EN SOCIÉTÉ
Apollinaire. Apollinaire 11. Revue d’études apollinariennes (Éditions Calliopées, 2012, 106 p., 20 €). La vie et l’œuvre d’Apollinaire sont si riches et si diverses qu’on est assuré d’apprendre toujours quelque chose dans cette vaillante revue, qui reste fidèle à l’esprit même de Michel Décaudin. Ce numéro ne déçoit pas notre attente, même si un bref article de Pierre Garnier sur Loreley n’apporte quasiment rien de nouveau, mais qu’importe ! Plus nourri, le texte de Jean-Michel Maulpoix, Apollinaire en arlequin, étudie « quelques aspects du lyrisme apollinarien dansAlcools », plus particulièrement une « forme nouvelle de lyrisme synthétique » (était-il cependant nécessaire d’appeler Paul Celan à la rescousse ?). À la première ligne du texte, une amusante bourde, ou bien coquille : une citation de Breton est attribuée à Cocteau, ce qui eût fait fulminer le pape du Surréalisme ! Subtil et informé, témoignant de véritables recherches, Le poulpe, une figure de la « plasticité » d’Apollinaire ? par Clémence Jacquot, éclaire un motif apollinairien récurrent, à l’aide de rapprochements avec, notamment, Jules Verne, Lautréamont et l’obscur Jules Pizzetta, dont le nom évoque quelque fast-food moderne (à propos du titre projeté par le poète : Et moi aussi je suis peintre !, l’auteur aurait pu rappeler que cette célèbre exclamation attribuée au Corrège se trouvait reprise par Montesquieu à la dernière ligne de sa préface à L’Esprit des Lois, ce qui ne veut pas dire pour autant que c’est là que l’italianisant Apollinaire l’aura repérée). En revanche, ce que dit Pierre Laforgue dans ses gloses surL’Émigrant de Landor Road, pour démontrer que le poète y a « procédé à une inversion systématique [des] données de la réalité », est un peu long et un tantinet jargonnant : « […] s’y problématise le rapport du Je à lui-même dans la perspective d’une écriture de soi et en vue d’une réappropriation de son existence par le sujet dans l’ordre de la poésie » – « Cela tient avant tout à la division, la schize, qui affecte l’émigrant » – « à la faveur d’une concaténation tarabiscotée d’écriture fantasmatique », etc. Sans doute l’article le plus fascinant est-il l’enquête exemplaire de Fanchon Daemers, Fin d’une énigme : Mareye dévoilée, qui, grâce à d’infinies recherches à Stavelot et dans les collections de vieilles cartes postales locales, a déterminé l’identité exacte et restitue le visage des trois sœurs Dubois (Marie, Irma et Jeanne), auxquelles Apollinaire dédia des acrostiches dans son Cahier de Stavelot. Richement illustrée de cartes postales de l’époque pour lesquelles ont posé les trois sœurs, cette contribution donne à voir, et même à rêver, tout en ne dissimulant pas que la vie de la famille Dubois « fut, pour beaucoup de ses membres, faite de tragédie et de misère ». Une mention particulière doit être faite pour les comptes rendus d’ouvrages apollinairiens rédigés par Étienne-Alain Hubert, précis et nuancés, donnant des précisions ou suggérant des pistes. Enfin, la rubrique Informations contient quantité de renseignements divers, faisant une place importante aux ventes publiques, parfois trop négligées, ou même ignorées, par les chercheurs. Et c’est bien être fidèle à l’esprit même de l’auteur du Flâneur des deux rives que de reproduire, en dernière page, la photo d’un calligramme d’Apollinaire récemment graffité par une main anonyme sur le mur d’une rue de Paris. Au total, un numéro qui se lit avec intérêt, car il y a là, si l’on ose dire, à boire et à manger – comme à la table de Croniamantal.
Enfance. Cahiers Robinson n° 30, 2011 ; n° 31, 2012 (Université d’Artois, 240 et 188 p., 16 €). Le contenu de cette revue dédiée à la littérature destinée à la jeunesse est traditionnellement structuré par un colloque universitaire tenu préalablement sur la question choisie. Le numéro de 2011, dirigé par Evelyne Thoizet, traite de la figure récurrente de la bande d’enfants à travers seize articles. Pioché dans cet ensemble, le texte de Suzanne Bray, Les Fratries dans la littérature de jeunesse, fait connaître, au rayon de la littérature de masse, la diffusion impressionnante et internationale des romans d’Enid Blyton (1897-1968), véhiculant à travers les Club des cinq,Clan des sept ou Oui-oui pour les tout petits, une vision morale plus traditionnelle que d’autres auteurs contemporains, avec plus de 800 titres pour un tirage global de 600 millions d’exemplaires. Suivi ou transgression des règles, constitution d’un univers plus ou moins indépendant de celui des parents, mixité, aventures dimensionnées à un rêve et une action possibles, imaginaire militaire, apprentissage de la cruauté, aucun thème n’échappe aux auteurs qui parcourent un siècle et demi de ces publications. Un article rend hommage à celui qui fut, il y a quinze ans, l’un des inspirateurs de la revue et de ses thématiques, Jean Glénisson, chercheur au CNRS, disparu en 2010. Janine Despinette et Francis Marcoin nous apprennent la manière dont s’est construite la préhistoire de cette initiative éditoriale dès la Résistance et son inscription rapide dans un cadre européen. Le numéro 31, dirigé par Eléonore Hamaide-Jager, se penche sur la collection Page blanche de Gallimard. Après le n° 21 qui fut consacré à la Bibliothèque Rouge et Or, c’est une autre collection qui est ici prise en compte, plus récente et très différente, puisque les 170 titres d’auteurs français ou étrangers que Page blanche, fondée en 1987, a regroupés, revisitent le paysage critique de sa décennie d’existence. Particulièrement dédiée aux adolescents, la collection a traité nombre de questions contemporaines et développé des sous-collections, notamment Page noire etPage blanche/cinéma. Après deux articles de cadrage de Daniel Delbrassine et Muriel Tiberghien, la revue nous propose des entretiens avec les auteurs et les éditeurs, ainsi qu’une analyse de la réception critique et publique de la collection. Au total, une monographie utile, propre à sauver pareille collection d’un probable oubli, nonobstant la présence sur la toile des collectionneurs nostalgiques de leur enfance, qui entretiennent le feu. Dans la même logique patrimoniale, on trouve en varia un article d’Isabelle Olivier et Gersende Plisonneau sur les Éditions Rue du Monde, dont l’un des auteurs et créateur de la collection, Alain Serre, déclare à propos de l’éternelle question des frontières de genre : « J’écris des livres pour adultes, lisibles par les enfants. » En quinze années, les Cahiers Robinson ont construit une œuvre (qui n’est pas achevée) au service d’un genre littéraire peu fréquenté par la recherche.
Perec. Cahiers Georges Perec. 11, Filiations perecquiennes (Castor astral, 2011, 272 p., 20 €). Mort sans descendant direct, Georges Perec connaît cependant un nombre impressionnant d’héritiers dans la littérature contemporaine. Il y a tout d’abord les héritiers assumés, comme François Bon, Olivier Rolin ou Martin Winckler, qui n’ont jamais caché ce que leur œuvre devait à l’auteur de La Vie mode d’emploi. Il y a les héritiers supposés, les Echenoz, Modiano, Chevillard, chez lesquels on devine – à tort, selon le dernier cité – une influence certaine. Il y a enfin toute une nuée d’auteurs au sujet desquels les commentateurs sont prompts à dégainer l’estampille perecquienne : une énumération descriptive de plus de trois éléments, un e absent d’une ou deux phrases consécutives, le verbe se souvenir conjugué à la première personne du présent de l’indicatif et voilà le perecomètre qui s’affole dangereusement. Le dossier coordonné ici par Maryline Heck met les choses à leur place. Il montre que Perec avait dégagé des horizons assez vastes : en supprimant la frontière entre littérature et sciences humaines, en faisant entrer le quotidien et ses objets dans le champ littéraire, en définissant les quatre champs d’intérêt de son écriture (l’interrogation sociologique, l’interrogation autobiographique, la pratique ludique et le champ romanesque), il laissait la porte largement ouverte à ceux qui souhaitaient la franchir à sa suite. La première partie de l’ouvrage examine donc les traces de Perec chez un certain nombre d’auteurs (les jeunes oulipiens, Annie Ernaux, Valérie Mréjen, Claude Ponti, Patrick Modiano, Jean Echenoz, Thomas Clerc), avant de laisser la parole aux écrivains eux-mêmes. Dans leurs propos, on remarque que le rôle principal de Perec aura été un rôle désinhibant : en bousculant la hiérarchie littéraire, en s’intéressant au quotidien, Perec les a décomplexés face à l’écriture, c’est grâce à lui qu’ils se sont sentis autorisés à prendre la plume. Les pages blanches situées à la fin de Je me souviens (« sur lesquelles le lecteur pourra noter les souvenirs que la lecture de ceux-ci aura suscités ») apparaissent ainsi comme autre chose qu’une astuce éditoriale : c’est le nihil obstat, la permission donnée à chacun de se lancer à son tour dans l’écriture que beaucoup ont mise à profit.
Pergaud. Les Amis de Louis Pergaud, n° 48, 2012 (6 rue du Maréchal Foch, 86000 Poitiers ; 116 p., 10 €). Impressionnante, surprenante richesse que charrie ce bulletin, dont on se demande, avant de l’ouvrir, ce qu’il pourrait encore bien nous apprendre sur l’instituteur mort pour la Lorraine il y aura bientôt cent ans. Et le bulletin en est à son quarante-huitième numéro ! La Guerre des boutons est immanquablement évoquée, mais l’appréhension initiale du lecteur s’efface devant l’absence de redites, que ce soit par des découvertes dans la correspondance de Pergaud ou par cette rencontre, un demi-siècle plus tard, de ceux qui jouèrent les enfants dans le film d’Yves Robert. Il y a des inédits, et une intéressante photographie retrouvée de Pergaud, provenant de l’Agence Meurisse. La parution du Carnet de guerre de Pergaud est commentée, et une étude trace des parallèles entre l’écrivain et Courbet à partir d’une terre natale commune. Y figure encore un article sur les instituteurs du temps de Pergaud, qui se poursuivra, nous promet-on, par l’approche de l’instituteur que fut Pergaud lui-même. Ce foisonnement laisse deviner une Association bien vivante de ses 239 membres.
Rimbaud. Rimbaud vivant n° 51, juin 2012 (Amis de Rimbaud, 50 rue de Charonnes, 75011 Paris ; 214 p., 32 €). On trouve dans ce numéro deux études sur Une saison en enfer, l’une de Pierre Vestraëte sur Délires I, l’autre de Yosuke Fukai sur L’Impossible. Le poème Voyelles fait également l’objet de deux études : la première en propose une « lecture communarde » inédite, la seconde, très fournie, rappelle les incompatibilités métriques à l’origine probable de certaines associations entre voyelle et couleur, et les différents ordres des voyelles, ainsi que de celui des couleurs, notamment dans l’arc en ciel. L’auteur mentionne opportunément, même si Rimbaud a pu ne pas connaître certains de ces ouvrages, le Traité des couleurs de Goethe, Chevreul, Regnier, et le langage des couleurs extrait d’un ouvrage sur le langage des fleurs. Marc Danval rapporte le séjour arrosé de Verlaine, Rimbaud et Delahaye à Bouillon, dans les Ardennes belges, en 1873. Une étude sur Les Poètes de sept ans, parue dans L’École II en 1982 et exhumée telle quelle par son auteur, vaut pour le « coup de vieux » qu’elle présente désormais. Une dissertation philosophique de Ralph Heyndels sur le « Il faut être absolument moderne » est dédiée à Pierre Brunel. Si Georg Trakl passe pour le « Rimbaud autrichien » et fut un admirateur du poète français, les parallèles proposés entre les citations des deux écrivains par Jack Delavenne ne se rejoignent jamais. Une longue étude de Mami Tsukashima associe grammaire et thématique pour parcourir « le corps amoureux dans la poésie de Rimbaud ». La nouveauté du jour est apportée par Jacques Bienvenu, qui montre que la lettre de Rimbaud à sa mère datée du 25 mai 1881 à Aden – un lieu qui posait une difficulté, au point que les exégètes évoquaient un lapsus sur Harrar –, est en fait un lapsus sur la date. En bon chercheur, il est allé voir l’enveloppe à la Bibliothèque nationale et, « le cachet de poste faisant foi », cette lettre est donc de 1882. Espérons qu’il ne se trouvera pas des chicanoux pour alléguer que cette enveloppe était celle d’une autre lettre et contester cette découverte !
Jean-Pierre Bacot, Julien Bogousslavsky, Alain Chevrier, Philippe Didion, Jean-Paul Goujon.
LIVRES REÇUS
Balzac. Autour de Wann-Chlore : le dernier amour de jeunesse de Balzac, sous la direction de Mariolina Bertini et Patrizia Oppici (Peter Lang, 2008, 234 p., 44 €). Les premiers romans de Balzac ou, plus exactement, l’œuvre d’Horace de Saint-Aubin ont connu un regain d’intérêt ces dernières années. Rassemblant les actes d’un colloque tenu à l’Université de Macerata, ce volume fait le tour des problèmes posés par Wann-Chlore, qui fut publié chez Urbain Canel en 1825 et se trouva rebaptisé onze ans plus tard Jane la pâle. On y trouve des réflexions sur la genèse du roman, sur sa réception, sur sa thématique et, de façon plus inattendue, des rapprochements qui mènent très loin de Walter Scott, modèle généralement invoqué – avec le Tristan de Béroul, avec Goethe (Stella, sa comédie « scandaleuse ») et Madame de Staël (Delphine et Corinne). L’ensemble est stimulant.
Biographie. Usages des vies. Le biographique hier et aujourd’hui, sous la direction de Sarah Mombert et Michèle Rosellini (Presses universitaires du Mirail, 2012, 380 p., 23 €). L’intérêt pour les biographies et le biographique ne date pas d’hier. L’Antiquité « invente » le récit de vie – ce que rappelle l’illustration de couverture du volume – et celui-ci n’a cessé depuis de travailler l’imaginaire collectif autant que les projets éditoriaux de toutes natures. L’ouvrage réunit treize articles aux sujets trop disparates pour être tout à fait satisfaisants. C’est que l’empan est grand du xviie siècle à la période contemporaine et que les différences sont si considérables qu’il aurait été utile de les faire mieux apparaître dans l’introduction que l’on doit à Michèle Rossellini. Celle-ci part d’une évidence – le succès d’un « genre » –, affirme ensuite qu’il y a dans ce domaine une « suractivité récente de la recherche » (ce qui est discutable), s’engage dans une histoire hâtive de la biographie avant de présenter les articles qui, selon elle, « adoptent sur le genre biographique un point de vue historique ». La plupart de ces textes exposent telle ou telle démarche et en font en effet l’historique, généralement bien, mais négligent souvent d’en dégager le sens, les raisons d’apparition à une époque donnée, la nature du champ éditorial dans lequel de telles démarches, souvent sollicitées par les éditeurs, prennent leur place. Certes, Catherine Volpilhac-Auger pose d’entrée de jeu la question de « l’infériorité générique » de la biographie et en offre, pour les xviie et xviiie siècles, des repères historiques utiles, et Alexandre Gefen livre sur le xixe siècle une série d’aperçus précieux, même si on peut lui reprocher quelques vues trop rapides ou arbitraires. L’utilisation de l’inévitable référence à Sainte-Beuve et à Proust, que l’on retrouve chez Martine Boyer-Weinmann, aurait demandé des analyses plus fines, plus critiques aussi. C’est le reproche le plus manifeste que l’on peut faire au volume : non le caractère historique, le plus souvent bien informé, des analyses proposées, mais leur manière étroite de concevoir l’histoire et leur incapacité à dépasser ce qui prend chez d’aucuns des allures d’articles de dictionnaire : des généralités, une bonne maîtrise du sujet, la reprise de quelques idées partagées « collégialement » (Barthes et Bourdieu). Manquent des aperçus plus larges et conduits par un sens critique plus aiguisé : pourquoi le geste de La Harpe, le projet de Lamartine ou, bien que dans un registre très différent, celui de Chateaubriand sur Rancé et de Stendhal sur Napoléon ? Que disent-ils des auteurs et de l’état de la littérature à cette époque, d’eux-mêmes et de l’œuvre dont ces démarches font partie ? Dans quel contexte éditorial s’inscrivent-ils ? Repérer, présenter, analyser, tel que le fait, beaucoup mieux que Laurent Thirouin à propos de Pascal, Edwige Keller-Rahbé (sur Mme de Villedieu) est bienvenu. Mais de quoi une telle situation est-elle le symptôme ? Traitement habituel réservé aux femmes auteurs ? Traitement exceptionnel pour œuvre exceptionnelle ? Les responsables du volume auraient pu combler des lacunes manifestes dans l’introduction ou inviter les intervenants à dépasser le constat et à proposer une meilleure mise en perspective de leurs observations, ou imaginer enfin quelque conclusion qui tirât mieux parti d’un ensemble d’analyses riche et diversifié. Une bibliographie utile (à partir de 1980), un résumé des articles en français et en anglais – généralement dans un anglais de fantaisie à l’utilité assez improbable – et une présentation des auteurs.
Bohème. Luc Ferry, L’Invention de la vie de bohème (Cercle d’art, 2012, 192 p., 35 €). L’histoire de la bohème à travers les âges, considérée avant tout par l’image. Et l’image est ici splendide, bien choisie – solide est l’équipe de documentalistes –, avec des illustrations souvent connues mais très bien mises en valeur. Le commentaire de Luc Ferry affleure souvent la pertinence, il est plus critiquable quant à l’exactitude historique (Rimbaud lisant un « poème pornographique » lors du dîner des Vilains-Bonshommes de mars 1872 ? Où notre ancien ministre de l’Éducation nationale a-t-il lu cela, lequel s’emmêle par ailleurs les pinceaux entre l’Album zutique et l’album perdu des Vilains-Bonshommes ?). Si les plus connus des petits groupes « bohèmes » sont présents – hydropathes, zutistes, jemenfoutistes, hirsutes, etc. –, l’inclusion de certains documents surprend dans un volume consacré à la bohème, comme cette affiche de mai 68 montrant le visage rieur de Daniel Cohn-Bendit face à un CRS, ou cette photographie de l’inauguration de l’exposition Where are we going ? de 2006 à Venise, entièrement composée d’œuvres appartenant à la collection d’art contemporain de François Pinault, personnage archétypal de la bohème, comme on sait.
Bon. Gilles Bonnet, François Bon, d’un monde en bascule (La Baconnière, 2012, 278 p., 20 €). Gilles Bonnet a choisi de placer son étude sous le signe de la bascule, un mot très fréquent chez François Bon, qui l’a illustré dans le domaine industriel (Daewoo), dans le monde musical avec les figures novatrices dont il a établi les biographies (Led Zeppelin, Bob Dylan, Rolling Stones), dans sa propre écriture (comment bascule-t-on du récit au roman et inversement), etc. Et puis, comment ne pas évoquer, à propos de cet auteur, la bascule numérique qu’il ne cesse d’appeler de ses vœux au cours de ses diverses interventions. On connaît en effet son goût pour les supports électroniques, sa pratique assidue d’Internet, sa conviction de participer justement à un moment de bascule dans lequel le livre papier vit ses derniers instants – ce qui ne l’empêche pas de publier régulièrement des ouvrages. Étudier François Bon, c’est donc étudier ses livres, mais aussi les textes qu’il écrit quotidiennement ou presque, sur son site Internet, c’est être à l’affût en permanence. Gilles Bonnet l’a fait, les notes le prouvent (il va même jusqu’à citer un tweet de l’auteur), et c’est en cela que son étude est innovante : ce n’est pas dans le travail sur l’œuvre proprement dite, qui est suffisamment commentée par François Bon lui-même dans une multitude de retours. Plus d’étude de brouillon, plus de correspondance, plus d’outils traditionnels : c’est la fouille du Net qui constitue la principale activité du chercheur. François Bon écrit tellement – notamment sur lui – qu’on sait tout de ses sources, de ses intérêts, de ses méthodes, de ses convictions littéraires, et l’exégète ne peut ajouter grand-chose à cela, d’où cette impression de lire chez Bonnet du Bon répété, du Bon délayé, du Bon affadi. Gilles Bonnet accompagne l’écrivain sans le questionner, sans le remettre en cause : tout semble avoir déjà été dit, et le rassemblement de l’œuvre autour d’une thématique assumée par son auteur n’apparaît pas comme une révélation.
Bréal. Entre la France et l’Allemagne : Michel Bréal, un intellectuel engagé(Lambert-Lucas, 2012, 168 p., 15 €). Michel Bréal (1832-1915) est un peu – à peine – connu du grand public pour son rôle dans la création d’une des épreuves mythiques des Jeux Olympiques modernes : le marathon. « Puisque vous allez à Athènes, voyez donc si l’on peut organiser une courses de Marathon au Pnyx », écrivait-il à son ami Pierre de Coubertin, qui préparait les premiers jeux de 1896. « Cela aura une saveur antique. Si nous savions le temps qu’a mis le guerrier grec, nous pourrions établir le record. Je réclamerais pour ma part l’honneur d’offrir “la coupe de Marathon”. » On connaît la suite : en 1897 se courut le célèbre marathon de Boston, qui allait faire référence. Pierre de Coubertin n’avait pas sollicité en vain l’appui de celui qui était alors un scientifique influent, spécialiste des langues anciennes et des mythes, professeur au Collège de France, où il avait été appelé à trente-deux ans, à l’École pratique des Hautes-Études, et animateur de la Société de linguistique de Paris. Bréal est-il le créateur de la sémantique ou ne fit-il que donner un nouveau nom à la sémasiologie de l’allemand Reisig ? N’entrons pas dans la discussion : Heinz-Helmut Lüger, dans son étude surMichel Bréal, un linguiste entre tradition et innovation, montre ce qu’il doit à la linguistique historico-comparative de son maître Franz Bopp, dont il suivit les cours à Berlin après son agrégation, au sortir de l’École normale, ainsi qu’aux recherches de Reisig. Il le situe par rapport à Ferdinand de Saussure, qui fut son collègue aux Hautes-Études et auquel il céda sa chaire, et par rapport aussi à ses continuateurs, Antoine Meillet, Gustave Guillaume, dont les travaux conduiront à l’école de sémantique structurale,. Vilmer Bardosi rapproche Bréal de Charles Bally et en fait les précurseurs de la phraséologie moderne. Fernand Carton étudie le rôle de Bréal dans l’essor de la phonétique expérimentale et appliquée. Les non-spécialistes liront plus facilement les études consacrées aux recherches de Bréal sur l’enseignement des langues vivantes, qui soulignent son rôle de fondateur d’une pédagogie moderne, ou à son action en faveur de l’entente franco-allemande, malgré le chagrin que lui causa la guerre de 1870, sans parler de la Première Guerre mondiale, dont il ne vit que le début. Né à Landau d’un père juif allemand devenu français par choix d’un pays qui donnait à ses coreligionnaires des droits de citoyenneté, Bréal tenait l’Allemagne pour une seconde patrie. Auguste Bréal, qui fut le condisciple et l’ami de Gide, évoque la personnalité de son père, personnage trop oublié aujourd’hui.
Breton. Julien Bogousslavsky, Nadja et Breton. Un amour juste avant la folie (L’Esprit du temps, 2012, 125 p., 15 €). Neurologue et professeur de médecine, l’auteur reconnaît d’emblée que son livre n’apporte pas grand-chose de neuf à l’enquête publiée en 2009 par Hester Albach sur Nadja alias Léona Delcourt, notamment sur ce qu’il a pu advenir d’elle après sa rupture avec Breton. L’ouvrage présente bien quelques pièces inédites, mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui intéresse Julien Bogousslavsky est de dédouaner Breton des soupçons qu’on a parfois fait peser sur lui dans cette étrange affaire. N’a-t-il pas vu que Léona Delcourt était folle ? Ne l’aurait-il pas encouragée dans ses délires pour former la matière de l’œuvre à venir ? L’a-t-il vraiment laissé tomber après qu’elle eut été envoyée à l’asile ? Sur ces questions, la correspondance de la jeune femme, si lourde de reproches à l’endroit de Breton, apporte des réponses : on y relit le scénario pathétique des semaines précédant la décompensation psychotique du 21 mars 1927, qui devait mener Léona Delcourt à un internement dont elle ne devait jamais sortir. Pour Julien Bogousslavsky, pas question de considérer que la crise était évitable ou prévisible : il faut distinguer personnalité psychotique et psychose clinique, laquelle ne peut être identifiée qu’après décompensation, de sorte que Breton ne peut être tenu pour responsable du naufrage de Nadja. Fin du débat, donc. Quant à savoir s’il était opportun de le rouvrir, on peut se reporter aux dernières pages de Nadja pour savoir ce qu’en pensait Breton : « On est venu, il y a quelques mois, m’apprendre que Nadja était folle. À la suite d’excentricités auxquelles elle s’était, paraît-il, livrée dans les couloirs de son hôtel, elle avait dû être internée à l’asile de Vaucluse. D’autres que moi épilogueront bien inutilement sur ce fait, qui ne manquera pas de leur apparaître comme l’issue fatale de tout ce qui précède. »
Cain. Julien Cain, un humaniste en guerre : lettres 1914-1917, introduction, notes et postface de Pierre-André Meyer (L’Harmattan, 2012, 445 p., 36 €). Le nom de Julien Cain demeure surtout présent dans les mémoires comme celui d’un grand administrateur d’une Bibliothèque nationale qui n’était pas encore « de France ». Cet épais volume précédé d’une longue (et utile) introduction est composé des lettres que le jeune homme adressa à son père pendant qu’il était soldat sur le Front avant d’être gravement blessé. L’éditeur a ôté les formules d’envoi et de politesse qu’il jugeait fastidieuses pour, dit-il, donner à l’ensemble « la forme d’une sorte de journal de bord ». La métamorphose n’était pas vraiment nécessaire, à notre sens, mais cela n’ôte rien à l’intensité de ces lettres où se mêlent l’histoire collective et personnelle. L’annotation est riche, le cahier d’illustration et les cartes sont bienvenus, l’index facilite la circulation dans ce massif d’informations.
Clarté. Alain Cuénot, Clarté (L’Harmattan, 2012, 2 vol., 250 p. et 25 € chacun). Avant d’être une revue, Clarté fut un mouvement animé par de jeunes intellectuels bouleversés par les massacres de la Première Guerre mondiale et qui se voulaient pacifistes et internationalistes, avec des groupes en province et à l’étranger. La diversité de ses membres réunis surtout par la volonté d’éviter le renouvellement de la catastrophe qu’ils venaient de subir faisait de ce mouvement une nébuleuse où se retrouvaient des idéologies parfois peu compatibles. Proches de Clarté à ses débuts, ils avaient nom Jules Romains, René Arcos, Georges Duhamel, Charles Vildrac, Anatole France et… Henri Béraud. Autour d’Henri Barbusse, président de l’ARAC (Association républicaine des anciens combattants) se fédérèrent peu à peu les défenseurs de la jeune révolution russe : les socialistes français se divisèrent, et le Congrès de Tours conduisit à la scission. Barbusse n’était guère un théoricien et le marxisme n’était pas à l’origine de son action, fondée plus sur un idéalisme généreux et utopique que sur une théorisation stricte de la situation. La bataille, dans le camp socialiste, était rude entre les partisans de la révolution russe et ceux qui émettaient déjà des réserves à son sujet. Membres de la première heure, Charles Gide, économiste fondateur du mouvement coopératif, et Charles Richet, physiologiste nobélisé en 1913, prenaient leurs distances. Pour Richet, les bolcheviques étaient « les ennemis de toute intelligence », alors que Barbusse célébrait Lénine. La discussion s’installa à la tête même du mouvement. Si des partisans de la voie soviétique, apposée au parlementarisme bourgeois qui entraîna une collaboration de classe honnie et conduisit les socialistes français à l’Union sacrée durant la guerre, dominaient les groupes parisiens de Clarté, en province des radicaux plus modérés occupaient encore des postes de direction. Le mouvement résolut ces oppositions en s’éloignant du pacifisme intégral de ses débuts pour un internationalisme prolétarien et mit au premier plan la défense de la révolution russe et la mise à l’écart d’un parlementarisme jugé dépassé. Alain Cuénot analyse l’évolution de Clarté de 1919 à 1924, suivant l’itinéraire de ses dirigeants à une époque où l’on est surpris de trouver certains noms associés et où Anatole France apparaissait aux côtés de soutiens les plus inconditionnels de la révolution russe. Si Clarté mérite les louanges que lui donne Alain Cuénot pour ses positions éclairées sur la situation internationale et les problèmes de la colonisation, les affirmations sur le respect scrupuleux des peuples par la Russie soviétique laissent plus dubitatif. L’Histoire nous a appris ce qu’en valait l’aune et ce que la haine de la social-démocratie a coûté à l’Europe. La polémique engagée par Barbusse contre Romain Rolland écarta les partisans de celui-ci, dont Jean Richard-Bloch qui, avant de s’éloigner, montra le caractère illusoire de la philosophie politique du patron de Clarté. Barbusse s’étant retiré pour des raisons de santé de la direction du mouvement, une équipe de jeunes écrivains en profita pour supprimer les différents groupes et engager la revue dans un soutien actif au communisme. La nouvelle équipe, qui croyait à une révolution prochaine, voulait jeter les bases d’une culture et d’une morale révolutionnaires, alors qu’en fait la revue soutenait la poésie et les arts les plus traditionnels, en une espèce de néo-classicisme s’opposant à toutes les avant-gardes. Après octobre 1923 et l’échec de la révolution en Allemagne, le doute s’installa. La revue se lança dans une critique du capitalisme et du colonialisme. La période du romantisme révolutionnaire buttait sur la réalité historique, et Clarté se contenta de sa ferveur révolutionnaire. Quand Anatole France meurt, en 1924, s’il est vilipendé par les surréalistes, il l’est aussi par Clarté, alors que L’Humanité concourt à l’hommage national. La revue, en crise en 1925, cesse de paraître pendant plusieurs mois avant d’être restructurée par Pierre Naville et Marcelle Fourier, qui en font alors un pur instrument de propagande communiste. Victor Serge se fait le chantre de la nouvelle littérature prolétarienne russe, faisant le procès d’un Maïakovski « empêtré d’individualisme littéraire » et montrant un bel aveuglement sur les dangers pesant sur le monde des Arts et des Lettres en Russie soviétique, avant de revenir à plus de lucidité sur les égarements de Staline et de se ranger dans le camp trotskyste. Sur le plan économique, souligne Alain Cuénot,Clarté se réfère plus à la pensée de Keynes qu’à celle de Marx. Cette fragilité des analyses est la grande faiblesse de la revue, qui a pratiqué des changements de cap assez déroutants pour ses lecteurs. Le rapprochement avec les surréalistes fut comme un second souffle pour une revuequi s’étiolait dans une situation confuse. La guerre du Rif entraîna un rapprochement avec le PCF et, alors que la revue avait renié Barbusse devenu membre du Parti et directeur littéraire de L’Humanité, elle publia son appel Aux travailleurs intellectuels. Oui ou non condamnez-vous la guerre ? – et le condamna dans le numéro suivant pour son pacifisme ! Les surréalistes semblèrent apporter un sang neuf, mais leurs protestations d’adhésion à un marxisme dont ils ignoraient presque tout, pour la plupart, pouvaient laisser assez sceptique. Aragon avait un peu de mal à expliquer, dans un milieu figé dans l’adhésion inconditionnelle à la révolution russe, sa récente appréciation sur Moscou la gâteuse. Les déclarations de Desnos et de Breton semblent refléter un désir de se tourner vers la réalité, mais leur méconnaissance des fondements idéologiques du combat révolutionnaire fait de leur adhésion plus une attitude d’extrême romantisme que de réflexion doctrinale. Breton, prétendant concilier communisme et surréalisme, allait au-devant de bien des déconvenues. L’union des « clartéistes » et des surréalistes déboucha sur l’idée d’une revue commune, qui devait remplacer Clarté. Ce fut La Guerre civile, dont Victor Crastre fut nommé directeur, mais une controverse naquit entre Breton et Naville, et la nouvelle revue vit d’autant moins le jour que le PCF s’opposa au projet de transformation de Clarté à un moment où le Parti se réorganisait selon le modèle soviétique et s’alignait sur la ligne officielle de l’Internationale communiste, anti trotskiste. Sur le plan culturel, parfaitement indifférent aux mouvements d’avant-garde, le PCF restait sur une ligne humaniste et naturaliste. Un nouveau Clarté reparut donc en juin 1926, qui renia le travail mené de 1919 à 1925, et participa à l’action de propagande à côté de la presse communiste. Naville fut particulièrement ferme dans la condamnation de l’ancienne Clarté et dans l’alignement sur un PCF – qui allait l’exclure deux ans plus tard, car c’est une des lois du genre que les purificateurs finissent souvent par trouver plus purs qu’eux. L’histoire de Clarté n’est donc pas celle d’une aventure rectiligne où se développerait une pensée aussi claire que le voudrait son titre, mais bien celle d’un parcours chaotique. Suivre cette évolution idéologique n’est pas aisé, mais Alain Cuénot le fait en étudiant tous les méandres des multiples changements de direction de cette revue citée dans tous les ouvrages sur la vie intellectuelle et politique de l’entre-deux-guerres. On peut peut-être regretter qu’à force de contacts, pour les besoins de ses recherches, avec tant de pages imprégnées d’une rhétorique pseudo-révolutionnaire qui fait appel à des formules convenues et où les adjectifs obéissent à la logomachie de service, Alain Cuénot se soit trop souvent laissé influencer.
Colette. Stéphanie Michineau, Colette, par-delà le bien et le mal ? (Mon Petit Éditeur, 2012, 180 p., 20 €). Ce volume tire son origine d’un mémoire universitaire qui, dans sa version académique, s’intitulait : Amoralité ou immoralité dans l’œuvre romanesque de Colette ? Les personnages féminins dans « Claudine en ménage », « La Retraite sentimentale » et « La Seconde ». Ce titre était bien mieux adapté à son objet que celui sous lequel le même thème nous est aujourd’hui présenté. Il limitait plus nettement son corpus et définissait mieux ses objectifs. En choisissant un titre inspiré de Nietzsche, l’auteur désoriente son lecteur, Colette ayant peu, voire pas du tout, de points communs avec le philosophe. Heureusement, Stéphanie Michineau a la sagesse de ne jamais essayer de démontrer le contraire. Ce titre, choisi un peu par coquetterie pour attirer le public, a l’inconvénient d’entraîner avec lui l’idée d’un dépassement des valeurs du Bien et du Mal qui ne se pose pas vraiment pour Colette. Elle pense, comme certains philosophes du Siècle des Lumières, qu’il n’y a pas lieu de conférer une valeur morale à des actions qui n’en comportent pas. Aussi s’attache-t-elle à étudier ce que l’exercice complet de « nos précieux sens » aux « instables frontières », comme elle l’écrit, nous apprennent de nous, des autres et du monde. Le Pur et l’impuraurait, à cet égard, mérité des analyses plus fournies. La conclusion du livre ne donne-t-elle pas une clé de lecture : « Le mot pur ne m’a pas découvert son sens intelligible » ? Ce qui est vraiment examiné dans les trois romans qu’étudie l’auteur, c’est la place de la femme devant l’homme et dans la Société. Elle souligne à plaisir la sujétion dans laquelle le début du xxe siècle tient des femmes qui aspirent à leur émancipation (c’est clairement affirmé en page 70). Soit, mais la démonstration manque de nuances et de perspective historique. Stéphanie Michineau semble ne pas s’apercevoir qu’entre la publication de La Retraite sentimentale et celle de La Seconde, vingt années et une guerre mondiale ont passé : Claudine en ménage ne se lit pas comme La Seconde. Ce défaut entraîne l’auteur dans des généralisations abusives ou dans des vues sommaires sur les mentalités de l’époque et la portée de l’œuvre de Colette. Ainsi aurait-il été utile de placer dans le cadre d’une évolution des mœurs, l’étude, utile mais trop brève, de « l’homme-féminin », notion qui affleure en littérature dès 1880. Le volume s’ouvre par un exposé théorique un peu touffu, qui semble écarter vers le magasin aux accessoires l’étude traditionnelle des textes et défendre pêle-mêle Barthes, Doubrovsky et une sorte d’étude créative des œuvres. Heureusement, l’auteur ne met pas ses vues en pratique, et rien n’est plus classique que son approche. Peut-être n’est-il pas toujours rigoureux : les commentaires de texte virent à la paraphrase, l’expression n’est pas toujours parfaite (qu’est-ce que « le champ lexical du non-dit » sinon du jargon mal digéré ?). Enfin, on se passerait de truismes comme ceci : « le sommeil […] possède une fonction sémiotique en ce qu’il fait signe ». Nous savions depuis longtemps que l’opium fait dormir parce qu’il est en lui une vertu dormitive.
Courbet. Frédéric Arnould, Courbet et ses demoiselles (Du Lérot, 2012, 76 p., 14 €). Très joli livre, par son contenu comme par sa facture sur beau papier sous une couverture rempliée gorge-de-pigeon, dont il faut couper les pages pour aller à la découverte. Car découverte il y a, celle de ce peintre mal connu, sinon méconnu, identifié au « réalisme » parce qu’il n’embellissait pas ses sujets, en particulier ces « demoiselles » auxquelles le livre est consacré. Plein d’une subtile érudition, l’auteur nous fait revisiter quelques tableaux que le scandale a placés dans une certaine célébrité. Cette visite est fraîche et instructive, et permet de mieux aborder, lors d’un prochain tour dans les musées, un peintre que Picasso avait dit vouloir être s’il n’avait été Picasso. Les Demoiselles des bords de la Seine, Les Demoiselles de village, Les Baigneuses et quelques autres sont présentées sous un éclairage historique et artistique, faisant comprendre l’étrangeté fascinante d’une paysanne de 1854, celle qui nous tourne le dos, à genoux, dans Les Cribleuses de blé. Entre rudesse, mystère, mais aussi sexualité plus qu’érotisme, cette femme parle à un imaginaire dont Courbet reste un maître et auquel il doit probablement sa vraie postérité. Mais c’est sur trois hommes que l’ouvrage s’achève, et sans demoiselle. Ce sont ceux de La Rencontre, œuvre parfois appeléeBonjour monsieur Courbet, où l’auteur de cet essai conclut à une rencontre de niveaux sociaux différents, mais où chacun garde dignement son identité. C’est convaincant, car il y a dans cette toile la magnifique représentation d’un élan vers l’altérité de « celui-qui-n’est-pas-moi », où le respect mutuel fait par ailleurs un peu tristement songer au culte de l’incivilité dont se pare notre époque. Vive Courbet !
Détournement. Pratiques et enjeux du détournement dans le discours littéraire des xxe et xxie siècles, sous la direction de Nathalie Dupont et Éric Trudel (Presses de l’Université du Québec, 2011, 188 p., s.p.m.). La pratique du détournement a été conceptualisée par plusieurs auteurs, principalement en relation avec les activités du Surréalisme et du Situationnisme. Elle s’applique aux arts plastiques lorsqu’un artiste transforme l’usage ou la perception d’un objet familier. Il est moins aisé de cerner sa portée dans le monde des lettres. Certes, on voit bien que la parodie, le montage, les genres hybrides, ou le fait de jouer avec des clichés et des lieux communs sont autant de manière de contester les habitudes des lecteurs, de dévier les significations reçues, mais il reste difficile de lier chacun de ces aspects hétérogènes à une intention commune. Par sa généralité même, le détournement se nourrit de toutes sortes de techniques qui ne lui sont pas spécifiques. Est-il donc simple intentio auctoris ? Ou joue-t-il un rôle effectif dans certaines productions textuelles. Plutôt que d’affronter ces questions sur le plan théorique, qui sans doute aurait conduit à une impasse, le collectif dirigé par deux spécialistes de la littérature française contemporaine a préféré explorer quelques réalisations concrètes où s’observent des manières de faire évoquant (plus ou moins) les conceptions situationnistes. Onze études abordent des écrivains parfois célèbres (Breton, Cocteau, Debord, Deguy, Éluard, Michaux, Perec, Péret, Tzara) et quelques autres qui le sont moins (Pierre Alfieri, Hervé Bouchard, Frédéric Boyer, Olivier Cadiot, Sandra Moussempès, Valère Novarina, Jérôme Game). L’ensemble ne convainc pas qu’il faille inscrire le détournement dans le lexique des termes littéraires, mais il donne à lire des travaux monographiques de belle tenue.
Droit. Droit d’auteur et bibliothèques, sous la direction d’Yves Alix (Éditions du Cercle de la Librairie, 2012, 242 p., 36 €). Conçu d’abord pour répondre aux questions quotidiennes auxquelles se trouvent confrontés les professionnels des bibliothèques et de la documentation, cet ouvrage réserve des surprises au lecteur appartenant à un autre secteur d’activité – fût-il (ou plutôt d’autant plus qu’il est !) un usagé régulier des bibliothèques et de la documentation numérique. Notre immersion dans la société de l’information a des répercussions indéniables, complexes et strictement encadrées par la loi qu’il est fort utile de se voir exposer (puisque nous ne sommes pas censés les ignorer), comme le propose cette seconde édition (la première est de 2000) d’un ouvrage collectif entièrement repensé en fonction de l’évolution rapide de l’environnement national et international. L’ouvrage a trois volets. D’abord, une Approche générale du droit de la propriété littéraire et artistique, due à l’avocat spécialisé et blogueur connu Emmanuel Pierrat, propose un aperçu théorique de la notion de droit d’auteur ; puis deux ensembles exposent les applications pratiques de ce droit dans toutes les catégories d’établissements : Les Collections de bibliothèque à l’épreuve des droits (avec des chapitres concernant le dépôt légal, le droit de prêt des livres, des supports musicaux et des vidéos, le droit de reproduction, les actions culturelles en bibliothèque) et Révolution numérique et évolutions de la propriété intellectuelle (l’affaire Google, les archives ouvertes, le nouvel environnement de la publication numérique). Le point de vue n’est pas celui du chercheur et la lecture de l’ouvrage ne l’aidera pas à négocier avec des éditeurs trop prompts dans les contrats qu’ils proposent à lui faire croire qu’il renonce à tous ses droits. Il apprendra en revanche que, selon la jurisprudence, les clauses de type « tous droits cédés » ne sont pas valables pour des exploitations autres que la première exploitation clairement entendue entre les parties. La jurisprudence est aujourd’hui ferme sur ce point, notamment à propos des supports numériques, les juridictions se prononçant par principe en faveur des créateurs. Ne vous étonnez donc pas que l’éditeur d’une production ancienne vous demande soudainement de signer un avenant à votre contrat concernant l’exploitation numérique de cet ouvrage : « L’article L. 131-6 du CPI [Code de la propriété intellectuelle] dispose que “la clause de cession qui tend à conférer le droit d’exploiter sous une forme non prévisible ou non prévue à la date du contrat doit être expresse et stipuler une participation corrélative aux profits d’exploitation”. En clair, il est possible de viser dans un contrat les “supports inconnus” ou “à venir”, sous réserve qu’un pourcentage soit d’ores et déjà prévu au profit de l’auteur ; ce qui est en pratique très difficile à respecter puisque, par essence, l’économie des supports non encore connus n’est pas non plus imaginable. » L’avant-dernier chapitre offre des aperçus profitables au chercheur sur les licences Creative Commons, le dépôt des productions scientifiques dans les archives ouvertes (type HAL) ou la diffusion des thèses en ligne. Dans un contexte où « le droit d’auteur ne peut presque plus être envisagé seul, tant il est traversé et environné par le droit de l’information en général », on comprend la difficulté à laquelle se heurtent les professionnels des bibliothèques et de la documentation, celle de continuer à remplir leur mission de service public tout en préservant les droits des auteurs : « Un abîme nouveau s’ouvre presque chaque jour devant eux, celui des compétences à mobiliser ou à acquérir pour faire son métier dans le strict respect du droit. » Il en va évidemment de même pour les chercheurs.
Écrivaines (sic). Écrire les hommes. Personnages masculins et masculinité dans l’œuvre des écrivaines de la Belle Époque, sous la direction de France Grenaudier-Klijn, Elisabeth-Christine Muelsch et Jean Anderson (Presses universitaires de Vincennes, 2012, 316 p., 24 €). Cette nouvelle contribution à la connaissance de la littérature féminine de la Belle Époque commence par la reproduction, en double page, d’un montage photographique paru dans le magazine Je sais tout en septembre 1907. Sous le titre Cinq mille femmes de lettres, il représente trente-deux parmi les principales, en précisant le nombre de volumes publiés. Les trois coordonnatrices mettent en perspective une sélection encore plus sévère dans une introduction où elles précisent ce qu’était la position délicate des femmes de lettres de l’entre-deux siècles. Si elles bénéficiaient d’une certaine émancipation et d’un cadre d’expression, elles ne pouvaient se libérer d’une tutelle masculine socialement pesante, gérant cette tension de diverses manières, le plus souvent au prix d’un regard de commisération de ceux qui peinaient à se considérer comme leurs confrères. Dénonciation des abus et de la violence, sous-masculinisation des personnages, constats d’impuissance, virilisation de la femme, cette pluralité de figures peu valorisantes du mâle est déclinée dans onze chapitres consacrés à des écrivaines dont certaines œuvrèrent sous un nom d’homme. Défilent ainsi, parmi des noms connus, diverses figures oubliées : Louise-Marie Compain, Thérèse Bentzon, Georges de Peyrebrune, Daniel Lesueur, Anna de Noailles, Lucie Delarue-Mardrus, chez laquelle les hommes sont soit passifs, soit égoïstes, soit brutaux, défauts par ailleurs cumulables. De Marcelle Tinayre, chez laquelle les hommes ont quelque difficulté à se dépasser et à accéder au statut de héros, France Grenaudier-Klijn et Elisabeth-Christine Muelsch analysent plusieurs romans, la première notant une critique des stéréotypes et la seconde une adaptation aux goûts du public. Nelly Sanchez s’interroge sur ce qui émerge comme nouvelle image masculine dans l’œuvre de Colette et de Rachilde (Marguerite Eymery ayant commis un célèbre « Pourquoi je ne suis pas féministe »). Le fait qu’elles aient toutes les deux connu un succès – qui ne s’est jamais démenti pour Colette, mais relève pour Rachilde d’un marché de niche – peut laisser croire que les modèles qu’elles ont construits auront pu être suivis par certaines de leurs consœurs en littérature. Les différentes facettes de l’identité masculine présentes auront toutes conduit la critique masculine de l’époque à déclarer que, décidemment, les femmes de lettres ne savaient pas décrire les hommes. À relire aujourd’hui une production largement oubliée, comme celle de nombre d’écrivains sardoniques, on comprend que c’est bien une mise en crise de l’identité masculine qui s’est jouée dans ces textes et que les figures du mari, de l’amant, ou du père ont été fortement malmenées, la lâcheté, l’impuissance et le vieillissement ayant été souvent convoqués sous les plumes féminines. En conclusion de son article sur Rachilde, la comédie des sexes et la virilité déchue, Patrick Bergeron s’interroge sur le fait que, malgré le nombre d’études sur Rachilde, les éditeurs continuent à bouder son œuvre : « À l’ère du gay pride, des queer et des gender studies, nous qui formons la postérité de Rachilde sommes fin prêts à la lire sans rougir », écrit-il. À la bonne heure ! Mais risquons-nous à avancer que ce n’est pas de rougeur qu’il s’agit, ni de peur du scandale, mais d’écriture, et que fors la puissance romanesque de La Tour d’amour, on peut discuter de la valeur littéraire de Madame Vallette, moins évidente que son rôle dans le milieu artistique et intellectuel, et il est permis de juger sa langue inférieure à l’originalité de son imaginaire. En conclusion, les trois coordinatrices de ce livre collectif se demandent si le miroir et la main tendus aux hommes par les « écrivaines » ont été pris en compte par la postérité. Dans sa postface, Écrire l’Hétéros, Nicholas White creuse le concept d’hétérosocialité, posture dans laquelle s’inscrivent les « auteures » étudiées, non sans avoir souligné le fait que l’hétérosexualité pouvait aussi y être battue en brèche. Avant une bibliographie et un index, une chronologie 1890-1915 montre ce qui s’est publié en ces années sous une plume féminine à demi transgressive. Ce parcours des diverses options de la littérature féminine de la Belle Époque pourrait être repris par d’autres chercheurs au profit d’un croisement de ce corpus littéraire avec les éléments bibliographiques connus, ce qui n’est risqué dans ces pages qu’à dose homéopathique, non pour retomber dans une pseudo-causalité de la nature de l’œuvre qui serait à rechercher dans la vie de l’artiste, mais pour identifier la diversité des postures individuelles et établir une combinatoire des textes et des existences possibles en ce moment crucial, cette Belle Époque définie en introduction du livre comme « une volonté mystificatrice, tenant davantage du simulacre que de la réalité […] avec d’un côté une transformation esthétique de la société de l’époque et de l’autre, sa stagnation au niveau sociopolitique ». Les femmes, rarement invitées à la fête littéraire, se seront pourtant à demi imposées. Ce livre offre le récit d’une étape difficile de leur émancipation.
Flaubert (1). Bernard Fauconnier, Flaubert (Folio Biographies, 2012, 290 p., s.p.m.). Les biographies précédemment parues dans cette collection n’ont pas toujours été ménagées dans Histoires littéraires. Un rapide survol des anciens numéros le prouve aisément : « un livre qui n’est en rien mémorable » (Verlaine), « fastidieuses périphrases » (Stendhal), « ersatz de biographie » (Nerval), on en oublie sans doute. Mais le volume sur Musset est présenté comme « une bonne introduction à la vie » du poète. Et ce Flaubert ? On pourrait dire que c’est une bonne révision, au galop, pour étudiant pressé qui ira compléter ailleurs ses connaissances. Sauf que pour un étudiant pressé d’aujourd’hui, un livre de poche de 290 pages, c’est parfois une somme. Alors autant se montrer exigeant, d’autant qu’avec Flaubert, il est difficile de commettre de grosses bourdes : le terrain a été suffisamment labouré (Fauconnier paie son tribut à Thibaudet, Lottman, Sartre et Pierre-Marc de Biasi) et la correspondance constitue un solide garde-fou, en même temps qu’un guide biographique assez fiable. Cela n’empêche pas notre foliobiographe de s’emmêler les crayons au moins une fois : il présente Gustave travaillant à La Tentation de saint Antoine jusqu’au 12 décembre 1849, alors que la lecture de l’œuvre en présence de Maxime du Camp et de Louis Bouilhet s’est tenue à Croisset le 12 septembre. On rangera cela dans les péchés véniels, comme la transformation de Monselet en Montselet et l’attribution de la collection Bouquins à Grasset dans la bibliographie. L’ensemble se montre d’ailleurs plutôt fiable et bien enlevé, si on l’assortit d’une petite piqûre de modestie : « Dans L’Éducation sentimentale, d’après nos calculs, la grossesse de Rosanette dure environ dix-huit mois. » D’après nos calculs ! Rappelons que les « Notes vétilleuses sur la chronologie de L’Éducation sentimentale » de Joseph Pinatel datent tout de même de 1953.
Flaubert (2). Flaubert, éthique et esthétique, sous la direction d’Anne Herschberg-Pierrot (Presses universitaires de Vincennes, 2012, 236 p., 23 €). « Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude. Car, du moment qu’une chose estVraie, elle est bonne. » Ces lignes extraites de la correspondance de Flaubert avec George Sand (datées du 6 février 1876), placées en quatrième de couverture, fondent cet ouvrage collectif. Elles viennent atténuer l’apparent paradoxe du titre : il est étonnant de postuler l’existence d’une éthique chez un écrivain qui – par opposition à sa chère George – a toujours refusé de soumettre la littérature à quelque règle de conduite supérieure au geste d’écrire, de mettre l’œuvre au service du bien en action. L’écriture réputée impersonnelle cultivée par Flaubert le relierait à l’esthétique allemande de la fin du xviiie siècle, attaché à l’autonomie de l’art, lequel ne possèderait, selon la définition kantienne du beau, d’autre fin qu’en lui-même. L’histoire littéraire a construit depuis longtemps une opposition entre le romantisme, fondé sur une foi dans les vertus morales, sociales, politiques de la littérature, traversée par une subjectivité vibrante, et une « modernité », née dans l’après 1848, caractérisée par le pessimisme historique, trouvant dans le culte de l’art pour lui-même et dans l’impersonnalité une consolation. Ce livre ne remet pas en question ce partage et tend à reconduire, sans l’interroger à nouveaux frais, la scansion binaire romantisme/modernité, qui rejette les écrivains romantiques dans l’archaïsme, l’aveuglement, le défaut d’art, la naïveté sentimentale (supposés). Selon une telle logique, qui se mord la queue, ces derniers auraient le tort de n’être point « modernes ». Mais là n’était pas, a priori, le propos de l’ouvrage. Son idée fédératrice consiste à affirmer que l’esthétique de Flaubert est d’une exigence telle qu’elle devient une éthique – éthique de l’exactitude dans le rapport de la forme de la phrase au sens, c’est-à-dire au mouvement même des choses dans le désordre de leurs apparitions. La conformité à cette Vérité ferait toute la morale de l’œuvre, une morale née de son amoralité essentielle (que les juges qui voulurent condamner Madame Bovary prirent pour de l’immoralité). C’est Jacques Rancière, dans son article Puissances de l’infime, qui formule l’idée et dit le mieux, dans les pages de l’ouvrage, cette captation scrupuleuse des infimes vibrations du monde sensible : « […] s’il est question d’éthique ici, ce ne peut pas être au sens d’un jugement de valeur, mais au contraire d’abolition du jugement, d’adhésion à une vie impersonnelle qui ne se soucie pas de nos jugements de valeur, parce qu’elle ne nous reconnaît pas le statut de personnes, situées au centre de la création et chargées de juger ses manifestations. Ethique au sens spinoziste donc, au sens d’une adhésion à une puissance de la nature qui ne poursuit pas de fins et ne se soucie pas de nos fins. » Il est dommage que la réflexion s’arrête là et ne reconnaisse pas dans cette éthique de l’adhésion aux choses la voie, post-romantique peut-être, d’une effusion lyrique poursuivie pour ainsi dire en silence (cela amène à repenser la soi-disant « modernité de l’œuvre autonome reposant sur elle-même »). On renverra ici à la salutaire notice Flaubert duDictionnaire du romantisme (2012). La réflexion de Jacques Rancière sur l’éthique flaubertienne demeure malheureusement isolée au sein d’un ensemble disparate. L’ouvrage est structuré en quatre parties, sans parvenir à tracer au fil de ces étapes un parcours démonstratif, ou simplement réflexif, véritablement orienté. Il s’agit bien, selon la présentation d’Anne Herschberg-Pierrot, d’explorer « quelques aspects de ce rapport entre éthique et esthétique chez Flaubert », en croisant – là est l’originalité – « des textes de philosophes et de littéraires ». Disons que l’intitulé « éthique et esthétique » était commode pour rassembler des voix distinctes et des perspectives divergentes sous un intitulé fédérateur, peut-être trop ambitieux. Dans Nouveaux enjeux de la littérature, Pierre Bergounioux enquête sur le congé donné au lecteur dans les premiers textes de Flaubert, qui rompraient les attaches de la littérature « avec la réalité sociale ». Jacques Rancière, à partir d’une comparaison avec le Whitman de Leaves of Grass, illustre un « partage du sensible » entre les deux écrivains, même si Flaubert ne saurait faire sienne la leçon de démocratie offert par la grande nature whitmanienne où « l’égalité des atomes devient l’égalité des individus et des travaux ». Agnès Bouvier, dans un texte faiblement rattaché à l’ensemble, étudie la quête flaubertienne d’une langue « barbare » dans Salammbô à partir de la traduction de la Bible par Samuel Cahen. La deuxième partie se concentre sur Emma Bovary et le bovarysme. Françoise Gaillard enquête sur la mise à mort nécessaire de Madame Bovary, responsable de la « banalisation de l’esthétique » dans le kitsch bourgeois, condamnée par Flaubert pour avoir cru « que les choses matérielles ont le pouvoir de remplir la promesse de bonheur des mots » (intéressante réorientation du bovarysme, loin de tout don quichottisme). Delphine Jayot explore le croisement de l’esthétique et de l’éthique dans la réception du roman, « sous l’angle du seul portrait d’Emma qui s’en déduit ». Per Buvik suit la naissance philosophique du concept de « bovarysme » chez Jules de Gaultier (Le Bovarysme. La psychologie dans l’œuvre de Flaubert, 1892) en contexte nietzschéen. Dans Enjeux éthiques de l’art, Loïc Windels étudie la mélancolie comparée de Baudelaire et Flaubert, tous deux confrontés au poncif et au cliché ; en ressort une définition forte de l’éthique de Flaubert, non « dérivée de la morale », « une éthique dont l’absolu négatif serait la bêtise et le critère positif cette mélancolie qui résiste à la marche reçue de l’idée ». Déborah Boltz, dans une étude de pure esthétique, démontre la connaissance par Flaubert des écrits d’art de John Ruskin, via L’Esthétique anglaise de Joseph-Antoine Milsand (les notes de lecture de Flaubert sont données en annexe). La dernière partie reprend étrangement le titre général du volume, Ethique et esthétique, comme si le sujet n’avait pas été traité auparavant. On revient alors sur Nietzsche, lecteur distant et mal informé de Flaubert, Nietzsche pour qui « la recherche de l’objectivité dans l’art » mène au « renoncement » et au « négatif ». Deux articles complémentaires envisagent la présence de Sade dans l’imaginaire, la parole et la création romanesque de Flaubert : Pierre-Marc de Biasi évoqueFlaubert avec Sade, « binôme complexe », et Florence Pellegrini enquête sur les « avatars flaubertiens de l’objet sadique », fouet, cravache, nerf de bœuf, martinet, avant de conclure sur le seul tort du dérangeant Sade, aux yeux de Flaubert, « celui de ne pas se moquer de son système et de son personnage ». Bêtise de Sade : rien ne résiste à l’éthique de vérité de Flaubert, qui est exigence de totale disponibilité aux flux indistincts du monde scrupuleusement épousés par la phrase.
Gary. Muriel de Rengerve, Romain Gary : parle-leur maintenant (Jacob-Duvernet, 2012, 254 p., 20 €). Deux cent trente pages prétendument retrouvées dans lesquelles Romain Gary revient, avec force détails, sur la façon dont il a créé Ajar et vécu les péripéties de l’aventure. La quatrième de couverture vend la mèche en présentant le livre comme le « fruit d’une supercherie » – une de plus : la formule est peu heureuse, car Muriel de Rengervé se tire plutôt bien de cet exercice biographique. Elle a puisé à toutes les sources pour les considérations intimes qu’elle prête à Gary, angoissé et haletant, le tout sans fausse note. Ce n’est certes pas Gary lui-même, mais une posture adoptée pour revivre ce qui aurait dû rester un désir d’hétéronymie bien compréhensible, qui ne manqua pas de fasciner les lecteurs de Gary et lui attira une certaine sympathie, mais l’écrivain s’est senti piégé, coupable de mensonge après le Goncourt. Le jeu a pris un tour poignant et finalement tragique. Si Gary lui-même laissa un mot pour dire que la mort de Jean Seberg n’était pour rien dans son suicide, on ne peut ignorer qu’il fut indigné par la campagne du FBI contre l’actrice, et qu’il s’en trouva heurté et déprimé. Tout se précipite dans la dernière partie du livre : la conférence de presse chez Gallimard sur le FBI, les premiers moments de l’enfance, le jeu des identités, la tentation de sortir de soi-même, le succès, le sentiment d’être traqué. Les pages sont éprouvantes où le suicide semble devenir inévitable, tout à la fois acte grandiose, rite de passage entre Gary et Ajar, et pur désastre, car on pouvait encore attendre beaucoup d’un tel homme. Comme Muriel de Rengervé semble connaître intimement l’œuvre de Gary, cette tentative est à la fois honnête et réussie.
Genet. Jean Genet, du roman au théâtre, sous la direction de Marie-Claude Hubert et Michel Bertrand (Presses universitaires de Provence, 2012, 214 p., 19 €). Ne soyons pas injustes, il faut une disposition, devenue commune il est vrai, pour produire une publication aussi peu enthousiasmante, une couverture qui se veut moderne et une maquette assortie (qui montre l’état du graphisme en France !), le tout révélant une absence de discernement qui confine au mauvais goût. Ne parlons pas du logo des Pup, ni pop et encore moins peps, ni du nom de la collection,Textuelles ou Univers littéraires (sic). Trois parties à cet ensemble, Une présence auctoriale constamment affirmée(sic), Une œuvre en perpétuel remaniement » (sic) et Une écriture résolument subversive (sic). La plupart des contributions, dans un langage ennuyeux au possible et sans qu’on en vienne jamais au fait, agacent et découragent, mais on peut lire les pages de Catherine Brun, laquelle revient avec précision sur ce moment dramatique : Chatila. L’examen des mises en scène successives des Paravents par Odette Aslan est intéressant, et la contribution de Michel Corvin sur les grommelots et gros mots dans le théâtre de Genet également. Quant au correcteur d’épreuves, il était manifestement allé à la pêche.
Gide. André Gide, Paul Fort, Correspondance (1893-1934), édition établie par Akio Yoshii (Centres d’études gidiennes, 2012, 89 p., s.p.m.). Cette correspondance, qui s’étend sur une quarantaine d’années, compte moins de cinquante lettres, dont quinze seulement de Gide. Si les lettres de Paul Fort sont conservées à la Bibliothèque Doucet, celles de Gide, qui ont été dispersées, sont le plus souvent connues par les extraits cités dans des catalogues de vente. Le poète des Ballades, dont la vie matérielle fut toujours difficile, avait dû s’en défaire, tel Léautaud vendant les lettres de son ami Valéry pour nourrir ses bêtes. Dans son Journal, Jacques Brenner le montre venant faire une conférence au Havre en 1943, pauvrement vêtu, et son inscription sur la liste des écrivains interdits de publication par le C.N.E. à la Libération ne contribua pas à favoriser l’aisance financière de ses vieux jours. Les lettres de Fort à Gide sollicitent d’ailleurs le prêt de petites sommes ou des aides pour trouver des abonnements à ses publications. La grande réussite de Fort est incontestablement la publication de Vers et Proses, et la plupart des lettres échangées concernent ce gros recueil anthologique, pour lequel il sollicite la collaboration de Gide, écrivain auquel il témoignera longtemps une grande admiration – car, vers la fin de sa vie, il déclarera à Pierre Béarn : « Cette N.R.f., c’est une revue de thuriféraires […]. Ce Gide (que j’aime) c’est un clown, un clown de la cérébralité : toutes ces longues figures voulaient venir chez moi, à Vers et Proses. Et puis ils ont fondé contre moi la NRf. » Paul Fort se berçait d’illusions et cette correspondance le montre. Si le ton de ses lettres voisine un peu la flagornerie, Gide, bien que toujours touché par le ton affectueux de son correspondant, ne s’engage guère dans la louange d’un poète qu’il appréciait peu (il ne l’appela qu’une seule fois à collaborer à la NRf), comme en témoignent ces propos rapportés par Maria Van Rysselberghe dans ses Cahiers : « Il est prodigieusement limité, nulle critique, ni sur lui ni sur les autres. Certainement il est doué, mais il s’étourdit de mots, toujours ivre, épris de bohème, tout cela par délire poétique. » Effectivement, la somme de ses Ballades montre que Paul Fort se laissa trop aller à une facilité que rien ne semblait modérer. Si, en 1952, le Grand Prix de l’Académie Française redonna un peu de lustre à celui qui avait été élu Prince des poètes, Paul Fort est un peu oublié de nos jours. Cette correspondance, présentée et annotée avec précision, illustre la rencontre très ponctuelle, en définitive, de deux écrivains que rien ne rapprochait vraiment. L’exigence qui soutenait Gide n’avait pas grand-chose à voir avec l’agitation d’un éternel bohème qui poursuivait diverses chimères.
Giono. Sylvie Giono, Jean Giono à Manosque : le Paraïs, la maison d’un rêveur (Belin, 2012, 108 p., 12 €). Les lecteurs passionnés de Giono font le pèlerinage de Manosque pour visiter sa maison, Le Paraïs. Il s’y était un peu isolé, sur la colline, en mettant une courte distance entre lui et le centre d’une ville à laquelle l’unissait un sentiment un peu ambivalent d’amour et de réserve, lié à des événements pénibles. Ses positions pacifistes lors de la dernière guerre, mal comprises, suscitèrent une hostilité qui alla jusqu’à la pose d’une bombe devant sa porte. De 1938 à 1970, Giono, voyageur immobile, séjourna et écrivit au Paraïs la très grande partie de son œuvre. Sylvie Giono retrace ici la vie familiale et la vie littéraire de son père dans cette maison qui s’agrandit au fil des ans et dans laquelle le bureau de l’écrivain se déplaça de pièce en pièce, comme si l’écrivain avait ressenti le besoin d’éprouver l’esprit de chacune. Ce petit livre n’est cependant pas une biographie. Sylvie Giono gaze un peu, légitimement, sur certains aspects de la vie sentimentale de son père, fait un beau portrait d’Elise, sa mère, dont elle révèle quelques écrits inédits. Épouse aimante, attentive, indulgente et lucide aussi, elle disait de son mari : « En fait, il n’a besoin de personne. » « Profondément égoïste, très orgueilleux, cherchant son plaisir avant tout », ajoute sa fille, qui peint toutefois un Giono plein d’humanité, ouvert aux autres, marqué par la boucherie de la Première Guerre mondiale, naïf parfois, comme dans ses prises de position qui le conduisirent à bien des déceptions, dont l’expérience du Contadour. Un écrivain à l’œuvre dans sa maison, qui trouve bonheur et équilibre dans l’écriture, au milieu de ses livres – car il fut un lecteur boulimique –, tel est le portrait que nous offre une fille qui s’est consacrée à l’œuvre de son père.
Goncourt. Edmond de Goncourt, Les Frères Zemganno, édition critique par Catherine Dousteyssier-Khoze (Champion, 2012, 312 p., 70 €). Les Frères Zemganno, publié en 1879, est le deuxième roman écrit par Edmond de Goncourt seul, après la mort de son frère. Il relate l’histoire de deux frères circassiens, plus précisément acrobates, et propose un parcours en partie biographique, qui véhicule d’entrée de jeu une part de nostalgie sur un univers du cirque socialement difficile à vivre, mais générant un imaginaire propre à intéresser nombre d’écrivains. Les héros du roman, Gianni et Nello, après avoir passé leur enfance à traverser la France en roulotte, vont voyager en Angleterre, puis participer à la création des « Deux cirques » de Paris qui s’implantaient alors, avec d’autres institutions comparables, sur la rive droite de la capitale. Un couple d’acrobates britanniques, les frères Hanlon-Lees, dont le succès fut international et phénoménal, a constitué le principal modèle de Goncourt pour les personnages de son roman. Ces deux artistes se sont reconvertis dans la pantomime après un grave accident d’un des membres de leur famille lors d’un spectacle de trapèze en 1865 à Cincinnati, drame que Goncourt transférera sur un des frères Zemganno. Dans la bonne tradition naturaliste, l’écrivain s’est longuement renseigné sur le monde du cirque, ce qui n’empêchera pas son livre d’être massivement éreinté par la critique, à l’exception des bontés de Théodore de Banville, et ce malgré l’aspect autobiographique du texte qui rappelait ce qu’avait été la fraternité des Goncourt, courant sous celle des Zemganno, reliant la douleur causée par l’accident de Nello à celle que l’auteur avait vécue quelques années plus tôt. Le travail critique de Catherine Dousteyssier-Khose montre, outre une hésitation du roman entre plusieurs genres littéraires, que le travail d’enquête fut déontologiquement critiquable. En effet, une partie de l’aspect descriptif est fortement inspirée d’un livre anglais de 1875 intitulé Circus Life and Circus Celebrities, de Thomas Frost, pour ne pas dire ouvertement plagiée sur lui. L’ouvrage était sorti quatre ans avant le roman et avait été offert à l’auteur. L’introduction de ce volume des œuvres complètes des Goncourt indique comment le survivant de la fratrie, qui n’hésita pas à reprocher à Zola d’avoir emprunté à d’autres écrivains des traits de caractère de ses personnages, n’aura pas eu le même respect pour ces ouvrages documentaires qu’il n’était pas loin de mépriser, aussi utiles lui soient-ils à composer de la littérature qu’il n’en avait pour les œuvres littéraires qu’il sacralisait. Par ailleurs, on trouvera aujourd’hui l’ouvrage passablement misogyne, ce qui ne fait pas exception si l’on se réfère à l’époque, la femme n’étant guère présentée que comme une figure de perdition. La petite écuyère américaine en prend pour son grade. Mais c’est sur un autre plan que le roman a suscité de l’adversité dans le milieu réaliste ou naturaliste, essentiellement à cause de la préface que crut devoir proposer Goncourt, où il annonça urbi et orbi que la victoire définitive contre le classicisme n’interviendrait que lorsque la ligne proposée par Zola s’appliquerait à la description de milieux aisés et sortirait d’un univers de basses classes pour proposer « le roman de l’élégance ». La position de Goncourt s’appuie sur des jugements du type : « L’intérieur d’un ouvrier, d’une ouvrière, un observateur l’emporte en une visite ; un salon parisien, il faut user la soie des fauteuils pour en surprendre l’âme, et confesser à fond son palissandre ou bois doré. » Mais ce projet de réalisme bourgeois, le survivant ne se sent plus la force de le réaliser, menacé qu’il est par la vieillesse, et il se contente d’annoncer un univers poétique. Zola n’apprécia que modérément cette posture esthético-politique passablement hérétique. En fait de poésie, le roman, qui semblera à plus d’un lecteur d’aujourd’hui emprunt d’une naïveté confondante, finit en une forme mélodramatique qu’on excusera par ce qui ne s’appelait pas encore un nécessaire travail de deuil.
Gracq. Pierre Davy, Au pays de Julien Gracq : Saint-Florent-le-Vieil (L’Apart Éditions, 2012, 96 p., 14,90 €). Un ouvrage de cartes postales anciennes comme il s’en publie beaucoup en un temps où le devoir de mémoire est unanimement célébré et où beaucoup se cherchent des racines qu’une modernité envahissante a souvent tranchées. Lieu chargé d’histoire depuis la fondation d’une abbaye bénédictine à la fin du VIIe siècle, Saint-Florent-le-Vieil est un lieu de mémoire des guerres de Vendée : Cathelineau et Bonchamps, le vaincu de Cholet, y ont leur tombeau. Si les clichés recueillis par Pierre Davy n’oublient aucun monument, aucune des nombreuses églises de ce pays si calotin, au dire même d’une des légendes qui les accompagnent, ils rappellent aussi les scènes de la vie quotidienne du siècle passé. Pareils témoignages disparaissent de nos jours, car la grande période de la carte postale est finie et la photographie privée qui pourrait prendre le relais s’immatérialise. Quelques citations de Julien Gracq et une belle photographie de l’écrivain en compagnie du poète Edmond Humeau, saint-florentin lui aussi, justifient le sous-titre de cet album.
Havet. Mireille Havet, Journal 1929, édition annotée par Roland Aeschimann, Claire Paulhan, Pierre Plateau et Dominique Tiry (Claire Paulhan, 2012, 320 p., 32 €). Suite et fin du Journal de Mireille Havet, à moins qu’un miracle ne fasse un jour réapparaître les cahiers qu’elle a dû écrire durant les deux dernières années de sa vie. Au début de 1929, elle se trouve à New-York pour quelques semaines ; elle fuit ses créanciers autant qu’elle poursuit une nouvelle idylle avec une jeune Américaine, Norma Candall. Très vite, la maladie, la solitude et la pauvreté transforment en cauchemar ce qui devait être un nouveau départ. C’est à peine si les derniers jours passés à New-York avec la ténébreuse Mercedes de Acosta viennent atténuer l’amertume née du sentiment de perte et d’abandon. Quand Mireille Havet regagne à Paris son appartement de la rue Raynouard, elle plonge dans la misère morale et matérielle la plus sordide, avec la conscience de devoir payer désormais des années d’insouciante rébellion contre les bien-pensants. La nostalgie d’une jeunesse perdue vient alors mêler ses intonations élégiaques à la litanie exténuée des cris de détresse étouffés dans la drogue. Harcelée par la plus grande nécessité, rongée par l’héroïne et la tentation du suicide, elle ne trouve de rémission que dans la générosité de quelques amis dévoués, mais de plus en plus distants et clairsemés. Elle qui aimait à jouir de la chair de ses amantes – elle tient en la matière une rigoureuse comptabilité – se découvre avec amertume un corps de droguée, mutilé par les abcès, que personne ne peut plus désirer ; elle qui, l’été, volait en hispano vers les casinos de Juan-les-pins, n’a même plus de quoi racheter le revolver qui abrégerait ses souffrances. Or quand tout s’est délité, restent la foi, qu’on devine singulière, et surtout l’écriture qui redevient, avec la force de l’évidence, une question de vie ou de mort : « Écrire pour vivre me tuerait, quand c’est uniquement pour écrire et écrire seulement que je vis. » La voix de l’écrivain qui prenait la pose et qui jouait à écrire s’est tue, Mireille Havet n’écrit plus que pour elle-même, pour se sauver elle-même : c’est ce qui donne aux dernières pages de son journal les accents d’une authenticité qui serre le cœur. À l’instar de ceux qui l’ont précédé, ce dernier volume du Journal de Mireille Havet propose un ensemble d’inédits, de correspondances et de photographies qui achèvent de rendre justice à cette figure belle et triste que l’oubli menaçait.
Hugo (1). Jean Maurel, La Bête qui pense : Victor Hugo, âne de génie (Arkhê, 2011, 128 p., 16,90 €). Réédition d’un Victor Hugo philosophe paru en 1985, lors du centenaire de la mort de Hugo. Le texte a-t-il été revu, comme l’annonce la quatrième de couverture ? On en doute en voyant, dès la page 11, une référence à « ces temps de célébration ». Le rapport de Hugo avec la philosophie est certainement complexe, et ce n’est pas pour rien qu’il a intitulé son recueil de mélanges Littérature et philosophie mêlées. Des héros comme Gilliatt ou Gwynplaine « pensent » en dehors de toute doctrine organisée, comme Hugo lui-même, « homme qui pense à autre chose ». Malheureusement, Jean Maurel se plaît au chaos et semble s’amuser à égarer son lecteur en un pénible labyrinthe.
Hugo (2). Kris Clerckx, Sur les pas de Victor Hugo : promenades entre Bruxelles et Paris (Racine, 2012, 176 p., 22,95 €). En huit étapes, de Bruxelles à Paris en passant par la Wallonie, la Picardie et la Normandie, ce guide suit les séjours et les promenades du poète, autant à travers l’œuvre que dans la biographie, le tout étant très concret grâce à des plans et des itinéraires précis. L’illustration est abondante, un peu « carte postale ». La lecture est agréable, l’auteur ne s’enfermant pas dans l’érudition et se plaisant aux anecdotes sur un ton parfois exagérément familier ; il sait aussi ouvrir en passant son guide à d’autres écrivains, Flaubert à Rouen, Maurice Leblanc à Étretat (mais était-il utile de rappeler que Steven Spielberg a tourné à Faverolles quelques scènes de son Munich ?). Ce volume agréable à feuilleter et à parcourir ne prend certainement tout son sens qu’au long des itinéraires qu’il décrit. On notera qu’il s’agit d’un volume vraiment européen : écrit en néerlandais, mis en page par une dame au nom grec, publié à Bruxelles et imprimé en république tchèque.
Hugo (3). Victor Hugo, Journal de ce que j’apprends chaque jour, préfacé et annoté par Danièle Gasiglia-Laster (D’ores et déjà, 2012, 176 p., 10 €). La bonne idée de rééditer ce Journal a engendré ce livre riche et succulent. On le sait, ces pages, longtemps noyées dans des Choses vues – titre postiche inventé pour coiffer les textes de Hugo diariste –, avaient retrouvé en 1965 leur autonomie grâce à René Journet et Guy Robert, qui l’avaient par ailleurs savamment annoté. Le projet de Hugo est exposé à leur seuil, dans une note du 20 juillet 1846 : « J’ai remarqué qu’il ne se passe pas de jour qui ne nous apprenne une chose que nous ignorions, surtout dans la région des faits […]. Un homme quelconque qui tiendrait note jour par jour de ces choses laisserait un livre intéressant. Ce serait le registre curieux des accroissements successifs d’un esprit. » Et l’écrivain, qui est le contraire d’un homme quelconque – puisqu’il cumule un statut littéraire et un statut de pair de France –, va s’employer à glaner choses dites, choses vues, choses entendues, avec un goût marqué pour ce que Malraux appelait le farfelu, et ce pendant un an et demi, jusqu’à la Révolution de Juillet qui interrompt le projet comme elle interrompt les futurs Misérables : « Des canons et des caissons traversent les rues et se dirigent vers les Champs-Élysées », note-t-il in fine. Les notes aléatoires, commandées par l’émotion ressentie (« Être ému, c’est apprendre »), embrassent tous les registres : indignation, révolte, tristesse, joie, le tout parcouru par un humour ravageur. Aussi dessinent-elles tout à la fois un panorama du monde tel qu’il va (mal) à la fin de la Monarchie louis-philipparde et un portrait en creux du scripteur, curieux « qui ne s’intéresse pas seulement à l’Histoire, mais à la vie sous toutes ses formes », dénicheur de sublime et de grotesque, visionnaire fulgurant dans la saisie des faits comme dans leur restitution littéraire, que révolte la peine de mort ou qu’attirent les phénomènes de la sexualité humaine ou animale. La préface de Danièle Gasiglia-Laster analyse « sa manière de regarder, de capter, d’utiliser la matière brute pour la transformer en pépites d’or ». On fronce le sourcil devant l’absence de notes (« Il y a un an, le même Teste eût été impitoyable à Beauvallon » n’est pas annoté – Rosamond de Beauvallon serait-il si connu que toute note le concernant deviendrait inutile ?) ou le laconisme de certaines : Soulié « était très connu à l’époque » (sans doute, mais encore ?) ; l’affaire Choiseul-Praslin « fit couler beaucoup d’encre » (ce n’est pas inexact, mais quid de son désastreux effet politique ?). Lorsque le sourcil est défroncé, ce petit livre s’abandonne avec le regret qu’il soit resté inachevé.
Hugo (4). Lettres inédites de Juliette Drouet à Victor Hugo, commentaires de Marva A. Barnett et Gérard Pouchain (Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2012, 276 p., 15 €). L’édition intégrale de la correspondance de Juliette Drouet adressée à Victor Hugo, qui est en préparation, comprendra, nous dit-on, environ 22 000 lettres ! Ce n’est donc qu’une infime partie de cette correspondance que présente ce volume de Lettres inédites qui se sont retrouvées, dispersées par le hasard des ventes, dans quatre bibliothèques américaines, soit cinq cent cinq lettres datées de 1835 à 1878. On a parlé de « style juju » à propos des billets adressés au poète par la maîtresse qui occupa jusqu’à la fin une place de premier plan dans la vie d’un infidèle avéré : vivacité, spontanéité, humour, mélange de sublime et de grotesque, jeux de mots, parfois aussi menues niaiseries. Hugo et Juliette se sont incontestablement beaucoup aimés – surtout elle, a-t-on pu dire. Paul Souchon a parlé de servitude amoureuse. Juliette vit dans l’adoration de celui auquel elle se consacre de tout son être. Elle se préoccupe de sa santé : « Comment as-tu passé la nuit ? » est le leitmotiv de ses nombreuses lettres écrites au réveil. Elle attend ses visites avec impatience : « Je me suis hâtée de revenir chez moi dans l’espoir de t’y trouver et de me régaler de la vue de ton beau et doux visage, de respirer la senteur esquisse de ta ravissante petite personne, de sentir le velours de tes mains, de baiser ta délicieuse bouche rose et de m’épanouir à ta charmante et si communicative gaieté », lui écrit-elle en 1846, après treize années de liaison qui n’ont en rien atténué son amour. Elle s’inquiète de voir les ans passer et « de n’avoir pas su rester jeune, belle et charmante pour te plaire plus longtemps. Je m’en veux de n’avoir pas su conserver la beauté de mon visage. » On sent poindre le désespoir à l’évocation de « cette vie pour laquelle je ne suis plus faite puisque tu as pu en aimer une autre que moi », et le ton monte parfois, Juliette passant alors au vouvoiement : « Est-ce que vous espérez me donner le change sur votre conduite équivoque et vos rendez-vous suspects ? » Les échanges ne sont toutefois que rarement aussi tendus. Juliette attend son « lion superbe et généreux » dans une quasi perpétuelle adoration où la menue monnaie du quotidien apporte son élément pittoresque et daté : elle parle de toilettes, de mobilier, de déménagement, elle rend des comptes au seigneur et maître qui l’entretient, non sans une certaine parcimonie. Vers la fin de sa vie, Juliette met à profit les jours de pluie à Guernesey pour mettre au net « les comptes des quatre mois passés ici que tu me demandes et que je te dois. Tu pourras te convaincre à nouveau qu’il n’y a pas de malversion [sic] dans ma comptabilité ; ce dont tu étais convaincu autrefois. » Il faut dire que les calculs figurant dans ces lettres montrent que Juliette était plutôt fâchée avec l’arithmétique. Serait-ce ainsi que finissent les grandes amours, dans l’épluchage des comptes de cuisine ?
Imaginaires. Björn-Olav Dozo, Anthony Glinoer, Michel Lacroix, Imaginaires de la vie littéraire. Fiction, figuration, configuration (Presses universitaires de Rennes, 2012, 376 p., 20 €). « Qu’est-ce qu’un auteur ? » La question flotte sans cesse devant les yeux du lecteur de ce recueil d’articles consacrés à la représentation de la vie littéraire, et la réponse qui s’esquisse est une tautologie faisant penser : un auteur, c’est ce que la littérature décrit comme tel. Les contributeurs de l’ouvrage ont cherché à savoir comment on imagine un écrivain, un groupe littéraire, une maison d’édition dans la fiction, et comment ces représentations permettent de mieux comprendre les pratiques littéraires réelles. L’écrivain est un être mythologique, et chacune de ses incarnations (engagé, maudit, populaire) est une posture destinée à rendre ses textes lisibles. Signalons, à titre d’exemple parmi ces articles, celui qu’Alain Goulet consacre à « Gide et ses alter ego expérimentaux ». Gide se sert des personnages d’écrivains dans ses romans comme de « miroirs déformants et distanciés de leur auteur ». Alain Goulet distingue quatre figures dans les récits de Gide : André Walter, l’alter ego directement tiré de son Journal intime ; Tityre, l’écrivain de Paludes qui reproduit le schéma des Cahiers d’André Walter avec une ironie mordante ; Julius de Baraglioul, l’écrivain mondain des Caves du Vatican, que sa rencontre avec Lafcadio transfigure momentanément et autorise à théoriser une écriture de l’acte gratuit que Gide pratiquera dans le genre de la sotie ; enfin, l’oncle Édouard des Faux-monnayeurs, double dont Gide a le plus de mal à se distancier. L’expansion toujours croissante de l’autofiction montre que ce dernier était hanté par l’une des questions fondamentales de la création littéraire dans le monde moderne : sans fonction dans la Cité, l’écrivain doit se mettre en scène pour justifier le fait même d’écrire. La littérature est par essence mise en abyme.
Jeunesse. Mame. Deux siècles d’édition pour la jeunesse, sous la direction de Cécile Boulaire (Presses universitaires de Rennes et Presses universitaires François-Rabelais, 2012, 560 p., 24 €). Cet ouvrage comble une béance de l’histoire de l’édition pour la jeunesse : les archives de la fameuse maison tourangelle ayant été détruites en 1940, les études d’ensemble manquaient, et le projet de Cécile Boulaire de demander le soutien de l’Agence nationale pour la Recherche pour réunir une équipe en mesure d’exhumer ce qui pouvait l’être, répondait à un véritable besoin. À l’arrivée, le pavé livré laisse perplexe, l’exhumation aboutissant à des exercices de surexploitation typiquement universitaire de tout matériau rencontré, de sorte que l’utile et le nécessaire y côtoient le vain, voire le pédant. Ce travers est courant dans les actes de colloques, condamnés à recueillir toute parole prononcée quel qu’ait été son intérêt, mais il est moins compréhensible dans un ouvrage de synthèse, qui laisse à l’organisateur une marge de manœuvre, ne serait-ce que pour éviter la publication de textes creux, plats ou écrits dans une langue douloureusement maladroite. La préface, succincte et de pure forme, de Jean-Yves Mollier traduit assez fidèlement l’embarras du lecteur : l’ouvrage est le fruit d’un important travail, on ne peut accuser les auteurs d’avoir manqué d’application, et les spécialistes seront heureux de trouver de nombreuses informations exploitables… mais la traversée de ces flots tièdes d’études descriptives n’est pas une partie de plaisir intellectuel. Le constat est d’autant plus frustrant que les pistes de recherche ultérieures évoquées en conclusion par Matthieux Letourneux et Tangi Villerbu sont ambitieuses et de plus large portée, et pas seulement par contraste, alors que l’ouvrage produit s’en tient à un ratissage en règle du corpus, sans direction ni recul. On ne s’attardera pas sur ces maladresses peut-être dues à la nécessité de prouver aux instances nationales qu’on a bien travaillé pendant les années couvertes par le financement, mieux vaut mettre en avant les points positifs. Le livre présente d’abord un fort tropisme biographique, qui s’étend au-delà des membres de la famille Mame, et devrait s’avérer utile aux amateurs du genre, et aux historiens de l’édition en général. Une attention particulière a été portée à une approche concrète du livre, cartonnage, formats, etc., démarche suffisamment rare pour être soulignée, avec une ouverture timide à des intervenants non universitaires (pour la reliure, Rémi Blachon, décédé en cours de projet) ou issus d’autres disciplines, comme la pédagogie ou l’histoire de l’art. Un magnifique cahier iconographique en couleurs complète le panorama de la production Mame. Le prix modéré de l’ensemble et son intérêt de ressource documentaire justifient de s’intéresser à cet ouvrage malgré ses défauts, en attendant que l’équipe désormais expertees Mame livre le fruit des réflexions qu’elle esquisse en fin d’ouvrage. Rendez-vous est pris.
Leblond. Marius-Ary Leblond, Écrits sur la littérature coloniale, textes choisis et présentés par Vladimir Kapor (L’Harmattan, 2012, 234 p., 27,50 €). Ce livre réunit quelques textes de Georges Athénas et Aimé Merlo, cousins réunionnais qui tentèrent, sous le nom de plume commun de Marius-Ary Leblond (ou parfois, schizophréniquement, Marius et Ary Leblond), d’imposer la notion de « littérature coloniale » dans le champ littéraire au début du xxe siècle. Les cousins considèrent cette littérature comme l’adjuvante du vaste projet de civilisation de la « Grande France », destiné à répandre l’universalisme républicain. Chères colonies ! La littérature coloniale serait paradoxalement la plus universelle ; il faut à l’empire français une culture à sa mesure, libérée des carcans du parisianisme, capable d’intégrer toutes les formes de pensée humaine qu’il rencontre dans sa louable entreprise. Faut-il préciser que les colons seuls accèdent dans leur système au statut de littérateurs ? Leur idéal de littérature colonisatrice puise ses thèmes dans un ailleurs qu’il s’agit d’assimiler et de contraindre dans les formes traditionnelles françaises. Un genre autochtone ne devient littéraire qu’interprété à travers les catégories occidentales ; les grandes âmes des colonisées n’ont d’intérêt que dites par un styliste français. Les belles phrases, envolées lyriques et idéaux des Leblond, sont constamment rongés par le principe qui les sous-tend : un mépris des cultures colonisées, dont ils ne semblent même pas avoir conscience. Pas une seconde, l’idée ne semble les traverser de donner directement la parole à ceux dont ils pillent la pensée pour les mieux asservir. Leurs discours sont pétris des principes du colonialisme français, qui justifie chacune de leurs propositions. La littérature coloniale porte bien son nom !
Marchand. Jean José Marchand, Écrits critiques 1941-2011, édition établie, présentée et annotée par Guillaume Louet (Éditions du Félin et Claire Paulhan, 2012, 2884 p., 5 volumes sous coffret, 120 €). Quatre volumes réunissant les écrits critiques de Jean José Marchand (1929-2011) – sans trait d’union entre les deux prénoms, il y tenait –, voilà qui ne se voit pas tous les jours dans le monde où l’on imprime, pas loin de trois mille pages, un panorama de l’histoire littéraire, intellectuelle, sociale et politique de près de sept décennies. Guillaume Louet, maître d’œuvre de l’entreprise, qui a commencé à travailler sur le projet du vivant de Marchand, a suivi l’ordre chronologique de publication. On ne saurait lui donner tort sur ce point, tant ce fourre-tout passionnant et personnel au plus haut point échappait à toute classification. Quatre volumes, quatre périodes : le premier porte sur les années 1941-1948 et comprend trois sections, la littérature, le cinéma et l’art, car Albert Camus avait demandé à Marchand de participer à la chronique artistique de Combat sous forme de « Tours d’exposition ». Dans ce journal comme dans tous ceux auxquels il donne de la plume – Paru, Climats, Franc-tireur, Confluences, Poésie 41, Les Cahiers du Sud –, Marchandmontre une personnalité très tôt affirmée, énonçant des jugements qui ne « doutent » pas en dépit du jeune âge de celui qui les émet. Le volume 1948-1958 correspond à l’engagement dans le Gaullisme et le mouvement RPF, avec des chroniques dans Le Rassemblement. Le volume suivant (1958-1982) reprend les articles donnés au Journal du Parlement, qui sont des chroniques politiques ou des comptes rendus d’ouvrages de parution récente. Le dernier tome (1983-2011) correspond aux années de la retraite, qui suivent l’exercice de fonctions de chef du service cinéma à l’ORTF, pendant lesquelles Marchand créa et alimenta la célèbre série desArchives du xxe siècle, interviews filmés des écrivains les plus importants de l’époque. Ce fut pour lui un retour à l’activité critique, avec de nombreux comptes rendus donnés au Bulletin critique du livre français, à La Quinzaine littéraire, à La Revue des Deux Mondes et à La Nouvelle Revue de Paris. Ces quatre volumes se présentent sous un coffret d’où l’on extrait aussi – non sans quelque difficulté, car quelques millimètres font défaut dans le sens de la largeur – un supplément contenant un ensemble d’index et de tables, qui permettent d’aller droit au nom ou au livre qui intéresse. Le point fort de cet ensemble critique, c’est l’érudition, solide et vaste, alliée à une liberté de ton et à un tour d’une ironie si peu appuyée que le lecteur la perd parfois de vue ; le point faible – du moins dans certaines chroniques –, ce serait une influence de la politique sur quelques jugements littéraires (Marchand n’était pas homme de gauche et ne s’en cachait pas), si un rejet de tous les totalitarismes n’en absolvait l’auteur. On retrouvera Jean José Marchand dans l’entretien qu’il avait donné à Histoires littéraires et qui a été récemment repris, avec d’autres, dans un volume d’Aventures littéraires, édité par Buchet-Chastel.
Mérimée. François Géal, Relire les lettres d’Espagne de Mérimée (Classiques Garnier, 2010, 414 p., 54 €). L’auteur se propose de « relire » ces « pages jusqu’ici quelque peu délaissées par la critique » et procure pour ce faire un volume très riche mais assez énigmatique : ne s’agit-il pas en réalité d’une édition commentée qui ne dit pas son nom et à laquelle il manque seulement… le texte commenté ? On songe aussi à des notes pour un cours exhaustif sur ces Lettres d’Espagne. Comme le titre même du livre, qui reste vague et peu engageant, sa forme possède ainsi quelque chose de flou et d’inabouti, disons même d’indigeste. Tant de lectures et tant de savoir, d’ailleurs constamment intéressants, auraient mérité d’être donnés à lire avec plus d’évidence.
Millau sans Gault. Christian Millau, Journal d’un mauvais Français (Rocher, 2012, 366 p., 23 €). Un accueil unanimement chaleureux a été fait à ce Journal impoli, auquel le Prix du livre incorrect 2011 a été décerné. Un libraire auquel « coups de cœur », jugements radicaux et diverses fantaisies verbales ont valu une petite popularité médiatique, invoqua Jules Renard et Paul Léautaud pour saluer « un grand moment littéraire ». Sans doute faut-il désormais chercher ailleurs des conseils pour nos lectures, car ce Journal d’un mauvais français est fort décevant. Ayant pris la plume le 1er septembre 2011, Christian Millau l’a posée le 1er avril 2012 : on comprend qu’on va bénéficier de ses lumières sur la campagne présidentielle. « La pente de l’homme engagé le conduit à descendre plutôt qu’à monter », écrit-il. Le diariste illustre cela fort bien. Christian Millau est de droite, ne s’en cache pas, adore Nicolas Sarkozy – dont les défauts mêmes lui semblent des qualités – et n’a que nasardes pour ce pauvre Hollande dont il énumère avec complaisance les surnoms qui lui ont été donnés, y compris en allemand. Il est particulièrement élégant avec celle qu’il appelle « la pulpeuse Eva ». Tout cela sera bientôt totalement oublié comme ces livres de circonstance qui chassent la vraie littérature des éventaires des librairies. Lorsqu’il abandonne un peu la campagne électorale, Christian Millau se moque du jargon de la critique gastronomique, de celui du monde de la mode, et célèbre, chez Christian Dior, « la belle langue française, musicale, harmonieuse, bien coupée, avec juste ce qu’il faut de galbe et de rondeur, qui sort de sa bouche ». Lui-même se laisse aller à un langage débraillé qui s’adapte assez bien, finalement, à ces propos de café du commerce. Quelques anecdotes et souvenirs insufflent parfois quelque intérêt à ce Journal, mais qui croira que Pierre Bérégovoy n’était allé que deux ou trois fois au restaurant avant de devenir premier ministre ? Fidèle à ses engagements politiques, Christian Millau épingle Stéphane Hessel et tresse des louanges à son ami Félicien Marceau. Où est la littérature dans tout ça ?
Minimalisme. Romanciers minimalistes 1979-2003, sous la direction de Marc Dambre et Bruno Blanckeman (Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, 348 p., 26 €). Les éditeurs des actes de ce colloque de Cerisy auront réussi l’exploit de mettre seulement neuf années pour publier les contributions qu’ils ont sollicitées. Même si la bibliographie est actualisée, au moins jusqu’en 2010, on pourrait évidemment ironiser sur la vitalité d’études scientifiques qui ont besoin de bonifier plus longtemps que la plupart des bons vins d’aujourd’hui. Assez curieusement toutefois, ce délai a permis aux préfaciers de revenir avec beaucoup de distance critique sur leur objet d’étude. Qu’est-ce donc, en effet, que le minimalisme littéraire ? C’est, expliquent-ils, un « contresens », une « faillite conceptuelle », bref un terme forgé pour rendre compte de la proximité stylistique qui aurait rapproché un certain nombre de romanciers publiés par les Éditions de Minuit entre 1980 et 2000. Mais ce terme ne s’applique ni à un corpus précis, ni à un ensemble fini de techniques d’écriture ou d’orientations thématiques. Plus personne ne qualifierait aujourd’hui Patrick Roegiers de romancier minimaliste, alors qu’il est cité dans l’ouvrage. Le minimalisme était sans doute une fausse bonne idée, qui apparaît comme le témoignage un peu mélancolique des évidences passées, et donc comme une sorte d’avertissement à l’encontre des théorisations hâtives ou impressionnistes. Toutefois, si l’on met à part le terme qui leur est commun, les vingt-cinq études rassemblées donnent maints aperçus perspicaces sur les romans d’Éric Chevillard, de Jean Échenoz, de Jean-Philippe Toussaint et de quelques autres. Et pour ceux que le discours critique laisse insensible, un intéressant entretien de Marc Dambre avec Patrick Deville clôt le volume.
Passages. Patrice de Moncan, Promenades littéraires : les passages couverts de Paris (Éditions du Mécène, 2012, 168 p., 18,50 €). Dans Les Illusions perdues, Balzac décrit les galeries de bois du Palais-Royal, aujourd’hui détruites, qui furent le premier « Passage » de Paris. Zola a fait arpenter au comte Muffat le Passage du Panorama, où sa jalousie lui faisait attendre Nana, et Thérèse Raquin le sordide Passage du Pont-Neuf, disparu lui aussi. Alphonse Daudet loge les Provençaux de son Numa Roumestan dans le Passage du Saumon. Aragon consacrera un chapitre du Paysan de Paris dans ce Passage de l’Opéra où le Café Certà accueillait les dadaïstes au début du premier après-guerre et, sous le nom de « Passage des Bérésinas », Céline dira tout le mal qu’il pensait du Passage Choiseul où il passa son enfance. La littérature n’a pas négligé ces Passages parisiens qui furent si nombreux que le chiffre exact n’en est pas sûrement établi. Ils offraient, dès la fin du xviiie siècle mais surtout tout au long du xixe, des endroits protégés des voitures, de la boue et des ordures qui étaient, avant les travaux haussmanniens, la plaie de la capitale. Patrice de Moncan en établit la physiologie après un essai de définition, car il existe divers types de passages, et tous ne sont pas des galeries couvertes. Des salons de décrottage que la saleté urbaine rendait nécessaires aux cabinets de lecture, c’est tout un monde de l’artisanat et de la boutique qu’évoque ce livre. L’auteur propose ensuite des promenades en privilégiant les passages que l’on peut encore fréquenter de nos jours, sans négliger quelques illustres disparus. Tout cela en s’appuyant sur des témoignages d’écrivains, de journalistes ou de romanciers, ce qui fait de ce livre une anthologie littéraire faisant la part égale entre les grands écrivains attendus et les publicistes oubliés (Xavier Aubryat, Nicolas Brazier) que Patrice de Moncan, historien de Paris, a le mérite d’avoir retrouvés. Le livre plaira à ceux pour qui flâner dans Paris reste un plaisir.
Policier. Marc Lits, Le Genre policier dans tous ses états. D’Arsène Lupin à Navarro (Pulim, 2011, 196 p., 22 €). Marc Lits déplore, dès l’introduction, que le succès de la trilogie Millenium de Stieg Larsson cache une crise éditoriale du roman policier. On en doute : avec plus de 20 % de parts du marché de la littérature en langue française, avec d’énormes sections des librairies dédiées au genre policier et au thriller, avec le succès de séries télévisées du type NCIS ou les séries « noires » chez les plus grands éditeurs, le succès du policier dans tous ses états ne semble pas se démentir. Il est vrai, en revanche, que le polar français n’a pas trouvé un nouveau souffle après la génération des Manchette, Daeninckx, Pouy, Izzo, etc. Quoiqu’il en soit, Marc Lits, spécialiste du roman policier franco-belge, animé d’un souci pédagogique, réunit ici des articles publiés dans des revues ou des ouvrages collectifs au cours des vingt dernières années. Dans la première partie, il propose une caractérisation de ce genre protéiforme en partant du titre de Poe traduit par Baudelaire : Double assassinat dans la rue Morgue ; il y revisite l’interprétation œdipienne du roman policier, déjà avancée par Jacques Dubois dans Le Roman policier ou la modernité. Il y interroge aussi, sans grande originalité, le lien du roman policier au fait divers. La deuxième partie du livre traite de quelques cas particuliers avec plus ou moins de réussite (le mélange d’étude biographique, de narratologie et de psychanalyse soft n’est pas toujours heureux) : Arsène Lupin, les Belges Simenon, Thiry et Steeman, Pierre Véry et, de façon plus surprenante, le polar rwandais. La troisième partie est consacrée à la question de l’adaptation à l’écran, celles de Steeman et de Léo Malet, ou encore le fonctionnement du récit dans les feuilletons télévisés et les reality shows à saveur judiciaire ― avec, dans ce dernier cas, une étude déjà fort datée. Une grande diversité de sujets, en somme, quelques belles études et une trop faible unité du propos.
Provence. Balade en Provence : sur les pas des écrivains, sous la direction de Marie-Nicole Le Noël (Alexandrines, 2012, 320 p., 20,50 €). Le livre, qui se définit comme « une plongée dans l’univers intime des écrivains et un formidable guide de voyage », comprend une trentaine de récits de vie sur des écrivains provençaux ou de passage, ou ayant écrit sur la Provence : quelques extraits de textes, quelques images, et les lieux de visite sont précisés à la fin. Mais est-ce vraiment l’objet de l’ouvrage ? Ce qu’il s’agit de découvrir, ce sont surtout des auteurs et des œuvres à travers cette lucarne régionaliste. Il y a les notoires inévitables, les deux Marcel, Pagnol et Cohen, Zola, de moins connus comme Jean Ballard, fondateur des Cahiers du Sud, et des figures oubliées comme Boyer d’Argens et Victor Gelu. Le titre est trompeur, puisque l’exploration reste en fait confinée aux Bouches-du-Rhône. Marseille y est privilégiée. Et la logique qui préside à l’enchaînement des auteurs reste mystérieuse.
Radiguet. Raymond Radiguet, Le Bal du comte d’Orgel, dossier par Isabelle Schlichting (FolioPlus classiques, 2012, 228 p., s.p.m.). Il y a quelque chose de la figure féminine sadienne de Justine dans le personnage de Mahaut d’Orgel. Le dernier tableau de cette fresque grand-guignolesque atteste d’un choix narratologique activant des ressorts théâtraux. La fermeture du récit par un : « Et, maintenant, Mahaut, dormez ! Je le veux » rend à son héroïne un fatalisme presque comique. Mais par delà un processus lumineux, omniprésent dans Le Diable au corps, c’est à la scansion soutenue que ce roman doit son ingénuosité. Car il s’agit d’un roman dans lequel la tradition dix-huitiémiste transparaît en filigrane par l’incursion d’une épistolarité rapportée et par les occurrences de détails descriptifs propres au scènes du Grand Siècle. Les différents tableaux dans lesquels essentiellement trois protagonistes interviennent – le mari, l’épouse et l’amant potentiel, trio omniprésent dans la littérature populaire – sont sous-tendus par un processus narratologique où s’invite un narrateur joueur, taquin et pétillant. Divers commentaires sur la société bourgeoise et sur la passion amoureuse trahissent la présence d’un narrateur de plus en plus présent. La dernière scène s’éteint dans un tomber de rideau inattendu et tranchant. Les lieux de l’action se succèdent, passant systématiquement d’un domicile à un autre, et cristallisent au mieux ce qui est en jeu. Espaces clos, d’abord, dans ces appartements luxueux pour conduire le narrataire dans des rêveries champêtres dignes de La Nouvelle Héloïse, mais François de Séryeuse n’est pas Saint-Preux ! Aucun étouffement, aucune oppression ne surgissent en ces lieux, décors rendus à eux-mêmes, c’est-à-dire à une fonction référentielle. Le leitmotiv de la nature, par exemple, est ici inopérant, les bords de la Marne ne sont ni le décor de la langueur ni celui de la passion, mais ceux de l’indifférence intrinsèque du monde qui entoure les personnages. Le Bal du comte d’Orgel ne déroule pas les frasques d’une fête flamboyante, mais les interrogations ordinaires d’une classe sociale qui se regarde dans un miroir déformant. C’est pourquoi les indications chronologiques et les détails descriptifs déguisent une réalité plus qu’ils ne la renseignent. Le dernier repas – rendez-vous qui aurait dû être le préambule à l’organisation du fameux bal – voit le comte d’Orgel se parer d’étoffes extravagantes et glisser dans une caricature même du Balannoncé. Cette métonymie annonciatrice d’un monde de l’illusion porte toute la réflexion de Radiguet sur le sentiment véritable et sa peut-être trompeuse manifestation.
Rimbaud. Claude Jeancolas, Les Manuscrits d’Arthur Rimbaud. L’intégrale (Textuel, 2012, 574 p., 49 €). Réédition augmentée par la reproduction des derniers autographes retrouvés de Rimbaud. L’auteur a mis à profit les travaux d’autrui – ceux de Steve Murphy, notamment – pour ce volume de fac-similés fait à l’économie. À l’économie, c’est le moins que l’on puisse dire : la qualité des images est à peu près celle d’une photocopieuse dont le toner s’épuise. Dans le commentaire de Claude Jeancolas, les erreurs et les imprécisions ne manquent pas, mais à quoi bon les relever ? Le commentateur n’en tiendra aucun compte et le lecteur n’y verra que broutilles ne concernant que les spécialistes. Ah ! si, on apprend quand même quelque chose : le montant des enchères auxquelles François-Marie Banier a acquis les plus beaux manuscrits rimbaldiens passés en vente ces dernières années.
Roman. Topographies romanesques, sous la direction d’Audrey Camus et Rachel Bouvet (Presses universitaires de Rennes/Presses de l’Université du Québec, 2011, 250 p., 15 €). Les recherches réalisées dans l’intersection du discours de la géographie et de la littérature vont sûrement s’imposer, dans les prochaines années, comme un domaine important des études littéraires, notamment sous l’angle de la topographie critique. On peut penser aux travaux d’Yves Lacoste, Pierre Nora, Simon Schama, Jonathan Bordo, Mark Shell. C’est dans le prolongement de ces études que se situe ce volume qui s’en fait l’écho et ouvre des horizons nouveaux. L’avant-propos des deux éditrices expose sa perspective : elles proposent de s’attacher davantage à l’espace romanesque pour y examiner la mise en place d’une géographie qui, venant d’un monde représenté, tire à elle les exigences des lieux qu’elle vise à se soumettre. Le roman, le genre, les personnages et les procédés perfectionnent l’organisation de leur devenir sur ces plateformes géo-poétiques que la fiction accumule. Elles étendent l’espace de leur familiarité, modifient leurs densités, affinent l’évidence de leurs modèles, vont au-devant des anticipations et des coutumes des lecteurs. La démarche vise à élargir la conception de la géographie représentée, ouvrir un chemin, inventer des outils et tendre de nouvelles relations. On y découvre une aspiration à l’appréciation des lieux, des sites, des cartes, où viennent se dévider des contradictions, des réticences, des flottements. Une première partie est orientée sur les actions qui balisent le territoire de l’espace romanesque – explorer, arpenter, parcourir, façonner – une seconde rythme les mouvements d’émergences, d’ancrages, de divergences, dont ce livre tente de saisir la constitution et l’évolution. Le lecteur peut repérer quelques analyses en fonction de ses intérêts : formalités constitutives, topographies diverses, manifestations spatiales. L’apogée de cet état des lieux se trouve dans les études sur la définition des enjeux critiques d’une topographie dont les frontières restent floues. On y vérifie que le dialogue entre géographie et littérature permet une interrogation sur les inflexions spécifiques, souvent révélatrices d’un travail esthétique qui caractérise le genre romanesque. De tels travaux aident déjà à penser ce que peuvent signifier les non-lieux de notre quotidien.
Sachs. Maurice Sachs, Chronique joyeuse et scandaleuse (Libretto, 2012, 168 p., 8,10 €). Très jeune livré à lui-même, abandonné par son père à l’âge de six ans, par sa mère à l’âge de dix-sept, Maurice Sachs a passé, sa vie durant, pour un type peu fiable, spécialisé en entourloupes de tous genres. C’est seulement après sa mort, en avril 1945, lorsqu’il fut abattu d’une balle dans la nuque par un SS flamand (alors qu’il était tombé, épuisé par trois jours de marche forcée), que l’on s’aperçut que les noms prestigieux qui avaient soutenu le jeune écrivain – Cocteau, Max Jacob, Gide – n’avaient pas eu tort de voir en lui un jeune homme talentueux. Les textes commencèrent à sortir. Celui-ci, paru en 1948 aux éditions Corrêa, n’est pas le meilleur. Sachs y donne une confession d’une sincérité peu courante, sans se donner le beau rôle. Il conte sans barguigner des coucheries dignes d’un micheton, raconte des histoires de courtage de tableaux (notamment une série de dessins d’Ingres) et finit sur sa découverte de New York et une nuit d’hôtel avec un jeune noir. Sachs avait le sens du détail et de l’ironie, et sa prose est élégante. Il avait aussi son propre sens de l’honneur. C’est à bout de ressources qu’il s’engagea, nous dit-on, dans les services allemands du travail obligatoire et vendit ses services à la Gestapo comme agent provocateur. Il fut envoyé dans un camp en 1943 pour ne pas avoir dénoncé un prêtre jésuite résistant. En 1940, il avait animé une émission de propagande incitant les Américains à entrer en guerre contre les Allemands.
Sagan. Pascal Louvrier, Sagan : un chagrin immobile (Hugo et compagnie, 2012,222 p., 17,95 €). Le purgatoire auquel peu d’écrivains échappent aura été de courte durée pour Françoise Sagan. Une fin de vie douloureuse, qu’une malheureuse incursion dans la politique et les affaires avait encore assombrie, associée à une certaine désaffection pour une œuvre que les critiques, se lassant à y rechercher la fameuse petite musique, trouvaient trop répétitive, pouvaient faire craindre l’ensevelissement dans l’oubli. La dévotion de son fils, qui s’est battu pour faire rééditer des livres que son premier éditeur laissait sous le boisseau, a remis Sagan sur les présentoirs des librairies. Pascal Louvrier lui consacre un livre qui n’est ni une biographie ni une étude critique, mais un essai d’humeur qui se penche sur une vie et une œuvre avec empathie et les parcourt un peu à la hussarde, en un récit délivrant un portrait du « charmant petit monstre » évoqué par Mauriac, et qui était une femme sensible demandant à être aimée, tout en sachant l’impermanence des sentiments. Pas de révélation : la dissertation de philosophie écrite pour une amie de pensionnat ne bouleverse en rien nos connaissances sur Sagan, si elle confirme la précocité de son talent, et l’indélicatesse de Bernard Frank, victime de l’accident où son amie faillit perdre la vie, fut oubliée et pardonnée. Négligeant les attaques un peu convenues contre un monde gouverné par la marchandise, on apprécie le ton de ce livre qui pourrait bien nous convaincre que Françoise Sagan est un personnage quelque peu supérieur à son œuvre.
Saint-Jean. Robert de Saint-Jean, Passé pas mort (Grasset, Les Cahiers rouges, 2012, 540 p., 13 €). Ces souvenirs, qui complètent parfaitement le Journal d’un journaliste publié dans la même collection en 2009, sont très prenants, car l’auteur privilégie là aussi l’anecdote et parle avant tout de ce qu’il a vécu personnellement. Après le récit d’une enfance typiquement bourgeoise et parisienne, le gros de l’ouvrage est constitué par tout ce que Robert de Saint-Jean a pu voir et observer alors qu’il était journaliste à la redoutable Revue hebdomadaire, où « tout texte susceptible de choquer les veuves d’officiers supérieurs et les magistrats en retraite devait être refusé sans pitié ». L’auteur en profite pour donner toute une série de portraits des écrivains qu’il a pu rencontrer : d’abord Morand, dont les premiers livres furent, pour notre jeune homme, un véritable appel d’air, une libération. Défilent ensuite Barrès, qui lui dit : « Proust, mais c’est l’amour des mouches ! » ; l’intarissable Anna de Noailles, égérie de la République, et dont il note très justement qu’elle fut, en 1919, « assassinée par Paul Valéry », dont la gloire ne cessa dès lors de monter ; Marthe Bibesco, longuement évoquée, et que certains soupçonnaient d’être tour à tour une espionne allemande et un agent anglais, mais à qui le tout jeune Cocteau déclarait, un genou en terre : « Vous êtes une antilope qui broute des asphodèles » ; son ami le bon abbé Mugnier ; puis Drieu La Rochelle, Bainville, Malraux, Lyautey, Bernanos, Montherlant (« grand prédateur de sensations »), Cocteau (qui se gausse de Paulhan, lequel lui avait dit de manière papelarde : « Je ne sais si je m’habitue à vos poèmes, ou bien si vos poèmes s’habituent à moi »), Colette, Valéry, Anouilh, Jouhandeau, Mauriac, bref toute la lyre. Le monde du journalisme nous vaut ensuite un long portrait de Jean Prouvost en action, figure qui a visiblement fasciné l’auteur. Suivent les dernières années de paix, puis la Drôle de guerre, la défaite, et l’exil de l’auteur aux États-Unis. C’est là qu’un jour il eut la surprise d’entendre André Breton, qui travaillait comme lui à La Voix de l’Amérique, lui débiter avec onction cette phrase de Barrès : « Cependant la Pia respirait elle-même une rose thé qui sentait les étangs et contenait de la tristesse. » Le même Breton avait, pour son travail de speaker, posé une condition : « Je ne prononcerai jamais le mot pape. » Une visite à Saint-John Perse exilé laisse Saint-Jean « épuisé » : durant une heure, il n’a pu placer un mot, le Maître n’a parlé que de lui-même et « de sa disgrâce ordonnée par Paul Reynaud ». Le livre contient également des confidences discrètes sur les amours de l’auteur, qu’on voit révéler une homosexualité qu’il ne tient pas à cacher. En résumé, ce sont toutes les années 1920-1950 qui défilent, enregistrées par un témoin particulièrement perspicace. Même si le rythme est moins étourdissant et moins syncopé que dans Les Mémorables de Maurice Martin du Gard, ces souvenirs possèdent leur allure propre et se lisent avec un intérêt qui ne faiblit pas. Seules, peut-être, les trente ou quarante dernières pages, plus chaotiques, font sentir un rythme différent, comme si l’auteur avait peiné pour finir. N’importe, tel quel, son livre demeure vivant et évocateur.
Surréalisme. Patrick Lepetit, Surréalisme, ésotérismes, franc-maçonnerie (Dervy, 2012, 334 p., 21 €). La logique de cet ouvrage touffu consiste à rechercher, au-delà ou en deçà de l’aspect provocateur et extériorisé qu’a pu avoir le Surréalisme, la manière dont il s’est ancré, pour ce que l’on pourrait appeler sa vie intérieure. Cela s’est effectué en référence aux propositions d’organisation de l’imaginaire présentes sur le marché des idées vagues au début du xxe siècle, relevant pour l’essentiel de la tradition ésotériste. L’auteur passe d’abord en revue, avec force citations, les grandes catégories qui furent en jeu dans cette rencontre du Surréalisme et de la pensée dite traditionnelle : la libération de l’esprit et le rapport au sacré. Puis il documente la figure du labyrinthe mental, avant d’en venir aux deux méthodes d’interrogation d’un ailleurs qui furent convoquées, la divination et l’astrologie. Pour chacune de ces propositions, l’auteur présente une plongée dans les textes d’une trentaine d’écrivains. Entre de nombreux exemples, le goût de Mandiargues pour le romantisme noir, ou l’influence du celtisme et de la légende arthurienne sur quelques amis bretons de Breton, dont Yves Elleouët. À cela se sont ajoutées quelques excursions du côté de l’alchimie (« Vous qui avez du plomb dans la tête, fondez-le pour en faire de l’or surréaliste ») et de la magie, Artaud ayant validé cette ouverture : « Le Surréalisme n’a jamais été pour moi qu’une nouvelle sorte de magie. » Tout y passant, jusqu’au vaudou, et il eût été étonnant qu’en pareil équipage certains n’eussent pas croisé la frange la plus spiritualiste de la franc-maçonnerie, en passant, comme il se devait, par les Rose-Croix, ladite maçonnerie étant supposée concentrer en ses mystères toutes les traditions plus ou moins perdues depuis la nuit des temps. Gnosticisme et églises marginales seront aussi l’objet d’excursions de certains surréalistes en quête de cadre pour un réenchantement du monde. Patrick Lepetit termine par un chapitre sur le rapport des surréalistes au mythe, démarche qu’il inscrit comme un contrepoint qui s’avèrera nécessaire face à l’extrême violence de la société dont il s’agissait, pour beaucoup, de s’extraire par un recours à l’imaginaire et à ses traductions artistiques. L’ouvrage finit sur un appel au doute, tempéré par un point d’interrogation : « Faut-il raison garder ? » se demande l’auteur, qui n’est pas certain que certains surréalistes, toutes exclusions comprises, se déclarant athée, auront pu croire à ce qui leur apparaissait souvent comme un tissu de fadaises. La plupart de ces artistes qui auront frayé avec l’ésotérisme ne l’auront fait que pour construire un autre rapport au monde, dans un rejet de la raison positiviste, dont ils regrettaient l’hégémonie : l’ésotérisme aura donc fourni un support de substitution à la démarche poétique, comme remède au dessèchement de la modernité.
Théâtre. Correspondance et théâtre : textes réunis et présentés par Jean-Marc Hovasse (Presses universitaires de Rennes, 2012, 310 p., 17 €). Ces actes d’un colloque organisé par le Centre d’étude des correspondances et journaux intimes de Brest font suite à Correspondance et poésie, paru chez le même éditeur. Le fonctionnement des équipes de recherche exige ces colloques aux thèmes nécessairement un peu factices : les dix-neuf communications vont de Marmontel et Beaumarchais à Cocteau, et il est difficile de tirer des conclusions d’un ensemble qui traite tantôt de lettres parlant du théâtre, tantôt de l’utilisation des lettres sur scène (chez Marivaux et Cocteau). Une fois admis ce principe artificiel, le lecteur trouve bien des choses passionnantes. Si certains titres de communications sont d’une platitude navrante (comme Flaubert, Louis Bouilhet et le théâtre dans leur correspondance), ce qui ne préjuge pas forcément de leur intérêt, on est heureux de constater la variété des sujets. On voit ainsi surgir, de laManon Roland d’Émile Bergerat à l’Henriette Maréchal des Goncourt, de Catulle Mendès à Victorien Sardou, toute une histoire du Théâtre entre 1850 et 1900 sur laquelle les chercheurs se penchent enfin. Le volume est l’occasion de publier de nombreuses lettres inédites. Illustrations et index.
Venise. De Goldoni à Philippe Sollers. Venise, nocturnes, textes choisis et présentés par Stéphane Loeber-Bottero (Artlys, 2012, 128 p., 15 €). L’auteur, photographe passionné de Venise (il a publié un album intitulé Venise la nuit), a recueilli des textes sur la ville qu’il aime, empruntés à une trentaine d’auteurs, français pour la plupart. « C’est surtout la nuit que Saint-Marc, et même Venise, offrent l’aspect le plus vivant et le plus gai », a écrit Lord Byron. Venise, nocturnes se veut donc une célébration d’une Venise du soir, différente de celle qu’envahit la foule diurne des touristes d’un jour. L’anthologie présentée fait la part des signatures conventionnelles – Barrès, George Sand, Henri de Régnier et autres –, mais c’est un passage obligé du genre. Goldoni, qu’un séjour parisien de trente ans laissa vénitien de manière immarcescible, peint une ville qui ne dort jamais, comme New York de nos jours, inventrice de l’animation nocturne et effervescente des grandes mégapoles modernes. Qui, de nos jours marche une nuit d’hiver dans une Venise déserte et semblant abandonnée de ses habitants mêmes, a du mal à imaginer l’agitation dont Goldoni se fait l’écho, et c’est dans une tout autre ville nocturne que Marcel Brion, autre amoureux des lieux, erre et se perd. À chacun sa Venise : au fil du temps, son image se voile de mélancolie, et la nuit est le moment où se distille le mieux cette essence qu’ont aimé tant d’écrivains. Stéphane Loeber-Bottero ajoute à la liste habituelle Robert Dessaix et Joseph Brodsky (dont Aqua alta est devenu aussi « culte » qu’Altana ou la vie vénitienne d’Henri de Régnier ou que Venises de Paul Morand). On regrette que les écrivains italiens restent encore mal représentés.
Paul Aron, Jean-Pierre Bacot, Olivier Bara, Patrick Besnier, Julien Bogousslavski, Jean-Marc Canonge, Marc Dachy, Marc Décimo, Philippe Didion, Stéphanie Dord-Crouslé, Louis Forestier, Anthony Glinoer, Jean-Philippe Guichon, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Agnès Machet, Martine Reid, Claude Schopp, Julien Schuh, Yves Thomas.