EN SOCIÉTÉ
Alliage (1). Alliage n° 68, mai 2011 (IUFM, 89 avenue George V, 6000 Nice ; 102 p., 14 €). « Culture, Science, Technique » annonce le bandeau placé au-dessus du titre de cette revue dont l’histoire littéraire n’est donc pas le but premier, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais deux articles au moins pourront intéresser les lecteurs d’Histoires littéraires : « Jules Verne, la nature, la science et Dieu », où Lionel Dupuy s’interroge, en termes très généraux, sur les limites du savoir scientifique dans les Voyages extraordinaires ; plus énigmatique et plus scientifique, « Emma et la thermodynamique » permet à Zaven Paré d’explorer le corps de Mme Bovary considéré sous l’angle de la température : Emma serait « une sorte de thermostat passif ». Le vigoureux éditorial « contre l’ordre épistémologique mondial » conduit à un éloge du désordre dans le domaine de la connaissance, fort bienvenu.
Alliage (2). Alliage n° 69, octobre 2011 (IUFM, 89 avenue George V, 6000 Nice ; 184 p., 18 €). Comme le rappelle le titre interrogatif de cette livraison, Amateurs ?, ce terme possède une grande ambivalence. La revue de Jean-Marc Lévy-Leblond, largement dévolue aux relations entre sciences et culture, se penche avec une tendresse certaine sur ces minus habens des savoirs et sur la valeur de leurs apports, au fil d’une quinzaine d’articles, textes ou entretiens. Le questionnement contemporain – lié notamment à la place accordée en médecine à la parole des patients, ou aux pratiques de recherche participatives qui sollicitent le concours de non-professionnels (une étude est consacrée aux nouveaux cyber-amateurs et une autre défend « une intelligence publique des sciences ») – s’articule à une perspective historique (le rôle de ces petites mains dans l’essor de l’histoire naturelle est rappelé, et l’on y montre que, dans les premiers temps de la parasitologie tropicale, les médecins furent forcés de se conduire en amateurs pour comprendre des pathologies ou tester des traitements en se déplaçant sur le terrain du « bricolage »). La littérature n’est pas absente, avec trois pages sur Brisset et une lettre de François Bon, qui s’interroge sur le statut de l’écrivain professionnel et qui trouve un écho dans le discours de Jacques Testart, où le chercheur se présente en « pataculteur exotique ». L’éloge conserve des réserves : un texte brosse le portrait d’Étienne-Léopold Trouvelot, dessinateur, passionné d’entomologie et d’astronomie, qui s’installa en 1855 aux États-Unis et y introduisit un papillon dont la chenille fit de tels ravages que les autorités doivent encore aujourd’hui tenter d’en contrôler l’extension. Deux regrets : la brièveté de certains textes en limite l’intérêt et l’enquête aurait gagné à inclure le point de vue de l’histoire de l’art, où la notion joua un rôle crucial. Le statut d’amateur exista en effet, au xviiie siècle, au sein de l’Académie royale de peinture – ce qui n’empêchait pas Diderot de traiter les amateurs de « vermine présomptueuse » et d’inciter les peintres à se méfier de leurs avis.
Correspondances. Épistolaire, n° 37, Artistes en correspondance (Revue de l’AIRE, 2012, 350 p., 28 €). Ce volume a pour base les Actes du colloque du Musée des Beaux-Arts et de l’Université d’Orléans et ceux du séminaire de la Maison de la Recherche en 2011. Cela va de Nicolas Guibal à Marcel Duchamp, en passant par le poète suisse Gustave Roud (1897-1976). Évidemment, les thèmes de l’omission et de la transcription reviennent à plusieurs reprises, mais les explications, pour être différentes, n’en sont pas moins convaincantes, même dans le cas de Philippe Burty. Son édition des Lettres de Eugène Delacroix […], avec fac-similé de lettres (Quinton, 1878) était d’une grande qualité. Quel choc, alors, d’apprendre que ces fac-similés, qui donnaient l’impression de voir l’artiste la plume à la main, ont été recomposés. Avec Constable, épistolier assidu, on a l’exemple d’un personnage avancé sur le chemin de la vie, veuf avec sept enfants à charge, souffrant du manque d’intérêt du public britannique pour son œuvre et déçu d’être élu tardivement à la Royal Academy. Sa correspondance avec le peintre américain Leslie, son futur biographe, est fort enjouée. Lorsqu’il parle de sa carrière, Paganini se révèle comme un maniaque soucieux de tout contrôler, ses tournées comme sa publicité, et dans tout cela, un thème prédomine : l’argent. Ceci ne l’empêche pas de donner des concerts de charité. Bientôt la lassitude de voyager s’associe à un mauvais état de santé et, à la suite de traitements au mercure, il se montre incapable de jouer du violon. Une autre étude est consacrée à Rodin dans ses écrits (« Mes moyens naturels sont la terre et le crayon »). Il est aussi question de la correspondance de jeunesse de Fromentin : l’opposition familiale à sa vocation fut finalement vaincue par l’acceptation de trois tableaux au Salon de 1847. Un an plus tard, l’artiste affirme : « Les minutes sont précieuses et j’aime mieux faire un croquis qu’une lettre. » En Algérie, le croquis anticipe le tableau et la lettre va donner la matière d’Un été dans le Sahara et d’Une année dans le Sahel. Le rôle de passeur entre la France et l’Espagne joué par Federico de Madrazo est rendu évident par ses relations avec Ingres, le baron Taylor, Nieuwerkerke et Adrien Dausats. À partir de cinq maigres lettres de Cross à Maurice Denis, il est analysé ce que ces deux artistes, qu’on croirait absolument opposés, avaient en commun. Il est enfin question de la triple correspondance entre Alain-Fournier, André Lhote et Jacques Rivière.
Coulon. Bulletin de la Société des Amis de Marcel Coulon n° 3, février 2012 (Les Pins d’Alep A, 18 rue de Saint-Exupéry, 30900 Nîmes ; 18 p., s.p.m.). Outre ses activités rimbaldiennes, les lecteurs d’Histoires littéraires doivent connaître Marcel Coulon au moins pour la rubrique des « Questions juridiques » qu’il tint longtemps au Mercure de France (Coulon était magistrat). Ce bulletin, à la présentation modeste, permet de faire connaissance avec lui. On y trouve pêle-mêle deux envois de Moréas à Coulon ; une évocation de l’année 1940 (désespérés par l’armistice, Coulon et sa femme tentent de se suicider le 18 juin ; sauvé par des amis, il devient pétainiste) et – c’est l’étude la plus longue – ses rapports avec la revue de Georges Gourbeyre, directeur de cette Cigale uzégeoize où le jeune René Char publia quelques poèmes. Cela ressemble parfois à un pastiche d’érudition locale, mais, en réalité, on apprend beaucoup de choses.
Cynisme. Jean-François Louette, Chiens de plume : du cynisme dans la littérature française du xxe siècle (La Baconnière, 2011, 312 p., 20 €). Les chiens de plume, comme chacun sait, constituent une curiosité génétique qui aurait beaucoup intéressé Darwin. Chassés des Galapagos, ils ont abordé le continent européen pour le plus grand bonheur de Jean-François Louette, et pour le plaisir de ses lecteurs. Leurs aboiements férocement joyeux ont résonné en France dans la première moitié du xxe siècle, arborant contre vents et marées la parrhésia, vertu cynique par excellence où le courage de dire la vérité marche de pair avec la provocation, ce plaisir aristocratique de déplaire qui séduisait tant Baudelaire. Leur liste n’est pas longue et Jean-François Louette en choisit cinq : Michaux (Mes propriétés), Drieu la Rochelle (La Comédie de Charleroi et Gilles), Bataille (Le Bleu du Ciel et Romans et récits), Queneau (Le Chiendent) et Nimier (Le Hussard bleu). Tous ces chiens de plume ont joyeusement aboyé à la lune, au point parfois de s’égosiller. Cette lune imperturbable qui se contentait de leur renvoyer un visage de fesse hilare, comme dans les films de Méliés. Peu importe, et Balzac le savait bien quand il écrivait dans Séraphita : « Malheur à celui qui se tait au milieu du désert en croyant n’être entendu par personne » !
Enfance. Cahiers Robinson n° 29, 2011, Le Roman scolaire entre littérature et pédagogie (Université d’Artois, 9 rue du Temple, 62030 Arras ; 254 p., s.p.m.). Entre les deux termes du sous-titre, les auteurs de cet ensemble issu d’un colloque de spécialistes de la littérature de jeunesse refusent de trancher (en couverture, la littérature arrive avant la pédagogie, en page de garde, l’ordre se trouve inversé). Le genre du roman scolaire, qui se réclame lointainement d’Horace et de sa volonté de plaire et instruire en un seul et même mouvement, s’est développé sous la Troisième République, mais n’a pris son envol sous cette dénomination que dans les années 1930. Avant de proposer un catalogue de ces œuvres, les maîtres d’œuvre de ce numéro expliquent que, si l’on a tendance aujourd’hui à appeler « roman scolaire » un travail d’écriture effectué par des écoliers sous la direction d’un enseignant, cette acception est assez récente et qu’il s’est auparavant agi d’une œuvre de fiction mettant en valeur un processus d’apprentissage auquel l’enfant-lecteur est censé s’identifier, même si la frontière entre manuel scolaire et livre de bibliothèque est mal définie. Dans l’article final, un texte de Raoul Dubois datant de 1987 approfondit cette question et demande si le roman scolaire est aujourd’hui dépassé. Au cœur du volume, treize articles parcourent ce qui fut proposé à la lecture des enfants entre 1869 (Le Livre d’histoires de Jean Favre) et l’œuvre de Paul-Jacques Bonzon, auteur, dans les années 1960-1970, de livres de lecture suivie mettant en scène une famille heureuse, en même temps qu’il donnait à la Bibliothèque verte la série des Six compagnons concurrente du Club des cinq d’Enid Blyton paraissant dans la Bibliothèque rose. Les articles privilégient l’étude littéraire de ces textes qui n’ont guère été étudiés jusque-là, nous dit-on, que pour leur caractère idéologique d’apprentissage de valeurs ou de construction de l’imaginaire national.
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide n° 173, janvier 2012 (2 rue du Creux du Pont, 34680 Saint-Georges-d’Orques ; 134 p., 11 €). En ouverture de ce numéro, un essai sur Mon ami André Gide dû à son ami Jef Last. Communiste et homosexuel, ce Hollandais accompagna l’écrivain dans le voyage de 1936 en URSS. Les deux hommes se retrouvèrent aussi à Munich en 1947 pour un Message à la jeunesse allemande. Jef Last publia en 1966Mon ami André Gide, écrit en néerlandais, langue dans laquelle il traduisit huit textes de Gide, dont Corydon et Les Caves du Vatican. Au sommaire, une autre relation étrangère de Gide, le critique Raymond Mortimer. Trois lettres que lui adressa Gide sont l’occasion, pour Stephen Steele, de dresser un portrait précis de Mortimer, qui contribua à diffuser la connaissance de Gide en Grande-Bretagne.
Messac. Quinzinzinzili. L’Univers messacquien n° 16, hiver 2012 (71 rue de Tolbiac, 75013, Paris ; 30 p., 5 €). Ce numéro de la « revue d’informations littéraires socioculturelles » éditée par la Société des Amis de Régis Messac célèbre le centenaire de La Guerre des boutons. Michel Besnier, dans un article repris de Faites entrer l’infini de juin 2011, considère ce texte comme « un document capital sur une certaine France », qui donne à réfléchir « sur l’enfance, l’éducation ». Trois documents d’archives, déjà publiés en leur temps, complètent cet hommage à Pergaud. L’article le plus long de cette livraison revient sur le parcours de Marc Stéphane, occasion d’exhumer une critique dans laquelle Messac estime que « Bloy fut tout simplement un demi-fou » et que son cas, « comme celui de la plupart des mystiques, catholiques ou non, est de ceux qui relèvent du psychiatre, quand ce n’est pas de l’asile départemental d’aliénés ». Certains jugements édifient davantage sur les limites de la clairvoyance du tribunal qu’ils ne châtient l’accusé. Ce n’est pas pécher par excès de mesure que de qualifier Céline de « fripouille humainement indéfendable », comme le fait un lecteur dont la lettre « traduit assez bien le sentiment général » de ceux qui ont écrit à la rédaction de Quinzinzinzili à la suite de la publication, dans le numéro précédent, d’une étude de Messac sur leVoyage au bout de la nuit, non plus que d’intituler un éditorial « Pour en finir avec Céline ! » Au courrier des lecteurs, la lettre d’une petite-fille de Léon Groc est illustrée par de belles photographies de ce dernier et de sa première épouse. On trouve également la dernière partie de l’étude de la réception critique de l’ouvrage de Messac sur le Detective Novel. L’ensemble reste sympathique en dépit des oukases et anathèmes, mais il ne semble guère indispensable que ces derniers doivent si souvent s’accompagner de relâchement stylistique (le compte rendu duBacille, roman d’Arnould Galopin, tourne au charabia) et de négligences : « Rémy de Gourmont », « Mars Stéphane » et « Joséphine Péladan », l’auteur – pardon, l’auteure – de La vis suprême, peut-être ?
’Pataphysique. Viridis Candela. Le Correspondancier du Collège de ‘Pataphysique n° 18 (51a rue du Volga, 75020 Paris ; 110 p., 15 €). Si la mention Extraterrestres orne le dos de cette livraison, la plupart des travaux regroupés dans la partie Chantiers abordent des questions placées sous le signe plus général de la science-fiction, considérée essentiellement dans son aspect littéraire : comment les auteurs font face au « grand défi de la science-fiction », qui serait de « décrire l’inhumain », en soulignant notamment le rôle précurseur et magistral de Rosny Aîné ; problématique analogue pour l’article suivant, où l’on retrouve convoqués Rosny Aîné et Solaris (déjà signalé en son temps dans les Subsidia). Jarry, qui avait consacré une rubrique de La Plume à « quelques romans scientifiques », y est considéré comme un auteur de science-fiction, à la lumière des Jours et les nuits plutôt qu’à celle du Surmâle. Il est ensuite question d’Ignis de Didier de Chousy, seule œuvre à laquelle Jarry « consacre des commentaires consistants » dans son article de La Plume, d’Eterna de Clifford Simak, qui « rend très concret le pari de Pascal », des débauches de ‘Pataphysique probablement inconsciente déployée par les théologiens catholiques dans la considération du problème des rapports entre l’Église et les populations extraterrestres. Le lecteur est invité à emprunter des voies de passage ouvertes par quelques auteurs, du fauteuil de Proust au quai 11 3/4 de J.K. Rowling. La dernière étude, opportunément signée Niala Reirvehc, revient sur « quelques palindromes dans la science-fiction », chez Restif d’abord (dans La Découverte australe), puis chez Pierre Véry, avant de terminer sur la zorglangue et quelques exemples ressortissant à la bande dessinée potentielle. L’absence d’œuvres cinématographiques au sein du corpus étudié étonne quelque peu : la science-fiction et le thème des extraterrestres ont fourni de remarquables navets, que leur caractère involontaire désignait à l’attention de la Science. Suivent les rubriques habituelles, parmi lesquelles on signale la relation, par le Président de l’Oulipo, du vernissage de son exposition, un compte rendu relatif à celle consacrée à Vian par la BnF, un autre sur une autre, ibérique et roussellienne celle-là, ainsi que divers échos de l’actualité jarryque.
Paulhan. Société des lecteurs de Jean Paulhan n° 34, novembre 2011 (Librairie Giraud-Badin, 2 rue de Fleurus, 75006 Paris ; 28 p., s.p.m.). Le constat est établi dès l’ouverture du compte rendu de l’assemblée générale de l’association, assemblée peu étoffée et pour cause : « Notre association vieillit un peu ! » Mais ce n’est pas parce que, sous le poids des ans, Paulhan ploie, que ses lecteurs réunis risquent d’être réduits au chômage. Ce bulletin est bourré d’informations qui montrent que l’homme de la NRf occupe toujours une place de choix dans l’actualité littéraire : la sortie du n° 15 des Cahiers Jean Paulhan, les éditions et rééditions (parution du tome III des Œuvres complètes), les colloques et les travaux universitaires ont nourri une riche année 2011 et les manifestations organisées pour célébrer le centenaire de Gallimard ont joué un rôle non négligeable dans cette activité. Mais c’est dans le domaine de la correspondance que l’avancée des travaux est la plus spectaculaire : les lettres échangées par Paulhan avec Valery Larbaud, avec Armand Petitjean, avec Gaston Gallimard et avec Jouhandeau sont venues récemment étoffer un corpus épistolaire déjà considérable.
Péguy. L’Amitié Charles Péguy n° 135-136, octobre-décembre 2011, Rencontres avec Péguy (16 rue Vavin, 75006 Paris ; 120 p., abonnement : 34 €). À une nouvelle direction pour l’Amitié Charles Péguy – Claire Daudin est devenue présidente – correspond un renouvellement de la présentation. La couverture s’orne désormais d’un étonnant portrait du poète par Egon Schiele, daté de 1914. Le sommaire est moins austère que souvent, proposant une série d’entretiens : avec Patrick Kéchichian, Jean Bastaire, François Bayrou et Marie Boeswillwald. Peut-être aurons-nous désormais plus immédiatement envie de lire cette revue d’amis.
Perec. Association Georges Perec, bulletin n° 51, décembre 2011 (Bibliothèque de l’Arsenal, 1 rue de Sully, 75004 Paris ; 23 p., abonnement : 30 €). Le bulletin recense les parutions, manifestations, interventions chez les éditeurs, dans les universités, sur les médias ou sur le Net, qui, de près ou de loin, se réfèrent à l’auteur de La Vie mode d’emploi. Plus de trente collaborateurs bénévoles ont lu la presse, écouté la radio, surfé sur la toile pour recueillir la moindre allusion à leur héros. On apprend ainsi que, sur France 2, on a cité ce palindrome attribué à Perec : « Tu l’as trop écrasé, César, ce port-salut » ; que les agences de notation qui retirent des A sont des émules du romancier qui retira son E à tout un roman ; que l’Université de Timisoara, cité qui évoquait jusqu’ici des choses plutôt sinistres, a consacré à Perec un hommage où figurait une communication ainsi intitulée : Approche titrologique et traductologique des œuvres de Georges Perec.
Populaire. Daniel Compère, Les Romans populaires (Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, 140 p., 10 €). Une belle synthèse autour de la configuration du roman populaire, ce continent massif qui ne s’appelle plus paralittérature et dont l’auteur donne, après des années d’un travail d’exhumation, de classement et d’analyse dont il crédite de nombreux chercheurs, sa propre définition : « œuvre de fiction qui, dès sa publication, vise un large public, qui ne sera pas nécessairement reconnue comme littérature légitime ». S’appuyant sur les réflexions sociologiques de Bourdieu en matière de statut symbolique des productions culturelles, Daniel Compère trace un historique de la manière dont le roman populaire est apparu en France, comment il fut porté par le colportage, puis par les premiers quotidiens populaires à partir de 1826, La Presse et Le Siècle, deux titres qui introduisirent le système du roman-feuilleton, lequel explosera en 1842 avec Les Mystères de Paris de Sue (on sait le rôle des cabinets de lecture dans la diffusion de cette littérature populaire et le fait que certaines petites gens aient été des lecteurs boulimiques). Ce sera, après la livraison en volumes proposée par la Bibliothèque Charpentier en 1838, la formule du roman-journal (Panorama de la littérature et de l’illustration de Havard), offrant en parallèle chaque semaine des chapitres de trois ou quatre romans. Puis on verra le lancement par Hachette de la Bibliothèque des chemins de fer. Dans les années 1860, poursuit l’auteur, un nouveau cadre de diffusion apparaît avec la naissance de la petite presse vendue bon marché, l’arrivée de nouveaux romanciers et l’irruption d’un personnage récurrent, Rocambole, le tout amplifiant la réception du phénomène de la littérature populaire. Le cambrioleur génial imaginé par Ponson du Terrail va bénéficier du lancement, en 1863, du Petit Journal, marqué par un début en fanfare autour de
400 000 exemplaires. Après avoir traité du célèbre couple éditeur-auteur formé par Pierre-Jules Hetzel et Jules Verne, Daniel Compère s’attarde sur la nouvelle génération d’écrivains apparus vers 1880, aujourd’hui bien oubliés (Jules Mary, Xavier de Montépin, Charles Mérouvel), sur la naissance des spécialités souvent ancrées dans des collections à bon marché que seront le roman judicaire, futur roman policier, le mélodrame, la science-fiction, qui ne s’appelle pas encore ainsi et dont le père, davantage que Verne, serait Albert Robida. Un choix d’illustrations montre ce que fut, au début du xxe siècle, l’essor de nouvelles collections de romans populaires. Maurice Leblanc et son Arsène Lupin porteront haut le flambeau de cette génération, avant que le ciné-roman apparaisse en 1915. On suit ensuite quelques parcours d’écrivains comme Jean de la Hire, lequel, avant de sombrer dans l’indignité collaborationniste (il géra pour l’occupant les « biens juifs » confisqués de son éditeur Ferenczi), s’illustra dans l’anticipation, ou comme Georges Simenon, qui commença à publier son œuvre en 1931. Un moment crucial marque ensuite l’intrusion massive de l’imaginaire américain à destination d’abord de l’enfance, à travers le Journal de Mickey, Hurrah et Robinson en 1935. Cette internationalisation s’étend avec la Série Noire lancée par Gallimard en 1945, qui marque la place nouvelle des auteurs américains et la prise en compte, par les élites, d’une forme de littérature populaire, en marge de la légitimité de la Littérature. Les éditions belges Marabout, portées par le personnage de Bob Morane (Henri Vernes) apportent aussi un renouveau, alors que le fantastique et le roman d’espionnage prennent leur envol. La deuxième partie du livre présente l’historique des travaux de recherche menés par des revues comme Rocambole ou Belphégor, avant de s’attaquer à une typologie des genres tels qu’ils ont fini par s’installer, mais qui sont en constante hybridation : roman historique, roman d’aventures, western, espionnage, science-fiction, roman policier, roman noir, roman d’aventures policières, horreur et gore, Heroïc Fantasy, roman sentimental, mélo, érotisme, gauloiserie, pornographie. L’ouvrage finit sur la prise en compte de cet univers par les instances éditoriales, la recherche érudite et universitaire, la librairie et la critique. Il réfléchit sur la difficile reconnaissance d’un monde qui, in fine, ne se justifie que par le seul plaisir de la lecture, souvent complété par des souvenirs de jeunesse.
Rivière et Alain-Fournier. Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier n° 127, 2° semestre 2011 (31 rue Arthur-Petit, 78220 Viroflay ; 118 p., 19 €). Consacré pour l’essentiel à Jacques Rivière, ce numéro revient dans le détail sur Les Beaux jours, publié en novembre 1910 dans La NRf. Même s’il ne compte qu’une dizaine de pages, ce texte hésitant entre poème en prose et essai autobiographique valait en effet qu’on s’y attarde, tant la volonté d’exprimer ce sentiment de vanité de toute chose avec l’ironie douce-amère qu’indique le titre fut au cœur des projets littéraires de Rivière. L’introduction montre combien la genèse de ces pages tisse des liens avec les œuvres en chantier dans les années 1905-1910. Le texte est accompagné d’un dossier génétique et d’un cahier photographique donnant une idée de ce que fut le décor de ces Beaux Jours si douloureux, ces rues de Bordeaux sises à deux pas du port, dont Rivière n’eut de cesse de s’échapper. Deux poèmes en prose, que l’auteur ne jugea pas utile de publier, tant il craignait la redondance avec Les Beaux Jours, parachèvent l’ensemble. Cette livraison présente par ailleurs deux contributions qui ne laisseront pas les amis d’Alain-Fournier complètement sur leur faim ; l’une sur les mythes sous-jacents au Grand Meaulnes, l’autre sur un poème de Paul Fort inspiré par la mort d’Alain-Fournier et dont on recommandera la lecture aux amateurs de curiosités patriotiques et de lyrisme nébuleux.
Sand. Les Amis de George Sand n° 33, 2011, George Sand et l’argent (Mairie, 36400 Montgivray ; 206 p., 25 €). Ce numéro permet de prendre connaissance des colloques tenus en 2007 et en 2008 qui, dans le cadre du Groupe international de recherches sandiennes, s’étaient intéressés aux rapports de Sand avec l’argent. Les travaux universitaires étant peu affectés par le décalage temporel, l’ensemble a conservé cette fraîcheur inhérente aux sujets peu fréquentés, sinon peu fréquentables, comme l’est habituellement le numéraire chez les littéraires. Le thème invitait naturellement à distinguer entre la vie et l’œuvre, entre les pratiques économiques de Sand et les représentations de l’argent qui parsèment ses ouvrages. S’il y a ici tension, on ne peut parler de contradiction. Héritière, propriétaire terrienne, écrivain à succès, Sand a pu soutenir un train de vie de modeste bourgeoise et d’hôtesse généreuse, pour laquelle le gain vaut bataille s’il peut se justifier par l’usage vertueux qu’on en fait. Bien que tenu dans l’ensemble, ce pari a connu nombre d’accrocs dans le détail de ses transactions, qu’il s’agisse de l’apparente mesquinerie dans la gestion de l’héritage laissé par son dernier amant, de l’interprétation fantaisiste de ses obligations envers l’éditeur Perrotin – épisode aussi pimenté mais moins connu que celui de ses relations avec Buloz ou de son acharnement à tenter fortune au théâtre, cadre pour lequel elle éprouvait une estime limitée. Familiers de ces « compromis sans compromission », les sandiens se délecteront peut-être davantage des textes sur les textes, qui mettent au jour l’évolution de la pensée et parfois des théories de Sand sur l’argent. Entre des débuts littéraires qui font de la pauvreté – distincte de la misère – une sorte de mystique proche de la sacralité (par exemple dans Consuelo) et les œuvres tardives où la romancière avalise (par exemple dans Nanon) un parcours individuel où une certaine âpreté industrieuse mène de la pauvreté à la richesse, se trouvent mises en romans les étapes de ses illusions et désillusions politiques, qui touchent directement à la pensée économique. C’est la richesse, au fond, qui pose un problème, puisque le résultat moral n’est pas identique si les pauvres en obtiennent une part par des mécanismes de redistribution, ou s’ils acquièrent cette part par la dignité du travail, hypothèse préférée de Sand qui connaîtra à cet égard des tiraillements avec ses amis socialistes. Un intéressant décryptage est fait de la relecture que Sand a proposée du Plutus d’Aristophane, qu’elle récrit et publie en 1863 dans la Revue des Deux Mondes : elle lui tord le cou et le sens pour arriver à faire condamner « une utopie émancipatrice » qui permettrait de recycler l’argent mal acquis en le répartissant plus équitablement dans la collectivité. Ces tournants d’une pensée mouvante ne sont pourtant pas incohérence, tant Sand restera fidèle à son admiration des industrieux, à son mépris des affairistes et à sa détestation de la spéculation, dans sa vie comme dans son œuvre. Le dossier suscite l’envie d’en chercher plus encore sur un thème aux accents contemporains, puisqu’il repose sur l’indignation, souvent confuse mais toujours réelle, devant la rupture persistante et multiséculaire entre richesse et vertu. Cette revue des Amis de George Sandse transforme tout doucement en publication quasiment savante, ce qui suscite des sentiments mêlés : on se réjouit de voir s’atténuer le caractère benoîtement hagiographique de nombre d’anciennes publications sandiennes, mais on craint de voir l’Université, avec ses rigueurs qui sont trop souvent rigidités, étendre ses tentacules dans un espace de liberté où doivent continuer de se côtoyer la science et l’amitié. Cette livraison, outre quelques comptes rendus des événements et ouvrages de l’année, ne propose que deux textes hors dossier, l’un sur les démêlés Sand-Dumas quant au sort à réserver à la femme adultère, l’autre sur l’activisme de Sand au soutien de Charles Rollinat désireux de traduire Tourguéniev. Ces fenêtres sur des épisodes mal connus sont toujours de grands plaisirs de lecture, il faudrait les ouvrir avec plus de générosité.
Vailland. Cahiers Roger Vailland n° 29, septembre 2011, Roger Vailland : politique, argent, libertinage (Le Temps des cerises, 222 p., 10 €). Il nous arrivait d’être inquiet : nulle nouvelle ne parvenait plus des Cahiers Roger Vailland. Voici qu’ils reviennent, qu’ils sortent de leur « coma profond », selon l’expression de Christian Petr dans son éditorial. L’explication vague et contournée qu’il propose ne nous apprend rien de clair, mais qu’importe ? LesCahiers sont à nouveau présents, annuels et non plus semestriels. La présentation est identique, d’une austérité sans faille. Souhaitons bonne chance à la nouvelle équipe, en souhaitant tout de même qu’elle entreprenne une réflexion sur le contenu de la revue. Ce numéro, au thème très vaste, est une fois de plus encombré de transcriptions littérales et caricaturales de « tables rondes » (dont la source n’est d’ailleurs pas indiquée) comme ce début : « Pour commencer cet après-midi, cette table ronde dont je dois vous dire tout de suite que je ne sais pas exactement ce qu’on a entendu par son intitulé… [etc] ». Un peu de rigueur et de style ferait du bien.
Vigny. Association des Amis d’Alfred de Vigny, bulletin n° 40, 2011 (6 avenue Constant-Coquelin, 75007 Paris ; 104 p., 30 €). Ce bulletin s’ouvre sur un bref examen de l’histoire de la revue. Suivent des réflexions sur la dimension métapoétique de nombreux passages de la poésie de Vigny. Le médaillon de David d’Angers est remis à l’honneur en examinant les liens entre le poète et le sculpteur. Un portrait inédit de Vigny : une lithographie de Camille Roqueplan. Il est proposé d’y voir, au côté de Vigny, un Théophile Gautier en costume extravagant. Un article de 1843 d’un admirateur averti sur Vigny par Antoni Deschamps. Quelques pages sur le procès de Hugh Mills Bunbury junior, beau-frère de Vigny, avec une perspective sur la généalogie de la famille Bunbury. De Jean-Pierre Lassalle, l’analyse précise de quatre lettres inédites du poète et des réflexions sur l’importance de l’année 1931 pour les études sur Vigny. Compte rendu de la biographie de Vigny publiée en 2010 par le même Jean-Pierre Lassalle. Liste de colloques et de conférences, relevé des références au poète dans l’édition et les médias, bibliographie des récents travaux se rapportant à Vigny, bilan de l’année 2011.
Jean-Pierre Bacot, Patrick Besnier, Lise Bissonnette, Jean-Marc Canonge, Jonathan Chiche, Philippe Didion, Jean-Philippe Guichon, Hugues Marchal, Michael Pakenham, Yves Thomas.
LIVRES REÇUS
Aicard (1). Jean Aicard en son jardin. Actes du colloque Jean Aicard du 5 juin 2010 (Musée Jean Aicard-Paulin Bertrand, 2010, 88 p., 10 €). Aicard est-il de ces écrivains qui ne doivent leur survie qu’à des raisons purement locales ? Sa poésie moralisante est en tout cas d’une banalité décourageante et ne gagne pas à être célébrée. Mais lui-même eut son importance, du moins au début de sa carrière, et il n’est que de rappeler, comme le fait ici Michael Pakenham, qu’en 1871 Rimbaud le contacta, « avant même de se mettre en rapport avec Verlaine », et ce pour obtenir un exemplaire de Les Rébellions et les Apaisements, en lui offrant, comme monnaie d’échange, le texte de sesEffarés. Comme le souligne le même Pakenham, Aicard tint aussi un rôle comme directeur-gérant de La Renaissance littéraire et artistique, dont il démissionna d’ailleurs au bout d’un an, ce qui ne l’empêcha pas de rendre compte du Salon de 1872. Il s’y affirmera comme critique d’art, définissant une esthétique et louant surtout Fantin-Latour et Henry Cros. Michèle Gorenc évoque Aicard « initiateur de la poésie du pays natal », montrant comment il donna l’impulsion à toute une poésie provinciale qu’illustreront Marc, Vicaire, Grandmougin, Fabié et autres, sans qu’on puisse dire qu’on leur doive des chefs-d’œuvre. Les autres contributions étudient l’œuvre dramatique d’Aicard, du personnage de Pierrot à celui d’Othello. Curieusement, et peut-être à cause de son aspect « local », Aicard connut une certaine fortune au cinéma, comme le montre une étude de Jacques Meney (L’Ibis bleu, Le Diamant noir, La Rue du Pavé d’amour, Le Père Lebonnard, La Camargue, Le Gardian, Roi de Camargue, Maurin des Maures, etc.). En revanche, la poésie d’Aicard, telle que la commente Dominique Amman, est bien moins convaincante, avec ses lieux communs rimés et sa morale paternaliste. Quoi qu’il en soit, ce volume apporte beaucoup de précisions et possède même un mérite particulier : bien présenté matériellement et richement illustré, il respire la fraîcheur. On le feuillette avec plaisir, et l’on souhaite à bien des volumes d’actes, trop souvent lugubres dalles funéraires, sinon véritables portes de prison, d’être aussi attrayants.
Aicard (2). Dominique Amann, avec la collaboration de Jacques Papin, Jean Aicard : une jeunesse varoise, 1848-1873 (Gaussen, 2011, 301 p., 20 €) ; Jean Aicard, Contes et récits de Provence (Gaussen, 2011, 200 p., 20 €). Aicard doit une bonne part de sa survie dans l’histoire littéraire à ce Coin de table où il figure aux côtés de Verlaine et Rimbaud, et, dans une moindre mesure, à ce Maurin des Maures auquel les adaptations cinématographiques ou télévisées ont donné une seconde existence. La piété de ses concitoyens toulonnais conserve son souvenir grâce au petit musée qui lui est en partie réservé et à la maison qu’il habita à Sollies. Poète, romancier, homme de théâtre, président de la Société des Gens de Lettres, membre de l’Académie Française où l’accueillit son ami Loti, Aicard n’est guère plus connu que des historiens de la littérature de la fin du XIXe siècle. De lui, on ne lit plus guère queMaurin des Maures et L’Illustre Maurin, souvent considérés comme une littérature destinée, un peu expurgée parfois, à la jeunesse, et les contempteurs du plagiat par anticipation auraient pu épingler Aicard par rapport à Pagnol en raison de la proximité de l’inspiration et parfois même du style. Dominique Amann, avec la collaboration de Jacques Papin, vient de consacrer un gros volume à la jeunesse varoise d’Aicard – laquelle n’est pas vraiment varoise. Né d’un couple illégitime, sa mère ayant abandonné mari et fille, Aicard fut orphelin de père à cinq ans et dès lors partagé entre une mère qui avait refait une nouvelle fois sa vie avec un curieux personnage, lettré et académicien de province, et une tante et un grand-père paternels, mais aussi une demi-sœur… et le père de celle-ci, le propre mari abandonné de sa mère ! Cette situation explique sans doute l’éloignement d’un enfant dont la présence faisait quelque peu désordre dans la petite bourgeoisie provinciale. Il fut donc mis en pension à Mâcon, où un ami du nouveau compagnon de sa mère lui servit de correspondant : Lamartine, qui inspira au jeune Aicard une telle admiration qu’encore enfant, il se mit à rimailler en suivant cet illustre modèle. Le climat de Mâcon ne lui convenant pas, le lycée de Nîmes l’accueillit quelques années et le prépara au baccalauréat ; sa verve poétique ne fut pas toujours bien vue de ses professeurs, ni du proviseur. Des études de droit commencées à Aix et poursuivies sans enthousiasme à Paris furent vite abandonnées au profit de la poésie. Il fréquenta le milieu parnassien, son premier recueil, Les Jeunes Croyances (1867), où il rassemblait ses poèmes de lycéen, lui assurant une certaine notoriété, que les Poèmes de Provence (1873) confirmeront. Au retour de Victor Hugo en France après la défaite de 1870, Aicard devint un disciple du poète, et sa poésie se ressentit de l’imitation assez servile d’une certaine emphase hugolienne, faisant place à un pathos grandiloquent où l’esprit se perdait dans la logorrhée. Dominique Amann et Jacques Papin ayant eu accès aux archives laissées par Aicard à sa ville natale ont reconstitué une jeunesse pas très heureuse, une adolescence exaltée et une entrée dans la vie littéraire qui annonçait une belle carrière officielle. Ils publient leurs sources sans craindre de nous accabler sous d’infimes détails, emportés par leur enthousiasme, et leur collaboration, qui a laissé à chacun la responsa-bilité de ses chapitres, n’est pas sans entraîner quelques redites. Un autre reproche que l’on peut faire à leur ouvrage est l’abondance des citations de longs, très longs, poèmes dont la qualité ne justifiait pas qu’on les sortît de l’ombre où ils reposaient en paix : plus de 120 pages sur les 290 leur sont consacrées, dont on sort un peu épuisé. À part quelques petites réussites – comme ces intermèdes pour le théâtre dans le style de la Comédie italienne –, la plupart sont des tartines redoutables et de digestion difficile. Il reste à consacrer une étude au rôle joué dans la sphère littéraire par Aicard dans l’émergence d’un Midi de convention, avec ses poésies mièvres qui triomphèrent dans les écoles primaires et son personnage emblématique, le « fadasse mais populaire » Maurin des Maures. Chez le même éditeur, Dominique Amann a réuni, sous le titre Contes et récits de Provence, un florilège extrait de livres d’Aicard, ainsi qu’une nouvelle inédite dont il narre dans sa préface les pittoresques mésaventures du manuscrit. Ce recueil donnera une idée du talent de conteur de cet écrivain, qui atteint cependant bien vite ses limites.
Apollinaire. Apollinaire et les rires 1900, édition établie par Claude Debon (Calliopées, 2011, 174 p., 20 €). Ce sont là les Actes d’un colloque international qui s’est tenu à Stavelot en 2007. Dans une vibrante introduction, Claude Debon fait état des difficultés rencontrées par la recherche autour d’Apollinaire. Si le rire fut choisi comme problématique, ce n’est pas juste en remède aux tentations de découragement, c’est qu’il offre un vaste domaine d’investigation à qui l’envisage en rapport avec la poésie, à condition qu’il veuille bien reconsidérer une alliance longtemps jugée indécente. Collusion déplacée, ou mélange détonnant ? En 1917 déjà, dans L’Esprit nouveau et les poètes, Apollinaire trouvait du lyrisme au rire de Jarry : c’est lui que Riewert Ehrich entend, répercuté dans Les Mamelles de Tirésias ou dans Le Poète assassiné. « Nul doute qu’autour de 1900, écrit Daniel Delbreil, la mode soit au rire. » Il incombe alors aux contributeurs d’identifier les foyers de cette « plaisante épidémie ». Et « les rires 1900 », au gré des œuvres étudiées, d’éclater en autant de variations. Catherine Moore étudie les manifestations du comique de caf’conc’, composant essentiel de la gaieté parisienne. En un itinéraire savant, quelquefois botanique, Jean Burgos cherche les origines du rire sardonique – dont l’actuel « MDR » (mort de rire) est un avatar –, autour d’une plante appelée sardoine, ou ache. Un pareil rire donnant en même temps la vie et la mort, il y voit le refus de dissocier les contraires, inhérent à la poétique d’Apollinaire. Attentive au dialogue entre texte et gravure dansLe Bestiaire, Anna Saint-Leger Lucas dissèque si méticuleusement « La Souris » qu’elle en arrive à se reprocher de chercher la petite bête. À côté d’autres développements moins convaincants (parlant des humoristes, Victor Martin-Schmets ne cesse de digresser, Jean-Pierre Bertrand se répète à propos du cocasse), on remarque l’article à dominante stylistique de Philippe Wahl, « Poéthique du rire » : le calembour offre au poète un moyen de vivre la guerre et de la représenter sans céder au pathos, et contribue ainsi au renouvellement de l’énonciation lyrique. Éprouvant la validité de la notion de burlesque pour caractériser le lyrisme d’Apollinaire, Joëlle Jean parvient à des conclusions comparables.
Aragon. Aragon, Lettres à André Breton 1918-1931, édition établie, présentée et annotée par Lionel Follet (Gallimard, 2011, 468 p., 23,90 €). Les cent soixante-dix lettres que recueille ce volume accompagnent autant qu’elles scandent, de temps forts et d’impétueuses convictions, les années qui ont vu naître, se développer et se dénouer une des amitiés les plus passionnées et les plus exigeantes du xxe siècle littéraire. De leur rencontre au Val-de-Grâce en septembre 1917 à leur rupture, survenue dans les circonstances que l’on sait au printemps 1932, Aragon et Breton auront vécu ensemble, dans un esprit de partage incandescent, et, dans une large mesure, provoqué les moments d’une insurrection poétique, éthique et politique dont les actes forment aujourd’hui l’un des chapitres inauguraux de la modernité artistique du siècle passé. Ce volume apporte une provende de documents éloquents et quelques correctifs nécessaires au mythe que le couple Aragon-Breton a inspiré et parfois entretenu. Lionel Follet indique, dans sa préface, que les deux amis nouent une relation d’emblée placée sous le signe d’une espèce d’asymétrie : plus âgé qu’Aragon et déjà introduit auprès d’Apollinaire et de Reverdy, Breton fait figure d’initiateur ; son amitié avec Soupault, de même, éveille chez le jeune Aragon un semblant de jalousie, dont les effets se portent sur le terrain du jugement littéraire. Ainsi ce dernier peut-il noter que « les poèmes ciném[atographiques] de Soupault sont agréables, mais ne sont pas écrits ». Le trio des mousquetaires ne présente pas l’unité qu’on a voulu souvent lui prêter. De cette asymétrie initiale dépendent le ton des premières lettres et leur coloration affective : Aragon s’y révèle comme un poète cherchant, par de subtils moyens, à s’affirmer, à faire valoir son talent, ses intuitions, ses goûts inouïs et subversifs. Le 24 mai 1918, il écrit : « Il est temps de faire du soi. Grand temps. » Le 28 du même mois, il lance à Breton : « Remercie-moi simplement de t’avoir montré l’avenir par le petit bout de la lorgnette alors que tu le regardais par le gros » – propos qui ne manqueront pas d’entraîner, de la part de Breton, mouvements de recul, atermoiements stratégiques et silences prolongés. La crise qui survient entre les deux amis est révélatrice des tensions inévitables qu’attise le choc des tempéraments autant que le conflit des valeurs, comme en témoigne l’attitude d’Aragon à l’égard d’Apollinaire et de Reverdy. Reste que l’essentiel s’y résume malgré tout : la relation qui s’engage, amicale-amoureuse, ne peut vivre que d’« exaltation passionnelle » ou périr. La correspondance alimente d’un combustible séditieux les pensées, les projets et les promesses, elle scelle également l’ordre des valeurs décapées. Les réflexions qui s’échangent fusent sur la pente inclinée de la littérature comme elle va, ou plutôt comme elle ne va pas ; elles s’enlèvent sur le fond d’une commune référence : Les Chants de Maldoror. Mais la passion selon Isidore Ducasse n’épuise pas l’horizon des possibles. La désinvolture sacrilège qui se diffuse dans les lettres envoyées en 1918-1919 (et qui, notons-le, constituent plus des trois-quarts du corpus) plaide en faveur d’une autre façon de voir, de concevoir et de faire la poésie. On sent Aragon armé en guerre non seulement contre la tradition et ses épouvantails mais aussi contre un certain académisme du moderne : il met en joue les faiseurs et les raseurs, qui sont souvent les mêmes, et dégage la vue. Tout l’intérêt des lettres ici rassemblées est d’éclairer, sous un angle inattendu, décalé et intériorisé, les poèmes qui prendront place dans Feu de joie. C’est aussi sous ce jour que se recentrent les enjeux attachés à l’écriture du « roman » (Anicet) et à la manière dont Aragon s’y prend pour contourner ou mieux encore : apprivoiser l’interdit de Breton, en faire un moyen de progrès. Mais c’est sans conteste le Manifeste Dada 3 qui associe les deux poètes dans un même élan d’avenir, quoique ni l’un ni l’autre n’aient, sur la question de la fin de l’art, le même point de vue, tant s’en faut. Autre argument de non-ralliement : si tous deux sont fascinés par Tzara, Aragon ne suit pas Breton sur la voie d’un anéantissement des livres et des poèmes. Il croit encore en quelque chose qui s’appelle le sens, le devenir, la création, l’action. Lorsqu’en 1925 la question politique apparaît comme une nouvelle nécessité de l’histoire solidaire du destin du Surréalisme et de ses principaux acteurs, le ton change : « Le mieux que je puisse faire, que je fasse, c’est de quitter une bonne fois le ton affectif », écrit Aragon à Breton dans cette lettre si importante du 5 septembre 1925. Signe d’une maturité conquise ? Ou d’une distance gagnée ? La crise qui va emporter cette amitié du siècle sourd, quoi qu’il en soit, d’une ultime querelle passionnée dont le détail est connu, du tract La Révolution d’abord et toujours, qui agace Breton, au ralliement au communisme, qui le met hors de lui. Les lettres de la séquence 1925-1931 en retracent les moments vécus. La position d’Aragon a le mérite de la clarté et de la cohérence : « Puisqu’il y a politique, il faut songer à une autre politique, écrit-il à Breton en 1925. Et pas d’amour-propre. » On ne pouvait mieux dire.
Artaud. Antonin Artaud, Cahiers d’Ivry février 1947-mars 1948, tome I (Cahiers 233 à 309), tome II (Cahiers 310 à 406), texte établi, préfacé et annoté par Évelyne Grossman (Gallimard, 2011, 2342 p., 38 €). On n’en a jamais fini avec l’édition des œuvres d’Artaud. Voici les cahiers qu’il écrivit lors de son séjour dans la clinique d’Ivry, où il menait une vie marginale mais libre par rapport à l’asile, consacrée essentiellement à la toxicomanie, à la lutte contre ses démons intérieurs et à une représentation théâtrale dont ses admirateurs étaient les personnages. Artaud incarne la figure du poète maudit par excellence, d’autant que ses dons d’expression furent flamboyants : il n’est que de relire ses contributions à La Révolution surréaliste. La mise en page frappe d’emblée : les textes ont subi le « coup d’Anatole ». Les notes de Mallarmé prises pendant le deuil de son fils ont été reproduites en respectant les passages où se révèle un vers-libriste qui s’ignorait. Cette fétichisation fut celle de Paule Thévenin, qui ajouta la mise en caractères gras des glossolalies, ce qui les surexposait et contribuait à l’opacité du texte. L’éditrice actuelle, qui ne pouvait que poursuivre ce parti-pris, repris d’ailleurs pour les textes intimes d’autres auteurs, l’a fait sur deux colonnes, et ceci a pour effet de faire de ces deux volumes un recueil de poèmes. Cela dit, l’édition est au-dessus de tout reproche : les pages photographiées montrent combien grandes sont les difficultés de lecture et donnent en sus dessins ou griffonnages associés. Les notes ne sont pas pléthoriques comme l’étaient celles de Paule Thévenin, et les textes ne sont pas manipulés, comme on a pu le lui reprocher. L’« exception culturelle » dont a bénéficié l’auteur a pris fin : la famille d’Artaud, rétablie dans ses droits, parraine cette édition. On sait gré à l’éditrice de s’être effacée, quant à ses présentations, devant le texte de l’auteur. À une lecture flottante et rapide, on remarquera combien le statut et la fonction de ces textes est ambigu : notes, déchets, pensées pascaliennes, rites conjuratoires performatifs, mémentos, projets, etc. Ils contrastent avec les écrits élaborés contemporains, comme le grand poème sur Van Gogh, et même avec les poèmes de Suppôts et suppliciations. Le ressassement des thèmes hypnotise à la longue, avec le recours à la formule « moi, Antonin Artaud », le caca, le blasphème, la magie. Le style fascine par la coexistence d’un jargon philosophique et magico-religieux des plus abstraits, laissant entrevoir des réalités inexprimées, et l’argot le plus au ras du sol, entre la grandiloquence et la « cruauté » des fantasmes exprimés, entre la rhétorique la plus classique et les jaculations en « syllabes glossolaliques ». Nul doute que des commentateurs vont se saisir de tout ce matériel, chacun à sa façon. Les graines de doctorants appliqueront à ces fragments la vulgate de Deleuze et Derrida. Les psychiatres à l’ancienne retrouveront des symptômes partagés par d’autres malades – graphorrée, idées délirantes de persécution et de grandeur, hypochondrie confinant au délire de négation, et surtout pauvreté et stéréotypie du discours – pour conclure à une paraphrénie sur fond de personnalité hystérique, en notant le panel des drogues employées : opium, laudanum, héroïne et coco. Des disciples en mal de gourou interpréteront les messages d’un nouveau prophète. Des poètes poursuivront la lignée noire qu’Artaud, bien plus que Michaux, a inaugurée : celle des « poètes du corps », de Bernard Noël à Christophe Tarkos ou Patrick Watteau. La lecture d’Artaud, même de ses notes finales, est de celles qui mobilisent les affects. Rien se s’applique mieux au momo que les mots sur lesquels se terminent ces deux pavés jetés au lecteur : « cet envouté / éternel / etc etc ».
Balzac. Balzac, Correspondance, tome II, 1836-1841, édition établie, présentée et annotée par Roger Pierrot et Hervé Yon(Pléiade, Gallimard, 2011, 1456 p., 69 €). Pas un livre : un monument. Exegi monumentum aere perennius,pourra se dire Roger Pierrot, avec tous ceux qui l’ont précédé dans l’œuvre pie de la publication de correspondances générales d’écrivains, Maurice Parturier pour Mérimée, Jean Bonnerot pour Sainte-Beuve, Georges Lubin pour Sand, Claude Pichois pour Baudelaire. Si le futur est de mise, c’est que ce monument se construit avec une lenteur majestueuse : ce second tome, qui rassemble les lettres envoyées ou reçues par Balzac entre 1836 et 1841, paraît cinq ans après le premier, qui couvrait la période 1809-1835. À quand le troisième ? Force est pourtant d’avouer que la correspondance de Balzac n’est pas une de ces grandes correspondances, comme celle de Flaubert ou de Sand, lesquelles rivalisent avec l’œuvre elle-même, car plus qu’une correspondance d’écrivain, c’est une correspondance de producteur : la majeure partie des lettres est adressée à ceux qui confectionnent ou diffusent la production de l’écrivain, imprimeurs, éditeurs (Souverain) ou gérants de journaux (Girardin, Dujarier). Que d’épisodes cruciaux pourtant advenus pendant ces six années ! Dans le désordre : création de la Société des Gens de Lettres, revers dans les tentatives théâtrales avec, entre autres, l’interdiction de Vautrin, efforts infructueux pour épargner l’échafaud au notaire Peytel, intronisation du roman-feuilleton qui se met en place dans les journaux, fin (temporaire) du nomadisme avec l’installation aux Jardies, etc. Sur ce fond d’échecs répétés, que de chefs-d’œuvre de ce que Balzac nomme pour la première fois La Comédie humaine, confectionnés par cet ouvrier ou plutôt ce galérien des lettres, « attaché à un boulet et qui n’a pas de lime » : César Birotteau, La Maison Nucingen, Le Curé de village, Béatrix, Ursule Mirouët et, en partie, Les Illusions perdues. Curieusement, c’est la correspondance « passive », autrement dit les lettres reçues, qui renvoie davantage à l’écrivain : lettres de lecteurs et surtout de lectrices, éperdus d’admiration, papillons littéraires attirés par la gloire et qui demandent la protection de l’illustre auteur ou qui cherchent à l’entraîner en discussion, comme d’ardentes fouriéristes. Il faut parfois quelque courage pour lire jusqu’au bout certaines de ces interminables missives. Elles fournissent peu, ou allusivement seulement, du « misérable petit tas de secrets » qui fait l’homme, de rares lettres de famille (Laure de Surville, Henry), d’amis (Zulma Carraud, Borguet, Laurent-Jan), de relations mondaines (Mme de Girardin, Custine), de revenantes (comme la duchesse de Castries), de passantes (comme la mystérieuse « Louise » ou Hélène de Valette), qui n’apparaissent qu’éphémèrement. Il est vrai que les lettres à Mme Hanska, laquelle joue un rôle capital dans les vies réelle et rêvée de l’écrivain, sont éditées à part : elles auraient rompu avec bonheur les envahissantes affaires boutiquières de Balzac, perdu dans son océan de dettes. C’est en quelque sorte un corps qui manque au bâtiment. Pour autant, ce regret ne tempère pas le respect que l’on doit à cet immense travail, si bien que nous serions satisfait d’apporter de toutes petites pierres au monument en signalant que la Laure Granville de cette édition n’est autre que la tragique Laure Grouvelle, belle héroïne républicaine ; que l’imprimeur Béthune n’est pas né à Cambrai, mais à Sin-lez-Douai et qu’officier avant d’être imprimeur, il acheva sa vie comme commissaire de 1ère classe des chemins de fer, le 30 juin 1865 ; qu’un autre imprimeur, Jean Théodore Boulé, est né à Paris le 23 février 1799 et est mort 27, rue Saint-Georges le 23 mai 1877. Cette correspondance peut se lire comme un journal de naufrage et de survie matérielle, écrit par un solitaire trop sûr de lui pour être tout à fait touchant.
Banville. Théodore de Banville, Théâtre complet I : 1848-1864, édité par Peter J. Edwards et Peter S. Hambly (Champion, 2011, 944 p., 165 €). Après l’édition des Œuvres poétiques et d’un choix d’articles critiques en deux volumes, nous est donné le troisième volet de la création de Banville. La très brève présentation insiste, à juste titre, sur l’imprécision de la frontière entre poésie et théâtre chez un tel auteur, ce qui a probablement contribué à faciliter l’oubli où est tombé ce théâtre, malgré ses succès : Gringoire fut joué 624 fois à la Comédie-Française entre 1866 et 1948. Ce premier volume (trois sont annoncés) contient cinq pièces : Le Feuilleton d’Aristophane, Le Beau Léandre, Le Cousin du roi, Diane au bois et Les Fourberies de Nérine. Les éditeurs publient in extenso une version primitive inédite de Diane au bois, intitulée Endymion, retrouvée aux Archives nationales. Peter Hambly insiste sur la proximité de cette Diane avec L’Après-midi d’un faune, patente dans la première scène où le satyre Gniphon fait entendre les accents du Faune mallarméen. Mais le témoignage invoqué de René Ghil est évidemment suspect, et inutile. Outre les cinq pièces du corpus officiel, le volume en propose cinq autres, inédites, levers de rideau pour des « théâtres de troisième ordre ». Les dossiers – variantes, notes, accueil critique – occupent plus de la moitié du volume, et c’est peu de dire qu’ils éclairent la lecture des textes. Le cahier d’illustrations est remarquable, hormis une pitoyable reproduction du Sommeil d’Endymion de Girodet, que sa célébrité rendait en outre inutile. C’est la seule critique à formuler à ce volume.
Barthes. Christian Gury, Les Premiers Jours de Roland Barthes. Précédé de Barthes en Arcadie (Non lieu, 2012, 180 p., 15 €). Le propos de cet ouvrage est d’abord de raconter ce que fut l’homosexualité de Barthes, entre extraits du Journal de l’auteur, dont l’œuvre abondante est essentiellement dédiée à la défense et à l’illustration des arcadiens au cours de l’histoire récente et de la répression qu’ils subirent. Il convoque certains écrivains réputés membres du club, comme Gide, Peyrefitte ou Proust, au gré de sa tentative d’analyse qui vient ensuite de la double localisation de l’origine du grand mythologue et sémiologue. Barthes se disait en effet originaire de Gascogne, où il vécut sa prime enfance avec sa mère, alors qu’il était né à Cherbourg d’un père mort pendant un combat naval durant la Première Guerre mondiale. Christian Gury, qui semble regretter de n’avoir pas fait mieux que croiser Barthes, tire de l’opposition entre une ville de malheur refoulé et une région de bonheur assumé d’étranges conséquences sur l’œuvre théorique, dans une langue qui hésite parfois entre Lacan et l’almanach Vermot. Il y voit aussi l’origine des migraines de l’auteur des Mythologies, s’essayant, en une prose cyclique, à une sorte d’appropriation crypto-psychanalytique du personnage, passant, entre autres détours, par une longue recherche des origines du patronyme Barthes. Mais bien petite est la souris dont accouche cette recherche ésotérique d’un sens caché : quelques misérables éclats de vie n’apportent pas grand chose à la légende d’un grand esprit.
Baudelaire. Roberto Calasso, La Folie Baudelaire, traduction de Jean-Paul Manganaro(Gallimard, 2011, 496 p., 20 €). Qui ne saurait rien du xixe siècle, de Baudelaire, d’Ingres, de Guys, de Degas, de Manet, etc., pourrait se contenter de lire et méditer cet essai. Il se trouverait ainsi pourvu de la connaissance la plus fine qui soit de ce qui a animé la littérature et l’art, les poètes et les artistes, pendant un siècle. Pour autant, l’ouvrage n’a pas de « sujet », imitant en cela les peintres dont il montre comment ils ont déconstruit leur héritage pour inventer la modernité. On se laisse guider par cette voix savante sans pédantisme, glissant par association d’une œuvre à l’autre, d’une vie à l’autre, car il est impossible ici de dissocier les hantises des imaginaires et les mystères des œuvres, qu’il s’agisse de poèmes ou de tableaux. Ce sont des notations sur la couleur chez Ingres ou sur la forme chez Degas, sur les équivoques baudelairiennes ou sur les douleurs de Berthe Morisot lisibles dans les tableaux de Manet. Ce sont des pages excellentes sur Sainte-Beuve, sur Mallarmé, sur Rimbaud. L’auteur connaît son xixe siècle et possède une grande familiarité avec les textes, qu’il cite sobrement, mais avec pertinence. Ces citations sont nombreuses, mais le parti éditorial retenu permet de ne pas briser la coulée de la page : les références sont regroupées à la fin du livre et désignées comme « sources ». Un ouvrage élégant, discret et profond comme le bouquet de violettes peint par Manet pour Berthe et que reproduit la couverture.
Botul. Jean-Baptiste Botul, Du trou au tout, texte exhumé, édité et commenté par Jacques Gaillard (La Découverte, 2012, 128 p., 12 €). Il est souvent difficile d’avoir de l’humour envers soi-même. C’est pourquoi il est utile de s’adresser aux autres quand on écrit des lettres à soi-même. Jean-Baptiste Botul était ainsi parmi les mieux placés pour s’envoyer trente-deux lettres, entre le 13 novembre 1939 et le 21 mars 1940. Il y est question de la guerre, de Sartre, du trou (comme définition du progrès), du fond du trou et des développements paradoxaux érudits que cela peut justement permettre. Dans son appareil critique (avis au lecteur, notes, postface et biographie sommaire de Botul), Jacques Gaillard montre tout son plaisir à circuler dans l’ambiance potache des inventions de Jean-Baptiste. Il en ressort une saveur agréable, mais qui surveille un peu trop ses effets.
Camus. Macha Sery, Albert Camus à vingt ans : premiers combats (Au diable Vauvert, 2011,
168 p., 12 €). Après Flaubert, Genet, Duras, Colette, Rousseau, Proust, Hemingway et Vian, voici Camus autour de ses vingt ans. Né en 1913 près de Constantine d’une mère femme de ménage, sourde et illettrée, très tôt orphelin d’un père mort au combat, il commence dans les années 1930 à s’extraire de ce milieu social extrêmement modeste, construisant un personnage qui sera plus tard présenté comme un modèle d’excellence républicaine. Alors que l’Algérie française fête son centenaire, Camus, de santé fragile, passionné de football, comme il l’est des cafés, des filles et des copains, est surtout dévoreur de livres. Révolté contre les injustices qui l’entourent, il se met vite en marge de son milieu lycéen, puis étudiant, en adhérant au parti communiste et en prenant fait et cause pour les Arabes qu’il côtoie. À son instituteur du quartier de Belcourt, Louis Germain, auquel il doit d’être sorti de sa misère sociale, il dédiera son prix Nobel. Macha Séry insiste sur le rôle que jouera également Jean Grenier, professeur de philosophie en poste à Alger, dans la formation du jeune Camus. Les deux hommes deviendront amis, au-delà du désaccord qui se creusera entre eux, entre une attitude de révolte et une certaine soumission à l’ordre du monde.L’Envers et l’endroit, premier opus de l’élève entrant en littérature, sera dédié à ce maître qui lui aura fait découvrir nombre d’auteurs, dont Nietzsche. Camus noue parallèlement d’autres amitiés, dont celle de Max-Pol Fouchet, autre tuberculeux, avec lequel il partagera l’amour d’une femme. En 1934, il épouse Simone Hié, dont il se séparera rapidement, n’ayant pu la sauver de la dépression et de la drogue. L’année suivante, il passe en Tunisie, où il conforte son engagement communiste et antifasciste. On note au passage la référence à un rapport pioché dans les archives du Kominterm, rédigé par un certain Robert Deloche en 1938 et traitant de la nécessité qu’il y avait eu, l’année précédente, d’épurer le parti de cet écrivain, pour cause de trotskisme. L’année 1936 voit l’entrée en fanfare de Camus dans le monde du théâtre, avec une interdiction de Révolte des Asturies qui sera cependant éditée, juste avant que l’auteur obtienne son diplôme d’études supérieures en philosophie. On suit ensuite Camus dans un triste voyage à Prague, en Kabylie, puis dans les Hautes-Alpes où il s’est décidé à venir soigner cette tuberculose qui l’a dispensé de toute activité militaire, jusqu’à l’entrée en journalisme, en 1938, à Alger républicain. En 1939, Nocessera considéré comme un hymne à la Méditerranée et comme le livre le plus heureux de son auteur. L’épilogue du livre de Macha Séry relie – cela devient la loi de ce genre – le parcours de jeunesse d’un auteur à ce qui suivit de sa vie et de son œuvre, en l’occurrence la période qui mena à la mort de Camus. Comme dans les précédents volumes de cette collection, une chronologie et une bibliographie sélective autorisent une première approche de l’homme et de l’écrivain. L’ouvrage participe du retour en grâce du personnage de Camus (davantage que de son œuvre), autour de son exigence morale et de son humanisme.
Céline. Pascal Pia, Céline en liberté : chroniques publiées dans Carrefour (Du Lérot, 2011, 73 p., 18 €). Ce petit volume réunit les dix chroniques consacrées à l’œuvre de Céline ou à ses commentateurs par Pascal Pia dans les colonnes de Carrefour entre 1955 et 1977 (seules trois d’entre elles figuraient dans le volume de Feuilletons littéraires paru chez Fayard). Dix articles remarquables, exceptionnels même en ce qu’ils témoignent de la rencontre de deux individus uniques en leur temps. C’est toujours avec un plaisir manifeste que Pia retourne à l’œuvre de Céline, et nul n’a sans doute parlé plus justement de l’homme et de ses écrits. Ce n’est pas seulement de la considération littéraire qu’il manifeste à l’endroit de Céline, de neuf ans son aîné et qui dut prendre part aux « grands massacres » qui laissèrent Pia orphelin de père. Dans ce portrait moral d’un Céline persuadé « que notre monde est absurde et que, par conséquent, il n’est point de système philosophique, de construction ou de dogme qui mérite une attention particulière », on peut deviner un autoportrait de Pia. Car ce n’est pas du seul Céline qu’il parle en affirmant que c’est « en partie à cause des horreurs de 1914-1918 que la conviction s’était imposée à Céline que le monde est mal fait et qu’il n’y faut rien attendre de plus qu’un très petit nombre de vraies amitiés et, peut-être, si l’on a un peu de chance, la tendresse d’une femme ». Si la pudeur retenait Pia de faire état de ses désenchantements à la première personne, au moins la critique littéraire lui aura-t-elle permis de prendre, à propos d’autrui, de ces accents à toucher ceux qui s’efforcent de ne pas se payer d’illusions.
Chapsal. Madeleine Chapsal, Ces voix que j’entends encore (Fayard, 2011, 340 p., 20 €). Des entretiens avec Claude Simon (qui expose ce qu’il a vécu dans Barcelone à l’époque anarchiste et que l’on ne retrouve pas dans Le Palace), Truman Capote, Henry Miller, van Dongen (systématiquement interrompu et contredit par sa jeune épouse). Dans un premier ouvrage semblable, Envoyez la petite musique, l’intervieweuse donnait des « chapeaux » sensibles et piquants, soulignant la vivacité et la gentillesse d’un Tzara par opposition à un Breton sentencieux et cabotin. Ce sont choses peu courantes dans la presse (ces entretiens ont d’abord paru dans L’Express) et Madeleine Chapsal, en dénonçant le système des prix – ce qui lui a coûté sa place dans le jury du prix Femina – n’a pas manqué non plus de courage et d’intégrité. Son art de faire parler ses interlocuteurs produit des instantanés courts, datés (1959-1964), mais vivants. Il y en a ici trente-six, tous parus dans L’Express, de Sartre à Canseliet en passant par Jeanne Moreau, Marguerite Duras, Pierre Daninos, Saint-John Perse, Moravia, Brice Parain, Clara Malraux, Madame Simone, Yves Berger, Jean Malaurie, Pierre Loeb, Julien Green, etc. Ce genre de compilation, à première vue loin d’être indispensable, s’avère plus attachant qu’on pourrait le penser.
Chessex. Jacques Chessex, Jérôme Garcin, Fraternité secrète : correspondance inédite (Grasset, 2012, 650 p., 25 €). Voilà une « fraternité » qui s’écrit au nom du père et du fils. Deux écrivains s’écrivent durant près de vingt-cinq ans. Ils ont une génération de différence. Ils ont tous deux perdu leur père alors qu’ils étaient encore jeunes, dans des circonstances dramatiques – suicide pour l’un, accident de cheval pour l’autre – et, après les premiers échanges, cette filiation devient le fil visible et invisible d’un échange épistolaire sans aucun chichi d’écrivain. S’il y eut une arrière-pensée de publication, possible chez Chessex, on ne la sent jamais vraiment dans ces chassés-croisés de la chaleur humaine et de la pensée en éveil. Les remarques anodines l’emportent sur les réflexions littéraires dont pourrait s’emparer la postérité, mais le fond de vérité des êtres sur lequel le lecteur bute vaut bien des littératures. Émouvante et franche, l’introduction de Jérôme Garcin raconte la rencontre avec Chessex, auquel il avait écrit à propos de son premier livre de poèmes, qu’il venait de découvrir dans la bibliothèque paternelle. Chessex, qui venait de recevoir le prix Goncourt pour L’Ogre (1973), fut surpris de recevoir un hommage qui n’avait rien à voir avec cet événement, mais se référait à lui comme poète. C’est qu’à travers une production littéraire un peu exagérée, Chessex était un vrai poète, et le savait. Cette lettre déphasée d’un adolescent inconnu fut un signal à ne pas laisser disparaître, et Chessex renvoya la balle. En suivant pas à pas cette amitié, on est surpris de ne pas trouver rasante la banalité de la plupart des propos. L’éditeur essaye d’aguicher le lecteur en parlant de la présence, ici ou là, de « ceux qui firent la littérature du second xxe siècle ». Blabla de boutiquier faisant l’article, car ce n’est pas du tout là que réside le charme, lent mais certain, de cette correspondance où l’on sent la présence de deux êtres, dans leur intimité et leur pudeur.
Chevalier (1). Bernard Lonjon, Maurice Chevalier. Le chéri de ces dames (Éditions du Moment, 2012, 226 p., 18,50 €). Cette biographie prend pour fil conducteur les « amours plurielles » du chanteur au canotier. Le pluriel n’est pas de trop : si ces deux cents pages imprimées en gros caractères ne suffisent peut-être pas à faire envisager la vie sentimentale de Maurice Chevalier dans toute sa complexité, on en sort du moins convaincu de sa diversité. On regrette presque que l’auteur n’ait pas fourni un tableau récapitulatif des célébrités féminines tombées dans les bras de l’interprète de Valentine. S’il n’a cocufié qu’une femme, c’est parce qu’il n’a été marié qu’une fois. Lorsque Bernard Lonjon écrit, à propos de Jacqueline Noëlle, « dernière conquête » en date de Chevalier, que ce dernier « a appris qu’elle avait eu d’autres amants dans le métier avant lui et ça le navre », il témoigne de beaucoup d’indulgence en ne soulignant pas l’intolérance dont fit preuve le chanteur à l’égard de comportements qui, chez lui, ne s’accompagnaient d’aucun remords. On parlerait volontiers de muflerie si certains éléments pouvaient assurer que les compagnes de ce don Juan aspiraient à davantage de constance que leur amant, ce que la présente biographie ne permet pas de déterminer avec certitude. Il est en tout cas fort de café dans l’hyperbole d’écrire de celui dont souvent les « flirts ne dépassaient pas une nuit, ou une semaine » et qui parlait de ces passades comme de ses « glaces à la vanille », qu’il a « le coup de foudre » pour Marlène Dietrich ou qu’il « tombe fou amoureux » de Jane Myro. Bernard Lonjon estime du reste que Chevalier n’a eu « que deux amours dans sa vie : sa mère et son public ». Un intérêt de cette biographie réside dans les citations de la correspondance du chanteur, notamment celle destinée à René et Renée Laporte. On relève également les noms de Louise de Vilmorin et Marcel Jouhandeau. Quant à Colette, apprenant sur le tard que Chevalier avait par le passé, sans le lui avouer, estimé ses seins comme « les plus appétissants du monde », elle aurait répondu : « Que c’est donc bête ! Vous auriez dû me le dire, c’est dommage maintenant que je suis une grosse vieille dame, c’est trop tard ! » Le chanteur témoigne dans sa correspondance d’une verdeur qui rappelle celle de Willy ou d’Huysmans. Aux Laporte, il écrit en 1946 : « Ce qui ne m’empêche d’ailleurs pas de rester tout de même un peu baisable pour les jours de récompense ou récréation. Je devrais d’ailleurs dire baiseur, c’est plus clair. » En 1963, il constate que « le triomphe du vieil homme solitaire monte comme le paf d’un obsédé viril ». Quoique qualifier, comme le fait l’auteur, un officier de « plutôt cool » ou écrire de Mistinguett que « comme elle n’a pas fait l’amour depuis dix-huit mois, veille du départ de Maurice au front, elle se lâche » n’ajoute rien à la valeur de l’ouvrage, cette biographie se lit sans déplaisir. Index de films et de chansons, bibliographie – mais pas d’index des noms propres.
Chevalier (2). Maurice Chevalier, Dans la vie faut pas s’en faire : mémoires (Omnibus, 2012, 992 p., 29 €). Ce volume est la réédition abrégée de dix ouvrages publiés par le chanteur, entre 1945 et 1969, sous le titre Ma route et mes chansons. La couverture indique qu’il s’agit de mémoires : si la première moitié mérite cette appellation, la seconde, qui compte plus de quatre cents pages, reprend en réalité des extraits du Journal tenu par Chevalier à partir du 28 août 1945. Si ces pages ont leur place dans la bibliothèque de tout cinglé du music-hall, il n’est pas certain qu’elles feront date dans la littérature française. Il n’en reste pas moins que les compliments reçus par Chevalier et l’estime que lui témoignaient divers critiques et écrivains ne sont pas immérités. En dépit d’une propension marquée du mémorialiste à l’anacoluthe, il est remarquable qu’un enfant pauvre de Ménilmontant, abandonné par un père alcoolique, et qui dut quitter l’école après le certificat d’études, soit parvenu plus tard à relater son existence et son quotidien avec autant de grâce. Du reste, s’il semble avoir négligé la littérature en ses jeunes années, l’âge mûr lui apporta le désir d’une éducation en la matière et il s’y attacha, sinon avec clairvoyance, du moins en mettant en œuvre la volonté et l’énergie qu’il n’économisait jamais lorsqu’un projet lui tenait à cœur. Ses mémoires s’attachent davantage à relater sa carrière depuis ses débuts en 1901 – avec un café au lait pour tout salaire – jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Y défilent le monde du café-concert et de la chanson, parisien surtout, mais également londonien, ainsi que les gloires hollywoodiennes de l’époque. La fréquentation, vers 1921, d’Anna de Noailles, lui fait écrire : « Je l’admirais immensément, mais sortais de nos entretiens absolument pompé. » En 1949, c’est avec enthousiasme qu’il s’exclame, à la sortie d’une conférence d’André Maurois : « Je suis, à présent, capable de parler de ce que Chateaubriand a créé en littérature ! […] Grâce à André Maurois, admirable “pion” d’une heure, j’ai compris le Classicisme, le Romantisme, Chateaubriand et sa Juliette. » Un an plus tôt, la découverte des textes de Sartre lui cause une intense jubilation : « Il me semble qu’il y ait un peu en lui d’influence célinesque, mais avec une fantaisie moins débridée. » Avec le temps, la présence, dans ce Journal, du gratin international se fait plus marquée, mais il n’est pas certain que le diariste ait grand-chose d’intéressant à dire sur toutes les personnalités qu’il rencontre, fût-ce Jacqueline Kennedy ou le Général De Gaulle, et l’ennui pointe parfois son nez. L’amusante description d’une interprétation privée de Valentine en présence d’Alphonse XIII et d’Édouard Herriot, vers 1925, distrait davantage. Convient-il d’accorder un crédit sans réserve à ces Mémoires et à ce Journal ? Chevalier situe en 1930 la mort de sa mère, en réalité décédée en mai 1929. S’il peut s’agir d’une erreur involontaire – bien que cela surprenne eu égard à l’importance personnelle de l’événement –, il faut accueillir d’autres affirmations avec circonspection, tant s’y manifeste une tendance à l’hagiographie sur sa propre personne. On n’a pas non plus l’impression que Chevalier puisse se soustraire à l’accusation de goujaterie vis-à-vis des dames, dont il admettait apparemment difficilement qu’elles ne lui sacrifiassent pas leur propre carrière. À propos d’Yvonne Vallée, il écrit : « Je vais lui proposer de l’épouser. Elle le mérite. C’est une honnête petite femme qui s’est déjà dévouée à moi pendant ma tourmente. Il faut simplement qu’elle accepte de quitter la scène pour devenir celle qui veillera sur notre maison et notre avenir. C’est aussi un joli rôle… » Un dernier volume de Ma route et mes chansons, intitulé On est comme on naît, reste inédit, retiré chez l’éditeur par le secrétaire de Chevalier, à la demande de ce dernier. Les événements rapportés dans le présent ouvrage s’arrêtent en 1969, alors que, âgé de 80 ans, l’ancien gosse de Ménilmontant, après une dernière tournée mondiale triomphale, manifeste encore une grande vitalité. Introduction de Jacques Pessis, repères chronologiques et filmographie en fin d’ouvrage.
Cinéma. Martin Barnier, Bruits, cris, musiques de films. Les projections avant 1914 (Presses universitaires de Rennes, 2012, 302 p., 20 €). Pour enquêter sur le son au cinéma avant la musique de films, il faut s’intéresser aux différentes formes de projection, avant la standardisation des séances de cinéma en salles dédiées. En cherchant à rendre compte de la variété des procédures de projections cinématographiques, Martin Barnier montre qu’aucun mode d’articulation du son à l’image ne tient lieu de « standard » dans les premiers temps du cinéma. Son étude s’arrête d’ailleurs à 1914, au moment où le long métrage se généralise et le format des séances s’unifie. Les projections de 1896 à 1914 fournissent un corpus sonore particulièrement hétérogène, riche de croisements des genres et des lieux, de la foire à l’opéra, des théâtres d’ombres aux cinémas-bars. L’étude va jusqu’à la présentation des premières techniques de synchronisation son-image et des productions qu’elles ont permises à chaque étape de leur évolution. On apprend que les pianos disposés dans les lieux de projection n’ont pas toujours accompagné les films.
Claudel (1). Thérèse Mourlevat, La Passion de Claudel (Phébus, 2011, 286 p., 18 €). Voici longtemps que l’identité du modèle d’Ysé dans Partage de Midi n’était plus un mystère. On savait qu’il s’agissait de Rosalie Scibor-Rylska (1871-1951), mais les précisions sur elle manquaient, probablement à cause de la gêne qu’éprouvaient à son égard sa famille et celle de Claudel. La violente passion de celui-ci pour la femme mûre qu’il avait rencontrée en 1900 sur le paquebot qui les conduisait en Chine avait en effet eu une conséquence rapide : une fille, Louise, née en 1905 à Bruxelles, dans des circonstances à la fois tragiques et rocambolesques. C’est précisément grâce à l’amitié qu’elle entretint durant treize années avec Louise Vetch, disparue en 1996 et qui lui avait communiqué ses papiers de famille, que Thérèse Mourlevat a pu écrire sa biographie de « Rosie ». Il n’est pas indifférent de remarquer à ce sujet que Louise Vetch avait délibérément choisi celle qui devait être la biographe de sa mère. Quoi qu’il en soit, Thérèse Mourlevat s’est astreinte à de longues recherches, aussi bien en France qu’en Pologne et ailleurs. Le résultat est une biographie fouillée et précise d’une femme hors série, biographie à laquelle il manque cependant quelque chose, comme nous allons le voir. Née à Cracovie d’un père polonais et d’une mère anglaise, Rosalie Vetch fut assez tôt habituée à une vie de luxe en France, ce qui ne l’empêcha pas, durant l’entre-deux guerres et l’Occupation, de traverser des périodes difficiles. Elle se maria deux fois (en 1892 avec son petit-cousin Francis Vetch, et en 1908 avec Jan Lintner – deux mariages qui ne la combleront guère) et ne semble pas avoir été très regardante sur le choix de ses maris, négociants ou hommes d’affaires beaux parleurs, plutôt paresseux et de peu d’envergure. La grande affaire de sa vie fut sa liaison, à Foutchéou, avec Claudel, alors consul. Durant longtemps, elle manifesta une sincère indifférence aux écrits de son amant, qui ne l’intéressèrent vraiment que lorsqu’elle se sentit flattée de s’y voir célébrée. Lorsqu’elle connut Claudel, elle était déjà mère de quatre fils, pour lesquels celui-ci, et c’est tout à son honneur, ne se départira jamais d’une profonde affection. Il éprouvera toutefois une encore plus grande affection pour leur fille Louise, en qui il voyait une grande musicienne et dont il encouragea la carrière. Mais Louise vécut un long drame secret, car ce n’est qu’en 1933 qu’elle eut la révélation que Claudel était son père. La vie sentimentale de sa mère devait donc lui paraître quelque peu agitée, puisque celle-ci, peu après sa fuite de Foutchéou en 1904 (elle avait découvert qu’elle était enceinte de Claudel), se lia brusquement avec Jan Lintner, qu’elle épousa peu après avoir divorcé de Vetch. Auparavant, Claudel accompagné de ce dernier, l’avait poursuivie à travers la Belgique et la Hollande, dans une invraisemblable équipée. Les années passèrent et Rosie se décida, en 1917, à écrire à Claudel, alors en poste à Rio. La correspondance reprit entre les anciens amants, et Claudel, marié en 1906, dut dès lors subvenir aux besoins de Rosie et de ses enfants. Ces besoins étaient assez importants et le faisaient parfois tempêter dans ses lettres. En 1937, Mme Claudel écrira à Rosie, « en termes mesurés, mais sévères », une lettre pour faire cesser de telles ponctions d’argent. Rosie connut des heures tragiques en 1940, les sujets anglais qui, comme elle, demeuraient en France devant être internés dans des camps. Elle fut internée, mais libérée au bout de deux mois pour raisons de santé. Après la guerre, elle se retira à Vézelay, où elle mourut en 1951. Comme nous l’avons dit, cette biographie est très documentée, mais on s’étonne qu’il n’y soit pas fait état des lettres de Claudel à Rosie : faut-il voir là un interdit prononcé par telle ou telle famille ? Thérèse Mourlevat nous précise que cette biographie a été écrite à l’initiative de Louise Vetch et, en quelque sorte, sous sa supervision. Pourtant, ces lettres existent et divers ouvrages, dont la biographie de Claudel par Gérald Antoine, y font allusion. Mieux encore, et comme l’indique Thérèse Mourlevat elle-même, ces lettres ont été vendues autrefois par Louise Vetch. Leur localisation actuelle dans une grande bibliothèque publique étrangère n’est pas un secret, et il en existe par ailleurs, dans une collection particulière, une copie manuscrite, formant quatre volumes reliés, établie par le libraire parisien qui en fit l’acquisition et y a joint le reçu de vente signé par Louise Vetch, daté de 1958. Il est vraiment dommage que la biographe de Rosie n’ait pas fait, ou n’ait pu faire, appel à cette extraordinaire correspondance, qui aurait donné une tout autre perspective à son livre. Autre manque : Claudel lui-même n’est absolument pas situé, ni biographiquement ni littérairement. Pour artistique que soit un tel flou, le lecteur point trop savant se demande qui peut bien être cet aérolithe surgi sur le pont de l’Ernest-Simons en novembre 1900. Il n’est peut-être pas mauvais, lorsqu’on écrit ce genre d’ouvrage, de penser de temps en temps à ceux qui ne connaissent pas sur le bout des doigts la biographie de nos grands écrivains ? Par ailleurs, certaines indications bibliographiques demanderaient sans doute à être complétées ou rectifiées. Ainsi, on peut lire qu’en 1901 « le Mercure de France fit paraître les premières œuvres dramatiques de l’écrivain », et qu’il s’agissait là « des secondes versions de Tête d’or, de La Ville […] ». Ce n’est pas très clair et pourrait prêter à confusion, car ces deux pièces avaient été publiées, il est vrai dans leur forme primitive, à l’Art indépendant, respectivement en 1890 et en 1893. Pas un mot, par ailleurs, sur Connaissance du temps publié par Claudel à Foutchéou, « chez la veuve Rozario », à l’époque de sa liaison avec Rosie, justement, pas plus qu’on ne trouve la moindre mention de l’éditeur de Partage de Midi, qu’on aurait pu indiquer au moins en passant, en précisant qu’il s’agissait là d’une édition privée limitée à 150 exemplaires. De même, n’eût-il pas été charitable, même si la pièce est aujourd’hui bien connue, de la résumer brièvement à l’intention du lecteur, et d’en souligner à la fois l’originalité dramatique et la grande poésie ? Ce vague sur un nouveau point essentiel forme un curieux contraste avec les précisions données en note sur l’importation de plants de thé chinois dans l’Assam et à Ceylan, la topographie de tel quartier de La Celle Saint-Cloud ou la nationalité yéménite et somalie des soutiers des bateaux à La Réunion en 1894. L’auteur semble par ailleurs ignorer qu’en 1928 le troisième acte de Partage de Midi fut, contre la volonté de l’auteur, représenté par le Théâtre Alfred Jarry de Vitrac et d’Artaud. Déjà, en 1916, deux scènes en avaient été données au Gymnase par Ève Francis et Jean Hervé, et surtout, en 1921, la pièce avait été intégralement représentée au Théâtre Art et Action de Louise Lara et Édouard Autant. Or, on peut lire au verso de la page de titre que cette édition de la biographie de Rosie est une « édition revue et augmentée » d’un ouvrage publié en 2001 aux éditions Pygmalion… Ces réserves faites, on doit reconnaître que ce livre donne une image évocatrice d’une femme qui, en définitive, reste assez énigmatique, sinon déconcertante, mais qui demeurera, pour l’éternité, Ysé – celle qui foudroya le jeune Mesa.
Claudel (2). Jacques Houriez, Paul Claudel ou les tribulations d’un poète ambassadeur (Champion, 2012, 368 p., 70 €). Sous ce titre fédérateur, sont rassemblées des études qui relèvent tantôt de la biographie, tantôt de l’histoire littéraire, tantôt de l’analyse stylistique, ce qui ne va pas sans quelques redites. Le poète ambassadeur, nous le retrouvons essentiellement en Chine et au Japon, ses autres postes n’apparaissant que par allusions. De fait, ce sont bien ces deux pays qui ont fortement marqué un Claudel soucieux de rompre avec le milieu parisien où il étouffait. L’Orient a beaucoup apporté à son art, tant pour la qualité de sa perception que pour la puissance de son expression, mais, après le long séjour en Chine, pays du vide, de l’absence de Dieu, de l’inclinaison vers la terre, ce fut le Japon qui influença, par le théâtre Nô en particulier, ce poète qui croyait en l’existence du sacré. Jacques Houriez, qui a publié Les Agendas de Chine, Le Livre sur la Chine, La Correspondance consulaire de Chine, L’Arsenal de Fou-tchéou, livres documentant l’activité du consul, était bien placé pour parler de la ferveur apportée par le poète à son travail de diplomate. Il le montre en fin analyste de la situation du pays, désireux de favoriser la création des infrastructures nécessaires à la sortie de ce qu’on n’appelait pas encore le sous-développement, soucieux de la création d’une monnaie unique dans un pays si divisé sur ce plan que certaines monnaies n’avaient cours que dans quelques rues d’une même ville. Jacques Houriez suit minutieusement l’action de Claudel en Chine, détaille ses compétences et son engagement dans des actions où il voulait unir à la fois les intérêts de la France et ceux du pays où il la représentait. Au Japon, Claudel se trouve confronté à une autre situation. L’Empire du Soleil levant a fait la révolution qu’il souhaitait voir faire à la Chine : le pays s’est ouvert, et c’est un des points forts de la pensée politique de Claudel qui ne conçoit pas le repliement sur soi, l’enfermement. On sait le rôle qu’il a joué dans la création de la Maison franco-japonaise de Tokyo. L’économiste donne ici plus de poids à son rôle culturel.LesCent phrases pour éventail sont le fruit de ce séjour japonais analysé ici avec finesse et conviction. On se doute que l’ombre de Mallarmé est aussi présente. Absent de la scène parisienne par choix puis pour raisons professionnelles, Claudel y resta toutefois présent par la publication de ses œuvres, qu’il suivait avec attention : on connaît ses fâcheries lorsqu’un directeur de revue ne suivait pas ses exigences d’édition ou lui imposait des voisinages qui le hérissaient. Il subit aussi des attaques, comme celle de Maurras, en 1935, qui le qualifiait de « polisson de poétereau gagé par la République, protégé par Philippe Berthelot […] qui a fini, de coq-à-l’âne en cacographies et de stupres en vilenies, par obtenir pension de retraite au titre d’ambassadeur ». Jacques Houriez s’intéresse aussi aux relations de Claudel avec son jeune collègue Wladimir d’Ormesson, dont il partageait beaucoup des opinions politiques sur la situation internationale, et consacre un long chapitre à la dramaturgie claudélienne, dont il étudie l’évolution (parfois à l’intérieur d’une même pièce) et la permanence des lignes de force. Sur la force intérieure qui a empêché Claudel « de désespérer devant le délitement de l’empire chinois et le naufrage de l’Europe » et l’a fait passer de la révolte sans issue à une vision pacifiée d’un idéal possible, il convient de se reporter aux pages de conclusion de ce livre riche et dense.
Cocteau. Carole Weisweiller, Je l’appelais Monsieur Cocteau (Michel de Maule, 2011, 275 p., 22 €). Réédition augmentée du témoignage de la fille de l’amie et mécène de Cocteau après guerre, qui a aussi publié Jean Cocteau, les Années Francine et des livres sur Jean Marais ou sur la villa Santo-Sospir. Cela se laisse lire comme un article dePoint de vue-Images du monde, avec le même genre de photographies, et permet de se documenter sur la vie mondaine d’un des derniers salons de la plus riche société : les Deutsch de la Meurthe, ma chère (ce qui n’empêche qu’ils furent persécutés comme juifs pendant la Seconde Guerre mondiale). Dans ce récit, tout n’est que festons et astragales. L’opium, cherché sur la côte méditerranéenne grâce à un yacht, est à peine mentionné, et l’on ne dit rien des complications sentimentales entre « Monsieur Cocteau », comme l’appelle Carole Weisweiller, son ami et fils adoptif Édouard Dermit (alias « Doudou ») et l’élégantissime anorexique que fut Francine Weisweiller (1,60 m, 35 kilos). Rien non plus sur la fin de l’idylle et ses causes. Sur le plan littéraire ou cinématographique, on apprend tout aussi peu. Le « tatouage » des murs de la villa Santo-Sospir ou d’une chapelle par le poète fresquiste, le bon et beau Jean Marais, Picasso le génie jalousé, le snobisme de la corrida, Venise et ses gondoles, Coco Chanel, les bals masqués, le tournage du Testament d’Orphée, l’épée de l’académicien sont autant de scènes qui défilent. Rassemblées à la fin, les lettres de Cocteau à la fillette montrent que le poète savait parler la langue des enfants. Signalons quelques coquilles (Laronde pour Larronde, Louise pour Lise Deharme, Cross-Hugo pour Gross-Hugo) et surtout cette langue inconnue, sinon disparue : le « yougoslave ». La photographie de couverture montre un Cocteau faisant le pitre avec un objet ressemblant à ce que Jarry nommait « le balai innommable ».
Colette. Colette. Envois et dédicaces, texte établi et présenté par Françoise Giraudet (Chez l’auteur, 2011, 158 p., 30 €). Le livre rassemble ce que Colette appelait joliment des « tesselles manuscrites ». De ces envois et dédicaces dont elle a émaillé nombre de livres offerts à des proches, dont Bel-Gazou, destinataire privilégiée, ou Willy, « mon meilleur ami » au temps des Vrilles de la vigne, à des écrivains, des artistes et des ministres : Marcel Aymé, Cocteau, Proust, Nathalie Clifford-Barney, Catulle Mendès, Simone Berriau, Marie Laurencin, Anna de Noailles, Gisèle Freund, Kisling, et même le président Poincaré. Ces dédicaces, qui tiennent de la présentation de soi, font revivre un écrivain, une amie indéfectible, une mère admirative, une complice des artistes. L’ouvrage comprend environ 160 dédicataires et 280 dédicaces agrémentées d’illustrations et de documents provenant de la collection de Françoise Giraudet. Une brève analyse stylistique et thématique termine le livre en dégageant les constantes de l’univers de Colette.
Debord. Fabien Danesi, Le Cinéma de Guy Debord ou La négativité à l’œuvre : 1952-1994 (Paris expérimental, 2011, 233 p., 25 €). Paru chez un éditeur spécialisé sur les études se rapportant au cinéma exploratoire, cet examen du cinéma de Debord balise la conformité de son propre point de vue pour bien garantir d’en archiver la banalité. Tandis que les films de Debord découvrent, à chaque plan et avec une insistance souvent insupportable, le refus de l’oubli, l’auteur approfondit l’omission qui motive celui qui a commis, en collaboration avec Asger Jorn, les actes de lèse-culture intitulés Fin de Copenhague et Mémoires. Hélas ! le technicisme et la pédagogie aidant, ce genre d’étude scolaire abonde dans le vide qu’elles prononcent. Comment ne pas préférer le silence à la célébration du culte soporifique rendu à Gilles Deleuze et à Jean-Luc Godard ? C’est que se joue, dans le cinéma de Debord, une perception du quotidien qui ne peut admettre que la caméra, et ceux qui la manipulent se dissimulent dans la non-vie universitaire pour trouver leur place aveuglée, simple maillon de l’industrie de la culture. De fait, le cinéma de Debord forme avec ce cinéma qu’examine Fabien Danesi une antinomie quasi dialectique. Ce qui s’évanouit ici, ce n’est pas seulement ce qui apparaissait là-bas, le vécu et la densité hypothétique de ses significations rendues spectaculaires, mais, sur l’écran même, le rapport inquiet et tendu de la parole et du silence, d’un discours rompu aux différences qui le heurtent.
Delteil. Delteil en détail, sous la direction d’Anne-Lise Blanc (Presses universitaires de Perpignan, 2011, 176 p., 18 €). « Delteil, un de ces jeunes écrivains de ces dernières années devenus subitement célèbres et qui sont déjà complètement morts », écrivait Léautaud en 1932. Curieuse carrière, en effet, que celle de ce Delteil qui, en 1916, mobilisé au Quatrième Colonial à Toulon, envoyait ses premiers vers à Henri de Régnier, lequel lui répondait : « Vos vers ont de la couleur et de l’harmonie. Vous avez un don réel qu’il faut développer et perfectionner » – ce qui ne laissait guère prévoir l’enthousiasme des surréalistes pour Choléra et Les Cinq Sens. Et que dire d’un Claudel protestant auprès de Jacques Rivière lorsque la NRf publia l’Iphigénie de Delteil (« ce fouillemerde ») et qui, trois ans plus tard, trouvait que l’auteur de Jeanne d’Arc était un « écrivain tout à fait étonnant » ? Honni puis admiré par Claudel, admiré puis honni par Breton, Delteil aura suscité des jugements bien contradictoires, tantôt porté aux nues, tantôt voué aux gémonies. Son repli loin de Paris, à la Tuilerie de Massane, près de Montpellier, et un silence de dix années ont pu faire croire à cette mort littéraire dont Léautaud se faisait l’écho. Il semble pourtant que Delteil conserve des lecteurs, et il faut rappeler l’activité de spécialistes tels que Robert Briatte qui, étudiant à Montpellier, consacra ses premiers travaux à l’écrivain qu’il allait visiter à la Tuilerie de Massane, peu avant sa mort. On le retrouve dans ce Delteil en détail qui rassemble des études sur la poésie des noms dans Choléra, la cuisine paléolithique (ou non), « l’écriture de cueillette plutôt que de culture », le chantre de Jeanne d’Arc, le premier recueil, peu connu, intitulé Le Cœur grec, écrit sous l’influence de Régnier et qui laissait peu deviner les livres à venir. « Je hais comme la peste la classification et les genres », écrivait Delteil. Ce volume souligne les profils divers d’un écrivain difficile à classer et qui semble avoir créé son propre genre. Peut-on signaler, pour la petite histoire, que la Tuilerie de Massane, mas construit au XVIIe siècle, acheté dans les années trente par l’épouse de Delteil, est à vendre depuis vingt ans, rongé par les problèmes de l’indivision entre vingt-huit héritiers et tombant en ruine ?
Doucet. Edouard Graham, Les Écrivains de Jacques Doucet (Éditions des Cendres, 2011, 412 p., 39 €). En 1980, dans le Bulletin du bibliophile, François Chapon écrivait de ce fonds Doucet dont il était le conservateur : « Sa bibliothèque finit par réfléchir tout ce qui compte dans l’activité littéraire de l’époque, aussi un volume serait-il nécessaire pour restituer l’histoire de cette collection que Doucet va transmettre à l’Université de Paris, en 1929. » Le catalogue qu’Edouard Graham, bon connaisseur des bibliothèques et des collections, publie aujourd’hui en un volume impeccablement illustré, exauce ce vœu légitime à plus d’un titre. Non seulement ce travail, destiné d’abord à accompagner une exposition consacrée aux manuscrits littéraires de la bibliothèque, retrace l’histoire documentée d’une collection remarquable, réunie de 1916 à 1929, mais il en exhibe aussi les joyaux en les commentant de façon toujours appropriée. Si ce livre relève du genre spécifique du catalogue, comme l’atteste la précision apportée dans la description des pièces reproduites, nul doute que l’« histoire » qu’il comporte, loin d’être une simple entreprise de consignation rigoureuse, ne soit d’abord, et peut-être exclusivement, le mouvement d’une passion, l’expansion amoureuse d’un goût. L’auteur a évité les écueils inhérents à la forme même qu’exige ce genre d’inventaire. Après une introduction tout entière dévolue aux informations générales et contextuelles touchant à la naissance et à l’essor de cette collection, le livre s’aère et déploie son espace, son rythme intérieur : le lecteur y pénètre avec le sentiment qu’il ne s’y perdra pas et qu’il y trouvera toujours le réconfort, le point d’appui inespéré, l’aperçu brillant, que réserve au visiteur la meilleure des galeries de peintures. L’ordre alphabétique, d’Apollinaire à Vitrac, ne doit pas nous tromper : loin de s’inspirer du dictionnaire et de s’y réduire, il propose comme un chemin balisé, mais dont chaque halte est une aventure et garantit une surprise. Il est moins un index rigide qu’une invitation à brouiller les lettres, à emmêler les initiales et à isoler, au cœur de la bibliothèque, l’interlocuteur choisi. À chaque page, la curiosité est en éveil, et le plaisir flatté. Le choix des illustrations, placées en regard des notices, crée une respiration qui ne lasse pas. On s’accoutume ainsi au tempo d’une lecture qui ne contraint pas : à tout moment, il est loisible de bifurquer, de passer, par exemple, d’Aragon à Mallarmé : une page manuscrite et en partie calligraphiée du Paysan de Paris distribue ses caractères en jouant les nouvelles gammes d’une partition visuelle, tandis qu’à quelques pages de distances la minuscule graphie de Mallarmé déroule sa fine dentelle en vers de douze syllabes (« De l’éternel azur la sereine ironie… »). Si ce plaisir des sens – mobilité du regard, tactilité feutrée du papier – ressortit aux charmes des collections, il est ici redoublé par les accords subtils que le volume, dans son développement même, permet et suscite. Ces accords résultent des commentaires qu’Edouard Graham donne pour chacun des écrivains : comme il se doit, la notice suit un mouvement allant des circonstances d’une rencontre à la description des manuscrits déposés dans la bibliothèque. Trajet imposé certes, mais également geste d’un passage et d’une transaction qui justifient le rôle du mécène. Les écrivains, en cédant un manuscrit autographe, des épreuves corrigées ou une édition originale dédicacée, confient une partie d’eux-mêmes à un avenir dont ils savent qu’il sera fait de mémoire et de reconnaissance. Comme le souligne Edouard Graham, certains auteurs sont fiers de figurer dans le fonds Doucet ; d’autres hésitent et se dérobent, tels Proust qui, après avoir cédé quelques fragments d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, ne consent pas à vendre les épreuves corrigées de Sodome et Gomorrhe, s’inquiétant que « n’importe qui sera admis à compulser [ses] manuscrits, à les comparer au texte définitif, à en induire des suppositions qui seront toujours fausses ». Inspiré d’abord par les jeunes poètes du Centaure, Louÿs, Valéry, Régnier, aidé par des conseillers comme Suarès, Breton et Aragon, guidé par les suggestions des éditeurs, Jacques Doucet a rassemblé une collection qui révèle sa passion pour cette part matérielle de la création que constitue l’objet, le support, le tracé visible d’une écriture. Il témoigne en outre, dans ses choix et ses décisions, d’une acuité telle que l’ensemble vaut comme une histoire littéraire, du Symbolisme au Surréalisme, vue à travers le filtre singulier du manuscrit. À la valeur du moment, que dicte le goût, répond la valeur du temps, que couronne le consentement de tous. C’est pourquoi les écrivains de Doucet sont en dialogue avec l’Histoire et avec la postérité.
Dullin. Charles Dullin, introduction et choix de textes par Joëlle Garcia (Actes Sud, 2011, 96 p., 15 €). Ce florilège de textes devenus rares ou restés inédits propose un portrait mosaïque de celui qui fut, avec Jouvet, Pitoëff et Baty, à l’initiative du Cartel. On y retrouve les réflexions d’un acteur et metteur en scène soucieux d’expliciter ses conceptions pour mieux inscrire son action dans l’histoire du Théâtre. Partisan de cette « rethéâtralisation du théâtre » qui semble aujourd’hui une évidence, Dullin expose les moyens par lesquels la mise en scène doit s’extirper d’un naturalisme sclérosant, en allant chercher son inspiration à la source vive des traditions grecque, orientale et classique, de Shakespeare à Molière. L’audace et l’innovation consistent alors à retrouver, par l’expérimentation, le secret perdu des anciennes pratiques qui élevaient le théâtre et son public dans une communion que Dullin qualifie de mystique dans l’un de ses textes les plus tardifs. Ces réflexions semblent s’élaborer dans la pleine conscience de ce qui pourrait en être une interprétation abusive, où le metteur en scène, grisé par ses pouvoirs, imposerait au texte la dictature de son ego, au mépris des intentions de l’auteur, pour peu que ces dernières existent. Tout se passe comme si Dullin avait anticipé les dérives de sa propre pensée, ce qui ne contribue pas peu à son actualité. Préfacée avec efficacité, flanquée d’utiles repères biblio-biographiques, cette étude restitue les traces théoriques d’une pratique théâtrale emblématique du xxe siècle. Une réserve : l’impression, parfois désagréable, d’avoir affaire à des morceaux choisis de morceaux choisis, tant les articles sélectionnés pour figurer dans cette petite anthologie ont été coupés et allégés en des proportions difficiles à évaluer.
Duras. Jean-Pierre Ceton, Entretiens avec Marguerite Duras (François Bourin, 2012, 112 p., 18 €). Les esprits chagrins trouveront peut-être que le bandeau rouge qui ceint l’ouvrage et annonce un « Duras inédit » (un de plus) est abusif : il s’agit de la transcription d’entretiens diffusés sur France-Culture dans les Nuits magnétiques en 1980 et mis en scène en 2010 à Paris et Trouville. Nés d’une rencontre élective entre Duras et Jean-Pierre Ceton en marge du festival cinématographique de Hyères, ces entretiens enregistrés valent avant tout par la vue imprenable qu’ils procurent sur la manière dont Duras réfléchissait au devenir de son œuvre, à un moment où celle-ci empruntait des voies inexplorées, à la fois plus libres et plus exposées. Comme le rappelle Jean Cléder dans sa préface, ces entretiens interviennent ainsi quelques semaines après la publication de L’Homme assis dans le couloir, Les Yeux verts et L’Été 80, trois textes d’un genre flottant et qui témoignent, après dix années presque exclusivement consacrées au cinéma, d’une volonté de retourner à l’écriture comme on « retourne au pays natal », mais selon des modalités encore incertaines. Duras trouve alors en Jean-Pierre Ceton, écrivain et cinéaste comme elle, une sorte d’alter ego auquel livrer ses réflexions sur des questions si fondamentales qu’on n’ose souvent les attaquer de front : faut-il penser l’écriture comme un dépeuplement de la vie ? De quoi parle-t-on quand on évoque la douleur d’écrire ? Comment refonder les relations entre fiction et réalité ? Dans quelle mesure la littérature peut-elle prolonger le cinéma ? Ces questionnements, qui pourraient paraître paralysants, sont abordés sur le ton de la simple conversation et finalement, autant que la substance des propos tenus, car jamais Duras ne s’était montrée aussi explicite sur sa poétique, c’est l’impression de fraîcheur et de proximité qui transfigure ces entretiens. Les reproductions des transcriptions, commencées par Duras et poursuivies par Jean-Pierre Ceton, montrent à quel point ce sentiment d’intimité se dégageant à la lecture de ces entretiens résulte d’un travail de mise en scène et de reconstruction de l’oralité qui restitue la grâce d’un phrasé, ses silences, ses inflexions et ses digressions faites d’attention aux détails du paysage conditionnant l’échange. Cette réincarnation de la voix de Duras est du reste préparée par les photographies des lieux et la description des circonstances de chaque entretien, qui permet de se projeter au cœur de la discussion. Enfin, pour ceux qui ne seraient pas familiers de l’œuvre de Marguerite Duras, les notes de Jean Cléder apportent les précisions souhaitables, de sorte que, spécialiste ou non, tout lecteur désireux de savoir ce qu’écrire veut dire trouvera de quoi nourrir sa pensée.
Fantômas. Alfu [Alain Fuzellier], L’Encyclopédie de Fantômas : étude sur un classique (Encrage, 2011, 363 p., 25 €). Moins une encyclopédie qu’un parcours alphabétique, thématiquement orienté, de l’œuvre de Souvestre et Allain, cet ouvrage est déjà vieux de trente ans. Cette nouvelle édition augmentée de photographies d’époque, d’illustra-tions et de reproductions des planches originales ayant servi aux couvertures réalisées par Gino Starace, paraît pour le centenaire de la naissance de l’œuvre en 1911. Elle tient compte du kaléidoscope de champs où peut s’engager le mythe et l’histoire de Fantômas et prépare bien à l’élaboration d’une synthèse. Les trente-deux épisodes de la série sont ainsi abordés avec un résumé, un bilan et des statistiques. Des listes des personnages, des lieux (de la région parisienne à la province), des véhicules utilisés, des identités et des meurtres les plus notoires de Fantômas permettent d’établir des configurations historiques et des conjectures sur l’ensemble. On regrette qu’il n’y ait pas de place faite aux adaptations cinématographiques, malgré la présence d’un article cinématographe, qui montre la complicité entre plume et film. Il est vrai que ce n’était peut-être pas l’objectif de l’auteur. CetteEncyclopédie de Fantômas jette les bases d’une lecture de la série et peut mettre le lecteur dans un état de curiosité. C’est déjà bien.
Feydeau. Georges Feydeau, La Dame de chez Maxim, édition de Michel Corvin (Folio Théâtre, 2011, 406 p., s.p.m.) ; Un fil à la patte, texte intégral, dossier par Violaine Heyraud, lecture d’image par Pierre-Olivier Douphis (FolioPlus classiques, 2012, 250 p., 5,30 €). Deux des chefs-d’œuvre de Feydeau en deux « sous-collections » de Folio. Michel Corvin s’amuse – il a bien raison – à se demander si La Dame de chez Maxim est Le Soulier de satindu vaudeville ou la Bérénice du Boulevard. Ses commentaires sont bienvenus, mais on regrette que, paresseusement, seules les mises en scène des théâtres subventionnés fassent l’objet d’analyses précises, comme si les très sinistres Jean-Paul Roussillon et Alain Françon avaient seuls le droit à la parole. Les reprises de Boulevard – Palais Royal ou Marigny – sont seulement mentionnées et se font traiter de « musée Grévin du vaudeville ». Elles ont pourtant une légitimité, sociologique par exemple, qu’il serait bon d’interroger. On craint que, pour Michel Corvin, il ne soit possible de parler de Feydeau que depuis que, joué à l’Odéon ou à la Colline, il a gagné en dignité. Les préjugés des « Études théâtrales » n’ont pas bougé d’un iota, en somme… C’est en « folioplus classiques » (sic) que paraît l’édition d’Un fil à la patte à usage scolaire. Les commentaires de Violaine Heyraud sont moins spéculatifs et plus concrets, et les notes sont mises en bas de page au lieu d’être repoussées en fin de volume ; sur le fond, elles ne sont pas si différentes et nous paraissent remarquablement peu nombreuses. Le « groupement de textes » sur Courtisanes, cocottes et demi-mondaines au théâtre permettra d’utiles mises au point en plaçant Un fil à la patte dans la suite de La Dame aux camélias et de La Vie parisienne. Que le volume soit « recommandé pour les classes de lycée » laisse espérer qu’on entendra bientôt des chœurs de lycéens chanter à l’entrée de ces établissements l’immortelle chanson de Bouzin, Moi j’piqu’ des éping’.
Flaubert. Flaubert, roi de Carthage, textes rassem-blés et présentés par François Vicaire (Magellan, 2010, 142 p., 19 €). Le 18 Mars 1857, un Flaubert à l’humeur lasse après le scandale de Madame Bovary, s’engage dans d’autres chemins de traverse : l’exotisme, si salvateur pour de nombreux écrivains, l’appelle. Ce sera l’Orient, à l’instar de Chateaubriand, Baudelaire ou Rimbaud. Cet essai relate le long et sinueux travail de Flaubert – un travail préparatoire fastidieux, qui soumet l’écrivain à des lectures longues et ardues. Mais cela correspond à son mode de fonctionnement, il faut suer et s’emplir de tout son sujet pour atteindre le style d’un roman orfévré. Ses amis le soutiennent, notamment Mlle de Chantepie et Louis Bouilhet, dédicataire de Madame Bovary. Flaubert quitte Croisset pour Paris en décembre 1857, mais n’y trouve pas le regain souhaité. Une santé capricieuse et un contexte politique nauséabond le décident à s’embarquer le 16 avril à Marseille pour Tunis. Huit ans auparavant, il avait foulé le sol africain avec son complice Maxime Du Camp, et ces retrouvailles l’ensorcellent. Faire coexister le rêve et la réalité carthaginoise, remonter les siècles en respirant le même air qu’Hamilcar, c’est s’approcher au plus près deSalammbô. Le roman s’ouvrira, quatre ans plus tard, sur un festin qui peut passer pour l’une des plus somptueuses accroches romanesques de Flaubert, et ce n’est qu’avec le seul pronom elle que cette femme-chimère entre dans la littérature comme un double-inverse d’Emma. Grand docteur en mélancolie, et pourtant sans esprit chagrin, le romancier persévère, souffre de cette entreprise créatrice et, comme Nietzsche, ne trouve la paix que dans la complexité dominée. En février 1959, il regagne Paris et confie son épuisement à des intimes, comme les frères Goncourt. Ses relations avec Louise Colet ne vont pas bon train et donnent à quelques pages de son roman une inquiétante lucidité. Pourtant, Salammbô revêt une teinte extraordinaire, une étrangeté dans les descriptions où, savamment, une focalisation toujours neutre observe et restitue le moindre détail de l’intériorité de l’âme. Le 24 avril 1862, il a enfin fini. Salammbô est publié et diversement critiqué. S’habillant de lyrisme démesuré, se vautrant dans les chairs ensanglantées et dans les mystères voluptueux d’une Carthage éternelle, Flaubert livre avec ce roman une partition contre-nature, qui respecte à la lettre sa recherche d’un style rendu totalement à son objet.
Fourest. Laurent Robert, Georges Fourest ou le carnaval de la littérature (Éditions universitaires de Dijon, 2012, 260 p., 23 €). Enfin un livre qui apporte un peu de nouveau et nous change agréablement, car il ne se borne pas à la curée toujours recommencée des sempiternels « grands auteurs » ! Le mérite de cette monographie tient aussi à ce qu’il ne surfait pas son écrivain : il sait reconnaître à Fourest son exacte originalité, sans l’exagérer pour autant. Il y a en effet un cas Fourest, car on ne saurait dire qu’il s’agit d’un poète absolument inconnu. Bien au contraire, La Négresse blonde et Le Géranium ovipare ont connu les honneurs de plusieurs rééditions depuis quinze ans, la dernière datant de 2009. Or cette poésie constitue bien, comme le dit Laurent Robert, « une célébration de la littérature », en ce sens qu’elle se nourrit, pour parler comme Genette, d’une constante intertextualité. À ce sujet, Laurent Robert souligne combien, par-delà son humour et son ironie, Fourest est « moins un satiriste qu’unconservateur bonhomme, souriant », tout occupé qu’il est à pratiquer « la relance créative, ludique, du passé ». Sa biographie est d’ailleurs assez courte, surtout après la Première Guerre mondiale (au passage, l’auteur rectifie sa date de naissance : 1864, et non 1867, comme on le lit partout). Le fait le plus saillant de sa jeunesse est sans doute l’amitié qui le lia à Laurent Tailhade, dont la verve truculente le marqua durablement. En 1908, Fourest se marie et se range, publiant l’année suivante La Négresse blonde, congrûment préfacée par Willy. Après la guerre, il se lie, non sans heurts, avec l’éditeur René-Louis Doyon, puis, plus sereinement, avec José Corti, qui publiera en 1935 Le Géranium ovipare et lui restera fidèle. Un chapitre montre comment Fourest lui-même fut pastiché (Pellerin, Mellaye, Jurénil, etc.). Les deux tiers environ du volume sont constitués par des commentaires et des gloses sur les poèmes de Fourest, souvent fort intéressants, par les exégèses et les rapprochements qu’ils proposent et qui prouvent, chez le critique, de bonnes connaissances d’histoire littéraire. À cet égard, on ne saurait être plus complet, même si certaines gloses sont peut-être un peu étendues. Quelques remarques : l’auteur cite Les Poésies de Makoko Kangourou, publiées anonymement en 1910 par Marcel Prouille et Charles Moulié, et reconnaît que, pour son fameux Pseudo-sonnet africain et gastronomique où apparaît un « bon roi Makoko », Fourest « n’a pas pu s’inspirer du titre » : en effet, et même si on nous assure que « l’inverse n’est pas moins douteux », c’est plutôt le contraire qui semble vrai. Quant au poète latin Claudien, cité dans une épigraphe, on sait qu’il avait été évoqué par Huysmans dans À rebours, mais que Tailhade le tenait aussi en grande dilection, comme l’a rappelé T’Serstevens. Pour le titre même de La Négresse blonde, est-il vraiment besoin de faire appel aux actuels spécialistes de la Décadence, qui se font souvent un devoir de chercher midi à quatorze heures, ou même d’évoquer Le Livre de Mallarmé, alors qu’il existe un fameux sonnet du même Mallarmé (« Une négresse par le démon secouée… ») qu’on s’étonne de ne pas voir mentionné ici. Tout cela n’a guère d’importance, et l’on éprouve une surprise amusée en apprenant qu’il existe actuellement un champion inattendu de Fourest : Jacques Chirac lui-même, qui fit, devant son biographe Pierre Péan plutôt perplexe, l’éloge de « La Négresse blonde, ce grand moment de la littérature française ».
France. Marie-Odile André, Marc Dambre, Michel P. Schmitt, La France des écrivains (Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, 289 p., 23 €). L’ère où tout était structure est décidément révolue. Qui aurait imaginé, il y a encore peu d’années, que toute une équipe d’universitaires spécialistes de
la modernité se préoccuperait d’un « enjeu passionnel », d’« un concentré de mots gorgés d’émotionnel », en prenant, qui plus est, comme objet rien d’autre que la France ? La France, précisons-le, cela ne veut pas dire, pour les auteurs de ce volume, le pays réel mais le mythe qui le double. Un mythe que beaucoup d’écrivains ont trouvé devant eux depuis la Libération et avec lequel chacun a dû traiter comme il le pouvait, comme il le sentait, et cela signifie donc des émotions qui peuvent être puissantes et contradictoires. Car il y a la France de gauche et la France de droite (parmi d’autres), et ce volume permet d’en examiner la place chez Char comme chez de Gaulle, chez Romain Gary comme chez Mauriac, chez Jacques Laurent comme chez Roger Nimier. Cette première partie, qui est consacrée aux Réparations, refondations, est suivie d’une seconde qui traite de Décompositions, fragmentations, avant une troisième et dernière qui fait quelques pas de côté sous le titre Disparitions, déplacements. On comprend quelle dialectique est ainsi à l’œuvre, et on ne s’étonne donc pas de trouver rassemblés, à l’enseigne de la fragmentation, Camus, Aragon, Queneau, Vialatte, le Nouveau Roman et Duras. C’est en conséquence cette troisième partie, vouée aux déplacements, qui se trouve être naturellement la plus intrigante, quand Audrey Lasserre s’interroge : « Qu’est-ce qu’une histoire de la littérature française ? » ou quand Paul Dirckx décrit « la France des Belges », entre autres décalages de perspective sur cette France qui est pour chacun ce qu’elle n’est pas pour son voisin. On n’est pas près d’en avoir fini avec les increvables mythes de la France. Nos contemporains ne sont pas en reste, en effet, si l’on en croit les commentateurs de Pierre Bergounioux (avec ses clichés), de Jean-Claude Grumberg (pour sa trilogie juive) ou de Lydie Salvayre (vers le « roman d’une nouvelle utopie nationale »).
Gautier (1). Théophile Gautier, Théâtre de poche, édition d’Olivier Bara (Classiques Garnier, 2011, 438 p., 49 €). Avis aux metteurs en scène. Un petit nombre de pièces rassemblées en 1855 sous le titre Théâtre de poche par Gautier mériteraient d’être sorties de l’oubli. C’est ce que plaide Olivier Bara, qui réédite ce qui se présente sous au moins cinq formes : arlequinade, bastonnade, comédie-proverbe, mystère et prologue en vers. Il souligne qu’on trouve dans cet ensemble de pièces courtes un véritable « conservatoire d’art dramatique, plus vif, plus pur, plus poétique » que les productions de l’époque écrasées, pour beaucoup, de conventions sociales. La publication d’œuvres théâtrales dans les quotidiens et les périodiques offrait une seconde chance aux « refusés de la scène ». Il en fut ainsi de deux des petites pièces de Gautier, La Fausse Conversion, parue dans la Revue des Deux Mondes, etLe Tricorne enchanté, présenté dans La Presse. Olivier Bara souligne que des textes comme Une larme du diablepermettent l’expression d’« un rêve universel dégagé des contingences du temps et de la relativité historique ». Quant au Pierrot posthume, il constitue une sorte de prototype de l’arlequinade. Le livre comprend également le prologue récité en 1845 à l’Odéon et qui se termine par un appel à la mansuétude du public : « L’aigle qui va planer en rampant se balance / le but est le soleil, le chemin l’infini / et l’oiseau, palpitant, hésite au bord du nid / mais quand il s’est lancé dans le vent qui l’appelle / prenez garde qu’un plomb n’ensanglante son aile / car il est des chasseurs qui font [sic] la lâcheté / de tirer sur un aigle ivre d’immensité. » Il se termine sur l’ode à Pierre Corneille qui connut les affres de la censure du Second Empire, laquelle ne supportait pas qu’il fût suggéré que la gloire du dramaturge dépassât celle du Roi-Soleil. Ce texte en vers, Alexandre Dumas eut le mauvais goût de le republier plus tard en version expurgée, ce qui ne mit pas Gautier d’excellente humeur, lui qui prit par ailleurs plaisir à s’introduire, chez lui, pour un anniversaire, dans la distribution restreinte du Pierrot Posthume et du Tricorne enchanté, ce dont rend compte l’une des propositions finales de cette édition critique.
Gautier (2). Théophile Gautier, Œuvres complètes IV. Critique d’art. Les Beaux-Arts en Europe. 1855, texte établi, présenté en annoté par Marie-Hélène Girard (Champion, 2011, 840 p., 185 €). Cette édition des Œuvres complètes,où cinquante volumes sont prévus, commence à révéler son caractère monumental avec de tels volumes. Il faut plus de six cents pages denses pour réunir l’ensemble des feuilletons que Gautier consacra à la peinture et à la sculpture exposées dans le Palais des Beaux-Arts de l’Exposition universelle de 1855 : un univers foisonnant d’œuvres le plus souvent oubliées aujourd’hui, et dont Marie-Hélène Girard a cherché à identifier la localisation actuelle (mais beaucoup sont introuvables). C’est un continent perdu dont nous parle Gautier, des dizaines d’œuvres et d’artistes qu’il décrit et juge, aime ou déteste. Pareil volume ne se prête évidemment pas à la lecture continue, mais c’est un apport considérable à la fois pour l’histoire de l’art et de la critique, autant que pour comprendre les mythologies personnelles de Gautier. On rêverait d’une édition illustrée, dont on comprend l’impossibilité. Toutefois, un cahier reproduit les photographies prises à l’Exposition par Eugène Disdéri et qui donnent une image saisissante des salles du Palais.
Gautier (3). Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale 1843-août 1844, tome IV, Texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier (Champion, 2012, 1096 p., 190 €). Plus de mille pages ne suffisent pas à recueillir la totalité des feuilletons de Gautier pendant deux années, et le volume s’arrête en août 1844 (il faut dire qu’en plus des critiques proprement dites, on trouve ici les premiers portraits des albums consacrés par Gautier auxBeautés de l’Opéra). On sait le tournant que représente l’année 1843, avec la conjonction des Burgraves et de laLucrèce de Ponsard, dont l’histoire théâtrale a si outrageusement faussé le sens. Les Burgraves ne sont pas l’« échec » qu’on a voulu dire et, traversée de frissons romantiques, Lucrèce n’est pas le simple « retour à » qu’on a trop voulu y voir. On trouve aussi le compte rendu de l’Antigone de Sophocle à l’Odéon en 1844, importante par son désir de restituer quelque chose de la représentation dans la Grèce antique. On assiste à la création de Don Pasquale, à des prises de rôles raciniens de Rachel (Phèdre et Bérénice, cette Bérénice qui fait tant baîller Gautier), à des concerts de Liszt et de Berlioz (avec, entre autres, la première exécution de l’ouverture du Carnaval romaindont Gautier vante l’« originalité incroyable ») et à ces innombrables vaudevilles, ballets et féeries qui, racontés par Gautier, sont un véritable spectacle dans un fauteuil, même quand le critique s’y était ennuyé. Invitons le lecteur à savourer spécialement le compte rendu de L’Incendio di Babilonia dans le feuilleton du 6 juin 1843, chef-d’œuvre d’humour parodique. Comme d’habitude, le volume comprend en appendice d’utiles notices sur les principaux auteurs et acteurs mentionnés par Gautier, ainsi que plusieurs index.
Genevoix. Michel Bernard, Pour Genevoix (La Table Ronde, 2011, 200 p., 5,8 €). Cet essai biographique se veut le point de départ d’un retour à l’œuvre du « vieux monsieur élégant qui plaisantait avec malice et bienveillance, et causait juste » sur le petit écran des années 1970. On peut, certes, être sensible à l’empathie chargée de nostalgie de l’auteur pour les paysages qu’évoque Genevoix et comprendre son admiration pour ce fils de petits commerçants de province, devenu normalien puis académicien, et qui eut le courage de témoigner sur les événements tragiques dont il fut acteur et témoin. Mais l’on doit aussi attendre des analyses plus approfondies et détachées de ces réactions affectives pour revenir à cette œuvre où les instituteurs puisaient parfois le texte d’une dictée.
Giono. Gérard Calmettes, Giono m’a dit (Éditions de l’Armançon, 2012, 116 p., 15 €). On s’attend à un livre de souvenirs, à un témoignage, c’est donc avec curiosité qu’on ouvre le volume avant de constater très vite son erreur. Car l’auteur n’a connu Giono qu’à travers ses livres, et les paroles qu’il met dans sa bouche, les propos qu’il lui prête, sortent de son imagination et ne sont que le produit des émotions qu’ont fait naître en lui ses lectures, de sorte que son propos hésite entre un essai sur l’écrivain et une esquisse d’autobiographie. Gérard Calmettes, cadre comptable dans une grande banque, a découvert les vraies richesses avec Giono et, pour que sa joie revienne et surtout qu’elle demeure alors qu’il se morfondait dans un bureau inhumain, il quitte le monde honni de la ville, de la concurrence, du capitalisme, du productivisme, pour un retour à la nature, seule capable de permettre une vie harmonieuse et apaisée (mais avec, si l’on a bien compris, une de ces confortables pré-retraites qui ont longtemps fait les délices des Français). Le propos n’est pas particulièrement original, on le voit, et, le pont-aux-ânes allègrement emprunté, les clichés pleuvent. Nettement influencé par l’écriture de ce qu’on appelle traditionnellement le Giono première manière, Gérard Calmettes tombe dans une complaisance qui lui fait oublier la différence entre logorrhée et lyrisme. Des considérations sur l’Histoire – Vichy, l’Occupation, la Libération que Giono traverse avec des bonheurs divers – font baisser le ton au niveau de propos plus dignes du Café du commerce que d’une réflexion argumentée.
Goncourt. Edmond et Jules de Goncourt, Œuvres complètes. Œuvres romanesques IV. Germinie Lacerteux,édition critique de Sylvie Thorel-Cailleteau (Champion, 2011, 248 p., 60 €). Existe-il encore des lecteurs de ces frères Goncourt célèbres pour leur place dans l’histoire littéraire, l’académie et le prix qui porte leur nom ? Il se trouve encore des amateurs de leur Journal, mais sans doute moins de leurs romans. L’occasion est donnée par ce nouveau volume des œuvres complètes de se plonger dans Germinie Lacerteux, le plus connu de ces romans, et qui trouve encore sa place dans quelques études littéraires. En allant rechercher, dans leur propre existence, la mort de leur servante – un sujet propre à en venir à une tragédie populaire –, les Goncourt ont signé l’un des actes de naissance du Naturalisme. Saluée par Sainte-Beuve à sa parution en 1865, l’œuvre fut écrite, explique Sylvie Thorel-Cailleteau, à un moment où les deux frères avaient développé une intense activité de journalistes et publié plusieurs livres historiques, ainsi que trois romans (En 18…, Sœur Philomène et Renée Mauperin, repris dans les trois premiers tomes de cette édition). Se lançant résolument dans la fiction sociale, partageant la volonté hugolienne de marier poétique et politique, ils considéraient cependant que Les Misérables n’étaient pas si misérables que cela et qu’il convenait d’offrir un cadre social réaliste à ces femmes de basse classe devenant héroïnes de roman, bref qu’il fallait créer une ambiance adéquate. Ils allèrent la chercher en se promenant du côté de la barrière de Clignancourt, mais surtout autour de chez eux, dans ce qu’ils considéraient comme « l’abominable quartier Saint Georges ». À ce moment de leur évolution, les Goncourt entretenaient également un rapport déférent, mais critique, à Balzac.S’inscrivant explicitement et sans excès de modestie dans l’histoire de la littérature française, ils mirent beaucoup d’énergie dans cette création. Deux préfaces de l’œuvre permettent de relier la fiction à l’histoire réelle des deux frères, référence étant faite au Journal et à l’histoire de la servante, Rose. La première, écrite lors de la publication du roman, commence ainsi : « Il nous faut demander pardon au lecteur de lui donner ce livre, et l’avertir de ce qu’il y trouvera. Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai. Il aime les livres qui font semblant d’aller dans le monde : ce livre vient de la rue. » La seconde fut signée du seul Edmond pour une réédition en 1886, Jules étant disparu en 1870. Elle se termine par un chef-d’œuvre de machisme profond : « Pauvre créature ! Nous lui pardonnons et même une grande commisération nous vient pour elle, en nous rendant compte de tout ce qu’elle a souffert… Mais pour la vie, il est entré en nous la défiance du sexe entier de la femme, et de la femme de bas en haut, comme de haut en bas. Une épouvante nous a pris du double fond de son âme, de la faculté puissante, de la science, du génie consommé que tout être a du mensonge ». Ouvrant tout grand sur ces bases masculinistes le boulevard du Naturalisme, le roman crée le personnage pitoyable d’une victime d’abus sexuel dans ses jeunes années, venue à Paris comme domestique d’une vieille fille d’origine aristocratique, laquelle va la prendre en affection. Conduite à refuser le mariage pour ne pas perdre son emploi, Germinie transfèrera son amour sur une nièce, puis sur un jeune enfant qui grandira et au charme duquel elle succombera, avant de sombrer dans l’alcool et finir d’une manière sordide et qu’on laissera au lecteur le soin de découvrir. On comprend qu’une partie de la critique de l’époque ait choisi de tirer à boulets rouges sur ce roman. En 1888, une pièce tirée du roman subit les foudres de la censure. Eu égard à la qualité et au prix de cette édition, il eût été souhaitable que certaines critiques de l’époque, diatribes ou compliments, inaccessibles au lecteur d’aujourd’hui et libres de droit, figurassent en complément du texte. Cela est d’autant plus vrai que la préface donne un avant-goût de ces réactions, en particulier le jugement de Zola, pour lequel ce texte possédait un caractère inaugural de ce qu’il devait massivement développer, mais aussi l’admiration témoignée par Flaubert. Sept volumes sont annoncés pour achever cette édition des œuvres romanesques des Goncourt, dont les quatre derniers seront consacrés au seul Edmond, survivant d’un des plus fameux binômes de l’histoire de la littérature.
Guibert. La Revue littéraire. 51, Hervé Guibert (1955-1991) (Léo Scheer, 2011, 69 p., 10 €). Compte tenu de la diversité de l’œuvre d’Hervé Guibert – critiques de photographie, romans, écrits autobiographiques, photographies –, compte tenu de ses amitiés, du nombre de ses lecteurs et admirateurs, ce numéro spécial de La Revue littéraire est une déception. Soixante-douze pages mal fagotées, une maquette de bulletin provincial, ce numéro sans conception éditoriale à la hauteur du sujet fait piètre allure avec quelques contributions complaisantes de peu d’intérêt.
Guillevic. Guillevic maintenant, sous la direction de Michael Brophy et Bernard Fournier (Champion, 2011, 432 p., 90 €). Réparties en six sections, les contributions réunies dans ce recueil interrogent le nunc guillevicien dans toutes ses dimensions, ses tensions et ses paradoxes, en revisitant l’ensemble de l’œuvre, de Terraqué à Relier, avec des incursions dans les inédits, les manuscrits et les textes de jeunesse. Les résonances philosophiques de l’œuvre retiennent particulièrement l’attention des commentateurs, qui prolongent des réflexions, amorcées antérieurement, sur l’influence des pré-socratiques (Anaximandre, Anaxagore, Démocrite) et sur la fécondité des rapprochements de l’œuvre avec la phénoménologie ou, de manière plus hardie, avec les interprétations actuelles du spinozisme. Les études du rapport de Guillevic à la science (regroupées avec celles qui touchent à la question de la religion et de la foi) ne se limitent pas à l’influence des mathématiques et proposent des rapprochements avec des notions-clefs de l’astrophysique moderne. Une série d’essais stylistiques et de micro-lectures, d’intérêt inégal, proposent des réflexions sur un thème ou l’analyse de sections de recueils. Les trois études finales sont consacrées à l’intérêt de Guillevic pour la peinture, la sculpture et la poésie hongroise : on y rappelle le rôle décisif que joua pour lui la découverte de la peinture de Cézanne, qui coïncida avec sa lecture de Marx ; on y réfléchit à l’autoportrait en creux et à l’art de voir que dessine Impacts, recueil de poèmes où Guillevic dialogue avec les œuvres de douze peintres contemporains ; on fait le point sur l’actualité de l’écrivain en Hongrie. L’entrelacs des témoignages intimes et des analyses donne à ce premier colloque de Cerisy consacré à Guillevic, qui succède au « colloque C.G.T » comme il l’appelait lui-même (Clancier, Guillevic, Tortel, 1979), les accents d’un hommage chaleureux.
Houellebecq. Juremir Machado da Silva, En Patagonie avec Michel Houellebecq (CNRS Éditions, 2011, 210 p., 17,90 €). L’auteur de ce récit, à la fois Journal de voyage et documentaire sur Michel Houellebecq et sur la Patagonie, est un de ces passeurs qui entretiennent encore – pour combien de temps ? – une passion inconditionnelle pour ce qui vient de France. Juremir Machado da Silva n’a pas ménagé sa peine pour traduire au Brésil des ouvrages importants, romans ou essais, et pour y faire voyager des écrivains admirés. Le récit de sa semaine en Patagonie avec Michel Houellebecq lui permet de parler de lui-même non sans auto-ironie, tout en faisant parler de tout et de rien son compagnon de route, de façon souvent drôle, par moments tout à fait sérieuse. Le portrait qu’il trace ainsi d’un Houellebecq au bout du monde est amical sans excès de familiarité, intime par moments, parfois grave et plus souvent enjoué, sur le fond d’un paysage représenté sans facilités lyriques. Une solide consommation de vins argentins favorise quelques confidences, sans exhibitionnisme. Les dialogues sont savoureux, même quand Houellebecq se contente de ses grognements coutumiers, et le lecteur y apprend beaucoup de choses sur l’écrivain, sa conception de la littérature, ses admirations, son intérêt pour les pingouins. La compagne de l’auteur fait tout au long de la figuration muette, occupée à prendre des photos : on comprend que le machisme sud-américain ne paraît pas à la veille d’abandonner la lutte.
Hugo. Marc Bressant, Les Funérailles de Victor Hugo (Michel de Maule, 2012, 84 p., 8 €). Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, Marc Bressant inaugure la collection Je me souviens qu’il dirige par un récit autobiographique à la faveur duquel il met en scène sa grand-mère Madeleine assistant, avec son père, aux funérailles de Victor Hugo. Page après page, on suit à travers le témoignage de celle qui n’était qu’une enfant les péripéties de cette journée de juin 1885 au cours de laquelle tout un peuple accompagna son poète dans sa dernière demeure. Tissant les voix, celles de sa grand-mère et de son arrière-grand-père, celles du poète et des commentateurs de l’époque, le narrateur retrouve le fil de la mémoire familiale et reconstruit un événement dont le récit a marqué son enfance et son être. Le cours de la mémoire rejoint ici le fil de l’écriture pour se mêler au flot des hommes et des femmes qui firent cortège à la dépouille d’Olympio. Au-delà de l’hommage à une grand-mère manifestement aimée, c’est bien le sens de ces funérailles qui est mis en exergue dans ce petit livre : même mort, Hugo parle tout haut, et son apothéose est encore un morceau d’éloquence où la République au berceau va puiser la formulation de ses valeurs fondatrices. « Bien des gens désormais pourront s’honorer de mourir comme est mort Victor Hugo », lit-on dans L’Univers illustré. De fait, ce que Madeleine aura gardé de cette journée d’adieu pour le transmettre à sa descendance et lui permettre d’affronter la vie, c’est qu’elle offre à chacun la légitimité de s’affranchir des dogmes des Églises pour affirmer sa dignité d’homme face à la mort. Comme son père et comme Hugo, Madeleine aura finalement « choisi de voir Dieu à l’œil nu » avec la simple grandeur que suppose le courage de cette résolution. Une leçon que le petit-fils avait visiblement à cœur de ne pas laisser perdre, à défaut d’y souscrire pleinement.
Illustrés. Les Périodiques illustrés (1890-1940) : écrivains, artistes, photographes, sous la direction de Philippe Kaenel (Infolio, 2011, 272 p., 10 €). Ce volume rassemble les communications d’un colloque sur le thème Face-à-face : écrivains, artistes et photographes à l’œuvre dans les périodiques illustrés (1890-1940). Prenant acte de l’intérêt croissant des chercheurs pour les périodiques illustrés, Philippe Kaenel argumente cette thématique à partir d’une illustration de Steinlen sur un texte de Georges Docquois, où l’artiste s’adresse à l’auteur dans une mention manuscrite en bas de son dessin, ce qui lui vaut une réplique de Docquois mécontent, conservée aujourd’hui dans les archives Steinlen. Cette anecdote et ce thème ne sont qu’un prétexte pour relier des éléments disparates : dans Le Dessinateur et la presse illustrée : autour d’Adolphe Willette, Laurent Bihl étudie les relations houleuses de Willette et de Jules Roques, directeur du Courrier français, figure à laquelle un article a été récemment consacré dansHistoires littéraires. D’autres communications sont consacrées aux recueils illustrés de chansonniers ; au dessinateur jugendstil (à partir de la revue munichoise Jugend étudiée entre 1896 et 1905) ; aux « réseaux de revues » (L’Épreuve, Le Livre d’art, Pan, La Revue rouge) autour du graveur-éditeur Maurice Dumont, animateur de ces revues et des groupes d’artistes qu’elles réunissent ; aux aléas de la publication des contes réunis dans le recueilPrincesses d’ivoire et d’ivresse, et publiés, de 1895 à 1899, dans La Revue illustrée, de Ludovic et René Baschet, futurs propriétaires de L’Illustration) : ces contes sont illustrés par André Cahart, Henry Bellery-Desfontaines, Manuel Orazi, Alfred Daguet, H.P. Dillon, artistes bien oubliés aujourd’hui. Les deux derniers articles traitent des photographes, successeurs des illustrateurs dans les revues durant le premier xxe siècle. Il est rappelé que, pour contourner la censure, les journaux illustrés de la Grande Guerre firent appel aux photographes amateurs du front – qui furent souvent des officiers censés faire appliquer les mesures d’interdiction de photographier les zones de combat.
Jarry. Collège de ’Pataphysique, Jarry en images (Gallimard, 2011, 188 p., 39 €). Coordonné par Thieri Foulc, cet ouvrage est le fruit d’un travail collectif. Jarry exigeait sans doute qu’on mêlât les mains et les esprits pour qu’àL’Ymagier initial, revue fondée avec Gourmont en 1894, répondît, plus d’un siècle plus tard, l’album d’Ymages du père d’Ubu. Car ce volume est un album organisé à la façon d’un abécédaire, ou plutôt d’un syllabaire où se résument, par le texte et l’illustration, les territoires enchevêtrés de la planète Jarry. Trois cents images donnent corps et résonance à trente-neuf facettes de Jarry, égrenées selon une disposition polyédrique permettant, précise Thieri Foulc, « d’approcher simultanément son œuvre, sa personne, sa vie, ses entours, sans le soumettre à la réduction propre au critique, au psychologue, au biographe ». Le propos a le mérite de la clarté : il vise moins à la distinction raisonnée des strates et des niveaux qu’à la promotion d’un mélange privilégiant les croisements et les échos, les rencontres et les ricochets. Comme le déclare le même Thieri Foulc dans son avant-propos : « Ces images relèvent de plusieurs genres que l’on s’est attaché à ne pas séparer. » Œuvres graphiques de Jarry, fragments de manuscrits de toutes sortes, reproductions de jaquettes d’ouvrages, notes et esquisses s’associent aux documents qui témoignent de la présence des artistes « amis », alliés spirituels. De Bonnard à Toulouse-Lautrec, de Gauguin à Beardsley, sans omettre Doré ou Rousseau, c’est tout un ruban d’illustrations et de photographies qui se déroule de page en page, offrant au regard non seulement de saisir la permanente imbrication du lisible et du visible, mais aussi de percevoir les profonds accords, de geste et d’esprit, qui résultent d’une connivence esthétique et éthique. L’entrée Peintres en donne la mesure, qui rappelle cette passion des images si ancrée en Jarry et l’influence séminale que certains peintres, tels Bernard, Gauguin ou Filiger, ont exercée sur ses choix de poète. C’est en écho aux pratiques des peintres de Pont-Aven et aux Nabis que Jarry résolut de s’en tenir à un art soutenu par la trinité suivante : « simplification, tension vers l’idée, refus de la description ». Aussi l’image, ou plutôt l’Ymage, est-elle un lieu paradoxal : loin de proposer un analogon du réel, elle s’apparente à un travail de déformation et de réélaboration où se déclinent les actes d’un imaginaire en mouvement. On entre donc dans ces Ymages de Jarrycomme en un parcours guidé, suivant une invitation à mêler les plans : du biographique au poétique, de l’anecdotique au pataphysique, du pictural au scriptural, les articles s’enchaînent, alphabétiquement programmés, mais c’est là l’unique règle de rigueur que consent la gamme des lettres. Après quoi, tous les appariements, toutes les superpositions sont possibles. On est ainsi heureux de découvrir, à côté de développements attendus sur Ubuou Phynance, un chapitre condensé et tout aussi espéré sur la Bicyclette, qui ramasse en quelques lignes images et « clichés », et un autre, bref également, quoique orné de quatre photographies, consacré à la ville de Laval, où l’on peut lire ce commentaire bien dans le ton du maître : « Né à Laval, dans la Mayenne, comme Ambroise Paré et le Douanier Rousseau, Jarry n’accorda aucune considération particulière à cette circonstance. » Car c’est à Rennes que tout commence vraiment, comme le rappelle l’article sur ce « lieu de ce monde où apparut le mythe d’Ubu ». Le syllabaire jarryque oblige à de tels déplacements ; il rend perceptibles les lignes de force qui structurent la pensée créatrice d’un artiste, tout en en révélant les nervures mobiles, mais il convie aussi bien à prendre la mesure, via la déclinaison des images et des textes, des grandes orientations esthétiques d’une époque, comme l’attestent des articles comme Dieu et Cie, Mercure et Trolls, Musiques, Revues et Science. Tel est le mérite de cet ouvrage : sans défigurer le mythe de Jarry, il resitue, par pans successifs et intriqués, un écrivain prodigieux dans le tissu vivant de son temps, entre passé imaginé et futur réinventé.
Kock. Lectures de Paul de Kock, sous la direction de Florence Fix et Marie-Ange Fougère (Éditions universitaires de Dijon, 2011, 186 p., 20 €). « Aujourd’hui, le nom de Paul de Kock a complètement sombré dans l’oubli », est-il constaté d’emblée par les auteurs. C’est si vrai qu’un recueil tel que celui-ci constitue une surprise. Oublié des lecteurs, Paul de Kock l’est sans doute, mais son nom est resté dans l’histoire littéraire, où certes nul critique ou historien ne va le déranger. Certains, pourtant, ont réclamé, non sa réhabilitation, mais sa remise en perspective, comme contrepoint, par exemple, à Balzac. Voilà qui est chose engagée avec ce volume, qui réunit des articles de qualité, basés sur des recherches sérieuses. Certes, la part belle est réservée à l’étude de la réception critique (avec une anthologie de témoignages, de charges et de citations, ainsi que la réception, dans la presse, des adaptations théâtrales de Paul de Kock), mais l’analyse littéraire n’est pas oubliée. Quant à l’approche biographique sur l’écrivain, elle est facilitée par ses Mémoires (où l’on peut puiser à pleines mains appréciations, jugements, points de vue et anecdotes) et une célébrité largement commentée à l’époque, ce qui nous vaut d’accéder aujourd’hui à d’innombrables mentions dans la presse et les ouvrages numérisés. C’est en cela que Kock est un auteur « important » de son siècle : cette importance n’est pas seulement celle d’un écrivain à succès, à la tête d’une œuvre vaste, c’est aussi celle d’un écrivain qui a été au centre d’un discours critique traversant tout le siècle. Parmi les points étudiés, plusieurs auteurs s’intéressent à son « rire », au comique, à son côté précurseur du burlesque (on pourrait aller jusqu’à parler de « gag »), à son caractère d’écrivain pour cabinets de lecture, ou à son côté « physiologiste ». Le fait que les contributeurs soient des spécialistes du Naturalisme, de Zola ou des Goncourt a pu jouer. Un seul auteur souligne l’importance de la tradition moliéresque ou rabelaisienne, la comédie ou la farce n’étant pas, tant s’en faut, une invention « kockienne ». Paul de Kock s’oppose au romantisme, démontre un autre, et même s’oppose aux tendances du roman moderne d’analyse. Un article détaille la lecture et la réception de ses œuvres par Dostoïevski. Est aussi rappelé le fait que ses productions peuvent être lues comme des documents, ce qui était déjà dit par certains contemporains, comme Gautier. Il apparaît aussi que les recherches et les lectures que suppose un tel sujet ont été aidées par la mise à disposition des textes sur Gallica. Mais il n’était peut-être pas utile de reprendre le canular stupide (car improbable) de Mirecourt, selon lequel il existerait une publication américaine ayant pour titre Les Amours de George Sand et de Paul de Kock.
Laforgue. Christian Bussy, Bulles (Éditions Grenadières, Bruxelles, 2012, 36 p., s.p.m.). Auteur d’une Anthologie du Surréalisme en Belgique et de Les Surréalistes au quotidien (dont il fut rendu compte en leur temps dansHistoires littéraires), Christian Bussy vient de faire paraître, en un tirage fort restreint – vingt exemplaires hors commerce – un fascicule constitué de miscellanées. Il y raconte, images à l’appui, comment il a récemment retrouvé la tombe de Leah Laforgue, veuve du poète, dans le cimetière de Teignmouth, dans le Devon. Le nom de Laforgue était caché par la terre, ce qui n’a pas facilité la recherche. On connaissait cette tombe par une photographie prise il y a longtemps par le laforguien anglais David Arkell. On sait aujourd’hui, grâce à Christian Bussy, qu’elle n’a pas disparu, comme on pouvait le craindre. Le chauffeur de taxi qui a aidé le chercheur à localiser son emplacement s’appelait Robert, et sa photographie en pied sur les lieux est reproduite dans le fascicule. Il fera sans doute plaisir à Christian Bussy de savoir que, contrairement à ce qu’il suppose, une photographie de Leah Laforgue nous est parvenue.
Lautréamont. Ruy Câmara, Les Derniers Chants d’automne. La vie mystérieuse et sombre du comte de Lautréamont, traduit du portugais par Marie-Hélène Parret Passos (BookSurge Publishing LLC, 2011, 482 p., s.p.m.). Ducassiens fervents, lisez ce livre, Ducassiens austères, abstenez-vous. C’est une biographie largement imaginaire, mais qui part de faits et de personnages bien réels, utilisant même des éléments très fouillés de la vie d’Isidore Ducasse. La vigueur du récit réside précisément dans ce lâché de bride que s’est accordé l’auteur, brassant des situations fictives, composant de novo des lettres écrites par le poète ou à lui adressées – de quoi séduire les fidèles de la Chronique des manuscrits perdus et retrouvés des défunts Cahiers Lautréamont – et faisant entrer dans son histoire des personnages de fiction qui auraient pu, qui auraient dû, être repérés par les biographes de l’auteur des Chants de Maldoror. Tout progrès biographique ne passe pas forcément par l’objectivité stricte.
Lettrisme. Fabrice Flahutez, Le Lettrisme historique était une avant-garde (Presses du Réel, 2011, 255 p., 20 €). Habitée par un symptôme historiciste obsessionnel qui ne se manifeste que pour tenter de faire passer la vessie lettriste pour une lanterne qui éclairerait une histoire de l’art enfin révisée, cette collection dijonnaise fait quelque peu monter la moutarde au nez. Non seulement aucun ouvrage ne changera rien à l’inintérêt du « nombre immense [sic] d’œuvres dans tous les domaines des arts visuels » dont il est fait état en quatrième de couverture (quelles œuvres, quels écrits percutants, marquants ?), mais le titre même de l’ouvrage laisse perplexe, avec son allure de slogan. Il y a assez de définitions de l’avant-garde données par Debord et Asger Jorn pour rappeler que, s’il y a eu avant-garde, elle laisse trace au présent dans les consciences ; quand elle a fait son temps, la page est tournée. On a beau lire ce livre dans tous les sens, il n’a rien de convaincant. Il écarte les sources historiques comme les études contemporaines, mais cite à tour de bras un mince opuscule, seul écrit du directeur de collection. Cette publication répond-elle seulement à un minimum de critères « scientifiques » ou objectifs ? Hausmann est orthographié avec deux n ou un seul suivant les passages, Poupard-Lieussou avec un t à la place du d de temps à autre, sans parler du « compte » de Lautréamont. L’index, perturbé par toutes sortes d’italiques injustifiés, nombre d’approximations et fautes, abîme l’œil du lecteur et offense ses connaissances. Mais le principal défaut du livre est d’être barbant.
Mac Orlan. Pierre Mac Orlan, Écrits sur la photographie, textes réunis et introduits par Clément Chéroux (Textuel, 2011, 175 p., 25 €). Les œuvres de Mac Orlan, qui ont fait rêver tant de lecteurs, sont peu rééditées. Les textes et les photographies réunies ici dévoilent tout un pan ignoré de l’activité de cet auteur épris de modernité, non moins que de plongées dans le passé de sa jeunesse ou de la littérature. Lui-même a pris des photographies, a souhaité que des photographies illustrent ses écrits, et a surtout commenté, sous forme de préfaces ou d’articles, les plus grands photographes de son temps : Eugène Atget, que les surréalistes n’ont donc pas été les seuls à défendre, Germaine Krull, André Kertész, Claude Cahun pour ses Aveux non avenus (voilà qui était bien vu !) et Otto Steinert pour Le Nu international. Il évoque Doisneau, Brassaï, Cartier-Bresson, Izis, et se fait portraiturer par Man Ray. Le « fantastique social » prôné par cet aventurier en esprit se situe entre l’expressionnisme, qu’il a bien connu lors de ses reportages, et le « merveilleux quotidien » d’Aragon et des surréalistes. Une photographie pouvait être à l’origine d’un de ses poèmes, comme Simone de Montmartre. Le Berlin de la République de Weimar ou l’énigmatique « Rue du centre » surgissent dans un clair-obscur mélancolique. Mac Orlan concevait la photographie comme une activité littéraire, exploratoire, révélant des détails jusque-là inconnus. Le passé se fige en éternité, au lieu que l’image tue la réalité. En couverture, une photographie de deux prostituées tunisiennes derrière une fenêtre grillagée : tout un symbole.
Mallarmé. Martine Rouart, La Cuisinière de Mallarmé (Michel de Maule, 2012, 94 p., 9 €). Dans la collection Je me souviens, la petite-fille de Valéry se souvient de son grand-père dans la maison du 40, rue de Villejust, aujourd’hui rue Paul-Valéry, en tentant de restituer, avec les mots de l’adulte, les perceptions de l’enfant qu’elle fut entre cinq et huit ans. Pas de récit chronologique de ces années qui furent les dernières du grand homme, entre 1940 et 1945, mais une série de courts chapitres-souvenirs évoquant, à travers les pièces de la maison, cette communauté du 40 – Julie Manet et ses cousines Paule et Jeannie Gobillard continuèrent de vivre ensemble après le mariage de Jeannie avec Valéry et de Julie avec Ernest Rouart –, placée par le titre sous le patronage symbolique de Mallarmé, lequel intronisa en 1896 celle qui fut, une soixantaine d’années durant, plus que la cuisinière : l’âme de la maison. Deux chapitres interrompent cette série pour apporter à la perception enfantine le contrepoint du regard adulte, lorsque l’auteur, ayant entrepris à vingt ans des études de philosophie, redécouvrit son grand-père, mais par son œuvre cette fois. Ce petit livre au ton juste et touchant, attentif « à ne pas enfler ces souvenirs », est complété par un cahier photographique, et par la reproduction en fac-similé du cahier de recettes (de pâtisseries), non de Charlotte Lecoq, la cuisinière du titre, mais de celle qui l’inspira, Blanche Monet, la belle-fille du peintre.
Marcotte. Bernard Marcotte, Théâtre, préface d’Henri Chambon (Thélès, 2011, 288 p., 19 €). Né en 1887, un an après Alain-Fournier, Bernard Marcotte est, comme lui, mobilisé en 1914. Blessé à trois reprises et tuberculeux, il passe la fin de sa vie sur un lit d’hôpital, jusqu’à sa mort en 1927. Il n’a eu que le temps d’ébaucher une œuvre pourtant prometteuse : en 1908, dans son acte en vers Le Moulin des chimères, Louis Jouvet interprétait Don Quichotte ; en 1913 paraissait Les Fantaisies bergamasques, un recueil de contes. Aussi Ma Mère l’Oye, la première des pièces ici réunies (et la plus tardive, datant de 1913), s’apparente-t-elle à un conte de fées : de retour en grâce à la cour, Ma Mère l’Oye ramène avec elle la petite Mab, « reine des libellules et des p’tits nuages », avec le dessein de lui faire épouser le roi Primevère, en dépit de Pandolphe et Pancrace, deux courtisans plus bêtes encore que malavisés. Viviane et Ariel, fragment en prose, est un duo d’amour entre les deux personnages éponymes. Henri Cambon, dans sa préface, présente Marcotte comme « avant tout un poète », et il est vrai que, des quatre œuvres ici recueillies, la meilleure moitié est en vers. Ce sont d’une part, d’après une farce du tréteau de Tabarin, Le Double Message (1910), d’autre part un lacunaire Songe d’une nuit d’été (1908). Laissons la farce, qui, avec ses quelque trois cent vers, semble un exercice, au demeurant réussi. Plus intéressante malgré ses lacunes est cette réécriture « ad usum Galliae » du Midsummer Night’s Dream. Marcotte ne se contente pas de ramener Shakespeare à la raison classique : il multiplie les références aux peintres du xviiie siècle, il réagence la fable au gré de sa fantaisie. Jouons des airs nouveaux sur nos vieux tambourins, dit l’un des fous à l’acte V. À défaut de faire du nouveau, Marcotte rencontre parfois l’intemporel et la fausse simplicité de la poésie familière : « Si j’étais écureuil, fait-il dire à son Puck, Avec de petits airs d’élégance et d’orgueil, / Le museau fin, l’œil vif et la prunelle bleue, / J’irais m’asseoir là-haut en retroussant ma queue ; / J’aurais pour compagnons la grive et le hibou ; / Mes yeux seraient luisants et mon poil serait roux. » Il y a du Francis Jammes dans cette réplique, ou même du René-Guy Cadou ! On sait gré à Henri Cambon d’employer ses loisirs saint-germanois à faire connaître son patrimoine artistique, et littéraire en particulier. Il a choisi pour illustration de couverture une aquarelle de sa grand-mère Andrée Lavieille-Tuffrau et les documents qu’il publie furent pieusement conservés par son grand-père, Paul Tuffrau, écrivain lui aussi, et ami de Marcotte. Évidemment, nul ne naît éditeur et établir le texte d’une pièce en vers est un exercice d’autant plus complexe qu’on s’y livre, comme pour Le Songe, à partir de « brouillons (qu’il a fallu remettre “en ordre”) ». Peut-être Henri Cambon aurait-il pu, en s’inspirant des éditions du théâtre de Rostand, donner de cette pièce une présentation un tantinet plus conviviale. On le regrette, car, malgré ses rimes orphelines, la pièce paraît, à quelques exceptions, très convenablement établie. Marcotte, qui connaissait sa métrique, ne pouvait tenir « Elles savent inventer de ces tours, les perfides » pour un alexandrin (sans compter que le contexte invite plutôt à lire « Ils savent »), pas plus d’ailleurs que « Blonde et blanche avec tes yeux de pâle azur », trop court d’une syllabe. À qui enfin s’offusquerait de quelques manquements à la grammaire – « Si je vous ai fait reine »quand Thésée s’adresse à la reine des Amazones, ou bien « Tout le reste a suivi sans que j’y fus pour rien »–, rappelons que l’auteur de cette aimable « fantaisie comique » avait, lorsqu’il la composée, 21 ans à peine.
Marseille. Joseph Méry, Marseille et les Marseillais (Gaussen, 2012, 222 p., 18 €). Joseph Méry, causeur charmant, improvisateur brillant, grand pourvoyeur de feuilletons, est aujourd’hui presque totalement négligé, si l’on excepte ses collaborations théâtrales avec Nerval (Le Chariot d’enfant, L’Imagier de Harlem ou la Découverte de l’imprimerie). On doit donc considérer comme une bonne fortune la réédition de cette monographie publiée en 1860, puis recueillie dans l’édition Calmann Lévy des Œuvres complètes de Méry. C’est une introduction pleine de verve à l’histoire de Marseille et surtout au mode de vie des Marseillais, par un pur Marseillais. À une époque cruciale pour la ville, alors que, sous l’impulsion du banquier Mirès, elle se métamorphose pour entrer dans l’âge moderne (« En devenant essentiellement française, la Provence inaugure une ère nouvelle. Marseille, avant peu, fera voir à la Méditerranée la puissance mercantile et industrielle de Liverpool et de New York »), Méry brosse une galerie de caractères marseillais : le sanjanen (habitant du quartier Saint-Jean), le portefaix, l’amateur d’opéra, le chasseur, le gourmand de bouillabaisse, le joueur de boule, etc. L’écriture est alerte et malicieuse, le trait caricatural n’est jamais grossier. Certaines scènes sont remarquables par leur entrain, comme les triomphes de Rachel à Marseille ou les scènes de chasse sans gibier, mais le plaisir de lecture est gâché par les à-peu-près de la préface, qui ne donne aucune indication sur la genèse de ce texte ou plutôt de ces textes, car, manifestement, le livre est un recueil d’articles. De plus, pourquoi continuer à faire naître l’écrivain aux Aygalades à une date donnée comme douteuse, alors que son acte de naissance, reproduit intégralement par Émile Camau dans son Joseph Méry, indique que Méry est né « rue de l’Égalité, isle 184, maison 5 », le 2 pluviôse an V ? Pourquoi dater La Chasse au chastrede 1853, quand cette nouvelle fait son apparition seize ans plus tôt, sous le titre La Chasse d’un artiste », dans laRevue de Paris de février 1837 ? On déplore aussi de nombreuses négligences typographiques et des coquilles (Mérold pour Hérold). Pour autant, ces réserves ne doivent pas décourager le lecteur de découvrir cet écrivain qui, au dire de Gautier, n’était « pas tout à fait dans son œuvre, quelque remarquable qu’elle soit, et qui a emporté avec lui la meilleure part de lui-même ».
Masques. Jeu de masques. Les femmes et le travestissement textuel (Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2011, 282 p., 27 €). Ces actes d’un colloque de 2009 constituent un panorama d’études, réunies par Jean-Philippe Beaulieu et Andrea Oberhuber, sur le thème du travestissement textuel à travers des éclairages multiples (histoire sociale, rhétorique, gender studies, analyse intermédiale), allant du mythe d’Agnodice à Claude Cahun, en passant par le journalisme de Delphine de Girardin. Une grande place est accordée aux représentations du masque dans la littérature féminine des deux derniers siècles : le masque perçu comme une réalité sociale, comme une figure métaphorique, comme faisant partie d’une mythologie liée à la transgression du désir et à la révélation d’un non-dit. Le masque est dans tous les cas un motif qui met en évidence une stratégie de représentation de la femme-artiste. Cet ouvrage, dans sa variété, illustre ses enjeux sociologiques et historiques.
Maupassant (1). Guy de Maupassant, Théâtre, texte établi, présenté et annoté par Noëlle Benhamou (Éditions du Sandre, 2011, 507 p., 35 €). Maupassant ne se rendait-il au théâtre que durant les entr’actes, comme il le confia un jour, par boutade, à un journaliste ? Même parmi ses proches amis, ceux des canotages de Bezons, qu’on retrouve dans Mouche, les avis sont partagés quant à ses penchants pour l’art dramatique. Noëlle Benhamou rappelle que, selon Robert Pinchon, Maupassant détestait passer une soirée dans une salle de spectacles, mais Charles Lapierre prétend qu’« une seule chose pouvait distraire Maupassant du canotage, c’était le théâtre ». S’y retrouve qui pourra ! Il n’empêche que Maupassant a écrit pour le théâtre et qu’on représente encore aujourd’hui, avec succès,La Paix du foyer. On a donc bien fait de réunir son œuvre dramatique, en un volume de plus de 500 pages, enrichi d’introductions, de notes, d’annexes, d’un tableau chronologique et d’une bibliographie. C’est la première tentative faite pour aborder, de façon documentée, les pièces laissées par l’écrivain. La postface, commençons par elle, situe l’auteur dans la production de son époque : elle étudie les stratégies d’un auteur qui, il ne le cache pas, cherche à réussir et gagner de l’argent à travers un genre alors à la mode. Il fait feu de tout bois, abordant tour à tour le drame historique, la comédie dramatique, le théâtre de salon, voire la farce paillarde. Il faut saluer le courage de l’éditeur qui a inclus À la feuille de rose, maison close – pièce rafraîchissante pour Flaubert mais salauderie selon Goncourt – et l’a accompagnée de notes sans pudibonderie qui constitueront assurément un manuel de civilité pour les petites filles. Malgré sa diversité, le Théâtre de Maupassant révèle une continuité de recherche qui le place aux marges du Théâtre-Libre, entre réalisme et romantisme – le terme serait peut-être à préciser et nuancer –, entre tradition et modernité. Ce qui enlève de l’efficacité à ce Théâtre, c’est l’obligation, à laquelle Maupassant s’est cru tenu, de respecter les traditions, les contraintes, voire les ficelles (il emploie le mot) d’un genre qui commençait à s’user. À ses yeux, il y avait quelque chose de faux et de convenu (il le dit dans le conte La Moustache) dans la représentation : le tableau le plus réaliste n’est jamais qu’une suggestion en carton pâte. Aussi tenta-t-il d’autres voies : celle du théâtre d’analyse, comme dans Histoire du vieux temps ou La Paix du foyer, ou celle du théâtre dans le théâtre, comme dans Une répétition ou dans le conte Julie Romain. On sent bien que le cadre de scène était trop étroit pour lui. Il ne s’y sentait pas indépendant, aspirant à une plus grande liberté scénographique. C’est sans doute pour cela que ses contes dialogués sont plus réussis que ses pièces : ils s’épanouissent librement au gré de l’imagination du créateur et du spectateur-lecteur, et se débarrassent des oripeaux visibles du théâtre au profit du seul dialogue. Précisément, l’édition de Noëlle Benhamou, par ses notices, ses références aux comptes rendus des premières, ses bibliographies et le catalogue des mises en scène depuis la création jusqu’à nos jours, cherche à se tenir au plus près de la vie scénique de l’œuvre. Le volume contient toutes les pièces jouées ou publiées du vivant de l’auteur, et c’est en vertu de ce principe que La Trahison de la Rhune se trouve rejetée en annexe ; en revanche, Noëlle Benhamou ne retient pas Madame Thomassin, œuvre que Maupassant n’a jamais avouée, mais dans laquelle Marlo Johnston, avec de forts arguments, reconnaît sa griffe autant que celle de Busnach. Noëlle Benhamou n’a pas prétendu non plus à une édition critique qui l’eût entraînée dans la difficile étude des manuscrits. Elle a voulu offrir au lecteur curieux et cultivé un livre lisible, c’est la plus louable des intentions. Elle a réussi.
Maupassant (2). Frédéric Martinez, Maupassant (Gallimard, 2012, 416 p., s.p.m.). Sur le Maupassant mort, la biographie pullule. En voici une qui ne fera oublier ni Armand Lanoux, ni Nadine Satiat, et que le récent travail de Marlo Johnston (dont Histoires littéraires parlera dans son prochain numéro) rend caduque dès sa publication. Le présent livre s’inscrit dans une collection dont le propos est de raconter « la vie des hommes et des femmes qui ont marqué le monde ». C’est évidemment le grand public qu’elle vise. Elle se doit donc d’observer une certaine facilité d’écriture et une démarche suffisamment captivante, voire romanesque. De ce point de vue, l’objectif est atteint. Ni l’éditeur, ni l’auteur ne prétendent offrir un ouvrage d’érudition. C’est entendu, et on ne va pas leur reprocher de n’avoir pas fait ce qu’ils ne voulaient pas faire. Pour autant, un ouvrage de vulgarisation doit-il se dispenser de s’appuyer sur une documentation suffisante et sûre ? Non, ne serait-ce que par respect pour le lecteur. Or, c’est par là que le travail de Frédéric Martinez pèche gravement. Passons sur ce qui n’est peut-être que coquilles (Chaperon pour Chapron, Philippe Gilles pour Gille, et Cramoyson pour Cramoysan), acceptons encore une tendance envahissante à l’amplification et mettons sur son compte la multiplication et la concentration des détails reprenant deux fois le même fait (par exemple, les perceptions salées du goût) ou condensant, en une page mélodramatique, un an de déchéance physique – la biographie romancée a ses droits, sinon ses devoirs. Plus gênante est la méthode qui consiste à travailler de seconde, voire de troisième main. Ainsi l’histoire de la trompeuse Fanny, qui se moquait si bien du jeune Guy et de ses vers passionnés, démarque, sans le savoir ou sans le dire, le Cahier d’amour de Gisèle d’Estoc à travers le travail de Nadine Satiat, cité à longueur de pages ; le récit de l’emménagement rue Boccador paraphrase librement celui des Souvenirs de François. Ce procédé entraîne de fâcheuses constatations : Frédéric Martinez ne semble pas avoir beaucoup lu les vers de Maupassant, qu’il ne cite jamais directement, ni les chroniques, qu’il ignore à peu près, alors qu’elles lui eussent apporté de précieux matériaux, d’autant que les éditions procurées par Gérard Delaisement ou Henri Mitterand ajoutent au texte une annotation riche. Ainsi, pour ne citer qu’elles, les dernières lignes de la chronique La Jeune Fille (27 avril 1884) auraient étoffé les remarques sur la mort dont l’auteur fait, à juste titre, un des fils directeurs de son exposé. Les quelques ouvrages de référence que Frédéric Martinez suit, sans précaution critique, le conduisent à des erreurs flagrantes. Relevons-en deux, d’inégale importance. L’auteur fait partir Maupassant de Marseille le 5 novembre 1887 pour un voyage en Afrique du Nord, longuement développé : or, il n’eut pas lieu cette année-là. C’est le 6 novembre 1888 seulement que commence ce voyage, ainsi que Marlo Johnston l’a démontré. Par ailleurs, La République des lettres était une revue intéressante, située entre Parnasse et Symbolisme, et qui ne mérite les sarcasmes de Maupassant qu’en raison probable de son peu de hâte à le publier. Si Frédéric Martinez l’avait feuilletée un peu attentivement, il se serait aperçu que ce n’est pas dans ce périodique que Maupassant publia son étude sur les poètes du XVIe siècle, comme il le dit, mais dansLa Nation. Autre part, il fait des spéculations sur la passion de Maupassant pour Hermine Lecomte du Nouÿ en s’appuyant sur une lettre qui est vraisemblablement un faux. Enfin, on lit, çà et là, des approximations qui laissent perplexe. L’auteur écrit qu’à la fin de Fort comme la mort, la passion de Bertin pour Annette « le conduit sous un tramway ». Si tel avait été le cas, le malheureux peintre eût péri sur le coup et le roman se fût arrêté là, nous privant de pages qui donnent leur sens au roman (c’est aux Gobelins que Bertin est happé par un omnibus). À une autre page, c’est cette fois un tournis chronologique qui saisit le lecteur : on suit Maupassant dans ses excursions de septembre 1889 sur la côte ligure, et voici ce que cela donne : « [Maupassant] revient à Santa Margherita, en pleine fête nationale ; ça aussi, c’est épuisant. La ville célèbre l’anniversaire de l’unité italienne. […] Les façades des maisons sont pavoisées de drapeaux ; un 14 juillet de plus. » À notre connaissance, c’est en 1946 qu’a été instituée une fête nationale en Italie, et elle n’a pas été fixée en septembre, mais le 2 juin ; malgré tout, en supposant que des festivités aient célébré, en 1889, le souvenir de l’unité italienne, elles auraient eu davantage de raisons de se situer au printemps en souvenir de la date de désignation de Victor-Emmanuel comme roi d’Italie (14 mars 1861) ; enfin, mêler le 14 juillet à tout cela est une incohérence ou une grosse maladresse d’expression. De tels développements flous ne sont pas rares : ainsi, on ne voit pas avec netteté pourquoi Maupassant, dans un premier temps, « se range sous la bannière zolienne », puis s’éloigne assez vite du Naturalisme. Frédéric Martinez, qui signale bien que cette adhésion n’est qu’un des possibles « moyens de parvenir », ne dégage pas le programme littéraire que Maupassant se propose de suivre et qui se trouve exprimé dans la lettre à Paul Alexis du 17 janvier 1877 et, surtout, dans l’étude sur le roman qui est évoquée beaucoup trop rapidement. C’est peut-être là le manque le plus visible du livre : l’auteur égrène, souvent avec verve, les grands tableaux d’une vie – canotage, bureaucratie, névralgies, folie, amours et petites comtesses –, mais ne donne pas à l’œuvre une place proportionnée. Certes, il ne s’agit pas d’une étude de critique littéraire, mais, à lire les résumés cursifs des nouvelles et des romans, à constater certaines absences, on en vient à croire que l’œuvre proprement dite est un épiphénomène et se retire au second plan. Or, sans entrer dans des analyses approfondies, il était facile de lier Bel-Ami aux expériences journalistiques de Maupassant, et Fort comme la mort ou Notre cœur à ses rapports avec les arts, ou des nouvelles comme Cauchemar, L’Endormeuse,L’Homme de mars aux inquiétudes de l’individu qu’il était, et on pouvait même tirer des lettres à Marie Bashkirtseff une aptitude au jeu des masques qui n’est pas sans rejoindre cette inquiétante découverte de « l’autre qui est en nous », laquelle transparaît à travers Le Masque ou Le Horla. En vérité, si cette étude possède de la vivacité et de l’agrément, elle manque d’épaisseur, et suscite tristesse et irritation : tristesse, car on regrette que la justesse des faits cède au plaisir d’un mot ou à l’acceptation d’une idée reçue (Huysmans ne saurait passer pour un « plumitif », ni Bourget pour « un salonnard féru de psychologie mondaine ») ; irritation, car ces pages trompent sur la qualité de la marchandise : elles sont de la fausse monnaie que le lecteur naïf fera circuler comme de la bonne.
Mémoires. Itinéraires, littérature, textes, cultures. 1 (2011), Les Mémoires, une question de genre ? (L’Harmattan, 2011, 177 p., 18 €). Le registre des Mémoires soulève diverses interrogations. D’une part dans son acception, lorsqu’il s’agit d’un récit proprement autobiographique ou d’un compte rendu historique, d’autre part dans la stéréotypisation de l’auteur lui-même, qu’il fût un homme ou une femme. Cette étude tente d’approcher certaines de ses aspérités au travers d’un corpus hétérogène : monographies et synthèses thématiques. Autre écueil et non des moindres, l’étymologie du terme mémoire a contribué à une confusion dans son usage et sa compréhension. Par conséquent, écrire un mémoire ne relève pas de la même dialectique qu’écrire des Mémoires. Plus encore, et pour ajouter davantage de tohu-bohu sémantique, le phénomène est récent et a vu l’ère des mémoires collectives comme topoï d’un rendez-vous commun in memoriam, se propager. Il faut remonter les siècles pour appréhender de façon plus caractérisée la problématique du genre des Mémoires et sa distribution sexuée ou pas. Allons du côté desMémoires de Madame Roland, en 1793, lors de son incarcération, pour pénétrer un récit à la croisée du témoignage historique et des confessions. Cet écrit est symptomatique de ce que l’héroïsme féminin se doit d’être en adéquation avec un sujet masculin et de ce que la femme mémorialiste ne l’est qu’à travers la focale du récit d’actes masculins (époux, fils, etc.). Les Mémoires des « Vendéennes », femmes à l’arrière, ont contribué à la stéréotypisation de la souffrance héroïque de l’homme au combat et à celle, plus pathétique, de la femme éplorée qui doit rester en second plan de l’écrit. Car la mémorialiste doit faire montre de modestie, voire être pleureuse ou gardienne du souvenir, à l’image de Madame de Bonchamps, qui témoigna en 1823. Les écrits des combattantes ou amazones, comme celui de la femme-soldat Renée Bordereau, relèvent de l’exception et sont à connotation scandaleuse, car leurs témoignages ouvrent une brèche dans l’imaginaire collectif, déplaçant les représentations du féminin et du masculin et interceptant la fonction même de l’héroïque. Parallèlement, émerge une écriture mémorialiste féminine où la mise à distance de soi-même marque un certain effacement de l’autobiographique au bénéfice d’un trait romanesque : il en est ainsi dans les récits de Madame de Boigne, entre 1795 et 1862, imprégnés des ressorts de la littérature sentimentale du XVIIIe siècle. Peu à peu, avec les Salons, les Mémoires versent dans la réflexion sociologique, la parole féminine s’ouvre au geste mondain. Mais c’est certainement avec George Sand qu’une grande part du discours mémorialiste subit l’une de ses plus déterminantes mutations : neutraliser la sexualisation de la parole. Marguerite Yourcenar lui fera écho. Pourtant, cette expérience du discours androgyne exacerbée à son comble a vu sourdre, au xxe siècle, une foison de mémorialistes, des femmes certes, qui évoquent davantage des souvenirs anecdotiques de leur temps plutôt qu’elles ne narrent des faits historiques, mais des hommes aussi, devisant hors des frontières de l’historicité et tenant en bout de plume leur « madeleine ».
Messac. Natacha Vas-Deyres, Olivier Messac, Régis Messac. L’écrivain journaliste à re-connaître (Ex nihilo, Université de Bordeaux, 2012, 256 p., 15 €). Bienheureux Régis Messac qui, du haut de son nuage, voit son nom et son œuvre régulièrement mis à l’honneur par les activités de sa Société d’Amis au sein de laquelle le petit-fils, Olivier Messac, a pris la suite du fils, Ralph. Une société éditrice d’un bulletin et organisatrice d’un colloque en 2010 sur le thème Régis Messac, un écrivain à re-connaître ? Ce sont précisément les actes de ce colloque qui, bien qu’il n’en soit pas fait mention, sont réunis dans ce volume au titre légèrement modifié : l’interrogation a fait place à l’injonction douce, et l’écrivain est devenu « écrivain journaliste », ce qui est plus conforme aux propos tenus : car ce n’est pas le Messac romancier qui est ici étudié, mais bien le journaliste. Il y a de quoi faire, puisqu’à partir de 1919 et jusqu’à sa mort en déportation en 1945, Messac a fait œuvre de polémiste, d’analyste, de billettiste et de critique dans de multiples feuilles et journaux. C’est à la revue Le Primaire, issue de la rivalité qui opposait les tenants de l’enseignement primaire à ceux du secondaire au début du xxe siècle, qu’il confia la majorité de ses textes, y publiant la bagatelle de 550 articles et notes de lecture. La cohabitation entre Régis Messac et Georges Hyvernaud dans cette publication est étudiée par Guy Durliat. Astrid Llado s’intéresse aux chroniques américaines de l’auteur (qui enseigna à Montréal), d’autres intervenants se penchent sur les genres abordés par Messac dans ses chroniques : roman policier, roman populaire, littérature prolétarienne, récits utopiens. Chacun a bêché son pré carré avec passion, sans empiéter sur le terrain d’autrui, évitant, autant que faire se peut, les redites qui alourdissent pas mal d’ouvrages de ce genre. Il faut dire qu’il y a de la surface avec un bonhomme d’un éclectisme remarquable, capable de disserter sur le protestantisme d’André Gide comme sur les bourdes attribuées à Ponson du Terrail.
Mouvements. Alain et Odette Virmaux, Dictionnaire des mouvements artistiques et littéraires 1870-2010. Groupes, courants, pôles, foyers (Éditions du Félin, 2012, 562 p., 35 €). Internet n’a pas démodé la présente réédition, qui paraît vingt ans après la première. Comme le dictionnaire lui-même se positionne, on y aborde les « mouvements » au sens large : courants, pôles, foyers, groupes, etc., du monde artistique et littéraire, mais aussi musical, en touchant le cinéma, la photo, la bande dessinée. Tout y est, ou presque, et l’on ne prend l’ouvrage en défaut qu’en y cherchant le groupe des « démocrates aristocrates » réunissant Franklin Roosevelt et William Bullitt juste avant la guerre, mais qui s’auto-détruisit rapidement quand Bullitt fit remarquer que, dans ce club très réduit, il y avait déjà une personne de trop ! Les notices sont claires, pas trop longues, les meilleures étant celles consacrées aux petits mouvements obscurs. Presque chacune est accompagnée d’une ou de plusieurs références, sans que le volume s’en trouve alourdi. L’index, bien constitué par thèmes, est évidemment un complément indispensable. Vous croyez savoir ce qu’est le bovarysme ? Pauvre de vous, filez page 83 et vous apprendrez que ce mouvement philosophique de Jules de Gaultier reposait sur la faculté de se concevoir autre que ce que l’on est. Peut-être serez-vous charmé par le groupe des déliquescents, les angry young men, ou les phrères simplistes. Un intérêt, et non des moindres, du livre est qu’il immerge le lecteur-feuilleteur-fureteur dans le monde des idées, des cabales et des révoltes qui ont façonné notre culture actuelle, où les retours sur le passé débouchent sur des questionnements présents, et où ce qui nous semble démodé, absurde ou parfois stupide, nous force à nous demander où nous en sommes aujourd’hui dans la mouvance intellectuelle et esthétique. Les regroupements et classifications ont, certes, quelque chose d’artificiel, surtout lorsqu’ils sont brefs et déconnectés de leur bain historique, mais cette succession de notices, curieusement, ouvre aussi l’imagination du lecteur, en sus de parfaire son instruction.
Nerval. Gérard de Nerval, Voyages en Europe, textes établis et commentés par Michel Brix et Hisashi Mizuno (Éditions du Sandre, 2011, 386 p., 32 €). Il s’agit des chroniques de voyages d’un flâneur enthousiaste, d’un fervent d’excursions, d’un « dromomane », selon le mot de Michel Brix, qui nous rappelle du même coup la phrase de Sainte-Beuve à son égard : Nerval, « le commis-voyageur littéraire de Paris à Munich ». Le lecteur de ces récits parus dans les journaux et revues de l’époque, entre 1838 et 1850, se rend compte que le rêve, la nostalgie, les crises, la folie, ont été laissés derrière, en France. Le charme de ces feuilletons qui nous guident à travers l’Europe de la première moitié du xixe siècle tient au mouvement d’une pensée qui conjugue le déplacement et une recherche : curiosités, fêtes populaires, légèreté d’être. Il s’agit davantage d’une enquête dont la trace écrite ou l’allusion fuyante laisse voir un écrivain en devenir. Difficile de déterminer si, sous cette fascination pour le voyage, se révèle un cheminement spirituel, mais il est clair, à travers ces lettres et chroniques, que ce voyageur souvent démuni relève des traces, poursuit un désir et, dans un mouvement qui peut être celui de la distraction, semble se laisser aller par-ci, par-là, à rêver sur un signe qui le fait enchaîner les détours pour mieux revenir sur la piste. Ainsi cette démarche de flâneur, en même temps instinctive et réfléchie, qui s’apparente au rêve – mais pas entièrement –, conduit Nerval sur les pas de Dumas ou de Gautier, pour leur compagnie, certes, mais aussi pour le simple confort matériel que cette compagnie d’écrivains mieux nantis peut lui offrir.
Nizan. Yves Buin, Paul Nizan. La révolution éphémère (Denoël, 2011, 350 p., 23 €). Depuis les années 1980, de nombreux travaux universitaires ont éclairé la figure de Nizan. On peut aisément comprendre leur fascination pour cet intellectuel communiste atypique, compagnon de Sartre à l’École normale supérieure, philosophe, écrivain, militant souvent sectaire, mais démissionnaire après le pacte germano-soviétique, mort sur le front dans les premiers jours de la Seconde Guerre mondiale. Sa vie se situe au cœur des luttes idéologiques des années trente et quarante. C’est à ce titre également qu’il est au centre des préoccupations de la revue Aden et du Groupe interdisciplinaire d’études nizaniennes, que dirige Anne Mathieu depuis 2002. De ces recherches, mais aussi des souvenirs d’Henriette Nizan (Libres Mémoires, 1989), le livre d’Yves Buin tire une synthèse destinée à un large public. Le chercheur déplorera l’absence d’index et des références souvent approximatives ; manifestement, l’éditeur n’avait pas en vue de réaliser un ouvrage académique. On espère donc qu’il donnera envie à ses lecteurs de découvrir l’œuvre de Nizan et ses meilleurs commentateurs.
Numérisation. Manuel de la numérisation, sous la direction de Thierry Claerr et Isabelle Westeel (Éditions du Cercle de la Librairie, 2011, 320 p., 40 €). Michel Melot le rappelle en introduction : un livre numérisé, c’est encore un livre, avec ses limites et certaines de ses caractéristiques physiques, embarquant avec lui toute une conception du savoir, de la mémoire, de la culture. Numériser les ouvrages, c’est recréer une autre forme de bibliothèque, ce n’est pas jeter un livre dans l’immense texte global de l’information mondialisée par Internet, mais faire perdurer une certaine mémoire physique d’un objet dont les risques de disparition sont grands. Rappelant l’apologue qui veut qu’on sauve, dans une bibliothèque en flamme, le catalogue avant toute chose, Michel Melot explique que le plus important, dans un fichier de livre numérique, ce sont ses métadonnées : l’ensemble des éléments qui dépassent le simple contenu pour dire quelque chose de la singularité de l’exemplaire numérisé, de son histoire. Loin d’effacer ces particularités dans une mystique du contenu, indexable, malléable et reproductible sous toutes les formes, une bonne numérisation doit trouver le moyen de transposer le plus de détails physiques possibles des ouvrages traités. Ce sont les « bonnes pratiques » d’une numérisation réfléchie et durable que ce manuel cherche à poser. À côté de l’objectif de préservation des informations du document, la numérisation cherche également à distribuer ces ouvrages et à en proposer de nouvelles approches ; les contraintes liées à ces deux buts entraînent de nombreuses interrogations, techniques, méthodologiques ou légales. Ce livre prend la forme d’un guide pratique à l’usage des professionnels, remettant en contexte les projets actuels de numérisation, exposant les cadres juridiques, détaillant les étapes, de la définition des objectifs aux choix techniques, et présentant les enjeux d’une numérisation durable. Il ne se prétend nullement, comme c’est l’usage humaniste, une lecture utile aux spécialistes comme aux amateurs éclairés. Il intéressera pourtant les seconds, lesquels ne mesurent pas toujours l’importance des débats qui structurent la politique de numérisation du patrimoine et donnent forme au futur de notre culture.
Obaldia. René de Obaldia, Exobiographie : mémoires (Grasset, 2011, 568 p., 13,50 €). La première publication de ces mémoires remonte à 1993. La même année, le poète William Cliff publiait Autobiographie, un récit personnel en cent sonnets. Le saut qualitatif que Cliff réalisait au moyen du vers et de la forme poétique, Obaldia l’opérait en dénombrilisant son égo-histoire, en se présentant lui-même comme un autre et en racontant le roman des autres. Il est vrai que, lorsqu’on a pour aïeul le second président du Panama et pour cousine la si jolie Michèle Morgan, grande est la tentation de céder place et parole à autrui. À côté de ces grandes figures, déjà largement éclairées, l’écrivain ne cache pas sa sympathie pour des existences plus secrètes, mais non moins singulières : ainsi apprenons-nous de Charles Rigoulot, en sa jeunesse l’homme le plus fort du monde, qu’il se recycla dans le courrier du cœur, de Juliette (quinze ans) qu’elle prit part, à son corps défendant, à l’agonie érotique de son grand-oncle, et l’on découvre le destin cylindrique d’Elsa, par nature femme-canon… En l’occurrence, la maison Grasset ne se contente pas d’une réimpression dans sa collection des Cahiers rouges : l’édition de 1993 est augmentée de cinq chapitres, soit d’une quinzaine de pages. Obaldia y obaldise – avec la même verve et la même distance bienveillante – du Confiteor qu’enfant, aux prières du soir, il récitait avec le plus de ferveur, du musée érotique où, adulte, il fut admis par son ami l’acteur Michel Simon, des délices de son remariage, mais aussi de certain journal télévisé du 20 heures, ou même d’une arrestation apocryphe de la famille royale à Sainte-Menehould – car Louis XVI, on le sait, raffolait des pieds de cochon.
Paulhan. Gaston Gallimard, Jean Paulhan, Correspondance 1919-1968, édition établie, présentée et annotée par Laurence Brisset (Gallimard, 2011, 603 p., 29,50 €). Les relations qu’entretinrent Gaston Gallimard et Jean Paulhan furent, pour l’essentiel, d’ordre professionnel. Mais comme toujours lorsque le métier se mêle à la littérature et aux affaires de l’esprit, l’entretien jouxte l’amitié, les enjeux d’intérêt tournent au jeu de la confiance réciproque et de l’estime partagée. C’est exactement le sentiment du lecteur à la lecture des lettres réunies dans ce volume informé, qui donne à lire, à travers l’échange régulier de deux épistoliers passionnés et dévoués, l’histoire d’un demi-siècle d’édition et de littérature en France. Si la rencontre de Gallimard et de Paulhan remonte à 1919 – année où le comptoir d’édition fondé par Gaston devient la Librairie Gallimard, société anonyme –, elle s’inscrit néanmoins dans la phase initiale de l’aventure Gallimard. L’éditeur cherche à enrichir son catalogue et à s’offrir les titres des écrivains qui montent. Très vite, Paulhan devient un auteur-maison et le proche collaborateur de Jacques Rivière à laNRf, qui publie de lui un court récit, Le Guerrier sévère, en février 1920. À la mort de Rivière, survenue en 1925, il prend les commandes de la revue, qui possède déjà une histoire, une aura, un prestige : elle attire les auteurs les plus talentueux et, parmi les novateurs, les plus racés. Mais, les attirant, elle aspire aussi à les façonner, dialectique singulière qui fait de la revue autre chose qu’une vitrine : un laboratoire de la littérature en train de naître et de se faire. À cette entreprise, les noms de Gallimard et de Paulhan ne sont pas étrangers, naturellement, mais leurs visées ne s’accordent pas toujours : le premier, conscient de la place éminente que la revue occupe dans le monde des lettres, considère que la NRf est le passage obligé des écrivains destinés à publier sous le label de la maison avant de leur servir de plateforme de promotion ; le second juge que la revue ne doit, « sous aucune prétexte, servir d’appât pour la maison d’édition » et plaide ainsi, plus souvent qu’à son tour, pour que l’indépendance de la NRf soit préservée. Cette différence de points de vue ne nuit cependant en rien aux relations qui se nouent entre les deux hommes ; bien plus, elle a le mérite d’entraîner des compromis, des négociations et des équilibres, qui profitent à la revue comme à la maison d’édition. Car ce que révèle cette correspondance, c’est que cet état relativement équilibré n’est obtenu qu’au prix d’un combat, d’un dialogue toujours relancé. Nombreuses sont les lettres dans lesquelles Paulhan défend la cause d’une littérature hors norme, hors cadre, prenant à contre-pied les tendances du moment et, pour le dire d’un mot, la littérature installée. Fidèle à la vocation expérimentale de la revue, Paulhan prête une écoute attentive à l’actualité de l’écriture et incline à favoriser des auteurs encore non confirmés, frayant des voies singulières et originales, de ces écrivains qu’il qualifie joliment de « raboteux et difficiles ». Gaston Gallimard n’y est pas hostile, mais il penche plus en faveur des écrivains de renom, qu’il aimerait bien, via la NRf, avoir durablement dans son catalogue, Mauriac et Giraudoux par exemple. Il ambitionne de dénicher l’auteur à succès, digne de concourir pour le Goncourt et de l’emporter. Quel éditeur ne rêve pas de tirages planétaires et de consécration universelle ? Dans une lettre du 26 décembre 1925, en guise d’offrandes de Noël, Paulhan loue à Gallimard de jeunes auteurs dont le rayonnement va croissant – Daumal, Audiberti, Caillois, Ponge – et ajoute : « Ne me dites pas qu’il n’y a pas de prix Goncourt futurs dans ces jeunes écrivains. D’abord quand vous découvriez Gide, Claudel ou Suarès, ce n’était pas à des prix Goncourt que vous songiez. » C’est là l’éternel débat de la valeur : entre nouveauté et tradition, expérience personnelle et succès public, invention de la singularité et consentement du plus grand nombre. Et l’on se surprend à penser que si la revue et la maison d’édition ont connu, à travers le xxe siècle, une telle fortune, c’est en partie en raison de ces antagonismes féconds. Certes, dans la fièvre de ses enthousiasmes, Paulhan peut s’égarer ou du moins lancer des paris hasardeux. Ainsi de Malcolm de Chazal qu’il admire, il affirme, dans une lettre de juillet 1947, qu’il est « plus important que Lautréamont ». Mais au-delà du destin croisé de la revue et de la maison d’édition, au-delà de la chronique de leurs tribulations pendant la période de l’Occupation et les épisodes qui en ont résulté, cette correspondance porte au jour deux esprits alertes et curieux, ouverts et disponibles, que gouverne un même souci : la recherche d’une exigence d’ordre éthique, les poussant à s’élever au-dessus des tensions ou des querelles immédiates pour mieux garder en vue une certaine idée de la littérature qui est aussi une idée certaine de l’homme et de sa place dans le monde.
Perec. Georges Perec, 56 lettres à un ami (Le Bleu du Ciel, 2012, 127 p., 20 €). En 1997, Flammarion avait publié 219 lettres échangées par Georges Perec et Jacques Lederer entre 1956 et 1961. Le recueil qui nous arrive aujourd’hui présente plusieurs points communs avec cette première collecte. L’époque d’abord, la fin des années cinquante, celle pendant laquelle le futur auteur de La Disparition effectue son service militaire à Pau, chez les parachutistes. L’écriture ensuite, rapide, décousue, pleine d’abréviations et d’éléments implicites car communs aux correspondants, riche en calembours et en blagues pour initiés. Les préoccupations, enfin, qui hantent l’esprit de Perec : la quille, bien sûr, mais aussi le travail littéraire. Pendant cette période, Perec travaille à la rédaction d’un roman ambitieux qui, après plusieurs méandres et impasses, deviendra Le Condottière, refusé par Gallimard et publié récemment au Seuil. Il y a aussi un projet de revue qui concerne Perec et ses correspondants, La Ligne générale, laquelle, si elle ne verra jamais le jour, aura fait l’objet de longues discussions sur son contenu, son organisation et son orientation. Mais le Perec qui écrit à cet ami n’est pas tout à fait le même que celui qui écrit à Lederer. Passons sur le problème de l’identité de ce correspondant, puisque celui-ci a souhaité rester anonyme : elle sera vite découverte par le lecteur attentif, mais la chose est de peu d’importance. Disons que cette personne semble occuper une place importante au sein du projet de revue, ce qui fait que le contenu des lettres tourne essentiellement autour de celle-ci : ébauches d’articles, de manifestes, de sommaires, Perec allant jusqu’à prévoir les thèmes des dix premiers numéros. Les lettres à Lederer étaient plus intimes, plus anecdotiques, plus fantaisistes aussi. Disons que ce recueil, s’il n’est pas d’un intérêt littéraire renversant, enrichit la connaissance du Perec de l’époque : un Perec politique, un Perec voué, il n’en doute jamais, à la littérature, mais aussi un Perec sombre, isolé, déprimé, qui réapparaîtra plus tard dans la figure d’Un homme qui dort.
Ponge (1). Gérard Farasse, Francis Ponge, profession : artiste en prose (Alcide, 2011, 80 p., 10 €) ; Francis Ponge : vies parallèles (Alcide, 2011, 240 p., 12 €). Gérard Farasse est, sans nul doute, un de ceux qui connaissent le mieux l’œuvre de Ponge. Non pas seulement d’une connaissance d’expert ou de spécialiste, acquise dans la fréquentation des textes, de leur envers comme de leur endroit, mais aussi affinité ou familiarité nourrie par l’amitié, l’écoute, l’intériorisation et la reconnaissance. Les essais qu’il a publiés sur l’auteur du Parti pris des choses situent son commentaire dans cette marge que tout critique espère au moins une fois explorer dans sa vie et qui tient de la résonance intime, de l’appropriation réfléchie d’une écriture auscultée selon le tempo d’une sensibilité. Nul mieux que lui ne pouvait donc présenter le travail de Ponge dans cette plaquette qui, mettant l’accent sur ce parti pris esthétique aussi bien qu’éthique de la prose, se prolonge par une courte mais suggestive anthologie. Celui qui ne se voulait pas poète avait en effet élu la prose comme outil, moyen d’expression, terrain d’expérimentation, matériau et matière. Conçue comme une recherche, l’écriture pongienne s’empare du monde muet pour le modeler en mots, mais l’entreprise, loin de répondre à une visée poétique de sublimation ou de formalisation du réel, vaut d’abord comme laboratoire, mise au travail du langage dans sa tâche de désignation des choses. Ce dont témoignent La Rage de l’expression, La Fabrique du Pré ou Comment une figue de paroles et pourquoi, textes qui ont en commun d’être apparentés à des journaux de création, donnant à voir l’écrivain à l’œuvre dans son atelier. Mais si les textes de Ponge échappent à une certaine forme de clôture, c’est pour mieux affirmer la nécessité d’un dialogue ou d’une entreglose. Francis Ponge : vies parallèles propose une suite de sept portraits, dans lesquels Ponge figure en compagnie d’un ami précieux ou d’un interlocuteur privilégié. « Voici Jean Paulhan, écrit Gérard Farasse, Léon-Paul Fargue, Albert Camus, Henri Calet, André Pieyre de Mandiargues, Philippe Jaccottet, Philippe Sollers, tous réunis autour de Ponge dans son étroit bureau de la rue Lhomond » – septuor du temps ordinaire qui se développe selon la partition quotidienne des tâches et des projets, des amitiés et des rencontres, des admirations et des découvertes. Rien de concerté, en somme, dans ces appariements, mais bien le fruit de « conjonctures différentes » qui forment cependant un prisme « à travers lequel toute une œuvre est diffractée ». Gérard Farasse, par touches successives et gestes amples, brosse sept portraits dont le rayonnement éclaire, d’une lumière franche ou brisée, la figure mobile de Francis Ponge.
Ponge (2). Madeline Pampel, Francis Ponge et Eugène de Kermadec : histoire d’un compagnonnage (Presses universitaires du Septentrion, 2012, 204 p., 28 €). Eugène de Kermadec n’est pas un peintre très connu, même chez les amateurs d’art contemporain. Il fut cependant apprécié par Picasso, qui collectionna ses œuvres, par Daniel-Henry Kahnweiler, qui fit de même et le prit sous contrat d’exclusivité, et ce fut peut-être là la cause d’un certain échec sur le marché de l’art. L’histoire est assez curieuse : Kermadec, peu avant la guerre, avait à peu près abandonné la peinture à l’huile pour se consacrer à l’aquarelle, qui convenait mieux à son désir de travailler sur le motif, à son désir d’instantanéité, mais, son galeriste lui demandant des toiles, il prit l’habitude de confier à son épouse le soin de transférer sur grand format ses aquarelles en utilisant la peinture à l’huile. Lorsque Louise Leiris, qui avait succédé à Kahnweiler, fut informée, il semble qu’elle l’ait très mal pris et ne se soit plus souciée de promouvoir un artiste dont le comportement lui paraissait peu justifiable. Madeline Pampel met en lumière la figure de ce peintre ami de Ponge et fait l’histoire de ce compagnonnage qui aboutit à une œuvre commune, Le Verre d’eau. Le dialogue entre le poète et le peintre se noua en 1946 et se poursuivit lors d’un séjour commun en Algérie, à Sidi-Madani : partageant une même esthétique, tous deux prirent alors la décision de collaborer et la galerie Louise Leiris publiera un texte de Ponge avec quarante lithographies de Kermadec. Ponge tente de mêler la simultanéité au successif, essaie de rendre en écriture ce que peignent Braque, Picasso et Kermadec. Les peintres cubistes essaient de fixer l’ensemble des connaissances qu’ils avaient de l’objet à peindre. Kermadec – défini comme un post-cubiste par Kahnweiler – veut, lui aussi, rendre sa sensation du moment devant l’objet et sa fascination pour le flou. Il retrouve la préoccupation centrale de Ponge, qui tente de résister à la fatalité de l’écriture, d’atteindre quelque chose de l’ordre de cette simultanéité des formes et des volumes qui faisait pour lui la supériorité de la peinture cubiste sur la littérature. Ponge travaillait ses variantes d’un seul et même texte, Kermadec superposait les lignes d’un même objet en essayant d’épuiser ses sensations face à lui. Le poète et le peintre avaient la même obsession, celle du flux de nos perceptions face à l’objet, l’homme percevant un phénomène à travers ses sens d’une manière indécise et changeante. Madeline Pampel, après avoir retracé la carrière de Ponge, puis celle de Kermadec, montre comment tous deux se retrouvent dans une esthétique commune, où la lecture du Parti pris des choses par Kermadec sera comme un déclic. Un cahier de reproductions des œuvres de l’artiste permet de suivre les commentaires de l’auteur et fait découvrir une veine picturale dont il faut bien répéter qu’elle n’a pas bénéficié d’une grande diffusion.
Proust, Benjamin Crémieux, Du côté de Marcel Proust, suivi de Lettres inédites de Marcel Proust à Benjamin Crémieux (Du Lérot, 2011, 192 p., 30 €). Cette réédition permet de redécouvrir un critique reconnu, contemporain de Proust et apprécié de ce dernier. Une première partie rassemble ses articles publiés à cette NRf dont il fut, après la mort de Rivière remplacé par Paulhan, un des membres du comité de direction. S’y ajoute un débat avec Louis de Robert, proche de Proust, suivi des échos d’un Hommage à Marcel Proust que la NRf publia en 1923. Cet hommage témoigne de l’intérêt suscité par Proust, alors même que la totalité de son œuvre n’était pas encore publiée. La perspicacité du « critique né », comme George Dupeyron qualifie Crémieux, s’exerça sur La Recherche dès ses premières publications. Sa curiosité et son intérêt pour cette nouvelle forme d’écriture le conduisirent à approfondir son analyse. Le premier article, publié en 1922, traitait du rôle de la mémoire chez Proust, dont il dégageait le caractère prédominant dans la reconquête du passé – un élément essentiel de l’œuvre de Proust qui sera repris et développé ultérieurement par maints critiques. Suit une réflexion sur la genèse de La Recherche, avec sa préfiguration dans Les Plaisirs et les Jours. En janvier 1926, à la parution d’Albertine Disparue, Crémieux confirme cet ordre architectural, géométrique, « en rosace », qu’il avait pressenti et qu’il précisera lors du débat avec Louis de Robert. En décembre 1927, un article (repris ici) sur Le Temps Retrouvé insiste sur les correspondances entre les différentes cérémonies mondaines, où l’« œuvre d’art » apparaît comme « un appareil d’optique qui donne une vision originale du monde ». Professeur, journaliste et écrivain, Crémieux témoigne de l’intérêt personnel qu’il a su trouver dans la lecture de Proust et la fréquentation de l’œuvre et de l’homme. Si le chapitre sur Proust et les Juifspeut surprendre une sensibilité contemporaine, il suffit de rappeler que Crémieux était lui-même juif et mourut à Buchenwald. Il sut déceler très tôt, à une époque où Proust ne jouissait pas encore de la reconnaissance universelle qui fut la sienne par la suite, quelques éléments parmi les plus remarquables de son œuvre : il devina son originalité revendiquée, en particulier pour le rôle de la mémoire volontaire et involontaire, et dégagea l’effort de l’auteur pour passer de la simple intuition aux « grandes lois de la sensibilité ».
Renard. Jules Renard. Un œil clair pour notre temps, Actes du colloque de 2010 (Les Amis de Jules Renard, 2011, 275 p., s.p.m.). « L’importance de Jules Renard est beaucoup plus grande qu’on ne croit généralement », affirme Michel Autrand en ouverture de ces Actes. L’ouvrage propose quatre axes pour mesurer cette importance : Les promesses du début, soit l’entrée de Renard dans le champ littéraire (bon article sur le passage de Renard duMercure de France à La Revue blanche) ; Les rencontres de Paris, soit le réseau tissé par ses relations avec Daudet, Mirbeau, Barrès, Gide ; Les leçons de la nature, étude des soubassements idéologiques et politiques de l’œuvre de Renard, qui ont plus à voir avec l’éloge de la simplicité de l’univers paysan qu’avec les leçons animalières ; enfin,Un œil clair pour notre temps, exploration de la morale de ce La Bruyère fin de siècle. Si le portrait de Renard est complet, ou presque, à l’issue de ce colloque, qu’en est-il de la question de son importance ? Dans le réseau de son époque, son audience et son influence furent limitées, sinon celles de Poil de Carotte qui, à l’instar d’Ubu roi pour Jarry, empêcha longtemps de voir le reste de son œuvre. Qu’est-ce que son œuvre permettrait d’analyser mieux que chez d’autres contemporains – sinon la question de la rosserie littéraire, étudiée ici par Pierre Citti ? Non, Jules Renard n’est pas « important », mais ce n’est pas ce que l’on demande à la littérature. Jules Renard est surtout un écrivain, l’un des rares encore parfaitement lisibles parmi les compagnons du Mercure et de La Revue blanche, et le miracle de l’économie de son style ne cesse d’émerveiller. Une description des manuscrits de Renard conservés dans les collections publiques ouvre le recueil, et une bibliographie le clôt, mais on regrette que cette dernière ne soit consacrée qu’aux rééditions récentes des œuvres de Renard et non aux essais à lui consacrés.
Romans d’amour. Pierre Lepape, Une histoire des romans d’amour (Seuil, 2011, 410 p., 22 €). Curieuse entreprise que cette histoire qui est avant tout une promenade (souvent agréable) à travers une vaste bibliothèque qui comprend potentiellement tous les romans, des Grecs de l’Antiquité jusqu’à Annie Ernaux. Tous les romans ne sont-ils pas des romans d’amour, ou du moins des récits où l’amour joue toujours un rôle, très souvent le premier ? Pierre Lepape a fait un choix de 86 romans, a sorti ses fiches, les a reliées par ce fil parfois capricieux, sans effort d’érudition ni de théorie – deux à trois pages par titre, jamais plus, qu’il traite d’Armance ou d’Anna Karénine. L’apprenti-comparatiste pris par le temps aura sous la main d’utiles antisèches assaisonnées de formules passe-partout donnant à sa « dissert » un petit air de réflexion qui n’aura pas coûté beaucoup d’efforts : « Le roman, notamment le roman d’amour, est le héros controversé de ce siècle dominé par l’écrit » – « Proust ne croit pas qu’il y ait de la pure énergie libidinale, du désir libre, naturel, sauvage. Le désir est toujours médiatisé » – « L’autofiction est fascinée par le fait qu’il n’y a plus de permanence de l’identité : “ma vie est un roman”, répète désormais le sens commun ». Pierre Lepape, toutefois, n’aurait pu retraverser ainsi des milliers de pages sans un peu d’aide : on note par exemple que le résumé de La Défense de l’infini n’est pas sans évoquer la notice de l’édition de la Pléiade. La bibliographie finale donne les références des 86 romans visités. L’index permet de vérifier où Pierre Lepape règle son compte à L’Amant de Marguerite Duras en dix lignes – on en aurait attendu une vingtaine – et qu’il oublie George Sand, pourtant nommée deux fois.
Rues de Paris. Bernard Stéphane, Petites et Grandes Histoires des rues de Paris (Albin Michel, 2011, 592 p., 24 €). Bernard Stéphane raconte les rues de Paris dans le journal Métro, après l’avoir fait dans Le Figaro. Son guide sélectionne des rues en développant les anecdotes qui leur sont attachées, mêlant l’explication de l’origine de leur nom avec la mention des personnages qui y vécurent ou de faits qui y eurent lieu. Ainsi un Huysmans est-il évoqué à la fois au nom de sa rue et à propos de la rue Saint-Placide, où il mourut. Les anecdotes sur une personnalité se trouvent réparties géographiquement : Ionesco est cité rue Champollion et rue de la Huchette, Vallès l’est rue du Commerce-Saint-André et rue Haxo, François Mauriac rue de la Pompe, avenue Théophile-Gautier, rue Francis-Jammes, etc. Classement par arrondissements, puis par noms de rues. L’index ne tente pas de recenser les innombrables noms propres cités.
Sand. George Sand, Le Drac (Gaussen, 2011, 156 p., 16 €). Rêverie fantastique en trois actes, Le Drac n’est pas un chef-d’œuvre, mais George Sand a-t-elle jamais composé de chef-d’œuvre pour le théâtre ? L’apparition du drac, esprit des eaux de l’espace méditerranéen, dans l’œuvre de Sand, provient de l’alliance de la convalescence de l’écrivain à Tamaris (19 février-29 mai 1861) et de son théâtre de société de Nohant. Son goût pour un fantastique que l’on pourrait qualifier de rustique l’amène à imaginer l’intrusion, dans une famille de pauvres pêcheurs du cap Mouret, père et fille, rejoints par l’amoureux de cette dernière, de créatures légendaires : un drac incarné dans le corps d’un apprenti-pêcheur disparu en mer et le double maléfique de Bernard l’amoureux, d’où un jeu répété entre réalités et apparences, entre superstition et religion. Cette rêverie, qui eut à Nohant des spectateurs de choix comme Dumas fils (auquel elle est dédiée) ou le prince Napoléon, n’avait jusqu’ici été imprimée que dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1861. L’introduction de cette édition, due à Dominique Amann, éclaire la genèse de l’œuvre et de ses suites (adaptation pour le Boulevard par Paul Meurice, livret d’opéra par Louis Gallet). La pièce est suivie d’un essai sur l’apparition et les métamorphoses du drac en Provence et en Languedoc, qui n’est pas sans intérêt, mais qui, résumé, aurait écarté le soupçon que Le Drac n’était que le prétexte de cet exposé.
Sartre. Lectures de Sartre, sous la direction de Philippe Cabestan et Jean-Pierre Zarader (Ellipses, 2011, 400 p., 27 €). Les auteurs tentent de retrouver une unité et une cohérence derrière les divers aspects de l’œuvre de Sartre et les champs qu’elle recouvre : le roman, le théâtre, la politique, l’esthétique et, bien évidemment, la philosophie. En guise d’introduction, on retrouve la présentation des textes littéraires de l’écrivain, publiée en 1970 par Jacques Lecarme dans La Littérature en France depuis 1945. Jean-Pierre Zarader adopte une position singulière lorsqu’il voit dans Les Mots, non un traité de philosophie, mais une incarnation de L’Être et le néant (« toute la philosophie de l’auteur est là, dissimulée sous le langage le plus familier »). Car le statut de l’œuvre de Sartre, c’est certainement de ne jamais séparer littérature et philosophie. Alexis Chabot va dans ce sens lorsqu’il évoque la difficulté, pour Sartre, d’être à la fois Spinoza et Stendhal. L’Imaginaire, texte peu connu,fait l’objet d’une réflexion sur les rapports de l’écrivain à l’œuvre d’art. Il ne paraît pas superflu de revenir sur une théorie de l’image, à laquelle la première philosophie de Sartre s’enracine : Michel Sicard, qui l’a bien connu, interroge le rapport de l’écrivain « post-surréaliste » à des artistes comme Calder, Giacometti, Wols, Rebeyrolle ou Masson. Grégory Corman s’attaque à un texte négligé de la période phénoménologique de Sartre, l’Esquisse d’une théorie des émotions (1939), véritable traité sur la liberté humaine. On peut reprocher sa densité à ce recueil d’articles, mais il permet de prendre la mesure de l’entreprise sartrienne, son polymorphisme et sa capacité à retrouver, derrière les changements de genre, une unité conceptuelle. Le dessin de David Levine qui figura longtemps sur la première de couverture de l’édition Folio des Mots, n’illustre-t-il pas fort bien Sartre, cet inspecteur chevronné qui ne préexiste pas à son enquête mais naît de celle-ci ?
Ségur. Maialen Berasategui, La Comtesse de Ségur ou l’art discret de la subversion (Presses universitaires de Rennes, 2012, 220 p., 16 €). Le développement, ces dernières années, des études sur la comtesse de Ségur pourrait étonner, mais il se situe dans la ligne de ces gender studies qui font florès outre-Atlantique. Il est en tout cas normal que la comtesse fasse l’objet d’études au fur et à mesure qu’est remis en lumière tout un corpus de documents la concernant, elle ou sa prolifique famille, prolifique en descendants comme en œuvres, car, chez les Ségur, il semble qu’on naisse la plume à la main. La correspondance de la comtesse avec le gendre de l’éditeur Hachette, qui fut son interlocuteur direct, les relations d’Eugène de Ségur, son mari, président d’une importante société de chemins de fer avec celui qui organisait alors ses Bibliothèques de gare, éclairent les débuts d’un écrivain encore négligé par les historiens de la littérature et qui se révèle sensiblement différent de la grand-mère moralisatrice et quelque peu bigote que l’on a présentée. Maialen Berasategui revisite d’abord une historiographie qui s’est beaucoup enrichie et souligne l’importance du milieu familial : la comtesse apparaît obéir à une vocation tardive, arrivant à la publication après certains de ses enfants, au premier rang desquels est Monseigneur de Ségur, ce fils qui joua auprès d’elle un rôle non négligeable de critique, de guide, de correcteur. Sophie de Ségur fut-elle une ultra-conservatrice, sous l’influence de ce fils dont on comprend mal qu’il fut longtemps plus lu que sa mère ? La réponse est loin d’être simple et la seule lecture de son œuvre consacrée à la religion n’épuise pas le sujet. Une foi peu orthodoxe, estime Maialen Berasategui. Amie de Louis Veuillot mais fréquentant aussi Eugène Sue, vivant dans une famille divisée entre religion catholique et religion orthodoxe, elle ne peut se définir clairement sur le plan religieux, politique, social, même si un ralliement final, à la veille de sa mort, à Henri V, motivé peut-être par la grande peur de la Révolution, paraît en faire une pure conservatrice. Son regard sur la Société française reste libre, il est celui de quelqu’un qui ne s’y est pas tout à fait intégré. Elle n’est pas la nostalgique de l’Ancien Régime que la profusion des nobles et des châteaux dans ses livres pourrait laisser croire, mais elle reste partisane de l’ordre, et ses personnages sont systématiquement conduits à l’échec lorsqu’ils mettent en péril la Société. Toutefois, pratiquant ce que Maialen Berasategui appelle « l’art discret de la subversion », elle multiplie les marginaux et les excentriques, et montre une curieuse et constante préférence pour la parenté élective se substituant à la parenté naturelle, encourageant ses lecteurs à détourner les codes plutôt qu’à les affronter en un combat perdu d’avance. C’est d’ailleurs la conduite qu’elle emploie comme écrivain en contestant les demandes de correction de ses livres pour les mettre en accord avec la morale du temps, en cédant sur bien des points et en admettant des versions différentes pour la publication en feuilleton dans La Semaine des Enfants. À son éditeur qui s’inquiète, soucieux de morale, elle oppose souvent le principe de réalité auquel elle est attachée et qui l’a fait surnommer « le Balzac des enfants » : sa correspondance avec Émile Templier, le gendre de Hachette, témoigne de cette lutte constante pour arriver à faire respecter ses textes et qui sera peu à peu facilitée par le succès de son œuvre. Écrivain reconnu, devenue indépendante grâce aux revenus de son abondante production, la comtesse de Ségur apparaît comme une personnalité complexe au croisement de deux mondes, prise dans un double discours qui fait d’elle tantôt « une moraliste à crinoline », tantôt une « duègne aux pulsions inavouables », typiquement slave pour les tenants de l’âme russe, sadienne pour d’autres, créatrice, avec ces Malheurs de Sophie qui doivent tant à sa propre jeunesse, d’une autofiction n’en finissant pas d’envahir la littérature contemporaine.
Sociocritique. Claude Duchet, Patrick Maurus, Un cheminement vagabond. Nouveaux entretiens sur la sociocritique (Champion, 2011, 260 p., s.p.m.). Au vu de son actualité éditoriale en ce début de décennie 2010, la sociocritique semble parvenue à un carrefour. Définie par Claude Duchet au début des années 1970, la sociocritique cherchait originellement à sortir de l’opposition entre le formalisme « textocentré » hérité de l’école russe (accusé d’ignorer l’historicité) et les sociologies de la littérature, qui contournent le texte, ramené à l’état de reflet passif d’un contexte. Au-delà ou en-deçà de la « vision du monde » chère à Lucien Goldmann, il s’agissait, pour Claude Duchet, de voir comment, dans le texte, avec des outils proprement textuels, les questions historiques et sociales se trouvent articulées sur les plans sémantique, syntaxique ou narratif. Les valeurs sociales n’existant pas en dehors du langage, les conflits sociaux se représentent aussi bien dans le vocabulaire que dans les structures de la narration : d’où les notions de « socialité », de « sociotexte » et de « textualisation » de l’histoire : le texte comme lieu de construction symbolique de l’histoire en tant que représentation. Lors de sa formation, la sociocritique entretenait un rapport de voisinage critique avec les autres grandes théories de la littérature dominant dans les années 1970 et 1980 : le structuralisme, la narratologie, la psychocritique, la textanalyse. Dans notre époque post-moderne de braconnage théorique, au moment où la sociocritique, diffusée et pratiquée désormais davantage sur le continent américain ou en Orient, s’est largement diversifiée et vise aussi bien le texte à travers le social que le social à travers le texte, au moment où la « poétique historique de la communication littéraire » (Alain Vaillant) et la poétique historique des supports sont pensées comme un dépassement de la sociocritique, Claude Duchet propose un « bilan offensif des acquis ». Le présent ouvrage se présente sous la forme ouverte de trois séries d’entretiens avec Claude Duchet, menés entre 1995 et 2005, par Patrick Maurus, avec l’intervention ponctuelle d’Isabelle Tournier. Ces entretiens sont entrecoupés par des articles ou des extraits d’articles de Claude Duchet, choisis par l’auteur lui-même. Le premier choix permet de relire quelques textes fondateurs, théoriques ou centrés sur Flaubert et Zola ; la deuxième série illustre par l’exemple la notion centrale de « sociogramme » (inscription du social dans le texte par une configuration conflictuelle de représentations, de la ville ou de la guerre, par exemple) ; le troisième choix offre des inédits récents. L’ensemble est complété par une bibliographie des travaux sociocritiques de Claude Duchet et par un index permettant à tout novice en la matière de trouver des définitions notionnelles : « cotexte », « sociotexte », « hors-texte », « inconscient social », « sociogramme » « indices », « valeur », « traces » et « signifiance ». L’ouvrage se prête ainsi à divers usages, de l’initiation à la sociocritique à la réflexion critique rétrospective sur les bilans. Il hésite aussi entre la prospective ouverte, visant à refonder de toute urgence la sociocritique pour sauver le lien entre la littérature, le monde réel et l’historicité, et la défense théorique des acquis : Claude Duchet déplore en effet les « formes un peu sauvages » par lesquelles se développe « une nouvelle interrogation du social et de l’historique », chez un Pierre Zima ou un Marc Angenot, entre autres. « Je n’ai pas l’impression, aujourd’hui, que la sociocritique soit reçue pour ce qu’elle est véritablement », regrette-t-il avec une certaine amertume. Pour autant, le livre n’érige à aucun moment la sociocritique en citadelle assiégée, mais est traversé, travaillé, par une double question lancinante et ouverte, qui l’amène à reconsidérer chacune de ses pratiques méthodologiques : qu’est-ce que « la sociocritique continue à dire de spécifique à propos de la littérature » et « qu’est-ce que la littérature » ? Là se trouve finalement le cœur du combat sociocritique : dégager la spécificité de la littérature, du texte littéraire, à l’intérieur des discours sociaux, saisir les valeurs du texte dans le champ des représentations, sans perdre le sociotexte dans un « tout discursif » ou l’écraser sous le support médiatique, cette « denrée périssable », selon Claude Duchet.
Stendhal. Philippe Berthier, Petit Catéchisme stendhalien (Fallois, 2012, 240 p., 18 €). L’auteur a consacré une dizaine de volumes à Stendhal et participé à la nouvelle édition de ses œuvres romanesques dans la Pléiade. Avec cePetit Catéchisme, il se penche sur la question du Dieu de Stendhal qui n’a pas, nous dit-il, mobilisé outre mesure la critique, la dernière étude sur le sujet remontant à un demi-siècle. « Rien de moins religieux que Stendhal », a écrit Alain. Voire. Philippe Berthier aborde la question à la hussarde et ne fait pas de quartier, ne s’embarrassant pas de nuancer son propos. De courts chapitres font le point sur près de cinquante thèmes qui vont, par ordre alphabétique, d’Anges à Voltaire, en passant par Inquisition, Jésuites, Musiques, Rentes, Terreur et d’autres thèmes donnant une idée de l’approche de l’auteur, qui partage si bien les idées de Stendhal qu’on ne sait plus parfois qui parle, et si ce ne sont pas les idées de Philippe Berthier qui se font jour. Sur la détestation du catholicisme, de la papauté, de la Congrégation que Stendhal voyait omniprésente, notre religion, si l’on peut dire, est faite depuis longtemps. Philippe Berthier le rappelle avec force détails, en se laissant aller à des excès de verve qui n’ajoutent rien à sa démonstration (l’allergie de Stendhal « aux grands concepts gélatineux à l’allemande »). Stendhal, qui détestait le catholicisme romain – qu’il voyait faire tomber une chape sur l’Europe du Congrès de Vienne – adorait l’extraordinaire éclat artistique que la papauté de la Renaissance avait su donner à sa chère Italie, et trouvait à la religion bien des avantages esthétiques, le péché n’ajoutant que des charmes à ses belles héroïnes. Philippe Berthier le montre en dévot profane du sublime, consacrant son encens à l’autel du Dieu inconnu qui n’avait rien à faire avec celui qu’instrumentalisait la foule intermédiaire et intéressée des prêtres si détestés.
Sternberg. Sandrine Leturcq, Jacques Sternberg : une esthétique de la terreur (L’Harmattan, 2011, 149 p., 15 €). « La sortie est au fond de l’espace », proclame Jacques Sternberg dans un de ses livres, tout en sachant que cette porte de sortie donne sur le néant. Ce n’est même pas la torture par l’espérance, chère à Villiers de l’Isle-Adam, parce que, pour Sternberg, « espérer » est un mot absent du dictionnaire. Espérer quoi, puisque la Grande Faucheuse sait que, tôt ou tard, l’on se rendra aux rendez-vous qu’elle donne de toute éternité. Pour ceux qui admirent l’œuvre de Sternberg, cet essai offre un aperçu de ces contrées improbables où l’on a intérêt à entrer en compagnie d’Ariane et de ses fils.
Taxil. Thierry Rouault, Léo Taxil et la franc-maçonnerie satanique : analyse d’une mystification littéraire (Camion blanc, 2011, 207 p., 28 €). On doit, entre autres, à Léo Taxil deux gros ouvrages, qui furent de véritables best-sellers en leur temps : Les Mystères de la franc-maçonnerie dévoilés (1886) et Le Diable au xixe siècle (1895). Leur auteur a laissé le renom d’un énorme mystificateur. Certes, il était très habile et savait saisir les idées dans l’air du temps de ces années 1880-1890 : l’occultisme, l’anticléricalisme et l’antisémitisme. Mais fut-il vraiment un mystificateur ? La lecture de ce livre, documenté et précis dans ses analyses, donne plutôt à
penser que cet écrivain prolifique fut surtout
un opportuniste, comme le souligne d’ailleurs l’auteur. Rien, chez lui, du calcul froid
et méticuleux d’un Paul Masson, qui jetait tranquillement ses bombes dans les médias, puis disparaissait en riant sous cape. Taxil, au contraire, ne faisait pas dans la dentelle : plus c’était gros, mieux cela lui semblait. Ce Marseillais était naturellement tonitruant. Surtout, il n’avait qu’une seule cible obsessionnelle : l’Église catholique. Aussi serait-il abusif de le rattacher à ces « fumistes » qui brillèrent à la même époque, à un Sapeck ou à un Allais. Après de violents débuts anticléricaux, Taxil feignit, en 1885, une conversion grâce à sa lecture, prétendait-il, des actes du procès de Jeanne d’Arc. Dès lors, il se consacra à mystifier les catholiques. Sa thèse était simple : Satan existe bel et bien, et se manifeste essentiellement dans les loges maçonniques, lesquelles forment une véritable « secte occulte », une « Contre-Église ». Flattant ainsi à la fois l’Église catholique et le Vatican, il ne tarda pas à donner dans l’antisémitisme et à accréditer la thèse d’un complot judéo-maçonnique. Ce qui est remarquable, c’est que ses livres atteignirent des tirages énormes, constituant ainsi une « gigantesque mystification anticléricale », par laquelle Taxil renouait avec ses débuts. Mieux encore, il réussit à mystifier tout son monde durant douze ans. Ce ne fut qu’en 1897 qu’il jeta le masque publiquement, lors d’une conférence restée fameuse. La faconde journalistique et démagogique dont témoignent ses écrits explique son succès, que renforça son invention du personnage de Diana Vaughan, « maçonne imaginaire », une Américaine millionnaire qui serait, tout simplement, la fille du Diable en personne. Il détailla les exploits de celle-ci dans Le Diable au XIXe siècle (1920 pages !) et, en 1897, dans Les Mémoires d’une ex-palladiste, parfaite initiée indépendante, publié sous le nom de Diana Vaughan. Au fond, l’anticlérical et l’antimaçonnique sont, chez lui, les deux faces d’un même personnage et d’un même combat. Un mangeur de curés qui publia ouvrage sur ouvrage et sut rallier un public assez étendu, voilà ce qu’il fut. À cet égard, la longue bibliographie de Taxil donnée par Thierry Rouault donne le vertige et ferait voir dans l’écrivain un graphomane aux allures de fou littéraire. À la fin de sa vie, dans sa retraite de Sceaux, il changea de cible et publia successivement L’Art de bien acheter, guide de la ménagère (1904), La Bonne Cuisine dans la famille, recettes choisies (1905), et, plus curieux, L’Enclave Monaco (1905), qui dénonçait l’empire du jeu et réclamait l’annexion de la principauté à la France. Comme l’écrit l’auteur, « de l’anticléricalisme à l’anticapitalisme, les trente-cinq années de fumisterie taxiliennes traversèrent tous les champs idéologiques ». Certains verraient plutôt en Taxil un explorateur retors de la bêtise humaine, en supposant, bien sûr, qu’il ne croyait pas à ce qu’il écrivait et que sonmea culpa de 1897 n’ait pas été une mystification supplémentaire. Telles sont les réflexions que peut susciter ce livre à travers les énormités qu’il décrit et qui est enrichi de diverses annexes, parmi lesquelles brille d’un éclat particulier le texte de la conférence palinodique de 1897 : un morceau de premier choix, à savourer comme il se doit.
Tzara. Tristan Tzara, Poésies complètes, présentation et chronologie d’Henri Béhar (Flammarion, 2011, 1664 p., 35 €). Plus de 1700 pages sur papier bible pour nous rappeler que Tzara n’est pas dans la Pléiade, mais dans cette collection qui a déjà édité les œuvres complètes de Reverdy et qui récidive avec un autre des plus grands poètes français. Français ? Né Samuel Rosenstock en Roumanie, Tzara souffre peut-être encore, dans sa postérité, de ne pas s’être appelé Claudel ou Breton. Souvenons-nous du syndrome de « l’étranger venu de Zurich » que le même Breton posa comme malveillant diagnostic ! Il est vrai que Tzara n’arriva à Paris qu’en 1920 et que sa célébrité était celle, sulfureuse, de Dada. Il est vrai aussi qu’il n’échappa jamais complètement à l’étiquette « Dada », qui lui vaut aujourd’hui encore l’essentiel de sa survie. Tous ses écrits poétiques sont réunis dans la présente édition. On peut regretter l’absence de notes et de commentaires, alors que la présentation de chaque recueil est souvent peu identifiable dans la préface d’Henri Béhar. Celui-ci s’arrête néanmoins sur quelques ouvrages qui l’ont marqué et font en effet partie des chefs-d’œuvre de la littérature. Au premier rang figure L’Homme approximatif, dont le titre, génial, fait suivre ce qui est peut-être la plus belle épopée poétique de son temps et qui fait dire à Henri Béhar que, si Tzara est surréaliste, c’est davantage du fait de l’évolution surréaliste elle-même que d’une intention de Tzara. Une chronologie détaillée accompagne l’ouvrage. Elle fait déplorer qu’il n’existe aujourd’hui que de médiocres biographies de Tzara, ce qui contraste avec la pléthore de monographies consacrées à Breton.
Valéry (1). Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, tome XII, 1913-mars 1914, sous la responsabilité de Nicole Celeyrette-Pietri et Robert Pickering(Gallimard, 2012, 404 p., s.p.m.). Ce volume parachève l’édition intégrale desCahiers et contient divers textes annexes : un Carnet 1914-1917 et des Pages du Cahier Gladiator. L’ensemble dégage une réelle unité, et l’on voit la pensée de Valéry s’orienter de préférence vers certains thèmes essentiels : méfiance envers la métaphysique, réflexions sur la religion et l’amour, la philosophie et le Moi, la littérature, l’intelligence, etc. Autant de sujets où la méditation de l’écrivain se déploie avec une obstination constante et quasiment quotidienne. On est cependant surpris de ne trouver que très peu de notations sur la politique et la société, alors que, dans ces deux domaines, Valéry se montrait assez indépendant, sinon subversif, en bon « an-archiste » qu’il était. Rien non plus de la vie extérieure, qui n’y apparaît jamais (inversement à ce qui se passe dans le Carnet 1914-1917, sorte d’agenda quotidien). En dépit de son aspect de pense-bête fragmenté au fil des jours, ce carnet est parfois plus intéressant que les Cahiers proprement dits, un peu monotones, il faut l’avouer : on y trouve en effet des phrases comme celle-ci : « Je n’estime que les choses qui ne peuvent servir à rien et qui montrent par là une autre nécessité. » Dans les notes des éditeurs, on pourra retenir ce qui est dit d’un projet inabouti de tragédie sur Tibère, auquel Valéry songea en 1901-1902. Il admirait cet empereur, et il existe des lettres de lui, écrites de Capri dans les années 20, où il justifie ironiquement sa dilection. Autre admiration, Joseph de Maistre, dont Valéry s’imprégna fortement, au point de reconnaître que « cette lecture a joué dans sa formation intellectuelle un rôle décisif » (nous citons une note des éditeurs). L’index des noms propres rend un peu perplexe : il renvoie, non aux pages du volume, mais aux numéros des pages des Cahiers manuscrits. Certes, l’exemplaire adressé à la revue est constitué d’« épreuves non corrigées ». Peut-être cela a-t-il été modifié dans le volume imprimé.
Valéry (2). Paul Valéry, Journal de bord, édition de Jean-Louis Schefer et Martine Boivin-Champeaux (Pagine Arte, 2011, 80 p., 28 €). Singulier volume, un peu déconcertant. Contrairement à ce qu’annonce le titre (d’ailleurs pris à un cahier de 1894), il ne s’agit pas d’un livre de Valéry, mais d’un « florilège des Cahiers de Paul Valéry », construit « à partir du choix des images ». On a donc affaire à un ensemble de dessins et d’aquarelles, à l’origine épars dans les volumes des Cahiers. En elle-même, l’idée n’était pas mauvaise, mais Valéry n’avait, il faut le dire, qu’un honnête talent de dessinateur et d’aquarelliste : on ne saurait voir en lui un second Jongkind ou un nouveau Delacroix. Par ailleurs, ses paysages, compositions ou esquisses sont, dans l’original, souvent accompagnés de légendes ou de notes manuscrites. Or la transcription qui en est proposée manque de cohérence : tantôt on y ajoute du texte (qui se trouve sur une autre page, non reproduite), tantôt cette transcription est incomplète. Parfois, ce sont des erreurs de transcription (« 2 gamins torturent un enfant, leur [sic, pour : lui] tirent les bras ») ou quelque belle coquille, répétée : « l’ombilie », pour « l’ombilic ». On se dit que Valéry méritait un peu plus de soins, ne serait-ce que dans la correction des épreuves. Tout en reconnaissant que préfacer Valéry est une entreprise « risquée et intimidante », Jean Louis Schefer regonfle, dans sa préface, des souvenirs sans grand intérêt sur la « charmante dame » qu’était Madame Valéry.
Vaneigem. Hans Ulrich Obrist, Conversation avec Raoul Vaneigem (Manuella, 2011, 48 p., 7 €). Où en est Raoul Vaneigem, l’auteur du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, astre de l’Internationale situationniste au même titre que Debord ? Ces quarante pages ardentes sont d’un homme qui ne lâche pas prise et témoignent d’une conscience radicale qui ne désespère pas de la désobéissance civile, d’une existence où la poésie de la vie redécouverte mettra fin à l’emprise mortifère de la marchandise. La force du propos de Vaneigem est de ne pas laisser ranger ses espoirs de toujours dans le domaine de l’utopie mais, vivant et présent, de montrer, notamment avec l’actuel effondrement du capitalisme financier, la pertinence de son expectative. « Même parmi les économistes, écrit-il, où se rencontrent plus de crétins encore que dans la sphère politique, certains tiraient la sonnette d’alarme depuis une dizaine d’années. Nous sommes dans une situation paradoxale : jamais, en Europe, le pouvoir répressif n’a été aussi affaibli, et jamais la passivité des masses exploitées n’a été aussi grande. Mais la conscience insurrectionnelle ne dort jamais que d’un œil. » Ces pages se terminent sur de belles réponses au questionnaire de Proust : « Quelle qualité préférez-vous chez un homme ? – La générosité alliée à la conscience humaine du vivant. » Un tel entretien en remontrerait au fameux Indignez-vous de Stéphane Hessel. Hans Ulrich Obrist demande à Vaneigem sa définition du bonheur aujourd’hui : « Vivre de plus en plus passionnément dans un monde de plus en plus passionnant. À ceux qui raillent ma candeur délirante, j’oppose une formule qui m’est d’un grand réconfort : Le désir d’une vie autre est déjà cette vie-là. »
Verne (1). Jules Verne, Les Voyageurs du xixe siècle (Géo, 2011, 328 p., 19,95 €). Il s’agit du troisième volume de la réédition intégrale de La Découverte de la terre. Histoire générale des grands voyages et des grands voyageurspubliée par Jules Verne, chez Hetzel, entre 1870 et 1880, c’est-à-dire lorsque le romancier achève d’affirmer sa prééminence par une série de chefs-d’œuvre, du Tour du monde en 80 jours à Michel Strogoff. En même temps, l’Empire tombé, l’éditeur peut accomplir pleinement son désir d’« éducation et de récréation ». Mais lorsqu’il rend hommage, dans l’avertissement, à Édouard Charton, son prédécesseur, et à son collaborateur de la Bibliothèque nationale Gabriel Marcel, (« un des géographes les plus compétents de notre époque »), Verne s’inscrit lui-même dans une histoire et refuse le rôle de créateur unique que des raisons commerciales le forcent pourtant d’endosser. Cette édition sans nulle prétention scientifique est illustrée par un choix d’illustrations de Benett pour l’édition Hetzel (recadrées en pleine page), mais aussi par de multiples documents souvent en couleurs, qui agrémentent la lecture. Pour le spécialiste de Verne, cet envers didactique des Voyages extraordinaires sera un sujet de réflexion ; pour le lecteur « ordinaire », une source de découvertes enrichissante.
Verne (2). Jacques Pezeu-Massabuau, Jules Verne et ses héros : une leçon d’abîmes (L’Harmattan, 2011, 126 p., 13 €). Cet essai sur l’imaginaire héroïque de Jules Verne inscrit sa réflexion dans ce que son auteur appelle le « troisième ailleurs », dimension qui apparaît à ses yeux comme le milieu privilégié dans lequel se dessinent et évoluent des figures aussi mémorables et mythiques que Nemo, Strogoff ou Fogg. Si le roman vernien, de fait, ouvre l’espace de l’exotique et du merveilleux, s’il explore également les gisements inouïs du langage, il réserve à ses héros l’accès au stade ultime de leur accomplissement romanesque : l’univers du surhomme. « C’est ce surhomme, écrit Jacques Pezeu-Massabuau, et son monde ignoré du commun des mortels, dont lui seul a la clé, connaît les dangers, se veut le maître et, ce faisant, nous donne une “leçon d’abîme”, que cet essai voudrait présenter. » La phrase est déséquilibrée, mais tout y tient et le programme ainsi conçu ne manque pas d’intérêt, bien que, évidemment, une bonne partie des questions soulevées par une telle perspective d’enquête aient été déjà explorées par les spécialistes de Verne et les autres. Les choses se gâtent, en fait, quand l’auteur, féru d’histoire des idées et de mythographie romantique, se lance imprudemment dans une tentative d’historicisation du modèle du surhomme, tel que l’ont transmis, dit-il, « la Légende, l’Histoire, la littérature et la vie ». On a alors droit à une authentique farcissure qui, sous couleur d’associations raisonnées ou de considérations spéculatives, mêle, sans souci de méthode, les niveaux mythologiques, historiques, littéraires, philosophiques, idéologiques. S’y télescopent donc Nietzsche, Platon, Foucault, Deleuze, Bataille, Rimbaud, Mallarmé, Wright et Le Corbusier ! Le tout se complique vite des concepts assez fumeux de Dehors et de Ligne, tirés d’une lecture très personnelle d’un texte de Lévi-Strauss. N’en jetez plus, cher monsieur ! On s’interroge sur l’utilité d’un tel étalage qui, après avoir permis d’examiner les « leurres de l’individualisme » (mais oui !), aboutit à cette remarque, de bon sens tout de même : « Le propre des héros est de suivre obstinément leur étoile, aussi la défaite les talonne-t-elle à son tour, etc. » Pareille banalité n’exigeait certes pas de vains prolégomènes. De même que les personnages de Verne, construits selon des modèles qui – faut-il le rappeler ? – n’empruntent ni à Mallarmé, ni à Nietzsche ni à Bourdieu, n’appelaient pas nécessairement le charabia du Dehors et de la Ligne, ils regardent bien plus vers les figures tutélaires de la conquête et de la liberté, telles que le Romantisme a pu les enfanter, et gagnent une part importante de leur lisibilité à remodeler certains profils héroïques – de Prométhée à Satan, de Jésus-Christ à Napoléon – qui hantent l’imaginaire collectif du xixe siècle. La suite de l’essai ne corrige ni ne sublime les ratés du commencement. Poursuivant sur cette pente de l’héroïsme vernien et de l’appel de l’abîme, il entraîne son lecteur au bord d’un grand vide. Et d’une grande naïveté, condensée en ces mots de conclusion : « Aujourd’hui, [Verne] et ses personnages enseignent toujours à quiconque comment affronter plus hardiment son destin, si modeste soit-il. » Dont acte.
Verne (3). Claude Camous, Jules Verne au centre de Marseille (Autres temps, 2011, 144 p., 12 €). Un ouvrage éclairant l’œuvre de Verne par des documents trouvés à Marseille et jetant réciproquement un éclairage nouveau sur le rôle historique de cette ville sur cette œuvre : on peut en juger par les chapitres intitulés Hugues Brunon, le chaînon manquant, Du Centre de Marseille au centre de la terre, Gloire et solitude et Le Nautilus à Marseille. Le lecteur comprend ainsi que le séjour que fit l’écrivain dans la cité phocéenne entre 1863 et 1864 est digne d’attention.
Vers. Anthologie du vers unique, édition de Georges Schéhadé (Bartillat, 2011, 234 p., 12 €). Un titre trompeur. On s’attend à trouver une collection de poèmes à vers unique (« Et l’unique cordeau des trompettes marines »), dans le genre des anthologies dont Gabriel Peignot, le Bibliophile Jacob et quelques autres s’étaient fait une spécialité au cours de la première moitié du xixe siècle. Eh non ! Il s’agit de bribes retenues par une mémoire plus ou moins défaillante, celle du poète Georges Schehadé, dont l’éditeur corrige les bévues pour mieux montrer les appropriations.
Vie littéraire. Michel Falempin, La Vie littéraire (L’Harmattan, 2011, 351 p., 32,50 €). Bien malin qui pourra résumer cette brique très dense dont l’écriture n’est pas allée dans le sens de la légèreté et de la clarté. L’auteur, auquel son premier livre, L’Écrit fait masse, avait valu le Prix Fénéon en 1976, nous fait comprendre, grâce à la quatrième de couverture, que le motif initial de cet « objet artistique » qui n’appartient à aucun genre est emprunté au Roland furieux de L’Arioste. Pour autant, l’essentiel de l’« action » se situe à Paris, et l’on est sans cesse pris entre les grands épanchements baroques rédigés sur un patron entièrement mallarméen et les échappées dans une langue d’aujourd’hui, le tout entrecoupé d’excursus et d’excursions en divers temps et divers lieux. Il y a sans conteste quelque chose d’estimable dans l’effort qui permet à Michel Falempin de maintenir, sur plus de 300 pages, un ton que Mallarmé nous avait habitués à entendre dans des énoncés de quelques mots ou de quelques lignes. Échantillon : « Non que dans cette pièce les hétéroclites sédiments des Heures divines eussent fait de son orient, si réel relativement à la ville que le jour, où qu’il surprenne, en fin de compte y point, une misérabiliste grotte ni qu’elles eussent donné le change levantin pour l’or amoncelé de l’urine des voleurs : à l’opposé d’un trésor tout de chiens infernaux à gueule poudreuse entre le zodiaque élimé des tapis et les inclassables archives de la gourmandise » (etc. – la phrase s’achève treize lignes plus loin). Et qu’on n’espère pas trouver des repères bien fermes dans la Table proposée. Peut-être faut-il se contenter d’ouvrir le livre un peu au hasard, sans chercher une improbable synthèse personnelle de ce qui peut s’apprécier comme des fragments souvent d’une belle et forte poésie, reposant sur un minutieux travail des mots et de leurs agencements. À la longue, sans doute le dessein d’ensemble finit-il par apparaître, horizon peut-être accessible à une deuxième ou troisième lecture.
Zévaco. Michel Zévaco, De cape noire en épée rouge, articles choisis et présentés par Laurent Bihl(Ressouvenances, 2011, 360 p., 30 €). Descendant du dessinateur Willette, Laurent Bihl signe cette anthologie d’articles polémiques de Michel Zévaco, publiés dans le quotidien socialiste révolutionnaire L’Égalité, puis, lorsque ce journal disparaît sous le poids d’amendes et condamnations, dans Le Courrier français. L’Iconographie, foisonnante, est tirée de la presse illustrée et due à une trentaine d’artistes récapitulés dans un index biographique final. Chaque texte bénéficie d’une présentation circonstanciée, éclairant son contexte ou le mettant en perspective. Le souci de l’anthologiste a été de représenter les sujets, politiques et sociaux, abordés par le polémiste et le militant révolutionnaire, et pouvant encore offrir un intérêt à la fois historique et d’actualité : l’antiparlementarisme, la corruption, les anciens Communards, le rappel de 1793, le monopole des grands magasins, le féminisme, le Sacré-Cœur et l’anticléricalisme, l’antisémitisme (avec une mise au point sur l’usage et la signification de ce terme à la fin du xixe siècle), « l’abrutissement des esprits par les médias et la culture de masse », le turf, le 1er mai, la prostitution, les conflits sociaux, les grèves, les manifestations de miséreux, les brutalités policières, le patriotisme et la question d’Alsace-Lorraine, la société militaire, les spectacles parisiens, les arrestations arbitraires de journalistes, les femmes au travail, l’antiaméricanisme et la défense des Indiens, la pollution de la Seine, la censure, la réclame, les « lois scélérates », etc. Chacun y retrouvera ses petits.
Zola. Fabian Scharz, Émile Zola. De l’utopisme à l’utopie (Champion, 2011, 624 p., 140 €). Ce livre imposant retrace moins la généalogie d’un genre qu’il ne se propose de prendre la mesure de l’élargissement d’une vision. Posant l’hypothèse, étayée par maints documents, que le « troisième Zola » fait « le saut dans l’utopie », comme l’attestent les œuvres qui font suite aux Rougon-Macquart, les Trois Villes et les Quatre Évangiles, l’auteur met en place un dispositif critique tout entier voué au décryptage de l’utopie zolienne. Ressaisissant d’abord l’historicité d’un genre et d’une notion, dont les fluctuations montrent qu’ils connaissent un regain de faveur à la fin du xixe siècle, après avoir été longuement décriés, Fabian Scharf examine les conditions dans lesquelles Zola réarticule la pensée utopique aux lignes fédératrices de son humanisme progressif. De là le passage de l’utopisme, qui est comme le succédané dégradé et passablement académisé d’une doctrine positive, à l’utopie qui apparaît, dans cette perspective, comme une façon nouvelle d’associer univers de fiction et valeurs socio-politiques. S’il y a bien, à la source de son projet, des déterminations contextuelles – et souvent personnelles, comme l’Affaire Dreyfus et ses suites, notamment l’exil à Londres –, force est de constater que le dessein du romancier est d’élargir une vision de l’homme dans son inlassable lutte pour la justice, la liberté et l’égalité. Cet élargissement est à la fois rhétorique – ou anti-rhétorique, comme on voudra – et anthropologique : il vise à dégager l’utopie de l’ornière des formes et des artifices esthétiques, pour en faire une force de transformation susceptible de changer tout lecteur, à commencer par le lecteur peu favorisé, en un agent de progrès, un atome créateur de peuple. C’est là la grande idée sociale qui structure l’idéologie progressiste du xixe siècle. Il s’agit de relever, en l’incarnant, « le rêve de la fraternité universelle », comme le dit Zola. À cette tâche, nul besoin de recourir aux mythes, aux imageries convenues, bref aux anciens codes utopiques. Il importe de soumettre le rêve nécessaire et son lyrisme généreux aux exigences de la science. Le savoir constitue ainsi le pivot de l’utopie zolienne, disqualifiant les pouvoirs de persuasion attachés à la croyance et aux formes d’adhésion intuitives qu’elle entraîne. Lorsqu’il s’engage dans la rédaction de Travail, l’un des Évangiles, Zola écrit : « L’heure est venue où il ne suffit pas de rêver et de pressentir. Il faut savoir. Il faut préciser les moyens de libération et d’organisation. » Aussi cherche-t-il, non pas à « imaginer un système nouveau après tant de systèmes », mais à « dégager des œuvres socialistes », ce qui, ajoute le romancier, « s’accorde le mieux avec mon sens de la vie, avec mon amour de l’activité, de la santé, de l’abondance et de la joie ». Composée de quatre parties exemplaires de précision et de rigueur démonstrative, l’étude de Fabian Scharf analyse la double genèse d’une pensée et d’un discours. D’abord identifiés dans le terreau des premières œuvres, puis dans lesRougon-Macquart, sous l’angle d’un thème flottant, les germes de l’utopie se redéploient ensuite au sein d’un discours polémique qui affronte au monde perdu, la « cité heureuse » portée par la figure de la mère fondatrice et soutenue par celle, non moins décisive, du savant prophète. Construction dont l’architecture idéologique est tout entière redevable de sa lisibilité à une pensée de l’utopie conçue comme une logique de la refondation, ou, pour le dire autrement, une religion du nouveau. Cette religion n’a rien d’abstrait ; elle envahit l’espace romanesque qu’elle sature de ses signaux et de ses valeurs. C’est pourquoi cet essai sur l’espace utopique est essentiel, dans la mesure où s’y dessine une configuration topologique multiple, associant univers urbain et milieu naturel, extériorité et intériorité, lieux de travail et lieux de pensée… Mais c’est sans nul doute dans la dernière partie de sa réflexion, qui outrepasse le cadre de l’approche strictement monographique, que le propos de Fabian Scharf s’élargit pour mieux réinscrire l’utopie zolienne dans le sillage des discours et des valeurs qui l’ont rendue possible : de l’héritage humaniste de la Renaissance et des Lumières, jusqu’aux propositions de Fourier et des anarchistes de la fin du xixe siècle, la quête « socialiste » de Zola en vient à postuler un homme nouveau, au risque de l’eugénisme et de ses dérives. Preuve que toute utopie, à fortiori une utopie « scientiste », est réductible à un champ de forces épurées dont l’expansion nouvellement disponible peut se dévoyer en une énergie aveugle. C’est sans doute la condition requise à une authentique recréation de l’Humanité, mais c’est aussi la porte ouverte aux égarements de la rêverie savante, qui promet le bonheur entre mécanisation et natalisme. Cet excellent travail démêle les questions épineuses et les contradictions, tant éthiques qu’esthétiques, inhérentes aux dernières grandes œuvres du « troisième Zola ».
Zweig. Dominique Frischer, Stefan Zweig. Autopsie d’un suicide (Écriture, 2011, 344 p., 21 €). Pourquoi se suicide-t-on ? Artaud l’a bien analysé dans un texte où il explique que les raisons d’un tel acte peuvent parfois demeurer inexpliquées. Dans le cas de Zweig, qui se donna la mort le 23 février 1942 à Petropolis, au Brésil, en proie à une angoisse identitaire où sa double qualité de juif et d’allemand le classait perdant quelle que soit l’issue de la guerre, les motivations peuvent être analysées. C’est ce que fait Dominique Frischer, non sans finesse, tout au long d’une enquête littéraire, historique et psychologique d’où l’on ressort avec un navrant sentiment de gâchis.
Paul Aron, Jean-Pierre Bacot, Olivier Bara, Julien Bogousslavsky, Claudine Brécourt-Villars, Jean-Luc Buard, Jean-Marc Canonge, Alain Chevrier, Jonathan Chiche, David Christoffel, Marc Dachy, Marc Décimo, Bertrand Degott, Philippe Didion, Louis Forestier, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Nelly Kaplan, Jean-Jacques Lefrère, Agnès Machet, Bertrand Marchal, Delphine Pierre, Michel Pierssens, Nathalie Ravonneaux, Claude Schopp, Henri Scepi, Julien Schuh, Yves Thomas.