EN SOCIÉTÉ
Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel n° 207, septembre 2012 (13 rue du Pont-Louis-Philippe, 75004 Paris ; 110 p., 10 €). Fidélité au Japon, tel est le titre et le thème de ce numéro riche et varié. On apprécie en particulier l’étude de Dominique Millet-Gérard sur les Doïdotzu, recueil publié en 1945 et dont certains poèmes furent mis en musique par Louise, la fille de Claudel (qui signa Maria Scibor). Malheureusement fait tache une incroyable entreprise de cuistrerie sur les errata dans le Journal de Claudel : errata désignant les graphies de Claudel non conformes à la « méthode Hepburn » — c’est-à-dire au dictionnaire de transcription anglo-japonais publié en 1867. Claudel écrit Kobé : erreur, il aurait dû écrire Kôbe ! Si l’on comprend bien, il faudrait corriger le texte même de l’auteur, effacer son écriture personnelle (et non rectifier le travail de l’éditeur, objet, pensions-nous, de l’erratum). Des pages et des pages de ce bulletin sont ainsi remplies de listes de « corrections » (on y trouve cependant la correction bienvenue de quelques vraies erreurs de transcription). On s’étonne de voir le Bulletin Claudel se prêter à cette entreprise de normalisation.
Gautier. Études littéraires, automne 2011 (Université Laval, 2012, 134 p., 3 $ canadiens). Consacré à Gautier, avec l’injonction shakespearienne Comme il vous plaira, le numéro en étudie quelques facettes fantaisistes ou négligées : images de la Chine, influence de E.T.A. Hoffmann, « esthétique de la désinvolture » nous plongent au cœur de la fantaisie de la riche imagination de Gautier. Avouons pourtant que l’effet est parfois répétitif et que toute la science qui se déploie dans les notes aussi savantes qu’abondantes tient parfois du rouleau compresseur : il n’est pas sûr que Gautier s’y serait reconnu.
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide n° 176, octobre 2012 (2 rue du Creux du Pont, 34680 Saint-Georges-d’Orques ; 140 p.,10 €). Le Bulletin devient semestriel ! Cette considérable nouvelle est annoncée en ouverture, sans autre explication. En attendant d’en savoir davantage, lisons la suite des souvenirs du Hollandais Jef Last, feuilleton actuel du Bulletin, qui se poursuit avec le récit du fameux voyage d’URSS, où Last accompagnait Gide, Guilloux, Herbart et Dabit (qui meurt à la fin l’épisode, peu après une violente dispute avec Jef Last). Il y a des scènes déplaisantes, notamment celle où Last raconte comment il s’acharne sur un adolescent amateur de littérature, le poussant à se compromettre en parlant d’auteurs « déconseillés » par le régime stalinien ; le jeune homme s’enfuit, au bord de l’effondrement. Pendant ce temps, Pierre Herbart séduit un jeune marin, et Gide caresse les pionniers grimpés sur ses genoux. En outre, quelques souvenirs du peintre André Bourdil et une trop longue étude sur Gide et Chopin, du genre philosophique et prétentieux (sentiment largement dû aux intertitres trop envahissants, qui morcellent inutilement l’exposé).
Max Jacob. Les Cahiers Max Jacob n° 11-12, 2012 (Association des Amis de Max Jacob, 450 rue des Clémenderies, 45460 Bray-en-Val, 152 p., 17 €). La « lettre à un jeune homme » est un (sous-)genre littéraire que Max Jacob a énormément pratiqué. Les trois correspondances que publie ce numéro en sont un nouvel exemple, et le nom des jeunes gens n’est pas complètement oublié de ceux qui fréquentèrent la collection des Poètes d’aujourd’hui de Pierre Seghers : René Lacôte, Roger Lannes et Max-Pol Fouchet (celui-ci moins oublié de par sa présence à la télévision, aux légendaires Lectures pour tous). Max Jacob ne recule jamais devant un compliment après leurs envois de vers, et le mot « chef d’œuvre » abonde dans ses lettres : sans doute est-ce le meilleur moyen d’encourager les jeunes poètes. Cet intéressant ensemble, soigneusement présenté et annoté (par Béatrice Mousli, Anne Mary et François Vignale), est publié, souligne Patricia Sustrac dans son introduction générale, en écho au colloque d’Orléans de 2010 consacré à Max Jacob épistolier.
Messac (1). Quinzinzinzili. L’univers messacquien n° 18, été 2012 (71 rue de Tolbiac, 75013 Paris ; 32 p., abonnement : 30 €). Cette revue paraît depuis 2008 en hommage à l’œuvre pionnière de l’écrivain-journaliste victime de la barbarie nazie Régis Messac, historien et théoricien du polar (son Détective Novel a été réédité chez Encrage en 2011), mais aussi auteur de science-fiction. Le titre du bulletin reproduit celui d’un roman post-apocalyptique de Messac, paru en 1935, date à laquelle éclate une guerre mondiale. La présente livraison nous offre un florilège de cet univers. Cela commence par un compte rendu de l’assemblée générale de l’association qui nous rappelle ce que peut être la difficulté de celles et ceux qui œuvrent contre vent et marrées à la diffusion d’une connaissance en voie d’être oubliée, suivi de l’éditorial du petit-fils de Messac, Olivier. Jean-Claude Buard démontre ensuite une nouvelle fois ses talents de fureteur, détecteur et metteur en ordre, en relevant un défi lancé par Messac en 1928 sur la première occurrence du personnage de Rocambole. Il la situe en rez-de-chaussée de la une du quotidien La Patrie, le 13 septembre 1857. Cette première apparition concerne un vaurien âgé de douze ans. L’exégète montre comment Ponson du Terrail a dû modifier la biographie de son personnage pour lui donner un âge plus crédible au développement de son action délictuelle organisée, en un processus d’« ajustement narratif » présenté comme typique d’une écriture feuilletonesque. Guy Durlat propose l’étude d’une revue pédagogique oubliée, Les Primaires, qui se consacra, de 1919 à 1939, à la promotion de l’œuvre de Louis Pergaud, le romancier de La Guerre des boutons, publié en 1913. On trouve ensuite un dossier consacré à Marcel Boll (1886-1971), scientifique vulgarisateur qui collabora au Mercure de France et produisit des dizaines de livres (dont une liste exhaustive nous est présentée, hélas ! sans indication d’éditeur). Un article de Guibert Lejeune (« Marcel Boll, la science à l’infini »), un texte-souvenir de Pierre Yvan (« Marcel Boll, un savant trop vite oublié ») et un papier de 1939 de Messac (« Les deux infinis de Marcel Boll ») rendent justice à celui qui se comporta, sa vie durant, en inlassable médiateur. Un second dossier concerne Rosny aîné, pour lequel, ou plutôt pour lesquels, Jean-Guillaume Lanuque parle d’un « fatalisme darwinien et d’un vitalisme empathique ». Joseph Henri Boex (1856-1940) collabora d’abord avec son frère Séraphin Justin (1849-1948) sous ce pseudonyme de J.H. Rosny et cette fratrie produisit notamment La Guerre du feu en 1911. À partir de 1909, les deux frères commencèrent à publier chacun de leur côté sous les noms de Rosny aîné et Rosny jeune. Le premier, futur président de l’Académie Goncourt en 1926, fut un des pionniers de la science-fiction. Un article de Messac est consacré à un livre de Rosny jeune, La Pantine, histoire d’une femme en caoutchouc, livre que l’auteur juge comme « un bibelot obscène curieusement ouvré ». Messac toujours, dans un autre article de 1938, traite d’un ouvrage paru l’année précédente, La Menace invisible où, « dans le sillage de Wells », Charles de Richter (1887-1975) proposait à ses lecteurs une uchronie basée sur une grande guerre internationale intervenant en 1952, suivie d’une attaque massive de termites coordonnée par un pacifiste détruisant les villes des pays belligérants jusqu’à ce que leurs dirigeants acceptent de faire la paix. Après que les puissances combattantes terrassées auront accepté de s’entendre, le justicier donnera le lieu où se cachait « l’intelligence suprême de la termitière », laquelle sera détruite avant que, rapidement, le réarmement des états et les conflits ne recommencent. On peut se demander pourquoi Messac consacra un long article à ce livre qu’il trouvait « si mal écrit et de style incertain » et quel intérêt il y a à le reproduire dans ce numéro, sauf à nous permettre de replonger dans l’ambiance littéraire de l’avant-guerre et dans l’imaginaire qui avait cours. Pour clore cette livraison, avant les mots croisés (allez savoir si ce n’est pas la présence de cette grille qui a conduit de Centre national du livre à refuser d’aider la revue ?), Étienne d’Issensac présente des notes de lecture sur des ouvrages dont il est peu probable qu’en rendent compte d’autres supports. Les troisième et quatrième pages de couverture présentent les ouvrages de Messac disponibles en librairie et les seize premiers numéros de Quinzinzinzili. Le culte du préfigurateur est assuré.
Messac (2). Quinzinzinzili. L’univers messacquien n° 19, automne 2012 (71 rue de Tolbiac, 75013 Paris ; 32 p., abonnement : 30 €). Marcel Martinet, Henry Poulaille et Régis Messac : ce groupe de romanciers, journalistes, essayistes — oserait-on encore dire pour cette époque publicistes ? —, prolétariens et largement autodidactes a développé dans les années 1930 une théorie et une pratique d’écriture spécifiques. Cette mouvance fut attaquée par les « populistes », écrivains bourgeois ayant le peuple comme sujet, disciples tardifs de Zola, comme Lemonnier ou Thérive, sortes de continuateurs du naturalisme, qui professaient qu’il n’était pas besoin d’être membre d’un milieu social pour en parler pourvu que l’on enquêtât. Mais les écrivains prolétariens furent aussi modérément appréciés par le mouvement communiste naissant, dont les intellectuels partageaient peu ou prou la même analyse, mais voulaient les embrigader dans la Cause. C’est avec l’aide de la société des Amis d’Henry Poulaille que le présent dossier a été bâti. Guibert Lejeune étudie la manière dont le milieu de la fiction prolétarienne s’est construit après 1921, juste après le Congrès de Tours qui vit la naissance du courant communiste. Inscription dans le milieu social, prise en compte de la question de l’esthétique, respect d’une ligne politique, volonté d’indépendance, autant de déterminations qui se sont croisées et souvent entrechoquées. On a finalement vu ces écrivains conserver leur autonomie, alors que d’autres, comme Jean Guéhenno, considérés à tort, estime Guibert Lejeune, comme relevant également du groupe prolétarien parce que d’origine ouvrière, restent cependant attachés au monde bourgeois, à la fois par leur formation universitaire et par leur espoir d’accéder à l’Académie Française. De plus, leurs liens fréquents avec le Parti communiste et ses satellites les rendent suspects à la pureté du genre. L’article qui suit explicite ce que fut la position personnelle et particulière de Messac, en donnant à lire un extrait de sa Révolution culturelle et en présentant une typologie des périodiques littéraires de cette mouvance, complétée dans la suite du dossier, lequel comprend des titres oubliés comme Nouvel Âge, Prolétariat, À contre-courant, Maintenant, Les Primaires ou Simplement. Patrick Ramseyer étudie les débuts de Poulaille en littérature, présentant des extraits de sa correspondance et un petit poème en prose, Le Voyage à Cythère, seule, paru en 1921 dans le Cri de la banlieue. En piochant dans une œuvre abondante, Jean-Paul Morel nous offre les notes de lecture que Messac rédigea à propos d’ouvrages de Marcel Martinet, et deux lettres qu’il adressa à cet écrivain.
Naturalisme. Les Cahiers naturalistes n° 86 (Grasset, 2012, 418 p., 25 €). Deux dossiers substantiels enrichissent la livraison annuelle de ces Cahiers. Le premier, Zola et la foule, semble, à première vue du moins, offrir au lecteur un sujet connu : « Je vais à la foule », écrivait Zola. Lanson voyait en lui « le peintre des masses et des cohues ». Comme le rappelle Philippe Hamon dans son introduction, le thème de la foule est, comme par essence, attaché au Naturalisme, tout se passant comme si l’inhérence du topos à l’esthétique du roman de mœurs moderne interdisait de reprendre la question à nouveaux frais. Or, sous le mot de « foule » s’accumule, de façon plus ou moins organisée, une grande diversité de problèmes et de niveaux de réflexion : problèmes d’ordre sociologique, psychologique, idéologique, politique, technique, narratif, génétique, etc. Dépassant largement le plan coupé de la relation de l’individu au collectif, la foule chez Zola recèle tout un monde, une configuration complexe du temps historique et du temps subjectif, une tension créatrice et déformatrice entre la masse et le sujet, en somme les conditions de possibilité d’une poétique du roman. Les études composant ce premier dossier s’emploient à rendre compte de cette complexité, comme le montrent l’article d’Olivier Lumbroso (« Système des masses et grands ensembles » : poétique des foules dans Les Rougon-Macquart) et celui de Chantal Pierre, qui s’intéresse à la façon dont le type et l’individu s’élaborent dans un rapport d’opposition interne et de contraste calculé avec la foule. Citons, pour l’intérêt qu’il renouvelle dans cet ordre de questionnement, l’article de Béatrice Laville (Foule et peuple dans les derniers romans zoliens), ainsi que ceux de Lola Kheyar Stibler (Le personnage-individu dans « Une page d’amour ») et d’Adeline Wrona (Figures du pouvoir dans Les Rougon-Macquart : le cas de La Débâcle). Le deuxième dossier se consacre à la langue littéraire en 1880 et recueille des articles portant sur des questions de style, d’énonciation narrative, de langue et de sémantique. Tournant autour des problèmes sémio-stylistiques de ce qu’on appelle, après les Goncourt, l’écriture artiste, les études de G. Philippe et de Lola Kheyar Stibler situent les enjeux de l’écriture réaliste-naturaliste — écriture « sans style » de Maupassant d’une part et d’autre part écriture « hystérique », style pathologique du côté d’Anatole Claveau. Myriam Faten Sfar traite de la répétition dans l’écriture artiste des Goncourt. Christelle Reggiani aborde l’énonciation narrative en 1880 et plus particulièrement la question des « discours rapportés », des « phrases sans parole » et des « phrases parlantes » envisagées selon un point de fuite politique. Le volet Études littéraires et historiques recueille les varia de la revue : on y relève les contributions de Per Buvik (Naturalisme et vitalisme) et celle de Chiu-Yen Shih (La synesthésie dans la critique d’art de Zola). La partie Documents-Lettres inédites mérite également une halte et, pourquoi pas ?, une visite prolongée.
’Pataphysique (1). Viridis Candela. Le Correspondancier du Collège de ’Pataphysique n° 20 (51A rue du Volga, 75020 Paris ; 126 p., 15 €). Numéro consacré à la question du voyage dans le temps. On y trouve Quelques raisons de voyager dans le temps puisées aux meilleurs auteurs, de Wells à Silverberg, en passant par Jacques Rigaut et Barjavel. Potentialités du voyage dans le temps étudie les modalités d’une telle entreprise en alliant érudition littéraire et rigueur. Bien que Tiphaigne de La Roche appartienne apparemment au XVIIIe siècle, on signalera un article présentant cet auteur visionnaire « plagié par le réel ». La revue collégiale se voulant scientifique, on s’étonne du pléonasme « tachyons supraluminiques » et on regrette de lire qu’en 1925, « Schrödinger établit la fonction d’onde décrivant le mouvement ondulatoire des entités quantiques qui peuvent être en deux endroits à la fois » (de mécanique quantique, les rédacteurs de la revue ne semblent pas avoir les rudiments). La façon dont les univers parallèles se trouvent évoqués ne permet pas de se départir de toute inquiétude quant au contenu d’un prochain numéro dévolu aux « beautés pataphysiques de la science vulgaire ». En fin de volume, nécrologies de Carelman et Jean-Pierre Le Goff.
’Pataphysique (2). Viridis Candela. Le Correspondancier du Collège de ’Pataphysique n° 21 (51A rue du Volga, 75020 Paris ; 128 p., 15 €). Plusieurs articles sont consacrés au « délicat problème de l’équivalence ». Thieri Foulc retrace l’histoire des relations entre Dubuffet et le Collège, dont on pourra compléter la lecture par celle du catalogue de vente de la bibliothèque de Maurice Saillet, dispersée le 29 mai 1989. En fin de volume, nécrologie de Brunella Eruli. Avant cela, les comptes rendus habituels, diversement inspirés, dont celui d’une édition allemande de Locus Solus comportant des épisodes inédits, et celui, théâtral, d’une adaptation scénique des Onze mille verges. Ceux que l’évolution du Collège intrigue retiendront la satrapisation d’Olivier O. Olivier, de Carelman, de Dominique Noguez et de Simon Leys, ainsi que l’annonce d’une nouvelle organisation du corps provéditorial.
Péguy. L’Amitié Charles Péguy n° 138, avril-juin 2012, Péguy, les grands hommes et la République (16 rue Vavin, 75006 Paris ; 204 p., abonnement : 34 €). « Péguy, les grands hommes et la République », c’était le beau sujet, à cheval sur plusieurs disciplines, du dernier colloque de l’Amitié Charles Péguy. En voici les actes, qui proposent des variations sur l’admiration, et l’héroïsme et la définition du grand homme sont au cœur des explorations menées à bien. La plus ingénieuse des interventions est celle de Christian Amalvi, qui a établi et présenté le « Panthéon scolaire » à l’époque de Péguy ; chez les catholiques, ce ne sont que rois et saints (en tête, saint Vincent de Paul et le curé d’Ars ; écrivains et généraux chez les « laïques » (Voltaire et Hoche ouvrent la liste). Aucun nom n’apparaît en commun aux deux listes.
Perec. Association Georges Perec, bulletin n° 60, juin 2012 (Bibliothèque de l’Arsenal, 46 p., abonnement : 30 €). On apprend toujours beaucoup de choses dans ce petit bulletin fait d’échos et d’informations. Saviez-vous qu’« une question sur La Disparition a été posée lors du Jeu des mille euros sur France Inter, le 15 novembre 2011 » ? Mais l’essentiel de ce numéro consiste dans le procès-verbal de l’Assemblée générale de janvier 2012, largement consacrée aux problèmes techniques posés par la publication des Cahiers Georges Perec.
Sand. Les Amis de George Sand, nouvelle série, n° 34, 2012, George Sand et les arts du XVIIIe siècle (Mairie de Montgivray, rue du Pont, 36400 Montgivray ; 226 p., 17 €). Fidèle à sa vocation d’offrir à des travaux universitaires une édition imprimée qu’ils auraient du mal à produire de façon autonome, ce bulletin recueille les communications d’un séminaire dont les rencontres ont eu lieu de 2008 à 2012 sur le thème de George Sand et les arts du XVIIIe siècle. Prégnante, l’occupation de ce territoire éditorial par l’Université a l’avantage de proposer au groupe des « amis » des résultats de recherches et d’analyses jusqu’à récemment peu disponibles hors les cercles savants des colloques. La revue s’enrichit ainsi de notes bibliographiques et d’un superbe appareil iconographique (près de 70 illustrations), qui atténue l’aridité de l’ensemble. En contrepartie, seules quarante pages échappent à l’emprise proprement scientifique et un texte, solitaire, n’appartient pas aux communications présentées au séminaire : signé Jean Buon, il est consacré à l’arrière grand-mère par alliance de George Sand, Louise-Marie-Madeleine de Fontaine (1706-1799), deuxième épouse de Louis-Claude Dupin, arrière-grand-père de l’écrivain. Madame Dupin, dont Jean-Jacques Rousseau fut le secrétaire pendant quelques années, était d’extraction modeste mais de grande fortune par son mariage et tenait un salon. La postérité a surtout retenu l’ouvrage qu’elle a voulu consacrer à la défense des femmes et qu’elle n’a jamais publié. George Sand a consulté certaines des 26 000 pages manuscrites lors d’un séjour qu’elle fit, en 1845, dans ce château de Chenonceaux qui avait été acquis par les Dupin en 1733. La vie de George Sand, qui ne semble plus pouvoir livrer de secrets après plus de cent ans d’exploration biographique, offre ainsi des marges encore intéressantes pour qui ne craint pas le travail en archives, qu’il s’agisse de retracer un ouvrage de 1749 signé par monsieur Dupin pour contester Montesquieu, ou de citer une correspondance de madame Dupin relatée en 1863 dans les Annales de la Société d’agriculture, sciences, arts et belles-lettres d’Indre-et-Loire. Ce type de dévotion, qui n’est pas sans rappeler celle d’un Lubin, devrait toujours trouver place d’honneur chez les lecteurs de la romancière. Ce qui n’enlève rien à l’intérêt du dossier que présente Olivier Bara, dont l’introduction est la pièce de résistance du numéro. Bien loin d’une simple recherche des sources et références du siècle précédent dans l’œuvre de Sand, il invite ses collègues à établir avec lui que « la relation entretenue par Sand avec les arts du siècle précédent ne saurait […] être muséographique, hantée par quelque nostalgie de l’authenticité ou par quelque vertige de la reconquête intégrale du passé ». L’enjeu, pour elle, « concerne le présent de l’écriture et de l’histoire ». Revendiquer des paternités littéraires ou philosophiques issues du siècle précédent tout en conservant une « distance critique » est le défi qu’elle réussit à tenir, et Olivier Bara en retrace la continuité et les phases, de l’écriture de Consuelo jusqu’à celle d’articles des années 1860. La démonstration n’atteint pas toujours ce niveau de virtuosité dans les communications qui suivent, notamment chez Catherine Masson, qui fait un procès anachronique à Gustave Planche pour n’avoir pas su comprendre la problématique du genre chez la George Sand qui hésitait à assumer une filiation avec le théâtre de Diderot. La thèse formulée par Olivier Bara trouve son plein développement chez Shira Malkin, qui continue à approfondir le rapport studieux de George et Maurice Sand à l’héritage de la Commedia dell’arte, revue et corrigée sur scène et dans leurs écrits communs. Les trois textes consacrés à la musique du XVIIIe font évidemment une place de choix à Consuelo, dont le décor est l’opéra de ce siècle. On nous invite ici à relire ce monument romanesque, non comme une sorte de relation socio-historique du milieu musical d’une autre époque, mais comme une œuvre où fonctionne pleinement le système de Sand, élaguant le passé de ses scories et de ses excès pour y mettre en lumière le naturel, la simplicité et les valeurs d’un classicisme qu’elle revendique au présent, contre les excès et les scories de son propre siècle. Au moment où ses contemporains cèdent à un engouement nostalgique pour le rococo, elle s’affirme comme la moins passéiste d’entre eux. Zélée, la démonstration impute parfois à Sand des stratégies auctoriales d’une extrême subtilité et la complaisance rôde dans ce type de relectures qui veulent, à bon droit, soustraire sa mémoire aux clichés passéistes qui l’ont tant affectée. Heureusement, le seul texte consacré aux rapports de Sand avec les beaux-arts du XVIIIe siècle — rapports à peu près inexistants — ramène à des hypothèses moins exaltées. Marie-Hélène Girard traque de maigres pistes, un ancien portrait de Benjamin Franklin qu’elle aime pour l’homme et non pour le dessin, un décor de théâtre qu’elle souhaite à la Watteau tout en étant indifférente à l’artiste lui-même, mais surtout le traitement qu’elle réserve, soudain conquise, au sculpteur néo-classique Canova. Elle a visité en Vénétie, en 1834, le temple posthume qui lui a été consacré et ne tarit pas d’éloges sur l’œuvre et surtout l’homme, qu’elle présente comme un fils du peuple, humble tailleur de pierres devenu pour elle « le grand sculpteur des temps modernes ». Elle ignore délibérément ce qui est alors connu de Canova, d’humble origine et de talent certain, qui consacra beaucoup de temps à sculpter sa propre gloire et à rechercher les honneurs auprès des grands du monde. Le procédé de Sand, moraliste plutôt qu’esthétique, comporte une part de manipulation et de déformation volontaire du passé où elle puise. En voulant « écrire l’idéal », elle ne répugne pas à tordre le cou, au bord du mensonge, à la réalité. Certains hésitent encore à l’admettre.
Vailland. Cahiers Roger Vailland n° 30, septembre 2012, Avant-garde : art/politique (Le Temps des cerises, 2012, 184 p., 10 €). L’essentiel du numéro transcrit des interventions des dernières Rencontres autour de Vailland, en 2010 et en 2011. On y retrouve le déconcertant principe éditorial de la revue, qui est de retranscrire les interventions parlées sans élaguer ou corriger quoi que ce soir : à la lecture, l’effet est souvent fatigant et gênant. Dommage, car certaines de ces interventions sont d’un grand intérêt, en particulier l’échange entre Guillaume Bridet et Jean-Marie Gleize.
Vigny. Association des Amis d’Alfred de Vigny, bulletin n° 41, 2012 (6 avenue Constant-Coquelin, 75007 Paris ; 104 p., 30 €). Encore que la poésie n’y soit guère évoquée, ce numéro reflète la diversité de l’œuvre de Vigny : Sylvain Ledda s’attache à la scène finale de Chatterton, Isabelle Hautbout à « Daphné », Bérangère Chaumont à l’« œuvre historique ». Sophie Vanden Abeele-Marchal donne, dix ans après un premier article, une évocation romanesque de Céline Chollet, « de Saint-Domingue à Charleston ». Elle nous apprend au passage une excellente nouvelle : la reprise de la publication de la correspondance de Vigny, qui était arrêtée au début 1843. Jean-Pierre Lassalle, enfin, présente un portrait de Didier de Baraudin, grand-père maternel du poète, portrait dont l’existence était connue mais qui n’avait jamais été reproduit. Il fait la belle couverture en couleurs du bulletin.
Jean-Pierre Bacot, Patrick Besnier, Lise Bissonnette, Jonathan Chiche, Henri Scepi.
LIVRES REÇUS
Agoult. Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome IV, 1842-mai 1844 et suppléments 1830-1841, édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez (Champion, 2012, 864 p., 170 €). Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult (1805-1876) est surtout passée à la postérité pour sa passion pour Liszt, à cause de laquelle elle rompit avec son monde, celui de la haute aristocratie, pour s’enfuir scandaleusement avec lui. Intelligente, d’une grande et double culture (française et germanique), curieuse des théories sociales de l’époque, engagée dans le mouvement des idées et des arts, Marie d’Agoult — en littérature Daniel Stern — en représente l’avant-garde, aristocratique et bourgeoise. Le salon dans lequel elle sut attirer quelques figures marquantes de son temps fut un foyer intellectuel actif. Dans cette correspondance générale, aux lettres de la comtesse sont jointes celles qu’elle a reçues de sa famille, de ses amis, de ses admirateurs, et l’on se rend compte, en lisant les missives d’Émile de Girardin, d’Henri Lehman, de Sue, de Vigny, de Sainte-Beuve, de son neveu Léon Ehrmann, du poète allemand et intarissable Georg Herweg, du charme émanant de cette enchanteresse qui savait l’art des grandes coquettes adroites à aimanter les désirs des hommes et à les repousser à son gré et avec élégance. Seules les lettres de Liszt, qui ont déjà fait l’objet d’une édition en 2001, ne sont citées que sous forme de résumé. Les lettres du présent volume se structurent autour de deux axes. Le premier est la rupture progressive avec Liszt, qui, virtuose éblouissant, court le (gros) cachet en Allemagne, en Autriche et en Russie ; la lettre du 9 ou 10 avril 1844, où Marie dit avoir la conviction de ne pouvoir être dans la vie « qu’une douleur et un déchirement importun », marque la fin de la liaison. Le second axe, c’est l’influence grandissante du salon de cette comtesse qu’on accuse de faire ou défaire des académiciens (d’où les reproches de Sainte-Beuve, estimant qu’elle a pris parti pour Vigny à son détriment) et qui invente un génie dramatique nouveau : François Ponsard, dont la Lucrèce sonne le glas du théâtre romantique. La correspondance est complétée par diverses annexes, comme un agenda de la comtesse ou le Journal d’un enfant dans lequel la comtesse témoigne de l’attention qu’elle prête à ses enfants, loin de l’insensibilité que lui prête Louis de Viel-Castel dans son Portrait d’Arabelle. Charles F. Dupêchez s’est obstiné à résoudre, le plus souvent avec succès, les énigmes que posaient ces textes parfois cryptiques, notamment en identifiant les destinataires et les personnes citées.
Alain-Fournier. Jean-Christian Petitfils, Le Frémissement de la grâce. Le roman du « Grand Meaulnes » (Fayard, 2012, 270 p., 19 €). On conseille ce livre à ceux que passionne la vie secrète de l’auteur de ce roman mi-autobiographique, mi-poétique, aujourd’hui indissocié de la légende avec laquelle le romancier lui-même a fini par se confondre : Le Grand Meaulnes. Avec son talent de conteur, qui sait sonder les cœurs et saisir les tourments mystérieux de l’âme, Jean-Christian Petitfils retrace la vie d’Alain-Fournier — les années de formation, de voyage et de rêverie — jusqu’aux dernières secondes, avec la mort au combat en 1914. La visée est donc celle du roman biographique, du récit de vie : elle ne s’astreint nullement, on l’aura compris, aux leçons du document et à la loi implacable des faits. Mais ici, all is true ! Le génie du romancier, qui est une espèce de don de vision et d’assimilation intuitive, s’incorpore les éléments d’une vie, les façonne de l’intérieur, leur conférant une luminosité, un étincellement qui les rend à leur plénitude, à leur exactitude existentielle, morale et affective. Ce Frémissement de la grâce n’est autre, comme le sous-titre l’indique, que la genèse intérieure de ce grand et unique livre qu’est Le Grand Meaulnes. De la rencontre avec Yvonne, un dimanche de Pentecôte, le romancier écrit : « Alors commença la grande, belle, étrange et mystérieuse conversation. Tout paraissait ravissant en cette fin de matinée de Pentecôte égayée de soleil. Sous les marronniers chenus du boulevard, le temps mystérieusement s’était figé dans une languide torpeur… » Tout se décide là, en effet, à la faveur de cette rencontre, qui est comme la réunion de deux âmes après un long voyage de séparation. Mais la félicité est de courte durée ; la vie, d’autres rencontres et d’autres amours, éloignent Yvonne d’Henri et la distance qui s’accroît désormais entre eux alimente secrètement l’absolu d’un amour, qui est en fait l’amour d’un absolu, la passion d’une présence qui ne pourra plus advenir que dans l’espace privilégié de la poésie et du roman. Mais la fiction et son clair-obscur de papier et d’encre débordent toujours sur l’existence des êtres. Le roman du Grand Meaulnes se poursuit dans la vie d’Henri, et l’assaille et le tourmente. « Il se console dans sa détresse. Yvonne de Galais lui a déjà tant accordé ! Oui, il l’appelle ainsi […] l’héroïne qui se confond avec l’ombre rêvée », écrit Jean-Christian Petitfils. Et c’est bien cette « ombre rêvée » qui donne vie aux personnages de roman et densité poétique aux personnes réelles. Alchimie réussie, donc.
Anouilh. Anca Visdei, Jean Anouilh : biographie (Éditions de Fallois, 2012, 300 p., 22 €). L’auteur ne manque pas de rappeler la déclaration de Jean Anouilh : « Je n’ai pas de biographie et j’en suis très content. » Ce contentement, Anca Visdei veille à ne pas le contredire après coup en nous donnant essentiellement la vie d’un homme de théâtre : ce sont les pièces qui rythment cette existence. La vie privée est évidemment présente, à commencer par l’énigme d’une naissance sans doute illégitime — et d’un romanesque qui paraît vraiment provenir d’une pièce d’Anouilh. On a beaucoup parlé de sa misanthropie, mais le livre nous montre surtout de grandes fidélités professionnelles autant qu’amicales (André Barsacq, Roland Piétri, Jean-Denis Malclès). Devenu célèbre, Anouilh aima soutenir un Vilar en difficulté, un Ionesco débutant ou l’œuvre d’un Vitrac sombrant dans l’oubli (c’est Anouilh qui, seul contre tous, remonta le Victor de Vitrac en 1962 et lui assura la place qui est désormais la sienne). Anca Visdei n’a pas de mal à montrer l’injustice dont l’écrivain fut victime à le Libération. Parfois, elle gagnerait à donner des références plus précises : ainsi, une phrase incendiaire qu’aurait écrite Breton sur Antigone renvoie à l’article d’un journaliste de L’Aurore en 1976, mais ne semble pas se trouver dans les Œuvres complètes. Venant après les deux volumes de la Pléiade et une série de reprises parfois très réussies, cette biographie ouvre néanmoins avec bonheur le deuxième siècle de Jean Anouilh, le centenaire de 2010 ayant été quelque peu escamoté.
Aragon (1). Daniel Bougnoux, Aragon, la confusion des genres (Gallimard, 2012, 204 p., 19,90 €). Infatigable arpenteur de l’œuvre d’Aragon, Daniel Bougnoux invite à un nouveau tour du domaine. Non qu’il s’agisse de remettre ses pas dans d’anciennes empreintes et de suivre des chemins déjà tracés, mais comme le domaine en question ne possède pas de limites fixes et que son aire même semble se modifier, au gré de l’heure et des saisons, l’auteur a jugé nécessaire de reparcourir la géographie aragonienne en une suite de courts chapitres. C’est, pour le lecteur, l’occasion de renouveler sa réserve d’oxygène, en se laissant emmener par un guide averti, fin connaisseur des recoins et des dessous d’une œuvre qui conserve intacts encore aujourd’hui ses ferments de provocation et de scandale. La visite se place d’emblée sous le signe éminent du style — geste d’une écriture qui rend indissociables éthique, politique et poétique, tant le sujet s’y noue et s’y dénoue dans une constante (et exigeante) relation aux autres, tant le moi se dissout et se reforme en des avatars inattendus. Comme le dit Daniel Bougnoux, l’écriture est une forme de la dépendance chez Aragon, qui le lie moins aux codes en vigueur, aux esthétiques et à leurs programmes qu’au désir de cerner par soi-même le réel, d’en sonder les profondeurs, d’en démêler les hantises. À cette exigence critique répond une logique du décloisonnement généralisé, qui frappe les esprits d’abord, mais aussi les discours, les rhétoriques, les ordres de représentation et de signification. Les genres surtout : « On devine, écrit Daniel Bougnoux à propos des déclarations d’Aragon dans Le Traité du style ou La Défense de l’infini, un auteur avide de remonter en deçà des genres vers quelque big bang de la parole, ou à une unité première de la création qui hantait déjà la prospection surréaliste. » Rebelle aux classifications usuelles et aux divisions scolaires, l’œuvre d’Aragon brouille les frontières et invite à une expérience continue de la porosité, de l’échange, et du renversement. Le constat vaut également pour les identités et les sexes — de là l’autre acception du mot « genres ». C’est là la condition nécessaire à cette saisie du vif, qui n’est autre que le « frémir du vivre ». L’essai s’attache à cerner les mouvements et les moments de ce désenclavement simultané de la parole et du moi par l’écriture ; les mots, les images, les phrases, les vers y postulent autant qu’ils rêvent l’unisson réalisé avec le rythme même de la vie. Mais une telle concordance ne relève ni de l’évidence naturelle ni du vœu pieux : il y faut un travail — travail sur la langue — dont Daniel Bougnoux montre qu’il fut permanent, des premières heures du surréalisme jusqu’à la phase dite « métalinguistique » de la création aragonienne — et travail sur soi. Le chapitre intitulé Eros/Aragon est sur ce dernier point tout à fait instructif : l’auteur y montre comment l’économie du désir, qui porte Aragon à glorifier l’infini, complique la relation d’objet (Elsa ou le Parti) et le condamne à vivre « tout entier d’un passage, d’une négation fluide toujours en mouvement ». Changements, renversements, projections, le Je aragonien fait ainsi l’essai d’« innombrables autruis ». Par là, il fait corps avec une écriture de l’illimité, qui est un des modes de l’excès en littérature : une façon d’aboucher la fiction à la vie, de relier le chant au souffle, au risque de susciter scandales et incompréhensions. Tel est, comme le montre Daniel Bougnoux, l’éternel « défi de la parole ».
Aragon (2). Philippe Forest, Vertige d’Aragon (Éditions nouvelles Cécile Defaut, 2012, 224 p., 20 €). Arguant du double fait que l’auteur d’Aurélien recherchait le vertige et le perdre-pied dans ses lectures et que son œuvre susciterait souvent la même sensation « avec tant d’excès et de virtuosité », Philippe Forest, qui contribua à l’édition de ses œuvres complètes, rassemble seize textes consacrés à Aragon depuis une vingtaine d’années, dont certains étaient devenus introuvables. Autour des deux pôles que furent l’engagement pour le communisme soviétique et l’amour d’Elsa Triolet, ces articles portent Aragon en majesté contestée, mais toujours légitimée dans le seul univers de la littérature. Philippe Forest, qui considère que le délitement du monde communiste a privé Aragon d’un succès posthume, s’attache à le légitimer dans le champ académique. À ce titre, l’analyse du regard croisé entres Aragon et Sollers, entre les Lettres françaises et Tel Quel, juste avant 1968 — au moment ou paraissait Blanche ou l’oubli —, montre que les soutiens au personnage stalinien à demi repenti seront davantage venus, surtout sur la fin de son existence, de l’extérieur et du monde intellectuel des sciences humaines, plutôt que de l’espace littéraire. Pointant le fait qu’une œuvre aussi monumentale que récente soit aujourd’hui tombée en déshérence, l’auteur dénie parallèlement à quiconque la possibilité de s’en dire héritier. C’est une manière de tombeau qu’il nous propose, taillé dans une belle écriture. Quant au rapport d’Aragon au féminin, qui passe par une forme de sentimentalisme, il est délicatement posé, passant la vieillesse de l’écrivain et plus encore sa visibilité organisée par pertes et profits. Philippe Forest, qui est par ailleurs romancier, excelle à euphémiser la douleur qui fut la sienne et qui, à le lire, aurait aussi été celle d’Aragon.
Aragon (3). Aragon, Œuvres romanesques complètes, tome V (Gallimard, Pléiade, 2012, 1616 p., 79 €). La préface du dernier volume de ces Œuvres romanesques, signée Jean Ristat, sonne étrangement lorsque l’on a encore à l’esprit le chapitre censuré de l’essai Aragon, la confusion des genres, qui a circulé sur tous les sites littéraires (et a fait couler plus d’encre virtuelle que les cinq tomes de la Pléiade), où Daniel Bougnoux présentait un Aragon grimé en personnage de La Cage aux folles. C’est assez loin de l’image que veut laisser Jean Ristat au seuil de cette Pléiade : Aragon lisant à son bureau, feuilletant des dictionnaires de langues exotiques ou des passages de Hölderlin et de Stendhal. C’est contre l’essai de Daniel Bougnoux que sont dirigées les critiques de Jean Ristat envers ceux qui « glosent sans fin sur l’après-Elsa », avec leur « esprit petit-bourgeois » devant son élégance et son « goût des garçons ». Ces ragots journalistiques sont-ils sans rapport avec la littérature ? Certainement pas ; ils montrent comment se consomment les œuvres aujourd’hui, comment circulent les textes, comment se construisent les réputations littéraires. Jean Ristat, dans sa préface, invite à lire Aragon, au delà des questions politiques, morales, sociales. En menaçant d’attaquer son éditeur en justice si le chapitre de Daniel Bougnoux était publié, c’est pourtant lui qui a attiré l’attention sur un passage qui n’aurait été lu que par quelques dizaines d’universitaires et de critiques. On sait que la pléiadisation n’invite pas à lire, mais transforme, comme la panthéonisation, l’auteur en classique. Qui ouvre les derniers ouvrages d’Aragon, en dehors des lycéens et de leurs professeurs ? La notice de Théâtre/Roman précise qu’en quarante ans d’exploitation, son dernier roman n’a été vendu qu’à 13 000 exemplaires dans la Collection Blanche, moins de 4000 en Poche. Daniel Bougnoux, dans son introduction, centre cette troisième période de l’œuvre, après le surréalisme et le réalisme, sur la question d’une réflexion sur le langage — une période métalinguistique, pour reprendre un terme cher à Jakobson. Tout ceci n’est guère aguichant pour le lecteur moyen, qui fait face à un flux verbal difficile à saisir dans ces livres aux narrateurs insupportables, tel le héros de Blanche ou l’oubli — un linguiste… Elsa s’émerveillait et s’inquiétait à la fois de la rage d’écriture d’Aragon, qui ne lâchait jamais sa plume (se relisait-il ?), rédigeant simultanément des fragments et des massifs qu’il recomposait ensuite. Comment qualifier le contenu de ce volume ? Narcissique ? Évidemment. Daté ? C’est certain. Énervant ? Pour sûr. Dérangeant, non classique, trop intelligent, virtuose, refusant le réconfort d’une histoire, ce rêve infantilisant ? Oui, tout cela également. Il mériterait mieux que le sarcophage de cuir d’une édition de luxe. Libérez les auteurs, mettez-les en lignes, avec une belle polémique !
Barthes. Christophe Bident, Le Geste théâtral chez Roland Barthes (Hermann, 2012, 156 p., 24 €). L’on attend, au point de départ ou au cœur de cet ouvrage, une analyse de la fameuse définition de la « théâtralité » donnée par Roland Barthes, en juillet 1954, dans son article consacré au « théâtre de Baudelaire ». On attend aussi une étude raisonnée des écrits sur le théâtre, en particulier de ceux publiés dans Théâtre populaire (2002). La double attente est déçue, pour le plus grand profit du lecteur : ce n’est qu’au chapitre XII (sur XVII) que la définition de la « théâtralité » est — brillamment — commentée, ressaisie à partir d’une mise en série des articles consacrés aux Folies-Bergère, au catch ou au music-hall. Avant cela, dans l’essentiel de l’ouvrage, la théâtralité est saisie « partout » dans l’œuvre de Barthes qu’elle accompagne, telle une « obsession déterminante et productive » d’où jaillissent « les rejetons majeurs d’une pensée d’autant plus cohérente que nonchalante et divagante ». La logique de l’ouvrage consiste à suivre les variations d’une œuvre portée par la pensée de la théâtralité et mise en mouvement par le « geste théâtral ». Le point de départ du livre est le livre de Jean-Claude Milner, Le Pas philosophique de Roland Barthes (2003), que Christophe Bident accuse de vouloir « dépolitiser et déthéâtraliser le travail de Barthes », c’est-à-dire couper de son rapport continué à l’œuvre de Brecht et à la dialectique. Car la théâtralité selon Barthes a à voir avec le refus du fusionnel et l’élection du multiple, du délié, de l’incomplet, entraînant une suspension du sens par la conscience même, chez le récepteur, du signe en construction : « La théâtralité, ce serait donc l’exposition, l’explication et la distanciation des signes », par opposition à tout système de représentation littérale ou ludique où le signe semble adhérer naturellement au signifié ou s’offrir comme pur signifiant, offusquant la responsabilité morale engagée dans l’appel au sens. La théâtralité ne peut toutefois se déployer que dans une relation dialectique avec le neutre, le mat, le néant (la mort), ou encore l’insignifiant qui seul la provoque et la soutient : « C’est donc parce que le neutre suspend le sens, en récuse la transcendance fatale et en corrompt tout effet mythologique qu’il assume une responsabilité esthétique et morale. » L’ouvrage montre que la notion de théâtralité n’a jamais quitté Barthes, en l’absence même de toute théorisation : « le neutre » et « le théâtre » sont deux notions « pour lui fondamentales et cependant mobiles, qui n’ont cessé d’œuvrer et de désœuvrer sa pensée ». Aussi la question du théâtre demeure posée, même lorsque Barthes s’écarte des théâtres pour explorer, face à la société de consommation de masse, la mauvaise théâtralité des images. Et la théâtralisation est pratiquée par Barthes dans ses changements d’objets et de méthodes, par refus de toute adhérence à l’idéologie et aux systèmes herméneutiques : il s’agit alors de changer de theatron, de « lieu d’où l’on voit ». Aussi est-ce sur le paradoxe d’une trop évidente absence que se fonde l’étude de Christian Bident, qui le constate en conclusion : « Rien ou presque sur Artaud, sur Beckett et sur Genet. » Pas davantage sur Wilson, Vitez ou Chéreau ; rien sur Fo, Gatti, le Soleil ; « aucune autre pensée directe de la théâtralité que dans l’article sur Baudelaire ». Pourtant, l’œuvre et la pensée de Barthes sont inséparables de cette notion qui ne relève pas chez lui d’une « science du théâtre », mais « d’une pensée dialectique de toute forme de signalisation et de présence », de mise en tension du signe et de l’affect, d’union dialectique de l’intelligible et du sensible. Avec Brecht, Barthes a appris la théâtralité conçue comme refus de toute coalescence dans la représentation, comme école du trouble, du tremblement : de l’espacement plus que de la « distanciation ».
Baudelaire. Autour de Baudelaire et des arts : infini, échos et limites des correspondances, textes réunis et présentés par Fayza Benzina (L’Harmattan, 2012, 404 p., 39 €). Un intérêt, qui n’est pas le moindre, de cet ouvrage est de nous montrer l’activité de l’Université de Tunis dans le domaine littéraire francophone, puisque c’est là que s’est tenu le colloque sur lequel reposent les textes présentés. Le défaut principal est lié au fait qu’il s’agit d’actes assez peu retravaillés de ce colloque de 2007, où les efforts d’harmonisation de la coordinatrice ne peuvent masquer l’hétérogénéité des sujets et du style des chapitres qui rebutera le lecteur non spécialiste. On regrette aussi la grandiloquence d’un jargon universitaire dont Baudelaire n’a pas besoin, notamment dans les titres des sections qui divisent le livre, comme l’« artialisation ». Et qu’est-ce que « Baudelaire à l’infini » ? Cela dit, il n’est pas difficile d’extraire des chapitres intéressants, surtout sur les correspondances et les affinités littéraires entre Baudelaire et d’autres écrivains (Stendhal, Apollinaire, Sartre), ainsi que des peintres et musiciens, où l’on retrouve évidemment Delacroix et Wagner. Le volume rappelle à ceux qui l’avaient oublié que Baudelaire fit l’apologie des phénomènes synesthésiques, comme quand une mélodie est suggérée par des couleurs, ou quand celles-ci apparaissent en entendant un son (« L’Art romantique »). Et cela plus d’un demi-siècle avant les compositions « colorées » d’Alexandre Scriabine et les théories « sonores » de Wassily Kandinsky — ce que ce livre ne dit pas. Le filigrane de l’ouvrage est cette « fraternité » entre les arts qui transparaît dans l’œuvre de Baudelaire et dont l’originalité, à son époque, fut probablement le point de départ de la vie artistique qui se développa dans la seconde moitié du XIXe siècle et au XXe siècle. Autour de Baudelaire et des arts nous rappelle qu’à côté du poète, il y eut un critique d’avant-garde et un esthète aux avant-postes.
Bibliothèques. Choix de vedettes matières et mots-clés à l’intention des bibliothèques, sous la direction de Martine Blanc-Montmayeur et Françoise Danset (Éditions du Cercle de la librairie, 2012, 226 p., 38 €). On aura compris que c’est un livre consacré à la technique de classement destiné avant tout aux bibliothécaires et documentalistes. Il s’agit, pour indexer les livres et les documents, de les analyser et de repérer le ou les sujets traités. Que l’on doive se fonder sur les titres, sous-titres, table des matières, introduction, mention des collections, sans oublier la personnalité de l’auteur ou sa spécialité semble évident. Que des sondages dans le texte soient évoqués « si nécessaire » inquiète un peu. Étudiant les techniques de l’indexation matière, les auteurs proposent une longue liste de mots « vedettes », puis de « sous-vedettes », qui permettent un classement le plus fin possible. On s’est moqué de Cioranescu pour le classement de La Révocation de l’Edit de Nantes, de Pierre Klosowski pour les livres sur le protestantisme. Sans aller jusqu’à dire, comme a pu l’écrire un bibliothécaire, que la classification est une suite de crimes contre l’esprit, on peut s’interroger sur le fait que Littérature engagée, Littérature féminine, Littérature enfantine sont des vedettes matières et que n’en sont pas littérature policière ou littérature fantastique, qu’il faut chercher à Roman policier ou à Fantastique (qui renvoie curieusement à Baroque). Livre développe une belle liste de vedettes matières et de sous-vedettes qui peut laisser rêveur, mais les problèmes de catalogue et de classement sont tels (et Borgès nous en a fourni de fort cocasses) qu’on comprend que, face à des impossibilités, il faut trancher. Réservons donc cette lecture aux professionnels et faisons au mieux pour classer nos propres bibliothèques en pensant plutôt à la méthode d’Aby Warburg.
Blanchot. Maurice Blanchot, Pierre Madaule, Correspondance 1953-2002, édition établie, présentée et annotée par Pierre Madaule (Gallimard, 2012, 165 p., 25 €). L’édition de cette correspondance permet d’entrer plus avant dans ce qui pourrait, révérence gardée envers le personnage, s’appeler le « système Blanchot », un univers sombre dont l’étude se situerait au croisement de la sociologie des réseaux et de l’histoire littéraire, avec un soupçon de psychologie du traumatisme. Pour la compréhension de cet élément particulier que constitue cette correspondance, laquelle appelle une longue série d’autres échanges épistolaires, une mise en perspective n’eût pas été inutile en introduction. Risquons-nous à la proposer. Pierre Madaule, né en 1927, est l’un des enfants de Jacques Madaule (1898-1993), professeur d’histoire et philosophe qui codirigea, sous l’Occupation, la revue maréchaliste La Communauté française, procéda après-guerre à une forme d’autocritique, adhéra au Mouvement républicain populaire (MRP), fonda en 1948 l’Amitié judéo-chrétienne et se retrouva maire d’Issy-les-Moulineaux de 1949 à 1952, avant de reprendre son métier d’enseignant de lycée. Son épouse, mère de Pierre, Madeleine Barthélémy-Madaule, décédée en 2001, fut une philosophe spécialiste de Bergson et de Teilhard de Chardin. Le parcours de Jacques Madaule fut parallèle à celui de Maurice Blanchot, et ce bien que ce dernier fût plus jeune de neuf ans ; il est donc probable que, pendant la Seconde Guerre mondiale, Blanchot aura connu Madaule père, au moins de réputation, alors que lui-même travaillait dans des périodiques de même orientation que La Communauté française, comme le Journal des Débats. De son côté, Pierre Madaule ne pouvait non plus ignorer le passé de son père et celui de Blanchot, dont il découvrit l’existence comme écrivain vers 20 ans, par la lecture de L’Arrêt de mort. Au-delà de ce passé sulfureux de Blanchot, Madaule fils devait comprendre en quoi cette œuvre relevait du long travail d’effacement que produisit, livre après livre, celui qui cacha son visage à la presse et gomma de son mieux son existence au monde, jusqu’à sa disparition à l’âge de 95 ans, offrant l’un des plus beaux ensemble que la honte ait pu configurer, à partir d’une immense culture et par la création d’un style sans pareil, mais en l’absence d’excuse ou de remords explicites — à quelques mots près : « ces textes qu’avec raison, on me reproche». Dernier aspect familial d’importance, souligné, celui-ci, dans cette correspondance, le fait qu’un frère de Pierre Madaule, Edmond (1923-1981), soit entré en littérature sous le nom de Puységur. Son ouvrage à dominante fantastique, La Grande Bibliothèque, trouver difficilement éditeur avant d’être pris par Flammarion en 1983. Cette nouvelle relate le parcours d’Edmond et de son frère dans une bibliothèque dont ils ne peuvent sortir et où à chaque livre correspond une femme. Ce n’est pas le travail littéraire de Madaule qui décida Blanchot à adresser, en 1953, une première lettre à Madaule, mais une volonté de répondre à l’envoi que son correspondant lui avait fait d’un texte critique de Cioran sur La fin du roman, article dans lequel, à propos de Blanchot, le très pessimiste écrivain venu de Transylvanie (et qui avait lui aussi beaucoup à se faire pardonner) avait trouvé son maître es noirceur et parlait, à propos des premiers récits de Blanchot, d’un « soliloque du Vide » et d’« appel schizophrénique qui refuse l’écho ». Dans sa lettre, Blanchot déclare ne pas avoir encore lu le texte de Cioran. Deux années plus tard, il faisait poster à Madaule, depuis Paris et par Gallimard, un service de presse de L’Espace littéraire. Il faut attendre 1963 pour que Madaule réécrive à Blanchot à propos d’un texte de Roger Laporte constituant une sorte de suite à L’Arrêt de mort, texte qui l’obsédait toujours. Dix ans plus tard, c’est la parution d’Une tâche sérieuse de Madaule qui décide Blanchot, réputé ne répondre que rarement aux lettres, à écrire plus fréquemment, d’autant que son correspondant joue le jeu de la présence absente et de l’absence présente, en s’interdisant de forcer le contact par la vue ou la voix, en se situant dans ce territoire semi-métaphysique où vit et œuvre Blanchot, créant cette écriture éminemment originale dans le pas de côté perpétuel qui le rendra célèbre. Blanchot, avec ses histoires qui ne commencent pas mais se déroulent dans une temporalité floue, le dénouement ne pouvant advenir, le temps étant à demi suspendu, en aura interloqué plus d’un. Madaule fut de ceux-ci. Face à celui qu’il considère comme un maître, il se met volontiers en avant comme disciple actif, tout en lui prodiguant le plus parfait respect. Il aura la politesse de ne pas demander, fût-ce entre les lignes, de quel poisson il pouvait s’agir que l’on voulait ainsi noyer, quel était ce passé qui ne pouvait exister mais qui avait eu lieu. C’est le personnage de Véronique choisi par Madaule dans son propre texte, incarnation d’une des femmes de L’Arrêt de mort qui permettra à l’auteur de Thomas l’obscur de se souvenir de ce référent religieux comme source partielle de son imaginaire et d’entretenir une conversation à double distance géographique et temporelle avec Madaule sur la question du célèbre suaire, de l’image vraie, fausse, ou les deux à la fois. Quant à Une tâche sérieuse, l’auteur commence, dans un certain bonheur d’écriture quasi blanchotienne, par disserter sur L’Arrêt de mort aux limites de l’ésotérisme, puis il rappelle que son maître fut presque à la mode dans le milieu intellectuel au début des années 70, avant de détailler la manière dont s’est imposée l’idée d’un petit livre à propos de la disparition des derrières lignes de ce récit, disparition interprétée comme une volonté de Blanchot de couper le dernière passerelle, qui pouvait encore assurer un rapport direct du lecteur à ses fictions. Sans jamais faire référence aux écrits anciens et maudits de Blanchot ou de son propre père, Madaule rentre dans la logique, en même temps que dans le jeu d’un texte qui ne peut s’écrire, mais s’écrit tout de même. Puis il résume en forme d’exégèse le livre qu’il n’écrira qu’à moitié, revenant à travers l’exemple du suaire sur la question du passage des images réelles aux images mentales, mais citant par deux fois une phrase de Blanchot qui lui interdit de le tirer trop fort vers le religieux : « Le monde est fondé sur lui-même et seule la terre est l’assise des dieux », concluant en montrant qu’il s’était bien imprégné de la langue : « J’aurais donc écrit contre cet oubli qui est le contraire de l’oubli, auquel, à la fin se voue le narrateur et, désormais avec lui, l’auteur de ce récit. » Cette correspondance éclaire aussi la manière dont Blanchot se sera construit un réseau d’amis d’exception, un panthéon où figurent Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, René-Louis Des Forêts, Robert Antelme, Roger Laporte, tous cités dans ces lettres. Madaule ressortit à un deuxième cercle, comme en témoigne le fait qu’il n’y ait eu que cent vingt-trois de ces interactions entre les deux hommes en un demi-siècle, dont de simples envois de livres passés par un tiers. Nous l’avons dit, cette relation épistolaire s’est construite sans que jamais les deux personnes ne se téléphonent, ni ne se rencontrent physiquement. À partir de 1988, les échanges sont plus fréquents. On y parle encore et surtout de L’Arrêt de mort, de sa traduction en portugais et de Véronique, mais on y voit aussi que les thèses et les livres qui lui sont consacrés ne lui déplaisent pas foncièrement. À compter de 1998, les lettres envoyées par Madaule à Blanchot restent sans réponse, même si des services de presse des ouvrages du maître continuent à lui parvenir. Roger Laporte, disparu en 2001, Monique Antelme, puis Jacques Derrida donnent des nouvelles du reclus à l’admirateur et continuateur. Madaule rencontre régulièrement Derrida à son séminaire de l’École des Hautes-Études, lui qui aura été l’un des rares, à la fin du siècle dernier, à téléphoner régulièrement à Blanchotet qui sera celui auquel reviendra de prononcer son éloge funèbre. Madaule revient dans une courte préface sur les modalités de son addiction, et la quatrième de couverture annonce cette correspondance comme le premier volume devant illustrer les qualités d’épistolier de celui qui ne s’est pas arrêté d’agir après sa mort. L’affaire est donc à suivre. Blanchot est toujours mort-vivant, de nuit comme de jour.
Bohème. Paule Adamy, La Bohème avec des gants : fragment d’une biographie littéraire d’Edmond et Jules de Goncourt, 1848-1860 (Plein Chant, 2012, 472 p., 30 €). Cet ouvrage bénéficie d’un double point de vue qui évite le simple étalage d’érudition. Il montre d’abord en quoi les Goncourt ont occupé une sorte de position moyenne dans un milieu social qu’ils n’ont cessé d’observer, cherchant à côtoyer le haut du pavé littéraire, artistique et parfois politique, se méfiant de tout ce qui était situé plus bas qu’eux, mais n’hésitant pas à enquêter là où se trouvait le peuple de Paris, œuvrant dans la littérature comme dans la presse, mais aussi dans les Beaux-arts et, après quelques années de tâtonnement, se lançant dans les marges du champ historique, toujours en prise sur une époque bouillonnante en même temps que sur un passé aristocratique qu’ils regrettaient. Autre angle d’attaque, Paule Adamy documente ce qui peut relever du « mauvais genre », gommant ipso facto toute nostalgie que le lecteur pourrait avoir de ce qui s’avère être une non-belle époque. Ayant choisi d’écrire, tout en étant tentés par le dessin, la gravure et l’aquarelle, les Goncourt vont développer d’entrée une certaine acrimonie envers ceux qu’ils sont amenés à croiser dans le monde de la presse. Leur existence de petits bourgeois conventionnels, leur Journal, leur œuvre littéraire, vont constituer trois niveaux d’implication. En les tissant habilement, Paule Adamy nous fait sentir le parfum joyeusement fétide d’une période qui commence avec les événements de 1848 — ressentis d’un point de vue politiquement et socialement intermédiaire qui éloigne les Goncourt de toute tentation républicaine et éclaire leur rapport spécifique et futur avec le naturalisme — et se termine en 1860. Tout en respectant la chronologie, l’auteur nous fait traverser plusieurs univers dont les deux frères se sont imprégnés. Après les années de formation et la tourmente de 1848, elle les pose en l’Algérie où ils se rendirent après la mort de leur mère et nous offre, par les notes prises par les Goncourt, une vision de la cohabitation hiérarchisée qui règne à Alger entre les maures sédentaires, les arabes nomades, les kabyles-berbères descendus des montagnes, les juifs, et surtout les juives — les seules femmes sans voile, qui attirent l’attention des deux voyageurs. Ils publieront En 18…, un livre où ils traduisent nombre d’impressions recueillies sur l’univers de la prostitution locale, thème élargi à d’autres lieux de plaisir tarifé. L’arrivée d’Edmond et Jules dans le quartier Saint-Georges à Paris, en 1850, leur permet d’observer un monde de petits commerces et de petits métiers que l’on retrouvera dans Germinie Lacerteux, un cadre urbain où s’inscrit l’activité des lorettes, et qui offre le prétexte d’un voyage dans leurs lieux d’exercice. Pour dandies qu’ils s’affichent, les Goncourt n’en sont pas moins friands de sensations fortes, en dehors d’une activité centrale pour laquelle ils hésitent encore entre l’écriture et l’aquarelle ou, plus largement la production d’images, registre dans lequel la fréquentation de leur voisin Gavarni les conforte, malgré la lente et inexorable montée de leur vocation diariste et littéraire. Les premiers essais en forme de vaudeville seront des échecs, et ce sera par la petite porte, dans L’Éclair, puis dans Le Paris, que les Goncourt vont trouver support à leurs textes, livrant surtout des critiques de théâtre. Dans cet univers qu’ils n’apprécient guère mais qui les nourrit, ils croisent Aurélien Scholl, Alphonse Karr et une foule de petits maîtres. Leur plume n’est pas toujours appréciée et est même parfois considérée comme un « mélange d’élégance et d’afféterie, de simplicité et de déclamation », comme l’écrira Scholl dans Le Figaro en 1857. Le durcissement idéologique du Second Empire, en 1853, verra ces deux publications disparaître et les Goncourt passer au tribunal — acquittés, mais blâmés pour avoir mis en danger, par leurs écrits, les relations intimes de certaines actrices (dont la célèbre Rachel) avec des personnages haut placés. La bohème va entrer explicitement dans leur vie avec la rencontre d’Henri Murger, dont les Scènes de la vie de Bohème sont publiées en 1851. Paule Adamy parcourt toutes les formes artistiques que cette réalité sociale a pu recouvrir à partir de 1835, cette bohème vite transformée en mythologie, puis en folklore. Cette existence est observée au plus près du rayon dépense des deux frères, amateurs d’objets anciens et de mobilier pour équiper un salon douillet et luxueux, mais confrontés à des recettes difficiles à obtenir, puisque l’heure des œuvres à (relatif) succès n’est pas encore arrivée. Plusieurs chapitres sont consacrés à une sociologie largement référencée d’un Paris du Second Empire qui semble gangréné par une prostitution massive. Les Goncourt, qui ne dédaignent pas, sans jamais prendre femme, de multiplier les maîtresses et les prestations tarifées, naviguent entre ces eaux. Les deux frères, qui écrivent beaucoup, œuvrent à mi-chemin entre journalisme et littérature, leurs productions de presse paraissant ensuite en librairie, parfois recomposées. Ils changeront ainsi de statut, sans pour autant trouver fût-ce un strapontin au panthéon littéraire. Ils produisent essentiellement une critique d’art sur un mode conventionnel qui les voit éreinter Courbet pour son absence de perspective. Ils vont cependant évoluer dans leur activité et capitaliser le fruit de leurs enquêtes de terrain en publiant en 1853 La Lorette, ouvrage peu épais, illustré par Gavarni et à lui dédié, et dont Dentu diffusera plus de 6000 exemplaires en quelques jours. Avec ce premier succès, les Goncourt entraient en littérature, mais rien n’était pour autant acquis (Les Actrices, la même année, fut un échec). Le chapitre sur La petite histoire à la mode Goncourt est l’un des plus intéressants, dans la mesure où les deux volumes d’Edmond et Jules consacrés aux aspects privés de la Société française sous la Révolution et le Directoire sont assez peu connus. Outre la description du débat historiographique du moment, ces pages nous renseignent sur la difficulté que les Goncourt avaient à faire la promotion de leurs ouvrages, même dans le domaine, réputé croustillant, de la « petite histoire ». À la fin de la période étudiée par Paule Adamy, en 1860, ils produisent un véritable pamphlet à dimension autocritique, Les Hommes de lettres. Roman contemporain. Ce devait être initialement une pièce de théâtre, mais ils en brûlèrent le manuscrit et il en parut un roman à clefs sous le titre de Charles Demailly. L’accueil fut pour le moins contrasté. Quant à la réception ou la lecture qui peut en exister aujourd’hui, Paule Adamy règle son compte, à juste titre, avec l’édition la plus accessible de ce texte (celle de 10/18), qui est constellée de fautes. On sort de la lecture de son étude convaincu que les Goncourt méritent leur place dans l’histoire littéraire et sociale, davantage que dans celle de cette littérature. Ils sont les grands témoins d’un monde dont ils sont peut-être les seuls à avoir documenté certains aspects, prenant au sérieux ce que leurs confrères négligeaient. Comme ils sont aujourd’hui peu lisibles, dans tous les sens du terme, on se réjouit que d’autres les lisent à notre place en en produisent un miel de qualité. Un seul regret : que la religion, fût-ce sous l’angle incarné par des personnages réels ou de romans, soit complètement oubliée dans ces pages. Le catholicisme bouillonnait pourtant fort à cette époque en France, et les deux frères n’ont pas totalement négligé ce registre dans leur Journal. Cette Bohème avec des gants, bien indexée, constitue un bel objet, aimablement illustré, avec, ce qui est assez rare, une indication scrupuleuse de l’origine de chaque image et de l’identité de ses auteurs, graveurs compris, ces grands oubliés.
Bosco. Les « Souvenirs » d’Henri Bosco : entre autobiographie et fiction, textes réunis par Alain Tassel (L’Harmattan, 2012, 304 p., 31 €). Le grand corpus autobiographique de l’œuvre de Bosco, qui va d’Un oubli moins profond, du Chemin de Monclar, du Jardin des Trinitaires à Mon compagnon de songes, se caractérise par un brouillage soigneusement entretenu par l’auteur entre roman et autobiographie, mais aussi par la relation instaurée entre cette partie de l’œuvre et le principal massif des romans et des récits. De ces derniers, les personnages récurrents, les paysages privilégiés et les scènes fondatrices sont à mettre en relation avec les souvenirs qui, de l’aveu même de l’auteur, n’échappent qu’à sa tendance naturelle à les romancer. C’est à l’étude de ces Souvenirs situés entre autobiographie et fiction que s’est attaché le VIIe colloque international consacré à l’œuvre de Bosco. Bosco comme Proust (dit Christian Morzewski) raconte toujours la même chose, au fil d’une œuvre unique et sans solution de continuité, de sorte que, dans son œuvre, mémoire et imagination sont difficiles à départager. Un oubli moins profond et Mon compagnon de songes font l’objet d’analyses qui montrent l’importance du rêve et de la fécondation du souvenir par l’imagination. Dans la dernière contribution, Farah Zaiem souligne la volonté délibérée de Bosco de ne pas se voir imposer de frontière et de laisser s’interpénétrer la fiction et l’autobiographie qui tissent son œuvre, quasi proustienne, où l’on ne sait plus quelle est la réalité des personnages, telle cette tante Martine dont on apprend qu’elle n’était pas vraiment une tante et qu’elle ne s’appelait pas non plus Martine : ceci nous porte à douter de son existence réelle et à penser qu’il s’agit de l’intrusion, dans un volume de souvenirs, d’un personnage romanesque égaré.
Chabrol. Michel Boissard, Jean-Pierre Chabrol, le rebelle (Alcide, 2012, 232 p., 12 €). On signalait récemment que la mode était aux écrivains qui se produisent sur la scène (Pennac, Schmidt, Picouly, etc.). Jean-Pierre Chabrol, vers la fin de sa vie, avant que la maladie le lui interdise, s’était aussi laissé aller à transporter sur les planches sa notoriété de romancier populaire. Car populaire il fut, par sa personnalité et sa faconde, et par les sujets traités. Alors qu’il est aujourd’hui quelque peu oublié, Michel Boissard lui consaccre ce petit livre plein d’empathie — empathie bien compréhensible entre protestants aux mêmes racines cévenoles, aux mêmes engagements politiques, à cette différence que Chabrol s’éloigna du Parti après les événements de Hongrie de 1956, alors que son chantre, apparatchik local, y resta fidèle par conviction ou par nécessité, ce qui rend assez cocasses les passages où il traite du sujet : « Budapest ? Jean-Pierre Chabrol n’a pas accepté. D’autres ont accepté. Ils ont avalé des couleuvres. Considérant cette discipline comme l’alpha et l’oméga de tout raisonnement. Alors qu’ils ne raisonnaient même plus. Si tant est qu’ils aient jamais fait fonctionner leur raison. » Discret mea culpa de celui qui fut, des années durant, chef de cabinet de deux maires communistes d’une belle ville du Sud ? Il semble que Michel Boissard soit fasciné par la sincérité du communiste libertaire que fut Chabrol, lequel sut refuser les slogans des hiérarques du Comité central après avoir été un stalinien pur jus, rédigeant des articles enthousiastes sur les Festivals mondiaux de la jeunesse de Berlin et de Bucarest, offrant pour les 70 ans du Petit Père des peuples un portrait à l’encre bien traditionnel, à cent lieues du Staline de Picasso. « Tu devrais apprendre à tricoter pour lui faire des chaussettes », dira Brassens à son vieil ami. Chabrol a-t-il versé dans les ornières du réalisme socialiste à la française ? En bon rebelle, il a toujours récusé le jdanovisme, sans toujours l’éviter. « L’écriture militante émeut et convainc sur le champ le lecteur », soutient son biographie. Voire. C’est peut-être ce qu’il y a d’un peu trop militant dans l’œuvre de Chabrol qui risque d’éloigner le lecteur. Pour autant, Chabrol n’est pas un militant qui récite la leçon et reste dans une ligne définie, il est un authentique conteur, ce qui fait la valeur de son œuvre et son passeport pour une survie littéraire encore incertaine. « Je suis d’une vieille race de conteurs. J’ai participé enfant aux dernières veillées de la montagne cévenole », confiera-t-il en 1964 aux Nouvelles littéraires. Michel Boissard retrace les grandes lignes de sa vie et analyse ses livres si souvent enracinés dans ces Cévennes qui surent en tout temps résister à l’oppression. Gens de la Cévenne et Les Rebelles, ces fresques romanesques méritent la relecture.
Cingria. Marc Logoz, Charles-Albert Cingria, entre origine et création (Orizons, 2012, 183 p., 20 €). Ceux qui identifient Cingria à un auteur parfois obscur ne seront pas déçus, car il est ici largement battu par le premier livre de Marc Logoz, qui a valeur de grimoire. Cingria vient d’être réédité (à L’Âge d’Homme) avec un excellent appareil critique, mais méritait-il la jargonaphasie qui se cache derrière un titre pourtant engageant ? Et quel est le but, se demande-t-on, de cet ouvrage sur un des vrais poètes suisses romands du XXe siècle avec Gustave Roud, Edmond-Henri Crisinel, Pierre-Louis Matthey et, plus proche de nous, Maurice Chappaz et Philippe Jaccottet ? Qu’être né sous une certaine étoile peut guider une activité créatrice ? Même sans a priori astrologicophobe, on peine à suivre, déjà découragé par l’abscons résumé de couverture, qui nous emmène vers « une grande méréologie [sic] poétique » à travers « la licence de la fiction et son mouvement vers le sens ». Ce mouvement n’est pas celui du présent livre. Il est encore trop peu d’ouvrages sur la poésie de la Suisse francophone pour qu’on ne regrette pas la publication d’une monographie presqu’illisible sur un de ses principaux représentants.
Claudel. Shinobu Chujo, Chronologie de Paul Claudel au Japon, introduction de Jacques Houriez (Champion, 2012, 672 p., 135 €). Claudel est passé une première fois par le Japon en 1898, demeurant un mois dans ce pays où il devait retourner comme ambassadeur de novembre 1921 à janvier 1925, y revenant ensuite, après un congé d’un an en France, pour une année, de février 1926 à février 1927. Quand il arrive comme diplomate au pays du Soleil levant, l’écrivain a déjà vécu treize années en Chine, où il a tenu divers postes consulaires. L’introduction à ce gros volume permet de se remémorer ce qu’était la situation politique, économique, religieuse et sociale de l’empire nippon, de la fin de la période Taîshô et au début de la période Shôwa (accession de l’empereur Hirohito en 1926). L’auteur estime que Claudel aurait trouvé, dans le souffle « océanien » de la spiritualité japonaise, la force de rebondir plus tard par son théâtre d’inspiration chrétienne, proposé à un monde occidental sécularisé dont le dramaturge pensait qu’il avait oublié son propre esprit. L’équipe de Shinobu Chujo a recouru aux archives ministérielles françaises et japonaises, au Journal de Claudel, à sa correspondance, à la presse de l’époque et à des documents inédits pour tracer une chronologie où se mêlent les détails prosaïques et les réflexions profondes. Cet ensemble de petites notations personnelles, de mentions de voyages, de notes diplomatiques, de réflexions esthétiques n’est évidemment pas résumable, et l’on aurait pu en souhaiter une présentation plus synthétique, moins archivistique. Certes, avec le Japon devenu une puissance impérialiste envahissant la Mandchourie chinoise, la fermeture des États-Unis aux ressortissants asiatiques et quelques autres éléments importants d’ordre géopolitique, on nous rappelle que Claudel était à Tokyo en poste diplomatique, de même que bien des brèves de ce recueil renforcent l’idée selon laquelle il ne cessa de penser à nourrir son œuvre. On se lasse vite, cependant, de cette lecture en l’absence de fil conducteur et, même si un cahier central de photographies offre une belle collection de témoignages des années 1920, cela justifie difficilement pareille dépense.
Cocteau. Jean Cocteau unique et multiple, sous la direction de Pierre-Marie Héron (L’Entretemps, 2012, 62 p. et un DVD, 20 €). Sponsorisé par l’inévitable Pierre Bergé, voici Cocteau qui reparaît encore une fois. Pour le plaisir, pourrait-on dire, puisque le fascicule qui accompagne un agréable DVD égrène quelques « textes rares » du poète, par thèmes classés alphabétiquement, sans prétention aucune, mais avec quelque subtilité. Quant au DVD lui-même, sa richesse — reposant sur le fonds patrimonial Cocteau de Montpellier — nous rappelle qu’outre la ballerine mondaine qu’une certaine postérité a fait de lui, Cocteau fut surtout le seul homme de son temps à manier, avec le même talent, roman, théâtre, poésie, musique, cinéma et dessin. Cette facilité le desservit probablement quelque peu à l’aune du temps et le rendit aussi unique dans les admirations et les haines qu’il suscita. Cocteau unique et multiple, c’est bien vrai : le caméléon est toujours resté lui-même, et c’est ce que ce petit ensemble livret-DVD nous montre avec finesse.
Colette. Sido, Lettres à Colette, texte établi, présenté et annoté par Gérard Bonal (Phébus, 2012, 562 p., 25 €). Le 24 août 1908, après des dizaines de lettres expédiées à « Minet chéri » depuis plus de cinq ans, Sido déclare à sa fille : « Détruis mes lettres surtout. » Colette a été bien inspirée de n’en rien faire. Sans cela, nous ne possèderions pas cette correspondance dont l’auteur de La Naissance du jour avait semblé nous livrer complaisamment de larges extraits. Nous avons ici la version originale de cette correspondance. À vrai dire, elle n’était pas totalement inconnue : une édition, qui a rendu de grands services en son temps, en avait été procurée, il y a une vingtaine d’années, aux Éditions des femmes. Malheureusement, l’établissement du texte n’était pas toujours fiable et le volume était incomplet de plusieurs missives, comme celles du 5 février 1903 et du 1er avril 1904, qui nous donnent les impressions toutes chaudes de Sido devant les Dialogues de bêtes qui viennent de paraître. Gérard Bonal a accompli un travail de critique qui est à la fois juste, discret et efficace, sachant éclairer le lecteur sans l’importuner. Dans une introduction sobre et débarrassée de partis pris (ce qui n’était pas toujours le cas de l’édition précitée), il met en perspective le personnage de Sido et ses rapports avec Colette et son œuvre. Sont jointes vingt-trois lettres de Sido à Juliette, sa fille aînée, correspondance malheureusement lacunaire, mais suffisante pour souligner l’exceptionnel attachement de la mère à ses enfants, suffisante aussi pour montrer que cet attachement se poursuit en dépit d’une mésentente progressive avec le ménage de Juliette, suffisante enfin pour démontrer qu’il y a moins de vivacité dans cette correspondance que dans celle que Sido entretint avec Colette. Dans cette dernière, la figure de Sido prend un relief singulier : c’est une femme originale, cultivée, douée d’un joli brin d’écriture, entière, volontiers non-conformiste (la liaison de sa fille avec la sulfureuse Missy ne la gène pas, ni que Minet-chéri danse nue, sauf pour s’inquiéter qu’elle prenne froid ou n’attire l’attention de la police) ; elle est, surtout, totalement préoccupée de ses quatre enfants (quant aux gendres et aux brus, il faut qu’ils se tiennent heureux s’ils ne sont pas trop maltraités !). Ces lettres confirment ce que Colette nous dit de sa mère : elle déborde de tendresse pour tout ce qui est vivant et fragile : enfants, miséreux, chats et plantes, sans distinction. Cette femme lucide ne cesse d’observer, parfois par le petit bout de la lorgnette : elle rapporte, avec cocasserie, les nouvelles de ce pays que sa fille a quitté. Elle égrène les menus faits divers, depuis « le fils magnifique (il a une tête d’assassin) enfin le fils aîné de Mme Lelièvre » qui est en prison, jusqu’au laideron qui « épouse un de ses cousins, on unit leurs difformités. C’est effrayant ». Caustique et tendre, à cheval sur les manières et faisant fi du qu’en dira-t-on, telle était Sido (sans oublier sa passion pour l’automobile !). Ces lettres présentent deux intérêts supplémentaires, majeurs : elles nous instruisent sur les relations de Colette et Willy au temps de la séparation, sur la période du music-hall dont la fille prend soin de ne pas montrer l’envers à la mère. Mais cette dernière, fine et perspicace, devine ce qu’on lui tait. Un jeu de cache-cache s’établit entre les deux femmes, dont aucune n’est probablement dupe. On peut mesurer ce que les lettres réelles de la mère deviennent dans la fiction de la fille. Pour ne citer qu’un exemple, il est probable que la lettre par laquelle s’ouvre La Naissance du jour n’a pas existé sous cette forme ; le cactus rose était un sedum, mais l’essentiel est conservé : l’attente d’un épanouissement. Colette récrit en partie les missives réelles pour mieux les incorporer à l’œuvre fictive. En d’autres endroits, Colette amplifie : ainsi, une simple notation dans la lettre du 8 septembre 1907 devient un large chant d’allégresse dans la fin de la quatrième partie de La Naissance du jour. La grande utilité de ces lettres est donc, d’une part, de nous révéler un portrait de Colette en creux, puisque sa correspondance avec Sido nous manque, détruite qu’elle fut par son frère Achille, « l’aîné sans rivaux » ; d’autre part, elle montre comment le visage maternel envahit l’œuvre en se modifiant et s’idéalisant. Comme le dit Colette, il faut du temps aux morts pour prendre leur place en nous : ce n’est qu’en 1922 que Sido entrera dans la maison de Claudine, mais, dès lors, elle imposera sa stature à toute l’œuvre.
Dédicataires. Macha Séry, Ceci est pour vous. De Baudelaire à Modiano : à qui sont dédiées les grandes œuvres ? (Philippe Rey, 2012, 336 p., 20 €). Le mot, les quelques lignes, voire les pages — l’introduction rappelle la grande diversité de forme, de ton, ou d’objectifs (témoignage d’une reconnaissance, manifestation de complicité, etc.) qu’offrent les dédicaces — placées en tête d’un ouvrage ont « partie liée avec la littérature ». Bon gré mal gré, il ne s’agit pas uniquement de manifestations d’ordre privé, constat qui légitimerait, si besoin était, l’étude de ce genre, ainsi que des relations auteur-dédicataire ou œuvre-dédicataire. L’auteur brosse douze portraits en restitue la vie et surtout la personnalité morale de dédicataires qui sont souvent des écrivains, peu ou moins connus du grand public : Pascal Pia, dédicataire du Mythe de Sisyphe, Pierre Margaritis, l’ami que Martin du Gard fait revivre dans les Thibault, l’antipathique Eugène Rouart, honoré par la dédicace de Paludes, Léon Werth dont Saint-Exupéry porta le nom en tête du Petit Prince, l’anticonformiste Eddy Du Perron pour La Condition humaine, le globe-trotter Albert t’Sterstevens, son « plus ancien copain des Lettres », précise Cendrars au seuil de Bourlinguer, Arsène Houssaye, que Baudelaire extrait d’un néant posthume en lui adressant le Spleen de Paris. Par moments un peu trop anecdotique, ce dernier portrait est le moins convaincant : il eût été intéressant de commenter la lettre dédicace, véritable traité d’esthétique, de s’interroger sur les liens entre les poèmes en prose de Baudelaire et ceux d’Arsène Houssaye. Sont également évoqués Elizabeth Craig, aimée de Céline, l’atypique abbé Pistre, féru de rugby, co-dédicataire de Monsieur Jadis ou L’école du soir, Rudy Modiano, le petit défunt qui hante l’œuvre de son frère. Il y a des dédicaces de circonstances : Madame Bovary, dédiée dans La Revue de Paris à Louis Bouilhet, le sera, en librairie, après le procès (gagné), à Me Sénard, notable rouennais, dont est aussi rappelée la carrière politique. Il est aussi des dédicaces pour ainsi dire inévitables : le Cyrano de Rostand aurait-il vu le jour, même sur le papier, sans Coquelin aîné ? On regrette des imprécisions du type « un contemporain note… » et que les citations ne soient jamais référencées.
Espions. Bruno Fuligni, Le Livre des espions (L’Iconoclaste, 2012, 356 p., 17 €). « Mille mots et techniques secrètes des espions d’hier et d’aujourd’hui », indique la couverture, qui qualifie la seconde partie du livre de « véritable manuel de l’espionnage ». Si cet ouvrage reproduit quelques notes internes des services de renseignement français, c’est qu’il est devenu parfaitement inoffensif de les diffuser. En dépit de l’intérêt présenté par les documents historiques, qui prétendrait aujourd’hui que le métier d’officier de renseignement s’apprendrait à la lecture d’un lexique, fût-il exhaustif, et de documents établis sous la direction de Roger Warin ? La plus grande partie de l’ouvrage, constituée d’un dictionnaire, présente le vocabulaire relatif aux activités du renseignement de par le monde. On lit dans un rapport des RG du 25 novembre 1947 que « le scénariste Jacques Prévert serait en relations suivies avec l’I[ntelligence] S[ervice] ». En voilà, un scoop.
Fargue. Léon-Paul Fargue, Passants considérables (Fata Morgana, 2012, 112 p., 18 €). Le lecteur d’Histoires littéraires ne sera pas dépaysé face à ce petit ouvrage imprimé sur vélin ivoire. Il commencera par couper les pages, se maudira d’en avoir abîmé quelques-unes, invoquera la mémoire de Guillaume Massicot (1797-1870), puis commencera son travail de lecteur avec l’introduction de Laurent de Freitas, laquelle prélude à une série de portraits de poètes rédigés par Fargue entre le milieu des années 1930 et l’an 1947 qui fut le dernier de l’auteur. Les textes de Fargue ici regroupés sont de nature et de format différents (préfaces, articles ou simples notes), l’objectif étant de reconstituer la vision poétique de l’écrivain à travers une évocation de figures littéraires, Louise Labé, La Fontaine, Laforgue, Lautréamont, Claudel, Gide et Valéry, sans oublier Saint-Pol-Roux « le magnifique », rencontré au Théâtre de l’Œuvre, au café du Delta et au Mercure de France, lieu que l’on retrouve souvent dans le parcours proposé. Gide qui, à une haute époque, « régnait à son insu, et pour quelques-uns sur les sujets de la littérature », fait l’objet d’un exercice d’admiration. Dans le texte final, intitulé Familières, Fargue tente de résister à une définition de la poésie et à tout ce qui la menace, invoquant à son secours Valéry et Claudel. Il témoigne d’un certain optimisme : « Si la religion s’est éteinte d’elle-même, par ce que son recrutement ne pouvait s’opérer que dans une élite infiniment difficile à constituer, si le Symbolisme lui-même n’évoque plus aucun écho, à l’oreille des élèves de lycée ou rêveurs de café, l’émotion poétique qui s’est prodigieusement accrue à cette époque », il n’en convoque pas moins ces « deux colonnes », non pour en faire des diffuseurs de bols d’air frais, des producteurs de douceur, des metteurs en forme de sensations, mais pour les poser comme de véritables guerriers postés sur la ligne de défense de l’imaginaire : « deux points de défense, deux îlots blindés, deux butoirs de résistance aux discours et proclamations, deux forteresses, deux armes ». L’amateur de littérature n’apprendra pas grand-chose sur les auteurs figurant dans ce volume, mais il bénéficiera du regard bienveillant que Fargue aura porté sur ceux qu’il considérait artistiquement comme ses ancêtres ou ses pairs, au moment où, comme instance culturelle, la poésie se mourait. L’auteur de Vingt arrondissements de Paris espérait cependant en sa résurrection, au nom de la puissance attachée à son cinq majeur, sans cesse relu : Baudelaire, Rimbaud, Claudel, Mallarmé et Valéry.
Feydeau (1). Feydeau, On purge Bébé !, édition de Michel Corvin (Folio Théâtre, 2012, 192 p., s.p.m.). La pièce aurait pu déplaire, avec ses déversements d’eaux sales, son bowling de pots de chambre, sa mégère en liberté et son affreux moutard auquel une bonne correction serait plus salutaire qu’une purge. On sait qu’il n’en fut rien : critique et public s’accordèrent pour faire le succès de ce petit acte. Tout au plus, Adolphe Brisson, dans l’austère Temps, regretta quelques facéties trop appuyées et renifla un fumet de « franc terroir gaulois ». Euphémisme, pour ne point parler de scatologie. Succès donc, qui ne s’est pas démenti depuis la création, en 1910, au Théâtre des Nouveautés. Michel Corvin, en fin spécialiste de la dramaturgie qu’il est, en analyse les raisons. La première tient assurément à l’interprétation : Cassive, artiste attitrée de Feydeau, bas tombant sur les savates, était une Julie acariâtre, soupe au lait et débordant d’une séduisante mauvaise foi. Lors de la reprise de 1949 par Jean-Louis Barrault, Madeleine Renaud déployait dans ce rôle un charme acidulé. Autre raison du succès : la veine nouvelle que Feydeau exploite depuis deux ans. Après les grandes pièces à quiproquos et situations impossibles, il traite des malheurs de la vie conjugale (il est vrai que, sur ce chapitre, il avait de quoi dire). Il produit alors de petits actes où un fonds d’observation sociale et psychologique se substitue aux rebondissements de l’intrigue et où le langage, avec ses surprises et ses dangers, prend une place importante. On voit bien, dans On purge Bébé !, comment la recherche des Zébrides/Ébrides/Hébrides mène au pire, tout comme la philologie dans La Leçon de Ionesco. On n’a pas manqué, lors de la création, de s’extasier sur la peinture juste du milieu, sur le naturalisme (le cadavre de Zola est encore tiède), sur la tranche de vie que constitue cette œuvre, comique par les excès de ce tableau. Pour autant, on ne sache pas qu’une maîtresse de maison promène son seau de toilette, à midi, dans le cabinet de travail de son mari, alors qu’il attend une importante visite pour déjeuner, ni que le Ministère ait jamais eu l’intention d’équiper l’armée française de vases de nuit individuels incassables. Michel Corvin va donc chercher ailleurs les sources du comique : dans l’implacable et ravageuse logique des mots qui, détournés, réutilisés avec mauvaise foi, conduisent à une sorte de cataclysme généralisé purgeant la scène de ses principaux personnages, tandis que Bébé triomphe sournoisement de la menace de sa purgation. Le purgé n’est pas celui qu’on pense. Il y a dans tout cela un sens de l’absurde, une transgression des idées convenues et convenables qui place cette œuvre du côté des Vildrac, Jarry ou Ionesco. Michel Corvin nous le démontre avec l’allégresse combative qu’on lui connaît. Son annotation, son introduction et sa notice, sans oublier le contexte littéraire, se tiennent au plus près de la vie dramatique de l’œuvre. Grâce à lui, on voit la pièce autant qu’on la lit.
Feydeau. Violaine Heyraud, Feydeau, la machine à vertiges (Classiques Garnier, 2012, 476 p., 39 €). Génie du vaudeville en délire, qu’il a su renouveler avec une intelligence de la « ficelle » autant que de la nuance, Feydeau méritait que l’on se penche sérieusement sur son cas. Cet essai vient à point nommé, qui corrobore par l’étude savante la faveur accrue qu’un public désormais convaincu et séduit accorde à ce « maître du rire ». Certes, comme le rappelle l’auteur, le vaudeville continue de pâtir des facilités et des excès du genre. Il apparaît aux yeux de beaucoup comme une « forme dégradée de la comédie ». De plus, la qualité littéraire des textes y est voisine de zéro. Mais ce fond de carence, qui pourrait justifier une condamnation sans appel du genre, est aussi ce qui le sauve, dans la mesure où — pour tenir et valoir — le vaudeville a besoin de la scène. C’est là qu’il brille et se déploie, dans une espèce d’enchaînements de mouvements en cascade, dans une débauche de procédés à effet. Violaine Heyraud le souligne : ce théâtre n’a de sens, de portée et d’efficacité dramatique, que dans et par la réalisation vivante que l’espace scénique et le spectacle lui consentent. De là la « machine à vertiges », belle expression qui vaut ici programme d’enquête, puisque l’auteur entreprend de mettre à nu les moyens attachés à ce « redoutable mécanisme dramatique au service du comique ». Très vite se dégage, à propos de Feydeau et de son théâtre, l’hypothèse d’un « dramaturge mécaniste ». Quoi de plus pertinent, en vérité ? La mécanique est, en cette fin du XIXe et ce début du XXe siècle, ce qui contribue à ordonner puissamment une certaine vision du vivant pris dans le jeu des forces qui le soutiennent ou le desservent. De plus, une théorie du comique récente prend appui sur des présupposés mécanistes, comme l’atteste l’essai de Bergson sur Le Rire (1900). Un faisceau de déterminations organise ainsi une grille d’intelligibilité dont le versant descriptif est reconfiguré par Violaine Heyraud et mis au service de l’analyse des pièces de Feydeau. Le maître-mot de l’étude est celui de répétition, dont on se plaît à faire varier, selon les cas, les emplois, les nuances et les valeurs. De la dimension purement formelle ou rhétorique aux aspects plus résolument ancrés dans l’analyse comportementale et la théorie psychologique du moment, le concept gagne en épaisseur et en profondeur. Violaine Heyraud ne se contente pas de décortiquer cette « dramaturgie de la ficelle », tout entière fondée sur le plaisir de la répétition (tel est l’objet de la première partie de son essai), elle montre comment ce théâtre, en apparence si superficiel, donne à percevoir quelques-uns des enjeux majeurs, anthropologiques, cliniques et langagiers, du mécanisme répétitif. Le vaudeville selon Feydeau, machine à vertiges, est aussi une machine infernale, qui, par effet de saturation, se décompose au sein d’une structure ferme, se délite dans l’incessante reprise des procédés et des trucs, et laisse affleurer, comme un sillage de mort et de néant, ce parfum de fêlure – essence même de l’incurable névrose du siècle.
Flaubert-Sand. Monia Kallel, Flaubert et Sand : le roman d’une correspondance (Presses universitaires de Provence, 2012, 184 p., 19 €). Le sous-titre est trompeur : rien de moins romancée que cette étude, rien de moins romanesque que l’analyse rigoureuse et fine offerte par Monia Kallel, la première à embrasser systématiquement le monument épistolaire formé par les lettres échangées entre Sand et Flaubert de 1863 à 1876 (correspondance éditée par Alphonse Jacobs en 1981). Le constat fondateur de l’ouvrage est posé d’entrée de jeu : la lettre d’écrivain suscite d’ordinaire un intérêt d’ordre biographique, esthétique, voire anecdotique (« le discours épistolaire en soi » est bien souvent contourné et négligé). L’auteur décide d’aller à contre-courant des approches de simple curiosité pour proposer une lecture attentive aux « règles du jeu épistolaire : variété, relativité et morcellement », éclairées par les études de la forme et de la rhétorique de la lettre. Surtout, Monia Kallel applique au corpus des lettres des deux « troubadours » égarés dans le Second Empire, engagés depuis leurs positions esthétiques et éthiques respectives dans un dialogue de sourds, les outils d’analyse forgés par la pragmatique et la stylistique de l’énonciation. Est ainsi observé au fil de l’étude, au-delà de l’apparent statu quo où se cantonne le contenu des échanges, une « dynamique dialogique » où se mettent incessamment en mouvement les structures argumentatives, les stratégies énonciatives comme les règles de l’interlocution. Entre ces deux écrivains que tout sépare — âge, sexe, opinions, conceptions littéraires —, comment, par quelles inventions stylistiques et quelles stratégies d’échanges, se maintient pendant plus de dix années le « fil communicationnel » ? La première partie examine le contrat épistolaire implicite posé par la « chère bon maître » et le « chéri Cruchard » : une scénographie se met en mouvement sous leur plume, dans le tournoiement des surnoms, des positions, des postures, des effets de voix ; les différences tantôt exhibées par la rhétorique épistolaire, tantôt refoulées sous les masques de la missive se font peu à peu l’élément moteur de l’échange, plus polémique avec Flaubert, plus didactique avec Sand, à l’écart des sociétés littéraires où ni l’un ni l’autre ne brille dans la conversation « sur le vif ». Le paradoxe éclate : « les interlocuteurs ne semblent d’accord ni sur le style des lettres qu’ils s’échangent, ni sur la finalité de la Correspondance, et ses rapports à l’univers esthétique », pourtant les lettres continuent de répondre aux lettres. Dans la partie suivante, ouverte par un travail de contextualisation (« Correspondre au XIXe siècle »), Monia Kallel concentre son attention non seulement sur le rythme et le support matériel de l’échange, mais aussi sur le métadiscours — les « boucles réflexives » dessinées par les protagonistes : commentaire des lettres du correspondant, autoanalyse de l’écriture confrontée aux règles du genre épistolaire, transgression des codes admis sont autant de nouvelles stratégies pour s’inventer dans l’échange, conforter son image sous le regard de l’autre (Sand le répète : « on se résume » dans une lettre). Sand développe « l’ethos de la femme sensible au langage « doux ». Flaubert se plaît dans le rôle de l’analyste penseur et animateur d’un débat esthétique à orientation argumentative. » Car l’enjeu concerne aussi, pour les deux écrivains, l’édification de leur propre renommée posthume à travers une correspondance qu’ils savent appelée à entrer dans le domaine public. Cette fois, le projet rapproche les correspondants : il s’agit de prendre ses distances face au « siècle » et de s’en distinguer en imposant à la postérité, par-delà le destinataire premier, « la singularité du “moi” (social, psychologique, et scriptural) ». L’un se réclame du classicisme et de la langue épurée de Voltaire ; l’autre s’inscrit dans la descendance de Rousseau et tente de conserver la foi, héritée du romantisme de 1830, dans l’acte éthique et politique que constitue l’écriture. L’une oppose à l’art pour l’art où elle englobe Flaubert la « vie pour la vie », elle refuse de fonder la création littéraire, jaillissement narratif, sur le renoncement et la souffrance ; l’autre se dit volontiers bourreau de lui-même dans sa lutte obstinée avec la phrase. L’œuvre respective de Sand et Flaubert s’édifie ainsi et se complète sous le regard de l’autre, convoqué pour être mieux récusé, comme si l’épreuve de l’altérité ne servait qu’à permettre à chacun de camper plus solidement sur ses positions, de mieux adhérer à lui-même après avoir pris le risque de se dédoubler au contact de l’ami si proche et si lointain. « Janus et Narcisse à la fois, ils ne cessent de réinventer la manière et la matière de leurs lettres pour faire durer jusqu’au bout ce dialogue de sourds qui continue à nous parler… » On ne reprochera à cette étude, étayée par des références linguistiques et stylistiques, qu’un excès dans l’emploi du vocabulaire technique — celui-ci assure certes la précision extrême des analyses, mais il s’interpose parfois entre le lecteur et les mots des lettres convoquées. Que cette réserve ne détourne pas de l’ouvrage ceux que le XIXe siècle en particulier et la littérature en général passionnent : ils y acquerront une nouvelle acuité du regard dans la lecture des correspondances d’écrivains. Ils retourneront suivre avec plaisir les tours et les détours d’un échange épistolaire où se sont engagés deux maîtres du débat, de la mauvaise foi et du jeu : ces deux maîtres de l’écriture que sont Sand et Flaubert.
Flaubert. Thierry Poyet, Bouvard et Pécuchet. Le savoir et la sagesse (Kimé, 2012, 208 p., 22 €). Une étude à la fois utile et déroutante, qui propose de lire le dernier roman de Flaubert au prisme quasi exclusif des textes de son auteur, en particulier de sa correspondance, afin de s’interroger successivement sur les modes de travail de Flaubert, la place de Bouvard et Pécuchet dans son œuvre, les personnages, le statut donné au savoir, les relations entre l’« encyclopédie en farce » et d’autres projets antérieurs, enfin sur la postérité du roman. Cette approche, largement inféodée à la biographie à partir du principe qu’« homme ou écrivain, Flaubert ne se dédouble pas », esquisse quelques pistes et surtout propose un relevé des lettres relatives au roman ou susceptibles d’être mises en relation avec lui. Mais l’essai n’apporte guère d’éléments nouveaux (par exemple, on connaît de longue date les liens entre Bouvard et Pécuchet et Une leçon d’histoire naturelle, genre commis). Si la lecture en reste agréable, il est dommage que, traitant d’un écrivain aussi soucieux de style que Flaubert, Thierry Poyet n’ait pas mieux poli son expression, ponctuée de pléonasmes (« d’où la nécessité, donc », « en réalité, il est resté vrai », « une appropriation personnalisée »), de maladresses (« de véritables échappatoires sans issue », « damner [sic] le pion ») et d’étranges contorsions syntaxiques, comme « [Le texte dit] la recherche obsessionnelle d’un bonheur nouveau dont la forme continue d’échapper aux deux personnages tout en additionnant pour trame la somme des échecs vécus comme autant de punitions infligées pour toutes les expériences tentées. Pourtant, les deux protagonistes continuent leur petit bonhomme de chemin comme impossibles [sic] à atteindre. »
Gallimard. Gallimard 1911-2011. Lecture d’un catalogue (Gallimard, 2012, 466 p., 29 €). Quel éditeur peut se permettre de publier et republier sa propre histoire, après avoir fêté et refêté son centenaire, et aligné colloque sur colloque — à sa gloire bien entendu ? Quel est l’éditeur qui refusa les plus grands romans du siècle, de Proust à Céline en passant par Joyce ? C’est cet incontournable monument devenu patrimoine : Gallimard. Au diable qu’il n’ait jamais publié Apollinaire ou si peu Cendrars de leur vivant, qu’il n’ait « racheté » Reverdy que bien tard, ou que Tzara soit resté aux abonnés absents ! Il est vrai que l’aventure éditoriale de la « vieille tondue » d’après-guerre que fut « sa » NRf est captivante, apparaissant comme une histoire vivante de la littérature du XXe siècle, malgré tous ses oublis et ses leurres. Le présent ouvrage se concentre sur le catalogue des titres couverts par un siècle de Gallimard, de façon certes non exhaustive, mais à travers des interventions de choix, mêlant universitaires, littérateurs et même un libraire. Entre coups politiques, retournements dignes de polars, un professionnalisme parfois douteux mais un immense sens de la direction du vent, cette maison d’édition fascine les écrivains, du plus petit au plus grand, du plus à gauche au plus à droite, et tous ont un jour rêvé de s’y voir publiés. La mémoire est courte, dans l’édition. Ainsi, Gallimard deviendra largement « la maison des surréalistes », après que ses comités de lectures et ses critiques ont ouvertement craché sur Dada et ses succédanés, et c’est le sujet d’un excellent chapitre. D’autres textes nous parlent de bibliophilie, des activités éditoriales durant les deux guerres mondiales, de roman noir, de roman populaire et de beaucoup d’autres choses et gens, à commencer par Gaston lui-même, comme on appelait le pater familias en nœud papillon dans son cercle d’initiés. Un chapitre sur la musique chez Gallimard oublie le rôle majeur d’André Coeuroy à la Revue musicale, où il fut rédacteur en chef (et pas seulement « secrétaire de rédaction »).
Gide (1). Actualités d’André Gide. Actes du colloque de Toulon de 2011, sous la direction de Martine Sagaert et Peter Schnyder (Champion, 2012, 336 p., 60 €). La villa Noailles est un lieu gidien où Marie-Laure de Noailles accueillait l’écrivain qu’elle admirait et qui n’était pas totalement fermé aux mondanités, comme l’explique Stéphane Boudin-Lestienne, chargé de mission à la villa, dans une brève contribution illustrée de quelques photographies. Les autres textes ne sont pas aussi anecdotiques. Vingt-quatre études se focalisant sur l’interprétation, l’édition et la valorisation de son œuvre s’attachent aux relations de Gide avec diverses personnalités : les Noailles, les Mauriac père et fils, Giono (à propos de la nouvelle édition de la correspondance Gide-Giono remplaçant celle de 1984, que la découverte de lettres a rendu obsolète), E.R. Curtius (dont treize lettres inédites sont publiées). Jean Bollack étudie l’antipoésie en poésie chez Rilke, Baudelaire et Gide. Les rapports de Gide avec la musique et la pratique du piano (qui l’accompagna sa vie durant), avec le cinéma aussi, art nouveau qui le passionna, sont étudiés, ainsi que sa lecture des auteurs classiques, que Barthes admirait pour la vigueur avec laquelle il les rendait contemporains. La place de Gide à l’étranger est aujourd’hui essentiellement due à l’action des universités. Gide a bénéficié, particulièrement aux États-Unis, de l’intérêt pour les discours sur la sexualité et particulièrement l’homosexualité. Les gender studies ont permis à son œuvre d’être découverte par un public qui ne l’aurait jamais abordé sans cela. Une part importante d’Actualités d’André Gide est consacrée aux problèmes de l’édition des œuvres. Alain Goulet présente la longue aventure de la conception et de l’édition électronique du CD-Rom Édition génétique des « Caves du Vatican ». Le même publie les réponses à l’enquête qu’il effectua en 1975 lorsqu’il envoya une circulaire à divers écrivains pour leur demander quelle influence ils avaient reçu de la lecture de Gide : « Je ne crois guère lui devoir, si ce n’est une répulsion pour les caleçons douteux répandant le suri du protestant cossu » fut la réponse de Jean-Pierre Chabrol — à opposer à la longue lettre de Marguerite Yourcenar, publiée vingt ans plus tard dans ses Lettres à ses amis et à quelques autres. Daniel Bilous énumère quarante-quatre avatars d’exercices de style, pastiches ou charges, inspirées par l’œuvre de Gide. Deux plaquettes ont échappé à son recensement : Athanaël, Kravari ou la poursuite du désir et José Ferba, Le Voyage monotone, toutes deux éditées à Nîmes en 1924 par Jo Fabre (i.e. Ferba ?).
Gide (2). Justine Legrand, André Gide : de la perversion au genre sexuel (Orizons, 2012, 327 p., 30 €). Si la perversion renvoie à une déviation psychologique d’une norme, la perversité indique clairement la volonté et l’exercice du mal à l’état pur : Gide reste dans le champ de la perversion et non de la perversité. Le thème de la perversion dans la fiction gidienne — qui s’appuie ici sur un corpus se limitant essentiellement aux Faux-monnayeurs, aux Caves du Vatican et à l’Immoraliste — pose divers problèmes. Justine Legrand explique qu’il faut s’éloigner de la psychanalyse (dont elle ne néglige pas les analyses auxquelles Gide et le premier groupe de la NRf s’intéressèrent très tôt) et ne pas céder à un quelconque jugement moral. Il convient de lire l’œuvre de Gide à la lumière d’une réflexion sur les genres dont on sait l’importance dans les pays anglo-saxons. Gide a toujours déclaré qu’il fallait la juger sous l’angle esthétique, aussi peut-on affirmer que « la perversion à l’œuvre sous la plume de Gide devient le lieu d’une idiosyncrasie où l’esthétique se met au service d’une cause dépassant l’individu, une cause sociale où les opprimés ont droit d’exister selon leur désir ». C’est en cela que l’apport de Gide sur la sexualité ne se limite pas à une volonté de dépasser les théories psychanalytiques mais permet l’émergence des gender studies, ce que Justice Legrand étaye de nombreux renvois à divers spécialistes américains. Son essai montre que dépasser la question de la perversion pour toucher à l’étude du genre dans l’œuvre de Gide permet de souligner l’importance de cette œuvre et de son caractère éminemment contemporain. Gide tendait à imposer son effort de normalisation. Ses personnages et lui-même militaient tout simplement pour une autorisation à être et, à ce titre, il reste bien un contemporain capital.
Gourmont. Alexia Kalantzis, Remy de Gourmont créateur de formes : dépassement du genre littéraire et modernisme à l’aube du XXe siècle (Champion, 2012, 784 p., 175 €). Cendrars n’aurait peut-être pas été le poète de La Prose du Transsibérien s’il n’avait pas admiré le Latin mystique et d’autres œuvres de Gourmont, dont la disparition, à l’aube de la Grande Guerre, paraît clore une époque. Gourmont, auteur éclectique, pratiqua bien des genres, dont il modifia et infléchit les règles en vigueur. Il fut symboliste, certes, mais ce cadre éclate sous le renouvellement littéraire que sa plume a tracé et qui le rend inclassable. Son esthétique inspira des écrivains aussi différents que Cendrars, Gide, D’Annunzio, Apollinaire (bien qu’il s’en dédît) et même quelques futuristes italiens. Cet ouvrage fait pénétrer dans ce monde cosmopolite dont les frontières poreuses allaient être bientôt cloisonnées par la guerre. Il transporte aussi dans un univers littéraire et artistique où foisonnent les revues, auxquelles Gourmont collabore sans relâche et qu’il transforme en élargissant leur champ à une diversité littéraire originale.
Gracq. Roger Aïm, Julien Gracq : 3, rue du Grenier à sel (Portaparole, 2012, 96 p., 12 €). La lecture de cet exercice d’admiration ne sera pas désagréable aux amateurs de Louis Poirier. Ces pages apprennent ou rappellent que la vie de Gracq a été marquée par une suite d’échecs toujours relevés, à commencer par la thèse sur la Crimée et l’engagement communiste, tous deux avortés, et qui seront sublimés dans l’écriture ; le refus de Gallimard du Château d’Argol en 1937 et la relation sans nuage qui s’ensuivit entre Gracq et José Corti ; la drôle de guerre qui ressortira en 1958 avec Un balcon en forêt. Libéré malade de captivité, titulaire d’un poste d’assistant à Caen, Gracq entreprendra une autre thèse, cette fois sur la Basse-Normandie, mais l’abandonnera aussi pour achever, en 1943, Un beau ténébreux. De l’échec de la première tentative théâtrale avec Le Roi pêcheur, version surréaliste d’un mythe visité par Wagner, œuvre appréciée par Breton, naîtra le célèbre La Littérature à l’estomac, qui installera l’écrivain dans sa glorieuse marginalité. Refusant obstinément d’être édité en Livre de Poche, Gracq renforcera cette posture aristocratique en refusant le prix Goncourt pour Le Rivage des Syrtes. Cette attitude, que beaucoup trouveront hautaine, se complètera d’un véritable dédoublement, les élèves et professeurs du lycée Claude-Bernard ayant affaire à « un petit bourgeois obséquieux » mangeant tous les midis dans le même restaurant, à la même table, ne souriant jamais, ne parlant jamais de littérature. À partir de 1953, l’écrivain solitaire partagera la vie de Nora Mitrani, jusqu’à la disparition de celle-ci en 1961, et parcourra avec elle la France en 2cv. Plus tard, viendra le temps des fragments, regroupés dans Lettrines et les trois récits de La Presqu’île, puis celui de la fréquentation d’autres écrivains et de cinéastes au sein de la commission d’avances sur recettes. Après le succès d’un manifeste pour la haute littérature (En lisant, en écrivant, 1980), le retour de la préoccupation géographique marquera l’abandon de la fiction. La Forme d’une ville, sur Nantes, Autour des sept collines, à propos d’une déception romaine, précéderont la panthéonisation de l’écrivain dans toutes ses étapes — Pléiade, Cahiers de l’Herne, colloque de Cerisy, entretiens publiés. Avant un florilège de citations, Roger Aïm conclut son ouvrage par quelques lignes sur les obsèques de Gracq, le 22 décembre 2007, dans le village de Saint-Florent-le-Vieil, dans le Maine et Loir, où il habitait au 3, rue du grenier à sel : « Peu de monde sous ce soleil d’hiver. Quelques relations de village, quelques admirateurs inconnus, quelques autorités locales, quelques universitaires de Nantes et d’Angers, mais aucun politique de renom, ni de représentant officiel des ministères de la Culture ou de l’Education nationale, et aucun de ces gendelettres qui étaient venus quêter l’adoubement à Saint Florent et l’avaient fait ensuite bruyamment savoir, n’avait jugé bon de venir. »
Hugo (1). Victor Hugo, Paris, préface de Dominique Fernandez (Omnia, 2012, 120 p., 9 €). Écrit à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867, et devant servir de préface au livre Paris-Guide, ce court texte illustre la foi de Hugo dans la ville de Paris, navire lancé contre les flots déchaînés de l’Histoire et dont l’étrave étincelante ouvre la voie à l’Humanité future. Exilé depuis 1851, oublié même par certains, le poète construit, depuis sa retraite des Îles anglo-normandes, une petite épopée de la civilisation, qui reste, en dépit des tangages, droite dans ses bottes. À Rome et à Athènes il fallait bien trouver un équivalent moderne, un phare pour les hommes de bonne volonté, pèlerins de la paix et du progrès : ce sera Paris, cité universelle depuis toujours aux yeux d’un poète qui voit en elle, en dépit de la déviation brutale que constitue le Second Empire, le foyer inaliénable des vertus et des bienfaits, et le berceau nourricier de l’avenir. Le propos est confiant, enthousiaste ; il épouse un mouvement ascensionnel que soutient, comme souvent chez Hugo, le don de la prophétie. Si, dans le chapitre intitulé Le Passé, sont rappelés quelques-uns des articles les plus ténébreux de l’histoire de France — « les erreurs et les misères mortes » —, rien n’entame une foi dont le point d’ancrage demeure 1789. Date pivot : « Depuis un siècle bientôt, écrit Hugo, ce nombre est la préoccupation du genre humain. Tout le phénomène moderne y est contenu » — ce qui n’est pas peu dire. Une philosophie de l’Histoire en découle, qui décide des événements, des hommes, de leurs actions et de leur signification démocratique. C’est à l’aune de ce devoir supérieur de diffusion et d’amplification du message démocratique que Paris est ici évalué, loué, célébré. La perspective du futur s’élargit au point de dissoudre les frontières des nations et des peuples au seul profit de l’Homme. Le dernier chapitre de cet essai, Déclaration de paix, solde les dernières restrictions patriotiques et appelle de ses vœux l’essor d’une conscience qui, pour être française, n’en est pas moins universelle et planétaire. « Ô France, adieu ! tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. […] Tu ne seras plus France, tu seras Humanité ; tu ne seras plus nation, tu seras ubiquité. » Un tel message ne peut manquer aujourd’hui de faire sourire ou, dans certains cas, d’inciter à faire amende honorable de tant de confiance et d’optimisme.
Hugo (2). Annie Le Brun, Les Arcs-en-ciel du noir : Victor Hugo (Gallimard, 2012, 142 p., 19 €). Édité à l’occasion d’une exposition qui se tint à la Maison de Victor Hugo de mars à août 2012, ce livre richement illustré ne peut être tenu cependant pour un catalogue au sens strict du mot. Il s’agit d’un livre d’écrivain, de penseur et de poète. Si la composition obéit à une déclinaison, qui envisage, selon les moments de la vie et de la création de Hugo, les différents usages du noir, le parcours demeure libre, inspiré par de secrètes motivations, guidé de l’intérieur par de puissantes affinités. Annie Le Brun est là tout entière requise par un des pans qui assurent solidité et profondeur à sa réflexion de critique et à son travail d’écrivain : le noir, l’obscur, défini moins comme un fait brut ou une donnée immédiate de la perception que comme un principe actif, une matière conductrice et créatrice. Certes, ce qui retient d’abord l’attention du critique est l’œuvre graphique, le recours à l’encre et aux pouvoirs épiphaniques qu’elle recèle. Car, pour Hugo, le noir n’est pas ce qui dérobe la lumière et voue le visible aux ténèbres définitives, il n’est pas occultation du sens et de la forme, mais, contradictoirement et, serait-on tenté de dire, dialectiquement, ce foyer d’aveuglement et d’intensité à partir duquel se recompose tout l’horizon du visible, du plus proche au plus lointain, des apparences morcelées du sensible à la totalité vivante de la vision. Forte de ce postulat — « L’encre, cette noirceur d’où sort la lumière », écrit Hugo —, l’auteur explore les versants les plus escarpés de l’œuvre du poète, en privilégiant l’angle abrupt de l’obscur, à la fois attirance de l’abîme et support des éblouissements de l’infini. De la filiation gothique, sur laquelle s’alignent des romans comme Han d’Islande ou Notre-Dame de Paris, ainsi que de nombreux poèmes des années 1820-1830, aux grandes séquences visionnaires de la Fin de Satan ou de Dieu, Annie Le Brun propose de recentrer l’œuvre (et plus particulièrement le principe générateur qui l’ordonne et l’articule secrètement) aux inspirations paradoxales du noir. Reliant les genres et les textes en regard des lavis d’encre — qui apparaissent dès lors moins comme un contrepoint accessoire que comme un mode spécifique de recherche de la forme dans et par les égarements de l’informe —, ces « arcs-en-ciel du noir » dessinent, sinon une cohérence, du moins un continu, un système de liaisons, de résonances et d’échos susceptibles de rendre compte du creusement dynamique du geste créateur entre l’écrit et l’image. Tout porte à croire que cette énergie de l’obscur, cette domination obsédante du noir dans la poétique hugolienne est bien le levier suprême de l’infini ou de l’inconnu — seul et véritable empire que le poète entend soumettre aux figures instauratrices de l’imaginaire. À cette invention, les vertus de la lumière ne suffisent pas, d’autant qu’elles sont pour la plupart marquées du sceau d’une positivité que Hugo récuse. Le noir, envers et endroit de l’être, point de convergence et de déploiement des contradictions tant politiques, éthiques qu’esthétiques, préserve la conscience contre les excès de la certitude et du dogme. En choisissant le noir, Hugo se range sous l’aile d’une « nuit commune », nuit humaine, trop humaine, que la poésie aura charge de traverser, de modeler et d’approfondir pour en faire jaillir les fulgurances et les éclats. Autant d’impacts révélateurs du sourd et persistant travail de la lumière.
Jouhandeau. Marcel Jouhandeau, Jean Paulhan, Correspondance 1921-1968, édition établie, annotée et préfacée par Jacques Roussillat (Gallimard, 2012, 1140 p., 45 €). Il faudrait à présent, non pas un rayon, mais une étagère entière, pour ranger toutes les correspondances de Paulhan qui ont été publiées jusqu’ici. En voici une nouvelle, qui n’est pas, loin de là, la moins importante. Ce gros volume rassemble en effet 904 lettres, s’étalant de 1921 à 1968, soit près d’un demi-siècle d’échanges épistolaires entre deux écrivains bien dissemblables. Toutefois, on nous avertit qu’il ne s’agit que d’un choix parmi un total de 2 918 lettres et que, de surcroît, certaines lettres manquent (on note ainsi une lacune de 1922 à 1925). Tel quel, l’ensemble demeure considérable. Au fil des mois et des années, l’amitié s’y fait plus étroite entre les deux correspondants, et les lettres — celles de Paulhan plus que celles de Jouhandeau —roulent sur les sujets les plus divers : la littérature, bien sûr, mais aussi les rencontres, des faits d’actualité, des voyages, etc. On y trouve des anecdotes piquantes, ainsi telle conversation de Paulhan avec Suarès à propos de Marie Curie, ou telle anecdote malicieusement tirée de l’Histoire des Papes de Bruys. D’autres lettres sont plus tragiques, comme celles échangées à propos du suicide de Crevel. Plus généralement, on y voit à quel point Paulhan appréciait l’œuvre de Jouhandeau, lequel, durant la période couverte par cette correspondance, ne publiera pas moins de 64 ouvrages chez Gallimard : un véritable record. De fait, dans ses lettres à Paulhan, Jouhandeau, fidèle à ce que Roussillat appelle « sa psychorigidité », parle surtout de ses propres livres et n’accorde que peu d’importance aux auteurs contemporains. On le voit ainsi se défiler lorsque Paulhan veut le faire écrire sur Suarès ou sur Gobineau. Et Paulhan sera blessé de voir que son ami reste sincèrement indifférent à ses livres : « Ce qui est ennuyeux, lui écrit-il, c’est que tu n’aimes pas mes livres, quand j’aime tant les tiens. Mais tes goûts non plus ne sont pas très sûrs : que trouves-tu à admirer dans cet enflé de Montherlant, aussi faux que tu es vrai. » À l’occasion, Paulhan ne se privait pas de faire des réserves sur la production incessante de Jouhandeau et on le verra, au début des années 1960, écrire à Maurice Toesca : « Jouhandeau se perd un peu dans des rêveries de famille. » Le second thème récurrent de ces centaines de lettres est évidemment la chronique des scènes, brouilles et embrouilles avec Élise et la vie agitée de ce couple hors série, que Paulhan devait suivre non sans ironie, surtout quand son correspondant lui annonçait à propos d’Élise : « Sa dévotion lui donne et à moi un supplément de liberté, deux sortes de paires d’ailes. Elle lit Ste. Thérèse d’Avila sans comprendre et la voilà occupée. » On pourrait presque penser que, d’une certaine manière, cette correspondance est un peu à sens unique de part et d’autre, et Jacques Roussillat note que Paulhan s’empressera de ne jamais suivre les recommandations que lui adressait Jouhandeau à propos d’écrivains ou artistes de ses amis. En retour, il lui parle souvent de Braque, qu’il préfère à Picasso, de Fautrier, de Dubuffet et de leur amie commune Marie Laurencin, pour la peinture et les poèmes de laquelle nombre d’écrivains de l’époque eurent d’ailleurs une flatteuse indulgence. En revanche, les deux amis communiaient dans une passion pour certains animaux : insectes, hérissons, singes et autres hôtes du Jardin des Plantes. La politique va toutefois les diviser, Jouhandeau s’affirmant pro-allemand durant l’Occupation et effectuant en 1941 le fameux voyage en Allemagne (moins d’ailleurs par conviction idéologique que pour les beaux yeux d’un jeune Allemand). Il y eut aussi l’antisémitisme, que Jouhandeau afficha dès 1936 dans des articles qu’il réunira en 1939 dans son ouvrage Le Péril juif (édité non chez Gallimard, mais chez Sorlot). Paulhan manifestera son désaccord, ce qui ne l’empêchera de défendre son ami lorsque celui-ci sera inquiété à la Libération. Ces lettres constituent également une sorte de chronique de la NRf et des revues dont s’occupait Paulhan, comme Commerce et Mesures, où il fera entrer Jouhandeau. Avec le temps, les décors changent un peu, et ce sont alors les déjeuners communs chez Florence Gould, où brille un Léautaud dont Jouhandeau goûte la personnalité. Dès 1946, Paulhan songe à se présenter à l’Académie française, où il a un supporter inattendu : Pierre Benoit, et il interroge à ce sujet son ami — lequel aura la joie de l’y voir entrer en 1963. Mais, en dehors de tous les renseignements biographiques que contient cette correspondance sur chacun des deux amis, il faudrait bien plus de pages pour rendre compte de sa richesse et de sa diversité, du foisonnement des anecdotes, et des personnages qu’on y croise, qu’il s’agisse de certains amis de Jouhandeau ou de cet étrange Robert Chatté, courtier en livres obscènes, que fréquentaient aussi bien Paulhan que Bataille et le tout jeune Pauvert. Quelques petites remarques pour finir. L’évocation de « Zizim le Prince, frère de Bajazet » aurait peut-être pu fournir une note sur ce frère du sultan Bajazet, qui s’exila en France en 1482 et resta captif dans la Creuse, au château de Bourganeuf (en 1673, Guy Allard s’en inspirera pour son roman Zizimi). À propos de La Chasse spirituelle, il n’est pas certain du tout que Paulhan « flairera immédiatement la supercherie », comme l’assure l’annotateur. N’écrivait-il pas, dès le 20 mai 1949, à Édith Boissonnas : « Qu’elle soit bien de Rimbaud, pas de doute, je crois. » Quant au Suarez mentionné dans une lettre de Jouhandeau de 1926, ce n’est vraisemblablement pas l’un des trois Suarez recensés dans une note d’après le Grand Larousse, mais plus probablement l’essayiste politique et biographe Georges Suarez, assez connu à l’époque et qui sera fusillé en 1944 pour collaboration. En ce qui concerne son homonyme André Suarès, il est inexact de prétendre, comme l’a fait Jouhandeau dans ses Journaliers, qu’en 1926 son œuvre comportait 240 volumes : sauf erreur, elle n’en comptait alors que 52. Dans cette note, Jacques Roussillat désigne le même André Suarès comme (toujours en 1926) « tout nouveau collaborateur de La NRF », alors que celui-ci y avait collaboré dès 1912. Enfin, qualifier Reverdy de « poète du cubisme », comme le fait une autre note, c’est avouer ingénument ou bien que l’on ignore tout de son œuvre, ou bien que celle-ci vous reste désespérément fermée : angoissante alternative !
Leblanc (1). Philippe de Côme, Arsène Lupin : de A à Z (Pascal Galodé, 2012, 225 p., 20 €). « Arsen Lupin » annonce la page 5 en larges caractères : ça commence mal et la suite confirme la fâcheuse impression initiale ; après une biographie express de Leblanc, on passe à celle de Lupin ; une chronologie qui compile les efforts des précédents exégètes de Leblanc pour mettre un semblant d’ordre dans la vie parfois obscure de Lupin ; suivent des sections qui dressent le répertoire des femmes de Lupin, des identités de Lupin, des rues de Paris empruntées par Lupin, des villes fréquentées par Lupin ; la liste des films inspirés par les aventures d’Arsène Lupin serait plus utile si elle était complète, ce qui est loin d’être le cas, et la rubrique « insolite » qui suit le synopsis de chacun des épisodes des séries télévisées consacrées au gentleman-cambrioleur laissera l’amateur de curiosités sur sa faim. Bref, autant reprendre le Dictionnaire Arsène Lupin de Jacques Derouard, récemment réédité.
Leblanc (2). André-François Ruaud, Arsène Lupin : une vie (Les Moutons électriques, 2011, 352 p., 26 €). Auteur d’ouvrages sur les grands héros de la littérature populaire (dont Les Nombreuses Vies d’Arsène Lupin, 2005), André-François Ruaud, qui a aussi traité, seul ou en collaboration, les cas d’Hercule Poirot, Fantômas, Frankenstein et leurs créateurs, récidive avec ce texte partant du principe-pivot de la jeune bibliothèque rouge des Moutons électriques, une règle selon laquelle Lupin serait en fait plus vrai que Leblanc, ce qui amène l’auteur à entreprendre la refonte de la biographie qu’il avait jadis écrite sur le gentleman cambrioleur. On croise nombre de personnages dans cette promenade de lecture agréable, qui parcourt de manière originale l’intense vie culturelle et politique de la Troisième République, non sans quelques excursions hors-frontières, notamment en Angleterre et en Italie. Ces personnages sont pour certains réels et démontrent que, pour être essentiellement adressée à un lectorat populaire, cette littérature de feuilleton n’en fréquentait pas moins, dans son contenu, plus volontiers la Haute Société que les bas-fonds. L’auteur nous fait également rencontrer bien des héros de fiction : outre, en une sorte de miroir, l’inévitable Maurice Leblanc, ce sont les très attendus Sherlock Holmes, Hercule Poirot et Fantômas, mais aussi d’autres figures comme Rouletabille, Bob Morane — l’intertextualité ou, selon son expression, la « porosité des fictions », obligeant André-François Ruaud à cette gymnastique. L’opération s’effectue avec une forte dimension volontariste. Parmi quelques sommités, Marcel Proust et Nicolas II sont convoqués. Un chapitre est consacré à une chronologie qui poursuit la démarche générale du livre, en insistant, s’il en était besoin, sur le croisement entre la fiction et la réalité. Cette chronologie commence en 1814, lorsque l’Empereur charge le général Lupin de voler « le livre de raison » de la Montcalmet, figure connue des lupinologues, et se termine en 1999, lorsque la petite fille du biographe, Florence Boespflug-Leblanc, rachète la propriété de Maurice Leblanc à Étretat pour en faire un musée. L’ouvrage s’achève par une très complète « bibliographie d’Arsène Lupin » (éditions, reprises, adaptations théâtrales) comprenant quelques inédits dont on espère qu’ils seront édités un jour prochain.
Loti (1). Pierre Loti, Journal 1887-1895, édition d’Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier (Les Indes savantes, 2012, 852 p., 42 €). Ce tome du Journal de Loti fait suite aux deux précédents (1868-1878 et 1879-1886), publiés chez le même éditeur par ses deux meilleurs connaisseurs actuels. C’est grâce aux travaux de ces derniers que l’on peut à présent mesurer à quel point ce Journal constitua pour Loti une inépuisable réserve de matériaux pour nombre de ses livres. On n’en connaissait jusqu’ici que des pans divers, plus ou moins partiels ou tronqués, voire censurés, alors qu’il s’agit d’un manuscrit immense, poursuivi sur un demi-siècle, et dont l’édition intégrale s’imposait. Cette nouvelle tranche, s’étalant sur neuf années, nous montre Loti arrivant à la consécration : son élection à l’Académie française en 1891. Toutefois, l’écrivain s’applique, à son habitude, à y noter scrupuleusement le quotidien, c’est-à-dire sa vie d’officier de marine, ses voyages Stamboul, Alger, le Maroc, la Palestine, la Syrie et le Liban), ses impressions, ses amours et ses rencontres. Celles-ci sont d’ailleurs très variées, puisqu’on voit Loti fréquenter aussi bien de simples marins ou de petites gens que des célébrités et des têtes couronnées — Sarah Bernhardt, Juliette Adam, la comtesse Diane de Beausacq, la reine de Roumanie Carmen Sylva, la princesse Alice de Monaco, la reine Nathalie de Serbie, etc. On remarque à ce propos que l’écrivain ne décrit presque jamais les gens qu’il rencontre, ou alors très brièvement : à l’évidence, il préfère décrire des paysages ou noter ses impressions. Rarement écrivain aura été aussi parfait impressionniste, même si, comme l’observera Mauriac, une inguérissable mélancolie et le sentiment de la mort et du néant dominent toute son œuvre. Par ailleurs, et comme dans tout Journal intime, l’ensemble du texte révélé ici dégage une certaine monotonie, qui est celle de la fatalité même du quotidien. Cependant, brisant sur la grisaille des travaux et des jours, de nombreuses pages transmettent une grande exaltation, celle d’un bonheur sans mélange : il s’agit des deux séjours de Loti à Stamboul. Pour celui qu’il y fit en 1890 et qu’il évoquera dans L’Exilée, une cinquantaine de pages transmettent l’extraordinaire enivrement qui s’empara de l’auteur en retrouvant cette ville qu’il avait habitée « pendant les mois voluptueux de l’été de 1876 ». Loti est tout à son bonheur, ce qui ne l’empêche nullement (et cela est bien typique) de humer le parfum de la mort en admirant, au Vieux Sérail, les costumes des sultans morts, « la plus saisissante et la plus effroyable image du néant humain ». De fait, durant tout le livre, des récits de morts et d’enterrements vont ponctuer la notation des faits quotidiens, comme s’ils faisaient partie intégrante de cette monotonie existentielle. Certains lieux semblent à cet égard privilégiés, telle la Bretagne : « Aucun pays au monde ne me donne l’impression de la mort, de la terre finale, comme celui-ci. » Ce sentiment de la mort vient donc tout naturellement se mêler à la griserie amoureuse vécue lors d’un séjour à Alger en 1891 : « Oh ! l’immense volupté et l’immense tristesse de cette fin de soirée ! Et les dessous d’abîme de tout cela !… Comment le dire avec des mots, comment saisir l’inexprimable qui est là-dessous, mélange d’amour et de mort… » Les amours de Loti semblent avoir été diverses, qu’il s’agisse de virils matelots ou de Léo Thémèze, décrit comme « beau lui-même comme un jeune dieu », que de filles et femmes de rencontre. Mais, souvent, les évocations de ces rencontres sont cryptées, indiquées par le seul mot guedjé, accompagné d’une étoile à six branches, ce que ses deux éditeurs expliquent ainsi : « Nuit en turc, terme employé par Loti [ …] pour garder sans doute le souvenir d’une nuit d’amour ». Ces guedjé rythment ainsi, presque chaque jour, certains mois de l’année 1888 — décidément une année heureuse. Les dernières années évoquées ici verront également la liaison de Loti avec la Basque Crucita Gainza, rencontrée en 1893 et qui, deux ans plus tard, lui donnera un fils. Si le Journal ne passe pas sous silence cette relation, il ne donne pas pour autant de multiples détails, soit que Loti ait préféré garder pour lui des événements aussi intimes, soit que sa nature même le portât à ne développer vraiment que ce qui se rattachait à son moi profond et à ses manières de sentir. Il en va d’ailleurs ainsi pour bien d’autres choses, et, comme l’observent Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, « le Journal est fort discret sur l’événement le plus marquant de toutes ces années : l’élection de Loti sous la Coupole ». Preuve que, même s’il rechercha le suffrage des salons mondains et la consécration officielle, la vanité n’étouffait pas l’auteur de Fantôme d’Orient. Serait-il sacrilège de reprendre ici une célèbre formule de Mallarmé, pour dire que Loti fut, lui aussi, « un homme au rêve habitué » ? Que sont en effet ses meilleurs livres, sinon de longues rêveries sur l’amour et la mort, rêveries que l’écrivain ne s’est pas tellement soucié d’habiller d’une trame romanesque ? Ce volume du Journal possède ces mêmes qualités et, par-delà tant de pages et de notations pouvant nous retenir, mérite d’être lu ne serait-ce que pour les admirables pages, poignantes et si profondément senties, écrites à Stamboul en mai 1890.
Loti (2). Serge Hustache, Sur les traces de Pierre Loti : le voyage en Terre sainte d’un agnostique (Couleur Livres, 2012, 140 p., 18 €). « Serge Hustache, l’homme politique de gauche très concrètement investi dans les débats de la Cité, se fourvoie dans les pas d’un maître ès travestissements », déclare d’entrée de jeu, et assez curieusement, le préfacier du livre. Disons simplement qu’il se fourvoie dans l’écriture. La centaine de pages consacrées à Loti est une espèce de farrago où l’auteur déverse une information accumulée grâce à des lectures aussi abondantes que non maîtrisées. On y trouve toutes sortes d’indications, pêle-mêle, sur des écrivains et des voyageurs en Orient au XIXe siècle, sans voir le lien logique du discours. L’auteur donne l’impression de déverser ses citations, poussé par le souci de n’en laisser perdre aucune, et dans un style qui va du négligé au pompeux. Gérard de Nerval rencontre ainsi à Akaba « les derniers tours de piste d’un empire agonisant », et Loti académicien est « l’immortel locataire de la prestigieuse coupole ». Les notes, nombreuses mais succinctes, sont le plus souvent caractérisées par leur inutilité : fallait-il vraiment expliquer ce qu’est un anarchiste, ou préciser qu’Arthur Rimbaud était un poète français ? Ingres devient un « Diplomate et homme de lettres français », mais c’est par un décalage qui fausse quelques identifications, preuve d’un très insuffisant travail d’édition sur ce volume. Les cinquante dernières pages donnent cependant à lire une prose de qualité : de larges citations de Loti en commentaire de photographies. C’est une justification un peu mince de ce livre.
Mallarmé. Jean Roudaut, Un mardi rue de Rome : notes sur un livre en paroles (William Blake, 2012, 72 p., 14 €). Ce livre d’un fin critique qui est aussi un écrivain rassemble des études déjà publiées, mais n’en est pas moins un livre, sinon « architectural et prémédité », du moins composé ou recomposé autour de l’étude centrale qui lui donne son titre. Cette étude, ou plutôt ces notes, pour reprendre le sous-titre modeste de l’ouvrage, écrites il y a plus de vingt ans, s’attachent à restituer le cérémonial des mardis de Mallarmé à partir des témoignages des contemporains, mais l’essentiel n’est pas tant dans cette reconstitution que dans l’hypothèse qui est au cœur du livre entier, à savoir que « les « mardis » furent l’essai de ce qui aurait été la cérémonie du Livre et en tinrent lieu ». C’est à partir de ce qu’il appelle, reprenant un mot de Ponge, « Tentative orale », que Jean Roudaut, confrontant les démarches de Mallarmé et de Descartes, reconsidère, dans le sillage d’Yves Bonnefoy, la « Notion pure », qui n’est pas ce qui se substitue à l’objet comme son abstraction, mais ce qui « en rend possible la saisie entière » : « La constante attention de Mallarmé pour la conversation, et le souci de restituer dans l’écrit même l’illusion d’un entretien induisent à considérer son œuvre, non comme une construction égoïste, mais comme une parole offerte. » De là les deux points de vue opposés de Sartre et de Georges Perros qui font l’objet des deux derniers chapitres avant l’ultime page de pèlerinage à Valvins. C’est bien la dimension oblative de la parole, et d’une parole incarnée, que Sartre, faisant de Mallarmé celui qu’il avait choisi de ne pas être, n’a pas su reconnaître, à la différence d’un Georges Perros, attentif à retrouver dans l’auteur des Divagations l’incarnation de la littérature et son usage moral. Comme toujours chez Jean Roudaut, la flânerie à travers les livres sait aller à l’essentiel.
Mal-nommés. Claude Burgelin, Les Mal-nommés : Duras, Leiris, Calet, Bove, Gary et quelques autres (Seuil, 2012, 400 p., 25 €). Il y aurait, selon Claude Burgelin, une influence du nom de l’auteur sur ce qu’il écrit et la façon dont il écrit. Influence du nom et surtout de ses divers avatars, les auteurs choisis se caractérisant par une certaine malléabilité onomastique allant bien au-delà du simple pseudonyme. Cette variété est, la plupart du temps, la conséquence d’un roman familial embrouillé qui a forgé des personnalités particulièrement complexes. C’est Marguerite Duras, née Donnadieu (un patronyme riche de sens) ; c’est Michel Leiris et le mensonge familial qui entoure son histoire ; c’est Henri Calet, de son vrai nom Raymond Théodore Barthelmess ; c’est Emmanuel Bobovnikoff, dit Emmanuel Bove ; c’est Perec avec ou sans accent aigu ; c’est Gary, roi des masques en tous genres. Le parcours familial de ces écrivains est digne des feuilletonistes les plus extravagants : pères enfuis, frères cachés, fausses sœurs, remariages à la pelle. Chacun d’eux se caractérise par un état-civil labyrinthique, dont aucun n’est sorti indemne. Dans le tableau, l’histoire d’Aragon et du préfet Andrieux n’aurait pas fait tache. Claude Burgelin, après une introduction passant en revue les différentes significations et fonctions du nom de famille, entraîne le lecteur dans l’embrouillamini familial des auteurs qu’il a choisis et qu’il connaît bien pour les avoir étudiés de près au long de sa carrière universitaire et littéraire. C’est un parcours parfois malaisé à suivre, mais mené avec compétence et savoir. Le problème n’est pas là. Il est dans le contenu de la page 343, qui nous apprend que ce livre rassemble en fait des articles et des études parus en revue au cours des dix dernières années. Des articles bien sûr « largement étoffés et modifiés » pour coller à la thématique annoncée en couverture. L’exercice n’a rien de répréhensible. Encore faudrait-il qu’il soit clairement annoncé en ouverture, et non planqué à la fin du bouquin, et ce pour éviter que le lecteur ne se trouve dans la situation du dîneur attiré par une alléchante carte de restaurant dont les plats sont en réalité réchauffés au micro-ondes.
Malraux. Les Marronniers de Boulogne : Malraux, père introuvable (Bartillat, 2012, 366 p., 14 €). Alain Malraux, fils de Roland — le frère d’André et de Madeleine que Malraux épousa —, fut élevé avec ses cousins, les deux fils de Josette Clotis. Ce sont plus de vingt ans de vie d’une famille recomposée en compagnie du grand homme que conte ce livre publié pour la première fois il y a plus de trente ans. On y découvre un Malraux père de famille sévère et pas très à l’aise de vivre sous les regards de ceux qui vont peut-être devenir des témoins gênants. L’accident qui coûta la vie à ses deux fils ne laissa en vie qu’un témoin, Alain Malraux, et son témoignage fourmille d’anecdotes, de célébrités de passage, mais aussi de quelques jugements sévères (« Il m’a quelquefois révolté », avoue-t-il). Les personnages défilent : Kennedy, Aragon, Sartre, Picasso, De Gaulle, Pompidou, avec l’ombre de Drieu La Rochelle, qui fut le parrain de Vincent Malraux. Dans la grande maison de Boulogne, la vie n’était pas toujours facile avec celui qui demandait à sa famille de ne pas encombrer, qui a rejeté peu à peu tous ses proches, jusqu’à répudier brutalement sa femme — dont on vient de publier le témoignage qui éclaire à son tour ce contemporain capital dont on n’a pas fini de cerner la personnalité.
Michaux. Henri Michaux, Bras cassé (Fata Morgana, 2012, 62 p., s.p.m.). Petit fragment détaché de ce massif enragé et délicieux du corps souffrant, Bras cassé (initialement publié en 1973) ressortit aux menées exploratoires de Michaux. Connaissance de soi, mais connaissance par l’autre bout, par les extrémités insoupçonnées d’un organisme qui se défait et se recompose, se disloque et se reforme. L’écriture, par ses fulgurances, ses raccourcis, ses hypothèses parfois saugrenues, touche au cœur du rapport à soi, réflexivité inouïe toujours, qui fait l’économie des passerelles routinières de la psychologie aussi bien que des lieux communs de la psychanalyse. Il suffit le plus souvent d’un rapport tendu vers une zone franche, un inconnu qui bée en soi, au dehors de soi. Ici, la péripétie est simple, l’événement unique : une chute entraîne le corps, gravité dont la conséquence est la fracture d’un bras. Chose banale. Mais pas pour Michaux, qui décide alors de prendre « un bain dedans », comme il le dit. Immersion totale, donc, dans cet état singulier, jamais visité de l’intérieur : qu’est-ce que l’intérieur — le système compliqué des fibrilles de sensations, d’idées, d’images et de mots — que comporte la situation accidentelle du bras cassé ? L’expérience procède en plusieurs temps : la lourdeur, la conscience envahissante d’une inertie épaisse, massive, puis l’extension de la douleur, l’apprentissage inattendu qu’une conscience s’impose face à ce point de fixation qui est aussi l’axe d’une rotation lente de tout l’être. « Un seul os cassé a arraisonné ma vie. Mal avance, et moi je ne eux plus avancer. » Mais la question reste : que faire de la souffrance, comment la dominer ? « Comment dissoudre ma souffrance ? Il y a là sûrement un manque d’intelligence de ma part. » L’écriture ? La réflexion ? Michaux s’y livre : la première partie de Bras cassé est composée du Journal des suites de l’accident (survenu en 1962) ; la deuxième partie, écrite quelques années plus tard, revient sur l’épisode pour en « comprendre certains points différemment ». D’où il ressort que l’expérience fut la fois corporelle et langagière, l’essor de la douleur et son caractère immaîtrisable donnant naissance à des images, libres, déroutantes, « images de démesure, note Michaux, qui avaient quelque raison d’être insensées ». Dans ce petit morceau poético-clinique, le sens de l’observation le dispute aux extravagances de l’humour.
Modiano, Denis Cosnard, Dans la peau de Patrick Modiano (Fayard, 2011, 286 pages, 19 €). Cette biographie de Patrick Modiano est, de l’aveu de son auteur, une « enquête » guidée par la passion. À cet égard, Denis Cosnard semble avoir bien médité la mise en garde qu’Anatole France adresse aux historiens dans la préface de L’Île des pingouins : « Les raisons scientifiques de préférer un témoignage à un autre […] ne sont jamais assez fortes pour l’emporter sur nos passions. » Ce n’est pas seulement la personnalité de Patrick Modiano qui nous est présentée aux différentes étapes de sa carrière littéraire, c’est aussi son milieu d’origine sur fond d’Occupation. Au cœur de cette quête précaire d’une conscience d’un régime politique qui ne s’exorcise pas facilement, le biographe montre un Modiano décidé à faire la lumière sur une zone qui tient plutôt du gris, jusqu’au scénario controversé de Lacombe Lucien. En cela, il est à l’encontre de ceux dont les analyses dépassent à peine une argumentation usée à la corde de la trahison. La démarche du biographe s’apparente ici à celle d’un photographe en promenade : il recherche le moment, le trait aigu qui saisit, qui accroche, même s’il introduit une série de nuances qui révèlent petit à petit un Modiano dans sa complexité souvent paradoxale. Mais le rapport de ces promenades dans le temps et dans l’œuvre avec celui qui les a inspirées est au moins autant de dérive que de ressemblance.
Montmartre. Autour du Chat Noir. Arts et plaisirs à Montmartre 1880-1910 (Flammarion, 2012, 190 p., 25,50 €). En écho à l’exposition qui s’est tenue récemment au Musée Montmartre, ce catalogue richement illustré célèbre le Chat Noir, cabaret fondé par Rodolphe Salis en 1881. Lieu de convivialité et d’échange, de divertissement et de subversion, le Chat Noir entend, à l’image des Hydropathes d’Émile Goudeau dont il est en fait le prolongement, faire contrepoids à la culture dominante et offrir, en guise de récréation, autre chose que les sempiternelles recettes du café-concert ou du vaudeville qui régalent les bourgeois. Là s’affûtent les formules provocatrices de la modernité ; un air de chahut permanent règne dans une atmosphère d’émulation joyeuse. C’est que Montmartre, comme le rappelle Raphaëlle Martin Pigalle, devient « le mont des artistes », plaque tournante d’un esprit créateur que n’encombrent plus les vieilles lunes de l’académisme, ni même les lampions du romantisme. Avec la fin du Second Empire (« l’année terrible ») et la levée de l’Ordre moral, un vent de liberté souffle sur la jeunesse bohème. Phillip Dennis Cate, commissaire de l’exposition, brosse, dans son texte Autour du Chat Noir, le tableau de groupe de cette nouvelle génération d’artistes, où figurent Jules Lévy, Allais, Champsaur, Rollinat, Eugène Bataille, Mac-Nab, qui entendent transgresser les frontières de l’art, et associer — avec distance, humour et parfois une franche intention sacrilège — la poésie et la peinture, le dessin et la chansonnette, le théâtre et la caricature, le non-sens et la cabriole. Au Chat Noir, véritable laboratoire des formes et des figures de la culture artiste, se mêlent ainsi les origines, les familles, les généalogies. Le catalogue retrace, par le texte et l’image, la genèse d’un courant aux multiples ramifications mais qu’unifie cependant le goût de la déconstruction ironique, voire de la démolition des idoles, des dogmes et des valeurs. Mais le Chat Noir invente aussi un nouvel art de la scène, partagé entre musiques, mimes, jeux d’ombres et revues satiriques. Vite jugé trop petit, le cabaret de Salis s’installe en 1885 rue de Laval, sur trois étages. Il apparaît comme le point d’émergence et de convergence des énergies nourricières de l’avant-garde artistique, avant que ne jaillissent, des décombres de la Grande Guerre, l’Esprit nouveau, Dada et le surréalisme. On mesure, à la faveur des illustrations du catalogue, à quel point ce moment de transition fut décisif en matière de propositions esthétiques alternatives : jamais les arts plastiques, sous l’impulsion des Toulouse-Lautrec, Chéret, Steinlen, Rivière ou Ibels ne connurent tel épanouissement et telle liberté d’invention. C’est cette liberté, qui multiplie les orientations et les perspectives d’exploration artistique, que ce catalogue donne à voir, en version bilingue, s’il vous plaît, français-anglais. Le texte en anglais est difficile à lire en raison de l’emploi qui a été fait — contre toute bonne raison d’ailleurs — d’une impression à l’encre bleue ! Mais peut-être est-ce là un trait atavique de l’esprit fumiste.
Paris. Jean Le Nouvel, Le Paris des écrivains (Alexandrines, 2012, 211 p., 16,50 €). Amoureux de sa ville, Jean Le Nouvel la parcourt avec le souvenir des livres qu’il a lus et des films qu’il a vus : de l’empereur Julien l’Apostat à Jean Echenoz et Patrick Modiano, les écrivains ayant évoqué Paris y apparaissent par dizaines et l’auteur en retrouve les traces dans les quartiers où il conduit ses pas (on sait tout, à sa suite, des chambres où logea Rimbaud). Personnages réels et personnages de fiction se rejoignent. À la Salpêtrière, on rencontre Hervé Guibert venant y recevoir la confirmation de sa séropositivité et Corinne Marchand qui, dans Cléo de cinq à sept, film d’Agnès Varda, y apprend les résultats de sa biopsie. Dans l’Île Saint-Louis, Bérénice et Aurélien vivent, grâce à Aragon, une des plus belles scènes d’amour de notre littérature ; sur les quais de la Seine, Dick River et Rosemary éprouvent la tendresse de la nuit, Cary Grant et Audrey Hepburn, dans Charade de Stanley Donen, s’abandonnent à leur histoire d’amour. « Paris, un coup de poignard en plein cœur, tout compte fait », selon Jack Kerouac. Jean Le Nouvel, au long des rues, des avenues, des places et des jardins publics, accumule citations et références. Nombreux sont les piétons de Paris, Fargue, Restif, Modiano, ainsi que Jules Romains, pour qui Jean Le Nouvel voudrait débaptiser une partie de la rue de Rivoli. Paris aimé ou Paris détesté : les deux Julien ont des points de vue opposés sur la Tour Montparnasse, que Green abhorre et à laquelle Gracq trouve bien des charmes. Jean Le Nouvel rappelle que Marguerite Duras vécut au numéro 5 de la rue Saint-Benoît. Il ne signale cependant pas que, dans L’Année du tigre, Philippe Sollers affirme qu’« il y aurait un livre de fond à écrire : Les Mystères de la rue Saint-Benoît. Personnages : Duras, Antelme, Mascolo, Blanchot, Claude Roy, Semprun, Mitterrand, et la liste pourrait être plus longue ». À ce même numéro 5 vécut Léo Larguier, caricature du poète romantique sur ses vieux jours, figue légendaire de Saint-Germain-des-Prés, ainsi que le jeune Enrique Vila-Matas arrivé de Barcelone, qui préparait ses livres contournés dans la chambre de bonne que lui laissait occuper la chère Marguerite. Dans Paris ne finit jamais, Vila-Matas, plagiaire par anticipation de Jean Le Nouvel, passe en revue les écrivains qui, après Marx et Lénine, habitèrent dans cette rue Vanneau que Gide a rendu célèbre… On pourrait ajouter à l’infini des paragraphes à ce Paris des écrivains déjà dense et touffu.
Parnasse. Charles Leconte de Lisle, Œuvres complètes, tome III, Poèmes barbares (Champion, 2012, 704 p., 155 €). Ce tome d’une édition des poèmes de Leconte de Lisle qui en comprendra cinq est une reprise enrichie d’un travail paru aux Belles-Lettres il y a quatre décennies. Ces Poèmes barbares ont été publiés pour la première fois en 1872, la plupart des éditions postérieures n’ayant apporté que des modifications mineures à cet ensemble d’une petite centaine de poèmes ; ils composent l’un des trois continents de l’œuvre du parnassien, les deux autres étant les Poèmes antiques et les Poèmes tragiques. Sauf pour de rares spécialistes, ces Poèmes barbares constitueront une découverte agréable et amusée, agrémentée des commentaires érudits d’Edgar Pich. Avec trois cent quarante pages consacrées aux poèmes, et autant au dossier, on apprécie les épaisseurs respectives de l’œuvre de Leconte de Lisle et du travail de son commentateur. L’introduction brise le parallèle qui aurait tendance à s’imposer avec l’œuvre de Hugo, face à laquelle celle de Leconte de Lisle apparaîtrait mineure. Le souffle n’est certes pas le même, mais le projet est différent. Un fort intérêt pour les religions du monde entier, avec une priorité donnée à un christianisme mâtiné d’Ancien Testament, des métaphores animales, des adresses à des dames, un appel au médiéval, les registres inspirés par la culture et l’imaginaire du poète sont multiples, sur fond d’un traditionalisme constant que résume pour partie le sonnet intitulé Aux modernes, qui contraste, par son ton imprécateur, avec le reste de l’œuvre, dont l’ambiance est assez contemplative : « Vous vivez lâchement, sans rêve sans dessein / Plus vieux, plus décrépits, que la terre inféconde, / Châtrés dès le berceau par le siècle assassin. / De toute passion vigoureuse et profonde. // Votre cervelle est vide autant que votre sein, / Et vous avez souillé ce misérable monde / D’un sang si corrompu, d’un souffle si malsain, / Que la mort germe seule en cette boue immonde. // Hommes tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin / Où sur un grand tas d’or vautrés dans quelque coin, / Ayant rongé le sol nourricier jusqu’aux roches, // Ne sachant rien faire ni des jours, ni des nuits, / Noyés dans le néant des suprêmes ennuis, / Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches. » En analysant également la mise en forme et le mode de regroupement des Poèmes barbares, Edgar Pich entend donner une nouvelle image d’un poète en voie de radical oubli. C’est bien d’histoire littéraire qu’il s’agit.
Péguy. Jean-Claude Demory, Les Épis mûrs : récit sur la mort de Charles Péguy (août-septembre 1914) (Fiacre, 2012, 159 p., 20 €). Il ne manque pas un bouton de guêtre à cette reconstitution des derniers jours de Péguy, qui fut abattu, comme on sait, le 5 septembre 1914 au cours de la bataille de Villeroy. Du départ pour le Front jusqu’à l’assaut final, la narration reprend par le menu le déroulement des opérations qui devaient mener le lieutenant Péguy devant le Juge suprême. Le titre de l’ouvrage présuppose que cette mort fut un accomplissement, mais les retours en arrière qui émaillent le récit — évitant soigneusement d’évoquer l’œuvre et la pensée de l’écrivain — brossent le plus souvent le portrait d’un personnage fantasque et non celui d’un homme en route pour la destinée. Dès lors, la narration n’est plus qu’un carnet de campagne augmenté de descriptions un peu longuettes et de dialogues garantis pur argot biffin, qui donnent au récit les allures d’un téléfilm en costumes. C’est bien fait, c’est sérieux, mais cela sent la naphtaline et on s’ennuie souvent.
Perec. Georges Perec, Les Mots croisés (Folio, 2012, 144 p., 6,95 €). Ce recueil consacre cent grilles, publiées dans Le Point, dans Politique Hebdo et dans le Journal médical des voyages pour les deux dernières. Toutes sont issues de l’album parus chez POL et qui recense l’ensemble des grilles de l’écrivain. Le recueil est composé d’un avant-propos de Perec et des grilles, suivies de leurs solutions. Les traditions de mots croisés sont très différentes selon les pays. Dans les pays anglo-saxons, les grilles doivent être symétriques en cases noires. On trouve souvent des grilles invariantes dans une rotation d’un angle droit. Le nombre de cases noires est alors très important, pouvant aller jusqu’à 30 % (la grille ressemble ici à un tableau de Vasarely). En France, et tout particulièrement pour le verbicruciste Perec, ce genre de grille offre peu d’intérêt. Perec s’est toujours intéressé à la contrainte. Dans les échecs, elle sera double : celle de la composition des grilles et celle de la composition des définitions. Pour ce qui est des grilles, Perec cherche à réduire le nombre de cases noires et s’oblige à parvenir à moins de 10 %. Dans le présent recueil, les grilles ont entre 6 et 9 % de cases noires, le plus souvent 7 % (pour des grilles qui sont en général de 10 sur 10). C’est sa première prouesse. Pour ce qui est des définitions, il cherche essentiellement à jouer de l’ambivalence. Même si cette définition n’est pas compliquée (en neuf lettres) : Entre le zinc et le ballon, elle est dans la nature de ce que recherche Perec — il s’agit du sous-verre — car il faudra chercher les sens figurés de zinc et de ballon. En voici une autre, qui n’est toujours pas difficile (en dix lettres) — Celle-ci en est-elle vraiment une ? — mais plutôt faite pour déranger. Ce n’est pas une définition usuelle, puisque apparemment, aucun mot porteur de sens n’y figure. Il est pourtant aisé de trouver la solution, qui est Définition ! Celle-ci est plus sophistiquée (en sept lettres) : N’a jamais demandé à un sésame d’éclore. Bien sûr, elle est faite pour surprendre. Réfléchissons ensemble, en nous mettant à la place de celui qui doit trouver la solution. Cherchons des oléagineux : colza, tournesol, soja, arachide, noix, sésame, amande… Éclore = Ouvrir, ou encore s’ouvrir. Il faut chercher par tâtonnements : un colza qui s’ouvre, une amande à qui on demande de s’ouvrir, un sésame à qui on demande de s’ouvrir… ! Oui, c’est bien cela : « Sésame ouvre-toi » est le sésame qui ouvre cette définition. Qui n’a jamais demandé à un sésame de s’ouvrir ? Ali Baba, naturellement, qui, en prononçant cette phrase, ne demande pas au sésame de s’ouvrir, mais demande l’ouverture de la porte d’une grotte. « C’est surtout pour les « petits mots » que le verbicruciste doit faire preuve d’ingéniosité », dit Perec en sa préface. Ces petits mots pullulent en effet dans les grilles. Perec a lu quelque part qu’un cruciverbiste ne saurait être digne de ce nom s’il n’avait trouvé une centaine de définitions de Io. Perec en est à 28, et il les fournit dans la préface (« se termine avec brio », « a vu pis », « cœur de lion », « pratiqua l’amour vache », etc.). Perec a aussi été cruciverbiste. Il évoque quelques-uns des problèmes qui se sont posés à lui, dont le fameux « Do », définition de Robert Scipion, en onze lettres. Problème qu’il a résolu ! En pensant à Dodo, donc à Demi-sommeil.
Ponge. Francis Ponge et la robe des choses : actes de la journée consacrée à Francis Ponge, Nice, décembre 2010, sous la direction de Béatrice Bonhomme et Odile Gannier (L’Harmattan, 2012, 274 p., 28 €). Nouvelle tentative de situation de Ponge dans l’histoire de la poésie du XXe siècle et au sein des pratiques créatrices contemporaines, ce volume collectif rassemble des études, des témoignages et des contributions qui se placent au croisement de la littérature et de l’épistémologie. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles sont ici privilégiées les perspectives de réflexion mettant l’accent sur la dimension heuristique ou cognitive de la démarche de Ponge, à la fois tournée vers les choses et, aspect moins abordé traditionnellement, vers le sujet, l’individu. Si le thème unifiant ce volume est, comme le rappelle l’introduction, Lire/Vivre/Ecrire, le Vivre qui se situe au centre de la triade est le pivot éthique et anthropologique d’une transaction assurant le lien dynamique entre la lecture et l’écriture et, autre sens autre signification, entre l’écriture et la lecture. On apprécie dans ces conditions que soient abordées les questions relatives à la fabrique de l’écriture chez Ponge, moins d’ailleurs aux secrets d’artiste qu’aux carnets d’atelier. Des articles s’intéressent aux rapports de Ponge avec d’autres poètes ou écrivains, contemporains ou non (Lucrèce, Ovide, Camus, Jaccottet, James Sacré). Un autre type de relation est examiné, qui porte le poète vers les artistes, notamment les peintres (Braque, par exemple). Cette provende d’études, parfaitement documentées, montre à quel point Ponge est un grand contemporain. Il l’est, comme le dit Jean-Marie Gleize, parce qu’il demeure, par sa pratique langagière et sa recherche anti-lyrique, l’exemple de l’artiste qui donne l’exemple d’une « déclaration ou protestation de « sortie » hors du « manège » », invitant ainsi à ne pas « fermer l’atelier des ouvriers-chercheurs que nous sommes, que nous voulons être ».
Proust (1). Joseph Czapski, Proust contre la déchéance (Libretto, 2012, 86 p., 5,10 €). Devant un tel texte, il est tentant de s’attarder davantage sur les conditions de sa réalisation que sur son contenu. Il s’agit en effet de conférences sur Proust et La Recherche données, pendant l’hiver 1940-1941, au camp de Griazowietz par Joseph Czapski à l’intention de ses camarades prisonniers. L’auteur était alors un officier de l’armée polonaise, capturé par les Russes qui avaient, après bien des réticences, autorisé au sein du camp la tenue de causeries sur des sujets culturels : « La joie de pouvoir participer à un effort intellectuel qui nous donnait une preuve que nous sommes encore capables de penser et de réagir à des choses de l’esprit n’ayant rien de commun avec notre réalité d’alors nous colorait en rose ces heures […] où nous revivions un monde qui nous semblait alors perdu pour nous pour toujours », explique Joseph Czapski dans son introduction. On est là dans un cas de figure voisin de celui de François Le Lionnais reconstituant, pour ses camarades et dans des conditions voisines, toute une galerie de tableaux pour donner naissance au texte admirable qu’est La Peinture à Dora. Comme Le Lionnais, Joseph Czapski travaille sans filet, avec la seule force de sa mémoire. Pas de bibliothèque, pas de livres, pas de notes. Celles qu’il aligne alors figurent sur des cahiers dont une partie a échappé à la destruction et a été dactylographiée en français dans les dernières années de la guerre. En connaissant la genèse de ce texte, on n’en est que plus saisi par sa justesse et sa profondeur, qualités provenant en partie des difficultés dans lesquelles il a été conçu : obligé de s’en tenir à ce que sa mémoire a retenu et s’adressant à un public qui ne connaît pas son sujet, Joseph Czapski ne peut qu’aller à l’essentiel. Il en résulte un condensé quasi parfait de l’univers proustien dans lequel l’homme et l’œuvre sont sans cesse mis en relation. Bien sûr, il y a des lacunes, des oublis (l’auteur ne dit mot d’Elstir, ce qui surprend quand on connaît sa propre carrière de peintre), des citations approximatives (comment ne le seraient-elles pas ?), mais l’ensemble est un remarquable vade-mecum susceptible de lancer un novice à la découverte de La Recherche. Avec la reconstitution de la chambre de liège surchauffée de Proust dans un camp soumis aux rigueurs de l’hiver russe, on tient sans doute la plus forte amplitude thermique qu’ait connue la littérature.
Proust (2). Davide Vago, Proust en couleur (Champion, 2012, 280 p., 65 €). On sait que Proust est un écrivain visuel et pictural. On se souvient du « petit pan de mur jaune » de la Vue de Delft de Vermeer, mais l’auteur s’attache aussi à la « précieuse matière » évoquée. Il donne une analyse « colorimétrique » de certaines pages de Proust, en convoquant divers domaines du savoir. La première partie rappelle le contexte artistique (esthétique, pictural) et scientifique (physiologique, psychologique) de la couleur au XIXe siècle. Après un rappel sur l’optique en Grèce, il insiste sur la loi de Chevreul sur le contraste simultané des couleurs, sur les théories de Schopenhauer (à la suite de Goethe), de Schelling, de Charles Henry et de Gabriel Séailles. Il reprend la querelle de l’« éloquence de la couleur » face au dessin et rappelle la vision des impressionnistes, des symbolistes, de Cézanne, de l’avant-garde futuriste et cubiste. Il montre un Proust phénoménologue avant la lettre, à la manière de Merleau-Ponty, et rappelle l’article d’Alfred Binet sur Le Problème de l’audition colorée (1892) et celui de Segalen sur les synesthésies chez les symbolistes. Il étudie l’exemple de la couleur chez Baudelaire, Huysmans et les Goncourt. Chez Proust, un « sillon » est tracé par la couleur dans la mémoire. La seconde partie décrit « l’écriture de la cathédrale chromatique » qu’est La Recherche, mais aussi les œuvres critiques de l’écrivain : ainsi de la couleur rouge de Sylvie, « fille du feu ». Le chromatisme est une texture de l’espace et du temps. La couleur est aussi une façon d’appréhender la matérialité du monde et se charge de valeurs affectives. Elle va de la lumière — teintes baignées de lumière, chatoiements — à la matière. L’auteur relève les formes qu’elle peut emprunter chez Proust (bandes, veine, rayures), la cristallisation des teintes, les « hybrides chromatiques » (le translucide), l’irisation. Un chapitre entier est consacré à la synesthésie, notamment celle attachée aux noms propres. Un autre l’est à l’ekphrasis, qu’il s’agisse de tableaux ou de vitraux. La « distinction » sociale par la couleur de la mode féminine n’est pas laissée de côté. La « teinte troublante » suscite la mémoire, comme la lanterne magique, les yeux de Gilberte et d’Albertine. L’« orchestration chromatique » est abordée à propos de l’aubépine et de la sonate de Vinteuil. Le passage sur le tableau d’Elstir indique comment la couleur se fond dans le style. L’ouvrage se termine sur des annexes statistiques, une bibliographie et des index. En parcourant l’œuvre de Proust selon une voie originale, l’ouvrage aide à voir comment un écrivain permet de mieux connaître le monde, ce qui est la tâche d’un homme de lettres non moins que celle d’un homme de science.
Proust (3). Akio Wada, La Création romanesque de Proust : la genèse de « Combray » (Champion, 2012, 208 p., 55 €). Fouillant avec méthode le fonds des documents proustiens conservés à la Bibliothèque nationale de France (cahiers, carnets, dactylographies, épreuves, feuilles volantes), Akio Wada, en bonne logique généticienne, met un peu d’ordre dans ce corpus pour y voir plus clair dans l’histoire de la rédaction du roman de Proust. L’étude porte ici sur Combray — première partie de Swann. L’ordre rédactionnel que l’auteur impose à cette somme documentaire, selon des procédures de datation et de classement convaincantes, fait apparaître les différents moments de la composition de l’œuvre entre 1909 et 1911. Centrée dans un premier temps sur l’analyse de la première dactylographie de Combray, la démarche consiste à dater avec précision les trois ajouts venus augmenter la version primitive. Dans un second temps, l’auteur aborde la genèse des divers épisodes, lieux et personnages du roman : « L’après-midi du dimanche », Bergotte et la lecture, le parc Swann, Roussainville et Montjouvin, l’apparition de Madame de Guermantes. Se pose alors le problème de l’organisation du roman, notamment de la dernière partie. Un chapitre s’attache à suivre les étapes qui concourent à déplacer l’essai critique Contre Sainte-Beuve — à l’origine du projet romanesque — et à faire place au roman du temps.
Radiguet. Raymond Radiguet, Lettres retrouvées ; Œuvres complètes, éditions établies par Chloé Radiguet et Julien Cendres (Omnibus, 2012, 444 et 886 p., 21 et 25 €) ; Pierre Barillet, Bronia, dernier amour de Raymond Radiguet (Tour verte, 2012, 54 p., 8 €). Cette nouvelle édition des Œuvres complètes reprend et modifie celle due aux mêmes éditeurs, publiée en 1993. Il est utile (et agréable) de disposer en un seul volume de l’ensemble des écrits de l’auteur du Diable au corps, en particulier de ses nombreux articles. Il ne pouvait être question, dans cette collection à grande diffusion, d’une édition savante. L’annotation est légère, la compréhension des textes n’exigeant d’ailleurs pas de longs commentaires. On regrette pourtant plusieurs choses : d’abord la brièveté de la préface, beaucoup trop allusive, ce que la chronologie détaillée ne compense pas, car tout y est mis sur le même plan. Quant aux textes, les éditeurs font des choix contradictoires : ils sont parfois «impérialistes », tentés d’attribuer à Radiguet un rôle dans l’écriture des Mariés de la Tour Eiffel de Cocteau ou dans celle de l’Art poétique de Max Jacob. Les ayant droit respectifs ont interdit la publication de ces textes où la part éventuelle de Radiguet paraît mince. En revanche, il est curieux de voir reproduit le texte de nombreux poèmes dont les notes donnent la paternité à Pascal Pia, aux talents de faussaires bien connus. On s’interroge aussi sur l’argument du ballet Le Bœuf sur le toit, lui aussi texte fantôme (aucune mention, ici, de l’ayant droit) réduit sans explication à des notes ! La présence et la voix de Cocteau viennent déjà parasiter si fortement l’œuvre de Radiguet qu’il paraît inutile et même dangereux d’en étendre la présence. L’autre volume rassemble cent quarante lettres retrouvées de Radiguet à ses intimes, mais aussi au monde littéraire et artistique : Cocteau, bien sûr, mais aussi Apollinaire (qui ne se laisse pas séduire), Breton, Poulenc, Brancusi, Maurice Martin du Gard, Bernard Grasset, Max Jacob, Aragon, Tzara, etc. — mais pas Malraux, pourtant mentionné dans la liste en page I). C’est dire qu’il s’agit d’un apport important à notre connaissance de l’immédiat après-guerre. L’annotation est claire (en face des lettres données en belle page), mais on regrette que rien n’indique où lire les réponses des correspondants, si elles sont connues. Le petit volume de Pierre Barillet rapporte les confidences tardives que lui fit Bronia Clair sur le temps où elle était Bronia Perlemuter et modèle des peintres du Montparnasse de l’après-guerre. Elle évoque simplement ses brèves amours avec un Radiguet imprévisible, surveillé par Cocteau. Du moment où elle épousa l’alors dadaïste René Clair, Bronia fit silence sur cet épisode et détruisit les lettres qu’elle avait reçues de Radiguet.
Richepin. Jean Richepin, Truandailles, édition établie par Hugues Béesau et Karine Cnudde (Le Vampire actif, 2012, 382 p., 19,50 €). Richepin est bien oublié. Si son nom est encore un peu connu grâce à son recueil La Chanson des gueux — qui lui apporta, en 1876, une certaine célébrité due à la condamnation à un mois de prison et 500 francs d’amende qu’il écopa pour attentat aux bonnes mœurs —, son œuvre a disparu des librairies et les collections de Poche ne se sont pas hasardées à la remettre sur le marché. La publication de Truandailles est donc un effort sympathique vis-à-vis de cet auteur négligé. Ces vingt nouvelles qui nous présentent des gens de sac et de corde, des traîne-misère, des mendiants et des gueux divers, sont-elles vraiment d’une saisissante modernité, comme le prétendent les éditeurs ? On hésite à le croire. Richepin sait enlever une histoire, filer l’anecdote et, malgré l’accumulation quelque peu fatigante d’un argot si vieilli qu’il nous faut recouvrir au glossaire, on le lit sans trop d’ennui. Les héros de Truandailles semblent sortir des tableaux d’Ensor et annoncer les visions cauchemardesques que l’expressionnisme allemand va présenter avec Dix ou Grosz. Avec beaucoup de bonne volonté, on peut trouver ça et là des prémices de la gouaille de Céline, quoique ce soit plutôt à des épigones du naturalisme qui s’épuiseraient dans l’excès qu’on pense parfois. Le goût — voire la complaisance — de Richepin pour les situations où varient la cruauté et le sang trouve son acmé dans l’article du Petit Journal du 13 octobre 1914 où il accrédite la rumeur que les Allemands ont coupé la main droite de quatre mille enfants ? Après quelques considérations sur l’argot (avec, à l’appui, citations de larges passages de Hugo et de Sue), les éditeurs proposent les pièces condamnées de La Chanson des gueux : elles n’ont rien perdu de leur verve, mais on conçoit que l’évocation de ces femmes « dont les larges seins sont des lits de repos / tranquille où le désir rassasié se couche » put choquer, par son écho baudelairien, le moralisme de leur époque.
Rimbaud. Olivier-Pierre Thébault, La Musique plus intense. Le temps dans les « Illuminations » de Rimbaud (Gallimard, 2012, 392 p., 29 €). D’entrée de jeu, l’auteur affiche son programme : « Notre unique souci, au fur et mesure que nous avancerons dans ce livre, sera de questionner le rapport au Temps d’Arthur Rimbaud tel qu’il fait signe et scintille dans les Illuminations. Par voie de conséquence, nous apprendrons à écouter comment de l’étonnante alchimie du Temps et du Verbe propre à ce génie — son art contrapuntique aiguisé d’accueillir l’illumination dans le vase d’élection des mots — découle l’immense opulence « inquestionable » de sa musique verbale, qu’on ne vendra jamais, et ce qu’elle signifie. » À défaut de situer avec précision les objets de sa réflexion, de les définir et de les articuler de façon dynamique et problématique, le propos place un ton à demi-lyrique, infra-poétique, enthousiaste quoi qu’il en soit, qui peine à clarifier efficacement la situation verbale. Qu’on ne se méprenne pas : cet essai n’est pas une étude sur le temps et la musique verbale dans les Illuminations, mais une exploration libre ambitionnant de ressaisir l’itinéraire de Rimbaud, de la Lettre du Voyant aux Illuminations, selon des voies qui empruntent à la Kabbale, à la théologie hébraïque, à la philosophique nietzschéenne, à Hegel, à Heidegger, etc. De la critique rimbaldienne et de son exégèse historique, rien ne filtre dans ce livre, ou si peu — à croire que, sur ces questions poétiques du temps et de la musique verbale, pas une ligne n’a été écrite, pas une hypothèse humblement avancée avant la publication du présent volume. Rimbaud est ici moins le centre d’attraction d’une pensée réfléchie et progressant au gré de seuils interprétatifs hiérarchisés, que le foyer rayonnant qui aimante, au passage, autant d’artistes (peintres, poètes, musiciens) que de philosophes, et ce dans une jolie pagaille. Se bousculent ainsi à la porte des Illuminations (dont on peut craindre qu’elle n’ait été que furtivement entrebâillée) Picasso, Van Gogh, Mozart, Sollers, Tiepolo, Bataille, Hegel, etc. Après tout, Rimbaud est le point de fuite d’une nouvelle mise en perspective critique dont on peut accepter les présupposés et les conjectures, pourvu qu’ils soient explicités et argumentés. Ce qui n’est pas le cas dans cet essai. Les choses se compliquent autrement lorsqu’Olivier-Pierre Thébault passe à la phase, essentielle, d’analyse des textes. Débandade, déroute, enfilades d’évidences et de lieux communs : la « phrase musicale » de Rimbaud, pas même définie (le chapitre Qu’est-ce que la musique plus intense ? ne répond pas vraiment à la question posée), donne lieu à des commentaires qui manquent leur objet parce qu’ils demeurent sourds — et aveugles — au texte, à sa morphologie, à son rythme, à ses résonances internes et externes. Il faut donc se contenter d’à peu près, de ficelles et de redites. Exemple : « Actualisons, l’âme éternelle d’Arthur Rimbaud est ce nœud rythmique qui tient ensemble la temporalité, le Verbe, la musicalité des Illuminations. C’est le nœud de la plus grande jouissance et de la plus grande liberté possible qu’il ait été donné à quiconque de vivre, de formuler. Elle se vit musicalement selon des intervalles illuminés. Avec une liberté d’invention qui n’a jamais été vue ou entendue avant. La comparaison avec le mystérieux Mozart trouve ici sa force, sa justification. » L’énoncé se résume à sa force assertive où gît sa propre capacité de persuasion. Sans doute l’auteur s’inscrit-il dans cette filiation « critique » aujourd’hui dépassée, qui privilégia tantôt l’incantation, tantôt la gnose, l’occultisme, les méthodes chiffrées, les voies empathiques et suggestives, convaincue que, par ces moyens, le mystère Rimbaud avait quelque chance d’apparition, sinon d’élucidation.
Robbe-Grillet (1). Alain et Catherine Robbe-Grillet, Correspondance 1951-1990 (Fayard, 2012, 690 p., 35 €). Administrant le fonds Robbe-Grillet de l’Imec, Emmanuelle Lambert publie la Correspondance des époux Robbe-Grillet : un demi-siècle de vie intime et de vie publique est couvert par des échanges épistolaires plus ou moins réguliers, qui sont aussi et surtout des commentaires sur le vif de l’actualité littéraire, des chroniques de la vie quotidienne, des méditations et des réflexions sur l’art, et puis, comme il se doit, des banalités, des notations circonstancielles qui ne valent que de s’épuiser d’elles-mêmes, avec le temps. Bref, tout ce dont se nourrit une correspondance entre conjoints est ici réuni. Les lettres new-yorkaises de Robbe-Grillet abondent en mentions atmosphériques : « J’ai voulu revenir à pied par la 7ème avenue, mais le vent était si glacial et coupant, suffoquant même dans les rafales violentes, que les – 4 ou – 5° C paraissaient au moins – 10° : je n’ai pu aller jusqu’à la 35e rue, et là j’ai repris le métro jusqu’à la maison. » Ou cette lettre de Robbe-Grillet visiting professor à UCLA, en 1978 : « La vie ici suit son cours normale. Je travaille toujours aussi bien. Mes cours ont toujours le même succès. » Donc, rien à signaler. De même, le discours amoureux entre les épistoliers ne connaît ni débordements ni assèchements. Les formules sont égales, constantes. Ce qui frappe, en revanche, dans cet échange par lettres, c’est la voix nue des correspondants, quelque chose comme un dialogue où passe un courant, une tension que le lecteur ne peut que deviner, car elle ne fait jamais l’objet d’une explicitation. L’émotion de toute correspondance tient à ce secret, à ce silence qui filtre entre les mots et les phrases. Cela ne ressortit pas à l’intime, mais à ce qui ne peut se dire et demeure dans l’attente d’une rencontre, d’une présence, dans la réserve d’un désir de l’autre qui ne s’avoue pas. Ainsi, le 2 mars 1982, de Floride, Robbe-Grillet écrit à Catherine : « Chaton Chéri, Levé à 7 heures et demie ce matin. C’est un progrès : hier et avant-hier, c’était six heures ! Il fait un beau ciel tout bleu, sans un nuage, mais pas chaud : 5° environ. C’est un peu le même coup que l’autre fois ; quand j’arrive en Floride il fait très chaud, mais ma présence fait rapidement baisser la température… » Certes, le lecteur amoureux des petits faits vrais, des anecdotes et des personnages-clés de la littérature et de la culture de cette seconde moitié de siècle saura trouver dans cette correspondance les références illustres auxquelles il s’attend : Roland Barthes, Claude Simon, Jérôme Lindon, Alechinsky, Nathalie Sarraute passent dans ces pages comme autant de figures animées. Si se devine çà et là l’histoire en mouvement du Nouveau Roman, c’est d’abord de l’œuvre romanesque et cinématographique de Robbe-Grillet qu’il s’agit, approchée sous l’angle des progrès insensibles, des menus plaisirs, enregistrés au quotidien, chantier sans cesse repris, à l’image de l’œuvre d’un amour, lui aussi construit jour après jour, dans l’échange, l’écoute et l’attente.
Robbe-Grillet (2). Catherine Robbe-Grillet, Alain (Fayard, 2012, 236 p., 19 €). De l’aveu de l’auteur, Alain serait un « petit tas de prosaïsmes », des faits et des coutumes, des gestes et des mots, qui sont l’ordinaire, le quotidien, ce dont, normalement, l’œuvre est censée faire l’économie comme on enjambe d’un mouvement le petit ruisseau qui irrigue la campagne. Catherine Robbe-Grillet l’affirme, comme pour prévenir toute espèce d’objection : « Même si l’œuvre ne se calque pas sur la vie de l’écrivain, cette vie y a sa part ; elle est « sous influence ». ». Pourtant Alain n’est pas la boîte des révélations, le petit coffret des indiscrétions. Tout au contraire, le livre est d’une grande pudeur, qui effleure avec délicatesse les traits encore mobiles de l’absent. Ordonné à la façon d’un abécédaire, il invite à la lecture aléatoire, puisque que l’on peut, à sa guise, prélever une lettre de l’alphabet et y découvrir le chapitre dont elle est l’indicatif. À la lettre F, par exemple, on rencontre Fax et cette confidence : « Mon homme a des rapports avec les outils (voir Quart-de-rond), mais avec les machines… » De même, à la lettre E, vient le mot Epée, qui introduit le chapitre consacré aux épisodes de l’élection de Robbe-Grillet à l’Académie française et des obstacles que celui-ci s’ingénia à poser entre lui et la Coupole. D’autres entrées pourront attirer le lecteur comme Fouet ou Godmiché, ou encore Contrat, dans lequel Catherine Robbe-Grillet donne à lire le « Contrat de prostitution conjugale » que son époux lui soumet en septembre 1958. Vie réelle et vie imaginaire sont ici soudées par le liant du fantasme, construction du désir qui prend forme ou figure de scène, dicte des attitudes, fomente des rituels. Les romans de Robbe-Grillet en regorgent. Alain en est également parcouru, donnant à Catherine et à son mari écrivain un statut égal de créateur, d’inventeur de fiction et de fauteur d’images troublantes. Il faut lire ainsi le chapitre Photos, où les deux protagonistes semblent se partager le réel et gouverner l’imaginaire dans la plus parfaite complicité. Telle est l’impression que dégage ce livre de souvenirs : la preuve d’un amour, durable, dicible, trouve ici à se décliner, sans étalage ni artifice.
Roman. Blanche Cerquiglini, Jean-Yves Tadié, Le Roman d’hier à demain (Gallimard, 2012, 454 p., 25 €). L’ouvrage s’articule en deux parties : la première reprend un essai du second auteur publié il y a vingt ans (Le Roman au XXe siècle), assorti d’un chapitre supplémentaire sur le roman historique ; la seconde s’intéresse à ce qui s’est passé dans le champ de plus en plus large du roman depuis 1990. Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’établir un palmarès ou d’effectuer des reclassements, mais de dessiner des paradigmes et de repérer des tendances lourdes qui ont pu ou pourraient infléchir les destinées du genre romanesque. Naturellement, certains sont mieux servis que d’autres, et on ne s’étonne pas de voir Proust et Malraux se tailler la part du lion dans la première moitié, ou Echenoz et Carrère triompher dans la seconde, mais les œuvres particulières viennent davantage illustrer un tableau général du roman qu’imposer des choix sur lesquels pèserait le soupçon de l’arbitraire. Complémentaire l’une de l’autre, les deux parties portent chacune la marque de leur auteur : la première rassurera les étudiants par son caractère docte et son art de la citation du bac ; dans la mesure où elle traite d’une littérature en train de se faire, la seconde, écrite par Blanche Cerquiglini, est plus ouverte, quoique plus franco-française. Est efficace, en particulier, la manière dont elle reprend et met en perspective les questions que s’adressent à eux-mêmes les romanciers à travers les polémiques qu’ils suscitent (débat entre Claude Lanzmann et Yannick Haenel sur le rapport entre histoire et fiction, entre Marie Darrieussecq et Camille Laurens sur ce que l’écrivain est en droit de s’approprier), les postures qu’ils adoptent (second degré chez Tanguy Viel ou Éric Chevillard) ou la prise en charge de l’effort théorique que présuppose leur pratique (Philippe Forest et l’autofiction, Pierre Michon et le roman). Cette démarche peut cependant paraître parfois un peu trop intellectualiste et ne rend pas nécessairement justice à des auteurs moins propres sur eux, qui occupent pourtant une place de premier plan dans le paysage actuel du roman français. À ce titre, un Michel Houellebecq aurait mérité mieux qu’une simple exécution. De même, on aurait aimé quelques surprises, quelques audaces et même, pourquoi pas, que cet essai donne envie de lire des romans n’ayant pas déjà reçu l’onction critique et médiatique. Après tout, comme le disait Paulhan, la littérature est une fête. Il n’est pas interdit de s’en rappeler.
Romantisme. Dictionnaire du Romantisme, sous la direction d’Alain Vaillant (CNRS Éditions, 2012, 840 p., 39 €). Un recueil d’articles à recommander aux lecteurs qu’intéresse l’histoire du romantisme, entre approches des sources, études des processus de formation, idéologique et esthétique, et analyse des parentés explicites et souterraines entre les époques, les cultures nationales, les doctrines institutionnelles et les arts. La séquence explorée est celle qui s’étend de 1789 à 1830, moment de transition et de mise en place des valeurs de la modernité. La perspective généalogique, retenue par les concepteurs de l’ouvrage, a le mérite de couper court à deux tentations également aventureuses. La première est celle de la rupture, véritable pont-aux-ânes du discours critique moderne, qui voit comme autant d’illusions optiques surgir çà et là générations spontanées et créations ex nihilo. La seconde touche au dogme historiciste de la linéarité, du développement continu qui choisit de valoriser en l’explicitant une filiation donnée pour dominante, sinon pour exclusive. Dans le sillage des travaux pionniers de Mongrédien et de Rosen, la question des origines du romantisme musical est reprise. Le parti pris scientifique des études rassemblées ici vise à tordre le cou à ces deux mythes historiographiques pour privilégier, sur un versant qui fait la part belle à la pluralité, une configuration en réseaux ou en ramifications. De là le titre : généalogies. Le pluriel témoigne d’une position épistémologique qui, loin de toute réduction, isole et tente de suivre, dans leurs arborescences insoupçonnées, des sources multiples, des genèses et des croisements placés sous le signe de la diversité. Si les auteurs ont choisi de mettre l’accent, non sur des individualités mais sur des « communautés », ils admettent que c’est en fouillant un tant soit peu les racines de l’individuation esthétique que se dessinent avec netteté les cheminements et les embranchements de cette histoire généalogique du romantisme musical français. Comme l’écrit Alban Ramaut, la « solitude du génie » romantique favorise un « dialogue à partir d’un isolement avec les filiations spirituelles les plus choisies, mais aussi les plus discontinues, les plus éclatées entre divers modèles ». En suivant trois étapes principales — Définitions, Figures tutélaires et Géographies —, le parcours proposé ici fixe d’abord des aires notionnelles qui enjambent les frontières, le but étant de cerner « comment les versants littéraires, philosophiques et artistiques allemands, anglais et italiens intéressent la sensibilité française » et confèrent au mot romantique un contenu qui décide d’une orientation esthétique. La deuxième partie, centrée sur les individualités artistiques, identifie des lieux de dialogue, d’échange et de débat entre créateurs : Méhul et Beethoven, Rossini et ses contradicteurs parisiens, Gluck et Berlioz. Plus qu’un mode d’affirmation personnelle, la figure ainsi conçue est un espace de transaction où passent et filtrent valeurs et modèles. Le dernier volet, consacré aux géographies, ouvre les espaces, réels ou imaginaires, propices aux croisements topiques et aux carrefours topographiques. Entre la sensibilité du Nord et la culture musicale du Sud se dessinent les lignes de force et de tension qui structurent le romantisme européen.
Roubaud. Jacques Roubaud, Lire, écrire ou Comment je suis devenu collectionneur de bibliothèques (Presses de l’Enssib, 2012, 48 p., 9 €). Il s’agit d’un texte lu par l’auteur lors d’une conférence à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques en 2008. S’y trouvent évoquées, parmi d’autres institutions obscures ou glorieuses, les anciennes Bibliothèque nationale et British Library. Jacques Roubaud mentionne Sébastien Castellion, ses propres recherches sur le sonnet, son premier beau-père Paul Bénichou. Il en conclut que l’orientation de ses travaux fut la conséquence d’une volonté de collectionner les bibliothèques. L’ensemble constitue une promenade agréable. Dommage que les coquilles abondent dans cet ouvrage édité à l’occasion des vingt ans d’un établissement de formation des bibliothécaires.
Rues. Rues historiques de Paris, textes de Pascal Varejka, photographies de Bernard Ladoux (Massin, 2012, 192 p., 25,90 €). Cet élégant petit livre aux belles photographies, rappelant la peinture minérale d’Adrien Dauzats, ne vise pas à l’exhaustivité, n’ayant pas la prétention de rivaliser avec le Dictionnaire historique des rues de Paris de Jacques Hillairet. Son principal mérite est d’attirer l’attention sur des détails pittoresques de l’ancien Paris. Il est donc une invitation au passant de telle rue de lever ou de baisser son regard — vers le portail fantôme de l’ancien Hôtel Raoul ou vers la fenêtre de l’Hôtel de Thou. La ville est divisée en dix quartiers que les auteurs font parcourir selon des itinéraires aléatoires, en fournissant au promeneur des notices (en anglais et en français), qui, très courtes, apportent un éclairage historique un peu trop succinct.
Saint-Ex (1). François Gerber, Saint-Exupéry, écrivain en guerre (Jacob-Duvernet, 2012, 235 p., 21 €). Cet essai biographique est à lire comme une tentative d’explication, et peut-être aussi comme une entreprise, plus ou moins discrète, de réhabilitation. Explication, d’abord : le propos avoué de l’auteur est de resituer Saint-Exupéry dans les grands débats d’idées, de valeurs et de convictions qui ont scandé la vie publique française entre les deux guerres et conféré, du même coup, à certaines figures éminentes l’insigne indiscuté d’intellectuels. Comment hisser, en somme, Saint-Exupéry à la hauteur des Sartre, Camus, Mauriac et Malraux ? Il ne suffit pourtant pas de s’armer de bonnes intentions, encore faut-il apporter des preuves susceptibles de faire grimper Saint-Ex dans l’échelle des valeurs admises. Faisant œuvre d’historien, François Gerber s’emploie à replacer dans leur contexte quelques-uns des épisodes ayant concouru à assigner à l’auteur de Pilote de guerre la petite case qu’il occupe aujourd’hui dans le vaste échiquier des lettres et des idées : celle d’un écrivain lu dans et à travers Le Petit Prince presque exclusivement, et promoteur d’un humanisme abstrait et contemplatif, à la fois généreux et mou, prodigue en formules morales et en mots d’ordre sans conséquence. La grande question, à laquelle l’auteur de cet essai ne manque pas de s’attaquer, est la suivante : Saint-Exupéry est-il, oui ou non, un opposant farouche au nazisme, a-t-il fait le choix clair et radical de la Résistance ? Bref, a-t-il été oui ou non vichyste ? L’examen des arguments et des preuves à l’appui de la réponse forme un début de complication. S’il est manifeste, aux yeux de François Gerber, que Saint-Ex est un combattant au service de la France et de la liberté contre l’ennemi allemand, sa démonstration n’emporte pas toujours l’adhésion. Passe encore que Saint-Exupéry ait été l’objet d’une sorte d’ostracisme du camp des gaullistes (il n’avait pas beaucoup de sympathie pour le Général), force est de constater par ailleurs que les zones de flou ou d’ambiguïté persistent. Prenons l’exemple —longuement cité et commenté par François Gerber — de ce fameux article du 29 novembre 1942 publié dans The New York Times Magazine : l’auteur y reconnaît certes l’état de servitude auquel est soumise la France occupée, il y parle de cette « nuit allemande qui a achevé d’ensevelir le territoire », mais il écrit dans le même temps : « Nos discussions politiques sont des discussions de fantômes et nos ambitions sont comiques. Nous ne représentons pas la France, nous ne pouvons que la servir. Nous n’aurons droit, quoi que nous fassions, à aucune reconnaissance. » Phrases qui auraient sans doute mérité une analyse plus détaillée et plus approfondie, car il est difficile de lire dans ces lignes le credo du combattant, encore moins celui du résistant. De même lorsque, dans ce même document, Saint-Exupéry appelle de ses vœux la réconciliation des Français, on a du mal à y voir comme une prescience de l’Histoire. N’est-ce pas plutôt le signe d’un aveuglement face à l’Histoire, qui témoigne d’une espèce de décalage ou de distance par rapport aux immédiates injonctions de l’événement ? C’est en voulant à tout prix élever Saint-Exupéry à la dignité de l’intellectuel que François Gerber perd de vue les humbles devoirs de l’historien. On sent, à chaque page, le petit coup de pouce du réhabilitateur. Manque à cette entreprise d’explication la bonne accommodation méthodologique. L’enthousiasme et les convictions ne font pas toujours une démonstration suffisante.
Saint-Ex (2). Antoine de Saint-Exupéry. Histoires d’une vie, texte d’Alain Vircondelet, avant-propos de Martine Martinez Fructuoso (Flammarion, 2012, 190 p., 35 €). Ce livre se feuillette comme un album : l’image y sollicite l’attention autant sinon plus que le texte. Photographies des différentes époques de la vie de Saint-Exupéry, feuillets manuscrits, fac-similés de lettres, dessins de la main de l’auteur, dédicaces, toute une constellation de documents organise l’ouvrage en lui conférant une respiration propre, ample et agréable. Les pièces les plus éloquentes du fonds d’archives de la Succession Consuelo de Saint-Exupéry ont été mises à profit et vont de conserve avec le texte d’Alain Vircondelet. Si, à l’évidence, l’objectif est d’initier le lecteur qui ne le serait pas encore à la vie et à l’œuvre de Saint-Exupéry, l’album peut être considéré comme une pierre de plus apportée à l’édification du mythe Saint-Ex. Comme tout mythe, l’écrivain et aviateur conserve une part de mystère, que sa vie et surtout les conditions de sa mort ont contribué à établir. Il est aussi l’objet d’attitudes contrastées, attirant la vénération des uns et la détestation des autres. Il dégage enfin une espèce d’aura atemporelle et spirituelle, que des ouvrages aussi divers que Terre des hommes, Citadelle ou Le Petit Prince donnent à percevoir, sans jamais permettre d’en saisir les contours ou d’en fixer l’assise. Les Histoires d’une vie qui sont narrées en ces pages forment en fait les chapitres essentiels d’une existence vouée à une quête n’ayant pas encore reçu de nom et à laquelle participent, comme autant de collaborateurs consentants, les amis, les parents, les amours. Dans l’écriture de Saint-Exupéry comme dans sa vie, telle du moins qu’elle est ici racontée, résonne un écho qui ondule, persistant, soutenu. Serait-ce l’écriture ? Serait-ce le vol ? Comme l’écrit Alain Vircondelet : « Voler, c’est écrire bien sûr, inscrire et graver dans le ciel la trace de son passage, répéter chaque jour sur la grande feuille du ciel comme sur le papier, la Ligne. » Il se peut aussi que cet inconnu recherché, qui est la force motivante du désir, soit aussi l’élan du transport, ivresse ou rêve, tout ce qui porte, élève, déplace, exhausse. En tout cas, dans sa composition même, cet album invite à une déclinaison qui privilégie l’échappée pour mieux comprendre le retour, valorise l’ascension pour mieux saisir la retombée et suivre pas à pas, mais sans lourdeur, la marche de l’écrivain aviateur parmi les hommes et les femmes de bonne volonté.
Saint-Ex (3). Bernard Marck, Antoine de Saint-Exupéry. La soif d’exister (1900-1936) (L’Archipel, 2012, 546 p., 24 €). Ce premier volume d’une biographie retrace, par un découpage en courts chapitres, les années d’enfance, de formation et d’homme adulte d’Antoine de Saint-Exupéry. Bernard Mack a choisi de mettre l’accent, dès les premières lignes de son ouvrage, sur la portée symbolique de ce millésime : 1900, chiffre miraculeux qui ouvre un siècle et donne l’élan à toutes les espérances. L’époque lève les yeux au ciel pour s’extasier des récentes prouesses aéronautiques. La révolution technique est en marche et lorsqu’il vient en ce monde, le 29 juin 1900, Saint-Exupéry entre dans l’ère du progrès. Si l’essor de l’aviation — plus particulièrement de l’aéropostale — constitue légitimement la ligne de fond de ce premier volume (Bernard Mack est l’auteur d’une Histoire de l’aviation), les aspects déterminants ou environnants de la vie de Saint-Exupéry n’en sont pas pour autant négligés. On appréciera la savante économie qui préside à la distillation de l’information. Refusant d’adopter un point de vue de premier plan systématique, qui risquait de paraître à la fois artificiel et monotone, le biographe sait varier les perspectives, donnant à lire, dans le respect de la chronologie, les lignes croisées des rencontres et des destins, des ambitions et des projets. Au-delà du personnel familial, dont il faut bien, dans une biographie, brosser le portrait collectif, se dessinent des figures éminentes (comme celle de Jean Prévost), décisives (comme celle de Louise de Vilmorin) ou fascinantes (comme celle de Consuelo). Ne manquent pas non plus les amis de Bossuet : Henri de Vilmorin, Henry de Ségogne, Charles de Sales, Bernard de Saussine. Mais le profil qui se détache en se surimprimant à l’effigie de Saint-Exupéry est indiscutablement celui de Mermoz, dont Bernard Mack nous conte aussi la vie, les entreprises et les succès. De l’un à l’autre, entre l’un et l’autre, s’écrit ainsi le roman de l’aéropostale, dont la présente biographie offre quelques pages mémorables. Mais l’héroïsme conquérant et libre du jeune pilote emporte avec lui la fulgurance d’un destin qui se brise. La Soif d’exister s’achève sur cette année 1936 qui est celle de la disparition de Mermoz. Dans Marianne du 16 décembre 1936, Saint-Exupéry écrit, s’adressant à son ami : « Je ne sais rien de toi, sinon que tu n’as pas lancé d’appel. » Cette silhouette qui s’efface, cette voix qui s’éteint dans l’inconnu de l’Atlantique Sud sont peut-être l’appel inentendu mais profondément compris, le seul auquel on ne peut résister. De Mermoz, Saint-Exupéry dira : « Il était enfermé dans un cercle dont il ne pouvait plus sortir que par la mort. » À quoi Bernard Mack fait écho, en guise de conclusion à ce premier volume : « Lui-même se sent progressivement enfermer dans un cercle, et la mort de son ami ajoute à sa déprime. »
Sand (1). Mariette Delamaire, George Sand et la vie littéraire dans les premières années du Second Empire (Champion, 2012, 560 p., 125 €). L’introduction installe George Sand dans la génération qui naît avec la seconde moitié du XIXe siècle et connait un bouleversement dans le monde de la technique et des idées. Dans ce cadre, elle incarne un certain paradoxe, non seulement du côté de ce que l’on appellerait aujourd’hui une posture de genre, mais aussi sur le plan politique, entre un magistère progressiste et l’image de compromission avec le nouveau régime impérial qui lui colle encore à la peau, dans la première phase autoritaire du Second Empire. Après ce propos liminaire, le livre détaille les formes d’une action d’écriture que Sand définissait elle-même dans ce nouveau contexte, peut-être par souci de protection, comme essentiellement poétique, bien qu’il se soit surtout agi, en période d’efflorescence de la République des Lettres, de journalisme, de production de romans et de pièces de théâtre. L’intérêt du volume tient en une étude fine de l’œuvre et de la correspondance de cette époque, qui ne sont guère étudiées, alors que la période précédente — celle du romantisme de Sand — l’est encore, du moins dans un contexte scolaire. La correspondance comprend quelques destinataires privilégiés, comme Jules Hetzel. L’ensemble de ces écrits permet de replacer le personnage dans ses contraintes juridiques, politiques et financières. Sand, n’étant pas femme à demeurer sans défense face à l’adversité, participe d’un côté au Comité de la Société des Gens de lettres et cherche parallèlement à vendre en viager la propriété de ses œuvres, entendant ainsi préserver ses intérêts, en même temps qu’elle prodigue force conseils à ses proches. La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au théâtre de Sand, aujourd’hui bien négligé, y compris ce Marquis de Villemer qui fut pourtant l’objet d’un beau succès en 1864. Rôdant, par des lectures privées, certaines de ses pièces (dont bon nombre sont inspirées de ses romans), George Sand, qui aime les acteurs et désire à tout prix conserver un public, ne cesse d’écrire pour le théâtre. Mais elle s’y ennuie souvent à écouter la production des autres et ne parvient pas à peaufiner ses propres œuvres autant qu’elle le voudrait. Mariette Delamaire en vient ensuite à une analyse de la place de l’habitante du « nid tranquille » de Nohant dans le champ littéraire de son époque, notant la force symbolique de ce lieu d’habitation et de création dans son œuvre. Elle analyse surtout le rôle de préfacière, de critique et le magistère culturel que Sand finit par construire, dans la posture qui l’a rendue célèbre : celui d’une femme préférant la compagnie des hommes dans tous les registres. Dans sa conclusion, l’auteur s’attarde sur ce que fut l’idéalisme brisé de Sand après 1848 : il aura largement déterminé la relative faiblesse de sa production postérieure, aussi bien que la légèreté de son comportement, souvent notée par ses contemporains, la romancière étant mise à mal par l’accumulation des deuils et des désillusions. Puis, au fil du temps, George Sand devait revenir à son optimisme originel, à la fois social et évangélique, finalement indestructible.
Sand (2). Ella Balaert, George Sand à Nohant : drames et mimodrames (Belin, 2012, 144 p., 12 €). Parmi les produits dérivés qui accompagnent désormais la mémoire de George Sand, des parfums aux livres de recettes en passant par les papiers peints, les ouvrages consacrés à sa maison de Nohant s’offrent à la vente en quantité et sous de nombreuses formes : guides touristiques, albums de photos, itinéraires en compagnie de ses amis les plus célèbres. L’ouvrage d’Ella Balaert est plus érudit que d’autres, mais il n’en appartient pas moins à cette catégorie de lectures légères. Une touriste, qui a réussi à se cacher dans la maison et à y demeurer après les heures de visite, y fait la rencontre de Balandard, la marionnette la plus fameuse de la troupe créée par Maurice Sand. S’engage entre eux un dialogue auquel se mêle le fantôme de George Sand. Le ton de la conversation est d’une familiarité qui écorche la tendance poétique de l’entreprise. Ainsi s’exprime par exemple l’ami Charles Papet : « Je bivouaque dans le fossé de la baronne, pendant qu’elle reçoit son Jules. Son petit Jules Sandeau, entendez. » Le va-et-vient entre les époques, tout en revisitant quelques anecdotes charmantes, étourdira peut-être le lecteur peu informé des péripéties de la vie de Sand. Cette dernière en ressort en personnage brave mais fort exalté, et Balandard lui-même est plus artifice qu’artiste. Certes, cette fantaisie n’est pas faite pour l’histoire littéraire : elle appartient à ce genre hagiographique foisonnant dont Sand a été et demeure à la fois la bénéficiaire et la victime. Les photographies en noir et blanc de Frédéric Leguetteur donnent un ton à l’ensemble.
Saphisme. Myriam Robic, Femmes damnées : saphisme et poésie (1846-1889) (Classiques Garnier, 2012, 358 p., 39 €). Cet essai comble une lacune de taille et complète de façon opportune l’ouvrage de Nicole G. Albert, Saphisme et décadence dans Paris fin-de-siècle, paru en 2005. Il isole et éclaire, dans l’histoire littéraire du XIXe siècle français, des lieux spécifiques, des scènes décalées ou dérobées, où le combat pour la poésie n’est pas dissociable d’une certaine affirmation, moins strictement identitaire que plus largement mythique, de la filiation saphique. Placée sous le signe tutélaire de Baudelaire et de ses « Femmes damnées », l’enquête envisage un demi-siècle de création poétique — de la fin du romantisme à la période symboliste en passant par les lieux obligés du Parnasse et les recompositions mythologiques à la Banville. L’hypothèse de l’auteur est que les figures saphiques et la représentation des amours lesbiennes constituent un renfort non négligeable, à la fois offensif et polémique, contre un certain idéalisme ; elles font valoir l’attitude clandestine du poète lui-même, rebelle à tout ralliement, indocile à toute morale, fasciné enfin par la liberté de ces « chercheuses d’infini ». Un corpus forcément dépareillé sert l’étude : de Baudelaire à Ménard, sans omettre Cantel, Verlaine, Banville déjà cité, Mendès, Murger, etc. Quoique l’ouvrage de Myriam Robic soit parfaitement ordonné, on discerne mal ce qui, en l’occurrence, fait office de liant. Où est le principe unificateur de cet essai ? S’agit-il de faire l’inventaire, forcément incomplet, des textes à coloration saphique et de les examiner à l’aune de l’hypothèse baudelairienne, soit pour en évaluer le degré de conformité, soit au contraire pour en souligner les écarts ? L’ambition est-elle plutôt de dégager de l’approche des textes et des documents (et de leur mise en contexte), les lignes de force d’une poétique alternative, polémique et revendicatrice, pouvant s’assurer du soutien d’une communauté d’esprit et de convictions ? L’orientation est-elle recentrée dans le cadre d’une histoire des idées, des formes et des thèmes ? Est-elle plutôt de type gender ? Ce sentiment d’oscillation et d’éparpillement, dont le lecteur ne peut, chemin faisant, se défaire véritablement, tient sans doute au fait que l’étude est structurellement dépendante des analyses textuelles qui en sont les piliers. La continuité démonstrative de l’ensemble en pâtit, comme le montre l’écart qui sépare le chapitre trois (« Des jeux de la versification à la parodie ») du chapitre quatre (« Sapho ou l’esthétique de la provocation »). Intervalles théoriques et discontinuités critiques interdisent d’assigner à l’objet considéré les contours qui sont supposés lui conférer consistance et résistance. On ne peut que le regretter, car, pris chacun isolément, les chapitres composant cet ouvrage sont toujours intéressants, documentés, et fourmillent d’excellentes observations. Le lecteur bénévole y trouvera une denrée substantielle à la mesure de ses attentes.
Sollers. Philippe Sollers, Fugues (Gallimard, 2012, 1108 p., 30 €). Présenté par l’auteur comme la « suite logique » de La Guerre du goût, d’Éloge de l’infini et de Discours Parfait, Fugues prolonge et déplace tout à la fois les perspectives creusées dans ces ouvrages. Pas de ligne continue, pas de translation directe, mais des zigzags, des détours et des retours, avec, en fin de course, une reprise. Fugues : la métaphore musicale s’enrichit, comme le souligne Philippe Sollers lui-même, de l’impulsion du mouvement, de l’en-allé, de la fuite vers toujours un autre lieu, une autre pensée. Position excentrée, altérité revendiquée sans altération constatée : ou comment être soi-même. Question dominante de la pensée et de l’écriture de Sollers, qui trouve ici, non un point de résolution, mais un espace d’étoilement et de diffraction. Fugues rassemble — sans chercher artificiellement à les lier — des moments de réflexion, méditations, remarques ou commentaires, qui prennent tantôt la forme de l’entretien, tantôt celle de l’essai, tantôt celle, plus rare, de la chronique. Mais tout est ici chonographie — lumineuse, enlevée, décisive. Une écriture qui joue avec le temps de toute façon, non pour l’éluder ou le gommer, mais l’envisager, lui faire front par le dialogue et la pensée : temps intérieur de l’écrivain, dont on devine qu’il se plaît à l’évoquer à la faveur de quelques thèmes chers (la Chine, la musique, les libertins, les moralistes, Venise, la situation (impossible d’ailleurs) de Sollers dans l’époque, ses propres livres, romans et essais) ; temps objectif et collectif, celui du temps présent et du temps passé, avec lequel Sollers, comme on sait, a maille partir, non par goût de la provocation, mais par nécessité éthique et historique (lisez « L’identité nationale, c’est moi ! ») ; temps de la littérature et de l’art, dans la trame ordonnée duquel Sollers aime à multiplier les intervalles, les accrocs et les raccrocs (voyez, entre autres, le chapitre Montherlant, tel quel). Le temps, voilà la grande affaire (comme le suggère le chapitre intitulé La Vérité révélée par le temps). À propos de Guy Debord, Sollers remarque aussi : « Chaque fois que l’on approfondit une question, le temps apparaît. » Gageons que ces Fugues, en apparence si rapides et légères, sont des approfondissements — à la manière de Sollers, pour qui le trait, le raccourci, l’allusion, l’intervalle sont méthode autant que mode d’être, de respirer et d’écrire. En vérité, il n’y a rien de plus profond que les mots. Eux seuls et les pensées qu’ils transportent peuvent lever le poids écrasant de la terreur ou plutôt de l’« autoterreur ». Car, comme l’écrit Sollers dans le chapitre Lautréamont au laser, la « Terreur n’est à l’ordre du jour que si on l’éprouve en soi. Il n’y a que des autoterrorisés. On peut se plaindre, récriminer contre la société, et même s’offrir à elle en victime sacrificielle. À mes yeux, ce ne sont que des postures. Je ne crois pas aux complots ténébreux mais aux complots clairs. »
Vailland. Christian Petr, Je suis… Roger Vailland (Jacques André, 2012, 81 p., 10 €). La collection Je suis… propose des biographies brèves et rédigées à la première personne, procédé qui, sans faire dériver le livre vers la fiction, veut sans doute effacer, pour le lecteur peu familier de l’histoire littéraire, une éventuelle pesanteur analytique et le poids des références. En présentant sa collection, l’éditeur affirme viser un public d’élèves et d’étudiants, ainsi que les « personnels scolaires ». Il s’agit aussi d’éclairer les usagers de rues ou de places pour lesquelles les noms plus ou moins illustres attribués à ces lieux n’évoquent rien. C’est donc une « première approche » qui est offerte, et ce texte court retrace l’essentiel d’une vie singulière et d’une œuvre commencée, au lycée de Reims, avec Daumal et Gilbert-Lecomte, les « Phrères Simplistes » avec lesquels le futur auteur de Drôle de jeu fonde Le Grand Jeu. Collégiens et étudiants, ces jeunes lecteurs de Lautréamont conçoivent la poésie comme une « exigence d’être » et s’adonnent, alcool et drogues, au dérèglement systématique des sens. Cette exigence d’être demeure en l’adulte, en l’homme mûr. Le journaliste et le romancier, le résistant, l’homme de théâtre, l’essayiste, le libertin, l’époux, le communiste, ces diverses saisons d’une vie multiple sont évoquées dans leur mépris absolu de tout conformisme, animées par la conviction, jamais démentie, de devoir « lier Rimbaud et Marx, « changer la vie » et « transformer le monde » ». On peut apprécier diversement cette collection, ce genre de vraie fausse autobiographie.
Verne (1). Les Voyages extraordinaires de Jules Verne : de la création à la réception, textes réunis par Marie-Françoise Melmoux-Montaubin et Christophe Reffait (Encrage, 2012, 396 p., 25 €). Nouvelle moisson d’études verniennes, qui complète le volume précédent, Jules Verne ou les inventions romanesques (2007). On trouve ici les signatures des plus éminents spécialistes de Verne. Réparties en cinq sections, les études dressent un bilan critique de la recherche vernienne dans différents domaines : les processus d’invention et de rédaction, l’identification des modèles et des paradigmes, l’approche des sources et des intertextes (Hoffmann et Poe, notamment) avec lesquels l’écriture se plaît à tisser des réseaux de références et d’interférences qui informent l’œuvre en lui assurant sa morphologie spécifique. Un deuxième domaine circonscrit les problèmes génétiques : de l’étude des carnets – plus particulièrement celui qui comporte les notes du voyage sur le Great Eastern en 1867 et son exploitation narrative dans Une ville flottante (1871) – aux enjeux propres à l’établissement définitif des textes (variantes et pré-originales), en passant par les relations toujours compliquées avec Jules Hetzel, l’éditeur tutélaire. À cette série de questions techniques fait suite un ensemble d’articles consacrés à la réception et à la postérité de Verne en France. Adoptant une perspective chronologique, le propos retrace les étapes ordonnant un « discours médiatique » qui, par là même, contribuent à la « construction » de Verne écrivain autant qu’à sa lisibilité. Christophe Reffait resitue l’œuvre dans les mailles d’un autre discours, résolument anti-scientiste, de la fin du XIXe siècle, à la faveur d’un dialogue éclairant avec Renan. Alain Schaffner revient sur Le Testament d’un excentrique en se demandant s’il n’est pas le plagiat par anticipation de La Vie mode d’emploi. La quatrième partie fait un sort aux problématiques liées à la réception internationale de Verne, sous l’angle de la traduction et selon des procédures d’acclimatation ou d’adoption, qui font par exemple de Michel Strogoff un « héros populaire espagnol » ou même, comme le montre Sandar Kalai, de Verne lui-même « un écrivain hongrois ». Une dernière section recueille deux études centrées sur les problèmes d’adaptation, scénique et cinématographique, de certains romans de Verne, comme Les Enfants du capitaine Grant. Tour d’horizon de la critique actuelle, ce volume est le vademecum du parfait vernien : il y trouvera sinon une clé, sinon une « trouvaille » (au sens où l’entend Nicolas Saucy dans son article La Jouissance de la trouvaille), du moins une idée incitative et peut-être décisive.
Verne (2). Fabrice Boumahdi, Jules Verne. Un océan tumultueux de morts et de rêves (Champion, 2012, 322 p., 18 €). Cet essai sympathique et généreux voudrait emmener le lecteur sur l’orbe vertigineux des voyages verniens et renouveler ainsi l’émerveillement des premières heures, la joie exaltée des découvertes initiales, comme s’il importait de perpétuer à tout coup l’enfance et ses espérances. Deux parties composent ce livre : d’abord une déclinaison de thèmes censés illustrer de façon typique l’imaginaire romanesque de Verne (« L’appel du large », « Le méchant », « L’esclavage », « Le mystère », etc.) ; ensuite, sous le titre Le tour de Jules Verne en quatre-vingts récits, le résumé commenté des romans de l’auteur présentés par ordre chronologique. Le propos est donc modeste, soutenu par une présupposition morale que l’on peut admettre à titre d’hypothèse vague, mais qu’il conviendrait aussi bien de contester comme proposition interprétative globale. Lisons : « C’est un des messages les plus importants de [Verne] : enfant, tu devras écouter, lire, apprendre, ne pas te plaindre, le monde qui t’attend n’est pas un océan de paix mais un espace furieux, et la mort n’est jamais éloignée de la vie, mais le chemin importe plus que le résultat car c’est ce cheminement qui fera de toi, jeune pousse prometteuse, un homme digne de ce nom. » Si Fabrice Boumahdi pense, en écrivant ces lignes, au jeune lecteur de Verne, et s’il résume ainsi la sagesse à laquelle le romancier souhaitait avec bienveillance l’élever, il commet une légère erreur de perspective. Car bien qu’il y ait, de toute évidence, un humanisme héroïque dans l’œuvre de Verne et que ses proposition cardinales se débitent en tranches de morale, il n’en demeure pas moins que cette doctrine de l’action n’est pas figée, à jamais fixée : elle évolue dans le temps, laissant affleurer, de roman en roman, un faisceau d’incertitudes et d’angoisses qui ne peuvent en aucune manière se ramener à une simple leçon de courage. Trop de parti pris guide le propos de l’auteur de ce livre. De quoi s’agit-il au juste ? D’affirmer des goûts et des préférences ? De mettre en avant les ressorts de l’empathie littéraire ? On ne sait trop. En tout cas, cet Océan tumultueux de mots et de rêves n’est pas l’élément de l’historien, qui, d’ordinaire, se plaît à naviguer d’autre manière. On accordera cependant à l’auteur le mérite de la conviction chaleureuse.
Vigny. Alfred de Vigny, Correspondance d’Alfred de Vigny. 1, 1816-juillet 1830, 2, août 1830-septembre 1835, sous la direction de Madeleine Ambrière (Classiques Garnier, 2012, 554 et 572 p., 49,70 € chaque vol.). Cette réapparition, sous la casaque jaune des Classiques Garnier, du tome premier de la Correspondance de Vigny annonce une bonne nouvelle. En effet, la publication de la correspondance par les PUF, commencée en 1989, s’était arrêtée après celle du tome 4 en 1994. Dix huit ans après, voici la reprise de l’édition, avec le tome 5 et la réimpression des tomes 1 et 2 (celle des tomes 3 et 4 accompagnera la parution du tome 6). Le premier tome conduit le lecteur jusqu’à la Révolution de Juillet, présente sous le jour nouveau d’une autre révolution, littéraire celle-là, la révolution romantique, dont elle aide à appréhender l’histoire « vraie », posant en pleine lumière le rôle tenu par les salons et la presse et montrant comment le combat contre le classicisme s’est déplacé de la poésie au théâtre. Les batailles d’Othello, de Henri III et sa cour et d’Hernani se terminent par des victoires ardemment disputées et portent au pinacle Vigny, Dumas et Hugo, que lie alors une belle amitié. Ce volume contient trois cent quatre-vingt-seize lettres, dont cent dix-neuf inédites (en 1989), lettres qui correspondent bien à la définition qu’en donnait Vigny : « Les lettres vivent, les lettres parlent et sont des amies mélancoliques qui portent la date des jours écoulés et racontent des choses trop souvent oubliées. » Mais la correspondance de Vigny, tour à tour soldat, gentilhomme campagnard, homme du monde, mari hospitalier auprès d’une femme malade, ne s’en tient pas à la seule scène littéraire : tableaux de la vie politique et de la vie mondaine livrent une image instructive de son temps. Certes, on regrette que cette édition ne soit qu’une réimpression, que les lettres de la période 1816-1830, sans doute nombreuses, réapparues depuis l’édition des PUF, soient absentes du volume, que des retouches sur des destinataires et des datations n’aient pas été apportées.
Zola. Agnès Sandras, Quand Céard collectionnait Zola (Classiques Garnier, 2012, 424 p., 47 €). Cet ouvrage se propose d’étudier — pour la première fois de façon systématique — les documents qu’Henry Céard avait entrepris de rassembler sur Zola dès les premiers temps de leur rencontre en 1877 et qu’il céda en 1899 au musée Carnavalet. Gisement riche, surtout en charges de toutes sortes, caricatures, satires, parodies et propos injurieux : car c’est de ce bois vert que la critique fustige les romans de Zola à leur parution. Le fonds recèle d’autres documents, autographes cette fois : lettres de Zola à Céard, notes de Céard à l’intention de Zola, etc. Il s’agit ainsi d’une collection personnelle, qui n’obéit à aucun mode de classement, et d’un ensemble documentaire réuni dans le but probable de servir à l’intelligence de cette époque et de ses turbulences. Ces pièces révèlent en outre l’ambivalence du collectionneur à l’égard de son objet ou de son idole. Fidèle de Médan, et ce des premières heures du naturalisme, Céard n’a pas mis aveuglément ses pas dans ceux de Zola. Les rapports du maître et du disciple n’ont pas toujours été au beau fixe : leur relation, passionnée d’abord, s’attiédit lorsque Céard juge que Zola se fourvoie en mettant un terme aux Rougon-Macquart avec Le Docteur Pascal et qu’il s’égare totalement lors de son engagement au moment de l’Affaire Dreyfus. Agnès Sandras retrace, dans ses premiers chapitres, l’histoire d’une adoration qui place de facto Céard en situation de recueillir pieusement tout ce qui s’écrit et se dessine sur et à propos de Zola. Et l’on sait que la presse n’a pas hésité à déverser sur ce dernier des tombereaux de moqueries et d’insultes. Dans Le Figaro du 28 février 1896, celui-ci confiait en effet : « Moi, voici trente ans que, tous les matins, j’avale mon crapaud, en ouvrant les sept ou huit journaux qui m’attendent, sur ma table. » Céard se pose ainsi en conscience appliquée du moment : en bon naturaliste, il multiplie les prélèvements, constitue des bases de données, convaincu que la charge est inhérente, d’une certaine manière, à l’essor du naturalisme et au succès de l’entreprise zolienne. C’est là une forme de consécration, voire de sacre. Si Zola est sans conteste le maître du naturalisme, Céard en est le secrétaire zélé ; ne pouvant écrire l’histoire de la littérature moderne, il en recueille les échos, les bribes significatives, assemblant — à une époque où les collectionneurs de caricatures sont rares — un massif documentaire impressionnant. Par là, se fixe l’éphémère qui devient matériau solide, analysable. Comme le dit Céard en 1890 dans son article La Fronde du dessin, ces quantités de caricatures, « éparses dans les kiosques et flottantes au vent, ces feuilles volantes, souvent disparues avec le jour même qui les voyait mettre en vente, ont trouvé des collectionneurs patients qui les ont sauvés de l’oubli, des historiographes éclairés, lesquels les ont disposées par ordre chronologique, des critiques sagaces qui ont étudié leur rôle politique et leur valeur artistique ». Nul doute que Céard participe de cette espèce avertie. Mais il fallait un regard d’ensemble, un surplomb historique et critique pour rendre raison au disciple déçu de sa persévérance. Exploitant ce fonds avec méthode, le livre d’Agnès Sandras se présente comme l’histoire compliquée d’une vénération, d’une amitié et d’une brouille, mais aussi comme une contribution majeure à l’étude de la réception de Zola et du naturalisme dans les années de combat et dans la période d’engagement « politique » de l’écrivain.
Jean-Pierre Bacot, Olivier Bara, Patrick Besnier, Lise Bissonnette, Julien Bogousslavsky, Jean-Marc Canonge, Alain Chevrier, Jonathan Chiche, Catherine Delons, Philippe Didion, Jean-Paul Goujon, Louis Forestier, Jean-Philippe Guichon, Bertrand Marchal, Hugues Marchal, Olivier Salon, Henri Scepi, Claude Schopp, Julien Schuh, Yves Thomas.