité, le collectif réuni ici contribue à une approche élargie, historicisée et contextualisée, des positions de Dumas dans ce domaine – à la fois ses partis pris et ses convictions, qui décident d’un regard et d’un discours actuels, et son inscription dans un champ de valeurs en cours de redéfinition, qui entraîne des déplacements significatifs, voire des bouleversements durables. Le propos vise d’abord à dégager Dumas des trop faciles dénonciations du métier de critique, lieu commun, comme on sait, de la réaction romantique face aux dogmes et aux normes que les juges d’alors se plaisaient à faire peser sur les têtes des modernes. Mais dans un monde que domine bientôt l’économie de la presse, on ne peut se passer de critique. Comme Hugo, Dumas entend prendre part à un débat d’époque qui, au nom de l’unicité du génie, ne dissocie pas création et évaluation, invention et jugement esthétique. il considère que l’écrivain a comme un devoir d’intervention sur le terrain jamais assuré des avancées littéraires et artistiques. Aussi appelle-t-il de ses vœux une « réforme » de la critique, qu’il souhaite élever au rang d’une activité créatrice. C’est à l’examen des conditions – historiques, politiques, esthétiques – et à l’étude des modalités, plus spécifiquement génériques et rhétoriques, de cette entreprise de requalification du travail critique que se voue la réflexion collective emmenée par Julie Anselmini. Quatre parties l’ordonnent. un premier temps resitue Dumas « dans l’arène critique » : il s’agit, plus exactement, d’éclairer la façon dont Dumas démonte, voire déconstruit les modèles critiques de son temps, afin de définir une nouvelle manière de juger les œuvres, de comprendre les auteurs et d’instruire le public. une deuxième partie porte sur Dumas critique dramatique, rubrique où se lient en gerbe les considérations générales sur le théâtre et les réflexions de Dumas sur sa propre création dramatique et sur celle de ses contemporains. L’intérêt de cette approche, qui n’exclut pas les questions de réception, est de proposer une petite théorie du théâtre selon Dumas, à travers l’inventaire raisonné des articles, chronique journalistiques et fragments des Mémoires. vient ensuite, dans une troisième partie, le temps du roman : La création romanesque au miroir envisage d’abord l’antagonisme Flaubert-Dumas, comme une espèce de hors-d’œuvre où s’opposent deux manières de concevoir le roman moderne, puis s’attarde sur plusieurs textes importants de Dumas, tels que Les Mohicans de Paris, Le Vicomte de Bragelonne, Mémoires d’un médecin et La San Felice, dans lesquels se dessinent, comme en sous-main, une poétique romanesque réfléchie. La quatrième et dernière partie met l’accent, dans une perspective critique, sur les mécanismes de reprise, de réécriture et plus largement de réemploi, si caractéristiques de la création dumasienne. Il ne fait pas de doute que les processus de « recyclage », d’adaptation ou de traduction sont mis en œuvre par un Dumas lecteur et critique, qui n’hésite pas à justifier les choix et les stratégies qu’il adopte. Cet ouvrage, solidement organisé, aide à mieux connaître un Dumas, sinon théoricien pur et dur, du moins penseur à ses heures de la littérature, de ses moyens et de ses visées.

Duras. Alain Vircondelet, Marguerite Duras : La traversée d’un siècle (Plon, 2013, 512 p., 21,90 €). L’auteur de biographies de Pascal, Huysmans, Saint-Exupéry, Balthus ou Séraphine s’est attaqué à celle qu’il juge lui-même comme la plus difficile : celle de Marguerite Duras, dont il fut un ami. C’est un travail de qualité, malgré la tendance du biographe à se substituer à son sujet pour évoquer ses propres sentiments et réactions émotionnelles. Dans son récit, l’auteur est effet presque trop proche de Duras, et l’on se prend à attendre la transition du « elle » au « je » au coin de la phrase suivante. Quand l’on en vient à la comparaison à Rimbaud (« ivre, libre, utopique »), on hésite entre le sourire et l’inquiétude. Pour autant, le récit d’une existence qu’on aurait espérée plus intéressante pour une « traversée d’un siècle » reste bien documenté, et l’auteur a un talent certain pour « raconter ». Mais ce talent est si perceptible qu’on finit par se demander si, débarrassé de l’écrin vircondelet, le personnage de Duras est bien en harmonie avec sa célébrité. Ainsi, bien malgré lui, le biographe incite à se poser « la » question : est-elle un grand écrivain ? Car c’est bien cette interrogation qui surgit inexorablement de cette biographie, à laquelle celle-ci ne peut évidemment répondre par elle-même. Le simple fait qu’à force d’encensements et d’envolées lyriques, presque amoureuses, on en vienne à s’interroger sur l’œuvre elle-même est un paradoxe imprévu.

Éros. Alexandra Destais, Éros au féminin (Klincksieck, 2014, 254 p., 25 €). Sous-titré D’Histoire d’O à Cinquante nuances de Grey, cet essai se présente comme un parcours mi-savant mi-affectif à travers le massif de la littérature féminine au XXe siècle. Prenant comme point de départ l’éternel partage des vertus et des torts – aux hommes le sexe, aux femmes les sentiments -, l’auteur montre comment les écrivains femmes s’emparent progressivement d’un domaine qui semblait réserver à l’engeance masculine, non pour réclamer un légitime droit de possession, mais pour tenter surtout d’en renverser les données mythiques, d’en déplacer les perspectives anthropologiques. il est vrai que, sur la question érotique, longtemps ont prévalu les regards anxieux de ceux que torturaient la fascination du sexe féminin : sade, Mandiargues, Bataille, pour ne citer que quelques noms illustres, ont « diabolisé » le sexe de la femme, écrit Alexandra Destais, celui-ci « apparaissant comme le foyer incandescent où convergent la peur des hommes et leur désir sexuel ». Loin pourtant d’identifier à l’exclusion de tout les voies salutaires d’une dé-diabolisation érotique, l’auteur poursuit un autre objectif : distinguer moins des « nuances » que des partages entre un Eros noir (ou obscur), qui commande la soumission, l’obéissance, parfois la complaisance dans l’abjection, ainsi que pourrait l’attester Histoire d’O de Pauline Réage, et un Éros plus joyeux (doit-on le qualifier de rose ?) qui s’emploie à « réenchanter la sexualité », ou du moins à libérer un « érotisme solaire féminin ». Le parcours auquel nous convie Alexandra Destais possède ses haltes obligées, ses repères normés : de Jeanne de Berg à Virginie Despentes en passant par Catherine Millet, on voit de quoi il est question, moins en fait d’un affranchissement stricto sensu par rapport à la férule masculine que de l’affirmation d’une liberté bien plus décisive pour une femme de lettres : la manifestation ouvertement affichée du droit qu’on s’arroge à écrire dans et avec le réel, dans et avec son corps, sans souci des codes et des goûts. L’affaire est éthique et anthropologique, indubitablement ; elle est aussi esthétique, puisqu’elle affecte l’ordre des discours et des représentations. Car dire le sexe suppose toujours un effet de point de vue, un mécanisme duel de la distance et du rapprochement, en un mot une accommodation spécifique qui est le fait d’une décision artistique. N’oublions pas que les auteurs abordées dans ce livre, pour leur grande majorité, sont des artistes avant tout et qu’elles se livrent dans une écriture. Le risque auquel s’expose tout discours critique, face à l’Éros, qu’il soit féminin ou masculin, est celui de la « réduction réaliste », laquelle consiste dans l’aplatissement des phénomènes considérés au plan inférieur, non du réel, comme on le croit, mais de la convention, idéologique le plus souvent. L’essai d’Alexandra Destais n’y échappe pas, qui se laisse hélas ! porter par des partis pris outrepassant le cadre des enjeux littéraires (voir, par exemple, les réflexions de la page 160). L’œuvre artistique est ainsi le support d’un discours qui cherche d’abord à valider ses présupposés, de sorte que d’érotisme littéraire à proprement parler, il n’est que très fugitivement question dans ce livre. Chemin faisant, l’objet de l’enquête se modifie et se recompose : il assigne à la littérature un statut de symptôme social ou sociétal, perdant de vue les problèmes singuliers de l’écriture, où se joue la liberté des femmes et des hommes, comme le disait en son temps Jean- Paul Sartre.

Esprit. Jacques Rouvière, Le Livre d’or de l’esprit français, de A comme acrostiche à Z comme zeugma (Écriture, 2013, 250 p., 22 €). « Didon dîna, dit-on, du dos d’un dodu dindon » : ce tautogramme assez connu est dû à Gabriel Peignot (1841). Mais qui sait ce qu’est « portez ce vieux whisky au juge blond qui fume » ? Eh bien, c’est un pangramme. Si vous n’êtes pas plus avancé, précipitez-vous sur ce livre : tout ce que vous ignorez sur la langue française et ses « trucs » y figure. Ce recueil magistralement organisé (en 25 ans, nous dit-on) présente et explique quatre-vingt-deux « jeux » littéraires, figures de style et de rimes, fantaisies poétiques ou énigmes verbales, avec des exemples à la fois instructifs et humoristiques. si l’on connaît généralement quelques anagrammes, palindromes, syllogismes, rébus et autres contrepèteries, qui peut affirmer savoir ce qu’est l’homéotéleute, le kakemphaton ou le zeugma ? Jacques Rouvière cite de grands prédécesseurs, de Rutebeuf et Rabelais à Perec, en passant par Hugo et le méconnu Étienne Tabourot, et la plupart des exemples choisis sont délectables. Peu de livres permettent de se sentir plus cultivé après leur lecture, tout en divertissant le lecteur. Et pour ceux qui s’estiment au-dessus de la mêlée, voici une petite charade de Tristan Derème à lire avant de se coucher : « Mon second pond mon premier dans mon troisième, mon tout est un prénom féminin. » Après leur nuit blanche, nul doute qu’ils commandent le Rouvière.

Gautier (1). Alain Montandon, Théophile Gautier, le poète impeccable. Biographie (Aden, 2013, 520 p., 30 €). Directeur de l’édition des Œuvres complètes de Gautier en cours de publication chez Champion, Alain Montandon, un des meilleurs connaisseurs de la période romantique, se met (et nous met), dès les premières lignes de son livre, dans une situation curieuse en expliquant que cela ne l’intéresse pas d’écrire une « biographie matérielle » dans l’ordre chronologique, car on ne trouve dans ce genre de livre que des « petitesses ». En outre, ajoute-t-il, des biographies de Gautier, il y en a déjà : pour preuve, il en cite trois (bizarrement, il ne mentionne pas la plus récente et la meilleure, celle de Stéphane Guégan, parue en 2011 chez Gallimard). Le mot biographie figure pourtant ici sur la couverture. Ce n’est, à vrai dire, pas grave, car la lecture du livre est agréable et, nourrie de nombreuses citations, permet de parcourir l’œuvre dans son étonnante diversité, au point que l’étude des genres (la danse, les récits de voyage) fait effectivement négliger la trame biographique. Alain Montandon met en valeur la diversité de l’œuvre de Gautier, trop longtemps réduite à une poignée de récits et aux Émaux et camées. Mais précisément, il n’est pas certain que le sous-titre du livre, emprunté à la fameuse dédicace des Fleurs du Mal, rende justice à la diversité de l’œuvre de Gautier : réduire celui-ci au « poète impeccable » reviendrait à le figer dans une image un peu convenue, tant nous fascinent maintenant aussi, chez l’auteur du Capitaine Fracasse, le goût « rococo », les feuilletons rédigés à la chaîne, l’auteur de théâtre et d’arguments de ballet qui n’ont rien d’« impeccable ». La conclusion, concise, montre comment cohabitent en Gautier celui qui aspire à « l’idéal du Beau » sans rejeter pour autant « le joli, valeur bourgeoise ».

Gautier (2). Théophile Gautier, Fortunio. Partie Carrée. Spirite, édition de Martine Lavaud (Folio Classique, 2013, 832 p., 11,50 €). Répartis au long de sa carrière (1837, 1848 et 1865), ces trois brefs romans donnent une bonne image de la diversité de l’art de Gautier, « présent partout, classable nulle part », selon la formule de Martine Lavaud. Ce sont trois réponses à la vogue et aux exigences du roman-feuilleton auxquelles, travaillant à La Presse de Girardin (puis au Moniteur), Gautier doit se mesurer. Trois âges de sa vie aussi, depuis le dandysme fashionable de Fortunio hérité des années Jeune-France jusqu’à l’inquiétude de Spirite qui ne se contente pas du fantastique mais cherche une autre dimension où s’épanouir (où conquérir Carlotta Grisi), en passant par ce parfait roman d’aventures historiques, Partie carrée. La préface de Martine Lavaud replace les textes dans l’œuvre de Gautier, et Gautier lui-même dans son siècle. L’annotation est abondante, ce que les incessantes références encyclopédiques justifient amplement. Mais Gautier attend-il que son lecteur comprenne par exemple les innombrables allusions à la culture indienne ? Dans Partie carrée, telle injonction de Priyamvada : « sois féroce comme Narsingha, l’homme-lion, déchirant les entrailles d’Hiranyacasipu » nécessite-t-elle vraiment une longue note, savante et sérieuse, pour un lecteur qui n’en demande pas tant (et n’y comprend finalement pas grand chose) ? La question se pose à vrai dire pour de nombreux textes de l’époque et n’a sans doute pas de réponse simple. Dommage que quelques erreurs manifestes se glissent dans cette science surabondante : le Stello de Vigny est désigné comme un drame, la Malibran est donnée comme une « cantatrice noire », ce qui surprend beaucoup. Quant à l’étonnante couverture du volume, elle dira quelque chose aux plus anciens lecteurs d’Histoires littéraires puisque cette photo « spirite » de Gautier « vers 1873 » (soit un an après sa mort) fut retrouvée et publiée ici-même par Michel Pierssens en 2002.

Genet (1). Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, menteur sublime (Gallimard, Folio, 2013, 250 p., 6,50 €). Pendant une douzaine d’années Tahar Ben Jelloun a fréquenté Genet et en a tiré un livre de souvenirs qui offre un point de vue nouveau sur les deux protagonistes de cette amitié. L’ouvrage nous remet en mémoire le fait qu’en 1974, le Ben Jelloun de trente ans rencontra un monstre sacré qui en avait le double. Mais alors que Ben Jelloun avait de Genet l’image d’un voleur sublime, il trouva un homme ayant rompu avec ses relations littéraires, à commencer par sartre, auteur du Saint Genet, comédien et martyr paru en 1969, et Cocteau. Ne lisant presque plus de romans, il était devenu un militant révolutionnaire préoccupé par le sort des Palestiniens, sympathisant des Black Panthers américains et des extrémistes japonais, les Zengakuren. souvenirs et extraits de correspondance témoignent d’une affection amicale réciproque, tout en recréant un climat étrange où Genet n’est pas loin de jouer un jeu pervers, mais dont le jeune Franco-marocain tirera cependant son miel. Quand il entreprend d’écrire ses souvenirs, vers 2010, il a lui-même 64 ans et commence son récit par ce coup de téléphone que Genet, depuis longtemps disparu, lui passa en mai 1974 : « Je m’appelle Jean Genet, vous ne me connaissez pas, mais moi je vous connais, je vous ai lu et j’aimerais vous rencontrer. » La première rencontre sera paradoxale : Genet ne veut pas parler de son œuvre, qu’il déprécie comme alimentaire, et voit dans les livres de son interlocuteur un aspect militant qu’ils n’ont pas, mais qui lui permettent d’espérer œuvrer contre un sartre qu’il juge démonétisé et incapable de poursuivre ce qu’il avait jadis inauguré avec son soutien à Franz Fanon. Genet rêve de l’émergence d’une nouvelle littérature reflétant la souffrance des immigrés, en même temps qu’il veut du témoignage et de l’action au service de ces Palestiniens qu’il a promis d’aider. Cela donnera un article cosigné dans Le Monde Diplomatique. Tahar Ben Jelloun se demande comment Genet, qui reste injoignable et choisit lui- même ses rares interlocuteurs, a pu s’adresser à lui. il va d’entrée accepter cette sorte d’instrumentalisation pour en faire un traitement littéraire qu’il réussit à ne pas mettre sous l’égide du masochisme. Genet, toujours mal habillé et sentant fort le tabac, viendra le voir à Tanger. Comment devenir l’ami d’un homme dont on peut dire qu’il n’est pas paralysé par l’éthique, qui adore vivre dans un univers de trahisons – ce dont témoigneront plusieurs écrivains dont Tahar Ben Jelloun raconte leur déception après fréquentation du personnage, dont Mohamed Choukri ? La description des rencontres avec les parents du narrateur, puis avec le maire d’une petite ville marocaine baignent dans une ambiance étrange, Genet se comportant poliment, mais juste ce qu’il faut, lâchant au passage quelques mots d’arabe. L’amitié entre les deux hommes commençant à être connue, on demandera des nouvelles du maître au supposé disciple. Le maître en question n’en aura cure, déclarant ne plus s’occuper de littérature, ne lisant pas les livres qu’il reçoit, ne pouvant supporter la présence d’une femme pendant plus de deux heures et, à la demande d’interview d’une revue homosexuelle, s’exclamant : « Les pédés, j’en ai rien à foutre ! » La présence de Genet à la soutenance de thèse en psychiatrie sociale de Tahar Ben Jelloun témoigne du même décalage : l’écrivain impressionne le jury par sa présence, mais raille publiquement et sans nuance le rituel universitaire, comme il le fait en toute occasion. De cette thèse, il sortira un texte, La plus haute des solitudes, sur la misère sociale et sexuelle des immigrés, que Genet soutiendra mais aura néanmoins bien du mal à trouver éditeur. Cet ouvrage illustre l’accord qui exista entre les deux hommes autour de la critique du colonialisme, dans ses aspects vécus, même si Tahar Ben Jelloun est enclin à penser que la pensée et l’expression de son ami passaient trop fréquemment les limites du délire et que le personnage se montrait parfois grossier. Comme le souligne le titre d’un chapitre, ce livre apure une dette. La dernière partie contient les accusations qui ont plu contre Genet après sa mort, survenue le 15 avril 1986, le même jour que Simone de Beauvoir, que Genet détestait. Ce livre-hommage est le fruit d’une rencontre improbable, mais qui porta ses fruits.

Genet (2). Jean Genet, Ce qui est resté d’un Rembrandt déchirés en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes (Éditions du chemin de fer, 2013, 40 p., 9 €). Rassurons les âmes sensibles : le sort tragique évoqué par le titre ne concerne pas un « vrai » Rembrandt, mais un essai consacré au peintre par Genet et qu’il détruisit lui-même par le moyen indiqué, ayant oublié qu’il en avait confié deux longs fragments à un traducteur. Augmentées de remarques placées en regard, ces pages sauvées furent publiées en 1967 dans Tel quel. Le petit volume aéré ici publié sur papier bleu ciel les donne à lire beaucoup mieux que si nous les trouvons tassées dans un volume des Œuvres complètes. Le visage, la chair, le sexe, la peinture sont les sujets de cette méditation irrémédiablement fragmentaire qu’illustrent quelques travaux (anonymes) à partir de portraits de Rembrandt. Le format et le sujet invitent à ranger cette plaquette à côté de L’Atelier d’Alberto Giacometti.

Genre.Le Genre et ses qualificatifs, études réunies et présentées par Henri Scepi (Presses universitaires de Rennes, 2013, 376 p., 20 €). Attention : ouvrage savant, et même très savant ! L’avant-propos explique la visée de ce colloque qui s’est tenu à Poitiers en 2010 et dont ce volume offre les Actes, à la fois livre et numéro de revue. Il s’agit – nous résumons pour ceux qu’effraierait la redoutable technicité du propos – de poser à l’histoire littéraire et à sa pratique de la distinction des genres la question de la transgénéricité. Malgré les efforts des classificateurs, on sait bien que la littérature met beaucoup d’énergie, depuis des siècles, à démonter, déborder, déconstruire, ironiser, dynamiter, refuser, etc., toute réduction à des identités génériques sans ambiguïté. C’est au contraire le trouble permanent dans le genre qui rend les choses intéressantes, comme le montrent les communications réunies dans ce volume qui n’échappe pas, quant à lui, au formatage inhérent au genre des Actes. Nous nous en affranchirons à notre tour en ne retenant que les articles qui concernent les périodes dont s’occupe Histoires littéraires. Le plus substantiel est dû à Steve Murphy, qui livre une étude approfondie sur Baudelaire et Bertrand, à partir de la question du poème en prose. Il le fait avec son alacrité et sa combativité habituelles (avec ici Michel Brix comme punching-ball), mais aussi avec son éblouissante érudition et son implacable rigueur dans l’analyse. Son article figurera dans toute bibliothèque consacrée au thème qu’avait autrefois labouré Suzanne Bernard (à qui Steve Murphy rend hommage, c’est à noter). Les amateurs de théâtre s’attacheront à l’article de Françoise Dubor sur le théâtre contemporain – que personne ne parvient à « qualifier ». Mais c’est bien ce qui témoigne de la continuelle créativité, depuis deux siècle, d’un genre réfractaire aux étiquettes, d’où la délectable perplexité des théoriciens, toujours à la traîne. Plusieurs communications portent sur la question du genre du point de vue scolaire, ou plutôt de l’embarras de l’institution scolaire, toujours désireuse d’ordre simple et clair, mais toujours confrontée à des impasses dont elle s’extrait souvent par le mutisme. De ces communications, retenons celle d’Alina Iuliana Nastase, consacrée aux aléas de la « qualification » et de la « disqualification » des romans de Zola, des origines à nos jours. Les rimbaldiens apprécieront l’article de Yoshikazu Nakaji sur la question de savoir à quel genre peut appartenir (ou échapper) Une saison en enfer. De même pour les laforguiens, qui trouveront, dans l’article de Madeleine Guy, une discussion de la pertinence (ou non) de l’étiquette de « parodies » accolée aux Moralités légendaires. On reviendra enfin au roman du premier XIXe siècle avec l’étude de Marie Parmentier sur la réalité de l’existence d’un « roman pour femme de chambre » : elle y répond avec d’utiles références aux données bibliométriques, ainsi qu’à quelques ouvrages piquants de bibliographes de l’époque (tel Pigoreau), sans négliger la sociologie artisanale des romanciers eux-mêmes, comme Paul de Kock.

Gide (1).André Gide et la réécriture : colloque de Cerisy, sous la direction de Clara Debard, Pierre Masson, Jean-Michel Wittmann (Presses universitaires de Lyon, 2013, 362 p., 22 €). Ces actes d’un colloque de Cerisy en 2012 sont consacrés à la question de la réécriture chez Gide. vingt-deux articles composent ce collectif, plus divers que le laisse entendre son titre. Le thème se décline en effet en sens multiples, variations de scènes ou de situations, reprises de sujets issus de sources extérieures, autoréférences enfin, si fréquentes dans l’écriture autocritique et autoévaluative de Gide. Lecteur impénitent, Gide se nourrit des œuvres de l’Antiquité, autant que de celles de ses contemporains. Elles forment un premier ensemble de références. un second est constitué par les variations internes des textes gidiens, variations quant aux genres (une même pièce se décline en plusieurs mises en scènes, un même texte passe du roman à la scène, ou bénéficie d’augmentations qui en modifient le sens). Enfin, certains personnages ou certaines scènes se réfractent dans des œuvres différentes, comme la femme fatale ou la femme sacrifiée, ce qui donne lieu à d’autres réécritures. Précises, documentées, ces études intéresseront le gidien averti. Il n’est pas certain qu’elles passionneront un cercle plus large de lecteurs.

Gide (2). Maja Vukusic Zorica, André Gide. Les gestes d’amour et l’amour des gestes (Orizons, 2013, 502 p., 30 €). Ce gros volume étudie le Journal de Gide et le problème crucial de la sincérité. Gide est-il parrèsiaste, celui qui dit tout ? Pour Barthes, un Journal intime n’est pas le fruit d’un désir, d’une passion comme l’œuvre, mais correspond à une « petite manie d’écriture ». Le même Barthes affirme que le Journal n’est pas authentique, alors que le projet même de Journal de Gide est la quête sans cesse poursuivie de l’authenticité. Ce Journal est envisagé par Maja Zorica comme le lieu des gestes d’amour et de l’amour des gestes : « Les gestes engagent la personne toute entière et façonnent l’image vivante de l’individu […]. En faisant des gestes l’homme n’est jamais seul. L’homme fait toujours des gestes à l’intention ou à l’encontre de quelqu’un d’autre. » Le geste le plus particulier de Gide est celui qui traduit le projet de devenir écrivain, toujours prêt à aller plus loin, à « passer outre » dans sa quête de l’authenticité. Comment la présence simultanée des gestes d’amour et de l’amour des gestes change-t-elle son œuvre, son Journal et son image ? C’est à cette question que Maja Zorica veut répondre. Pour ce faire, elle étudie la notion de geste, de l’Antiquité à Montaigne, en passant par Hugues de Saint-Victor. Elle analyse quatre gestes gidiens : œuvre, amour, pédérastie, musique, lesquels se déclineraient dans le Journal sous forme de gestes rhétoriques, pathétiques, parrèsiastes et synergico-synesthésiques, et quatre verbes décriraient les efforts multiples de Gide : séduire, émouvoir, agir et enseigner. L’hypothèse étant de faire « une percée diagonale parmi les lectures possibles du Journal de Gide, en soulignant son angle méta-poétique, comme (pré)figuration de l’esthétique, de l’éthique gidienne », tout se passerait à travers le prisme de l’écriture du moi. Dans une première partie, l’auteur se penche sur les Cahiers d’André Walter et l’émergence du Gide auteur, dont elle souligne la modernité. La deuxième partie est consacré à Cuverville, lieu fondamental de l’existence de Gide, lieu du secret et du mensonge, lieu que l’on quitte, d’où l’on part sans cesse, et à la notion de torpeur. Dans « l’homosexualité à la première personne » Maja Zorica oppose ensuite Gide à Proust et Wilde, qui lui conseillèrent de ne dire jamais « je », en analysant le Gide parrèsiaste, celui qui dit tout, pousse la sincérité à l’extrême confession, reprenant les réflexions d’Éric Marty sur le Journal. Une dernière partie porte sur Chopin, dont on sait l’importance pour Gide. Les rapprochements avec Nietzsche et Barthes sont intéressants, particulièrement l’opposition de la position mélancolique de Barthes par rapport à Schumann à la position vitaliste de Gide par rapport à Chopin. Ce gros livre, d’une lecture parfois quelque peu ardue, ouvre des perspectives sur les effets de la littérature sur tous ses acteurs.

Guerre (1). Emmanuel Godo, Pourquoi nous battons-nous ? 1914-1918 : les écrivains face à leur guerre (Cerf, 2014, 375 p., 24 €). Comme aucune guerre avant elle, et peut-être parce qu’il s’agit du premier conflit total, la Première Guerre mondiale a inspiré les écrivains, voire a fait éclore des écrivains, parfois même alors que le conflit était encore en cours. Qu’ils parlent de « l’arrière » ou livrent leur témoignage du front, tous montrent une sensibilité, un discours, une vision de la guerre et des hommes, très différente d’un écrivain à un autre, voire d’un texte à un autre. Emmanuel Godo étudie quelques-uns de ces ouvrages, en essayant de les classer. S’il commence curieusement par ceux qui ont pensé « la guerre de loin », prenant appui sur trois figures et trois attitudes aussi différentes que celles de Barrès (dont l’auteur rappelle l’influence considérable), Rolland et Proust, il adopte ensuite une classification attendue mais efficace. Les chapitres s’intitulent ainsi Pensées du consentement, Pensées du refus, Sens de l’action, ou encore Le sens spirituel de l’expérience guerrière, autant de chapitres qui permettent de relater toutes les attitudes, du bellicisme le plus pompeux au rejet de la guerre et même des hommes, en passant par l’ironie, l’esthétique de la guerre, l’exacerbation des sentiments religieux ou au contraire antireligieux. Le titre de l’ouvrage est emprunté à un opuscule d’Ernest Lavisse, que l’auteur juge « emblématique de cette construction idéologique qui accompagne le soldat en guerre pour lui fournir des clés d’interprétation et maintenir des perspectives de sens dans une réalité qui les met en question ». Mais ce discours édifiant, chauvin, aujourd’hui assez difficile à lire, est à la fois très répandu et de plus en plus remis en question : comme le note l’auteur, « en enrôlant les valeurs pour clarifier une réalité face à laquelle elles ne tiennent pas, on crée les conditions de leur inéluctable démonétisation ». Cette divergence profonde entre le discours pontifiant et parfois haineux de l’arrière et la réalité du front, un écrivain comme Jünger s’en fait aussi le témoin, lorsqu’il écrit, en une formule saisissante, que « nous sommes restés les plus décents de tous, nous qui chaque jour trempions nos mains dans le sang ». L’auteur fait référence, voire analyse, quantité de livres, des plus célèbres aux plus oubliés. Au fil des pages apparaissent ainsi les noms de Barbusse, Céline, Genevoix, Jünger, Martin du Gard, Maurois, Delteil, Remarque, mais aussi Louis Barthas, Pierre Chaine, Jean-Norton Cru. On se surprend à rechercher ceux dont Emmanuel Godo parle peu (Dorgelès), voire pas du tout (Crevel), sans que l’on sache bien pourquoi.

Guerre (2). Ariane Charton, Petit Éloge de l’héroïsme à travers les écrivains de la Grande Guerre (Folio biographies, 2014, 128 p., s.p.m.). Le déferlement d’ouvrages sur la Première Guerre mondiale n’a pas épargné les écrivains, dont 560 seraient morts pour la patrie, selon les plaques qui figurent au Panthéon. À part les correspondances des poilus ordinaires, c’est d’ailleurs surtout par les écrivains que reste vivante la trace de cette gigantesque lutte de masse, qui, à l’échelon du pioupiou, fut aussi la lutte personnelle pour tuer l’autre afin qu’il ne vous tue pas. L’enthousiasme patriotique fut l’une des caractéristiques initiales du conflit de 14-18, et une conséquence potentielle logique en fut donc l’héroïsme. Un sujet en or, pour un peu d’originalité perdue au milieu de ce flot de redites auquel l’année 2014 nous soumet. Mais qu’est-ce que l’héroïsme ? Il est dommage qu’Anne Charton n’aborde pas vraiment sa définition et ses paradoxes, comme celui qui différencie un héros d’un individu faisant preuve d’héroïsme – d’autant plus qu’à l’époque actuelle, où les valeurs individuelles occultent celles du groupe social ou familial, l’héroïsme prend une couleur à la fois ringarde et fascinante. Le sujet aurait permis de suivre des réflexions personnelles en les ponctuant de références aux écrivains. C’est ainsi que commence, bien à propos, ce petit livre qui devient hélas ! décevant quand il se transforme en énumération de grands écrivains dont la trajectoire militaire est résumée avec plus ou moins de bonheur et d’exactitude, transformant l’ouvrage en ixième revue des « écrivains de la Grande Guerre ». On regrette que l’auteur transforme sa plume d’écrivain en celle de l’historien qu’elle n’est visiblement pas, et l’on tique sur certaines visions des faits : Apollinaire a-t-il vraiment « recherché » une blessure comme conséquence d’une déception amoureuse après la visite de sa fiancée Madeleine à Oran, quelques semaines plus tôt, fin 1915 ? Son engagement dans l’infanterie pour quitter l’« arme d’eunuque » qu’était l’artillerie était bien antérieur à cette permission, et la correspondance à sa « petite fée » est peu convaincante quant à une baisse de la tension amoureuse avant la blessure de mars 1916, même si la notion en est rabâchée à satiété par quelques gardiens du temple. Apollinaire se livrant au feu boche ? Difficile d’y croire quand on sait qu’il lisait tranquillement le Mercure de France au fond d’une tranchée lorsqu’un fragment de métal perça son casque. Dommage, car là où Ariane Charton touche juste est cette grande parenté entre la poussée vers le danger de mort et la soif de vivre – deux forces qui à la fois exaltent et subliment l’individu perdu dans la masse grouillante. Elle ne nous le dit pas, mais c’est peut-être ainsi qu’il faudrait entendre une des phrases les plus incomprises de la poésie : « Ah ! Dieu que la guerre est jolie ».

Houellebecq. L’Unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, sous la direction de Sabine van Wesemael et Bruno Viard (Classiques Garnier, 2014, 447 p., 39 €). Impossible d’en douter : Michel Houellebecq est un classique en devenir, dont nul ne contestera qu’il est l’auteur d’une œuvre véritable, au sens le plus fort, et doué d’un génie singulier mais nullement marginal. Tout au contraire : l’étrangeté première de son œuvre est précisément ce qui la rend si cruciale. Elle touche à toutes nos contradictions, tous nos désirs, toutes nos terreurs, et elle fait mal en nous mettant en face de nos vérités, comme l’ont toujours fait les moralistes dans les moments de crise aiguë des sociétés. Elle montre cruellement que tout se tient et que tout se défait en même temps, que tout croule mais en refaisant au hasard des montages imprévisibles qui créent parfois, provisoirement, de l’ordre heureux à partir des matériaux d’un monde travaillé par le désordre, humain et inhumain. Faire de la littérature à ce niveau n’est pas donné à tout le monde, et beaucoup de quasi-gloires contemporaines paraissent bien dérisoires en comparaison. il n’est donc pas aberrant de penser à Proust, dont l’œuvre étrangement frivole pour ses contemporains est finalement celle qui nous permet de penser et d’éprouver le plus profondément ce qu’a été vraiment le passage au xx’ siècle. Parler d’œuvre à propos de ce que Houellebecq a déjà produit implique tout naturellement de s’interroger sur ce dont elle est faite et sur ce qui fait qu’elle s’impose en tant que telle – autrement dit, si elle possède bien l’unité indispensable pour en expliquer la force d’interpellation. C’est la question (moins facile que son pendant académique obligé mais sagement tue ici, celle de sa diversité) que se sont posée les organisateurs du colloque tenu en 2012, dont le présent volume rassemble les actes. La trentaine de communications, proposées par des chercheurs venus de partout, jeunes pour la plupart (ce qui est bon signe), répond-elle à cette question ? Oui et non, évidemment. Impossible, bien sûr, de ne pas relever l’omniprésence de l’amour, désiré et impossible, de l’aliénation postmoderne, de la sexualité ratée, forcément ratée, du suicide et de la mort, de la platitude volontaire et de l’ironie raclant l’os d’une langue minutieusement ouvragée, etc. Le moment de l’unité n’est cependant pas encore venu, on le voit bien, et c’est heureux puisque cela permet des tentatives d’approche remarquablement variées et qui savent ne pas céder à la tentation de prétendre savoir d’où apercevoir cette unité problématique. Comme toujours dans les colloques, certaines communications sont plus intéressantes ou pertinentes que d’autres, pour des raisons inverses, tenant tantôt au thème choisi, tantôt simplement à leur facture. La première partie, intitulée Tonalités, sans doute parce que le terme n’engage pas à grand chose, est plutôt banale : les thèmes attendus sont correctement traités mais n’apportent pas de révélation au lecteur un peu familier de Houellebecq. La seconde partie, Thématiques, soulève des questions plus précises et va en général plus loin en adoptant des perspectives plus originales. C’est le cas de l’article de Mohamed Aït-Aarab sur Michel Houellebecq et les Arabes, tout en sereines nuances, de la part de quelqu’un qui se présente comme un « berbère laïc ». Sur un pareil sujet, les risques de dérapage étaient considérables, mais on y trouve de bonnes remarques sur le caractère postcolonial de l’univers de Houellebecq, comme à propos de son appréciation plutôt positive des femmes arabes, à comprendre par rapport à sa vision du monde en général. Les articles de Pawel Hladki (sur le christianisme dans l’œuvre) ou de David Jérôme (sur le positivisme et Auguste Comte) sont également inhabituels et ouvrent des perspectives sur des dimensions de l’œuvre qui n’ont rien de trivial. ils montrent que l’habitent au contraire des interrogations d’une ampleur et d’une précision qui échappent à la lecture parasitée par le bruit médiatique simplificateur. un bruit nourri de la franchise (scandaleuse pour beaucoup) des observations cliniques de Houellebecq sur la misère sexuelle contemporaine. La partie sexologie du volume est pourtant la moins nourrie, peut-être parce que cette question est celle qui a déjà donné lieu aux discussions les plus fournies. On y trouve néanmoins d’excellentes études, comme celle d’Isabelle Dumas sur La sexualité payante comme faute-de-mieux, bien et franchement formulée elle aussi, convaincante dans son analyse des raisons du bonheur paradoxal des couples libertins chez Houellebecq. Dans la quatrième partie (Interférences), on retiendra les découvertes de Russell Williams, qui a exhumé les articles de Houellebecq publiés, bien avant son premier roman, dans L’Idiot international : ce qu’il écrivait sur Marie-Claire se retrouvera parfois littéralement dans les romans, d’où l’idée d’y déceler une possible « genèse d’une voix littéraire ». On retiendra également, dans la cinquième partie, beaucoup d’informations sur Houellebecq et l’image, rappelant sa formation première au travail cinématographique. Rapports au film anciens et complexes, bien présentés dans l’article de Matthijs Engelberts. Dans sa présentation, Bruno Viard souligne que « cet auteur donne à penser ». On ne peut qu’être d’accord en voyant quelle richesse de réflexion des lecteurs attentifs parviennent à en communiquer. Un index des auteurs cités figure en fin de volume : largement incomplet, il est peu utile. Utile aurait été en revanche une relecture qui aurait corrigé quelques coquilles et des formulations pas toujours parfaites. Rien n’aurait pu modifier, hélas !, la hideuse couverture jaune canari habituelle des Classiques Garnier. L’éditeur espère-t-il ainsi attirer le regard et la bourse – qu’il faut bien garnie – des chalands trop distraits ?

Jünger. Julien Hervier, Ernst Jünger. Dans les tempêtes du siècle (Fayard, 2014, 538 p., 26 €). Fin connaisseur de l’œuvre de Jünger, l’ayant connu et ayant traduit nombre de ses livres, Julien Hervier était assurément un biographe pleinement légitime. Il s’acquitte de sa tâche avec talent, produisant une biographie riche et donnant à voir aussi bien l’homme, les idées, l’œuvre. De l’adolescent frondeur et boudeur au vieil homme sage, en passant par le jeune homme tête brûlée et passablement pédant qui paraît jouer au soldat, par le polémiste enragé de l’entre-deux-guerres et par le nostalgique de l’esprit chevaleresque, l’auteur suit son personnage à travers toutes ses facettes. Il souligne les contradictions qui entourent Jünger, « arrière-petit-fils d’une génération idéaliste, petit-fils d’une génération romantique et fils d’une génération matérialiste », comme l’écrivain se définissait lui-même. Car ce dernier, pour beaucoup symbole de l’aristocratie prussienne – alors qu’il était petit-fils d’ouvrier – est aussi celui qui, ayant vécu centenaire, a dû l’essentiel de sa gloire à son héroïsme durant la Grande Guerre, soit durant quatre années de son existence : héroïque mais téméraire, au point d’être qualifié de « trompe-la-mort » durant cette même guerre (il reçut quatorze blessures et échappa par miracles répétés à la mort quand tous autour de lui tombaient), il se montra souvent, notamment en privé, presque pusillanime et préféra toujours le statut d’observateur ; fils de bourgeois, il conspua la bourgeoisie ; se revendiquant de la révolution conservatrice durant l’entre-deux-guerres, il se montra de plus en plus critique envers Hitler, au point d’être haï par de nombreux nazis, mais fut, après la seconde Guerre mondiale, facilement assimilé à un sympathisant du nazisme, du moins à l’un de ceux par qui son arrivée au pouvoir a été préparée intellectuellement ; proche des auteurs de l’attentat raté du 20 juillet 1944 contre Hitler, il refusa d’y prendre part, à la fois par répugnance envers les attentats et par conviction que seul l’anéantissement était maintenant possible, voire souhaitable, pour que l’Allemagne renaisse ; authentiquement écologiste, il fut détesté par les verts allemands ; sensible aussi bien à Nietzsche qu’au fait religieux, il se montre proche d’une sorte de panthéisme et finit à la toute fin de sa vie par se convertir au catholicisme ; d’abord chantre de la technique au point de se porter candidat pour devenir pilote d’avion, il se montre de plus en plus réservé face à cette même technique, pessimiste même, tout en reconnaissant qu’elle ne peut pas être arrêtée, et tout en profitant parfois des avantages matériels qu’elle offre. La liste des contradictions est longue et peut s’expliquer aussi par son extraordinaire longévité dans une période marquée par les deux guerres mondiales auxquelles il a pris part : temps et événements se chargèrent de le faire réfléchir et évoluer. une notion, utilisée notamment dans Eumeswil, semble définir la position qu’il finit par adopter vis-à-vis de la politique et de la société : on pourrait voir en Jünger le modèle de l’anarque, celui qui a « banni la société hors de lui-même ». Mais, comme le remarque Julien Hervier, une telle attitude, favorisée par la défiance qu’il continua à montrer à l’encontre de la démocratie et du régime des partis, n’est possible que dans une société démocratique : « L’indifférence à la nature du pouvoir n’est possible qu’avec certaines formes de pouvoir. S’il tient à conserver ses exigences morales, l’anarque n’est guère concevable ailleurs que sous un régime démocratique. » L’auteur revient aussi sur les rapports ambigus de Jünger vis-à-vis d’Hitler et du nazisme. S’il montra un intérêt initial pour l’homme et le mouvement dans les années 1920, intérêt que Goebbels essaya de faire fructifier, il finit par adopter une position d’hostilité à l’égard d’Hitler. Cette hostilité ne l’empêcha pas de continuer à professer des idées nationalistes, anti-démocratiques, prônant la violence, et, parfois, de tenir des propos antisémites. Jünger se montre à cet égard étonnamment peu subtil, n’échappant pas aux clichés et stéréotypes les plus idiots et horribles. Mais son antisémitisme paraît très éloigné de celui des nazis. C’est d’ailleurs, semble-t-il, un problème récurrent dans sa pensée : s’il écrit des essais, il n’est pas philosophe, ne s’embarrasse pas longtemps d’interrogations sur les mots et concepts qu’il emploie, même lorsqu’il prétend leur donner une définition, ce qui revient chez lui souvent à se montrer (volontairement ?) flou, voire paradoxal. À titre d’exemple, il emploie volontiers, du moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le mot race, mais dans un sens si éloigné de celui que lui ont donné racistes et nazis que cela pourrait tout aussi bien être un autre mot. Cette ambiguïté lui permet peut-être de ne pas s’avouer les limites et insuffisances, évidentes, de sa pensée ; mais elle eut aussi pour conséquence de laisser libre cours à toutes les interprétations, d’où sans doute nombre des polémiques et accusations de complaisance envers les nazis qui n’ont cessé de le poursuivre. La biographie est riche aussi par les figures qu’elle permet de croiser, puisque Jünger noua des amitiés avec nombre de grands esprits allemands et français du siècle, certains fortement compromis avec le nazisme, à l’instar de Carl Schmitt et Martin Heidegger : avec le premier, l’amitié finit par prendre fin cruellement, Schmitt se montrant aigri et amer, et finissant sa vie dans un délire de persécution. Sa vie durant, Jünger eut à souffrir de voir d’anciens amis s’éloigner de lui, de même qu’il eut à souffrir, longévité aidant, à voir ses proches mourir avant lui, à commencer par les membres de sa famille. Parmi les figures françaises, on retrouve la même alternance d’amis et d’ennemis ; on note aussi un portrait effrayé de Céline, que Jünger appela dans ses carnets « Merline » (en référence au Merlin de Louis Guilloux dans Le Sang noir?). Le Jünger entomologiste de premier ordre apparaît souvent dans cette biographie : sa collection comptait 30 000 exemplaires, et son nom fut donné à plusieurs espèces découvertes, ce qui le remplit de joie. Julien Hervier précise que, lors de la Première Guerre mondiale, Jünger remplit certes quinze cahiers où il marqua les faits les plus marquants (référence magnifique pour ses futurs Orages d’acier, mais aussi pour les chercheurs), mais un seizième fut consacré à un Livre des coléoptères.

Larousse. Véronique Bedin, Julien Feydy, Pierre Larousse par lui-même (Éditions de Bourgogne, 2013, 208 p., 17 €). Auteur d’une œuvre immense, Pierre Larousse n’a guère laissé d’archives qui fourniraient le matériau de biographies détaillées. Cependant, pour faire connaître cet homme aux multiples vies – il fut instituteur, journaliste pédagogue, imprimeur, éditeur, lexicographe, écrivain – les auteurs se sont immergés dans l’œuvre-fleuve du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, mais aussi dans les articles de L’École normale, journal fondé par Larousse en 1858, et dans divers dictionnaires et ouvrages didactiques qui requérirent nombre de collaborateurs. Les notices des dictionnaires, non signées, sont néanmoins souvent marquées par la personnalité du maître d’œuvre. Véronique Bedin et Julien Feydy ont débusqué, dans cette forêt, les marques d’énonciation de Larousse, comme des interventions très personnelles, affectives, au milieu de textes purement informatifs. Ainsi, parallèlement au déroulé des événements, à l’évocation de lieux (la Bourgogne natale, bourgade de Toucy, le Paris de l’étudiant de l’École normale), de métiers, de travaux, revivent les enthousiasmes, les indignations, les goûts et les opinions de Larousse. Cette plongée dans l’œuvre et la vie de l’homme aux dictionnaires nous fait rencontrer d’autres personnalités, attachants compagnons de route du grand homme : Augustin Boyer, le confrère, l’associé ; des collaborateurs, comme Léon Bienvenu ou François Barrillot, poète-ouvrier ; des femmes comme Pauline Caubel, compagne et surtout collaboratrice de Larousse, Clarisse Juranville, auteur vedette d’ouvrages scolaires et parascolaires.

Lemarchand. Jacques Lemarchand, Journal 1942­1944, édition établie, introduite et annotée par Véronique Hoffmann-Martinot avec le concours de Guillaume Louet (Claire Paulhan, 2012, 672 p., 50 €) ; Geneviève (Claire Paulhan, 2012, 154 p., 16 €). Assez atypique, ce Journal : rédigé dans un style cursif, voire elliptique, il nous donne la comptabilité précise des journées d’un journaliste- écrivain sous l’Occupation (en fait, il ne s’agit que du premier tome, plusieurs autres sont prévus, Lemarchand ayant tenu son Journal jusqu’en 1972). Le style syncopé, les phrases agglutinées donnent l’impression d’un agenda extrêmement détaillé. On y voit vivre durant trois ans un homme de lettres qui n’est ni collaborateur ni résistant, mais publie des articles et des comptes rendus dans des feuilles assez marquées, comme Comœdia et La Gerbe. Pour le reste, à part quelques notations sur les restrictions, le marché noir ou le spectacle des rues, rien sur les Allemands ni sur les misères de l’Occupation. Les restrictions elles-mêmes pèsent peu à l’auteur, car la bonne chère semble abonder dans certains restaurants ou chez certains amis : « Déjeuner somptueux chez Faure : huîtres, colin énorme, rôti de porc, purée de pommes de terre, brioche, vins abondants. » Quant à l’alcool, on n’en manque guère, et bien des pages gardent le souvenir de soulographies. Amant infatigable, Lemarchand prend également soin de consigner scrupuleusement, quoique brièvement, ses coïts quotidiens ou même pluri-quotidiens, notamment dans les périodes où il se trouve nanti de plusieurs maîtresses à la fois, ce qui est assurément flatteur : « G[eneviève] K* très tendre. Rentré coucher chez elle. Baisé. » Question littérature, ces pages nous montrent l’auteur fréquentant des écrivains comme André Berry, André Frénaud et Jean Tardieu, puis Jean Paulhan. Les rapports avec ce dernier s’intensifient en 1943, lorsqu’il est question que Lemarchand reprenne la direction de la Nouvelle Revue française, combinaison qui échouera mais lui permettra d’avoir un pied chez Gallimard en tant que secrétaire du Prix de la Pléiade. Il se lie alors avec Camus, sans que son Journal donne beaucoup de détails sur leurs relations. Mais la faute en est au style même adopté pour la rédaction de cet agenda, de même qu’on n’y trouve presque aucun commentaire sur les lectures aussi nombreuses que variées auxquelles s’astreint Lemarchand pour les comptes rendus qu’il donne très régulièrement aux journaux. En définitive, le portrait que dessinent ces quelque 600 pages est celui d’un personnage parfois assez veule, mais sincère, et qui n’éprouve pas le besoin de se faire une belle âme. Autrement dit, et contrairement à d’autres diaristes, il ne se maquille pas devant son miroir. Du point de vue historique et sociologique, ce Journal est d’un grand intérêt : il montre parfaitement ce qu’était la vie quotidienne d’un journaliste sous l’Occupation. On n’y trouvera donc pas les côtés terribles ou même déprimants de cette période, mais au contraire le vécu au jour le jour d’un homme de lettres qui parvenait à vivre de sa copie, doublé de celui d’un Don Juan qui pouvait assouvir sans aucun problème sa fringale érotique. La rédaction cursive du texte le rend encore plus précis et plus évocateur, comme si cette compression systématique de son emploi du temps n’avait rien de littéraire et s‘attachait uniquement à rendre compte ponctuellement de la réalité vécue par l’auteur. Bref, un véritable témoignage sans fioritures et qui offre un éclairage révélateur, susceptible de contredire certaines images convenues. Au fond, si on lui avait demandé ce qu’il avait fait durant l’Occupation, Lemarchand eût pu répondre comme Sieyès : « J’ai vécu, Madame ! » Il faut dire un mot de l’édition, qui est remarquable. Le texte est soigneusement établi, le cahier d’illustrations très fourni, et les notes précises (seul petit lapsus : Fachoda ne fut pas une « bataille », mais une défaite diplomatique, ce qu’on pourrait qualifier comme un affrontement psychologique, sans effusion de sang). Quant au roman Geneviève du même Lemarchand, son titre est assez énigmatique, car cette Geneviève n’est jamais nommée dans le roman : on devine seulement qu’il s’agit de la compagne passagère de Jacques, l’ami du narrateur et dont celui-ci est jaloux. Mais n’est-il pas plutôt jaloux de Jacques lui-même ? À cet égard, l’ambiguïté demeure. Plus que d’un roman, il s’agit d’une réflexion, faite avec une fixité acharnée, sur les effets de la jalousie. Tout est centré sur la psychologie et sur ce mélange d’amour et de haine, doublé de sadisme et de masochisme, que le narrateur éprouve vis-à-vis de Jacques. On assiste à la prise de conscience de la jalousie, qui déclenche un processus de modification intrinsèque. Mais, bien plus que la fureur ou les tortures de la jalousie, c’est un état morne qui se trouve décrit : « morne honte », « tristesse morne et désolée ». Pratiquement pas d’anecdotes, ne nous sont donnés que les sentiments et les réflexions du narrateur. De son aventure passée, celui-ci ne conserve guère que le souvenir perplexe de certains lieux et de quelques paroles. L’auteur, on le voit, s’est proposé de décrire des états psychiques particuliers, servi en cela par un style économe et contrôlé, sans ironie ni sentimentalisme. Peut-être aurait-on aimé en savoir plus sur ce roman, paru à l’origine en 1944, et sur son auteur : une préface ou une simple note eût, à cet égard, été utile. Reste que, lorsque l’on songe à certaines préfaces kilométriques ou narcissiques, on ne saurait donner tort à l’éditeur d’avoir choisi de publier tel quel ce récit.

Lire. Pierre Ménard, 20 bonnes raisons d’arrêter de lire (Cherche-Midi, 2014, 124 p., 12 €). On se dit en ouvrant ce livre que si l’auteur sait se montrer suffisamment convaincant, ce pourrait être la dernière fois qu’on accomplit un tel geste. Et si, parmi les vingt raisons annoncées, il y en avait une ou deux capables de nous détourner du vice impuni cher à Larbaud ? Les titres de chapitres pourraient d’ailleurs suffire à décourager tout lecteur potentiel : Lire est dangereux, Lire rend fou, Lire tue, Lire est inutile… D’autres, en revanche, peuvent être pris pour des arguments en faveur de la lecture : Lire coupe du monde, Lire est un plaisir élitiste, Lire est dangereux pour la société. On l’aura compris, la posture de Pierre Ménard est en porte-à-faux et avant tout ironique. Les arguments qu’il emploie peuvent se retourner comme peaux de lapin pour servir de thèse ou d’antithèse, et certains de ses chapitres se concluent par une remarque qui détruit la position évoquée dans leur titre. Mais, derrière l’humour, la question de savoir si le temps de lecture est du temps perdu subsiste : elle avait déjà été abordée par Pierre Bayard dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus et par Charles Dantzig dans Pourquoi lire ? En truffant son livre de citations, Pierre Ménard montre d’abord qu’il est lui-même un fort lecteur. Les statistiques récentes montrent qu’il appartient à une tranche de la population de plus en plus réduite. Y aura-t- il encore des lecteurs pour son livre ?

Loti. Pierre Loti, Soldats bleus. Journal intime 1914-1918 (Table Ronde, 2014, 420 p., 10,20 €). Ce Journal de 1914-1918 n’est pas un Journal de guerre, il ne constitue pas la chronique « intime » de la première grande catastrophe armée du xx’ siècle. Pourtant, c’est ce conflit de dimension mondiale qui, dès ses premiers feux, offre à Loti l’occasion de revenir à ses devoirs de diariste, après les deux « sorties » de 1910 et de 1911 : sa mise à la retraite d’abord, ensuite le point final mis à son Journal le 30 décembre 1911. Deux bonnes raisons de désespérer et de laisser prospérer les couplets funèbres et les ratiocinations mélancoliques. Lorsque, le 1er août 1914, éclate la guerre, Loti, qui se croyait fini, au bord de la tombe, est comme soudain revivifié, il se sent porté par un élan nouveau, dans lequel entre une part mêlée de dévouement patriotique et d’héroïsme poétique. il cherche par tous les moyens à réintégrer les rangs de l’armée – à quoi il finira par parvenir -, il aspire à se rendre utile, à aller même au-devant de l’ennemi. Mais cette hâte enfiévrée a pour contrepoint la conscience aiguë du désastre qui se prépare. Grande lucidité de Loti dans l’appréciation qu’il a de cet événement monstrueux. Il note ainsi le 1er août 14 : « La guerre !… Depuis deux semaines, on vivait dans l’angoisse de son attente, avec l’espoir quand même. Et maintenant ce cauchemar des nuits est devenu la réalité. Et ce sera une guerre d’extermination, la plus atroce qu’on ait jamais vue. » Au- delà de cette prophétie, le constat vaut ratification du réel. Le temps, désormais, est plein de ce chaos qui roule, un mouvement emporte irrésistiblement les êtres et les choses, déracine les pensées, les émotions, les sentiments. Le Journal de Loti donne à percevoir cette dynamique qui, dès 1914, s’empare du quotidien, bouleversant aussi bien la vie publique que la vie privée, intime. De là la justification de l’écriture au jour le jour : non seulement celle-ci se voue à l’inscription des faits, à la consignation immédiate des impressions et des jugements sur et autour de cette guerre qui vient et qui, très vite, s’installe, mais de plus elle concourt à aligner, pour les rendre pleinement solidaire, le temps épique du conflit sur celui, plus lyrique ou cosmique, de l’intériorité, des affects et de la mémoire. Loin ainsi de peindre le portrait en action d’un homme dans la guerre, le Journal de Loti expose – toujours certes avec mesure, sinon réserve – un homme, militaire et écrivain, face à ce qui est perçu et ressenti comme la fin des temps, la clôture du monde. C’est toujours donc Loti se scrutant devant l’impossible, s’étudiant devant l’innommable. Le lecteur apprécie en fait ces moments qui sont les dépôts immatériels de l’existence telle qu’elle va, tantôt ressaisie et redressée à la lumière des insignes guerriers et des vertus héroïques, tantôt relâchée et comme écrasée par l’angoisse, le pressentiment diffus de la mort, tantôt encore livrée aux impressions du présent, ouverte aux fugitives séductions du réel. Ainsi, en date du 22 août 1915, de retour à Rochefort lors d’une de ses innombrables permissions, Loti va passer l’après-midi dans les bois de la Limoise. Il rapporte : « Quand je reviendrai, si je reviens, ce sera l’automne ; un des derniers été, si comptés, de ma vie, sera tombé à l’abîme, sans que j’en aie même eu conscience, et les feuilles seront jaunies dans le petit jardin qui est, à cette heure, en plein fouillis tropical. Le soir, les daturas embaument quand je m’assieds, sur le banc au clair de la lune, et que la petite chatte grise de Paris vient tout doucement s’installer sur mes genoux. » Importe ici, de fait, « cette heure », cet instant où l’écriture et la vie semblent tenues par la même ligne respirante, le même souffle continu. Telle est sans doute, au-delà des descriptions des moments de la grande Guerre, la grâce ultime que le lecteur s’attend à goûter dans ce Journal intime qui apparaît comme le miroir tantôt brouillé, tantôt lucide de l’agitation et de la solitude, de l’action et du rêve.

Mac Orlan. Claudine Brelet, Au seuil du grand voyage. Entretiens inédits avec Pierre Mac Orlan (Éditions de Paris-Max Chaleil, 2014, 144 p.,15 €). Cette série d’entretiens fut réalisée en 1969-70, peu avant la mort de l’écrivain, par une jeune femme qui l’avait connu par l’intermédiaire de Claude Seignolle. Mac Orlan y parle d’abondance, quoique, on va le voir, en éludant parfois les questions posées. Il souligne d’abord à quel point il rechercha toujours l’indépendance, ce que montre en effet sa biographie. Jeune, il subit une forte influence, celle de l’Angleterre, où il séjourna (« J’ai l’Angleterre dans le sang »). Plus précisément, « c’est Kipling qui m’a influencé, qui m’a apporté la force d’écrire ». De là son goût pour les aventuriers et pour un certain fantastique social, qu’il explora dans divers pays d’Europe. De même, son attirance pour les soldats et la vie militaire, avec qui il connut la communauté et la fraternité. Il remarque aussi qu’il a davantage vécu dans la compagnie des peintres que dans celle des écrivains, et l’on sait que, dans sa jeunesse, il se consacra à la peinture. Quant à ses prédilections littéraires, il n’en parle qu’en passant : il n’aime plus du tout Les Chants de Maldoror, qu’il traite de « conneries », déclare que Cendrars est un énorme menteur, juge lucidement Le Clézio (« il n’a rien à dire »), mais apprécie Casse-Pipe de Céline pour sa « poésie ». Il est surtout un sujet sur lequel il semble intarissable : l’érotisme. Il en discourt longuement, avec d’ailleurs une grande liberté, jugeant qu’érotisme et poésie sont « les deux grandes forces de la vie ». Peut-être Claudine Brelet aurait-elle pu l’interroger plus précisément à ce sujet, notamment sur les productions clandestines qu’il avait données, durant l’entre-deux-guerres, à la fameuse collection des Orties blanches et qui montrent que pour Mac Orlan – grimé en Sadinet, Pierre de Jusange ou Sadie Blackeyes -, la flagellation n’avait rien d‘insolite. Il avait même commencé très jeune, en 1908, en publiant, sous son vrai nom de Pierre Dumarchey, La Comtesse au fouet, et, l’année suivante, Les Grandes Flagellées de l’Histoire. On dira aussi que son interlocutrice aurait pu tirer davantage de l’écrivain vieilli (par exemple sur Marcel Schwob, sur le Mac Orlan d’avant 1914, sur sa prédilection pour la chanson, ou sur les autres écrivains et peintres qu’il avait fréquentés tout au long de sa vie), mais il faut reconnaître qu’il ne lui facilitait pas la tâche, mettant un soin constant à se dérober à certaines questions. Ainsi, lorsqu’elle l’interroge par trois fois sur Apollinaire, il ne trouve d’abord à dire que « c’était un type qui ramassait tout, comme le loufiat ramasse tout le vin tombé sur la table avec une éponge », puis il élude carrément les deux autres questions, par exemple lorsqu’elle lui demande : « L’érotisme était-il le moteur créatif d’Apollinaire ? » Négligence ou ignorance, un certain nombre de coquilles assez fâcheuses émaillent le livre : « Alan Siegers » pour « Alan Seeger », « Françoise Gillot », « Duffy » (!), « Thanotos », « le Hoggard », « Tamhanrasset », et un « Corbeille » mis pour « Corbeil».

Malraux. Aude Terray, Madame Malraux. Biographie (Grasset, 2013, 380 p., 20,90 €). En découvrant dans le paratexte qu’Aude Terray était l’auteur d’un premier ouvrage intitulé Claude Pompidou, l’incomprise et que « la vie de Madame Malraux est roman », on pouvait craindre le pire, autrement dit un récit romancé appartenant à une série hagiographique consacrée aux épouses de hauts personnages de la Cinquième République. Si ces préventions ne sont pas totalement vaincues, il faut reconnaître le sérieux de la documentation et l’intérêt de l’insertion, dans le récit, des souvenirs recueillis auprès de Mme Malraux elle-même, aujourd’hui âgée de 98 ans. Il faut aussi reconnaître que cette biographie possède une dimension romanesque qu’annonce la quatrième de couverture : « Pianiste talentueuse, Madeleine Lioux a aimé et épousé les deux frères Malraux : Roland, son grand amour, jeune et séduisant, résistant de la première heure, mort en déportation ; puis à la Libération, André, écrivain-ministre-aventurier, le héros ombrageux, le mythe. » L’auteur a pour Roland, « charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi », les yeux de Madeleine ; elle se montre infiniment plus circonspecte envers André, dont elle dénonce les manigances et les duretés, envers ses compagnes ou ses enfants. Cette différence de traitement explique sans doute le sentiment du lecteur qui, après avoir compati aux bonheurs et malheurs de la jeune femme, s’ennuie quelque peu avec Madeleine, ombre de son ministre de mari, en perpétuels voyages. Au demeurant, le Malraux qui traverse ce livre n’est pas le Malraux littéraire – même si des mentions sont faites aux Voix du silence et aux Antimémoires -, mais le Malraux politique. « Comment a-t-elle vécu la passion, les honneurs, le luxe, mais aussi les tragédies, les drames familiaux, les désillusions ? » s’interroge la même quatrième de couverture, semblant reprendre la quatrième de ces anciens romans sentimentaux destinés à faire pleurer Margot. À vrai dire, son héroïne possède la discrétion pudique de la bourgeoisie : elle fait semblant de livrer ses secrets, afin de les mieux serrer. Aussi Margot, déçue, a-t-elle la larme rare.

Max. Patrice Delbourg, Max Jacob, un drôle de paroissien : portrait (Castor astral, 2014, 121 p., 12 €). Un ouvrage que l’on voudrait aimer. Parce qu’il est signé par Patrice Delbourg, et parce qu’il se veut hommage à Max Jacob. Mais cet ouvrage qui, selon la quatrième de couverture, est un « portrait-mosaïque plus qu’une biographie », semble avoir été écrit un peu vite : trop de répétitions, comme si nul n’avait pris la peine de corriger cela, trop de paroles sentencieuses devenant agaçantes, trop de jeux de mots finissant par lasser ou laisser indifférent. On aurait pourtant aimer lire l’hommage que mérite Max Jacob, qui se définissait lui-même ainsi : « C’est un malheureux ! Il a essayé d’être chrétien, sans réussir à être autre chose qu’un païen. Il a beaucoup de succès, mais personne ne le sait que lui-même… » Quelques beaux passages, tout de même, dans cet ouvrage qui s’attarde sur des traits marquants : la rencontre avec Picasso et le Bateau- lavoir ; la vision du Christ en 1909 et la conversion qui s’ensuivit, si difficile, si torturante pour cet homme qui ne cessait de se confesser et de céder aux amours homosexuelles ; la vie de reclus à Saint-Benoît-sur-Loire ; les derniers jours, de l’arrestation par la Gestapo le 24 février 1944 à la mort à Drancy le 5 mars suivant. Ce livre très inégal comporte heureusement un beau dernier chapitre, consacré à l’héritage de Max Jacob, où l’auteur constate : « Le poète du Laboratoire central ne bénéficie ni de l’aura magnétique d’un Apollinaire, ni de la bourlingue légendaire d’un Cendrars, ni de la trajectoire impérieuse d’un Desnos. […] Celui qui se disait “inconnu à lui- même” demeure le grand mal-aimé du lyrisme hexagonal. » On relève aussi une série de témoignages et d’hommages, tel celui de Cingria, qui résume tout : « Il fallait faire comme lui : de la poésie pure et innocente avec ce qui bouge simplement dans la vie. Rester attentif, modeste et blanc. Les syllabes lancées en l’air, si l’astre qui vous guide est vigilant, retombent et marchent. Abolir l’orgueil, aimer ce qui est aimable, croire, croître. C’est cette simplicité qui l’a fait inimitable. »

Médecins. Robert Askenasi, Médecins méconnus, hommes célèbres (Éditions modulaires européennes, 2013, 145 p., 21 €). Curieusement, si l’on suit l’auteur, on peut être médecin et être un grand homme ailleurs qu’en médecine. Bonne nouvelle, les hommes de l’art seront rassurés : être philosophe (Locke, Jaspers), écrivain (Rabelais, Tchékhov, Boulgakov, Céline), compositeur (Borodine), ou même grand révolutionnaire (Marat ou le « Che ») n’est donc pas incompatible avec la formation de médecin. Le clou du livre est la présence de Jésus-Christ, dont l’auteur se demande, mi-figue mi-raisin (espérons-le), s’il n’a pas exercé illégalement la médecine. Cette présence au côté de Josef Mengele ou de Bachar El-Hassad fait réfléchir sur ce qu’est la vocation. Ce qui est peut-être le plus inquiétant, selon une « statistique » de Robert Askenasi, est que 14 % des médecins connus pour d’autres compétences sont. des tueurs ! Le présent ouvrage est donc plutôt distrayant, malgré des portraits dessinés peu engageants, et un mauvais début par une grosse faute d’orthographe au premier plat de couverture. Il contient malheureusement d’autres fautes plus désagréables, car elles portent sur les personnages eux-mêmes, comme le fait qu’André Breton aurait fini sa médecine, alors que le seul titre de médecin qu’il ait eu fut celui de médecin auxiliaire du service des Armées, ou que Louis Aragon aurait interrompu la médecine avant lui, alors que ce fut l’inverse. L’absence d’index et même de table des matières confirme l’impression initiale d’amateurisme.

Occupation.Mémoires occupées, sous la direction de Marc Dambre (Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, 255 p., 25,50 €). Depuis plus d’un demi-siècle en ce qui concerne la seconde et mondiale, la guerre est finie (hommage à Alain Resnais). Une vingtaine de professeurs d’histoire et de littérature se sont réunis en Sorbonne en 2012 pour confronter leurs réflexions sur le thème « Après Vichy : l’écriture occupée » et répondre aux interrogations qui se sont dégagées : 1° Comment les représentations traumatiques transmises de génération en génération prennent-elles place et date dans l’histoire de la sensibilité ? 2° Comment les écrivains ont-ils usé des savoirs historiques dans leurs œuvres, roman ou théâtre ? 3° Comment, dans des textes qui fusionnent fiction, documentaire, mémoires, ont-ils innové dans un genre particulièrement hybride. Les contributions, fort diverses, s’appliquaient aux productions datant de 1945 au début de notre siècle. Nous retiendrons celles qui portaient ces questionnements sur des œuvres contemporaines, dont les auteurs n’ont été ni acteurs ni témoins, étant nés longtemps après la fin de la guerre, comme Jonathan Littell (Les Bienveillantes), Laurent Binet (HHhH), Yannick Haenel (Jan Karski) – deux entretiens permettent à ces deux derniers de préciser les enjeux de leurs tentatives romanesques, qui firent polémique. Le volume a en outre le mérite de rappeler des œuvres oubliées, comme celles de Jacques Panijel ou de Pierre Gascar.

Paulhan. Jean Paulhan, Marc Bernard, Correspondance 1928-1968 (Éditions Claire Paulhan, 2013, 464 p., 45 €). C’est l’histoire d’une amitié singulière qui débute avec la réception de Zig-Zag, roman que Marc Bernard adresse à la NRf en 1928. Au départ, rien ne rapproche en apparence le jeune écrivain de Jean Paulhan, même s’ils sont nés tous deux à Nîmes. Le premier est un prolétarien sentimental qui cherche à fuir une enfance misérable, quand le second, de seize ans son aîné, est déjà un intellectuel installé qui préside depuis quelques années aux destinées de la très bourgeoise revue de la rue Sébastien-Bottin. Marc Bernard et Jean Paulhan sont, à n’en pas douter, très différents, et c’est peut-être pour cela qu’ils s’autorisent à tout se dire. Paulhan y va bien sûr de ses conseils et de ses encouragements avec celui qui décrochera l’interallié en 1934 avec Anny, puis le Goncourt en 1942 avec Pareil à des enfants, mais, assez vite, il s’affranchit de son rôle de mentor pour traiter d’égal à égal avec son interlocuteur. Grâce au travail de collecte et d’annotation de Christian Liger (relayé par Guillaume Louet), on suit au fil de ces 461 lettres (307 de Bernard et 154 de Paulhan) un dialogue au long cours qui offre tout ce que la vie peut apporter de joies et de malheurs partagés, de brouilles et d’incompréhensions – notamment pendant la guerre -, car cette correspondance, loin de s’en tenir au domaine de la littérature, est avant tout la conversation de « deux êtres complémentaires » qui apprennent à devenir frères. Les échanges littéraires ne manquent pas d’intérêt, mais c’est surtout cette coloration fraternelle, mélange de tendresse et d’attention non dénuée de rudesse parfois, qui constitue l’originalité de ces lettres qui évoquent la corrida, la famille et la banalité du quotidien, aussi bien que les œuvres en train de se faire ou les débats politiques du temps. Servie par une grande érudition, cette édition, agrémentée d’un cahier iconographique et complétée par des annexes, rend à cette étonnante amitié le plus beau des hommages. Peut-être contribuera-t-elle à sortir un peu Marc Bernard de l’oubli dans lequel il est aujourd’hui tombé.

Poésie du XXe.Les Poésies de langue française et l’histoire au XX siècle, sous la direction de Laure Michel et Delphine Rumeau (Presses universitaires de Rennes, 2013, 208 p., 16 €). Depuis une bonne décennie, l’Histoire, et tout spécialement celle des guerres qui ont émaillé le XXe siècle, est redevenue matière romanesque. On pense évidemment à Jonathan Littell, à Yannick Haenel ou Laurent Binet. S’en est suivi une vaste mobilisation de la critique universitaire sur la manière dont le roman contemporain s’était réapproprié ce continent en déplaçant, au prix de quelques polémiques, les lignes de la fiction et du témoignage. Et la poésie dans tout cela ? À ceux qui voudraient savoir comment la poésie contemporaine aborde l’histoire, celle qui s’écrit avec un grand H, ce recueil d’articles, résultat de deux journées d’étude à Toulouse et Nice, n’apportera aucune réponse : à l’exception des deux écrivains canadiens qui figurent au sommaire de ce volume, pas un des auteurs présentés n’est encore vivant. Nonobstant, l’ouvrage nettoie quelques clichés, ce qui n’est jamais inutile. Au lieu de se demander pourquoi la poésie française, après la Grande Guerre, aurait renoncé à parler de l’Histoire, les auteurs préfèrent examiner comment elle évite, en effet, le plus souvent une représentation frontale de l’événement historique, mais pour mieux en assumer autrement la prise en charge. Sur ce sujet, on retiendra les contributions de Laure Michel et de Jean-Pierre Zubiate consacrées à Benjamin Fondane et André Frénaud, qui mettent bien en évidence l’obliquité de l’écriture poétique française par rapport à l’Histoire. Cet évitement se retrouve-t-il dans les poésies francophones ? À cette question s’attache la seconde moitié des contributions qui s’intéressent à la poésie africaine, antillaise et québécoise. À les lire, on comprend que la décolonisation d’après-guerre a pu stimuler une écriture poétique de l’Histoire à laquelle avait renoncé les auteurs français de métropole, mais qu’il serait réducteur de vouloir opposer poésie française et poésie francophone, tant cette dernière, celle de Tchikaya ou de Glissant par exemple, s’intéresse à des histoires plutôt qu’à l’Histoire : Histoire en train de se faire, Histoire volée par la colonisation, identités à conquérir ou reconquérir dans et par la langue du colonisateur, ce qui suppose bien d’autres formes que l’épique. Le volume s’achève ainsi sur une étude de Christophe imbert sur Rabearivelo, poète malgache dont la destinée malheureuse illustre de manière emblématique l’intensité des tensions que le rapport à l’Histoire vient réveiller quand il entre en résonance avec la question de la langue et de l’identité.

Polac. Michel Polac, Mettez un livre dans mon cercueil (PUF, 2014, 424 p., 19,50 €). La chronique est un art fugace, éphémère. Le chroniqueur n’a pas le temps de terminer une livraison qu’il doit déjà se tourner vers la suivante. Pourtant, l’édition hésite de moins en moins à pérenniser l’exercice en publiant des recueils rassemblant les écrits de chroniqueurs patentés : au hasard, et sans ordre de valeur, Pascal Pia, Jean José Marchand, Angelo Rinaldi, Patrick Besson, Renaud Matignon, pour citer des exemples récents. vient le tour de Michel Polac, qui officia à un rythme hebdomadaire dans les colonnes de L’Événement du Jeudi puis de Charlie Hebdo, de 1997 à 2009, sur le seul thème de la littérature. Avec une nette prédilection pour les auteurs étrangers et les éditions de poche, Polac était, dans ses écrits, fidèle à son image : celle d’un homme libre, aimant parler de lui autant que des livres, capable de donner un jour une chronique de trois lignes pour dire qu’il n’a rien à dire. Au gré de ses admirations (Cioran, Tchékhov, les Russes en général) et de ses détestations (la critique en « langage cuit » des quatrièmes de couverture, les mauvaises traductions), il accompagne les sorties et rééditions dans un style qui, par sa simplicité et son faux air d’improvisation, rappelle l’homme de radio qu’il fut aussi. Dans ses articles, un livre en appelle un autre, et il n’est pas rare qu’une chronique contienne trois ou quatre conseils de lecture. Ce qui tend à prouver, et c’est le plus grand mérite du volume, qu’un esprit curieux trouve toujours de quoi se nourrir dans la production actuelle, n’en déplaise à ceux pour qui « le niveau baisse ».

Portrait.Le Portrait. Champ d’expérimentation, sous la direction de Fernando Capello et Aurora Delgado-Richett (Presses universitaires de Rennes, 2013, 352 p., 18 €). Voilà bien un sujet fascinant ! L’image de soi et celle d’autrui, ici évoquées avant tout en peinture, mais aussi dans l’écriture. Les éditeurs, des chercheurs franco-américains, ont réuni un aréopage d’auteurs savants, dont le travail universitaire de deux années a donné naissance au présent ouvrage, nous apprend-on. Cependant, malgré l’intérêt intrinsèque potentiel de chaque chapitre, on cherche en vain une unité dans le propos, un fil conducteur, un courant qui emporterait le lecteur à travers la représentation des êtres humains de l’Antiquité à nos jours. Le leurre d’unité échafaudé dans la table des matières par les éditeurs, qui ont regroupé les textes en quatre parties (définitions, poétique, contextes, exemples littéraires), s’effondre dès les premières tentatives de lecture. Car on reste essentiellement dans le détail, voire l’anecdote, à propos d’exemples précis, certes intéressants et souvent bien choisis (allant d’une mosaïque représentant virgile à siqueiros, en passant par les grands portraits classiques de Clouet ou Velazquez), mais sans liant et surtout sans idée de manœuvre vraiment perceptible. En outre, enchâssées d’exégèses techniques, ces dissertations demeurent largement académiques, dans le sens péjoratif du terme, et le béotien se retrouve dans la position du moineau picoreur qu’effraient vite les gloses qui l’attendent embusquées à chaque coin de phrase. En finissant par feuilleter plutôt que lire ce « champ d’expérimentation », comme le désignent les éditeurs eux-mêmes, on se prend à rêver, surtout face aux vilaines reproductions, à un bel ouvrage sur le portrait en peinture.

Prose. Henri Scepi, Théorie et poétique de la prose, d’Aloysius Bertrand à Léon-Paul Fargue (Champion, 2012, 264 p., 28 €). En lisant en quatrième de couverture que la collection qui accueille cet ouvrage se destine « aux étudiants, aux enseignants et à un large public » et leur « offre des présentations claires et systématiques des grandes questions de littérature […] abordées dans une perspective à la fois historique et contemporaine », on pense trouver une synthèse sur la pensée et la pratique de la prose de 1830 au début du XXe siècle, et l’on se réjouit quand, en avant-propos, Henri scepi annonce son souhait de mener ce travail sans se limiter aux enjeux du poème en prose, ainsi que son intention, plutôt que de déterminer des « invariants », de « mettre au jour des spécificités et des valeurs » associées à la prose, par l’examen de « poétiques en acte », prises dans « une logique de la différence ». Ce programme justifie un plan où une brève introduction générale cède la place à un parcours abordant successivement, « autour du poème en prose », Bertrand, Baudelaire, Rimbaud et Huysmans, puis, « vers une prose critique », Lautréamont et Laforgue, et, sous le titre de « réélaborations », Mallarmé, la prose artiste ou décadente, et, enfin, Fargue. L’ensemble regorge de propositions stimulantes, dès l’introduction qui joue de citations souvent peu connues et bien choisies, puisées chez Baudelaire comme Stendhal, Vico ou Michelet, et c’est encore cette érudition qui permet, par exemple, d’explorer le style « décadent » à partir d’analyses empruntées à Bourget. Les développements consacrés à Bertrand n’apportent pas d’éléments foncièrement nouveaux sur son traitement de la prose, ou sur la dialectique qui s’instaure entre resserrement de l’expression et puissance extensive de l’allusion. Mais Henri Scepi commente ces traits via des tours qui font mouche, quand il indique qu’ici, « le projet d’une écriture en prose ne cherche pas à se désolidariser du modèle de la poésie en vers, mais d’un certain état de la prose », et que l’image y « vire à l’imagerie », tout en impliquant une poétique de l’enargeia. Il en va de même du chapitre sur Baudelaire. La présentation d’un « travail du poétique conçu comme un perpétuel affrontement avec l’informe et un dépassement non moins continu de la forme » fait écho aux thèses de Suzanne Bertrand. Mais l’approche est complétée par des formules telles que « le prosateur est nu, condamné à inventer sa phrase, sa prosodie et l’allure entière de son œuvre », par des analyses sur la relation entre « principe du choc » et « déchirure », et par une lecture de « Perte d’auréole » comme « micro-théorie ou […] théorie en actes de la poétique de la prose selon Baudelaire ». Le constat vaut pour le reste de l’ouvrage : les pages sur Rimbaud soulignent l’importance de la notion de fragment et le rôle des clausules niant la clôture ; elles contiennent aussi une analyse de Veillées comme « photophanie ». Des motifs récurrents, comme la fantaisie, le renvoi à ce que Marc Fumaroli nomme une « œuvre idéale absente », la parodie ou la mosaïque, tendent des fils rouges d’auteur à auteur, à charge pour le lecteur de les repérer. Si l’espace, limité, justifie ces stratégies de concision, certains manques sont néanmoins problématiques. D’une part, le livre offre des théories et des poétiques de la prose, non le panorama général qu’impliquerait le singulier de l’intitulé choisi, l’essai ne prenant que marginalement en compte la prose du roman et de l’essai ; Henri Scepi aurait pu le revendiquer dans son titre, d’autant qu’il indique, à propos de Rimbaud, qu’il conviendrait de parler de proses au pluriel. D’autre part, les analyses suscitent une gêne fréquente, issue d’une trop faible prise en compte des débats antérieurs sur les relations entre prose et poétique. il paraît raisonnable de penser que ces débats formaient l’horizon de pensée de tous les auteurs abordés : l’auteur convoque lui-même, à propos de Rimbaud, une citation où Banville attaque le « poème en prose » en persistant à réunir sous cette appellation Baudelaire, Bertrand et le Télémaque de Fénelon. Or l’introduction de l’essai rend impossible l’exploration de tels agencements, en ce qu’elle paraît reconduire le lieu commun d’une modernité qui affirmerait « que la poésie ne réside ni dans le vers (l’art de la versification), ni dans les genres, ni même dans les styles », en « refusant l’héritage du classicisme et de son dogmatisme formel ». Si le terme de classicisme désigne l’époque antérieure, force est de rappeler que ce passé n’a guère présenté le « dogmatisme » annoncé. Le seul XVIIIe siècle n’a cessé d’explorer des notions comme celles de « poème en prose », de « prose rimée », de « prose poétique » ou de « fiction de style » ; Houdar de La Motte et Marmontel y récusèrent, selon différentes modalités, l’équivalence entre vers et poésie, et Parny aurait quelques droits à réclamer la palme de l’invention de recueils faits de pièces de prose brèves et autonomes, qui, note encore Marc Fumaroli à propos de Maurice de Guérin, s’apparentent « à la traduction […] d’une œuvre achevée, mais reposant ailleurs, dans une autre langue ». Si, en revanche, le classicisme nomme la posture adoptée par des auteurs s’opposant à la modernité telle que la définit Henri Scepi, alors il ne constitue pas un « héritage », mais une réaction contemporaine à cette modernité, doublée d’une reconstruction polémique du passé par les modernes – et ne pas l’aborder ainsi revient à manquer une occasion d’interroger la « logique de la différence » qui devait guider la démarche. Certes, il est entendu que « les “Tableaux parisiens”, quoique versifiés, ouvrent à l’horizon du prosaïque », mais que signifie ici ouvrir? s’agit-il d’un geste inaugural, et alors avec quoi rompt-il ? Henri Scepi revient, quelques pages plus loin, sur le peu de goût de Baudelaire pour la nature, par quoi ce dernier, selon lui, prend ses distances avec Lamartine. Mais l’expression de Baudelaire, moquant en 1855 les « légumes sanctifiés », ne vise-t-elle pas aussi le Delille des Jardins, c’est-à-dire précisément un modèle antérieur, quoique éminemment « classique », d’ouverture des vers au prosaïsme, par inclusion de détails qu’une partie du public de la fin du XVIIIe siècle jugeait faits pour rester en prose ? C’est encore le souvenir de la controverse sur les légumes qui opposa Delille et Rivarol que Taine convoque en 1863, dans son Histoire de la littérature anglaise, quand il récuse la notion d’« objets poétiques », en expliquant : « Nous trouverons la poésie, si nous le voulons bien, au coin de notre feu et parmi les planches de notre potager. » De même, lorsqu’ Henri Scepi commente la formule de Mallarmé, « la Fiction ou Poésie » pour la rattacher à la « science du langage » de l’auteur de Crise de vers et conclure que sa prose ne peut se concevoir comme « l’accompagnement didactique et redondant de poèmes repliés sur le secret jaloux d’un vers retrempé », on aimerait que soit au moins signalé la parenté entre cette équivalence entre fiction et poésie et la poétique d’Aristote, et l’on imagine que les « étudiants » que vise la collection l’aimeraient aussi : Mallarmé reconduit-il ce modèle antique, ou s’en écarte-t-il ? Autre exemple, on admet volontiers, comme l’explique le début du chapitre sur Rimbaud, que « la prose du poème en prose » ait pour « condition […] de se dérober à toute fixité, à toute règle préétablie et donc à toute définition stricte ». Mais c’est aussi la présentation que Schlegel avait donnée de la poésie romantique que glose ainsi Henri Scepi, et cette coïncidence n’est pas discutée. Autre exemple encore, ce dernier explique dans le chapitre sur Lautréamont, que ce dernier écrit sur les « décombres de [la] liaison donnée pour naturelle de la poésie et du vers [parce que] la révolution romantique a défait cette équation » – et l’on regrette d’avoir à redire qu’une telle liaison n’a rien de naturel depuis qu’Aristote a contesté le titre de poèmes aux vers didactiques, ou que Marot a publié des épîtres en prose. On le regrette, non seulement parce que la formule n’est pas acceptable, mais parce qu’Henri Scepi lui-même affirme quelques pages plus loin : « dire de la prose qu’elle nie la poésie requiert la prise en compte d’une opération continue de subversion et de mise à nu des valeurs historiques de la poésie » (nous soulignons). Encore aurait-il fallu que l’essai s’y appliquât. Or le sacrifice de la perspective historique vaut aussi en synchronie et donne parfois le sentiment d’assister à des coups de force interprétatifs. Par exemple, Henri Scepi pose que l’auréole perdue par Baudelaire est « la bénédiction d’un langage ordonné à la double règle de l’harmonie et du nombre. Autrement dit, le vers ». Cette proposition aurait gagné en force si l’auteur avait rappelé les conditions qui conduisent au même moment un Vigny à présenter cette « destitution poétique » selon un angle socio-économique, dans Chatterton comme dans La Maison du berger. Enfin, la simplification des débats théoriques est redoublée par la faible conceptualisation de notions comme image, prosaïsme, fiction, etc., qui auraient mérité quelques notes explicatives (telle celle qui vient rappeler le sens de la notion d’hypertexte à propos de Laforgue), si l’essai doit bien constituer un manuel. Et c’est au fond ce dont on doute. Cet ouvrage, il faut y insister, est riche et dense, et Henri Scepi manie l’ellipse d’une façon qui force son lecteur à réfléchir au sens de ses omissions. Mais en raison précisément de ces non-dits, on hésitera à le conseiller aux étudiants débutants.

Proust (1). Serge Sanchez, La Lampe de Proust et autres objets de la littérature (Payot, 2013, 208 p., 18,50 €). En l’an 2013, un siècle après la parution du premier volume de La Recherche, Proust se déguste à toutes les sauces à la table des éditeurs et des libraires. Lorenza Foschini a raconté l’histoire de son manteau, voici celle de sa lampe, en attendant que quelqu’un se penche sur son inhalateur ou son filet à moustache. C’est ce que pourrait croire le lecteur mal luné ou un rien blasé à l’ouverture de cet énième livre sur Proust. Dieu merci, il n’en est rien : la lampe de Proust n’est qu’un prétexte, un point de départ pour une excursion des plus plaisantes à travers les objets de la littérature. À commencer par le mobilier de Proust, c’est entendu – le fameux canapé allant meubler l’établissement d’Albert Le Cuziat -, mais avec, pour suivre, des études de chapeaux (ceux de Bouvard et Pécuchet, par exemple), de chaises, de chaussures ou de simples cailloux que les écrivains ont semés çà et là, au gré de leurs vies ou de leurs œuvres. Une fois effectué le passage obligé par Proust, le livre prend ainsi la forme d’une agréable promenade littéraire, empruntant aussi bien des sentiers battus – il n’est pas évident de trouver encore quelque chose d’intéressant à dire sur la casquette de Charles Bovary – que des chemins peu fréquentés. serge Sanchez exhume au passage des figures oubliées ou peu connues, comme celle de l’écrivain suisse Maurice Chappaz, ou celle de Henry Wibbels qui partagea la vie de Maurice Sachs pendant plusieurs années.

Proust (2). Brigitte Mahuzier, Proust et la guerre (Champion, 2014, 192 p., 38 €). Épiphénomène pour les uns, toile de fond pour les autres, la Guerre dans La Recherche du temps perdu est longtemps restée un thème relativement muet, élevé dans le dernier volume du roman au rang d’un épisode quasi épocal. Il faut dire que Proust n’est pas un écrivain de la Grande Guerre, l’événement ne l’a pas constitué comme auteur et n’a pas irrigué de manière continue son projet d’écriture. C’est pourquoi l’on préfère, à son propos, user de la formule plus appropriée d’« entre deux siècles ». Si Brigitte Mahuzier ratifie le constat, elle considère cependant qu’il y a lieu de réviser, à partir d’un autre point de vue, une grille de lecture et une catégorisation qui ne tiennent nul compte de la genèse même de La Recherche, comme œuvre en cours, et de l’historicité de la réception du roman proustien. Aussi peut-elle poser une hypothèse de travail et forger un mode d’approche qui, pour être déroutants de prime abord, n’en sont pas moins porteurs d’un réel bénéfice heuristique et interprétatif. Elle écrit ainsi que l’œuvre, demeurée invisible pendant un assez long temps, se révèle « après-coup » au lecteur, dans l’épaisseur du temps et la conscience réfléchie de l’histoire : « Cet après-coup de la révélation d’une œuvre d’art, ce qui la rend perceptible au public immergé dans un présent qui lui échappe toujours, est ce que Proust désigne par les termes de “réminiscences anticipées” […]. L’œuvre se conjuguerait donc au futur antérieur : son mode d’existence est bien le passé, mais c’est un passé qui a besoin d’un futur pour se réaliser. » La thèse centrale de cet essai repose d’abord sur une option critique, qu’on vient de résumer ; elle pose également que si La Recherche n’évoque que de manière partielle et comme « de l’arrière » la Grande Guerre, elle n’en est pas moins travaillée et traversée par ces « réminiscences anticipées » qui, pour ainsi dire, la rendent possible, voire inéluctable, aussi bien sur le terrain des accidents formels et narratifs de l’œuvre que sur celui, jamais vraiment prévisible, des lectures et des interprétations à venir. C’est là un pari méthodologique intéressant, qui ne s’interdit nullement d’explorer les conditions d’émergence du texte, ses modes de formation, ses résonances contextuelles. Organisée en quatre temps forts, l’étude de Brigitte Mahuzier réinscrit d’abord Proust dans un champ de valeurs et – pourrait-on dire – un imaginaire militaires profondément ancrés dans la conscience et l’expérience de l’écrivain, bien avant que n’éclate la guerre. Ces racines en quelque sorte archaïques constituent comme un fond à partir duquel peuvent toujours se développer des excroissances et des arborescences anticipatrices, soutenues par l’aliment multiple de la fiction, de l’imagination et/ou du fantasme. Un deuxième chapitre montre que la déclaration de guerre, en août 1914, s’enlève sur fond de deuil : Proust souffre de la disparition d’Alfred Agostinelli. Selon Brigitte Mahuzier, les deux événements, intime et collectif, se lient et se lisent dans l’infléchissement que l’écrivain apporte à La Recherche en y insérant « l’épisode Albertine », épisode du deuil et du traumatisme, dans lequel, comme on se plaît à le relever, ressort « la question de l’argent et de l’imprévisibilité de l’économie en temps de guerre ». Le troisième chapitre se consacre à l’analyse d’une écriture de la distance et de la relativité, propre à celui qui est un « embusqué », qui apparaît comme un homme de lettres « de l’arrière » et qui, depuis cette position, entreprend de critiquer la rhétorique du témoignage et le réalisme qui la soutient. Brigitte Mahuzier a recours, dans ce contexte explicatif, au concept d’estrangement, employé par l’historien Carlo Ginzburg pour étudier cette relation spécifique à l’événement. Le quatrième et dernier temps de la réflexion établit un parallèle entre le Chemin des Dames de la Grande Guerre (1917) et le Chemin des Dames proustien. Dans les deux cas, il y a déviation de l’Histoire et déviation de l’écriture du roman – par quoi la guerre devient grande et La Recherche une œuvre magistrale sur le Temps et l’Histoire comme système de relativité. On comprend mieux dès lors que, dans la perspective critique adoptée par l’auteur, la guerre ne saurait se limiter à un thème, encore moins à un réseau de motifs référentiels. Elle forme bien plus un agencement de points de vue et de discours qui sont, au cœur du roman et dans le mouvement même de sa composition et des récritures successives, un double principe de dépassement de la réalité bornée, de ses inerties et de ses figements, et d’affirmation des « variables d’ajustement » que l’événement dans sa relation à l’écriture est toujours susceptible d’entraîner.

Proust (3). Éric Werner, Une heure avec Proust (Xenia, 2014, 70 p., 12 €). Cette plaquette ne peut prétendre constituer qu’un rapide survol de La Recherche. Les textes qui accompagnent les trente pages d’illustrations – reproductions de tableaux, photographies ou fac-similés de jaquettes – sont organisés en sept chapitres brefs, de trois ou quatre pages chacun. Après avoir insisté sur la longueur de l’œuvre « de 1500 à 2500 pages » (sic), aussi extensible qu’extensive, Eric Werner se livre, impavide, à une présentation à grandes touches de La Recherche. Diverses approches sont retenues – historique, sociale, artistique ou culturelle -, qui expliqueraient selon l’auteur l’importance de l’œuvre de Proust et justifieraient donc un tel exercice de simplification drastique. Insistant sur le « désenchantement du monde » qu’aurait ressenti le romancier, sans doute pour sacrifier à une terminologie à la mode, il évoque la disparition des clochers de Martinville comme symbole d’un remplacement de la religion par l’art. La démonstration peut paraître simpliste et réductrice, mais il est vrai qu’il n’est guère loisible, en si peu de pages, d’approfondir un point sur lequel sont cependant convoqués Max Weber, Schiller, Lacan et Nietzsche (il est vrai qu’Éric Werner est avant tout philosophe). Vient ensuite le cœur du sujet : « Revivre le passé ». Sans doute contraint par l’exiguïté de l’espace qui lui est imparti, l’auteur s’efforce de convaincre à coups de « donc » péremptoires. En faisant ressortir le rôle de l’inconscient et la puissance du rêve chez Proust, le pouvoir rédempteur de la littérature se trouverait ainsi révélé, l’amour rejeté, et les héros définitivement classés en « conformistes de l’anticonformisme ». Dès lors, bien sûr, la lecture in extenso de La Recherche devient inutile ! S’appuyant sur les biographies les plus reconnues de Proust, l’auteur ne prend aucun risque dans cet exercice de caractère didactique et se voulant essentiellement de vulgarisation.

Proust (4).Swann le centenaire. Colloque de Cerisy-la-Salle (Hermann, 2013, 423 p., 32 €). Le centenaire du plus grand roman français du XXe siècle ! voilà qui ouvre l’appétit, encore renforcé quand on lit, après le faux-titre, que l’ouvrage est publié avec le concours du Collège de France. Une légère inquiétude surgit lorsqu’on découvre qu’il s’agit en fait d’un colloque (Cerisy). Tant de colloques ont eu lieu sur le cher Marcel en 2013, et la publication de ces colloques pose toujours les mêmes problèmes : hétérogénéité camouflée sous un prétexte de diversité, textes de conférences mal adaptés à l’écrit et mal relus pour leur version en « chapitre », sans parler des aspects « politiques » ou d’influences intervenant dans le travail du coordinateur. Le présent ouvrage le rappelle douloureusement, nous faisant littéralement passer du coq à l’âne, ou plutôt au chien errant, puisque c’est le titre énigmatique d’une des communications qui font office de chapitres. Certes, l’impression typographique est plutôt réussie et le papier de qualité, malgré une couverture maussade évoquant le polycopié de Faculté. Le centenaire de Swann aurait pu être l’occasion d’un ouvrage de synthèse regroupant les phares actuels de la connaissance proustienne, retraçant la genèse, la publication, puis la trajectoire du roman. Las ! On a droit ici aux bons amis des coordinateurs – Jean-Yves Tadié, à l’aide, reviens ! -, à des contributions probablement savantes mais souvent absconses (la douche froide commence dès la page 33 avec l’hypallage) pour le commun des mortels, et à une sorte de volonté de nouveauté où la moindre parcelle encore inexplorée ou inexploitée du roman ou de son auteur devient sujet de réflexion majeure. Antoine Compagnon nous dévoile ses états d’âme devant la numérisation des écrits sur ordinateur. Suit, après l’hypallage et avant le chien errant, L’ethnologie et le collage des arts (Christie McDonald) avec de curieuses illustrations mal photocopiées issues du néo-réalisme américain, et avant le coup de grâce de La vision panoptique et vision oligoptique (Wolfram Nitsch), qui achève de nous achever. D’autres chapitres sont moins rébarbatifs, comme Un genre (le roman) qui n’était pas son genre (Jean Rouaud), Faut-il prendre le narrateur au sérieux (Mathieu Vernet), Charlus, Bloch, Legrandin, la trinité maudite (Elisabeth Ladenson) ou Swann, le héros, et leurs doubles (Kazuyoshi Yoshikawa) : leur contenu, plus accessible, est plein d’intérêt. Mais cette réunion d’experts ne pouvait-elle déboucher que sur cette cacophonie ingratement (pour le lecteur) camouflée sous son titre prometteur ? Le centenaire de Swann méritait-il vraiment cela ?

Roberts. Jean-Marc Parisis, La Mort de Jean-Marc Roberts (Table Ronde, 2013, 120 p., 14 €). L’hommage à l’éditeur n’est pas un genre littéraire très répandu. Il y a quelques années, Jean Echenoz s’y était essayé, composant un tombeau pour Jérôme Lindon. Mais Jérôme Lindon, c’était le monument, la statue du commandeur. Jean-Marc Roberts, qui admirait d’ailleurs Lindon, a lui aussi, d’une autre façon, accédé au rang d’éditeur légendaire. Jean-Marc Parisis, qui le côtoya durant les dix dernières années de sa vie, rend ici un hommage tout de retenue à l’éditeur mort début 2013. Il décrit les résistances à un monde gagné par la technique et Internet d’un homme qui n’avait pas d’ordinateur et qui attendit longtemps avant de se doter d’un téléphone portable. À l’image de cette résistance, le livre se fait souvent sombre et critique envers les évolutions de la Société, de l’édition, du rapport à la lecture et à l’écriture. Il se montre gagné par une nostalgie de plus en plus forte et la mort de Roberts paraît peu à peu symboliser la fin des illusions, la fin d’un monde où l’édition était une aventure et une passion. Mais derrière la générosité et l’engagement fou, l’auteur montre aussi la complexité de l’homme, son roman familial, ses innombrables mensonges, ses emportements, ses manies, ses compromissions, ses faiblesses, les polémiques qu’il entretenait, ne reculant jamais, même à quelques semaines de la mort, devant les scandales, sur lesquels s’attarde l’ouvrage. Jean-Marc Parisis n’hésite pas à se montrer cinglant à l’occasion : « Un soir, dans un salon du livre, il m’avait présenté quelqu’un : “C’est la femme de ma vie.” Il avait donc plusieurs vies. » Deux personnages bien différents finissent par apparaître au fil de ces pages : « On l’aimait on l’appréciait, on le respectait, on lui souriait sous le prénom de Jean-Marc, on le détestait, on le craignait, on l’accusait sous le nom de Roberts. Jean-Marc, c’était l’éditeur efficace, généreux, présent, l’ami, le complice, un type unique en son genre, qui avait une sorte de grâce. Roberts, c’était l’inculte, l’équivoque, le faisan, le voyou, le tueur. » C’était aussi l’homme qui n’hésitait pas à publier des ouvrages sans intérêt mais se vendant bien, parce que les bénéfices qu’il en tirait lui permettaient de publier des ouvrages de plus grande valeur, mais qu’il savait destinés à ne pas avoir de succès. Et, dans cet hommage qu’il rend à celui qui fut son éditeur et son ami, Jean-Marc Parisis n’oublie pas de citer cette phrase de Jean-Marc Roberts, qui, dans un monde rêvé, pourrait valoir déclaration de politique générale pour l’édition : « Il faut essayer de considérer chaque texte qui arrive, d’un auteur connu ou inconnu, comme le premier et le dernier qu’il a produit. Cette manière d’envisager mon travail d’éditeur rejoint ma vision de romancier, car j’écris toujours comme s’il s’agissait de mon dernier livre. De la même façon, quand je reçois un manuscrit par la poste, ou celui d’un auteur que j’ai accompagné, je me dis toujours : “C’est son dernier manuscrit. Le dernier que j’ai mérité.” Du coup, on porte un autre regard sur le texte. »

Sculpteurs.Auguste Rodin, Antoine Bourdelle, Correspondance, éditée par Colin Lemoine et Véronique Mattiussi (Gallimard, 2013, 410 p., 25 €). Entre 1893 et 1912, Rodin et Bourdelle s’échangèrent 320 lettres. Bourdelle, au départ, est un sculpteur ambitieux que Rodin, qui va accéder au statut d’idole, emploie comme praticien. Les débuts de la correspondance montrent l’inégalité des rapports, mais, avec le temps, la nature des lettres change et la relation s’établit sur un pied presque d’égalité entre les deux artistes. Bourdelle, qui admire profondément son maître, lui témoigne une dévotion sans borne. Il écrit plus souvent que lui, car il a besoin de renseignements pour la taille des œuvres ; Rodin répond laconiquement, souvent par l’intermédiaire de ses secrétaires, René Cheruy, plus tard Rainer Maria Rilke. Bourdelle rédige aussi régulièrement des reçus pour les sommes envoyées par Rodin en vue des travaux qu’il doit exécuter. Toujours déférent, toujours admiratif, Bourdelle le soutient en permanence lorsqu’il traverse des moments difficiles. Rodin eut des ennuis avec son monument à Balzac, commandé en 1891 par la Société des gens de lettres, que présidait alors Zola. L’œuvre, présentée au Salon de 1898, fut brocardée, refusée, conspuée par la foule, et Zola, pris dans la polémique de l’Affaire Dreyfus, ne pouvait plus intervenir en sa faveur. Bourdelle tient informé Rodin de l’avancement de ses propres travaux, de ses difficultés dans la réalisation de l’Ève, de son état de santé. Chaque fois que Rodin connaît un succès, Bourdelle ne manque pas de le féliciter, ainsi lorsqu’il accède à la présidence de l’International Society of Sculptors. Bourdelle reste toujours très déférent – « Maître », « Cher maître », « Cher grand patron », « Cher grand Rodin » sont les formules employées -, mais la déférence n’empêche pas parfois l’irritation de se faire jour. La manière dont Rodin a fait reprendre le marbre d’Ève le fâche : « Cher ami, quand vous désirerez ravoir un marbre dont vous m’avez confié l’exécution, qu’on ne le vienne reprendre sans explication de vous. Je saurais me rendre aux raisons du grand artiste que vous êtes et à d’amicales raisons, sans qu’un camionneur me violente. » Bourdelle demande le respect pour l’artiste qu’il est lui aussi (« Je veux bien que les gens qui pourraient se glisser entre nous, ami, me prennent pour un simple praticien, mais vous, vous avez proclamé que je suis un artiste »). Le désir de reconnaissance se manifeste lorsqu’il lui demande d’assister au vernissage de son exposition personnelle, en 1905. Rodin lui accordera cette faveur. La correspondance est riche d’invitations à déjeuner ou dîner. C’est ainsi que Rilke invite « Monsieur et Madame Bourdelle » à venir déjeuner à Meudon afin qu’ils puissent voir les dessins qui ne sont plus présentés au Salon d’Automne et les fameux Antiques dont Rodin s’inspira d’une si moderne façon. Pour chanter la gloire de celui qu’il admire, Bourdelle se fait lyrique et tombe parfois dans le charabia : « Mon amitié vous veut résistant. Vous ne vous appartenez pas tout à fait, vous êtes un peu la propriété de Bourdelle et de tous ceux qui ont quelque compréhension de votre science et de la portée de votre génie. Par l’amitié que je porte à votre organisation si belle, j’ose vous conseiller un peu d’égoïsme. » Désormais, les échanges se font d’égal à égal, et nous sommes en présence de deux grands artistes ayant établi des liens de confiance et voulant renouveler ensemble les formes artistiques. On n’entend guère le bruit du monde dans cette correspondance : les échanges sont saturés par les impératifs esthétiques, par les nécessités du métier. On note aussi la différence de style entre les deux correspondants. Bourdelle est lyrique, tempétueux, s’abandonne aux envolées rhétoriques, alors que Rodin, moins verveux, plus retenu, à l’orthographe incertaine, limite souvent l’échange à des données factuelles, recourant même à des plumes mercenaires.

Stendhal.Stendhal, Journaux et papiers. 1, 1797-1804, édition établie par Cécile Meynard, Hélène de Jacquelot, Marie-Rose Corredor (Ellug, 2013, 692 p., 28 €). Les auteurs, d’entrée de jeu, préviennent : il ne faut pas chercher ici le Journal de Stendhal. Ce que présente cette édition, dont voici le premier volume, ce sont bien des journaux, mais entremêlés – « jusqu’à l’inextricable », reconnaissent-ils – de réflexions littéraires, de projets, de papiers divers, de notes de lecture, en un mot de tout ce que Stendhal a laissé dans ses nombreux cahiers manuscrits. Lorsque Casimir Stryienski et François de Nion publièrent, en 1888, la première édition du Journal, ils puisèrent dans les manuscrits conservés à Grenoble – le fonds s’est enrichi depuis -, découpèrent et regroupèrent des textes pour donner une homogénéité à leur publication conçue avant tout pour apporter des informations biographiques. Paul Arbelet, qui publia en 1911 ce qu’il appela le Journal d’Italie, regroupa lui aussi des textes en partie inédits, d’époques différentes et sans vrai lien entre eux, pour leur conférer quelque cohérence. Henri Martineau, dans son édition du Divan, sépara du Journal les Pensées et la Filosofia nova que Stryienski et Nion avaient incluses, et, dans la première édition de la Pléiade, il mit en perspective le Journal avec les autres textes biographiques sous le titre d’Œuvres intimes (Vie de Henry Brulard, Journal, Souvenirs d’égotisme). Cette dissociation entre Pensées et Journal, Victor Del Litto la reprit dans l’édition du Cercle du Bibliophile, en la conceptualisant avec la double posture du Journal et du Journal littéraire, lequel comprend la plus grande partie des Pensées. L’édition suivante des Œuvres intimes dans la Pléiade par le même Del Litto proposa une nouvelle répartition, le Journal étant publié en premier, ne suivant plus la chronologie de la vie mais celle de la composition des textes, et, soulignant que toute l’œuvre de Stendhal est placée sous le signe de l’autobiographie, il plaça le Journal en ouverture. Distingue le Journal littéraire et le Journal intime, Del Litto subdivisa ce dernier en un journal élaboré, tenu par Stendhal, et un journal reconstitué qui prend la relève dès 1813 et définitivement à partir de 1818, reconstitution qui donne l’illusion d’un Stendhal tenant son Journal sans interruption jusqu’à sa mort. L’édition établie aujourd’hui par Cécile Meynard, Hélène de Jacquelot et Marie-Rose Corredor se différencie des précédentes par le refus de toute tentative d’homogénéiser un fonds caractérisé par son hétérogénéité, mais que l’avancement des études stendhaliennes et les possibilités offertes par la numérisation et la mise en ligne permettent désormais de dépasser. Les textes sont donc transcrits avec leurs maladresses et leurs éventuelles incorrections, l’objectif étant d’éditer les Journaux et papiers de Stendhal en leur état brut, en limitant reconstitutions arbitraires et manipulations des matériaux, et sans introduire un ordre aléatoire dans le désordre des manuscrits. Que l’édition commence par l’Anecdote de 1797 et l’ébauche d’une comédie en cinq actes, les plus anciens documents stendhaliens connus à ce jour, indique que le jeune Beyle entre dans sa vie d’écrivain en posture de futur auteur et non de diariste. Ce premier volume comporte d’ailleurs peu de pages du Journal proprement dit et fait une large place aux Papiers : pensées, notes, traductions, ébauches et projets divers, selon un ordre chronologique strict, qui met en lumière le travail d’apprentissage d’un auteur se constituant un bagage culturel. un certain nombre d’inédits y sont publiés, partiellement ou exhaustivement, selon les cas (traductions de Virgile ou de poèmes, extraits de l’Histoire naturelle de Buffon). Certaines pages peuvent surprendre, comme celles où sont recopiés l’alphabet, les articles, les déclinaisons grecques, répétitivement, mais elles permettent, entre un cahier de travail sur Les deux hommes et des pensées sur le théâtre, de juger de la diversité des intérêts du jeune Beyle et d’entrer dans son intimité intellectuelle.

Sue.Eugène Sue, Correspondance générale. 2, 1842-1845, édition de Jean-Pierre Galvan (Champion, 2013, 960 p., 180 €). Sue est un de ces personnages et écrivains fascinants comme savait en sécréter le XIXe siècle, dont la nostalgie nous gagne dès qu’on se plonge dans cette correspondance. Aux temps actuels de l’agonie des échanges épistolaires, détrônés par les courriels et autres sms, cette vie littéraire fait envie, ne serait-ce déjà qu’en suscitant une correspondance qui permet précisément de se faire une idée de sa réalité. Les années 1841-1845 sont pour Sue celles de la parution de trois romans significatifs (Mathilde, Les Mystères de Paris, et Le Juif errant), qui lui vaudront une certaine célébrité et l’établiront comme tribun des injustices sociales. C’est aussi le début du roman-feuilleton interminable, qui ouvrira la voie à Dumas et à bien d’autres. Autre phénomène intéressant : celui de l’influence des lecteurs sur l’évolution du récit, grâce au système même du roman-feuilleton, et dont la présente correspondance montre certaines trames en révélant les échanges entre l’auteur et ses lecteurs. Ce second volume de la correspondance de Sue est commenté par Jean-Pierre Galvan, qui l’a doté d’un dictionnaire des correspondants de cent pages, outil précieux pour appréhender l’époque, à côté du plaisir de découvrir des personnages jusque-là inconnus, comme Wenceslas Ayguals de Izco.

Surréalisme. Le Surréalisme par les textes, édition d’Henri Béhar et Michel Carassou (Classiques Garnier, 2013, 313 p., 29 €). Le label des Classiques Garnier amuse et plaît à propos d’un sujet comme le surréalisme. Il ne s’agit en fait que de la reprise d’éditions précédentes (1984 et 1992), peu modifiées par les deux poids lourds en charge, Henri Béhar et Michel Carassou, dont les autres ouvrages sur le sujet nous ont déjà impressionnés et intimidés par la sapience et le couperet de leurs jugements. Aborder le surréalisme par ses textes est évidemment une bonne idée, puisque, malgré les surréalistes eux-mêmes – surtout Breton -, le mouvement fut avant tout littéraire, notamment au plan théorique. À part Max Ernst, surréaliste avant l’heure, il faudra en effet quelques années de tapage avant que la peinture se mêle au mouvement. Dommage, d’ailleurs que le grand Max soit oublié dans cette compilation et ses références : n’est-il pas l’auteur principal du Malheur des immortels, révélé de concert avec Éluard ? En 1922, deux ans avant le Manifeste, c’était pourtant, par anticipation, un des plus surréalistes de tous les ouvrages qui jalonnèrent le mouvement. C’était de la poésie et non de la théorie, nous diront les auteurs de ce Surréalisme par les textes. Sur le plan conceptuel, Henri Béhar et Michel Carassou sont incollables et livrent le paradoxe dès les premières lignes de leur introduction : le surréalisme de Breton se voulait tout sauf une école littéraire, mais une pensée, une attitude intellectuelle, une philosophie aussi. Il le sera, certes, mais ce qui reste finalement, ce sont d’une part les textes littéraires, d’autre part cette peinture amarrée plus tardivement avec le slogan – ou le mot d’ordre bretonesque – qu’elle ne devait surtout pas se préoccuper de beauté. Le présent ouvrage se concentre donc sur ce qui fut écrit, divisant son approche entre la morale, la connaissance et l’expression. Au milieu de la profusion contemporaine d’essais mal documentés (sauf sur le nombrilisme de leurs auteurs), Le Surréalisme par les textes est un bel outil qui associe les données « dures », non trafiquées a posteriori, des écrits théoriques surréalistes, et les commentaires subtils et lettrés des deux éditeurs.

Zola. Alain Pagès, Zola et le groupe de Médan : histoire d’un cercle littéraire (Perrin, 2014, 479 p., 24 €). Il ne suffit pas de connaître parfaitement son personnage pour écrire une bonne biographie. On s’en aperçoit avec cet ouvrage en découvrant que le style élancé d’Alain Pagès est au moins aussi important dans notre fascination que son impressionnante érudition sur Zola et son entourage. Le biographe transforme les événements et leurs rebondissements en une sorte de roman policier, qu’on ne lâche plus. Du grand art, qu’il faut relever en ces temps de disette biographique, où la nouvelle mode est, pour l’auteur, de parler de lui-même en agrémentant parfois le propos de quelques comparaisons avec le personnage étudié, puisqu’il faut bien en parler un peu. Rien de tout cela ici, et l’on pénètre la vie et le personnage de Zola avec une rare impression de proximité. Ses amis et comparses prennent une forme réelle : Huysmans, Alexis, Céard, Maupassant, Flaubert, Goncourt et d’autres défilent dans ce XIXe siècle finissant, avec une limpidité paradoxale pour des personnalités aussi complexes. Des points restés obscurs sont aussi clarifiés, comme la légende selon laquelle Zola et Cézanne se seraient brouillés à la parution de L’Œuvre, où Cézanne se serait reconnu dans le peintre raté Lantier, qui finalement se suicide. Que nenni, explique Alain Pagès, il n’y eut aucune fâcherie, ce qui est facilement compréhensible pour qui veut bien voir que le personnage de Lantier représente d’une façon générale le problème de l’échec dans la création, et qu’à ce titre Zola s’est probablement avant tout inspiré de lui-même. Et si quelques traits de Lantier ont certes été empruntés à Cézanne, bien d’autres évoquent Manet. Une récente vente Sotheby’s vient d’ailleurs de donner raison à Alain Pagès en proposant une lettre inconnue de Cézanne à Zola tout à fait postérieure à la parution de L’Œuvre, où le peintre remercie l’écrivain de bien chaleureuse façon pour l’envoi de son dernier roman (La Terre).

Paul Aron, Jean-Pierre Bacot, Olivier Bara, Patrick Besnier, Julien Bogousslavsky, Jean- Marc Canonge, Catherine Delons, Philippe Didion,
Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Suzanne Macé, Hugues Marchal, Pierre de Montalembert, Michel Pierssens, Claude Schopp, Henri Scepi.