EN SOCIÉTÉ
Avel. Avel IX. Poésie, art, littérature n° 27, 2013 (Les Amis de la Tour du vent, 87 avenue Kennedy, 35400 Saint-Malo ; 80 p., 16 €). Il y a toujours quelque chose de surprenant dans les numéros de cette revue sous titrée Poésie, art, littérature. Bric-à-brac un peu, mais avec au centre la figure attachante de Théophile Briant en sa « Tour des vents ». Les responsables d’Avel IX tirent régulièrement des surprises et des curiosités de leur trésor de guerre, qui est la collection du Goéland, revue de Briant. Ainsi dans ce numéro, un Avec Derain à Saint-Malo, où l’on voit le fauve, « bâti comme un créneau », qui arpente la jetée en défiant les éléments. En prime, des souvenirs sur Jehan-Rictus. À propos, si vous vous demandez à quoi ressemblait la canne de Rictus, elle est reproduite en page 14, posée sur un numéro du Goéland. Et, vrai, c’est beau comme…
Benoit. Les Cahiers des Amis de Pierre Benoit n° XXIII, 2013 (4 place de la République, 46500 Gramat ; 186 p., s.p.m.). Voici un numéro remarquable, et qui intéresse au premier chef l’histoire littéraire. En effet, il ne s’agit pas, comme dans tant d’autres tristes Bulletin de la société des amis de…, d’entasser pêle-mêle des études plus ou moins sérieuses, des documents glanés au hasard et des échos divers sur l’écrivain en question. Ici, nous avons affaire à un véritable travail de recherches, et qui est loin de ne concerner que le seul Pierre Benoit (dont, soit dit en passant, l’œuvre conserve un charme prenant, mais oui). Se détache particulièrement l’étude de Jean-Louis Lambert, très documentée, sur Pierre Benoit pastiché et parodié, qui montre à quel point l’auteur de Kœnigsmark fut pastiché : destin logique, vu la grande notoriété qu’il connut entre les deux guerres. La plupart des pastiches examinés ici virent à la parodie ironique, ainsi l’épilogue à L’Atlantide composé par Guy Mayviel, où Anthinéa écrit au capitaine de Saint-Avit qu’elle attend un enfant de lui ! Figurent aussi des pastiches composés par Charles-Julien Melaye, Louis Martin-Chauffier, Charles Drennes, Yves Gandon, Marcel Hauriac, André Dahl, Claude Ferny, G. Desgrandschamps, et un hilarant Discours de réception de P. Benoit à l’Académie française dû à Pierre Bénard, florilège complété par un pastiche d’Abel Lefranc par Georges-Armand Masson, selon lequel Benoit n’est pas l’auteur de ses romans… Cette étude fourmille de précisions sur tous ces auteurs plus ou moins obscurs, et l’auteur nous offre même des inédits glanés dans certains dépôts publics : c’est dire le sérieux de son travail et l’ampleur de ses recherches. Par ailleurs, Maurice Thuilière done quatre articles, dont un recensant la correspondance inédite adressée par Benoit à son éditeur Albin Michel de 1923 à 1962, qu’il a pu dépouiller et étudier : correspondance souvent technique ou financière, mais intéressante par les nombreux passages concernant des écrivains, « amis ou moqués, qu’on fréquente ou avec lesquels on est brouillé ». Trois articles sont dus à Bernard Côme, dont un sur les relations de Benoit avec Florence Gould (une rectification : les papiers de celle-ci ne seront pas tous dispersés, car la Fondation Florence Gould fit en 1986 un important don de manuscrits et de correspondances d’écrivains à la Bibliothèque Doucet, laquelle en publia en 1988 le catalogue : Par le don de Florence Gould). Un autre article, riche en informations, porte sur Christine Garnier (1915-1987), écrivain admiratrice de Salazar et par ailleurs très liée avec Bernard Grasset. À signaler enfin les illustrations émaillant le numéro, dont un curieux portrait de Pierre Benoit par… Dubuffet, bien dans la manière de ce peintre. Ce numéro, redisons-le, est une réussite, autant par ce qu’il apporte sur Benoit lui-même que par les informations qu’il contient sur les écrivains les plus divers, souvent peu connus. Bien des « Sociétés des amis » peuvent en prendre de la graine !
Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel n° 208 et n° 209, 2012 (Classiques Garnier, 106 p., 10 €). Ce Bulletin sera désormais publié par les Editions Garnier, informe le président de la Société. Le numéro 208 est consacré au centenaire de la création de L’Annonce faite à Marie. Alain Beretta rappelle, dans sa présentation, en quoi cette création fut une révélation : contre toute attente, on découvrait que « le théâtre de Claudel est du théâtre, et du très bon théâtre : il est fait pour être joué », selon les mots de Francis de Miomandre. Didier Alexandre publie des extraits du « livre de régie » des représentations de 1955 mises en scène à la Comédie-Française par Julien Bertheau ; Pascal Lecroart étudie la place du chœur dans les versions de L’Annonce faite à Marie. Le numéro 209 s’attache à un autre chef-d’œuvre théâtral plus inépuisable encore, Le Soulier de satin. Au cœur de cette livraison sont explorées quatre « Énigmes du Soulier de satin ». Sarah Barbedette revient sur les rapports de Boulez avec Claudel, au temps où le musicien travaillait chez Jean-Louis Barrault et rencontrait le vieux poète, dont il sait parler avec justesse et curiosité. Longtemps après, Boulez écrivit son Dialogue de l’ombre double (1985) dont le titre renvoie au drame. Autre énigme, mais celle-ci sans lien avec Le Soulier de satin, la présence chez Claudel des « Pantagouriches et Botonglouses » : Michel Lioure montre que ces créatures se trouvent dans une chronique en vers de Raoul Ponchon, mais qu’elles furent inventées par Émile Bergerat dans son roman Le Cruel Va-t-en guerre (1889). Les énigmes sont partout !
Crimes. Colloque des Invalides. Crimes et délits (Du Lérot, 2012, 272 p., 30 €). Quinzième numéro d’un colloque en passe de devenir un classique, probablement grâce à son organisation originale associant de courtes présentations à des discussions « illimitées » dans le temps, et dont voici la publication. Celle-ci reprend précisément les échanges d’idées et les questions issues de chacune des 31 présentations, ce qui donne un ouvrage particulièrement vivant pour cette réunion apocalyptique de meurtres et d’horreurs criminelles. Le titre Crimes et délits étant le seul fil conducteur requis, une certaine hétérogénéité reste inévitable et rend impossible de détailler ici les textes publiés. On croise Fantômas et de vrais criminels, les crimes en fiction et les crimes fictifs, mais aussi les crimes de la fiction, de Platon à André Breton, en passant bien entendu par le Divin Marquis. Une vraie mine de renseignements, où l’on peut apprendre que le « coup du père François » se réfère aux Thugs, les « Étrangleurs de l’Inde », et correspond, au milieu du XIXe, siècle à une technique de cravatage pour dévaliser le patient, aussi appelé « charriage à la mécanique », avant de connaître peu à peu une fortune considérable pour décrire des agressions bien plus diverses. Cette richesse d’informations fait un peu regretter la rareté des notes et des références, ce qui permettrait au lecteur — ici généralement ignare — de retrouver des sources difficiles à identifier. Peut-être lira-t-on ici un conseil aux organisateurs pour l’édition du seizième colloque des Invalides, intitulé Alcools. L’ouvrage est richement illustré, bien imprimé sur beau papier, et son originalité le destine indubitablement à figurer en bonne place dans la bibliothèque de l’honnête homme qui sommeille chez chaque lecteur, même fasciné par le crime.
Dix-neuvième. Le Magasin du XIXe siècle n° 2, 2012 (Société des études romantiques et dix-neuviémistes, 302 p., 25 €). Le premier numéro de cette revue annuelle qui a succédé à Dix-neuvième siècle était consacré à la Femme auteur (sans « e » final). Le deuxième s’attaque aux choses. Après l’éditorial de Jean-Louis Diaz, qui cherche à comprendre sous quelle forme le XIXe siècle les a mises en magasin, on trouve un entretien d’Agathe Novak-Lechevalier avec Denis Podalydès, L’inflexion des voix chères qui se sont tues…. Cet échange permet au comédien et metteur en scène d’interroger la manière dont le théâtre du XIXe, mais aussi la littérature, peuvent être aujourd’hui repris et re-traités par des artistes. Le dossier balaye ensuite, par une série d’articles courts et illustrés, la place de la chose dans les sphères marchande, familiale, éducative, muséale, artistique, et regarde comment un Stendhal ou un Balzac se sont débrouillés avec les objets. Puis on en vient à l’affichage, aux expositions, au théâtre et à la musique. Les magazines ne sont pas oubliés. À ce titre, si l’on doit à Eftychia Amiltou la révélation de l’existence et la description d’un Apotiki ton ofelimon kai terpnon gnoseon (magasin des connaissances utiles et agréables) qui vécut deux années (1847-1848), succédant à un autre Apotiki ton ofelimon gnoseon publié par des missionnaires américains à Smyrne entre 1837 et 1844, il eût été utile de signaler qu’il s’agissait d’une des nombreuses imitations de l’hebdomadaire anglais The Penny Magazine et que cela installait la Grèce dans une dimension européenne, plus que nationale, même si c’était en quelque sorte en seconde division, puisque ces publications ne furent que mensuelles et eurent une existence fugace. Publiée en grand format (20 x 25 cm) et en papier épais, ce Magasin du XIXe siècle prend un petit air d’almanach.
Dumas. Le Prince et l’écrivain. Alexandre Dumas et le prince Napoléon, 2012, Cahiers Alexandre Dumas (Encrage, 254 p., 15 €). Fils du roi Jérôme et frère de la princesse Mathilde, le prince Napoléon, dit Plon-Plon, était né en 1822. Ce numéro présente un montage de lettres, de souvenirs et d’articles (pour beaucoup provenant de L’Indipendente, le quotidien napolitain de Dumas). Le tout témoigne de la grande affection du romancier pour le jeune prince (« moi qui serais presque votre père », lui écrit Dumas), qui, en 1848, rejoignit l’extrême-gauche comme député de la Sarthe. Alexandre fils, lui aussi, participa de ces sentiments affectionnés pour celui qui était son contemporain. Selon l’habitude des Cahiers Dumas, la richesse de la documentation transcrite de sources multiples est impressionnante, mais il est dommage que la hâte se sente souvent à des approximations ou des répétitions : les charmes du copier-coller ont leurs limites, et cet intéressant volume, nous aurions pu attendre quelques mois pour le lire, le temps qu’il soit corrigé de ces défauts. À la page 242, les ducassiens apprécieront la coquille qui fait du Latréaumont d’Eugène Sue le banal Lautréamont.
Gautier. Bulletin de la Société Théophile Gautier n° 34, 2012 (Université Paul Valéry, 302 p., 26 €). « Une écriture paradoxale de l’histoire » : on sait les dangers de ces numéros qui engendrent des articles aux sujets mécaniquement déduits du thème imposé. Force est de reconnaître qu’ici plusieurs communications utilisent intelligemment le thème de « l’écriture de l’histoire ». C’est le cas de Françoise Court-Pérez, qui s’interroge sur le rapport de Partie carrée avec l’histoire. Ce roman, l’une des grandes réussites de Gautier, paraît en 1848. On apprécie également l’article d’Olivier Bara intitulé Gautier historien du théâtre ?, brillante réflexion sur l’image que Théo se faisait de l’histoire du théâtre. Le sommaire est quasiment incompréhensible, tout encombré qu’il est des acronymes des laboratoires (une plaie de l’Université d’aujourd’hui !), avec le numéro des pages presque dissimulé.
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide n° 177-178, janvier 2013 (2 rue du Creux du Pont, 34680 Saint-Georges-d’Orques ; 200 p.,10 €). Peut-être pour donner moins de travail au recenseur d’Histoires littéraires, le bulletin change de rythme et, de trimestriel, devient semestriel. Ce volume publie les actes du colloque Gide à la frontière, qui s’est tenu en juin 2012 à Denison, dans l’Ohio. Comme toujours avec ce type d’intitulé abstrait, les participants font preuve d’ingéniosité pour coïncider tant bien que mal avec le sujet : Gide à la frontière du bonheur, Lire Bossuet au Congo ; ou le peu ragoûtant La peau d’André Gide, qui collectionne furoncles, verrues et démangeaisons diverses — mais aussi, plus désirable, « ce qui reste de soleil sur les peaux brunes ». Peau brune encore, celle du jeune Amal, le petit héros de la pièce de Tagore traduite par Gide (sous le titre d’Amal et la lettre du roi), publiée en 1922 et que Jacques Copeau voulait monter au Vieux-Colombier. Clara Debard publie un intéressant dossier sur cette pièce que finalement Copeau ne monta pas, malgré les beaux costumes déjà dessinés par sa fille.
Green. Études greeniennes 4. Julien Green. Un Américain de Paris (Calliopées, 2013, 114 p., 15 €). Disons-le franchement, à en juger par le résultat, ce n’était pas une très bonne idée que le thème choisi, Green vu comme « Un Américain à Paris ». Tout apparaît convenu : ces relevés thématiques à travers les volumes du Journal, l’exploration de quelques églises parisiennes telles que les a vues l’auteur d’Adrienne Mesurat, et surtout les rappels incessants que Paris a inspiré beaucoup d’écrivains, de Balzac à Hemingway. À en croire plusieurs interventions, la ressemblance entre le titre choisi pour cette livraison et celui du film de Minnelli (Un Américain à Paris) a beaucoup diverti les érudits greeniens. Gene Kelly est cependant beaucoup plus amusant que Julien Green.
Jeunesse. Cahiers Robinson n° 32, 2012, Le Jeu dans les dramaturgies. Jeunes publics (Université d’Artois, 202 p., 16 €). Cette revue spécialisée dans la littérature de jeunesse s’attaque à la place du jeu dans les pièces de théâtre destinées aux enfants (jeu dans l’écriture et écriture du jeu). Y sont ainsi étudiés la présence du jeu dans le théâtre comme la création d’un espace de liberté de l’enfant par lequel il joue avec son ombre, celle-ci figurant un ami imaginaire ; le parallèle l’appropriation du jeu et l’apprentissage du discours dans le processus pédagogique ; la manière dont le jeu des sept familles entretient une dialectique entre parents et enfants ; à travers l’exemple du Monsieur Fugue de Lilian Atlan, la façon dont le jeu peut dédramatiser les événements traumatiques comme la guerre ou la mort ; la mise en jeu identitaire et le jeu de rôles qui peuvent exister dans le théâtre pour adolescents à travers un autre exemple, celui d’Hart-Emily écrit par Fabrice Melquiot, pièce qui s’articule autour d’un casting ; l’énigme didascalique, selon laquelle les indications, notées traditionnellement en italiques, relèvent d’une véritable écriture ; dans le même registre, la portée à la fois esthétique et éthique de ces didascalies ; les jeux du récit dans les dramaturgies québécoises contemporaines ; l’histoire, proposée par Daniel Danis dans Bled, dans laquelle un enfant sommé par ses parents de trouver sérieusement un domicile pour la famille « sans jouer à l’enfant », va plonger dans l’imaginaire jusqu’aux racines non seulement de cette famille, mais aussi des mots ; l’intervention du numérique facilitant la visualisation de personnages imaginaires ; l’action « Théa » qui, sous l’égide de l’OCDE, met dans un cadre scolaire les enfants en présence de créateurs. Suivent des extraits ou commentaires d’œuvres dramatiques : Cinéma de Joseph Danan, Ouaouarons, maudits ouaouarons d’Eugène Durif. Le dossier se termine sur une typologie, une boite à outils permettant d’écrire une pièce jeune-public. On trouve en varia des articles sur les traductions du Sans Famille d’Hector Malot au Japon à l’Ere Meiji (1868-1912), dont les auteurs, au projet différent, offrirent des transpositions plus que de véritables traductions d’un roman où l’individualisation et la liberté d’un enfant étaient délicates à faire admettre par la mentalité japonaise. La même rubrique traite de l’édition francophone pour la jeunesse au Liban et de la rhétorique de la grâce dans True grit de Joel et Ethan Coen.
Méconnus. La Corne de brume n° 9, décembre 2012 (CRAM, 7 rue Bernard-de-Clairvaux, 170 p., s.p.m.). « Nous mourrons tous inconnus », aurait dit Balzac. Par conséquent… tous les auteurs sont inconnus ou, du moins, méconnus ! Tel semble être le postulat de la revue. Ce numéro reproduit les actes d’une journée d’études tenue en 2011, dont le but était de présenter un livre d’un romancier jadis célèbre, mais dont le nom et l’œuvre « sont désormais méconnus, voire totalement ignorés du grand public ». On est un peu surpris d’y voir figurer Marcel Arland, Jacques de Lacretelle, Daniel-Rops, Michel de Saint-Pierre, Jean Lorrain, Roger Peyrefitte et Pierre Benoit. Évidemment, certains sont peut-être inconnus du boucher de Romorantin ou du quincaillier de Bar-le-Duc, voire du professeur de lycée lambda, mais sont-ils vraiment « méconnus », et convient-il de proclamer leur éloge à coups de corne de brume ? À ce compte-là, il suffit de prendre l’index des noms d’une Histoire de la littérature française moderne, et l’on en trouvera à la pelle, des méconnus ! Et faut-il aussi ressusciter le moindre plumitif ? Dresser des statues à Paul Guth ou à André Soubiran ? Redécouvrir les prodiges que furent Nicolas Beauduin ou Max du Veuzit ? Trompetter la gloire promise dans les siècles des siècles à Émile Henriot ou à René Barjavel ? Vaste tâche, on le voit. Il est vrai que de telles résurrections sont flatteuses pour celui qui s‘y livre et que cela nous change de la curée indéfiniment répétée sur Proust, Artaud, Char ou Bataille. Certaines interventions, toutefois, ne sont pas sans intérêt, notamment sur Jean Lorrain et Ma petite ville, sur Esther de Suze, sur Le Camp des saints de Jean Raspail, curieux roman prophétisant l’immigration de masse, et surtout celle, bien documentée, sur Quatre météores de la poésie au Salon de Mme Aurel : Auguste Bunoust, Axieros, Robert Honnert et André de Nicolaï. D’autres, en revanche, n’ont aucun intérêt, la palme revenant à Alain Saligal, dont l’intervention sur Michel de Saint-Pierre est un modèle de vide et de nullité, et dont on se demande comment les organisateurs ont pu l’accepter. Un numéro très inégal, donc, et qui repose sur des présupposés pour le moins curieux.
Messac (1). Quinzinzinzili. L’univers messacquien n° 21, printemps 2013 (71 rue de Tolbiac, 75013 Paris ; 32 p., abonnement : 15 €). Inépuisables semblent être l’œuvre et l’univers de celui dont cette revue assure la diffusion du souvenir. Le courrier des lecteurs, qui ouvre cette livraison, atteste que les spécialistes du roman populaire dialoguent dans cette revue autour de ce qui se présente comme une sorte de rhizome dont il semble nécessaire d’illustrer le moindre détail, toujours signifiant, d’un espace culturel, littéraire, philosophique et politique, en voie d’être recouvert par le temps. Les hommages qui suivent participent ainsi de la mise en lumière d’acteurs de cette galaxie. Louis Trégaro (1894-1990), ami de Messac, fut responsable de l’Université populaire de Montpellier ; militant de gauche, résistant et, après guerre, adaptateur radiophonique de classiques comme La Princesse de Clèves et collaborateur des Cahiers rationalistes, en fut membre, comme Roger Girod (1924-2012), lequel discuta post mortem avec son ancien professeur de grec, Roger Messac, auteur d’À bas le latin !, et tenta de réhabiliter le rôle des humanités dans l’éducation générale. Suit une revue critique de ceux qui ont rendu compte en divers supports, soit de Detective Novel, contribution centrale du maître à la connaissance du roman populaire, soit de Quinzinzinzili, soit de la biographie écrite par Natacha Vas-Deyres et Olivier Messac. On se penche ensuite sur les recherches menées par l’historien Peter Schöttler sur « le rôle majeur joué par Marcel Boll dans les activités du cercle de Vienne en France ». Il s’agit d’une analyse de la difficile réception d’une approche philosophique néo-positiviste que Boll développa après la création, en 1930, de l’Union rationaliste au sein des Cahiers rationalistes. Nous sommes ici au cœur du propos messacquien, le développement d’un imaginaire fictionnel ancré sur un rationalisme rigoureux. Au sujet d’un autre militant de la Cause, on se penche sur les souvenirs du bien vivant Jean-Louis Touchant, longtemps président de l’association 813 des amis de la littérature policière, dont Messac fut un membre actif. Il est rendu compte des lettres qui furent adressées à Henri Poulaille, grande figure de la galaxie, par Lucien Jacques, graveur, peintre, dessinateur, « poète artisan », et dont le sujet central concerne un troisième personnage, l’éditeur Georges Valois, pour lequel l’illustrateur travailla sans l’apprécier outre mesure. Le bulletin n’est pas tendre sur la manière dont cette publication de la correspondance Jacques-Poulaille est traitée, la famille du premier n’ayant pas donné un plein accès aux documents. Un hommage est rendu à Jean-Luc Buard pour son action en faveur des livres à plat historié, puis l’on trouve une nouvelle de Messac, Sulpice : une histoire très resserrée dans le temps, à l’époque des guerres de religions, le héros étant un jeune homme d’origine protestante mais converti au catholicisme, que son parrain tente de protéger des tentations symbolisées par une taverne, en le faisant passer pour un moine gravement malade et qui finira par succomber aux plaisirs de la chair et de la bonne chère. Un autre aspect de l’œuvre de Messac est présenté à travers une recension parue en avril 1933 (il n’est pas dit où) d’un livre de Lucien Berbedette (1890-1942), Ethique nouvelle, ouvrage dont Messac appréciait la générosité. Membre de l’Union des intellectuels pacifistes, Berbedette le fut aussi de ces Compagnons de la pensée que coprésida Rosny aîné. Il est ensuite question du roman de ce dernier, La Force mystérieuse, publié en 1913 : malgré de fortes critiques sur les aspects psychologiques traités à la hache et sur la faiblesse dans la description des crises sociales, le commentateur sauve cependant le texte comme prototype du roman apocalyptique. Après le sauvetage d’un autre texte, celui-ci d’Alexandre Swietorecki, La Technique de la prise de contact sexuel, de l’alimentation et de quelques autres formes du comportement humain en l’an 156ème de la rationalisation et la mise en exergue d’un aspect original du personnage Messac, à savoir les critiques, raisonnablement favorables, qu’il fit de ses propres ouvrages, en même temps que de ceux d’Aldous Huxley ou David H. Keller sous le pseudonyme de Margarita Risa, le numéro se termine par une collection de six cents références qui complètent la bibliographie publiée dans les huit premiers numéros de la revue.
Messac (2). Quinzinzinzili. L’univers messacquien n° 22, été 2013 (71 rue de Tolbiac, 75013 Paris ; 31 p., abonnement : 15 €). Après des nouvelles de l’association et une page familiale dédiée à une exposition du petit-fils du fondateur de la dynastie, ce numéro commence par une critique acerbe de celle qui a été consacrée par la BnF à Guy Debord : malgré l’intérêt de certaines pièces, l’orientation choisie semble être passée à côté d’un sujet qui était certes délicat à présenter, vu la marginalité revendiquée de son vivant par Debord, mais cela n’excuse pas le ratage, estime l’auteur (le succès fut d’ailleurs limité). L’article prend en compte le livre d’or, dont le contenu oscille entre indigence et critique radicale. C’est l’avenir même des expositions de la BnF (qui « s’abandonne à l’industrie du privé ») que l’auteur interroge. La revue se penche ensuite sur la manière dont elle est perçue par ses consœurs, dont Histoires littéraires (« Ils suivent nos travaux, avec intérêt, en rendent compte parfois avec pertinence »). Suit un dossier sur Gide, qui nous vaut en couverture un portrait de l’écrivain signé Vana Ma. Est retracé le contexte littéraire et politique des années 1930, avant une présentation de la réception critique que fit Régis Messac des productions de Gide. Quinzinzinzili publie deux de ces critiques, l’une consacrée au Vrai Drame d’André Gide, essai de Marcel Schwob, qui voyait dans le protestantisme de l’écrivain la raison de ce qu’il considérait comme un inaccomplissement, l’autre écrite à propos du Retour d’URSS, publié en 1936. D’un point de vue que l’on devine anarcho-trotskisant, Messac reproche à Gide, qui fut pourtant un des rares intellectuels, après avoir été dreyfusard, à faire preuve de lucidité sur la réalité de la vie au pays des soviets, de ne pas œuvrer dans la clarté et de penser un peu trop à ses troubles intimes et métaphysiques en négligeant le politique. Il estime que l’immoraliste pense trop à Dieu et au Christ, même s’il les abandonne, davantage en tout état de cause qu’aux humains. Sans jamais parler de littérature, alors qu’il s’intéresse pourtant à un écrivain — prenant le style de Gide comme une volonté de dissimulation et ne faisant pas explicitement état de l’homosexualité de l’auteur de Corydon —, Messac n’y va pas de main morte contre celui qu’il ne choisit pas comme compagnon de route dans son combat conte la « clique stalinienne ». Alors même qu’à propos du Congo et du Tchad, Gide apportait une nouvelle preuve de son caractère indépendant, critique et progressiste, il demeure pour Messac un écrivain bourgeois obéissant « au besoin maladif et stupide qui se manifeste souvent chez lui de mutiler, d’amoindrir sa pensée par des artifices d’expression ». La fin de la seconde critique est gratinée : « Je dis à ceux qui s’emballent pour Gide : réfléchissez un peu avant de vous emballer. Vous acclamez Gide parce que vous croyez le comprendre. Ce bonhomme-là a plus de soixante ans, et il n’a pas encore réussi à se comprendre lui-même. » Une position passablement méprisante, mais qu’il est intéressant de lire aujourd’hui, tant elle diffère de ce que l’on pouvait connaître de la réception littéraire de Gide. Puis l’on en vient à la bande dessinée contemporaine, avec un article sur L’Homme truqué de Lehman et Gess, œuvre qui s’inspire du texte éponyme, la nouvelle qu’écrivit Maurice Renard en 1921. Suit un entretien avec le dessinateur Gess, alias Stéphane Girard : la collection qu’il dirige a repris le titre Hypermonde qui fut celui d’une collection animée par Messac. Le numéro s’achève sur de nouvelles références bibliographiques du très productif maître, avec la rubrique Le bouquiniste a la parolei, que Margarita Risa, alias Messac, a tenu dans Simplement, un « follicule politico-littéraire de tendance libertaire », ce de mars 1933 à juin 1939.
Mirbeau. Cahiers Octave Mirbeau n° 20, 2013 (10 bis rue André-Gautier, 49000 Angers ; 376 p., 23 €). Gros volume que ce Cahier Mirbeau ! On y trouve les contributions de chercheurs et d’universitaires, français ou étrangers, s’attachant à quelques œuvres (Sébastien Roch, L’Abbé Jules) ou traitant de thèmes spécifiques (Mirbeau et les francs maçons, Mirbeau et le chemin de fer, etc.). En deuxième partie, des documents, des textes inédits de Mirbeau, des lettres de lui ou à lui adressées. On lit avec intérêt les notes de Léautaud sur la visite qu’il fit le 16 mai 1914 à l’écrivain qu’il estimait (Mirbeau avait tenté de lui faire attribuer le Prix Goncourt). La troisième partie, faite de témoignages, présente une curiosité : une traduction de Mirbeau en kotava, dont on nous explique le plus sérieusement du monde qu’il s’agit d’une langue inventée en 1978 par une linguiste canadienne et qu’une petite centaine de personnes pratique à travers le monde pratique. La traduction en kotava de la dédicace à Jules Huret du Journal d’une femme de chambre a de quoi laisser éberlué. La bibliographie répertorie les œuvres de Mirbeau rééditées, recense articles et contributions sur Internet (y compris en arabe, allemand, espagnol, russe, anglais, néerlandais), rien ne semblant échapper à la vigilance de Pierre Michel, rédacteur en chef de ces Cahiers. Les notes de lecture occupent une place importante ; elles concernent des ouvrages qui, pour la plupart, n’ont qu’un rapport des plus vague, voire inexistant, avec Mirbeau. Parmi les nouvelles données dans les dernières pages, sont mentionnés des bulletins consacrés à divers écrivains ou artistes et qui apportent, un peu dans le désordre, des informations sur le peintre Albert Besnard ou sur Camille Claudel et son futur musée. On est un peu surpris de les trouver là. Nicolas Sarkozy lecteur de La Mort de Balzac est aussi une surprise.
Péguy. L’Amitié Charles Péguy n° 139-140, second semestre 2012 (16 rue Vavin, 75016 Paris ; 180 et 162 p., abonnement : 40 €). La nouvelle formule du bulletin, lancée depuis deux ans, sort volontiers de l’œuvre et de la pensée de Péguy pour montrer les échanges qu’il pratique et l’influence qu’il exerce. Nous en avons ici deux excellents exemples. Dans ce numéro double, consacré à « Péguy en musique », Claire Daudin rappelle en introduction que Péguy n’a pas « partagé la passion de la musique de son proche collaborateur Romain Rolland ». Il n’en a pas moins suscité l’intérêt de nombreux musiciens, à commencer par Maurice Jaubert, tombé lui aussi au Front, en 1940, et auteur en 1937 d’une Jeanne d’Arc pour soprano et orchestre. On y trouve une grande variété de compositeurs français, de Jehan Alain (tombé lui aussi en 1940) à Henri Barraud et Guillaume Connesson, le cadet, né en 1970, mais aussi des étrangers comme John Tavener ou le finlandais Jouko Linjama. « S’il manque quelque chose à ce dossier, c’est le son », constate Claire Daudin in fine. Certes, mais c’est déjà un grand pas en avant que de nous proposer un tel ensemble d’études et de catalogues. Publiant les actes d’une journée d’études à Orléans, le numéro 141 s’attache à Péguy épistolier, avec des articles d’ensemble (mais que diable font là les considérations, beaucoup trop éloignées de Péguy, de Pierre-Jean Dufief sur l’édition de correspondances en général ?) et, le plus intéressant, un état présent de cas précis : Péguy et Rolland, Péguy et Suarès ou André Spire.
Perec (1). Association Georges Perec, bulletin n° 61, décembre 2012 (Bibliothèque de l’Arsenal, 22 p., s.p.m.). Comme d’habitude ce mince bulletin est empli d’informations témoignant de la gloire de Perec, laquelle s’étend d’Alfortville à Buenos Aires, et de Berlin aux Deux-Sèvres, département dans lequel, apprend-t-on, une troupe d’adolescents nomades joue L’Augmentation dans les campagnes, à la nuit tombée. Le manque d’humour de l’AGP surprend un peu : ils ne sont pas contents que le plan du Père-Lachaise présente Perec comme une « comédienne et directrice de théâtre ». N’était-ce pas pourtant une merveilleuse métamorphose que d’imaginer l’auteur de La Vie mode d’emploi sous les traits d’Yvonne Printemps ?
Perec (2). Association Georges Perec. Bulletin n° 62, juin 2013 (Bibliothèque de l’Arsenal, 30 p., s.p.m.). Ce bulletin d’une association de trente ans d’âge paraît au moment où une nouvelle équipe, dirigée par Jean-Luc Joly, va devoir gérer la mémoire de Perec à la suite de Marcel Bénabou, qui passe la main. La notoriété internationale de l’auteur des Choses est loin de décliner, comme en témoigne la bibliographie et le nombre de manifestations recensées. Traces sur Internet, livres, articles, communications, émissions de radio et de télévision, tout est passé en revue. Dotée d’une centaine de membres cotisants, cette association assure, à côté de ce bulletin, une activité soutenue. À quand une étude sur les associations littéraires, leur force, leur durée, leur visibilité, leur réseau ?
Ramuz. Les Amis de Ramuz, bulletin n° 33, 2013 (Du Lérot, 226 p., 31 €). On se souvient du mot de Céline relevant le manque de « style » dans la littérature du XXe siècle — à part lui-même bien entendu, ainsi que Barbusse et… Ramuz. Les écrits de ce dernier ne s’en sont pas moins recouverts peu à peu d’une couche de poussière, ce que n’a pas empêché leur entrée récente dans la collection de la Pléiade. Aujourd’hui, Ramuz reste identifié à un écrivain du terroir, celui du pays romand, où les héros torturés par leur culpabilité protestante font la navette entre bienséance et transgression. Ce classement est non seulement injuste, mais inexact, dans la mesure où Ramuz fut d’abord un écrivain parisien, avant de rejoindre définitivement les bords du lac Léman, où il vécut confortablement, notamment grâce au mécène local Henry-Louis Mermod. On est un peu surpris de constater que les « Amis de Ramuz » ne sont pas basés à Lausanne, mais à Tours, sous la houlette de Jean-Louis Pierre, maître d’œuvre de ces bulletins. Tant mieux, en fait, car Ramuz mérite cette implantation française, que n’ont pas réussi à atteindre deux poètes francophones du XXe siècle, Gustave Roud et Edmond Henri Crisinel, peut-être parce qu’ils ne quittèrent jamais la terre vaudoise. Après quelques actualités sur Ramuz (notamment le décès, à 98 ans, de la fille de l’écrivain, qui habitait encore La muette, à Pully, dans la banlieue de Lausanne, où le bureau de son père était resté inchangé depuis sa mort, cinquante ans plus tôt), le bulletin donne une large place aux activités éditoriales qui se développèrent au plateau d’Assy, où Ramuz fut publié, puis à des études sur la thématique du lieu et de l’espace chez l’écrivain, avant un dossier sur un texte de Ramuz paru en 1914 et qui se concentre précisément sur le retour sur des lieux aimés. Ramuz a des amis, on s’en félicite, d’autant plus qu’ils ne sont pas tous en Suisse.
Surréalisme. Mélusine n° 33, L’Autoreprésentation féminine (L’Âge d’Homme, 2013, 336 p., 29 €). Une première partie réunit dix-huit études sur l’autoreprésentation de créatrices qui furent liées au surréalisme : peintres, sculptrices, photographes, elles s’exprimèrent souvent aussi par l’écrit (journaux intimes, poèmes, récits), de sorte que l’autoreprésentation artistique se double ici d’une autoreprésentation littéraire, autobiographies ou autofictions, autant de quêtes de soi qui visent à imposer un imaginaire propre et autonome, une identité distincte des mythes et images dans lesquels les créateurs, leurs compagnons, les enfermaient. Parfois « classique », comme l’autoportrait de la toute jeune Jacqueline Lamba en 1927, l’autoreprésentation peut se construire grâce à des images totémiques : ainsi du poulain blanc, son double, dans les récits de Leonora Carrington, image reprise aussi, par la sculptrice, avec un cheval de bronze grandeur nature. Protéiforme, fragmentée, labyrinthique, l’autoreprésentation peut se construire au moyen de dialogues entre le moi et ses doubles, comme le montrent les « autoportraits déguisés » d’Isabelle Waldberg, œuvres « construites sur des oppositions de forces » (Françoise Py). Claude Cahun, Frida Kahlo, Meret Oppenheim et leurs consœurs, refusèrent des expressions idéalisées ou simplement réalistes, et, s’affranchissant parfois des mediums habituels, utilisèrent des matériaux personnels : collages, assemblages de tissus (les « ragarts » de Bona qui destructure un veston), utilisation du tissu également, dans les œuvres de Dorothea Tanning ou Gisèle Prassinos, lesquelles détournent et se réapproprient une pratique traditionnelle, emblématique de l’infériorité féminine. Une deuxième partie rend hommage à Léonora Carrington, disparue en 2011. Une troisième, avant les rubriques Variétés, Documents et Réflexions critiques, explore l’univers de Stanislas Rodanski.
Jean-Pierre Bacot, Patrick Besnier, Julien Bogousslasky, Jean-Marc Canonge, Catherine Delons, Jean-Paul Goujon, Jean-Jacques Lefrère, Claude Schopp.
LIVRES REÇUS
Aragon. Jacques Ralite, Olivier Barbarant, Aragon d’hier à aujourd’hui (Arcane 17, 2012, 60 p., 7 €). Publication des allocutions prononcés en juillet 2012 à la maison Jean Vilar, lors du Festival de Théâtre d’Avignon. La préface de Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, donne le ton : il s’agit bien d’un hommage à celui qui fut l’une des gloires du Parti, et l’on ne s’étonne pas, dès lors, du ton hagiographique de l’ensemble. L’actuel secrétaire général de ce Parti qui a eu de la difficulté, voire de l’incapacité, à se dégager de la gangue du soviétisme et d’un ouvriérisme affirmé, insiste sur ce terreau ouvrier français qui serait fondamental chez un Aragon par ailleurs si opposé à cet ouvriérisme qui fut à la genèse d’une littérature justement tombée dans l’oubli. L’exercice est sans surprise, Aragon étant pleinement revendiqué par le Parti auquel il resta fidèle, quelque couleuvre qu’il dût avaler. Jack Ralite, ancien ministre, évoque ses souvenirs et rappelle l’action d’Aragon pour protéger les dissidents de « l’épouvantable et criminelle folie suicidaire des dirigeants communistes de l’Est ». Olivier Barbarant évoque le poète qui, après la mort d’Elsa, vécut au grand jour son homosexualité, faisant ainsi, selon lui, acte politique « ouvrant des chemins concernant la complexité sexuelle, l’ambivalence de catégories, qui n’ont rien à envier à nos actuelles théories des genres ». Ce petit livre a beau être un parfait exercice d’hagiographie, on conçoit que le poète qui disposait « d’un orchestre a faire pâlir les rossignols » (pour citer un critique contemporain) ait pu susciter de ferventes admirations.
Bac. Ferdinand Bac, Livre Journal 1920 (Claire Paulhan, 2013, 592 p., 51 €). Au rebours de tant de souvenirs et de mémoires inconsistants et fades, ce livre apparaît extrêmement vivant, et par ailleurs rempli d’une quantité de gens considérable, à croire que Ferdinand Bac (1859-1952) avait connu tout le monde. Cela ne serait cependant rien si le mémorialiste ne se doublait d’un observateur perspicace et, chose plus rare qu’il n’y paraît, doué pour donner le portrait physique des gens qu’il rencontrait (il n’était pas dessinateur pour rien). En 1920, nous le voyons partager sa vie entre la Côte d’Azur, Versailles et Paris, et ce ne sont que visites et revisites, villas, villégiatures, thés, dîners et réceptions, Bagatelle et Pré Catelan : la Belle Époque semble continuer, et tous ces gens passent visiblement leur temps à recevoir ou à être reçus. Défilent les restes du Faubourg Saint-Germain et, plus largement, toute l’aristocratie française et étrangère, mais aussi de nombreux hommes politiques (Hanotaux, Clemenceau, Philippe Berthelot, Venizélos) et, bien entendu, des artistes et des écrivains (Reynaldo Hahn, la baronne de Brimont, Boylesve, Louis Bertrand et Ernesta Stern). D’autres figures aussi, comme l’impératrice Eugénie, Primoli, Mme de Chevigné, Mme de Pierrebourg, l’abbé Mugnier, la duchesse de Rohan, etc. Bac ne cache ni ses sympathies (Mme de Chevigné, Louis Bertrand), ni ses antipathies, ainsi pour l’insupportable exhibitionniste Anna de Noailles : « elle est insolente comme une porte cochère et mal élevée comme une maraîchère ». Vieux garçon, l’auteur se lie d’une sorte d’amitié amoureuse avec l’énigmatique Sibylle de Contades. Il y trouve un certain apaisement, car le spectacle de l’immédiate après-guerre le déprime assez, ainsi que ce qu’il appelle « l’incohérence esthétique de mon temps ». On le voit tout déconcerté devant le cubisme, le dadaïsme, et surtout la jeunesse fêtarde et affranchie, qui entend s’amuser à tout prix et dont les mœurs lui répugnent. Il renchérit : « Je suis l’Émigré qui n’a pas émigré. » Même si une certaine haute société continuait de vivre comme avant 1914, la guerre avait tout bouleversé, et donné un air préhistorique à bien des choses : de cela, Bac était conscient. Son Journal est également intéressant en ce qu’il montre que, dès 1920, certains esprits lucides avaient bien discerné à quel point le Traité de Versailles constituait une catastrophe pour l’Europe et que l’on s’engageait dans une époque qui n’était ni la paix ni la guerre, et présageait bien des conflits. Bac s’en montre de plus en plus convaincu, ne serait-ce que par ses fréquentes conversations avec des hommes politiques de premier plan. Ce n’est d’ailleurs pas l’un des moindres intérêts de ce Journal que de comporter des extraits de conversations transcrites par le mémorialiste, la plus saisissante étant sans doute celle du calvaire enduré, dans la Russie bolchevik de 1918, par la jeune princesse Turia Galitzine, « le récit le plus extraordinaire que j’ai jamais entendu de la bouche d’une jeune fille ». Tout n’est pas rose, on le voit, dans ce Journal, dont l’auteur se révèle un témoin de son époque et d’une certaine société cosmopolite qui faisait les beaux jours de Paris et de la Côte d’Azur. Côtoyant tous les jours quantité de gens très divers, qu’il aimait questionner, il était fort bien informé. Passant sans cesse de l’insouciance à l’inquiétude, Bac parvient à nous faire voir un monde qui se défait tout en survivant héroïquement. « Je resterai l’homme qui se promène dans la vie », écrit-il en toute sincérité à la dernière page. Grâce à lui, le lecteur peut lui aussi, de villa en villa et de salon en salon, se promener dans cette année 1920, avec un intérêt qui ne faiblit pas. On doit saluer l’action de Lawrence Joseph, qui a établi et annoté le texte, car le résultat est réellement admirable. Il suppose un énorme travail de recherches, car il est parvenu à donner les dates biographiques de tous ceux que Bac a rencontrés, jusqu’au moindre mondain, ce qui tient de l’exploit. Oserions-nous hasarder — sur la pointe des pieds — deux microscopiques remarques ? « Las Dueñas », dont il est question dans la légende d’une photographie, n’est pas un « château », mais un palais, situé au centre même de Séville. Par ailleurs, une note atteste que Baudelaire était reçu chez la Païva, fait qui, sauf erreur, semble inconnu des biographes du poète. La présentation matérielle de l’édition est parfaite, comme il est désormais de tradition chez les éditions Claire Paulhan.
Besson. Patrick Besson, Avons-nous lu ? Précis incendiaire de littérature contemporaine (Fayard, 2013, 982 p., 26 €). Patrick Besson recueille dans ce gros livre ses chroniques parues dans le Figaro, Marianne et Nice-Matin. Ce n’est pas un auteur fade : il est bondissant, cynique, insolent, et s’abandonne sans retenue à ses humeurs. La liste des écrivains qu’il n’aime guère est longue : de David Albahari (le « raseur serbe ») à Marguerite Yourcenar (à « l’œuvre abondante et indigeste ») en passant par Pierre Assouline, Christine Angot, les trois Philippe (Djian, Sollers et Labro), Amélie Nothomb, Alexandre Jardin, Christian Jacques. Curieusement, tous des best sellers. Il réserve un sort particulier aux auteurs des Éditions de Minuit, qui sont de constantes cibles (« encore une harlequinade » : ainsi débute son compte rendu d’un roman de Jean-Philippe Toussaint), ainsi qu’aux avocats écrivains (« qu’est-ce qu’un avocat qui écrit ? un écrivain avec grand appartement »). Patrick Besson n’est cependant pas un éreinteur systématique, car la liste est longue de ceux qu’il apprécie et avec lesquels il applique la méthode qu’il prête à Antoine Blondin (« Les critiques nous donnent souvent des explications illisibles de grands textes faciles, Blondin se contente de les lire et de les résumer avec le sourire »). Sensible à la qualité de l’écriture, il semble souvent ne pas pouvoir dépasser la trentième page (« C’est du reste à la page 31 que j’ai arrêté de lire cette idiotie » — « Prenons une page par hasard, celle où j’ai arrêté ma lecture : la trente deuxième… »). Ses jugements sont lapidaires : « Je crois que c’est impossible d’écrire plus mal que Michèle Gazier », Pierre Assouline « enquête comme Zola mais il écrit comme Gervaise », Régine Desforges a un « style mièvre ». Pour autant, bien écrire ne suffit pas : de telle romancière, Patrick Besson dira qu’elle écrit bien, un peu trop bien, employant une langue riche, savante, très sûre, professionnelle même, mais sans son. Il attend cette musique intérieure qu’il trouve toutefois dans « la pose claire et fluide Modiano », laquelle « laisse percevoir son bégaiement ». Le plaisir que l’on peut trouver dans ces chroniques est bien sûr lié à cet abandon au seul plaisir de la formule (« il y a tellement de perles dans ce livre que ce n’est plus un livre, c’est un parc à huîtres », « la vieillesse c’est l’adolescence avec une carte de crédit », « tout le monde a fait du bateau avec Déon à Spetsaï, sauf moi »). Il n’évite cependant pas la facilité avec ses jeux de mots approximatifs (« miroir à deux fesses », « gras de bibliothèque », « hôtel trois étoiles et femmes trop étales ») qui relèvent du journalisme à la mode Libé, le plus faible qui soit. Patrick Besson, tout en se moquant de ses confrères écrivains qui égrènent des clichés douteux, tombe fréquemment dans ce travers, par exemple en prétendant qu’il n’y a pas de jolies filles en première classe pour la punition des riches. Se laissant aller à son humeur, il nous fait partager ses admirations : les nouvelles d’Annie Saumont (« une tortionnaire tranquille doublée d’une infirmière ironique ») ou les romans de Jacques Brenner. Le vieil André Billy regrettait, vers la fin de sa vie, de ne pas pouvoir relire les chroniques coruscantes de certains courriéristes de sa jeunesse, jamais recueillies en volume. Avons-nous lu ? nous évitera pareil regret.
Breton-Bataille. Frédéric Aribit, André Breton, Georges Bataille : le vif du sujet (L’Harmattan, 2012, 309 p., 30 €). Il faut toujours tâcher de voir le meilleur dans ce qu’on lit, ne serait-ce que pour s’assurer que l’on ne perd pas son temps. Le meilleur, ici, est indiscutablement le sujet lui-même, passionnant, passionné, et qui mérite et méritera de longues fouilles post-Aribit. Quoi de plus à la fois semblables et dissemblables que les hommes Breton et Bataille et leur pensée, dans le creuset intellectuel, culturel et historique de l’après-guerre de 14-18 ? Et l’on peut trouver autant d’arguments pour rapprocher que pour éloigner ces deux esprits féconds, chez des hommes qui se toisaient eux-mêmes en chiens de faïence. Breton se savait intellectuellement bien supérieur à ses zélotes surréalistes mais, en dehors de son cénacle, il a toujours admiré, même secrètement, et craint Bataille et ses écrits, dont il savait l’acuité et la profondeur. Un sujet en or pour un essayiste ou un historien de la pensée littéraire au XXe siècle ! On se retrouve donc d’autant plus frustré que, malgré de bonnes pioches dans sa comparaison des deux protagonistes, l’auteur est passablement figé dans son obsession de tout vouloir appréhender de façon (pseudo)-psychanalytique, sans beaucoup laisser les textes parler d’eux-mêmes au lecteur. Même si la psychanalyse était à l’époque d’une modernité qui justifiait un intérêt aussi bien chez Bataille que chez Breton, de l’eau a coulé depuis sous les ponts, notamment en littérature et en psychologie, et les allusions que l’auteur assène à chaque page finissent par lasser et distraire du sujet, malgré une érudition certaine. On s’amuse, certes, une ou deux fois de phrases du genre : « Pour autant, quelles œillères faut-il mettre pour ne pas voir combien Dada n’est pas le cheval de Bataille ? », mais ces jeux de potache lacanoïdes irritent à la longue celui qui préfère s’intéresser à Breton et Bataille qu’aux acrobaties de Frédéric Aribit. Et l’on finit par seulement feuilleter ce livre qu’on avait pourtant commencé assidûment. Feuilletage pour trouver quelque renseignement intéressant sans subir les envolées langagières d’un auteur pourtant, soyons-en sûrs, très intéressant, puisqu’il se décrit lui-même en page de couverture comme « jouant de la basse et mesurant les jambes des femmes ».
Breton (1). Gilbert Guiraud, André Breton : médecin malgré lui (L’Harmattan, 2012, 83 p., 11,50 €). Les monographies sur un écrivain connu sont généralement l’occasion d’une simple répétition d’informations puisées dans les ouvrages précédents et sans vérification, alors que les aspects moins connus passent peu à peu dans l’oubli. On ne peut donc qu’applaudir à l’initiative récente de quelques auteurs issus du monde médical de fouiller de façon approfondie dans la période pré-surréaliste de Breton, étudiant en médecine depuis 1913, puis embrigadé dans le circuit médico-militaire de la Grande Guerre jusqu’en 1919. Son obtention (difficile) du grade de médecin auxiliaire coïncidera avec sa décision de quitter la médecine pour se consacrer définitivement à la « littérature », peu après avoir fondé la revue éponyme avec Aragon (aussi étudiant en médecine, rencontré au Val-de-Grâce) et Soupault, puis Éluard. Ainsi la plaquette du Dr Guiraud est-elle bienvenue, car elle fait le point, un peu superficiellement il est vrai, sur la formation médicale de Breton et sur ses répercussions dans les activités surréalistes, comme la période des sommeils ou l’étude sur la sexualité. Chemin faisant, cette monographie n’échappe pas à quelques clichés, comme le fait que Breton n’aurait « malheureusement » pas reconnu la maladie mentale de Nadja quelques années plus tard, ou qu’il ait été un lecteur de Freud alors qu’il ne savait pas l’allemand et qu’aucun de ses ouvrages n’était encore disponible en traduction française, ou même que Freud aurait été le découvreur de l’Inconscient. Par ailleurs, des coquilles (Pax Ernst !) traduisent une relecture trop rapide, et des erreurs de date (l’internement de Nadja est différé d’une année) entachent un texte dont on regrette aussi le ton quelque peu scolaire. Les illustrations, noirâtres, sont de mauvaise qualité et la plupart semblent avoir été tirées d’Internet : ceci aboutit par exemple à une image dolichocéphale assez grotesque du patron de Breton à la Pitié en 1917, Joseph Babinski, auquel l’auteur attribue un titre de professeur qu’il n’eut jamais, après son échec à l’agrégation de 1892. L’ouvrage pêche surtout par l’absence d’hypothèse permettant de comprendre l’abandon, chez Breton, de la médecine clinique après plus de six années d’étude et de pratique. Il est vrai que Breton s’est lui-même peu étendu sur ce sujet, qui n’en mérite pas moins la réflexion de ses biographes. Et l’on se prend à s’interroger sur le titre moliéresque de cet ouvrage qui ne traduit visiblement pas la passion (son propre mot dans sa correspondance à Théodore Fraenkel) qu’eut Breton pour la psychiatrie lors de son séjour au Centre de Saint-Dizier, chez le Dr Leroy en 1916, ou quelques mois plus tard sa fascination pour la pratique de l’examen neurologique par Babinski.
Breton (2). Dictionnaire André Breton, sous la direction d’Henri Béhar (Classiques Garnier, 2013, 1040 p., 69 €). Dans un dictionnaire, on trouve toujours ce qui manque, et c’est le cas ici (Joseph Babinski, pourtant présent dans la présentation chronologique, n’y figure pas comme rubrique et n’est cité, d’ailleurs à contresens, qu’à propos de… la psychanalyse, ce qui doit faire se retourner dans sa tombe le grand neurologue si opposé à la « psychologie » !). Mais ces manques n’importent guère en fait, car ils sont inévitables, et c’est sur la qualité de chaque rubrique que l’on doit juger. Le pavé fait ici plus de mille pages et constitue une mine sur l’histoire littéraire de la première moitié du siècle dernier, et pas seulement le surréalisme. Douze rédacteurs ont impeccablement travaillé sous la direction experte d’Henri Béhar, aboutissant à un ouvrage savant et qui fera autorité, tout en restant parfaitement et agréablement lisible. Pour peu, on rejoindrait, grâce à cette belle équipe, la fameuse petite cohorte des lecteurs de dictionnaires. Chaque rubrique est signée des initiales de son auteur, ce qui permet de suivre quelques « styles » propres, mais jamais au dépens d’une certaine homogénéité, d’ailleurs nécessaire à ce genre d’ouvrage multi-auteurs. Dans sa présentation du livre, Henri Béhar dit modestement qu’en raison du manque des rubriques ne se rattachant pas directement à Breton, ce dictionnaire ne peut se comparer aux dictionnaires du surréalisme qui existent déjà. Peut-être, mais l’impression qui ressort de cette comparaison est que le présent volume est beaucoup plus fouillé et complet. De toute façon, plus le temps passe et plus l’on se dit, comme au bon vieux temps, que le surréalisme, c’est André Breton et son rayonnement, même si le reste ne compte pas totalement pour du beurre.
Caillois. Axel Gryspeerdt, Roger Caillois des mythes aux collections (Classiques Garnier, 2013, 268 p., 32 €). Le sujet était en or : les collections de Roger Caillois et ce qu’elles pouvaient éclairer d’un homme mystérieux et d’une œuvre singulière, parasurréaliste, allant de la sociologie à la poésie, en passant par la traduction. L’auteur avait une compétence : sociologue, spécialiste des collections. Le résultat est plutôt décevant. L’ouvrage se présente comme une succession de chapitres décousus, qui ressemblent plus à des textes autonomes. Chacun est d’ailleurs précédé d’un chapeau où sont soulevées diverses questions. Tous ces textes, composés dans un style journalistique, sont redondants et n’apportent guère d’informations (une dizaine de pages aurait suffi) et encore moins de réflexions neuves, notamment sur le plan littéraire. Les collections, sommairement décrites, ne sont pas corrélées à la « philosophie de la nature » de l’écrivain, sauf en un passage où sont confrontés l’art du collectionneur et les quatre types sous lesquels il avait classé les jeux dans l’Encyclopédie de la Pléiade. Les comparaisons avec les collections et les œuvres de Breton, de Michel Leiris, d’André Masson restent superficielles, et les mentions de Georges Bataille, de son amie et mécène Victoria Ocampo, de Borges, se limitent à des anecdotes biographiques. On se demande aussi ce que viennent faire Corto Maltese et Hugo Pratt dans cette galère, ainsi que Sacha Guitry, même comme collectionneur. En matière de coquilles, on voit apparaître à trois reprises un certain Antonin Arthaud et un incertain Karl Jung. Il est aussi affirmé que la pieuvre, animal cher à Caillois, est décrite par Victor Hugo dans Les Travailleurs de la terre (sic). À la fin, l’auteur s’interroge sur une « étymologie révélatrice » touchant le nom du collectionneur de pierres : Caillois. Pourquoi pas ? Mais il devrait alors ajouter le prénom, proche de rocher. La bibliographie et l’index des notions sont des plus réduits.
Camus. Pourquoi Camus ? (Philippe Rey, 2013, 330 p., 19 €). L’étoile de Camus semble se remettre à briller au firmament, sur le double plan littéraire et philosophique. Sous la direction d’Eduardo Castillo, une vingtaine d’auteurs, écrivains, journalistes, artistes, magistrats, professeurs, déclinent leur admiration, mais aussi leurs doutes dans des styles forts différents, construisant une sorte de kaléidoscope en hommage à Camus. Sous le même titre, ce livre vient d’inspirer une des premières productions du MuCEM à Marseille, qui illustre un des fils conducteurs de l’ouvrage, l’ancrage méditerranéen de la pensée de Camus, et ce après l’échec de l’aventure menée par Benjamin Stora à Aix-en-Provence. Philipe Douroux, dans son Congédier tout esprit de certitude, rappelle ce que fut le contexte de la mise en oubli de Camus avant sa renaissance récente : « Comment expliquer que l’on opte pour Camus contre Sartre ? Dans les années 1970, il fallait choisir entre Jean-Paul Sartre et Raymond Aron. Bien nés, bien éduqués et diplômés, les deux anciens élèves de Normale Sup représentaient les pôles d’un monde bipolaire et déprimant. Albert Camus pouvait disparaître du paysage. Sartrien militant, porteur de valises du FLN, Jean-Jacques Brochier avait assassiné l’auteur de L’Étranger avec un titre Albert Camus, philosophe pour classes terminales ». Jean-François Mattei revient, dans sa Sonate pour un homme bon, sur le parallèle entre les deux orphelins, Sartre et Camus, entre lesquels on était sommé de choisir. L’intérêt de ce livre polyphonique est de montrer comment l’humanisme permanent de Camus, placé sous l’égide du doute, et même l’ambivalence face au colonialisme entretiennent aujourd’hui, non une panthéonisation ou un procès en sanctification laïque, mais la poursuite d’un questionnement. De même, le croisement de la littérature, du journalisme, de l’histoire et de la philosophie dont le livre est porteur dépeint une sorte d’intellectuel généraliste, sinon global, forme pour laquelle il semble exister en France une sorte de nostalgie. Plus d’un texte de ce volume illustre un autre élément majeur, l’origine sociale de Camus, grandi dans un contexte de pauvreté matérielle et intellectuelle (ses premiers amis étaient des camarades de sport), un manque corrigé au fil du temps, l’auteur de La Peste étant le produit de cette forme d’excellence républicaine dont la nostalgie est également active. Plus d’un demi-siècle après sa mort, l’homme et son œuvre sont dégagés des pesanteurs et des rapports de force d’une époque et nous apparaissent dans leur puissance et leur fragilité, autant dire leur humanité.
Cendrars. Blaise Cendrars, Robert Guiette, Lettres 1920-1959 : ne m’appelez plus maître, sous la direction de Michèle Touret (Zoé, 2013, 192 p., 19 €) ; Blaise Cendrars, Henry Miller, Correspondance 1934-1959 : je travaille à pic pour descendre en profondeur, sous la direction de Jay Bochner (Zoé, 2013, 464 p., 27,50 €). Cendrars est à la fois un des plus grands poètes et un des grands romanciers de son siècle, double qualité rare chez les écrivains. Depuis sa première publication connue, La Corne d’abondance, en octobre 1912, jusqu’à ses derniers écrits à la fin des années cinquante, Cendrars a traversé son époque à l’écart des modes et des chapelles littéraires. Presque oublié par le public en Suisse, où sa ville natale de La-Chaux-de-Fonds paraît n’avoir que Le Corbusier comme grand homme, il vient d’avoir en France les honneurs d’une édition en Pléiade, laquelle, malgré des notes approximatives, marque un jalon notable dans la reconnaissance de cet écrivain hors norme. Hors norme aussi le personnage, dont on n’a jamais retrouvé le premier livre, paru en Russie sous son vrai nom de Frédéric Sauser (La Légende de Novgorode), et dont le cheminement est celui d’un mystificateur professionnel du brouillage de pistes, rendant souvent impossible de distinguer le vrai de l’imaginaire dans les recherches biographiques. La correspondance d’un tel auteur n’en est donc que plus importante et intéressante pour qui veut y voir plus clair. La parution d’une réédition des échanges épistolaires entre Henry Miller et Cendrars, et celle des lettres, jusqu’alors inédites, de Cendrars à Robert Guiette est donc bienvenue, d’autant qu’elles se sont réalisées sous la houlette de Christine Le Quellec-Cottier, universitaire lausannoise ayant repris le flambeau de l’aréopage vieillissant qui semble avoir quelque peu « verrouillé » l’information après la disparition de Cendrars en 1961. Cendrars n’était ni Gide ni Proust, et ses lettres n’ont aucune prétention littéraire. C’est peut-être pour cela qu’elles sont d’intérêt pour mieux comprendre ce personnage dont l’apparente franchise n’est qu’un leurre pour qui s’engage avec confiance dans les innombrables voies sans issue que Cendrars semble sécréter sans fin, comme une araignée sa toile. Si les lettres à Guiette ont surtout l’aspect du grand aîné se penchant avec bienveillance vers son cadet, les échanges Cendrars-Miller sont d’une autre trempe, et la proximité quasi-spirituelle de ces deux géants fascine. Ces volumes étant les deux premiers d’une collection intitulée Cendrars en toutes lettres, on aimerait y voir figurer la correspondance inédite de Cendrars à son frère Georges : près de trois cent lettres s’étalant entre 1907 et la mort de l’écrivain, qui furent récemment vendues en bloc aux enchères à Paris, avec, semble-t-il, quelque espoir d’une publication future.
Centre. Balade en région Centre : sur les pas des écrivains, sous la direction de Marie-Noëlle Craissati (Alexandrines, 2012, 304 p., 20 €). Les éditions Alexandrines, qui se sont spécialisées dans la géographie littéraire de la France, mettent en relation une terre et les écrivains qui en sont issus, l’ont habitée ou l’ont visitée. Quasiment tous les titres sont regroupés dans une collection intitulée Sur les pas des écrivains, et chaque volume propose de découvrir un département à travers l’évocation d’une vingtaine d’auteurs différents. La Balade en région Centre est un volume est un peu plus important que la moyenne, mais il fait dire qu’il couvre une région entière : trente-cinq auteurs y sont évoqués, regroupés par départements, sans compter des « regards contemporains » comme ceux proposés par Françoise Xenakis (sur la Sologne) ou Nancy Huston et Tzvetan Todorov (à propos du bocage berrichon). On parcourt ainsi toute la région, du nord (le duc de Saint-Simon à La Ferté-Vidame) au sud (George Sand à Gargilesse), et d’ouest (Rabelais à Seuilly) en est (Hervé Bazin à Triguères). Le lecteur est cependant parfois gêné par l’absence de liens : car cette suite d’évocations, si elle a le charme de la plongée dans un univers à chaque fois différent, implique un morcellement extrême du propos, qui peut parfois dérouter (ou au contraire se prêter à la lecture par courtes séquences propres aux vacances ?).
Char. Laurent Greilsamer, René Char (Perrin, 2012, 754 p., 12 €). À peu de chose près, il s’agit de la réimpression de la biographie parue en 2004 chez Fayard sous le titre de L’Éclair au front. La vie de René Char. Le prétexte commercial qui a fait changer ce beau titre n’est pas divulgué, et le nouvel éditeur a omis de mentionner de quels changements la présente publication s’est s’enrichi ou s’il s’agit du même texte dépouillé de quelques coquilles. Car c’est bien de cela qu’il paraît s’agir, donnant au livre le désagréable aspect d’une vieille lune que l’on veut faire passer pour neuve. Mais que l’éditeur prenne le lecteur pour pigeon, cela n’enlève rien à cette excellente biographie d’un auteur du XXe siècle. De Char, on connaît surtout les années de résistance et le bref passage par le surréalisme, mais il est avant tout un poète dont l’indépendance d’esprit fut primordiale, tant dans sa vie que dans ses écrits, ce qui lui a épargné d’être rangé plus tard parmi les toutous d’André Breton. On rencontre ici presque tout le siècle de l’art et de l’écriture, de Picasso à de Staël, de Bataille à Saint-John Perse, et même Martin Heidegger, qui croisait pourtant sous d’autres pavillons que Char à l’orée de la Seconde Guerre mondiale. Témoignage de son immixtion dans la peinture de son temps, Char avait fait enluminer certains de ses poèmes par quelques grands peintres de son époque, et ces merveilles furent exposées en 1980 à la Bibliothèque nationale, huit avant la mort de l’écrivain. Cette biographie nous apprend bien au-delà du personnage auquel elle se consacre et donne une vision claire de la vie artistique, littéraire et politique au milieu du siècle dernier.
Chateaubriand. Marika Piva, Chateaubriand face aux traditions (Aguaplano, 2012, 174 p., 16 €). Chateaubriand stratège ! Dans un texte touffu, l’auteur s’attache à confirmer qu’il ne faut pas prendre pour argent comptant ce qui se lit dans des Mémoires d’Outre-tombe, dans la mesure où Chateaubriand a tenté de verrouiller « une perspective d’outre-tombe définitive et inattaquable ». Marika Piva ne conteste pas que certains éléments biographiques de l’écrivain puissent apparaître dans le croisement de la fiction et de la narration, à condition d’y regarder de près. Sans agressivité, mais avec efficacité, elle montre comment Chateaubriand s’est employé à s’installer comme un personnage appartenant à la famille restreinte des écrivains imaginatifs, se référant volontiers dans ce registre à Montaigne. Son propos central est de démonter, textes à l’appui, la manière dont l’écrivain joue sur un « déjà dit » qu’il recycle volontiers, entretenant un dialogue qu’il dirige avec des auteurs du passé et de son époque, à toute fin de se constituer une place parmi les grands. L’usage de la citation et la prise en compte du passé relèvent chez lui à la fois d’une technique d’écriture et d’une stratégie de positionnement. Cette aspect sociologique du travail de Marika Piva mériterait d’être élargi et appliqué à la manière dont nombre d’auteurs se réfèrent à d’autres pour faire communauté, avec souvent une réciprocité efficace. Utilisant sa situation d’immigré et d’exilé, son amitié pour Bonaparte et son affection pour Madame Récamier dans ce qu’il présente comme une autobiographie romantique, Chateaubriand fait mieux que se donner le beau rôle : il euphémise savamment un passé glorieux dans lequel il s’inscrit en future majesté. Perdant le goût des voyages à mesure que le tourisme se développe, réaction toute de morgue aristocratique notée chez lui dès 1801, François-René construit un système d’écriture savant, fait de palimpsestes et de réminiscences retravaillées, ce qui lui permet de gérer une certaine jalousie face à Mme de Staët et, principalement, de peaufiner sans cesse l’image de sa pierre tombale.
Chefs d’œuvre. Charles Dantzig, À propos des chefs-d’œuvre (Grasset, 2013, 273 p., 19,80 €). C’est à un parcours rhapsodique à la fois érudit et sensible que nous convie cet auteur qui pratique un aller-retour constant entre roman et essai, à côté de son activité d’éditeur. Il fait passer la notion de chef-d’œuvre — apparue au Moyen-Âge dans le monde de l’artisanat et appliquée à la littérature depuis la moitié du XVIIIe siècle — par un certain nombre de vérifications. Après avoir donné les éléments historiques de la mise au panthéon de productions littéraires remarquables, il propose quelques critères autour des notions de légitimité, d’acceptabilité, de durabilité, d’objectivité, tout n’étant pas à ses yeux utile à publiciser puisque, de même qu’il existe des petits maîtres, il y aurait des chefs-d’œuvre à garder pour soi. Écrit dans un style de chroniqueur, parsemé d’aphorismes, ce livre (dont la construction ne gomme pas la subjectivité) provoquera de l’irritation chez plus d’un lecteur face à l’éreintage de Joyce, de Céline ou du cinéaste Quentin Tarantino, ou encore le classement des Fleurs du Mal dans le registre des chefs-d’œuvre détestables.
Cocteau. Bernard Lonjon, Piaf Cocteau. La môme et le poète (L’Archipel, 2013, 202 p., 18 €). L’histoire de la rencontre entre la chanteuse et le poète commence par deux chapitres de présentation biographique de ces deux amis dont le lien mémorial s’est trouvé renforcé par leur mort à quelques heures d’intervalle, le 11 octobre 1963. Le Prince frivole et Le Diable Radiguet présentent les débuts sociaux, littéraires, mondains, amicaux et sexuels de Cocteau ; Comme un moineau résume les prolégomènes sordides de l’existence d’Édith Giovanna Gassion, future Môme Piaf, extraite par son père d’une maison close pour gagner sa vie comme chanteuse de rues, puis, après plusieurs rencontres avec des voyous de styles variés, finissant par trouver en 1932 un directeur de salle de concert honnête, qui deviendra son manager, Raymond Asso. Trois ans plus tard, ce sera son premier disque 78 tours, Les Mômes de la cloche, chez Polydor, avec Jacques Canetti comme directeur artistique et la confirmation de son amitié avec l’érudit Jacques Bourgeat, l’une des rares relations de Piaf, avec celle entretenue avec Cocteau, qui relèvera d’une continuité. Le livre déroule la vie de ces deux monuments qui construisirent une longue amitié, dont l’une des manifestations majeures fut le monologue Le Bel Indifférent, que joua aux Bouffes-Parisiens, en 1940, la chanteuse devenue comédienne avec, dans un rôle muet, son amant d’alors, Paul Meurisse. La pièce fut reprise avec un texte modifié en 1953, au Théâtre Marigny, avec le mari d’alors, Jacques Pills, dans une mise en scène de Raymond Rouleau. Parmi tous les éléments du livre de Bernard Lonjon, un aspect méconnu mérite d’être relevé : l’adhésion de Piaf, qui avait perdu la foi après la mort de Marcel Cerdan mais conservait une forme de croyance, au mouvement rosicrucien AMORC, organisation ésotérique et parareligieuse à laquelle elle resta fidèle le reste de sa vie. Il en sortit Vallée profonde, une chanson écrite par un autre adepte, Jean Dréjac (auteur par ailleurs du Petit vin blanc) : « Vous avez parcouru le monde / Vous croyiez n’avoir rien trouvé / Et soudain, une vallée / S’offre à vous pour la paix profonde ». Pour le reste, du côté de l’interprète à jamais sanctifiée, la consultation de la collection de Paris Match et de France Soir nous est résumée, Maurice Chevalier, Charles Aznavour, Georges Moustaki, Charles Dumont, l’alcool, la morphine, l’opium, les amitiés, les amours déçues, avec une narration semée d’extraits de la correspondance échangée avec Cocteau. En conclusion, Bernard Lonjon note qu’après la mort de Piaf et Cocteau, « pendant plusieurs jours, la notoriété des deux monstres sacrés fera la une des médias internationaux. Mais un mois plus tard, l’actualité balayera leur souvenir. Un certain John Kennedy s’écroule à Dallas, criblé de balles. »
Commune (1). Éloi Valat, La Semaine sanglante : de la Commune à Paris (Bleu autour, 2013, 160 p., 28 €). S’agit-il d’un journal de la Commune, d’une compilation de citations de l’époque (Vallès, etc.), ou d’une tribune pour un auteur tirant de la Commune son prétexte ? Quoi qu’il en soit, le résultat est décevant, la place prise par les images montrant que ce sont bien elles le sujet du livre. Malheureusement, la parenté n’apparaît pas vraiment entre les textes choisis et ces illustrations dans le style « bandes dessinées à la Bilal », finalement assez banales (comme ces fonds rouges destinés à suggérer les fleuves d’hémoglobine). On peine à se retrouver dans les éloges dithyrambiques des représentants de France-Inter et de France-Culture qui figurent sur la couverture.
Commune (2). Maxime Vuillaume, Mes cahiers rouges : souvenirs de la Commune, édition intégrale, présentée et annotée par Maxime Jourdan (La Découverte, 2013, 726 p., 15 €). Qui connaît Maxime Vuillaume (1844-1929), hormis quelques spécialistes ? Il avait 26 ans au début de la guerre franco-prussienne, ce conflit où l’adversaire devient définitivement germanique, rompant la tradition multiséculaire qui avait établi l’Anglais comme ennemi héréditaire de la France. Engagé dans la Garde nationale et fondateur d’un des principaux journaux de la Commune, Le Père Duchêne, Vuillaume fut aux premières loges pour se battre contre l’assaillant versaillais lors de la Semaine sanglante de mai 1871. Ses cahiers sont une mine de renseignements sur cette période troublée qui débute avec la décadence du Second Empire et finit avec le retour des exilés. Fraternité naïve, joies politiques juvéniles, puis désillusions et découragement sont les teintes de cette sorte de Journal tenu par Vuillaume, qui vaut mieux qu’une fresque historique. La présentation de Maxime Jourdan précède l’avant-propos de Lucien Descaves paru avec l’édition originale du premier cahier de Vuillaume en 1908. Sa conclusion : « Il ne dit pas qu’il fut héroïque, mais il dit où furent l’héroïsme, la conviction et le désintéressement, toutes choses qui ne courent plus les barricades. »
Corse. Thierry Ottaviani, La Corse des écrivains (Alexandrines, 2013, 253 p., 14,50 €). Ce livre prend le lecteur par la main à Bastia et l’y ramène 250 pages plus tard, au terme d’un périple qui lui a fait parcourir l’île. Thierry Ottaviani suit les écrivains célèbres qui ont vécu dans les lieux évoqués ou les ont visités. Il s’interrompt périodiquement pour les citer, mais l’itinéraire proposé, visualisable sur les cartes rythmant l’ouvrage, reprend une structure proche de celle des récits viatiques plus classiques, qui font voyager aussi bien dans sa chambre que sur le terrain, le guide à la main. Index des noms d’auteurs et bibliographie.
Coulon. Jean-Marc Canonge, Marcel Coulon et le Prix Moréas. Petite histoire d’un prix de poésie (Éditions des Pins d’Alep, Nîmes, 2013, 64 p., s.p.m.). Elle est bien sympathique, cette plaquette nîmoise tirée à vingt-cinq exemplaires, tous hors commerce. Nourrie de documents inédits, provenant sans doute des papiers de Marcel Coulon (aucune référence n’est donnée), elle nous documente amplement sur un curieux épisode de l’histoire littéraire : le Prix Moréas, institué en 1910 par le testament du poète, et qui ne sera décerné pour la première fois que dix-sept ans plus tard. On suit avec le sourire les rebondissements de cette affaire qui met en relief la prodigieuse, la gigantesque vanité des gens de lettres, et leurs efforts obstinés pour décrocher un prix assez bien doté, auquel, jugent-ils, l’excellence de leur œuvre les destine de toute éternité. À cet égard, les correspondances inédites adressées à Coulon par Fontainas, Valéry, André Dumas, Henri de Régnier, Ernest Raynaud, Y.-G. Le Dantec, André Berry, Gérard d’Houville, etc., citées ici, en sont autant de preuves. L’histoire du Prix Moréas esr un vrai feuilleton, au point que l’auteur ne peut s’empêcher de s’exclamer : « On se croirait au vaudeville ! » Après la mort de Moréas, les choses traînèrent lamentablement, pour diverses raisons : la guerre, les problèmes de la succession, la nonchalance de Charles Durand, exécuteur testamentaire de Moréas. On assista à un réveil en 1926, avec Régnier président du jury du prix, et Coulon secrétaire. Mais, en réalité, il n’y eut jamais d’harmonie dans le jury, toujours en désaccord sur les candidats, qui étaient assez nombreux. En 1927, petit scandale, lorsque Jean Royère proposa le richissime Armand Godoy, « le poète doré » (qui finançait deux revues de Royère, La Phalange et Le Manuscrit autographe). Ce sera finalement Guy-Charles Cros qui sera le premier lauréat, et Philippe Chabaneix le second, en 1928. Après cette date, on se perd dans les petits poètes, qui font fébrilement le siège de Coulon et du jury. La guerre passée, le prix ressuscita un peu, en 1946, puis en 1948, sans que l’on sache très bien quand il disparut : il aurait même été décerné en 1977 à quelque porte-lyre enseveli depuis sous la poussière et l’oubli. Tout cela est raconté par Jean-Marc Canonge avec une certaine malice, qui est bien de circonstance, tant les manèges et les manigances de tous ces poètes sont comiques. On voit par exemple Le Dantec se retrouver en 1948 secrétaire du Prix Moréas, lui qui avait été « cet éternel candidat qui à la fin des années 30 envoya à Coulon une lettre de renonciation à candidater encore, après plusieurs échecs. Il trouva sans doute consolation et revanche à se trouver en définitive, en position de décerner le prix qu’il avait sans fin tâché d’avoir… » On regrette un peu les coquilles de cette intéressante plaquette. Dès la couverture, une belle s’étale, énorme. Le texte en contient d’autres et trahit une certaine répugnance pour les virgules : il en manque un bon nombre, comme on le constate à chaque page. Cela donne des phrases automatiques du genre : « Pour le remplacement de Paul Souday Fontainas fait confiance à Henri de Régnier à qui il remet le choix mais souhaite là encore un poète jeune et non un homme de leur âge, à lui et à Coulon. » Tel est le seul reproche que l’on puisse adresser à ce livre bien documenté, dont le piquant fait oublier les petites imperfections matérielles.
Daudet. Alphonse Daudet, Ultima ou la dernière heure d’Edmond de Goncourt (Mille et une nuits, 2013, 72 p., 3 €). Cet article, publié dans la Revue de Paris peu de temps après la mort d’Edmond de Goncourt, relate les dernières journées de celui-ci, qui séjournait alors à Champrosay, chez Daudet. On sait toute l’intimité qui existait entre ces deux écrivains, lesquels avaient des préoccupations communes — et aussi des haines : ainsi, celle de Zola et de ses gros tirages. Au fil des pages, on voit Goncourt, déjà atteint par une crise de foie, s’affaiblir, puis s’éteindre presque brusquement suite à une congestion pulmonaire. Daudet reproduit certaines de leurs conversations, qui montrent combien ils étaient tous deux sensibles aux critiques et à l’opinion qu’avaient d’eux les journalistes. Il est aussi question de la future Académie Goncourt, autre sujet de préoccupations pour Edmond, et naturellement du fameux Journal, que Goncourt vient de décider d’interrompre définitivement : la décision semble soulager Daudet, qui appréhendait sans doute ce que son ami aurait pu y écrire à son sujet. Mais n’y aurait-il pas chez Daudet une sorte de mimétisme de Goncourt ? D’abord, pour ce récit, il adopte à son tour la forme du Journal, puis, tout comme son ami, il n’hésite pas à employer des néologismes, pas toujours heureux : « désirément », « surexquis », « migrainiser », « mélancoliser », « tournement », « vultué ». À un moment, il fait allusion à un ami de Vallès et collaborateur de La Rue : cette mention aurait pu faire l’objet d’une note, destinée à éclaircir ce point. D’après les précisions données par Daudet, il suffit en effet de se reporter au Journal des Goncourt pour, à la date du 21 juillet 1867, découvrir qu’il s’agit de G. Puissant, journaliste qui finit comme indicateur de police, ce que Goncourt, rapporte Daudet, qualifiait de « joli métier ».
Dumas. Alexandre Dumas, Romans de la Renaissance : Ascanio, Les Deux Diane, L’Horoscope, édition de Claude Schopp (Robert Laffont/Bouquins, 2012, 1292 p., 32 €). Sous un titre d’ensemble qui n’est pas de Dumas, c’est une trilogie déséquilibrée, écrite entre 1843 et 1848 : le dernier pan est un fragment inachevé. Pour Ascanio et Les Deux Diane, Paul Meurice est cette fois la plume de Dumas. Il tirera d’ailleurs de cet Ascanio, sous son nom, un Benvenuto Cellini théâtral, donné avec succès à la Porte-Saint-Martin en 1852. Pour Les Deux Diane (qui connut aussi une adaptation au théâtre en 1865), Meurice pilla (entre autres) un roman de Félix Davin, et naturellement Dumas fut accusé de plagiat… La présentation et l’annotation de Claude Schopp sont riches et denses. Mais, emporté par son goût des archives, il oublie parfois un peu que l’édition s’adresse au grand public et pas uniquement à des spécialistes de Dumas.
Duras (1). Marguerite Duras. Altérité et étrangeté (Presses universitaires de Rennes, 2013, 254 p., 16 €). Une vingtaine d’universitaires français, tunisiens, états-uniens, suédois et britanniques se sont penchés dans un colloque qui s’est tenu à Tunis en 2009 (et dont ce volume constitue les actes) sur la question de l’étrangeté dans l’œuvre de Duras, et ce sous des angles divers. Une première série de textes interroge « les expériences de l’altérité et la langue étrangère de l’écriture », une deuxième envisage « les figures de l’altérité et l’étrangeté à soi », une troisième traite d’une étude comparative « des étrangetés à l’autre ». Construites pour la plupart hors de France, ces réflexions montrent à quel point les textes de Duras éveillent l’intérêt de ceux qui se sentent décalés par rapport aux normes occidentales, sans les rejeter pour autant, et trouvent en leur for intérieur, à la lecture de cet auteur, un écho de ce qui relève souvent d’une souffrance. La question du désir et de ses codes, le rapport aux parents, le contexte colonial et postcolonial, la langue, autant de territoires vécus dans la douleur par celle qui les a transmis à des lecteurs discutant ici de leur héritage. Comme le souligne Najet Liman-Tmani dans sa préface, cet ensemble de contributions explicite ces regards, exhume des textes oubliés de Duras, comme L’Empire français, Les Chantiers, Abajn Sabana David, et prend en compte d’autres écrits plus connus « mais qui sont négligés de la critique durassienne parce qu’ils ne correspondent pas à des préoccupations actuelles […] ou qu’ils sont périphériques dans la production de l’auteure ». Ainsi en va-t-il du Marin de Gibraltar, du Théâtre de l’amante anglaise, d’Emily L, de La Mouche ou de La Mort de l’aviateur. Plusieurs contributions convoquent d’autres écrivains pour se livrer à des comparaisons. Le caractère international de ce travail, au-delà de l’origine des chercheurs, mérite d’être souligné, car il n’est pas si fréquent.
Duras (2). Marguerite Duras, Xavière Gauthier, Les Parleuses (Minuit, 2013, 263 p., 9 €). Nouvelle édition de cet ouvrage qui a fait date, ces cinq longs entretiens (tenus entre mai et juillet 1973 et parus en 1974) entre Marguerite Duras et Xavière Gauthier, alors journaliste au Monde, essayiste et féministe. Très libres dans le fond comme dans la forme, ils n’ont rien perdu de leur fraîcheur et de leur acuité. L’empathie entre les « parleuses », néologisme créé, semble-t-il, pour l’occasion, se construit au fil des questions et réponses, et l’on assiste à la naissance d’une amitié véritable, que le passage du vouvoiement au tutoiement rend tangible. D’abord un peu guindée, la « reporter » gagne en confiance, tandis que l’écrivain gagne en clarté et précision sur ce qu’elle entend faire. Toutes deux affûtent leurs arguments et se répondent. Peu à peu, elles « s’entendent », dans les deux sens du mot. D’accord sur la condition féminine et toutes les figures, patentes ou dissimulées, que prend la domination masculine, d’accord sur la situation politique de la France de l’après-68 et de l’essoufflement des révolutions (sexuelles, sociales, raciales) qu’elle a portées, d’accord sur la vie dans son ordinaire, cette fameuse « vie matérielle » que Duras a si bien observée, nommée et filmée. L’œuvre littéraire et cinématographique de Duras, sa « vision du monde », ses certitudes, ses hésitations, son inquiétude, parfois sa colère, face à une critique qui ne désarme pas (« Tiens, tiens, tiens, comme c’est amusant une femme qui écrit ! »), les sentiments très personnels que sont le désir, la douleur, le sentiment « stérilisant » de l’exploitation sont évoqués sans façon, dans l’immédiateté d’un dialogue qui gagne en qualité au fil des entretiens. Si les positions marxistes des « parleuses » apparaissent désormais obsolètes, comme sans doute des positions féministes « différentialistes » qui rappellent les années 1970, les entretiens n’en conservent moins la trace, rare, d’un « moment Duras » sincère et convivial, qui lui donne tout son prix.
Éponyme. Pierre Boudrot, L’Écrivain éponyme (Armand Colin, 2013, 498 p., s.p.m.). La rubrique En société traite des activités organisées en hommage à un écrivain. Avec ce livre, ces initiatives, diverses et variées, viennent de trouver leur historien. Son sous-titre, Clubs, sociétés et associations prenant nom d’écrivain en Occident depuis la Révolution française, en indique à la fois l’objet et l’ambition. L’auteur suit le fil des groupements qui ont pris le nom d’un écrivain connu (Rousseau, Shakespeare, Dante) ou presque oublié (Léon Deubel) en France, mais également aux États-Unis, en Angleterre ou en Allemagne. Ces sociétés sont littéraires ou politiques, elles défendent une vision du monde, comme l’Association Ernest Renan, autant que la mémoire d’une personnalité, comme la Société Huysmans. Comme on l’imagine bien, chacune obéit à des objectifs particuliers. L’aspect le plus remarquable de la thèse de Pierre Boudrot est d’échapper au catalogue monographique. Il réussit à problématiser les innombrables initiatives qu’il a recensées en mettant en lumière le contexte dans lequel elles s’inscrivent, leurs formes d’organisation et le réseau social qui les fonde (on retrouve ici la méthodologie de l’école de Christophe Charle, qui a dirigé le travail). Trois grandes figures de l’écrivain rythment la chronologie. Les Lumières et le romantisme ont produit son héroïsation, qui a permis de porter des enjeux identitaires autant que patriotiques. La figure du Classique s’impose ensuite (ou parfois en même temps), pour organiser le canon littéraire national ou pour célébrer des valeurs d’universalité. Le Mortel, enfin, désigne l’écrivain rendu à sa singularité, détaché des grands combats sociaux, mais toujours susceptible de symboliser des intérêts régionaux, politiques ou culturels. Tantôt prosopographique par son analyse détaillée de la sociologie des associations, tantôt historique dans son approche du contexte de leur fondation ou de leurs débats, le livre de Pierre Baudrot aboutit à fonder en méthode un domaine encore inexploré de l’histoire culturelle. On espère que d’autres chercheurs en prolongeront les recherches en développant la partie sur le XXe siècle et sur la période contemporaine, parente pauvre de l’ouvrage. Que dire en effet de l’Association des amis de Marguerite Yourcenar, de l’AIAFM (« Association internationale des Amis de François Mauriac »), des Amis de Jean Prévost, des Amis de Pierre Benoit ou de la Société des Amis de Colette, pour prendre quelques exemples non cités dans l’ouvrage ? Comme dans l’histoire des revues, souvent liée d’ailleurs à ce genre de société, il y est question d’identification, de liens symboliques, mais aussi d’opportunités et de conflits, de légitimité et de reconnaissance. Chaque fois s’illustre ici le pouvoir d’un nom propre doté d’une aura collective, et donc en définitive ce que représente la littérature pour une société. N’en déplaise aux esprits chagrins, la vitalité de « l’écrivain en sociétés » ne semble pas compromise.
Estoc. Melanie C. Hawthorne, Finding the Woman who didn’t exist. The Curious Life of Gisèle d’Estoc (University of Nebraska Press, 2013, 216 p., £ 24,99). Un livre curieux, tantôt fort intéressant, tantôt passablement déconcertant, et dont la lecture inspire des sentiments contradictoires. On a parfois l’impression d’un travail de recherche parsemé de digressions, certaines vraiment kilométriques : pas moins de onze pages sur la BnF de Tolbiac, deux sur les accidents de la circulation et l’explosion de la navette Challenger, suivies d’une sur une fuite de gaz chez l’auteur (sic), puis d’une autre sur Virginia Woolf. Tout cela était-il vraiment indispensable ? L’auteur aurait pu se le demander, et l’Université de Nebraska aurait pu avoir la charité de suggérer à l’auteur de couper tant de passages superflus. C’est dommage, car ce livre contient des remarques stimulantes, des analyses perspicaces, des découvertes qui apportent du nouveau. Melanie C. Hawthorne a effectué en France des recherches poussées, qui lui ont notamment fait découvrir l’acte de naissance de Gisèle d’Estoc, née Marie Paule Alice Courbe (voir Histoires littéraires n° 16), mais, encore une fois, était-il nécessaire de consacrer sept ou huit pages à détailler cette recherche ? Les investigations dans les dépôts d’archives ont aussi permis à l’auteur de dresser un tableau généalogique nouveau de la famille Courbe. Elle a pu, grâce à des dossiers consultés au Musée d’Orsay, préciser la carrière artistique de Gisèle d’Estoc : sculptures, dessins, et aussi modèle pour des peintres. Par ailleurs, elle souligne à juste titre combien le livre de Pierre Borel, Maupassant et l’androgyne, qui révélait diverses pistes, a été ignoré ou excessivement méprisé par la critique. On retient enfin des analyses de textes peu connus, comme Madame Adonis de la turbulente Rachilde, avec laquelle Gisèle d’Estoc eut une brève liaison (soit dit en passant, il est étrange que l’auteur, qui a publié une biographie de Rachilde, ignore tout du procès en diffamation de 1889). En un mot, sur le plan de la recherche, le livre n’est pas négligeable (même si l’auteur semble ignorer la somme biographique de Marlo Johnston sur Maupassant, qui fait le point sur les relations Gisèle d’Estoc-Maupassant). En fin de compte, et même si le sous-titre annonce une « vie de Gisèle d’Estoc », ce n’est pas du tout une biographie, ni même un essai de biographie. Il eût cependant été utile, en préambule ou ailleurs, de résumer à la fois ce que l’on savait jusqu’à ces dernières années sur Gisèle d’Estoc et tout ce que ses propres recherches ont pu en apprendre à l’auteur. Un tel résumé eût constitué une base, ou une conclusion, qui aurait permis au lecteur d’y voir plus clair. Au lieu de cela, on nous fait suivre une enquête à la Borges, certes intéressante en tant que telle, mais qui ne montre en définitive que des bribes du personnage, comme s’il s’agissait de cailloux semés çà et là par un Petit Poucet féminin des plus retors. On se perd ainsi dans les détails et les péripéties de la polémique Borel-Auriant-Deffoux sur le fameux Cahier d’amour (dont l’auteur ne semble pas avoir compris le véritable enjeu), les circonstances de l’attentat du restaurant Foyot, de longues analyses de deux tableaux d’Émile Bayard. Le portrait qui est fait de Maupassant est aussi superficiel qu’inexact, pour ne pas parler de la fable nous montrant Henry James rencontrant l’écrivain avec une femme nue masquée. Même si la personne de Gisèle d’Estoc restera toujours énigmatique, il eût fallu tenter d’en faire le portrait, au moins en buste, sinon en pied. De même que Baudelaire disait qu’une « rêverie » n’est pas « un objet d’art », de même une enquête ne constitue pas une biographie. L’auteur reste assise sur son paquet de documents, d’informations et de découvertes, alors qu’elle avait tout pour nous donner une biographie. Maintenant, peut-être s’est-elle limitée volontairement à son enquête, qui consiste à faire exister par intermittences une femme dont on prétendait qu’elle n’existait pas : c’est son droit, même si le lecteur en ressent une certaine insatisfaction et quelque irritation devant d’aussi longues et fréquentes digressions. Mais, après tout, ce livre est peut-être là pour nous faire désirer une vraie biographie de Gisèle d’Estoc. A signaler : une photographie de Gisèle d’Estoc nue avait été publiée par Philippe Chauvelot dans Histoires littéraires n° 17. Or, depuis cette date, une seconde photographie est apparue, constituant le lot n° 32 du catalogue de la vente de photographies du 21 mars 2007 à l’Hôtel Drouot. Reproduite dans le catalogue, où l’on précisait ses dimensions (15 x 11, 2 cm), elle fut adjugée 7 000 €. La comparaison avec la photographie Chauvelot fait apparaître qu’il s’agit indubitablement de la même personne et que les deux clichés furent pris durant la même séance de pose : attitude analogue, même pendentif au cou et même bizarre ceinture sous les seins. Le décor est le même : une pièce avec un tapis par terre, et une porte sur la gauche (bizarrement, sur la photographie Chauvelot, la porte est fermée, alors qu’elle est ouverte sur celle de Drouot). Par ailleurs, il semble bien que, sur cette dernière image, le vêtement tenu du bras gauche par le modèle soit d’une couleur claire, tandis que sur la photographie Chauvelot, il serait plus foncé, et décoré de fleur. Pour en finir avec l’iconographie de Gisèle d’Estoc, ce petit détail : dans la biographie de Maupassant par Armand Lanoux figure en hors-texte une autre photographie d’elle nue, mais cette fois allongée sur un divan. Elle s’y cache également, mais plus faiblement, le visage de la main droite. Si elle a au cou le même pendentif que sur les deux images précédentes, elle ne porte plus la fameuse ceinture. Impossible de dire si les trois photographies furent prises (et nous ignorerons sans doute toujours par qui) ou non durant la même séance. Surtout, et c’est le point à signaler, cette dernière photo ne figure que dans la seconde édition de la biographie de Lanoux (1979) et est absente de la première (1967). Gisèle d’Estoc, qui avait des goûts éclectiques, prenait un malin plaisir à envoyer de tels portraits à des messieurs ou à des dames qu’elle voulait ainsi aguicher.
Fait divers. Laetitia Gonon, Le Fait divers criminel : dans la presse quotidienne française du XIXe siècle (Presses Sorbonne nouvelle, 2012, 326 p., 25 €). Depuis quelques années, le fait divers est à la mode. Après les spécialistes du discours médiatique, des historiens de la littérature comme Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty ont montré son rôle dans les textes littéraires et, par conséquent, la nécessité d’opérer un va-et-vient permanent entre le discours du journal et celui de la fiction pour comprendre comment ils se sont influencés réciproquement. L’objectif ici poursuivi est de placer le même phénomène « au prisme de l’analyse de discours ». Après avoir constitué un corpus d’environ 500 articles, l’auteur a organisé son travail en trois parties. Dans la première, elle étudie la narrativité du fait divers, c’est-à-dire l’usage, par les journalistes, de formes et de formules fréquentes dans la fiction. Elle se consacre ensuite à la circulation de fragments de récits entre les journaux, lesquels se recopient les uns les autres sans scrupule. La citation et l’emprunt concernent également des sources extérieures au corpus journalistique. Dans la troisième partie, ce sont les réactions des romanciers qui sont envisagées. Ils se nourrissent des mêmes stéréotypes, mais de manière plus subtile souvent, entre fascination et rejet. Le parti pris méthodologique de l’ouvrage peut laisser sceptique. Fallait-il prouver que l’analyse de discours a, elle aussi, son mot à dire sur les faits divers ? De ce point de vue, l’étude de Laetitia Gonon se borne surtout à confirmer ce que les travaux antérieurs avaient montré. Contrairement au proverbe, le diable, dans ce travail universitaire, se cache dans les généralités. L’auteur, en revanche, multiplie les détails significatifs et les petits exemples probants. On voit ainsi comment les romanciers du réel, Zola ou Maupassant, commencent par esquisser un fait divers à la manière d’un rapport de police ou d’un article journalistique pour prendre ensuite leurs distances et le transcender stylistiquement. On voit également un romancier tel que Hugo inscrire le fait divers au cœur des Misérables, dans un registre citationnel que nous ne percevons plus spontanément. Index des noms cités et bibliographie (dont les journaux sont étrangement exclus).
Fictions. Charline Pluvinet, Fictions en quête d’auteur (Presses universitaires de Rennes, 2012, 310 p., 18 €). Quel beau sujet ! Où est donc situé l’auteur par rapport à son œuvre ? Sans déborder sur les questions proustiennes s’opposant à Sainte-Beuve, Charline Pluvinet s’intéresse d’abord à l’écrivain vrai ou fictif lui-même personnage de livre, avec un détour à travers les pseudonymes et les hétéronymes, où l’on rencontre évidemment Émile Ajar et quelques autres. La question de la narration, du « je » et du « il » est abordée, ainsi que la présence de l’auteur dans la multiplicité des personnages de son œuvre. On se retrouve, peut-être involontairement, à se poser quand même la question de la représentativité de l’œuvre quand on évoque l’homme ou la femme ayant écrit cette œuvre. On résoudra cela, probablement un peu naïvement, en argumentant que l’auteur et l’être humain qui s’y cache ne sont pas identiques, ce qui nous permet, fort heureusement, de détester Claudel tout en admirant le dramaturge qui composa L’Annonce faite à Marie. Ce livre aurait pu être une réussite, mais son caractère abscons sous la toge d’une langue ennuyeusement universitaire est décourageant pour le lecteur. On a le sentiment de parcourir une thèse rébarbative, s’adressant à quelques initiés dont on ne fait pas partie. Sa lecture devient fastidieuse, et l’on se surprend à chercher quelque bouée difficile à trouver dans un tel océan académique.
France Culture. Anne-Marie Autissier, Emmanuel Laurentin, 50 ans de France Culture (Flammarion/France Culture, 2013, 256 p., 35 €). En 1963, France Culture prend la suite de RTF-Promotion, elle-même issue de France III, émanation du Programme national apparu à la Libération. Histoire longue, complexe et mouvementée, qui va ainsi au-delà des cinquante ans prétextes à cette célébration. Celle-ci prend la forme d’un livre imposant, qui bénéficie d’une présentation sophistiquée mettant en avant des documents rares : photographies, textes d’entretiens, publicités, grilles de programmes, notes de service, lettres d’auditeurs, conducteurs d’émissions, etc. La rédaction du texte a été confiée à un homme de la maison et à une personnalité extérieure, issue de l’Université. Ce choix permet d’éviter, au moins dans l’intention, le plaidoyer pro domo. Celui-ci est assumé par le patron actuel de France Culture, Olivier Poivre d’Arvor, dans une préface où l’autosatisfaction se teinte de méconnaissance des rouages de la maison qu’il dirige (non, les programmes des Nuits de France Culture ne sont pas téléchargeables, et ce pour des raisons de droits). Le livre est découpé de la façon suivante : France Culture et la littérature, France Culture et le théâtre, France Culture et la science, France Culture et l’actualité, France Culture et les intellectuels, France Culture et les religions, France Culture et les arts visuels, France Culture et son patrimoine radiophonique, France Culture et ses auditeurs, France Culture et les reportages, France Culture et l’extérieur (la France profonde, la francophonie, le monde), France Culture et le documentaire et la création radiophonique, France Culture et la technique. Dans chacun des chapitres, les auteurs offrent une promenade historique qui permet de se remettre en mémoire ou de découvrir des émissions du passé et des noms oubliés (qui se souvient des chroniques sportives de Jean Dury ?). Après le survol historique, est examinée la façon dont le thème est traité aujourd’hui, ce qui donne lieu à des constats parfois contrits : les « longues séries » consacrées aux poètes sont devenues « Le poème du jour » lu dans l’émission Pas la peine de crier, les émissions musicales « disparaissent presque complètement à la fin des années 2000 » et ainsi de suite. C’est que France Culture change et ses auditeurs, d’ailleurs, ont parfois du mal à accepter ces changements, l’accusant, oh ! le gros mot, de se francintériser. « Sur France Culture, on a du temps », affirme Olivier Poivre d’Arvor. Peut-être, mais de moins en moins ! Une émission d’une heure fait désormais figure de grand format. La durée des émissions a été considérablement raccourcie à partir des présidences Borzeix, Gélinet et Adler, et l’on peine à croire aujourd’hui qu’on pouvait, il y a peu, passer trois heures en compagnie du même invité un samedi après-midi. Les auteurs n’éludent pas le sujet : « Le renouvellement actuel des esthétiques tend à privilégier des formes très courtes. Or le temps reste l’ingrédient indispensable pour construire un regard, élaborer un point de vue et… convier l’auditeur à bord. » Cela fait partie des reproches que les amateurs, souvent considérés comme d’indécrottables passéistes et nostalgiques, expriment sur divers forums et au sein de quelques associations, où la dent est souvent dure. Ils peuvent toujours braire : les audiences n’ont jamais été aussi bonnes, les déclinaisons sur la Toile ont popularisé la réactivité et les téléchargements, ce qui correspond aux buts ouvertement recherchés par la station. Le format est une chose, le contenu en est une autre. France Culture s’est ancrée dans le quotidien, avec une rédaction de plus en plus présente, des journaux d’informations de plus en plus nombreux et de plus en plus longs, au détriment de la distance et de la réflexion. Comme il est dit benoitement, la tranche matinale « se rapproche des chaînes généralistes », pour ne pas dire qu’elle est exactement de la même farine. Quelques faits simplement énoncés sont parlants : en vingt ans, on est passé de Jacques Roubaud à François Bégaudeau comme lauréat du Prix France Culture ; on a commencé par adapter jadis Les Buddenbrook pour en arriver aujourd’hui au Chat du rabbin ; on pouvait entendre, en un après-midi de 1977, la leçon inaugurale de Barthes au Collège de France, une interview de Michel Foucault et une rencontre avec Pierre Boulez : on a aujourd’hui Marie Richeux qui invite François Morel. France Culture reste toutefois une chaîne unique, irremplaçable, et les regrets d’un âge d’or parfois un rien mythifié (certes, il y avait le Panorama, Black and Blue, les Nuits magnétiques et Le Bon Plaisir, mais, à une époque, il fallait aussi s’appuyer les programmes de l’Education nationale et les émissions « compensées », chronique philatéliste, messages colombophiles, chronique des échecs, tribune des Anciens Combattants et autres gourmandises), les regrets, donc, montrent surtout l’attachement profond d’un public exigeant. Voir celui-ci s’élargir, au prix de certaines modifications parfois douloureuses, ne peut être considéré comme une chose tout à fait mauvaise.
Gautier. Théophile Gautier et le Second Empire, sous la direction d’Anne Geitzler-Szmulewicz et Martine Lavaud (Lucie éditions, 2013, 228 p., 26 €). Voici un volume particulièrement utile, qui rassemble les actes d’un colloque tenu en 2011, année du bicentenaire de la naissance du poète. Le régime de Napoléon III ne s’est au fond jamais remis d’une délégitimation sur le plan culturel, née non seulement du coup d’état, mais aussi des procès faits à Baudelaire et à Flaubert, sans compter l’exil de Hugo. La paresse aidant, on a trop longtemps eu tendance à juger que la vie artistique des années 1852-1870 était dépourvue de tout intérêt : conclusion bien sûr stupide. Les choses changent (voir le colloque organisé par Jean-Claude Yon en 2009, consacré aux spectacles sous le Second Empire), mais lentement. Gautier est un excellent biais pour faire un tour de la question, facilité par la belle entreprise des Œuvres complètes en cours de publication chez Champion et qui a tant apporté déjà. Le farouche hugolien qu’était Gautier s’est fort bien accommodé de devenir un poète et un auteur officiels, comme le rappelle la section Gautier poète courtisan. Aux Tuileries, à Compiègne et, à titre amical, chez la princesse Mathilde, il déploya ses talents poétiques. Martine Lavaud étudie ce « Gautier poète officiel ». On voit aussi l’action du poète nommé à des fonctions officielles (son rôle au jury du Salon, étudié par Wolfgang Drost) ou comme critique en tant de domaines divers (Alain Montandon étudie son goût de l’architecture nouvelle, en particulier pour le Palais-Garnier). Sans détailler l’ensemble des contributions, parfois attendues mais toujours intéressantes, on se félicite de voir posées des questions trop souvent négligées ou traitées par le mépris.
Giroud (1). Françoise Giroud, Histoire d’une femme libre : récit, édition établie par Alix de Saint-André (Gallimard, 2013, 248 p., 18,50 €). Récit ? Roman ? Autofiction ? Ce livre a connu un destin contrarié. Écrit à la suite d’un suicide manqué consécutif à la rupture avec Jean-Jacques Servan-Schreiber (1960), mis au placard à la suite de l’avis défavorable des premiers lecteurs du manuscrit, il a été retrouvé par Alix de Saint-André à l’IMEC, où ont été déposées les archives de Françoise Giroud. Cette « cure de passé » dont le caractère thérapeutique est donc affirmé, a l’ambition d’approcher la vérité, « toujours salubre », mais cette vérité est une vérité biaisée, faite d’autant d’oubli que de mémoire, si l’on s’en rapporte aux biographies de Christine Ockrent et de Laure Adler, qui n’étaient pas exemptes d’entorses à ladite vérité ! « Au sujet de soi on peut s’éterniser. Est-ce important ? Comment savoir ce qui est important.. », écrit Françoise Giroud. Cette histoire tranche : ce qui est important, ce sont deux moments de sa vie : l’enfance de celle qui s’appelait alors France Léa Gourdj et ses années de formation, et, bien sûr, l’aventure de L’Express, fondé en 1953 par Servan-Schreiber et Françoise Giroud (pseudonyme inventé par André Gillois en 1937), et dont l’apparente faillite (provisoire) est à l’origine du livre. L’écriture semble un moyen d’apprivoiser un désespoir, causé par une rupture qui fut à la fois sentimentale et professionnelle. Est-ce pour autant le texte hurlant et sauvage dont elle croyait se souvenir ? Tel qu’il apparaît cinquante ans plus tard, c’est un texte tenu, réfrénant toute sensualité, au profit d’une écriture énergique et classique qui se méfie des épanchements. Chaque micro-récit se conclut par une vérité générale, maxime que l’expérience retirée a offerte. Il y a du La Bruyère chez cette femme, pourtant si à l’aise dans son siècle, en particulier dans les portraits tracés d’une main sûre : celui de Marc Allégret, celui, délicieux, de François Mauriac, ou celui de J.J.S.S. : « Il était une merveilleuse mécanique de précision, vibrante et délicate, trouvant toujours un point d’application à l’énergie qu’elle développait, mais toujours trop vite pour tourner tout le temps sans, parfois, rompre. »
Giroud (2). Françoise Giroud vous présente le Tout-Paris (Gallimard, 2013, 458 p., 22,90 €). Le titre renvoie à un concept un peu démodé, celui du Tout-Paris (on parlerait aujourd’hui des peoples de Paris). Ce recueil rassemble les vies minuscules de personnalités majuscules — majuscules au temps de la première édition, en 1952 —, bien descendues depuis pour certains (Marcel Achard, Madame Auriol, Simone Renant, etc.). Cependant, même si les modèles sont parfois plus ou moins oubliés, ces clichés instantanés, saisis à la suite d’un entretien, se parcourent avec plaisir, car la manière de la portraitiste — beaucoup de miel, un peu de fiel — séduit encore, fait sourire souvent, étonne parfois, dans son éclectisme qui va d’un Tino Rossi à un Sartre. Ces portraits journalistiques, parus dans France Dimanch, puis dans la collection L’Air du temps de Gallimard, sont un témoignage ponctuel sur quelques artistes ou quelques politiques qui ont compté (Anouilh, Mitterrand, Rossellini).
Homosexualité. Patrick Dubuis, Émergence de l’homosexualité dans la littérature française d’André Gide à Jean Genet (L’Harmattan, 2011, 314 p., 30 €). Sujet intéressant, que promet la première partie du titre et sur lequel il n’existe pas de synthèse en langue française. Malheureusement, dès la précision d’André Gide à Jean Genet, on s’interroge : n’est-ce pas précisément avant Gide qu’a eu lieu l’« émergence » en question ? La notion d’émergence implique une apparition progressive qui n’est absolument pas étudiée ici. À partir de là, le livre déçoit fortement, faute de réflexion et de rigueur historique. Il manque une mise en perspective et la recherche d’une explication à l’étonnant déferlement de l’homosexualité (ou « des homosexualités », comme l’auteur semble préférer dire, passé la couverture) dans le dernier tiers du XIXe siècle. Que s’est-il passé ? Patrick Dubuis ne semble pas s’y intéresser et nous livre des explorations de textes, parfois justes, mais qui ne mènent nulle part. Gide et Proust, Cocteau et Montherlant, nous n’apprenons rien de neuf sur ces figures si étudiées. En outre, dans les brèves évocations de l’avant Gide, des lacunes surprennent : ni Jarry ni Eekhoud, ni même ce curieux Achille Essebac auquel Jean-Claude Feray a consacré un volume. Tout cela est décidément bien décevant.
Houellebecq. Bruno Viard, Les Tiroirs de Michel Houellebecq (PUF, 2013, 128 p., 15 €). « Flaubert a vécu avec sa bibliothèque comme Victor Hugo avec Juliette Drouet. Cette bibliothèque, ce sont tantôt des travaux qu’il lit ou relit pour son œuvre en cours ; tantôt, un Olympe » (Malraux, L’Homme précaire et la littérature). En serait-il de Michel Houellebecq, dont l’Internationale universitaire s’est emparé avec gloutonnerie (colloques à Édimbourg en 2005, à Amsterdam en 2008, à Nice en 2012) comme de Gustave Flaubert, toute proportion gardée ? C’est ce que semble prouver ce cavalcadant essai au titre intriguant : tiroirs secrets, fonds de tiroirs, intrigues à tiroirs, suppute-t-on. Le titre, en fait, pratique la confusion des meubles : car il ne s’agit ni de secrétaire, ni de bahut, ni de commode où serait entreposés le linge ou les papiers d’un de nos meilleurs vendeurs de livres, mais bien de sa bibliothèque et de ses rayons, premier et deuxième, desquels l’essayiste tire un à un les ouvrages à la source de l’œuvre. Soit par ordre alphabétique, dans le rayon théorique, Comte (Auguste), Leroux (Pierre), Nietzsche (Friedrich), Schopenhauer (Arthur), Tocqueville (Alexis de) et, dans le rayon littéraire, Balzac (Honoré de), Baudelaire (Charles), Camus (Albert), Hugo (Victor), Montaigne (Michel de), Proust (Marcel). Ce chapelet de grands noms rapporté au petit nombre de pages du livre indique que le lecteur est invité à feuilleter les livres empruntés à la bibliothèque houellebecquienne plutôt qu’à les lire en profondeur, sauf pour Comte et Leroux (sur lequel l’auteur s’est déjà penché (Pierre Leroux, penseur de l’Humanité, 2009). Ce parcours livresque mené à bride abattue ne s’effectue pas, cependant, sans intérêt ni bénéfice. Le lecteur approche les ambiguïtés de celui qui s’est donné pour mission de « montrer dans sa hideuse vérité » le monde moderne dont il est lui-même « un des lamentables représentants ». Retenons deux citations : « L’originalité de Houellebecq est qu’il est antilibéral en tout, ce qui le rend inclassable. » Et : « C’est donc deux autoportraits et deux autoportraits opposés, que Houellebecq nous laisse de lui-même avec les deux figures tutélaires qui hantent ses pas, un Houellebecq en Schopenhauer et un Houellebecq en Comte. » La conclusion est délivrée sur le mode goguenard d’un pédagogue attendri : « Ses dénégations contre la vie et contre la liberté ont beau remplir des volumes, Schopenhauer et Comte à l’appui, il a beau faire le méchant et envoyer des coups de pied dans tous les sens, faire semblant de coopérer avec le pire nihilisme, son ironie amère doit être retournée : en résumé, comme dirait Houellebecq, Michel est un enfant qui veut sa mère. »
Hugo. Henri Pigaillem, Les Hugo (Pygmalion, 2013, 380 p., 15 €). Comme il y avait un clan Daudet, il y avait un clan Hugo, et le présent livre doit peut-être se découvrir en parallèle avec le C’était les Daudet de Stéphane Giocanti, paru en 2013. Surtout pour la période consacrée aux petits-enfants Hugo, Jeanne et Georges, l’histoire des deux clans se mêle, notamment à travers Léon, premier fils d’Alphonse, qui épousa Jeanne en premières noces, ce qui donna lieu à de mémorables scènes de ménage. Depuis le général Hugo, père de Victor, à cette Valentine Gross (première épouse de Jean, arrière-petit-fils du même) qui allait devenir une égérie des surréalistes, on voit défiler des personnages qui pourraient eux-mêmes sortir de romans, comme Adèle junior (devenue folle), Léopoldine (noyée avec Charles Vacquerie son mari), Jeanne (la petite furie adorée par le vieux patriarche), Georges (le débauché joueur qui inventa le « Papapa » pour grand-père Victor), sans parler des frasques de Victor avec Juliette (Drouet) et quelques autres dames, épisodes mal tempérés en famille par l’assez barbant culte amoureux de Sainte-Beuve pour Adèle senior, épouse Hugo. C’est à la traversée de 150 ans à laquelle on participe ici, avec suffisamment de détails pour que la fresque soit à la fois compréhensible et assez complète. En fait, c’est plutôt le grand Victor le parent pauvre du livre, lequel fait la part belle aux membres moins connus du clan, mais ceci nous évite une énième biographie plus ou moins déguisée du Maître. En fin d’ouvrage, une généalogie sommaire permet de suivre les méandres familiaux des premiers, deuxièmes, etc. lits du clan et les progénitures respectives.
Impressionnisme. Virginie Pouzet-Duzer, L’Impressionnisme littéraire (Presses universitaires de Vincennes, 2013, 350 p., 24 €). Voici un livre qui détonne et qui ravira tout amateur de littérature et d’art. À la fois érudit et simple à lire, il trace un panorama d’une période que l’on résume souvent un peu vite en associant les termes de symbolisme, de réalisme et de décadence. L’appellation d’« impressionnisme littéraire » paraît plus fine, même si elle fait penser aux altercations qui, quelques décennies plus tard, émaillèrent l’apparition du terme de « cubisme littéraire » sous la plume de Frédéric Lefèvre, lequel présentait Max Jacob comme le « Mallarmé du cubisme ». Qu’est-ce que l’impressionnisme ? « Avant tout une certaine forme d’expérience », dit Virginie Pouzet-Duzer. Pourquoi pas, donc, un impressionnisme littéraire, notion dont le père fut Ferdinand Brunetière il y a plus d’une centaine d’années ? En tous cas, le présent ouvrage nous en convainc, qui retrace la proximité de Manet, Degas, Morisot, Monet et bien d’autres avec les Zola, Huysmans, Daudet, Duranty, Astruc, Mallarmé, etc., même si certains parmi ces derniers auraient probablement levé un sourcil inquiet en s’entendant traiter d’impressionnistes. Sans compter que ni Degas, ni Manet n’étaient réellement des impressionnistes. Mais il s’agit en fait d’évoquer des « représentations » qui sont celles du moderne en cette fin de XIXe siècle, et ces représentations sont bien issues d’« impressions », autrement dit de perceptions filtrées par les émotions de chacun. Au départ, l’impressionnisme est d’ailleurs bien littéraire, puisque c’est Monet lui-même qui donna un titre « signifiant » à son tableau Impression, soleil levant. Comme l’écrit Virginie Pouzet-Duzer : « À la croisée des questions d’écriture, de peinture, de saisie de l’espace, du mouvement et de la lumière, l’impressionnisme est un concept esthétique éminemment moderne, qui fait s’entrelacer et se confronter toutes les questions de la représentation. » Si la peinture est omniprésente dans la littérature de l’époque, témoin de cet entrecroisement, l’auteur rappelle aussi que ces peintres représentèrent des livres dans leurs tableaux. Dans l’extraordinaire portrait d’Edmond Duranty par Degas qui orne la couverture, les deux-tiers de la composition sont remplis par une bibliothèque pleine à craquer, et l’écrivain paraît comme coincé entre celle-ci et sa table de travail, où s’accumulent d’autres livres. C’est une des qualités de cet ouvrage que d’être illustré de reproductions (près de quarante) de bonne facture, qui aident le lecteur à « suivre » le propos. Il ne manque ni index ni bibliographie, et l’on passera sur quelques coquilles. L’auteur, qui enseigne en Californie, signale que son livre découle d’un travail de thèse : ceci réconfortera le lecteur habituellement martyrisé par les thèses universitaires. Son ouvrage constitue un exemple de ce que doit produire un universitaire s’il veut faire connaître son travail au grand public.
Impressionnistes. Dominique Bussillet, Mirbeau, Zola et les impressionnistes (Cahiers du temps, 2013, 111 p., 16 €). Cela part dans tous les sens et, malgré l’entassement, n’est guère convaincant. L’auteur se fonde surtout sur L’Œuvre de Zola et Dans le ciel de Mirbeau, mais se limite à examiner ce que les deux écrivains ont pu écrire sur Cézanne et Monet, et accessoirement sur Renoir et Manet. Le lecteur ignorera donc ce qu’ils ont pu penser de Pissarro, de Degas et de Sisley — visiblement tous des seconds couteaux pour Dominique Bussillet. Par ailleurs, il eût été intéressant de mentionner les autres admirations de l’éclectique Mirbeau (Van Gogh, Gauguin, mais aussi Whistler, Sargent et Helleu, ces derniers flirtant souvent avec l’Impressionnisme). L’auteur, qui semble se spécialiser dans la Normandie littéraire et la célébration locale, a publié dans ce sens des ouvrages sur Proust, Flaubert, Barbey d’Aurevilly et Maupassant. Il y a parfois du flou, cependant, dans ses connaissances, ainsi lorsqu’elle écrit que les comédies de Destouches sont un mélange de Molière et de « drames sages de Diderot » : il aurait fallu un grand effort de volonté à Destouches, mort en 1754, pour être influencé par le « drame bourgeois » de Diderot, dont le premier date de 1757. On ne comprend pas très bien, par ailleurs, ce que vient faire dans la bibliographie finale le Van Gogh d’Artaud, et il est plus qu’imprudent de faire confiance au très soufflé Berthe Morisot de Dominique Bona. En fait de bibliographie, Dominique Bussillet devrait se procurer une Histoire élémentaire de l’Art moderne, car, au début de son volume, elle ne craint pas de lâcher tranquillement cette ahurissante énormité : « [en 1863] Eugène Delacroix meurt, et avec lui, un certain académisme de bon aloi. » Après cela, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle — une échelle qui ressemble fort à un pont-aux-ânes.
Jabès. Edmond Jabès (Hermann, 2012, 120 p., 19,80 €). Dans une lettre du 1er février 1962, Maurice Nadeau qui, après avoir laissé « les mouvements du poème » que lui avait envoyé Edmond Jabès « cheminer en soi », lui confiait : « Je crois que vous avez écrit une grande œuvre et qui restera à la fois comme le chant de désolation d’une communauté persécutée et comme tentative de faire naître la parole en lui donnant forme et maîtrise. » Un demi-siècle plus tard, il n’y a plus de doute que le travail de Jabès s’est imposé comme une grande œuvre, pour les raisons qu’évoque Nadeau et pour d’autres encore. Ce petit livre amplement illustré de manuscrits, photographies, couvertures de livre, lettres, dessins de l’auteur et de différents artistes, de pages de ses livres annotés par des lecteurs, est paru à l’occasion de l’exposition sur Jabès qui s’est tenue à la BnF en 2012 pour célébrer le centenaire de sa naissance. Un petit livre mais, à l’image de l’œuvre de Jabès, ouvert sur une multitude de chemins. Chemins et cheminement semblent d’ailleurs être les métaphores insistantes des contributions à ce livre, quel qu’en soit l’auteur ou son thème : biographique, souvenirs personnels, essai universitaire, étude de manuscrits, note sur les rapports avec l’art. Les responsables de l’exposition et du volume, Aurèle Crasson et Anne Mary, ne sont pas des « littéraires » à proprement parler. La première, petite-fille de Jabès, est architecte et spécialiste de l’édition électronique, la seconde est archiviste et paléographe. Ce qu’elles ont en commun est le cadre de référence de leurs pensées, déterminé sans doute par leurs occupations respectives : architecture, édition, archivage, paléographie. Dans leurs mains, l’objet examiné, l’œuvre d’Edmond Jabès, est considéré surtout dans sa matérialité. Aurèle Crasson en prend conscience elle-même : « Dans le fond, un plan d’architecte comme un brouillon d’écrivain forment de mêmes espaces derrière lesquels se taisent les chemins qui ont présidé à leur création. » Tout en présentant des facettes différentes mais complémentaires de l’œuvre de Jabès, la lecture pour l’un et la rédaction pour l’autre, ces deux textes finissent par construire des images très semblables de l’œuvre. Le texte d’Aurèle Crasson, intitulé 7 0 77 0 8 0 (numéro de téléphone de Jabès que sa grand-mère lui avait fait apprendre par cœur), est fondamentalement autobiographique, constitué de souvenirs de la fillette liés à son grand-père et de l’évocation de l’effet qu’ont eu plus tard, chez l’adulte diplômée en architecture, les premiers contacts avec l’œuvre. Ce sont justement ces premiers contacts qui nous semblent percutants. À plusieurs reprises dans ses livres, Jabès rappelle que « vocable : vocabulum » vient de « vocare = appeler ». Ces vocables obsessionnels « appellent » en effet une multitude d’autres éléments. En langage hypertexte, on dirait qu’ils établissent des liens ou qu’ils renvoient à d’autres éléments. Ou encore, si l’on considère ces vocables à partir de la « désolation d’une communauté » ainsi qu’en parle Nadeau dans sa lettre à Jabès, que ces liens, ces chemins, établissent la cartographie d’une diaspora, cartographie que l’on retrouve dans une dactylographie pour une dédicace reproduite dans ce livre : « Au cimetière de Bagneux, dans le département de la Seine, repose ma mère. Au vieux Caire, au cimetière des sables, repose mon père. À Milan, dans la morte cité de marbre, est ensevelie ma sœur. A Rome où, pour l’accueillir, l’ombre a creusé la terre, est enfoui mon frère. Quatre tombes. Trois pays. La mort connaît-elle les frontières ? Une famille. Deux continents. Quatre villes. Trois drapeaux. Une langue, celle du néant. Une douleur. Quatre regards en un. Quatre existences. Un cri. » Le « cri » est justement un de ces vocables obsessionnels. Il apparaît dès les premières pages du Livre des questions et réapparaît souvent dans les cycles suivants. Il « appelle » d’autres éléments explicites ou implicites, que l’on retrouve à travers les cycles qui forment l’œuvre : le cri de Sarah qui implique rupture et blessure, lesquelles renvoient au port de l’étoile et à la séparation de Yukel, à son suicide, à l’angoisse causée par la naissance au langage, à l’exil, à la folie, à la perte des parents et à cette cartographie de la désolation. Cette appréhension — on pourrait même dire cette « révélation » — d’une structure en réseau qu’évoque Aurèle Crasson est confirmée par l’étude des manuscrits que donne Anne Mary. On y apprend que Jabès écrivait d’abord par fragments — aphorismes, citations de rabbins imaginaires, morceaux de récits, évènements autobiographiques, réflexions sur sa propre— qu’il combinait ensuite, changeant souvent leur place. Vient ensuite la rédaction de paragraphes, dont il retient certains pour le livre en chantier, d’autres réapparaissant dans des livres postérieurs, d’autres encore disparaissant complètement. La dernière étape est la construction du livre, « une opération de couture », note Anne Mary. Oui, et pour résultat une toile de liens, une carte de cheminements possibles. On apprend aussi que Jabès écrivait souvent ses fragments quand il était lui-même en chemin, particulièrement dans le métro. Sont même reproduits dans ce livre des fragments écrits au dos de tickets de métro. On pense ici aux Poèmes de métro de Jacques Jouet, écrits à partir de certaines contraintes, toutes évènementielles : autant de vers que le voyage compte de stations moins un, composition dans la tête quand la rame est en marche, rédaction à l’arrêt dans une station, autant de strophes que de lignes de métro prises pour un parcours, etc. On le voit, la procédure chez Jacques Jouet est top down, une imposition par le haut de règles à suivre, tandis que celle de Jabès est bottom up : elle pousse à partir de fragments qui se lient pour former des paragraphes ensuite reliés entre eux. Ceci ne signifie pas qu’il n’y a pas de contraintes chez Jabès, mais elles sont muettes, difficiles à identifier, car nous n’avons d’elles que leur résultat : les livres de Jabès. Elles seraient à chercher au niveau de l’écriture de ces fragments, dans la façon dont il les relie, dictés, on le sent, par une certaine urgence, un besoin profond que l’œuvre entière s’acharne à identifier.
Kahn. Gustave Kahn : un écrivain engagé, sous la direction de Françoise Lucbert et Richard Shryock (Presses universitaires de Rennes, 2013, 288 p., 17 €). Prolongeant l’exposition et le colloque Gustave Kahn (1859-1936), écrivain symboliste et critique d’art au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris en 2006-2007, ce collectif complète également les actes d’un colloque en Sorbonne publiés en 2009. Voici donc cet « oublié du symbolisme » remis en bonne place, comme théoricien, mais aussi comme auteur et critique. Était-il « engagé » ? Le mot peut sembler excessif, pour ce poète un peu obscur et éloigné d’une quelconque adhésion politique. Mais l’art pur n’était pas sans surprises aux temps où l’anarchie jetait des bombes à la Chambre. Le vers libre était libertaire, et le poète de la tour d’ivoire n’était pas insensible aux « travaux latéraux » comme l’écrit Kahn dans Les Origines du symbolisme (1901). Dans une première partie, les éditeurs développent donc la question de l’engagement de Kahn. Dreyfusard, secrétaire de Marcel Sembat, il n’a pas négligé le terrain politique, mais c’est surtout par ses réflexions critiques en faveur de l’art social et de la responsabilité de l’intellectuel qu’il s’est distingué. Son activité de journaliste et de chroniqueur fut considérable et reste encore à découvrir. Quatre études développent le rôle de Kahn dans la vie littéraire, à travers son Livre d’images (1897), ses premiers contes, ses essais théâtraux et ses échanges avec Jarry. L’art social s’affiche ensuite, tant par les liens de Kahn avec le compositeur belge Guillaume Lekeu, son important essai sur l’Esthétique de la rue, son goût de l’affiche et les théories de l’art social en vogue à son époque . L’activité critique de Kahn fait l’objet de quatre études révélant des aspects méconnus de son activité, surtout au XXe siècle. Après avoir collaboré à La Revue blanche, Kahn s’est intéressé au cubisme, à l’œuvre de Kupka et aux artistes de la communauté juive française. Cette dernière étude relativise toutefois cet engagement, en raison de la part mineure que représente la critique d’art dans l’activité générale de Kahn, et surtout de la méfiance de l’auteur à afficher sa judéité comme critère artistique. Ce que l’auteur appelle son « israélitisme » consiste à confiner la dimension confessionnelle du judaïsme à la sphère privée. L’engagement de Kahn dans les milieux sionistes reste cependant surtout lié au rôle d’animateur de la revue Ménorah de 1924 à 1933. Dans la cinquième section du livre, cette activité est qualifiée de « reconversion symbolique » pour un écrivain en perte de notoriété dans le monde littéraire français. Deux études sont consacrées au rôle de Kahn au moment de l’affaire Dreyfus et à son engagement conjoint dans le socialisme et le sionisme français au début de la Grande Guerre. Entre toutes ces activités, bien différentes les unes des autres, les éditeurs font le pari d’une « cohérence profonde ». On pourrait au contraire penser que Kahn a profondément évolué lorsque ses premières convictions esthétiques ont été périmées par les jeunes écrivains des années vingt. Les chroniques artistiques et le monde juif se sont sans doute substitués à une certaine forme d’échec littéraire. Plus généralement même, il est permis de voir dans Kahn une sorte de « plumitif », comme on le disait à son époque, un touche-à-tout, talentueux certes, mais qui ne s’est véritablement imposé sur aucun terrain.
Krysinska. Marie Krysinska, Poèmes choisis, suivis d’Études critiques, choix, présentation et notes de Seth Whidden (Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013, 310 p., 18 €). On ne peut aborder l’étude des vingt dernières années du xixe siècle sans rencontrer la figure de Marie Krysinska. Les témoins de cette époque la citent en recourant généralement à quelques clichés identiques et persistants : frêle jeune fille, poétesse de talent (elle débute en 1881, à 24 ans, dans La Chronique parisienne), initiatrice du vers libre. Quelques chroniqueurs, férus de culture classique, ajoutent qu’elle fut « la Calliope du Chat Noir ». En réalité, on sait peu de choses sur l’existence de cette jeune femme, sinon qu’elle quitta assez tôt sa Pologne natale, s’installa à Paris où elle fréquenta les milieux marginaux de la littérature (Hydropathes et Zutistes de la seconde époque), épousa le peintre Bellenger, collabora à La Fronde, la revue féministe de Marguerite Durand, et mourut pauvre et oubliée en 1908. Depuis quelques années, un regain d’intérêt se manifeste en faveur de cette musicienne et femme de lettres. Toutefois, si l’on entend un peu parler d’elle, il n’est pas facile d’accéder à son œuvre. Aussi, les morceaux choisis présentés ici sont-ils les bienvenus. Ils comportent des extraits des trois recueils poétiques de Krysinska et de quelques-unes de ses œuvres critiques, présentés avec sobriété par Seth Whidden qui est, avec Florence Goulesque et Adriana Paliyenko, l’un des psychopompes de la poétesse. C’est par les œuvres critiques que le lecteur devra commencer pour prendre la mesure de l’originalité de l’auteur. Laissons de côté un aspect anecdotique et polémique : l’acharnement avec lequel elle défendit, contre Kahn, Moréas et d’autres, sa prétention à l’invention du vers libre. Comme le note Catherine Boschian-Campaner (Le Vers libre dans tous ses états, 2009), la question ne sera probablement jamais tranchée. En revanche, on suit de texte en texte la réflexion qui, à partir d’une constatation de l’usure des formes classiques de la poésie, échafaude progressivement la théorie d’un vers libéré de ses mesures, de ses rimes et du compte des syllabes muettes (pour ne citer que cela en matière d’expression) et, en matière d’inspiration, doit rechercher une clarté qu’elle reproche aux symbolistes de ne pas assez cultiver. Programme novateur, certes, mais dont la tentante souplesse risque de mener au pire. Que va en faire Krysinska ? La première partie du choix établi par Seth Whidden permet d’en juger. Les Rythmes pittoresques (1890) sont des tentatives encore bien hésitantes, avouons-le, entachées de banalités et de reprises lassantes de vers identiques (c’est à la mode). Dans Joies errantes (1894) et Intermèdes (1903), Krysinska maîtrise mieux la matière poétique et compose quelques belles œuvres où sont convoquées, en symbiose, la peinture et la musique. On y sent poindre aussi, paradoxalement, la tentation d’un retour vers une régularité rythmique. Dans une époque qui cherche sa manière, l’exemple de Krysinska est instructif. Index des dédicataires de poèmes, des repères biographiques et bibliographie sélective.
Laforgue. Jules Laforgue, Hamlet, suivi de : Carmelo Bene, Hamlet suite (Vagabonde, 2013, 94 p., 8 €). Heureuse idée de réunir Laforgue et Bene sous l’égide d’Hamlet car, dans les deux cas, il s’agit de se guérir de la fascination qu’exerce le personnage de Shakespeare et de se délivrer des idées qu’on se fait sur ce que doit être un chef-d’œuvre, un beau sujet, la posture qu’il faudrait adopter pour le traiter. Laforgue le constate lui-même : désacraliser Hamlet revient à le réinventer, de sorte qu’il est impossible de se débarrasser complètement de ce protagoniste encombrant. C’est sans doute la raison pour laquelle Carmelo Bene n’a eu de cesse de revenir sur cette pièce emblématique et son héros. Durant plus de trente ans, la figure d’Hamlet est venue hanter ce metteur en scène italien au théâtre, au cinéma, à la radio et même à la télévision, avec cette idée que pervertir le texte de départ et ses avatars permettrait d’engager une réflexion critique sur la pratique occidentale du théâtre. Avec Hamlet suite, il s’empare du palimpseste proposé par Laforgue dans Hamlet ou les suites de la piété filiale et compose un collage destiné à une performance musicale et vocale. Le résultat est à la fois détonant et flamboyant, même s’il faut beaucoup d’imagination pour se représenter le concert-spectacle qui constituait la finalité de ce travail de montage et d’écriture. Sur ce point, du reste, le préfacier, par ailleurs bien informé, aurait pu se montrer plus disert : il manque à cette édition quelques mots d’explication sur les conditions dans lesquelles la pièce fut exécutée et sur le sens du dispositif retenu par le metteur en scène pour témoigner à nouveau de son irrespect vis-à-vis de Shakespeare.
Larbaud. Valéry Larbaud, Jean Royère, Correspondance II (1921-1927) (Presses universitaires Blaise-Pascal, 2013, 230 p., 15 €). Voici le deuxième volet de la correspondance Larbaud-Royère, avec son habituel déséquilibre du fait de la perte de bien des lettres du premier (seize lettres de celui-ci, quarante-cinq de Royère). Cette partie est assez piquante, car, par-delà de l’estime réciproque, on décèle des points de nette divergence. Royère, en effet, cherche à imposer à son correspondant ses admirations : va pour Nau, dont il s’était fait le champion (il en mettait partout, comme de la muscade) et dont Larbaud s’attachera volontiers à servir la mémoire. Mais, en ce qui concerne Valéry, Larbaud dut être déconcerté : Royère n’éprouve d’abord aucune dilection pour l’écrivain, qu’il trouvait « triste et nul », puis il change brusquement d’avis, se flattant de ses relations avec celui-ci et suggérant à Larbaud d’écrire une étude sur l’auteur d’Eupalinos. Mieux encore, en 1925, il se vante de faire à présent commerce de manuscrits de Valéry ! Le désaccord le plus marqué viendra cependant à propos d’Armand Godoy. Celui-ci était devenu le mécène et le bailleur de fonds du Manuscrit autographe, la revue de Royère, lequel ne cessait de chanter partout ses louanges. D’où un appel du pied pour susciter un article de Larbaud sur les Chansons créoles du mécène : la réponse de Larbaud manque, mais on peut penser qu’il se déroba. Cela n’empêcha pas Royère de dédier à Godoy son Baudelaire, mystique de l’amour (1927) et de poursuivre sa campagne en faveur de celui qu’il considérait comme un grand poète méconnu. C’est donc tout naturellement qu’il enjoint de nouveau à Larbaud d’écrire sur Godoy. Ahurissement de son correspondant, dont la verte réplique a été conservée et qui refusa tout net. Jamais à bout d’arguments, Royère revint à la charge en soulignant la ressemblance de son héros avec Nau : « C’est une espèce de Nau pour le cœur d’une sensibilité farouche, extrême, frémissante. » La réponse de Larbaud à cette dernière lettre du volume se trouvera-t-elle dans le volume suivant ? C’est un fait que Royère ne cessait de solliciter Larbaud, qui dut finir par être agacé : il lui demande ainsi, successivement, un article sur ses poésies, un autre sur son Clartés sur la poésie, puis une préface à un florilège de La Phalange, puis des « Bouts de papier » pour Le Manuscrit autographe. Outre Valéry et Godoy, d’autres points de friction existaient sur les revues auxquelles collaborait alors Larbaud. Royère méprisait la NRf (et plus encore Gaston Gallimard) et critiquait vivement Commerce : « Ça grisonne, et c’est déjà passé. » Il voulait aussi, à toute force, avoir de siens poèmes publiés dans la revue d’Adrienne Monnier, Le Navire d’argent, mais se heurta à un refus de celle-ci, refus qu’il ne digéra pas. Les beaux temps d’avant 1914 étaient bien passés. Toutefois, par-delà ces divergences, demeurait un accord sur des points essentiels. Larbaud collaborera donc assez régulièrement au Manuscrit autographe et donnera à Royère son ouvrage Ce vice impuni, la lecture. Domaine anglais. Cette correspondance est par ailleurs des plus précieuses à la fois pour connaître les activités (assez diverses, on l’a vu) de Royère et toute la production de Larbaud dans les années 1921-1927, laquelle se trouve de surcroît éclairée par une douzaine de documents reproduits en annexes. En fin de compte, comme le souligne Delphine Viellard, la participation de Larbaud aux revues et collections de Royère sera, durant toute cette période, « de plus en plus restreinte », car les projets du premier étaient alors « tout personnels et tout entiers dirigés vers la traduction d’Ulysse et son Sous l’invocation de saint Jérôme ». Face à son enthousiaste mais encombrant correspondant, Larbaud finit ainsi par pratiquer une sorte de « retirance ».
Lenotre. G. Lenotre. Le grand historien de la petite histoire (Lattès, 2013, 280 p., 18 €). Le titre est un peu trompeur : il ne s’agit pas d’un ouvrage sur Gaston Lenotre, mais de textes de lui présentés par une dizaine d’auteurs, historiens pour la plupart. Tel quel, l’ouvrage est une introduction à l’univers de ce pape de la petite histoire, qui fut un conteur délicieux, un amoureux d’archives ayant l’art de faire parler sa documentation. Il n’hésitait pas, lorsque le document lui manquait, à combler ce manque par des hypothèses et, s’il restait près de ses sources, il savait aussi rendre présents et familiers ces destins, ces personnages souvent ordinaires mais pris dans les tourmentes de la grande Histoire. La Révolution était son époque de prédilection, comme le rappelle quelques-uns des textes choisis : sur la guillotine, sur Elisabeth Duplay (une des filles des logeurs de Robespierre), sur un épisode des massacres de septembre. Lenotre s’est aussi intéressé au règne de Louis-Philippe, à l’Empire et à bien des sujets non représentés dans ce livre.
Livres. Mona Ozouf, La Cause des livres (Gallimard, 2013, 652 p., 9,95 €). Réédition (rapide) en format de poche de plus d’une centaine de textes que l’historienne, académicienne et chroniqueuse a donnés au Nouvel Observateur en quarante années de collaboration. Le livre, préfacé par l’auteur, parcourt une masse de travaux, principalement français. Avec une qualité d’écriture constante, Mona Ozouf propose une sélection de ses chroniques en sept parties : littérature, correspondances, écrivains étrangers, figures féminines, tableaux de la France et des Français, période révolutionnaire, la dernière partie concernant la production d’une génération d’historiens — celle de Mona Ozouf —, particulièrement féconde. Cet ouvrage est un hommage à la nécessité des livres et de leur recension, pour que vivent les idées et se nourrisse l’Histoire. Défense et illustration de la Cause.
Lorrain. Jean Lorrain, Récits fantastiques, préfaces et notes de Florence Bellamy et Pascal Noir (L’Harmattan, 2012, 86 p., 12 €). Névroses et perceptions hallucinatoires de l’éthéromane sont à l’œuvre dans ces cinq nouvelles provenant de divers recueils, avec une introduction restituant les aspects autobiographiques du récit et proposant une étude de la symbolique des personnages, des situations et des cadres dans lesquels le héros passe dans un « autre monde » de cauchemar. Rappelons, à propos de cette introduction, que c’est Pierre, et non Judas, qui a renié trois fois le Christ. Notes et bibliographie complètent cette approche de l’univers du « prince perverti de la Décadence ».
Loti. Alain Quella-Villeger, Bruno Vercier, Pierre Loti photographe (Bleu autour, 2012, 320 p., 38 €). Cet album sera pour beaucoup une véritable révélation. Comme le soulignent les auteurs, ce n’est qu’à partir des années 1980 que l’on commença à connaître l’œuvre photographique de Loti, qui est considérable. Elle est souvent d’une grande qualité, accentuée par le noir et blanc ou le ton sépia des clichés. En fait, ce n’est qu’à partir de 1894 que l’écrivain commença à s’adonner à la photographie, « à la fois par plaisir et par souci documentaire ». Dès lors, il multipliera les clichés, avec une préférence pour les séries, et cet album est, parallèlement à ses livres, le meilleur commentaire de ses voyages : Palestine (1894), Inde (1899-1900), Perse (1900), Chine (1900), Égypte (1907), avec une nette préférence, on s’en doute, pour la Turquie (près de deux cents photographies). Loti n’oublie pas non plus de photographier des lieux de prédilection : le Pays basque et Rochefort, ainsi que ses amis proches, comme Edmond Gueffier. La plupart des clichés pris au Moyen-Orient ou en Extrême-Orient transmettent une impression de vide, celle d’un Orient immobile et non touché par la civilisation moderne : enfants nus devant la porte de Séoul, ombres de chameaux dans le désert de Tih, bédouins dans les rochers du Sinaï, la baie d’Along avec ses rochers à la Böcklin, très belles vues d’une Jérusalem déserte ou des ruines de Persépolis, temples vides de Madura. Souvent, il y passe comme une immense mélancolie, celle-là même que l’on ressent à la lecture des meilleurs ouvrages de l’écrivain. Parfois surgit un grouillement humain, comme dans les scènes d’ablutions à Bénarès ou au sanctuaire de Chri-Ragam. L’intérêt documentaire de toutes ces images est grand, car elles constituent, comme le disent les auteurs, « des sortes de reportages assez complets ». Mais par-delà cet aspect anthropologique ou ethnologique, elles révèlent tout le côté visuel et impressionniste de Loti. C’est ce qui lui permet de capter l’essence d’un paysage ou d‘une scène, par de véritables « instantanés » qui les éternisent. Ainsi, toutes les photographies prises à Istambul forment l’illustration idéale de livres comme Azyiadé, Fantôme d’Orient ou Suprêmes Visions d’Orient : scènes de rues et de marchés, caïques glissant sur le Bosphore, promenades aux Eaux-Douces d’Asie, passants sur le pont de la Corne d’or, échoppes du Grand Bazar, tavernes, cimetières et mosquées. Il faut souligner la parfaite réalisation technique de cet album et la beauté de la mise en page. Le format in-quarto augmente la puissance de suggestion des images (les reproductions sont excellentes, notamment celles sur double page). Loti, cet empiriste, un grand photographe et non pas un simple reporter ? Oui, sans discussion, et même mieux que cela : un photographe original, qui ne s’est soucié que de garder l’image de ce qui l’avait ému ou frappé, pour le sauver de la mort et du passage du temps. Qu’il s’agisse de chameaux dans le désert, du petit peuple d’Istambul ou d’enfants dans les ruines de la Grande Mosquée de Damas, tout cela est profondément senti, et saisi avec une immédiateté de vision confondante. Loti semble avoir réussi, du premier coup, ce que des photographes professionnels n’atteignent qu’au prix de beaucoup d‘efforts et de tâtonnements.
Malraux. André Malraux, « Non ». Fragments d’un roman sur la Résistance, édition établie par Henri Godard et Jean-Louis Jeannelle (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2013, 131 p., 15,90 €). Après La Condition humaine et L’Espoir, on s’attendait à ce que Malraux transfigure son expérience de la guerre en un roman aux accents épiques, qui aurait célébré les héros de la Résistance. On sait qu’il y songea et s’y essaya vainement jusque dans les années soixante-dix. Ce volume propose les épaves, souvent très belles, de ce chantier littéraire qui n’atteignit jamais son terme. Si Malraux pensa, dès la fin de la guerre, à un roman qui prendrait en charge les épisodes encore brûlants des maquis de Corrèze et de la Brigade Alsace-Lorraine, il ne s’attela véritablement à cette tâche qu’à partir de 1965, accumulant les notes et les versions successives de certaines scènes qui restitueraient l’esprit de la Résistance, de ces hommes et de ces femmes qui avaient choisi de dire « non ». Il le faisait à un moment où le roman traversait en France une crise d’identité, en même temps que s’estompait la vision héroïque de la Résistance qui avait prévalu dans l’immédiat après-guerre. Au cœur de ce dossier, on retrouve ces longs dialogues teintés de métaphysique qui constituaient la marque de fabrique de Malraux depuis La Tentation de l’Occident. Dans la postface à ces fragments, Henri Godard souligne par ailleurs l’apparition d’une forme d’humour et d’auto-dérision qu’on ne s’attendrait pas à trouver au voisinage de morceaux de bravoure plus conformes à l’image que l’on se fait du Malraux romancier. L’analyse accompagnant le texte permet aussi de comprendre comment la matière de ce roman inachevé a souvent pu trouver sa place ailleurs dans l’œuvre. Le volume propose notamment de larges extraits des Oraisons funèbres dont la relecture, confrontée à la découverte de ces inédits, met en relief avec acuité la récurrence des images et des questionnements structurant la mémoire de la résistance chez Malraux et plus généralement sa vision de la condition humaine. Enfin, à travers les pièces de ce dossier destiné à un large public — une version plus complète et détaillée de ce travail d’analyse et d’établissement du texte paraît en même temps aux Éditions du CNRS —, c’est aussi la question des pouvoirs de la fiction qui se trouve posée et plus précisément, dans le cas de Malraux, du renoncement aux sortilèges du roman.
Maupassant. Cécile Delile, Laure, Flaubert et moi… Maupassant (Éditions du Petit pavé, 2013, 203 p., 20 €). Il faut prendre ce livre pour ce qu’il veut être : un roman. L’auteur nous avertit donc : « Pour la logique du récit, il se peut que certains textes, extraits d’œuvres ou lettres n’aient pas été utilisés dans leur chronologie initiale et les dates modifiées. » Dont acte. Car les spécialistes, voire les lecteurs un peu avertis de l’histoire littéraire, seront surpris et n’apprendront rien sur le trio qui se trouve au centre de l’intrigue. Peu importe, l’essentiel est que les événements que l’auteur a traités sous l’angle du roman tiennent la route et suscitent l’intérêt. On sait quelle difficulté il y a à mettre en scène des personnages historiques. En l’occurrence, il n’est pas possible de faire ce qu’on veut de Laure de Maupassant, de Flaubert ou de Guy de Maupassant. Ils possèdent, les deux derniers surtout, une consistance qui s’impose à un public même peu prévenu. Il n’est pas possible d’éviter que Flaubert meure en cours de route, bien avant les deux autres, privant ainsi l’auteur d’un de ses premiers rôles. Pour combler cette perte, la romancière a imaginé une correspondance fictive entre le disparu et les survivants. Mais le fil est si mal cousu qu’on a peine à identifier ce procédé, qui serait par ailleurs admissible. Ce qui manque aussi à l’auteur, c’est d’avoir su choisir entre une autobiographie (comme l’annonce le titre) et un récit impersonnel. Les voix narratives y perdent en unité et vraisemblance. D’autre part, le postulat romanesque repose sur le fait que Flaubert est le père de Maupassant. Passe encore pour cette vieille lune, mais Cécile Delile n’arrive pas à se dépêtrer d’une intrigue où elle retrouve un des problèmes de Pierre et Jean sans pouvoir en tirer des effets puissants, ni des scènes possibles. Les évocations de l’époque sont d’un convenu affligeant. Enfin, l’écriture est peu digne de celle à laquelle le maître et le disciple nous ont habitués : elle est relâchée, pleine d’anachronismes de vocabulaire, bien réels et qui font tache. Ainsi, le verbe se dégonfler, au sens de « perdre son courage », n’entre guère dans la langue avant la guerre de 1914 : on ne peut le prêter à Maupassant. Et que dire de ces formules hardies : « Trinquons […], dit-il, en empoignant de ses larges épaules la tablée réunie ». Ou : « Enfin, debout à vos côtés, une épaule vous sourit » ? Comme il est écrit dans Pierre et Jean : « Ça ne fera pas un bon effet. »
Méditerranée. L’Invention littéraire de la Méditerranée dans la France du XIXe siècle (Geuthner, 2012, 258 p., 33 €). Le titre de cet ouvrage est un hommage à un autre collectif, paru en 1998 et dont il est la suite ou le pendant : L’Invention scientifique de la Méditerranée. À l’étude des enjeux épistémologiques, historiques et politiques de la constitution de la Méditerranée en objet de savoir scientifique, répond une interrogation « sur la fabrication (discursive, idéologique, politique) » du « concept » de Méditerranée au XIXe siècle. Dans une introduction attachée aux « modèles et paradigmes », Corinne Saminadayar-Perrin tient à distance deux tentations périlleuses : d’une part, la tendance à poser a priori l’existence propre, objective, de l’espace méditerranéen, conçu au contraire comme un « ensemble mouvant de représentations » ; d’autre part, la vision anhistorique d’une Méditerranée pensée comme atemporelle, ressaisie, à l’inverse, à partir d’un effort de périodisation — qui n’exclut pas les phénomènes de feuilletage, « recouvrement », « résurgence », « persistance » des représentations dans le temps. Seules les images inscrites dans les mémoires et fixées par le lexique (l’adjectif « méditerranéen » vient concurrencer l’adjectif « africain ») ont pu conférer une unité à un espace géographique morcelé, accueillant une « mosaïque de civilisations ». Le voyage romantique en Orient, la colonisation de l’Algérie ou le culte fin de siècle d’une latinité mythique constituent autant de moments et de phénomènes qui contribuèrent à doter la Méditerranée d’une unité provisoire et d’un sens historique souvent construit à partir de passés mythifiés. L’espace méditerranéen s’élabore ainsi en négatif de l’identité septentrionale (Mme de Staël et le groupe de Coppet), de la « civilisation » par définition européenne (Guizot), à moins qu’une alliance entre l’Europe et l’autre rive de la Méditerranée ne soit envisagée comme la condition d’un nouveau progrès technique et humain (les saint-simoniens). Enfin, les imaginaires coloniaux contribuent puissamment à façonner les représentations symboliques du bassin méditerranéen, en réactivant le modèle impérial romain et en postulant l’existence d’une continuité territoriale de l’Europe jusqu’aux limites du « continent noir ». Aussi de telles représentations ne peuvent-elles se comprendre, selon Corinne Saminadayar-Perrin, « qu’en lien avec la situation historique, idéologique, politique qui les produit et sur laquelle [elles] influent ». Pour échapper à l’illusion finaliste ou téléologique, l’ouvrage ne soumet les études rassemblées à l’ordre chronologique qu’à l’intérieur de chacune de ses trois parties constitutives. La première, La Méditerranée des voyageurs, mène du voyage romantique et du premier XIXe siècle (Chateaubriand, Lamartine) au Second Empire et à la guerre de Crimée. Alain Guyot montre qu’avec Chateaubriand, pour la première fois depuis l’Empire romain, le « voyage circumméditerranéen » constitue cet espace en « communauté culturelle ». Jean-Marie Roulin envisage, chez le même Chateaubriand, « une pensée de la frontière » faisant de la Méditerranée, dans Les Martyrs et Les Aventures du dernier Abencérage, un « lieu de passage » et une « barrière » ; s’il reste commandé par « la bibliothèque » et « la mémoire littéraire », ce lieu est pensé par l’écrivain dans sa dimension géopolitique stratégique, à disputer à l’Angleterre autant qu’à l’Empire ottoman. Sarga Moussa s’attache à « la pensée méditerranéenne de Lamartine » dans son premier Voyage en Orient (1835) ; l’ambition lamartinienne de réunir par de nouvelles communications méditerranéennes l’Afrique, l’Asie et l’Europe, en une pax mediterranea inscrite dans quelque providence, est lourde d’implications colonisatrices. L’expédition militaire de la guerre de Crimée, perçue à travers plusieurs témoignages par Édouard Galby-Marinetti, met en application une logique expansionniste qui contribue à modifier les contours territoriaux et à décentrer l’espace continental vers la Méditerranée. La deuxième partie de l’ouvrage glisse, quelque peu artificiellement, des voyages aux Fictions et représentations. Si les articles d’ouverture (l’Italie selon le groupe de Coppet) et de clôture (les colonies d’Afrique du Nord dans la chanson) de cette section ne concernent pas spécifiquement les représentations de la Méditerranée, les deux textes centraux sont passionnants. Émilie Klene étudie Manuscrit trouvé à Saragosse en montrant comment « les us et coutumes méditerranéens semblent constitutifs des êtres du roman » ; la Méditerranée, pensée comme carrefour des civilisations, devient le lieu où interroger l’idée d’universalité humaine par-delà les particularismes culturels. Franck Laurent se demande « où est l’Orient », en tant que « paradigme de l’ailleurs », chez les voyageurs romantiques. L’imprécision géographique de cet Orient nourrit la rêverie des voyageurs, déplaçant la zone de passage tantôt au-delà de l’Italie, tantôt après la Grèce, tout en « orientalisant » la proche Espagne. Une « géographie du désir » se met ainsi en place, par laquelle se pense la « porosité réciproque des mondes ». La dernière partie, Savoirs, pouvoirs, est celle qui se rapproche le plus de l’ouvrage « frère », L’Invention scientifique de la Méditerranée dont un des coauteurs, Daniel Nordman, livre ici une contribution consacrée à la Méditerranée comme « objet scientifique » – à partir de l’Exploration scientifique de l’Algérie de 1840-42. Corinne Saminadayar-Perrin envisage les « paradoxes de l’universel » chez Michelet, pour lequel la Méditerranée « n’est ni une évidence géographique, ni une donnée historique : plutôt un espace d’expérimentation, où d’incessantes confrontations, entre rencontres et conflits, mettent en question l’articulation entre identités nationales multiples et solidarité mutuelle des sociétés humaines ». Philippe Régnier revient sur le saint-simonien « enfantinien » Michel Chevalier et son Système de la Méditerranée, premier texte envisageant en 1832 une union euro-méditerranée fondée sur la mise en réseau des centres de production, l’établissement de lignes de transport et d’un réseau de banques de crédit. Sarah Al-Matary, à travers « l’homme méditerranéen de Paul Adam », chez qui le racialisme refonde le discours « méditerranéiste », analyse la manière dont l’anthropologie et la littérature ont servi la politique colonialiste. L’ouvrage collectif, attaché au « dispositif hétérogène » que constitue la Méditerranée au XIXe siècle, n’échappe pas lui-même à l’hétérogénéité, voire au « bricolage » dans l’assemblage de ses contributions parcellisées — mais tel est le lot commun de ces publications.
Mémoires. Pauline de Pange, Comment j’ai vu 1900 (Grasset, 2013, 240 p., 8,90 €). Réédition, en format de poche, d’un livre publié d’abord en 1962 et souvent vanté comme une bonne évocation de la « Belle Époque ». En effet, mais à condition de préciser : d’une certaine Belle Époque, et vue par une enfant. « Nous vivions à la maison comme au XVIIIe siècle », reconnaît l’auteur, née Pauline de Broglie. Ses parents disposaient d’au moins quatorze domestiques et les repas étaient servis dans des assiettes d’argent ou de vermeil, pour des menus comptant sept ou huit plats. Vie très réglée, avec les visites à la famille, les séjours à la campagne et les vacances à Dieppe, toujours avec des bataillons de domestiques. Dans des demeures immenses, pleines de meubles anciens, les enfants étaient constamment bridés, et toute spontanéité leur était interdite ; pas question non plus de fréquenter des camarades d’une autre classe sociale. La jeune Pauline découvre cependant les toutes premières autos circulant dans Paris, puis les débuts du cinématographe, et ceux du téléphone, que sa caste ne prend guère au sérieux : « On considérait le téléphone comme une invention de luxe ne pouvant convenir qu’aux bavardages de dames, et personne n’y attachait d’importance. » La politique faisait souvent irruption dans cet univers si douillet, ainsi l’Affaire Dreyfus, avec la mère de l’auteur exultant en apprenant la condamnation prononcée lors du procès de Rennes. Pauline de Pange a l’honnêteté de reconnaître : « Il va de soi que je n’avais pas encore le moindre esprit critique, et je partageai sincèrement le soulagement général en apprenant cette grande nouvelle. » Toutefois, lors de l’anglophobie suscitée par l’incident de Fachoda, elle se montre troublée et refuse de communier avec l’opinion publique française. Le volume s’achève, non en 1914, mais sur l’Exposition 1900 et un discours de Heredia à l’Académie Française en 1902. C’est le seul moment un peu littéraire du livre, d’où l’art et la littérature sont totalement absents, et comme interdits aux enfants, auxquels on ne laisse comme seule nourriture que la comtesse de Ségur et Walter Scott. Seule petite erreur de mémoire : le fameux dessin de Caran d’Ache sur l’Affaire Dreyfus est attribué ici à Forain. Au total, une évocation honnête et précise d’un monde particulier et totalement hermétique, contemplé avec les yeux d’un enfant attentive.
Musset. Emmanuel Godo, Une grâce obstinée. Musset (Cerf, 2010, 218 p., 22 €). Poursuivant l’enquête qu’il mène sur « les rapports de la littérature et de la spiritualité », Emmanuel Godo aborde ici le cas difficile de Musset, auteur finalement peu étudié par la critique et rarement replacé dans son contexte. Seul, peut-être, Paul Bénichou a vraiment affronté sa complexité dans L’École du désenchantement. C’est plutôt en partant de Jankélévitch et du « presque rien » qu’Emmanuel Godo parcourt les diverses tentations de Musset et cherche à comprendre ce personnage si facilement réduit à de désastreux stéréotypes. Un portrait sensible et réussi.
Naulleau. Éric Naulleau, Pourquoi tant d’E.N. Chroniques et polémiques (Jean-Claude Gawsewitch, 2012, 376 p., 20,90 €). Éric Naulleau s’est fait connaître comme analyste professionnellement impitoyable de la littérature contemporaine (Petit Déjeuner chez Tyrannie, Au secours Houellebecq revient !, Le Petit Livre noir du roman contemporain en collaboration avec P. Gourde), avant de poursuivre sur le petit écran vespéral son entreprise de démolition. Il recueille dans le présent volume des notes de lecture données au Matricule des Anges, à Chronic’art et à Paris-Match et des interventions faites à la radio ou à la télévision. Certains de ses confrères en critique littéraire estiment que sa dent dure est toute d’affectation. Charles Dantzig ne trouve pas plus grâce à ses yeux que Patrick Besson (lequel juge nul La Jeunesse incertaine de Michel Polac, que lui-même admire), mais il loue en revanche la belle langue classique d’un Angelo Rinaldi ! La liste de ses détestations est longue et comporte beaucoup de femmes, de Christine Angot (« qui écrit avec ses pieds ») à Lydie Salvayre, en passant par Virginie Despentes (« King Kong Théorie n’est pas seulement un livre atterrant de bêtise, un monument d’incompétence, un espace où toute pensée se fige sur place, glacée, jusqu’à l’ultime neurone par le degré zéro »), Muriel Barbery ou Amélie Nothomb. Éric Naulleau, qui ne s’est pas fait que des amis au prix de sa renommée médiatique, se défend en protestant que l’on prend désormais pour de la méchanceté ce qui n’est que le simple exercice de l’esprit critique et revendique sa liberté d’expression en se moquant des émissions qui se prétendent culturelles mais font subir aux téléspectateurs « les échanges d’un auteur qui n’a pas écrit son livre avec un chroniqueur qui ne l’a pas lu » (lui-même participe pourtant à de telles émissions). Si l’on peut négliger dans son livre les pages où il traite de football ou de bande dessinée, son tropisme européen lui fait consacrer quelques pages intéressantes à Ismaël Kadaré, Peter Estherhazy, Varlam Chalamov, Danilo Kis ou Imre Kertesz. Son admiration pour Claudio Magris chantre de la Mitteleuropa l’y a sans doute poussé. Contempteur scrogneugneu des petites gloires du moment, Éric Naulleau célèbre aussi Henri Calet, Emmanuel Bove, Raymond Guérin, Paul Gadenne, Yves Martin, Georges Hyvernaud ou Jean-Pierre Martinet dans des textes pleins d’empathie, lesquels ont le mérite de faire oublier, dans ce recueil, des chroniques qui auraient pu ne pas quitter l’oubli où elles étaient légitimement destinées.
Nerval (1). Le Diable rouge. Almanach cabalistique pour 1850, par Gérard de Nerval et Henri Delaage, présentation de Gérard Brix (Plein Chant, 2013, 90 p., 14 €). Quatre exemplaires ont survécu de cet almanach, indique Michel Brix, et il faut mesurer la chance qui nous est donnée de lire cette édition : rien ne remplace un tel fac-similé, surtout réalisé avec la perfection de celui-ci, pour faire comprendre au lecteur d’aujourd’hui l’intérêt et surtout l’étrangeté absolue de cet ensemble de textes hétéroclites. C’est un véritable almanach, avec ses pages de calendrier, ses prophéties, ses bizarreries, sa présentation sur deux colonnes en petit corps, très largement illustré (en particulier par le jeune Nadar), et l’on ne saurait imaginer quelque chose de plus impur, de plus incontrôlable, de plus étranger, de plus inassimilable à une édition des Œuvres complètes de Nerval genre Pléiade. Gérard en reprit diverses pages dans Les Illuminés et dans quelques articles de L’Artiste. Cependant, les limites de sa collaboration sont difficiles à définir. Disons, pour revenir à des débats qui bercèrent notre jeunesse, qu’un pareil document justifie beaucoup plus l’approche de Jean Richer que celle de Claude Pichois. Les amateurs de Jarry seront heureux de voir ressurgir tout à trac l’évêque marin Mensonger cher au docteur Faustroll et emprunté à Aldovrandus (sans aucune référence, il va de soi). Ajoutons enfin que la mention du nom des auteurs Nerval et Delaage est parfaitement trompeuse, puisque l’Almanach était anonyme (aussi bien les noms ne figurent-ils que sur la jaquette qui enserre le volume).
Nerval (2). Michel Brix, Nerval. Glanes et miettes de presse (Champion, 2013, 312 p., 50 €). Sous ce titre qui fleure bon son XIXe siècle, Michel Brix publie vingt-cinq études sur Nerval de longueur très variée (celle qui concerne Nerval et Janin, fort sévère pour ce dernier, fait quarante pages). Elle apportent toutes du nouveau, découvert, comme le sous-titre l’annonce, dans la presse. Le lecteur a le sentiment qu’il s’agit d’un recueil d’articles parus au long des années, mais il n’en est rien, précise Michel Brix : l’ensemble est inédit. Tous ceux que touche la vie secrète du poète trouveront des questions qu’ils ne s’étaient peut-être jamais posées — « Nerval, nègre de Houssaye ? », « Nerval est-il l’auteur de Paradoxe et vérité ? » — et auxquelles, malheureusement, nulle réponse certaine ne peut être apportée. Ce qui est certain, en revanche, c’est que Nerval a collaboré avec les célèbres frères Cogniard, les « frères siamois du vaudeville », pour une comédie intitulée Pruneau de Tours, jouée en 1850. Gérard n’en avait pas l’air plus fier que cela. Michel Brix a retrouvé le texte, qu’il publie en appendice : à chacun de juger.
NRf. La Nouvelle Revue française. Les colloques du centenaire, Paris, Bourges, Caen (Gallimard, 2013, 564 p., 26 €). Il n’aura donc fallu pas moins de trois colloques pour célébrer dignement le centenaire de la fameuse revue. Même si la matière était exceptionnellement riche, cela peut sembler beaucoup — ou trop peu. Dans ce copieux volume, on trouve néanmoins des analyses de grand intérêt, dont certaines apportent de surcroît de nouveaux éléments ou proposent des éclairages nouveaux. Ces trois colloques avaient pour thèmes, respectivement, Positions de la NRf, La NRf, naissance d’un mythe et « L’esprit NRf » : définitions, crises et ruptures, 1909-2009. Rendre compte en détail des 29 communications et les discuter en détail étant malaisé, nous nous limiterons à certaines. Plusieurs tentent de préciser le rôle joué par Jacques Rivière, rôle qui fut en effet essentiel. D’abord, la communication Jacques Rivière dans la fosse aux lions, où l’on mesure toutes les difficultés, voire toutes les oppositions, que rencontra Rivière dans sa tâche. Particulièrement intéressant est ce qui s’y trouve exposé sur la rivalité entre Rivière et Jacques-Émile Blanche dans le domaine de la critique d’art, rivalité qui se termina par la défaite du peintre-écrivain, devenu persona non grata à la revue. Les relations entre Rivière et Paulhan sont par ailleurs étudiées par Bernard Baillaud, qui montre leurs différences encore plus que leurs affinités. En divers endroits du volume, il est aussi question des censures exigées par Isabelle Rivière, Anastasie bien-pensante qui avait une conception assez castratrice de l’œuvre et de la mémoire de son défunt mari. Par ailleurs, la figure de Paulhan est, faut-il le souligner, omniprésente dans nombre de communications, et il est certain qu’on n’aura jamais fini de gloser ses préférences et ses désaffections, et aussi certaines de ses légèretés, pour ne pas dire de ses boutades. Il est vrai qu’il n’eut pas la besogne facile, devant contenter, ou au contraire désespérer, des dizaines d’auteurs souvent fort égocentriques. On apprend également, au détour de la communication sur Gallimard et Paulhan, que le second se montra vivement contrarié que ses œuvres complètes aient paru chez Tchou, et non pas, comme il l’espérait, en Pléiade ! Étudiant La NRf et le roman, 1900-1939, Pierre Masson indique bien le refus de Du côté de chez Swann par Gallimard, mais ne mentionne pas, en revanche, celui du Voyage au bout de la nuit : rater ainsi les deux plus grands romans français du XXe siècle, voilà un double titre de gloire — pour la maison Gallimard, il est vrai, et non pour la NRf, — qui fait souhaiter qu’on cesse de nous bassiner avec les romans de Schlumberger, Ghéon, Rivière et autres, tous pareils, tous gris, tous fades, tous assommants. Déjà, Céline n’avait pas manqué d’enfoncer le clou : « Écrivez à la NRf ! Une sérosité pâle vous sourd, une mucosité blême exsude, s’étend fragile sur deux cents pages. L’effort divin est accompli ! Un immense écrivain de plus !… » Autre ratage : celui d’Apollinaire, que la revue ne récupéra qu’après sa mort (alors qu’elle avait, avant 1914, accueilli à bras ouverts Anna de Noailles, parisianisme oblige), comme le souligne Michel Jarrety dans La NRf et la poésie, où aurait pu être aussi signalée l’absence quasi-totale de Reverdy, lequel n’appréciait guère Paulhan et ne collaborera qu’une seule et unique fois à la revue. La NRf étant un groupe, il y eut aussi en son sein, comme dans tout groupe, des antipathies ou de nettes distances : d’un côté les mêmes Ghéon et Schlumberger menant leur croisade, de l’autre un certain « jansénisme » de la revue (dont se gaussera plus tard Cendrars), puis le manque d’amitié existant entre Gide et Gaston Gallimard, tout comme entre celui-ci et Paulhan. Mentionnons également les communications centrées sur des écrivains et leurs rapports avec la revue : Jouhandeau, Arland, Joe Bousquet, Blanchot, Jacques Lemarchand, Céline, parmi lesquelles on détache surtout celle sur La NRf chez Joe Bousquet (juin-septembre 1940), où est bien retracé le climat d’incertitude totale pesant, au moment de la défaite, sur le petit groupe de la revue qui s’était réfugié chez Bousquet, à Carcassonne puis à Villalier : Gaston Gallimard y apparaît comme particulièrement déprimé, et sans doute fut-ce là le moment le plus bas de sa carrière d’éditeur. Autre thématique à signaler : celle des rapports de la NRf avec d’autres pays : l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, l’Argentine, autant d’études permettant de mesurer le rayonnement international de la revue, qui supplanta définitivement le Mercure de France, lequel, après la mort de Gourmont, se trouva fort essoufflé et devint quasi moribond après la mort de Vallette — victoire qui ne dut pas déplaire à Gide, même si celui-ci, en 1949, donnera ses Feuillets d’automne à la maison d’édition de la rue de Condé. Transcrivons ici quelques petites notes ou anecdotes glanées au hasard des pages. Ce trait qui ne fait guère honneur à Gaston Gallimard : en août 1940, il fit sèchement savoir à Julien Benda qu’il lui interdisait désormais de se montrer à Villalier : le juif Benda venait en effet d’être durement attaqué par la presse collaborationniste. Plutôt déconcertant, un éloge du style d’Anatole France, délirant d’enthousiasme, auquel se livre Michel Drouin dans le tout premier numéro (1908) de la revue. Il est relayé en 1914 par Ghéon-Tyrtée, qui embouche la trompette pour exalter la poésie de Paul Déroulède (sic), vantant « leur juste appropriation au but, aux sentiments qu’elle veut susciter, aux esprits qu’elle veut entraîner et conduire ». Début 1919, « Gide souhaite par exemple publier du Cendrars dans le premier numéro, Rivière s’y oppose. » Et Bernard Baillaud nous rappelle que « La Nouvelle Revue française a manqué s’appeler Ulysse » ! Un seul regret, au terme de la lecture des actes de ces trois colloques : que la question artistique n’y ait pas été étudiée, ou très peu. Car il y aurait beaucoup à dire sur la critique musicale et picturale telle qu’elle fut pratiquée dans la revue, ne serait-ce que pour les nombreux articles du brave André Lhote, qui parlait si bien peinture, mais en faisait une tellement ennuyeuse.
Oubliés. Éric Dussert, Une forêt cachée. 156 portraits d’écrivains oubliés (La Table Ronde, 2013, 604 p., 20,60 €). C’est une surprise, et une bonne, que de voir rassemblés tous les articles qu’Éric Dussert a consacrés depuis vingt ans, dans Le Matricule des Anges, à des écrivains comparés à une forêt merveilleuse que cachent toujours les mêmes grands arbres tristes. L’ouvrage se situe dans la lignée de Charles Monselet avec ses oubliés et dédaignés, et l’on se souvient du Livre des Égarés (2000) par quelques « archéologues de la littérature ». Tous ces articles ont été publiés à l’occasion de la réédition d’un ou de plusieurs des livres des auteurs recensés, généralement par de petites maisons d’éditions, animées par des directeurs de collection érudits. La plupart sont de la fin du XIXe siècle ou chevauchent le XIXe siècle. La lecture de ce livre peut se faire en piochant, du fait de sa richesse et de sa variété. Citons les noms de ces « oubliés, pardon pour l’avalanche : les romantiques petits et moyens (Philarète Chasles, Charles Rabou, Théophile Dondey, Joseph Méry), les humoristes (Charles Monselet, Edmond About, Eugène Chavette, Eugène Mouton, Gabriel de Lautrec, Gaston de Pawlowski, Cami), les poètes (Eugène Vermersch, Émile Goudeau, Jean Richepin, Robert Ganzo, Ilarie Voronca, Maurice Fombeurre), les fantastiques (William Chambers Morrow, Théo Varlet), les classiques de l’enfance (Kenneth Grahame, Tristan Derème), les explorateurs (Jean-Baptiste Charcot), les têtes dures (Marc Stéphane), les inclassables (Félix Fénéon, Mécislas Goldberg), les érudits (Alfred Delvau, Remy de Gourmont, Fernand Fleuret, Louis Perceau, Pascal Pia), les scandaleuses (Valentine de Saint-Point, Gabrielle Wittkop), les rares (Francis de Miomandre, Raymonde Linossier), les passeurs (Armel Guerne, Henri Parisot), les truculents (Gabriel Chevallier, Roger Rabiniaux), les Parisiens (Jacques Yonnet), les exemples (Jean-Richard Bloch, Régis Messac), les populaires (Maurice Dekobra), les journalistes voyageurs (Henri Béraud, Marcel Sauvage, Titaÿna), les marginaux (Auguste Boncors, André Martel), les anars (Émile Pouget, Albert Paraz, Jean-Louis Brau), les pataphysiciens (Emmanuel Peillet, Michel Ohl), les inconnus ou méconnus (Flor O’Squarr, Alcanter de Brahm). Travaillant à la BnF et écumant les librairies, les bouquinistes, les marchés de livres d’occasion, l’auteur a fait de nombreuses redécouvertes. On passera sur ses opinions tranchées et sur une certaine propension à la polémique, dont il fait montre au détour de maints alinéas : au moins témoignent-elles de sa passion pour la littérature.
Proust (1). Michel Erman, Marcel Proust. Une biographie (La Table Ronde, 2013, 372 p., 8,70 €). Y a-t-il une vie pour Proust après Jean-Yves Tadié, tant son pavé biographique paru chez Gallimard paraissait définitif ou presque ? Eh ! bien, la réponse est oui, grâce à Michel Erman, qui signe un livre d’une limpidité merveilleuse et d’une grande finesse. C’est un tour de force d’avoir condensé ainsi cette vie aux rencontres multiples, en évitant une énumération de noms avec ou sans particule, où le risque d’égarer le lecteur était élevé. Michel Erman prétend « recréer le flux de l’existence », comme il l’annonce dans son avant-propos, et c’est précisément ce pari qui est réussi et nous fait suivre la trajectoire du petit Marcel vers le grand Proust comme en lisant un roman. Dans cette biographie écrite au présent, il y a un rythme qui ne trompe pas sur l’érudition de l’auteur et sa virtuosité à la faire passer au lecteur. Il s’agit en fait de la réédition retravaillée d’un ouvrage paru en 1994, mais que le fleuve Tadié avait charrié aux oubliettes. Entretemps, Michel Erman a fait paraître un « bottin proustien » et un livre sur les « lieux proustiens ». Ce nouveau livre est dédié à Henri Bonnet, autre grand érudit, maintenant oublié. Mentionnons aussi la couverture, qui paraît issue des reliures fantasmagoriques de Jean de Gonet pour les volumes de La Recherche qui viennent d’être exposées à la BnF.
Proust (2). David R. Ellison, Proust et la tradition littéraire européenne (Classiques Garnier, 2013, 324 p., 38 €). Ce quatrième volume de la bibliothèque proustienne des Classiques Garnier reprend, avec un recul de plusieurs années, une thèse de doctorat et des conférences de l’auteur. Il expose essentiellement des analyses issues de la lecture de Proust, avec une série de parallèles comparatifs incluant Ruskin, Kafka ou Kant, et, plus près de nous, Heidegger, Sartre, Sarraute et Butor. Le titre de l’ouvrage n’est pas le plus indicatif de son contenu, d’une part parce que l’on ne sait pas bien ce que serait la « tradition littéraire européenne » dans le présent contexte, d’autre part car il s’agit avant tout d’une sorte d’approche en miroir de quelques auteurs face à Proust. L’ouvrage est érudit, avec des passages qui intéresseront les proustiens déjà bien au fait, mais ce n’est certainement pas une lecture pour le grand public, car une étroite connaissance des détails de La Recherche est nécessaire. La partie consacrée à Ruskin — près d’un tiers du volume —, paraît disproportionnée par rapport au restant du livre, et les quatre pages sur « Freud et Proust » nous font penser que, sur ce thème, il existe le récent ouvrage de Jean-Yves Tadié, Le Lac inconnu, car on reste ici le bec dans l’eau. Plus subtiles sont les pages sur la Venise de Proust, ou l’étonnant chapitre mettant Proust et Kant dos à dos plus que face à face, qui débute avec virtuosité sur le « mensonge » : si, pour Kant, l’homme se détruit en mentant, pour Proust il est un des moteurs de la vie. Deux points de vue pas forcément irréconciliables, mais rappelons-nous que, comme le rire, le mensonge est le propre de l’homme : il fait donc partie de ce qui définit notre « humanité » et ne peut donc l’anéantir. Le comique, la narration et d’autres concepts sont encore abordés dans ce livre, qui reste largement sans fil conducteur. On pressent ce qu’avouait l’auteur dans son introduction, à savoir la réunion de textes divers dont le point commun était d’être consacrés à Proust par la même plume. Ceci explique peut-être l’incongruité du titre.
Proust (3). Michel Blain, À la recherche des lieux proustiens : un périple l’œuvre en main : promenades dans Paris, Illiers-Combray, Cabourg et Trouville, avec quelques détours par Venise, Amiens, Rouen, Versailles, Bayeux, Caen… (L’Harmattan, 2012, 186 p., 20 €). Quel lecteur de La Recherche n’a souhaité flâner sur la plage des Roches Noires ou de Cabourg, ou dans la campagne d’Illiers, ou suivre, non pas la trace du narrateur, mais celle du vrai Marcel entre les boulevards Malesherbes et Hausmann, la rue de Courcelles et le Ritz ? Un de ces lecteurs s’y est attelé. Comme le sous-titre l’indique, c’est d’un vrai périple dont il s’agit, et peu de choses restent dans l’ombre ou le mystère. Même l’invraisemblable circuit de Swann à la recherche d’Odette sur les grands boulevards est décortiqué pour aboutir à une explication tout à fait rationnelle. C’est ainsi un véritable guide, que l’on peut suivre à la trace en empruntant à gauche, puis à droite, et ainsi de suite, les itinéraires que Michel Blain a vérifiés et explorés. L’intérêt principal du livre est l’adresse avec laquelle l’auteur nous promène à travers l’œuvre elle-même, mine de rien, et fait parfois surgir à l’esprit de son lecteur quelque réminiscence de ce que l’on avait oublié ou négligé dans La Recherche Venise, Versailles, Caen et d’autres localités sont évidemment au programme des visites. Merci à l’auteur pour ces promenades poétiques et instructives, dont Marcel aurait apprécié l’humour.
Proust (4). Donatien Grau, Tout contre Sainte-Beuve : l’inspiration retrouvée (Grasset, 2013, 300 p., 24 €). Reprenant une formule célèbre de Sacha Guitry, Donatien Grau s’interroge sur l’animosité contre Sainte-Beuve que la doxa prête à Proust. Et si, plutôt que contre, il n’était pas plutôt tout contre, c’est-à-dire très proche ? C’est cette thèse, à première vue paradoxale, que l’auteur développe dans un essai touffu qui multiplie les analyses et les références. Dans une longue introduction, il replace Proust dans la lignée des écrivains dédaigneux du mot de Pascal sur le moi haïssable et le situe en tant que père de cette autofiction qui a fait florès ces dernières décennies. Proust, on le sait, distingue le Moi social et le Moi profond, qui est celui de l’artiste, et il reprochait à Sainte-Beuve de ne s’intéresser qu’au premier de ces Moi, tel qu’il apparaît superficiellement dans les biographies. Sainte-Beuve était-il toutefois celui que ses disciples ont peu à peu momifié ? Donatien Grau s’attache à rapprocher les deux écrivains, à montrer que Proust était finalement très proche de celui qu’il semble attaquer. On se souvient que c’est Bernard de Fallois qui intitula Contre Sainte-Beuve un ensemble de manuscrits hétérogènes, et que Proust n’a jamais fait une critique théoriquement fondée de ce qu’on pourrait appeler la « doctrine » de Sainte-Beuve, car celui-ci, par son absence absolue de systématisation et son célèbre scepticisme, a plutôt incarné cet esprit français si peu doctrinaire qui plaisait tant à Nietzsche. Ce sont ses disciples qui ont fait de Sainte-Beuve un esprit étroit cherchant par principe à tout expliquer par la biographie : la réalité est bien plus complexe. Si Proust a soutenu la fameuse théorie des deux Moi, qu’il n’a d’ailleurs fait que reprendre, et s’il l’a défendue contre un Sainte-Beuve qui aurait suggéré dogmatiquement de tout lier dans une conception unifiée de l’identité, il faut reconnaître qu’il y a chez lui une coexistence des Moi plutôt qu’une opposition ou une dichotomie. Proust repousse le biographique, car il se doute bien que son œuvre court le danger d’être lue à cette aune — et il n’avait pas tort, car c’est sa réputation de dandy mondain qui le fit dans un premier temps écarter de la NRf. Il n’en est pas moins proche d’un Sainte-Beuve qui ne se résume pas à l’idée réductrice à laquelle une certaine doxa proustienne a fortement contribué. Dans ses débuts, avec ses Salons, Proust est un auteur beuvien, rappelle Donatien Grau, qui montre bien la proximité qu’il y a entre Volupté, archétype du roman de formation dont Amaury, le personnage principal, est le double fictif de l’auteur. Il n’est pas jusqu’à Port-Royal qui n’apparaisse comme un modèle de savoir total hors de la fiction préparant la voie à l’esthétique proustienne. « Les indices sont trop nombreux, les preuves trop conséquentes, pour qu’il soit possible de ne pas voir en Sainte-Beuve et en son œuvre ce qu’ils sont avec évidence et grandeur : des sources cruciales dans leurs imbrications, du réseau esthétique qui aboutit à l’écriture d’À la recherche du temps perdu et se reflète dans ce roman. » On le voit, l’auteur affirme avec vigueur sa thèse qui s’oppose à l’idée d’un Proust totalement hostile à Sainte-Beuve. Décidément, on n’en a jamais fini avec Proust.
Proust (5). Michel Erman, Les 100 mots de Proust (PUF, 2013, 126 p., 9 €). Ce petit livre est une sorte de mini-« dictionnaire Proust » rédigé par un seul auteur, auquel on ne pourra reprocher son caractère incomplet, puisque la limite des 100 mots est là. Les spécialistes de Proust trouveront certes le volume du livre — moins d’un trentième de La Recherche — plutôt minçolet, mais il est aussi un petit sésame pour le néophyte qui veut prendre contact avec l’œuvre et l’écrivain, ou pour celui que taraude la culpabilité de n’avoir jamais dépassé les trente premières pages de Swann. L’incomplétude de ce survol n’est donc pas grave, même si les zélotes s’offusqueront de l’absence de certains de leurs personnages favoris, ou de références à ce qu’ils estiment être des passages fondamentaux. Par ailleurs, le fait que seule la plume de Michel Erman nous guide dans le labyrinthe est gage d’homogénéité et de simplification. L’enchantement du Vendredi Saint dans Parsifal n’est pas cité comme source de la petite phrase de la sonate de Vinteuil ? La neurasthénie n’est pas vraiment abordée ? Aucune importance ici. Il est juste dommage que le mot « humour » n’y figure pas !
Réfractaires. Bruno de Cessole, Le Défilé des réfractaires : portraits de quelques irréguliers de la littérature française (Perrin, 2013, 590 p., 11€). « L’hippopotame se décourage, la parole s’évanouit, les chiens aboient, la caravane passe, mais le réfractaire reste. » Fort de ce proverbe prétendument bantou (peuple auquel on prête volontiers toute la sagesse du monde), Bruno de Cessole fait défiler sous les yeux du lecteur plus de cinquante écrivains français en un exercice de critique mais surtout d’admiration. L’amateur d’éreintements ne trouvera pas son plaisir dans ce livre où, s’il y a quelques petits coups de griffe (à Sartre, ou à Suarès dont la cambrure don-quichottesque est un peu moquée), règne presque toujours l’empathie. L’auteur parle d’écrivains qu’il aime, qu’il a lus avec attention et qu’il sait caractériser avec de jolis bonheurs de plume (« la séduction perverse de la litote » chez Modiano). On est loin du « pédantisme jargonnant et dogmatique de la nouvelle critique », dit-il à propos de Thibaudet : on peut lui retourner le compliment. Pas très tendre pour « le jardin de sous-préfecture des lettres françaises contemporaines, hantées par des cohortes de nains de jardin reproduits à la chaîne et dont les pseudo-audaces obéissent à des règles de marketing éditorial précises », Bruno de Cessole s’attache à des réfractaires qui renâclent à bêler avec le troupeau : Bloy et Bernanos, bien sûr, mais on trouve dans la liste quelques noms qui surprennent. Jean d’Ormesson, par exemple : « non pas lui, tout de même ! » dit-il lucidement, avant de se livrer à la démonstration inattendue et moyennement convaincante qu’il a bien sa place dans le défilé. A propos d’Aragon, autre surprenant réfractaire, il s’interroge : « Est-ce un hasard si les plus grands stylistes se rangent, dans leur majorité, à droite ? La langue, et sa plus haute forme, le style, sont-ils par essence des valeurs conservatrices ? L’esthétique a-t-elle partie liée avec la réaction ? » Et s’il rappelle la phrase de Thibaudet : « Le métier d’écrivain fait fatalement rouler à droite celui qui l’exerce », c’est parce qu’il y trouve une réponse à son interrogation un peu rhétorique. La cause est entendue, on sait vers où penche Bruno de Cessole, qui voit dans l’affaire Dreyfus, ce drame de l’injustice, « une occasion rêvée et cynique pour Jaurès, Herr ou Blum d’en finir avec la réaction et l’institution militaire », qui cite « antisémite furibond » parmi les appellations élogieuses dont peut se flatter Bloy, qui traite Briand de « triste sire » et pose à propos de Léon Daudet la douteuse équivalence « homme de droite, c’est-à-dire homme libre ». À l’orée de ce XXIe siècle où l’homophobie paraît s’estomper est-il encore permis de parler de la « liaison crapuleuse » de Rimbaud et Verlaine ? Heureusement, abondent les formules qui frappent : Claudel « bouledogue brutal et ventripotent », Colette « Bergère écologique ou écrivain pour minous ».
Régnier. Bernard Quiriny, Monsieur Spleen. Notes sur Henri de Régnier (Seuil, 2013, 272 p., 21 €). Personnage anachronique dont les livres n’étaient sans doute pas tous nécessaires, Henri de Régnier est aujourd’hui passablement oublié. Le menton en galoche, la moustache tombante et le crâne dégarni, il avait tout du « vieux croûton » et peu se souviennent qu’il fut un homme de lettres parmi les plus en vue et les plus admirés. Depuis sa mort, la postérité, sur laquelle l’intéressé ne se faisait guère d’illusion, a tranché : Régnier est tombé dans le rayon des has been et des petits maîtres. Pourtant, comme le montre Bernard Quiriny, son œuvre ne mérite ni les excès d’honneur ni les indignités qu’elle a pu s’attirer, et le bonhomme reste attachant : tous deux appartiennent à une Belle Époque effacée par un siècle d’hystérie avant-gardiste, époque où l’écriture était affaire de gentlemen, un passe-temps noble, éloigné de toute prétention révolutionnaire. Riche d’anecdotes et servi par une familiarité avec les poèmes, romans et nouvelles de Régnier, le récit se déploie avec alacrité en une série de courts chapitres consacrés aux facettes souvent inattendues du personnage : Régnier jeune homme, Régnier en Amérique, Régnier versus Montesquiou, jusqu’à un savoureux Bric-à-brac de Régnier et une Bibliothèque de Régnier répertoriant les projets d’écriture que l’écrivain a laissés dans ses cartons, pour le plus grand bonheur des amateurs de littérature idéale. Au fil de ces chapitres thématiques recomposant le profil perdu de l’écrivain, on croise Mallarmé et ses mardis, Heredia, ses filles et leur amants, tout le petit monde perdu du symbolisme fin-de-siècle et du Mercure de France qui survécut à peine à la Première Guerre mondiale. Derrière certains traits de Régnier, on comprend que l’auteur se reconnaît lui-même, ce qui rend le modèle encore plus humain. L’ouvrage dégage un parfum de nostalgie : Henri de Régnier incarnait une idée de la littérature qui n’a plus cours aujourd’hui et qui manque assez cruellement, une littérature où le lecteur trouvait un repos de l’âme et l’homme de lettres sa dignité.
Rimbaud. Sébastien de Courtois, Éloge du voyage : sur les traces d’Arthur Rimbaud (Nil, 2013, 313 p., 21 €). Qui n’a pas eu des idées d’évasion vers les pays lointains ? Et qui n’a pas été exalté dès l’adolescence par Rimbaud, d’abord comme poète, puis comme voyageur, deux symboles de liberté ? C’est à une réunion de ces élans que nous convie ce livre dont on aurait pu craindre le pire, tant les mythes du voyage et de Rimbaud sont éculés. Il n’en est rien, il se lit agréablement comme ce qu’il est, c’est-à-dire un récit de voyage, dont le tracé est celui de Rimbaud entre l’Arabie et l’Afrique, quoique dans des directions parfois différentes. En nous parlant surtout de lui-même, l’auteur évite l’arrogance de nous professer Rimbaud et ses voyages, ses trafics, ses rencontres, même si c’est bien cela le fil conducteur de l’ouvrage. Celui-ci est d’ailleurs ponctué de citations de lettres de Rimbaud et de personnes qui le connurent ou le croisèrent là-bas, mais cela reste anecdotique. On trouve parfois que les états d’âme de Sébastien de Courtois n’ont pas un intérêt démesuré, mais il ressort de cette lecture tranquille une atmosphère qui est bien celle des pays lointains rêvés de notre adolescence, en nous rappelant quelques grands prédécesseurs, d’Henry de Monfreid à Nicolas Bouvier. Enfin, l’auteur est un connaisseur de la culture de ces pays, notamment de celle des chrétiens d’Orient, ce qui donne quelque valeur aux commentaires qui parcourent le récit.
Rougemont. Denis de Rougemont, Journal d’un intellectuel en chômage (La Baconnière, 2013, 254 p., 15 €). Signe des temps, Denis de Rougemont tombe peu à peu dans un certain oubli, de sorte que toute réédition est bienvenue, qui permet de juger de l’acuité de la pensée de cet intellectuel cheminant hors des sentiers battus, qui reste un des « noms » de l’écriture suisse romande. Ce Journal, d’abord édité en 1945, date du début des années 1930, quand Denis de Rougemont se retrouva sans emploi après la faillite des éditions Je Sers, dont il avait assuré la direction littéraire à Paris. Sans emploi de 27 à 29 ans, mais certes pas inactif, puisqu’il écrira assidûment durant cette période passée en partie à l’Ile de Ré — notamment ce Journal, qu’il définit comme n’ayant « rien d’intime », du fait de ses réflexions générales sur le monde et son évolution, qui lui paraissent dépasser ses propres états d’âme, mais aussi du fait qu’il doit gagner sa vie et veut le publier ! Pas d’artifice, donc, pas de tentative de camouflage à la Gide voulant faire passer, comme à contrecœur, une intention publique pour les retranchements d’un jardin secret. Très simplement, Rougemont utilise ses rencontres avec les gens du pays pour donner des perspectives sur la société contemporaine, sans que, pour autant, on ait affaire à un ouvrage politique. Celui-ci est bien plus, heureusement, notamment par cette sorte de philosophie de la vie quotidienne qu’il renferme. Rougemont s’interroge sur la précarité (en particulier la sienne), sur le fait de travailler ou de ne pas travailler pour un intellectuel, et d’être ou ne pas être dans la grande marche sociale de l’époque. Relevons sa mention tout à fait claire des camps soviétiques — nous ne sommes pourtant qu’au début des années trente — pour tous ceux qui, dans le sillage plus tard de Sartre et bien d’autres, diront : « On ne savait pas ! »
Roussel. Raymond Roussel, Œuvres théâtrales. Impressions d’Afrique. Locus Solus. L’Étoile au Front. La Poussière de Soleils (Fayard, 2013, 852 p., 42 €). Comme le souligne Annie Le Brun dans l’introduction, le théâtre fut la grande passion de Roussel, et la biographie de François Caradec nous avait montré la place qu’il aura tenue à la fois dans l’enfance et dans l’âge mûr de l’écrivain. À cela s’ajoutait que, comme nombre de ses contemporains, Roussel, grand admirateur de Rostand, voyait dans le théâtre un moyen efficace pour acquérir cette gloire qu’il souhaitait tant et que ne pouvaient guère lui procurer ses poèmes et ses romans. Toutefois, les quatre pièces rassemblées dans ce volume sont fort différentes : Impressions d’Afrique (1911) représente la mise en dialogues, faite par Roussel lui-même, de son roman de même titre ; Locus Solus (1922) fut en grande partie écrit par Pierre Frondaie, qui transforma le roman si descriptif de Roussel en une simple intrigue policière. Ces deux pièces ayant été des échecs, Roussel songea à écrire directement pour le théâtre, et ce furent L’Étoile au Front (1924) et La Poussière de Soleils (1927), qu’on ne saurait qualifier de triomphes. Le théâtre de Roussel — nous laisserons de côté le Locus Solus grossoyé par Frondaie — est d’un genre si particulier qu’on ne s’étonne pas de son peu de succès, malgré les fortunes qu’y dépensa l’auteur. L’imaginaire qui y triomphe nous ramène tout naturellement vers l’enfance, vers ces spectacles du Châtelet et ces adaptations de Jules Verne qui avaient tant fasciné le petit Roussel. Aussi ses propres pièces vont-elles effectuer un retour vers cet univers féerique, en redoublant de topiques et de procédés, ce qui ne pouvait que déconcerter les spectateurs. On le voit bien dans Impressions d’Afrique, où de nombreux personnages (Talou, Louise Montalescot, Adinolfa, Soreau, Bex) se lancent dans de longs récits, qui peuvent passer pour d’interminables monologues, abusant vraiment de la patience du spectateur. Encore la pièce comporte-t-elle de l’action, avec notamment la grande scène du gala des Incomparables ; il en va tout autrement dans L’Étoile au Front, pièce totalement statique et qui constitue vraiment un « théâtre de chambre » (Patrick Besnier). On sait que cette pièce repose à la fois sur l’enchaînement vertigineux des répliques et sur la présence récurrente d’un certain nombre d’objets renvoyant à tout un univers culturel, d’ailleurs souvent imaginaire. Ce fétichisme de l’objet était d’ailleurs déjà présent dans la pièce Impressions d’Afrique avec, notamment, l’histoire du manuscrit autographe de Roméo et Juliette de Shakespeare ; mais dans L’Étoile au Front, il est systématisé, jusqu’à constituer le ressort même de la pièce, laquelle est conçue comme un tout parfaitement clos. Bien différent est La Poussière de Soleils, situé en Guyane et qui constitue un « théâtre d’aventures » (Sophie Lucet), ce qui nous ramène une fois de plus au paradis de l’enfance, mais aussi à certains récits de Verne comme Maître Antifer — de ce Verne qui fut la grande idole de Roussel. Tout cela nous montre que le théâtre de Roussel est aux antipodes du théâtre de son temps, aussi bien des pièces réalistes que de la psychologie d’un Bataille ou d’un Bernstein ; mais, paradoxalement, son anachronisme même n’assurerait-il pas justement sa survie ? Foin de l’« action », foin de l’« étude des caractères » : voici des pièces qui sont des machines à créer de l’imaginaire, à nous faire rêver, selon des recettes aussi efficaces qu’éprouvées. Car, dans imaginaire, n’y a-t-il pas magie ? Tel est bien ce que nous dispensent les trois pièces de Roussel. Le travail d’édition de ces quatre textes n’était pas simple : alors que, pour L’Étoile au Front et La Poussière de Soleils, nous disposons des éditions publiées chez Lemerre (et, pour la seconde pièce, du manuscrit autographe), nous n’avons, pour les deux autres, que des dactylographies, ce qui a donné lieu ici à des annexes et des variantes. Soulignons aussi que les deux premières pièces étaient jusqu’ici restées en partie inédites, et que cette édition est la première à en donner le texte complet. À la lire, on voit que le merveilleux roussellien fonctionne parfaitement sur scène. Ces pièces forment une sorte de Gala des Incomparables auquel le spectateur est invité à assister, d’abord avec une curiosité perplexe, puis avec jubilation, ainsi que le fit jadis Talou VII, empereur du Ponukélé, en contemplant les naufragés du Lyncée.
Saint-John Perse (1). Saint-John Perse, Calouste Gulbenkian, Correspondance 1946-1954, édition établie, annotée et présentée par Vasco Graça Moura (Gallimard, 2013, 322 p., 22 €). Cette importante correspondance inédite était restée inconnue et n’est pas citée dans la décapante biographie du poète donnée par Renaud Meltz, qui mentionne seulement, de manière laconique, les relations ayant existé avant 1940 entre les deux hommes. Précisons qu’il s’agit, par chance, d’une correspondance croisée, totalisant 89 lettres : 55 de Perse et 34 de Gulbenkian. Visiblement, celui-ci était un épistolier moins fécond, à cause de ses multiples occupations tout comme de ses ennuis de santé. On constate qu’il répond fréquemment par des télégrammes, pour s’excuser de n’avoir point répondu ponctuellement ; quant aux lettres qu’il adresse à Perse, il faut avouer qu’elles sont bien plus naturelles et moins apprêtées que celles du futur Prix Nobel. Par ailleurs, cette correspondance est resserrée sur une période bien précise, qui est celle de l’exil américain du poète. Or, comme le remarque Vasco Graça Moura, les deux hommes s’étaient rencontrés en 1926 : on en vient donc à penser que c’est durant son exil que Perse se sera subitement souvenu du magnat du pétrole. Faut-il croire que cette résurrection n’était peut-être pas tout à fait désintéressée ? Durant toute cette période, on voit en effet le poète se chercher activement des mécènes… Et s’il n’a pas repris ces lettres dans le « Pléiade » qu’il érigera à sa propre gloire, c’est sans doute qu’il avait ses raisons. Quoi qu’il en soit, sa première lettre de 1946 se caractérise par un ton éminemment solennel, sinon rhétorique, et surtout par une mise en scène très savante. Orphelin, exilé solitaire et sans ressources (dans une lettre de 1950, il donne carrément le chiffre de sa pension de retraite), Perse n’hésite pas à assurer à son correspondant : « envers vous seul, je romps ce silence » — flatterie insigne, mais bien inexacte, comme l’a également relevé non sans ironie Vasco Graça Moura. Pour les compliments, il n’y va pas non plus avec le dos de la cuiller : l’amitié et la confiance que lui témoignent Gulbenkian sont, déclare-t-il, « l’une des émotions les plus profondes et les plus rares de ma vie d’homme ». Au sujet de la première réponse de son ami, il lui affirme non moins sérieusement : « J’ai longtemps porté sur moi votre lettre. » Gulbenkian le crut-il sur parole ? Dès lors, Perse va lui adresser de longues missives, parfois très longues, remplies d’informations politiques, financières et économiques, puisées évidemment aux meilleures sources américaines. Le résultat le plus clair fut qu’en 1949 Gulbenkian lui proposa, et avec succès, de lui verser pendant deux ans une allocation de 6 000 $. Au fil des mois et des années, les lettres de celui-ci se feront plus longues et plus nourries, se transformant quasiment en pensums ou, si l’on préfère, en rapports diplomatiques. Tout en documentant copieusement son correspondant sur les sujets politiques et économiques qui le préoccupent (attitude américaine face à l’URSS, menaces sur le Proche-Orient, possible dévaluation du dollar, etc.), Perse sculpte avec une grande maîtrise ce que Roland de Margerie appelait « son personnage d’exilé volontaire », dégoûté de la politique et de la littérature. Était-il d’ailleurs si seul là-bas ? Il apprend incidemment, en effet, à Gulbenkian que le Congrès américain a voté spécialement pour lui une « loi individuelle » exceptionnelle, « votée à l’unanimité par les deux Chambres » et lui assurant le statut de résident permanent : on a quelque mal à croire que ce vote était parfaitement spontané et que Perse n’ait pas fait jouer à fond ses nombreuses relations américaines. Sur le plan littéraire, on le voit persuader son correspondant que tel article d’Alain Bosquet, tout comme le livre que celui-ci lui a consacré en « Poètes d’aujourd’hui », ont été faits totalement à son insu : ne lui fallait-il pas préparer un peu le terrain pour ce Prix Nobel qu’il convoitait ardemment en secret ? Par ailleurs, il met un point d’honneur à se montrer fort au courant de la politique mondiale, ce qui lui vaut d’évoquer certaines de ses bêtes noires (Paul Reynaud, De Gaulle) ou d’émettre sur Staline ce jugement pour le moins paradoxal : « homme équilibré [sic] et pragmatique, empiriste même ». De longues lettres sont consacrées à la guerre froide, aux menaces de guerre, à la guerre de Corée : bien que ne prévoyant pas à court terme de conflit mondial, le poète se montre assez pessimiste. Des désaccords surgissent parfois, ainsi lorsque Gulbenkian critique certains aspects de la politique extérieure américaine, ou évoque la responsabilité partielle de la France dans la situation anarchique du Proche-Orient. De son côté, tout en affirmant sa grande confiance dans la politique américaine, Perse se livre à des jugements assez sévères sur les Américains et leur style de vie (« manque de culture humaine et de maturité […], un peuple aussi d’anxieux secrets »), ce qui ne l’empêche nullement d’exhorter à diverses reprises, mais en pure perte, Gulbenkian à venir s’établir aux États-Unis. Il s’entremet également pour l’exposition, à Washington, de la collection de tableaux de celui-ci, ou pour le renseigner sur telle vente de livres précieux. Et c’est en botaniste chevronné qu’il lui donne des conseils pour enrichir de fleurs et d’arbres de choix sa propriété de Normandie ; plus prosaïquement, il le renseigne très ponctuellement sur les médicaments américains les plus propres à le soulager de ses ennuis de santé. Cette correspondance inédite complète ainsi l’image que l’on avait de Perse, de sa biographie et surtout de son personnage, et il faut louer Vasco Graça Moura pour son travail d’édition, de présentation et d’annotation. En refermant le livre, on se dit qu’il y eut bien, indubitablement, amitié entre ces deux hommes si différents, mais qu’il n’est peut-être pas sûr que, du côté de Perse, cette amitié ait été totalement dépourvue d’arrière-pensées. Une consolation, cependant : ces lettres de lui sont, pour changer un peu, totalement authentiques et telles qu’elles furent expédiées à leur destinataire ; c’est dire tout leur prix.
Saint-John Perse (2). Saint-John Perse en ses dictionnaires : l’idiolecte d’un poète. Actes du colloque de l’Université de Cergy-Pontoise, réunis et présentés par Catherine Mayaux (Champion, 2013, 168 p., 35 €). Le lexique de Saint-John Perse a parfois été critiqué, certains lui reprochant d’avoir tout simplement inventé certains termes étranges. Il n’en était rien, comme le montrent, à des degrés différents, les onze interventions de ce colloque. Scrutant « la syntaxe nominale de Saint-John Perse », Joëlle Gardes-Tamine montre la prédominance des substantifs dans les poèmes (influence de Rimbaud ?) et l’utilisation constante de procédés comme l’ellipse, l’exclamation et l’invocation, les énumérations et les prosopopées : bref, toute une rhétorique à l’œuvre. Sujet essentiel : « le mot savant chez Saint-John Perse », ici étudié par Henriette Levillain, qui décèle un « usage intensif de la polysémie », reposant souvent sur l’utilisation de « mots à double référence scientifique ». Autant dire que le poète aura beaucoup puisé dans les dictionnaires et les ouvrages techniques. C’est à juste titre que se trouve mentionné le Dictionnaire analogique de Boissière, lequel ne fut pas seulement mis à profit par la génération du poète, mais aussi par la précédente, celle de Huysmans et des symbolistes. Catherine Mayaux s’est attachée aux « hapax » dans l’œuvre du poète : entendez non pas les mots rares, mais ceux que l’on ne trouve qu’une seule fois, ou quasiment, dans son œuvre. Certains sont des mots tout à fait ordinaires : brume, nuages, santé, fonction ; d’autres, plus surprenants, comme tropical, qui n’apparaît que dans le tardif Sécheresse Pour ce dernier, on pourrait, comme Catherine Mayaux, se demander si des mots de ce genre ne masqueraient pas une réalité très présente, en fait, dans l’esprit du poète. Une découverte intéressante est celle du « cahier créole » inédit de Perse (1904 ?), mis en lumière par Claude Thiébaut, et intitulé Histoires et historiettes nègres en patois créole de la Guadeloupe. Il s’agit d’un petit cahier transcrivant des mots, des expressions, des proverbes, des devinettes, des anecdotes et des petites histoires, et qui démontre à quel point le créole faisait partie de l’univers d’Alexis Leger enfant, et combien celui-ci était sensible à la langue parlée locale qu’il entendait autour de lui. Certaines de ces transcriptions sont assez piquantes, mais on regrette que Claude Thiébaut n’ait pas jugé bon d’en reproduire d’autres, « infiniment plus osées, que nous ne citons pas ». N’est-ce pas là gommer une partie de la « créolité » du poète, même si celui-ci s’est plus tard « employé à masquer cette part de sa personnalité » ? Dominique Millet-Gérard, avec « Trois traductions d’Anabase par T.S. Eliot », montre à quel point Eliot a élaboré des traductions par trop littérales et discursives, faisant ainsi « violence à la brièveté native de l’anglais » et diluant notamment certains alexandrins du texte original dans une sorte de « paraphrase » un peu lourde. La consultation d’un exemplaire annoté, ayant appartenu à Perse, du Dictionnaire étymologique de la flore française d’A. Gentil (1923) permet à Giovanna Devincenzo de préciser que le poète, loin d‘être un simple érudit, était surtout sensible au pittoresque et à la valeur évocatrice de certains mots, comme s’il avait partagé l’« ivresse verbale » d’un Gourmont. D’autres études semblent d’un intérêt moindre, comme celle sur « Le préfixe et la préposition sur, catégories philosophiques chez Saint-John Perse », entreprise qui appelle à la rescousse Nietzsche et Aristote. L’impression que l’on retire de ce volume est que, comme tout poète, Perse prenait son bien — et surtout son bien lexical — là où il le jugeait bon : dans des dictionnaires, des ouvrages techniques, des flores, voire des prospectus touristiques.
Saint-John Perse (3). Giovanna Devincenzo, L’Impossible Retour de Saint-John Perse (Hermann, 2013, 242 p., 29 €). Voici une biographie qui ne dit pas son nom, mais qui en est une, avec la particularité d’être centrée sur les voyages du poète-diplomate. Surtout, le point d’accrochage de l’auteur est que Saint-John Perse, natif de cette Guadeloupe qu’il considérait comme le paradis sur terre, n’y remit paradoxalement de sa vie, en dépit de nombreuses occasions, jamais les pieds —au sens propre : un jour que son avion faisait escale dans cette île, il refusa de quitter la cabine et de fouler le sol où il était né. Le petit Alexis, qui avait vu le jour en 1887 sur l’île de Saint-Leger-les-Feuilles, au large du port de la Pointe-à-Pitre, quitta définitivement les Antilles pour la France douze ans plus tard avec sa famille, pourtant établie là depuis plus de deux siècles. Déçu par le continent, Alexis Leger entamera une vie d’errance, qu’il sublimera grâce à ses fonctions de diplomate. Le livre aborde une dialectique faisant osciller le poète entre l’océanique paradisiaque et le continental corrompu qui force au voyage, donc à ce qui est à la fois recherche et fuite, mais avec l’interdiction morale de retourner dans le paradis originel. Derrière cela, on sent un mélange de nécessité émotive et de décision raisonnée. Comme l’écrit l’auteur, l’œuvre poétique de « se régit sur une dynamique dialogique opposant sans cesse errance et fixité, distance et terre d’origine ». La poésie maintenant centrée sur le souvenir magnifié de l’enfance dans un monde devenu mythique fait face à l’existence quotidienne d’une déambulation toujours insatisfaite dans le monde réel. Le livre fait redécouvrir un poète au son de la nostalgie du paradis perdu.
Sand. George Sand. Fils de Jean-Jacques (Presses universitaires de Lyon, 2012, 252 p., 15 €). Exprimons pour commencer un regret : cette édition aurait mérité une plus belle maquette éditoriale que celle-ci, avec ses surlignements en mauve façon « stabilo » sur la quatrième de couverture (mauve pour faire « romantique » ?), ses gros titres et ses numéros en gras en pages intérieures. Car ce travail constitue une somme rassemblant les principaux textes consacrés par Sand à Rousseau, entre 1841 et 1863 : Quelques réflexions sur Jean-Jacques Rousseau, article de 1841 d’abord écrit pour servir de préface aux Confessions, les principaux passages d’Histoire de ma vie (1854-55) où il est question de Rousseau, l’article À propos des Charmettes de 1863 et surtout le fragment inédit du roman inachevé, daté aussi de 1863, Mémoires de Jean Paille. Ce dernier élément fait tout le prix du présent volume. Son mérite consiste aussi à replacer en perspective des textes certes déjà édités et annotés ailleurs (notamment dans l’anthologie George Sand critique, 2007), mais chargés ici d’éclairer le projet romanesque inabouti de Sand. Fils de Jean-Jacques : c’est par ce titre que la romancière désigne, dans sa correspondance, l’œuvre en chantier. Le titre est intrigant, d’autant que Jean Paille, héros du roman, est présenté dans la fiction comme un petit-fils de Rousseau, le fils d’Annette, abandonnée aux Enfants-Trouvés en 1747 (le héros éponyme ignore qu’il est le petit-fils du philosophe de Genève). « Fils de Jean-Jacques » : l’expression ne désigne-t-elle pas, comme le suggère Christine Planté, les membres des générations post-révolutionnaires, engendrés par ce « père » du romantisme et de la société moderne que fut Jean-Jacques — un père qui abandonna ses enfants aux doutes et à la violence du siècle nouveau ? À moins que le « fils de Jean-Jacques » ne soit… Sand elle-même, qui se réclama d’une telle filiation indissolublement politique, éthique et esthétique. Elle tenta, par son œuvre, de se hisser à la hauteur de celui qui, en un siècle à la fois destructeur et constructeur, pensa la société, l’éducation, fit un usage critique et heuristique du concept de nature, s’intéressa à la botanique autant qu’à la musique, se fit défenseur de l’idéal contre les Encyclopédistes et les matérialistes. Par cette projection imaginaire, stratégique certes mais toujours richement symbolique, Sand se construit sa propre identité littéraire, chargeant son œuvre de se faire également pensive et rêveuse — utopique — pour tenter d’enfanter, par la puissance du récit, du symbole et de la parabole, un avenir égalitaire et fraternel. Dans un avant-propos, Christine Planté pose les jalons de ce compagnonnage biographique, philosophique, politique et littéraire (cela est intimement lié, chez Sand comme chez les romantiques) avec Rousseau. Une périodisation précise est établie, permettant de comprendre le jeu constant de fidélité avouée et de distance maintenue (sur la question des femmes, notamment), dans les années d’engagement socialiste de Sand, au moment des grands scandales déchaînés par l’indécence supposée (héritage des Confessions ?) d’Elle et Lui, ou, en cette année particulière du Second Empire qu’est 1863, tournant libéral où une inflexion sociale semble politiquement possible. L’introduction aux Mémoires de Jean Paille est remarquable de netteté et de pertinence. Sont explorés l’histoire de ce roman inédit, sa genèse, ses liens intertextuels, sa composition ; sont interrogés les enjeux qui l’ont suscité ; sont examinées les contradictions internes, voire les étrangetés de ces 107 pages manuscrites, où la discussion sur l’art des jardins occupe la plus grande place (le jardin ouvre autant de questions métaphysiques sur la création que d’interrogations politiques et économiques sur l’ordre, la propriété, le travail et la liberté) ; sont auscultées enfin les raisons profondes de l’abandon du roman : difficulté à trancher sérieusement sur la question du suicide éventuel de Rousseau, complexité politique du roman où la réflexion critique sur la révolution ne devait pas être un reniement, position symbolique intenable du personnage-narrateur, (petit)-fils de Rousseau. Cette dernière difficulté, Sand la surmontera en 1872 en relisant la Révolution française à travers le regard d’un personnage populaire féminin (l’héroïne éponyme du roman Nanon). L’établissement et l’annotation du texte des Mémoires de Jean Paille permettent à tout lecteur, même non « sandien », d’entrer dans cette œuvre inaboutie, fondée par la « fille de Jean-Jacques » sur une grande culture et une riche documentation dix-huitiémistes. Cette édition offre aussi un accès à l’atelier de travail de Sand et devrait écarter la représentation persistante d’une romancière réputée trop féconde pour être artiste. L’enjeu littéraire de ce Fils de Jean-Jacques comme de la filiation médiatiquement et artistiquement construite avec Rousseau n’est-il pas, justement, de contrer les tenants du formalisme et de l’art pour l’art, d’affirmer qu’il n’est pas de forme concevable en littérature hors de l’idée où elle s’incarne et de l’action qui la légitime ?
Simon. Claude Simon, Œuvres II, édition établie par Alastair B. Duncan (Gallimard, Pléiade, 2013, 1712 p., 66,50 €). Le contenu du premier tome, paru en 2006, avait été choisi par l’écrivain disparu l’année précédente. Il comprenait Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque ; La Route des Flandres ; Le Palace ; La Chevelure de Bérénice (nouvelle version de Femmes) ; La Bataille de Pharsale, triptyque ; Le Discours de Stockholm (pour la remise du Nobel) ; Le Jardin des plantes et deux écrits sur le roman. Cet ensemble défiait déjà la chronologie, ce qui n’étonnera aucun lecteur de Claude Simon, attendu que l’une des caractéristiques de son écriture est bien le brouillage des temporalités. Sachant qu’il y aurait une suite, l’auteur en avait exclu ses quatre premiers romans (Le Tricheur, La Corde raide, Gulliver et Le Sacre du printemps) pour la réédition desquels il faudra patienter. L’éditeur a regroupé dans ce deuxième volume des textes qu’il relie par le fait qu’ils seraient marqués par l’influence de la vie de l’écrivain sur son texte. Cela est vrai pour certaines œuvres, mais pas pour toutes. Quoi qu’il en soit, on peut désormais lire ou relire sur papier bible L’Herbe (1958), Histoire (1967), Les Corps conducteurs (1971), Leçons de choses (1975), Géorgiques (1981), L’Invitation (1987), L’Acacia (1989), Le Tramway (2001), plus Archipel et nord, qui ne fut publié qu’en 2009. S’y ajoutent, comme pour le volume précédent, des documents préparatoires montrant la méthode de travail de Simon. Cette édition bénéficie d’un appareil de notes qui, tout en risquant d’alourdir une première lecture déjà peu aisée, fait découvrir un univers où des œuvres se répondent, notamment à travers des leitmotive, comme celui du cheval. Pour se persuader d’une autre caractéristique de l’auteur — la description d’univers finissants —, on lira ou relira L’Invitation : outre qu’elle constitue l’un des meilleurs traitements artistiques de la période postsoviétique gorbatchévienne, cette Invitation rappelle qu’aussi austère qu’elle ait pu paraître (eu égard en particulier à la longueur des phrases), l’œuvre de Simon ne manquait pas d’humour. En attendant un tome 3 reprenant les premiers romans, la patrimonialisation méritée d’un des plus grands écrivains français poursuit sa construction, menée par d’excellents architectes.
Sternberg. Lionel Marek, Jacques Sternberg ou L’Œil sauvage (L’Âge d’homme, 2013, 360 p., 23 €). Jacques Sternberg avait tout du looser. De son vivant, il lui fallut des années pour parvenir à persuader des éditeurs de publier les livres qu’il avait écrits dans la fièvre de sa jeunesse. Par la suite, il passa pour un auteur de science-fiction, un polygraphe et un personnage de Saint-Germain-des-Prés naviguant sur son solex, puis un amateur de voile fuyant la civilisation. Depuis sa mort, il est en passe d’être oublié. Son fils, lui-même écrivain, s’est attelé à sa biographie et a tenté de réparer cette injustice. On assiste ainsi à une enfance choyée dans la bourgeoisie belge, nourrie de lectures et d’images à travers les œuvres de Jules Verne, Le Magasin pittoresque, Le Tour du Monde, Le Journal des voyages et autres sujets à rêveries. Puis survient la guerre. Juif, « Nathan », comme son fils le nomme au long de sa biographie, voit son père disparaître et doit se cacher, puis lutter. Son refus du monde et son humour noir viennent de cette expérience tragique de « survivant ». Sur le plan de la création, il a toujours oscillé entre l’expansion et la concentration. L’expansion lui a permis de réaliser de multiples travaux d’édition, comme ses anthologies de la revue Planète et un chef-d’œuvre d’érotisme tel qu’Agathe et Béatrice, Claire et Dorothée. Relèvent de la concentration ses écrits de science-fiction, qui en firent un écrivain prometteur dans les années 50 à partir de La Sortie est au fond de l’espace, ses Contes glacés, ses histoires ultracourtes, « légendes sans dessins » (188 contes à régler, 300 contes pour solde de tout compte), ses dictionnaires (Dictionnaire du mépris, Dictionnaire des idées revues) et ses pamphlets d’acariâtre (Lettre ouverte aux gens malheureux et qui ont bien raison de l’être). Son écriture facile, à base de calembours, qui le faisait fuir même par Queneau à la NRf, est plus à même d’être appréciée aujourd’hui, depuis que Boris Vian est dans la Pléiade. Le témoignage de son fils vaut pour les informations inédites qu’il apporte et pour les résumés des œuvres qu’il donne. Ayant fait des études de psychologie, il insère même un compte rendu du test de Rorschach qu’il a effectué auprès de son père, ce qui ne se rencontre pas tous les jours dans les biographies ! Il ne cache rien des petites tricheries de l’écrivain, à commencer par le recyclage de certaines de ses pages. On regrette qu’il passe très vite sur l’amitié de son père avec Topor, sur lequel il publia un essai chez Seghers (qui n’est pas mentionné), ou sur sa fréquentation de la joyeuse équipe de Hara-Kiri. Sur la fin, l’auteur a tendance à mêler son autobiographie à la biographie de son père. On espère que cet essai relancera l’intérêt pour Jacques Sternberg, vrai écrivain.
Style. Gilles Philippe, Le Rêve du style parfait (PUF, 2013, 224 p., 24 €). Auteur, avec Julien Piat, de La langue littéraire (2009), Gilles Philippe signe un nouvel ouvrage sur un sujet qu’il a fait sien, celui du « style », comme avant lui quelques grands noms de la littérature, tels que Flaubert, Maupassant, Renan, Proust, Sartre et Camus, qui ne manquèrent pas de commenter le style des autres, tandis que le leur fait l’objet de considérations inlassables. Nombre d’entre eux, rappelle Gilles Philippe, rêvent de quelque perfection dans ce domaine (Proust le premier) et trouvent celui d’autrui détestable (Proust toujours, mais aussi Flaubert et bien d’autres). Le fil conducteur de l’ouvrage est le rapport de ces écrivains à la langue « classique », que celle-ci fonctionne comme un idéal ou comme un repoussoir. Cette problématique a le mérite d’être traitée ici avec une grande attention et déployée sur un temps long. La maîtrise du sujet est évidente, de même que la volonté d’éclaircir des enjeux parfois obscurs, comme la convocation d’un arsenal de citations le manifeste. L’imparfait de subjonctif occupe logiquement une place de choix et sert longtemps de marqueur stylistique aux écrivains qui l’emploient. Et comme il est question de style tout au long de l’ouvrage, il est permis de se demander dans quel style celui-ci est écrit. Celui de Gilles Philippe apparaît généralement « sans qualité », avec toutefois quelques coquetteries et maladresses (sur lesquelles il attire lui-même l’attention à propos de certains auteurs), qui rappellent la difficulté toujours renouvelée de l’écrit, de ce qui fait la norme et l’écart, le lourd et l’affecté, et bien d’autres qualifications encore, rappelées dès l’introduction. Le ton de cet essai est vif et plaisant, plus voisin de la causerie informée que de la littérature savante, peut-être parce que l’auteur traite un sujet qu’il connaît bien. Il permet de prendre la mesure d’une question qui, pour avoir toujours occupé le monde des Lettres, semble n’avoir suscité qu’une multitude de réponses péremptoires et subjectives, et assurément contradictoires.
Succube. Remy de Gourmont, Jean Lorrain, Jules Bois, Joséphin Péladan, Robert de Montesquiou, L’Ange noir. Petit traité des succubes (Les Billets de la Bibliothèque, 2013, 204 p., 17 €). Les succubes et les incubes nous visitent, dit-on, durant notre sommeil, et le plaisir qui en sort est démoniaque, ajoute-t-on. Comme le relèvent les auteurs de cette petite compilation, il s’agit souvent de cauchemars, mais parfois de rêves. Il n’est donc pas surprenant que ce soit la fin du XIXe siècle, entre occultisme et hypnotisme, qui voit la grande renaissance de ces anges noirs, dont les ancêtres remontent pourtant à l’Antiquité. Quoi de plus approprié, pour s’enflammer sur ces troubles visiteurs, que les plumes décadentes du Sâr Pélandan ou de Jean Lorrain ? Cette petite anthologie, préfacée par Delphine Durand et Jean-David Jumeau, nous instruit sur quelques écrivains largement oubliés (qui connaît Nicusor de Braïla, Gaston Danville ou Jules Delassus ?) et flatte le parfum de ces fleurs vénéneuses où Baudelaire, absent du volume, n’est cependant pas loin. Le mauve de la couverture entrouvre déjà la porte des mystères nocturnes, et quelques illustrations (Burne-Jones, Füssli, Thivier) rappellent que craintes et plaisirs oniriques coexistent inéluctablement.
Symbolisme. La Littérature symboliste et la langue, études réunies par Olivier Bivort (Classiques Garnier, 2012, 236 p., 29 €). Cet ouvrage donne les actes d’un colloque tenu à Aoste en 2009. Le problème de ces « colloques » métamorphosés en livre est celui de l’inhomogénéité et des déséquilibres de qualité et de forme des contributions, lesquelles ne sont généralement que faiblement éditées et polies par un coordinateur souvent soucieux de ménager ses collègues. Ces derniers n’ont pas trop rechigné à lui remettre leur précieux texte et, on ne sait jamais, le prochain colloque sera peut-être organisé par ce contributeur-là — et l’on aimerait y être invité. Voilà le résultat qui transpire de tous ses pores dans le présent ouvrage : quelques chapitres excellents, heureusement, malgré leur tonalité trop académique (pourquoi la prose académique est-elle sans cesse si absconse ?), comme ceux sur Laforgue ou Elskamp, mais aussi plusieurs contributions si expéditives qu’on les dirait rédigées dans le TGV du retour. Cet ouvrage, appétissant par son titre, est surtout destiné aux rayons des bibliothèques de ses auteurs — ou de leurs élèves.
Vélo. Les Bienfaits de la vélocipédie. Anthologie, florilège établi par Pierre Thiesset (Le Pas de côté, 2013, 253 p., 16 €). Voici un ouvrage qui n’est à offrir ni aux pédaleurs du dimanche, ni aux forçats de la Grande Boucle, mais plutôt aux amateurs de l’ambiance 1900 déjà bien pourvus en productions de ce type. Réalisé pour partie grâce aux archives du Touring Club de France, le livre relève d’un collage de textes et d’illustrations (le plus souvent des caricatures), issus de journaux, de guides, de romans parus dans les quarante dernières années du XIXe siècle. L’ensemble est fort bien édité, mais un peu répétitif, malgré quelques pépites : « Anémie, Neurasthénie, hystérie. — Autant et plus que tout autre exercice, la bicyclette est la pourvoyeuse de la triade hygiénique : air, lumière, mouvement. Elle est donc la médication de choix pour les anémiques, les chlorotiques, les neurasthéniques, les intellectuels fatigués, surtout pour ceux chez lesquels la maladie est provoquée plus encore par l’insuffisance d’exercice que par l’excès de travail […] en un mot, si l’on compare la poitrine à une pêche, la pulpe représentant la masse musculaire, le noyau la cage thoracique, et l’amande les poumons : le vélocipède développe l’amande qui agira à son tour sur le noyau en l’élargissant » (Dr Philippe Tissié, Guide du vélocipédiste pour l’entrainement, la course et le tourisme, Paris, 1893). On ne trouvera rien sur le dopage.
Vialatte. Alexandre Vialatte et les « Cahiers du Sud » (Au signe de la Licorne, 2012, 170 p., 25 €). Cette correspondance entre Vialatte et son éditeur marseillais Jean Ballard (1927-1960) montre à quel point l’écrivain aura été partagé, au début de sa carrière littéraire, entre ses attaches parisiennes, en particulier une collaboration à la NRf de Paulhan, et son tropisme marseillais, ancré dans Les Cahiers du sud animés par Jean Ballard. Cette revue, lorsque Vialatte la connut, venait de prendre la suite de Fortunio, créée en 1914 par Marcel Pagnol. Elle devait être tout autre chose qu’une revue régionaliste, ce que Vialatte se plut à souligner : « Les revues de province offrent souvent l’aspect déprimant d’une mase molle, inconsistante, de couleur rose, de saveur fade et d’intérêt restreint, le tout proportionné aux curiosités limitées de notabilités locales. Mais les Cahiers du sud échappent à la règle […] bielle excellente de la littérature contemporaine graissée tous les trois mois à l’huile d’olive par des mécaniciens de talent » (Revue rhénane de mars 1927). Fort de sa connaissance de l’allemand et de sa contribution à cette Revue rhénane entre 1922 et 1927, Vialatte contribua largement à ce que ces Cahiers offrent un relais privilégié de l’œuvre de Kafka, écrivain qu’il admirait et dont il mesurait avec plaisir la réception publique qu’il contribuait à construire : « Je trouve dans les cafés, dans les gares, dans les squares, les gens les plus divers qui me parlent soudain de Kafka par signes, par monosyllabes, par gestes algébriques ; Kafka se propage sournoisement ; il court dans le public, un public encore rare, comme l’eau sur les murs des maisons ; chacun, bientôt aura son robinet ; ils attendent, ceux qui l’ont déjà, le montrent aux amis d’un air heureux » (lettre 61). L’intérêt de cette correspondance Ballard-Vialatte réside également dans les détails souvent prosaïques qui tissent la réalité sociale d’intellectuels engagés en littérature et en résistance, qui se voient rarement mais s’apprécient hautement. Malgré les difficultés de tous ordres — rivalités d’éditeurs, retards, fatigues, problèmes d’argent —, l’écrivain défend ce qu’il considère comme le meilleur de la culture allemande, proposant aux revues des auteurs qu’il est l’un des rares en France, à cette époque, à suivre, lire, traduire, alors que monte le nazisme et qu’arrive la guerre. Avec les correspondances de Vialatte publiées à ce jour (comme les lettres à Maricou, son grand amour déçu), l’ouvrage présenté par Alain Schaffner donne la liste des traductions que l’auteur a réalisées et celle des ouvrages consacrés aux rapports de Vialatte et de l’Allemagne. S’y ajoutent quelques critiques des œuvres de Vialatte parues dans les Cahiers du sud : sa traduction du Procès de Kafka en 1934 (longuement recensée par Marcel Brion), son guide sur la basse Auvergne (1937), le roman Les Fruits du Congo (1951). Parallèlement, Vialatte élabore une œuvre littéraire dont ses admirateurs estiment aujourd’hui qu’elle n’est pas considérée à sa juste valeur. Cette correspondance est un moyen de découvrir la partie de cette œuvre la moins connue, notamment ce Kafka découvert en 1925 à la sortie du Château et dont il devait noter plus tard l’« innocence diabolique ».
Vian. Nicole Bertolt, D’où viens-tu Boris ? 1920-1939. Vian, de Ville-d’Avray à Landemer, enfance, adolescence, insouciance (Cherche Midi, 2012, 200 p., 30 €). C’est ce qu’on appelle un beau livre que cet ouvrage illustré de grand format, réalisé par une amie d’Ursula Vian-Kübler, veuve du personnage hors norme que fut Vian. L’auteur, qui veille sur le culte de Vian depuis plus de trente ans, présente ici, pour illustrer l’enfance et l’adolescence de l’écrivain, des textes, correspondances et manuscrits pour partie inédits, et surtout des photographies témoignant de la vie ordinaire d’un homme inscrit dans une sociabilité familiale et de voisinage très normalisée, tout en cultivant une attitude marginale par rapport à la Société, au nom de la différence de sensibilité qu’il se reconnait et dont son œuvre témoignera. Le livre est dédié à Ninon, la jeune sœur de Vian, dans la bouche de laquelle se serait trouvée l’origine de la reconnaissance, par les proches de Boris, de cette spécificité fraternelle. Tout y passe, de la généalogie au thème astral, des cartes postales aux lettres manuscrites, dans un ensemble dont l’auteur de L’Arrache-cœur et de La Java des bombes atomiques aurait peut-être ricané de sa voix nasale, fût-ce eu égard aux voisins de la famille que furent les Menuhin et les Rostand. Cet album de famille, pieusement conservé par les proches de Vian, est un outil traditionnel de mémoire familiale ; devenu un livre, il n’est susceptible d’être sauvé que par le parfum de nostalgie qu’il exhale.
Paul Aron, Jean-Pierre Bacot, Olivier Bara, Patrick Besnier, Julien Bogousslavsky, Jean-Marc Canonge, Alain Chevrier, Catherine Delons, Philippe Didion, Stéphanie Dord-Crouslé, Louis Forestier, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Jean-Jacques Lefrère, Sydney Lévy, Martine Reid, Claude Schopp