LIVRES REÇUS
Comptes rendus
Baudelaire. Catherine Delons, L’Idée si douce d’une mère. Charles Baudelaire et Caroline Aupick (Les Belles Lettres, 2011, 264 p., 25 €). Figure centrale dans la vie de Baudelaire, Mme Aupick n’avait pas encore fait l’objet d’un travail fouillé, alors que son général de mari avait vu son « vrai visage » révélé dès 1955 par Claude Pichois, en une étude qui fit date. Cette lacune est à présent comblée par cet ouvrage qui se situe dans le droit fil des travaux du regretté maître des études baudelairiennes. Au reste, il ne s’agit pas d’une biographie au sens linéaire et appliqué du mot : évitant le pointillisme et la platitude du strict déroulement chronologique, l’auteur a préféré ordonner son ouvrage en une suite de chapitres qui nous font progresser dans la connaissance de son sujet. Dès le début nous est en effet annoncé le fil directeur de cette étude des relations entre la mère et le fils : « Chacun essayait d’attirer l’autre dans son univers », et il s’agissait là d’un malentendu fondamental. Caroline Aupick se désolait de voir son fils devenir un homme déclassé et dépourvu de toute honorabilité sociale, tandis que Baudelaire pouvait constater avec douleur que « la mère très aimée ne cessait de pactiser avec l’ennemi, hommes, institutions, valeurs ». Ce qui est toutefois paradoxal, et que montre Catherine Delons, c’est que Caroline Aupick elle-même avait « vécu une enfance et une jeunesse de déclassée ». Pire encore, elle ignorait tout de son père Charles Dufaÿs, cet exilé au « destin romanesque et tragique ». Sur ses parents, Catherine Delons apporte ainsi de nouvelles informations, puisées dans les archives anglaises. Elle souligne ensuite à quel point Caroline Aupick souffrit d’un « défaut d’identité » : jamais aucune allusion à cette famille maternelle, même sous la plume de son fils Charles. Et, pour nous, ce défaut d’identité est aggravé par le fait qu’on ne connaît aucun portrait, aucune photographie de Caroline Aupick, comme si elle avait voulu se dérober à la curiosité de la postérité. Reste aussi que son remariage, en 1828, avec le commandant Aupick demeure, par certains côtés, assez énigmatique, comme le note l’auteur. La lecture progressive du livre, où les données biographiques et littéraires se mêlent à de fins commentaires psychologiques, nous fait voir qu’en fin de compte, « deux femmes, deux personnes antinomiques semblent avoir coexisté en Caroline Aupick » : d’un côté, une femme éprise de respectabilité sociale, extrêmement bourgeoise à l’occasion et prêtant une oreille favorable aux conseils non moins bourgeois de certaines personnes, au premier rang desquels l’affreux Louis Émon, dont nous allons reparler ; d’un autre côté, une femme charmante, aimable, avenante, presque séduisante, celle que rencontreront Flaubert et Du Camp à Constantinople en 1850. Sans doute Baudelaire garda-t-il longtemps en lui des images ou des souvenirs de la seconde, ce qui lui rendait la première encore plus déconcertante et cruelle. En fait, tout commença à se dégrader en 1844, lorsque fut imposé au poète un conseil judiciaire dont il rendra responsable sa mère, laquelle s’était « comportée comme une étrangère ». Peu à peu, Caroline, sa famille et tous ses amis s’habituèrent à ne voir en Baudelaire qu’un déclassé, c’est-à-dire un homme qui était pour les siens une gêne, une tache, voire une honte. À cet égard, Caroline Aupick était totalement tombée sous la coupe de son ami Émon, qui détestait Baudelaire encore plus qu’il ne le méprisait, et poursuivit jusqu’à la mort de celui-ci un véritable travail de sape. Avec un acharnement tout particulier, il s’employa – avec succès – à persuader Caroline qu’elle ne devait à aucun prix accueillir Baudelaire à Honfleur, sous peine de voir aussitôt surgir, dans la « Maison-Joujou », ses nombreux créanciers, qui exigeraient d’elle des sommes importantes ! De son côté, Baudelaire avait, à la mort du général Aupick en 1857, changé de sentiments à l’égard de sa mère et fait, comme l’écrit Catherine Delons, « acte de contrition ». Peine perdue : Caroline Aupick continua de le considérer comme un raté et ne réagissait pas, ou mal, aux cadeaux qu’il lui faisait. La condamnation des Fleurs du Mal n’arrangea rien, et les malentendus ne firent que s’accentuer. Jusqu’à sa mort, elle conservera ce que Jacques Crépet nommait ironiquement « sa soif inextinguible de respectabilité » et ne consentira à trouver des qualités à son fils et à sa littérature qu’après la mort de celui-ci, en voyant le grand cas qu’en faisaient ses amis. Elle crut cependant prendre sa revanche lorsque Baudelaire fut frappé d’aphasie : son fils n’était plus un déclassé, mais « un petit enfant […], et complètement dépendant ». Elle pouvait dès lors assumer un nouveau rôle : celui d’une mère soignante, d’un ange pitoyable, que tout un chacun devait respecter. Paralysé, muet, mourant, Baudelaire redevenait à ses yeux respectable lui aussi. Vengeance ? Comme l’écrit Catherine Delons, elle « savour[a] pleinement l’agréable statut de mère d’un talent reconnu ». Cette reconnaissance tardive et le souci permanent d’honorabilité qu’affichait Caroline Aupick éveillèrent les sarcasmes d’Auguste Poulet-Malassis, qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur les opinions et goûts littéraires de Caroline Aupick, laquelle lui préférera de loin le plus conciliant Charles Asselineau. Ce dernier la décorera du titre de « glorieuse mère de Charles Baudelaire », et c’est là un titre que Caroline Aupick assumera avec orgueil jusqu’à sa mort en 1871. La gloire littéraire remplaçant l’honorabilité sociale : un pis-aller, certes, mais flatteur ! Ce qui rend ce livre intéressant, c’est qu’il ne cherche nullement à accabler une femme dont tout indique qu’elle ne fut qu’une intelligence médiocre. L’auteur s’est au contraire proposé de tracer une double évocation parallèle : d’un côté, la femme que fut Caroline Aupick, de l’autre, ses rapports avec son fils Charles. Il n’y a pas de parti pris, le ton reste toujours juste et, pour employer un terme baudelairien, le livre est essentiellement suggestif. C’est à la fois une biographie et quelque chose de plus, et de mieux : une véritable réflexion, un essai souvent aigu. En le refermant, on se dit que c’est là un exemple particulièrement frappant du malentendu essentiel qui séparera toujours les fils de leurs mères.
Camus. Renaud Camus, Parti pris. Journal 2010 (Fayard, 2011, 600 p., 32 €). Il y a risque de vertige à constater, après la lecture du volumineux XXVIe tome de ce Journal, que l’on n’a absorbé que le centième d’une œuvre qui, quelque traditionaliste que se veuille son auteur et aussi classique que s’avère la langue usitée, n’en est pas moins authentiquement moderne. En effet, Renaud Camus, ami de quelques-uns – parmi lesquels un Alain Finkielkraut dont le Journal donne régulièrement des nouvelles – mais rejeté de la plus grande partie de la planète littéraire et médiatique par rapport à laquelle il fait bien des efforts pour éviter le moindre rapprochement, est en dialogue permanent avec une société de lecteurs qui œuvre avec lui sur la Toile. De plus, il publie – il poste, devrait-on dire – des photographies, parmi lesquelles ses autoportraits réalisés quotidiennement, sur le réseau Flicker, nonobstant l’inévitable présence de son réseau sur Facebook. S’étant ainsi posé à longueur de pages comme conservateur, voire réactionnaire connecté, il vient de prendre une nouvelle dimension, dont ce volume témoigne, avec l’annonce d’une volonté de candidature à l’élection présidentielle de 2012. Les lecteurs militants étant partis à la chasse aux signatures, la dialectique littérature/politique s’aiguise du coup singulièrement, et la théorie centrale de celui qui reste un écrivain, même lorsqu’il entre de plain pied dans la bataille idéologique, prend un nouveau relief. Renaud Camus pense en effet, chacun le sait qui n’est point sourd au bruit que fait la marge du « complexe médiatico-politique », que, pour lui, notre civilisation serait menacée par une sorte de contre-colonisation portée par les acteurs de l’immigration récente ou leurs descendants, en un « grand remplacement » qui s’accompagnerait de menaces sur les personnes, la langue, la civilité, la culture. Une pareille thématique est le plus souvent qualifiée d’extrême-droite, détermination que l’auteur a cependant toujours refusée. Mais, ce nouveau livre le montre, qui traite d’une histoire récente, Renaud Camus est désormais confronté à l’évolution de l’organisation politique incarnant cette partie dextre de l’éventail politique. Alors que le parti de
l’innocence, fondé par lui en 2002, avait fortement critiqué la forme ancienne du Front National, il est moins affirmatif face à ce que l’on peut appeler la nouvelle extrême droite européenne. Déclinée livre après livre, parallèlement à son travail littéraire, l’idéologie de cet auteur est relayée dans un dispositif multi-médiatique dont l’élément central est le site configuré par des lecteurs partisans. Cette extension de l’œuvre comprend en particulier une série d’entretiens effectués avec l’écrivain dans son château de Prieux, qui permettent au lecteur devenu auditeur de se familiariser avec cette voix inimitable, dotée d’un ton plus précieux que son style écrit classique. L’aspect critique du propos, qu’il soit écrit ou parlé, s’adresse aux « noscents », soit, selon l’auteur de La Grande Déculturation (2008), tous ceux qui ne voient pas venir le phénomène de modification du pays en profondeur, voire l’encouragent. Il est possible que l’homosexualité de l’auteur, plusieurs fois rappelée dans sa quotidienneté en sonJournal, n’étant plus rejetée, fût-ce d’une extrême-droite naguère volontiers homophobe, la compatibilité de sa pensée avec celle de la nouvelle forme de cette orientation politique en soit renforcée. Mais elle n’est pas encore acquise, même si l’on sent l’auteur hésiter. Les amateurs flairant probablement un nouvel avatar du paradigme célinien vont pouvoir observer, dans les prochains écrits et dans les réactions qu’ils ne manqueront pas de susciter, les rapprochements ou divisions culturelles et politiques des intellectuels campant dans ces eaux agitées, ces marges du débat public qu’une doxa étrillée par Renaud Camus à longueur de pages considère comme fangeuses. Le diariste qui n’oublie pas de pratiquer l’autodérision, multiplie les relevés de fautes de syntaxe piochées dans les pages duMonde, ou les émissions de France-Musique, France-Culture, ou France 2, brocardant volontiers ceux qu’il considère comme les indignes gardiens de la langue et, plus généralement, de ce qu’un Bourdieu appellerait la culture légitime, à laquelle il s’accroche mordicus. La critique des journalistes et producteurs, dans laquelle il excelle, est souvent double, portant sur la forme : les fautes récurrentes, les tics de langage, comme sur le fond : la « noscence », l’articulation des deux signant à ses yeux une forme de décadence. Mais l’attaque se double d’une défense permanente. Son principal objet est la polémique née en 2000, qui a contribué à diaboliser l’auteur, pour quelques lignes écrites en 1994 – le délai entre écriture et publication du Journal ayant depuis fortement diminué – et qui continue à courir dans les pages du volume de 2010. Bien que Renaud Camus ait été blanchi des accusations d’antisémitisme lancées contre lui à la suite des critiques qu’il avait portées face à l’attitude, à ses yeux exagérée, de certains chroniqueurs de France-Culture se référant au judaïsme, la violence de ce qui lui fut reproché, à en faire un pestiféré, lui colle à la peau, malgré l’amitié réaffirmée d’Alain Finkielkraut et d’autres intellectuels, d’autant que ses adversaires reprennent régulièrement l’argument, de bonne ou mauvaise foi. Renaud Camus n’en continue pas moins à travailler d’autres aspects de son œuvre foisonnante, en particulier les livres consacrés aux maisons d’artistes, dont il assure à la fois le texte et l’illustration et qui le font souvent voyager en France. Toujours en retard de copie, il fait également avancer sesÉglogues, ses Élégies, ses Éloges et ses Chroniques, postant également régulièrement des communiqués de son parti, alimentant les fils de discussion, cultivant ainsi les diverses modalités d’une œuvre que le Journal tente de relier à la vie. Parmi les thèmes qui caractérisent cette œuvre, ce nouveau volume met en valeur une tension face à la modernité, non plus politique, mais esthétique. Le mélomane qu’il est se confronte en effet à de nombreux enregistrements de musiques contemporaines, modernes ou néoclassiques, qu’il trouve souvent pauvres, prenant acte, sans en faire système, d’une impasse de langage qu’il ne vit pas dans le domaine de la peinture, puisqu’il s’est mis lui-même à créer des tableaux d’une totale abstraction. Relecteur scrupuleux de ses propres écrits, Renaud Camus doit sans doute à son scrupule de rédacteur d’un Journal personnel plus qu’intime, de ne pas se censurer, au risque de nous infliger, d’une page à l’autre, d’exaspérantes répétions qui contrastent avec le bonheur d’écriture dont le texte est par ailleurs largement porteur. L’échec de l’écrivain à l’Académie française, dont le souvenir est rappelé dans ce Journal, aura été l’un des éléments de renforcement d’une puissante marginalité, dont témoigne le contenu de ce volume. En mesurant par exemple régulièrement l’état de ses ventes de livres sur le compteur du siteAmazone, Renaud Camus ne cultive pas le personnage de mendiant ingrat d’un de ses illustres prédécesseurs essayiste et diariste, même s’il se morfond parfois de ne pas trouver ses productions écrites au niveau de diffusion et de notoriété que la construction dense de son œuvre mériterait, craignant même de ne plus avoir d’éditeur suffisamment rémunérateur auquel confier ses écrits en cours de rédaction. Cet auteur soufré demande, quoi que l’on pense de sa personnalité et de ses dérives idéologiques, qu’on lui consacre un minimum de temps, pour saisir le dispositif qui lui permet de développer une sorte d’hyper-narcissisme, mais qui reste d’une incontestable qualité littéraire, dont ce dernier volume du Journal rend une fois de plus compte, ainsi que d’une force intellectuelle peut-être maléfique, mais rarissime dans le paysage.
Courbet. Gustave Courbet, Écrits, propos, lettres et témoignages, édition établie et présentée par Roger Bruyeron (Hermann, 2011, 496 p., 39 €). Cette anthologie des écrits de Courbet se propose d’éclairer d’un nouveau jour la question, si épineuse et si souvent débattue, du réalisme. Rien d’original, dira-t-on. Mais le mot et les valeurs qu’il recouvre ont suscité tant de commentaires et de réactions, parfois contradictoires, souvent confus, qu’il était sans doute utile de rassembler quelques textes de Courbet en vue d’une clarification. De plus, nul n’ignore que sous ce terme – mot d’ordre, cri de guerre ou bannière scandaleuse – se rangent non seulement des options esthétiques, mais aussi une idéologie, une éthique et une politique. C’est dire si le concept, loin de signer exclusivement l’acte d’un ralliement artistique, engage la création sur le terrain vacillant et tumultueux des luttes sociales et des combats républicains. Certes, Roger Bruyeron avertit que, dans ce recueil de textes, il a « davantage privilégié […] ce qui concerne la peinture que ce qui a trait [aux] engagements politiques » de Courbet. Si, méthodologiquement, ce parti pris est concevable, peut-il tenir, pratiquement, face aux écrits du peintre, dont on voit bien que, par nature, ils méconnaissent les frontières et les partages ? C’est sans doute l’un des mérites de ce volume : en visant le réalisme et sa dimension proprement esthétique, il se condamne à envisager, soit par ricochet, soit de façon frontale, le substrat fondamentalement politique d’un art au service du réel, de l’histoire et du peuple. L’anthologie s’organise selon une logique qu’on qualifiera de centrifuge : une première partie rassemble les textes connus de Courbet, ou qui lui sont attribués ; une deuxième partie présente un choix de lettres sélectionnées en vertu de leur aptitude à nous instruire sur la relation de Courbet à la peinture et plus particulièrement à sa peinture ; un dernier ensemble est consacré aux témoignages et propos rapportés, qui, sans vraiment décentrer la perspective, éclairent indirectement l’œuvre de Courbet et son attachement au réalisme en art. Quel est au juste ce réalisme ? Sans doute pas un programme d’école, ni même un dogme, encore moins une théorie. Courbet, qui avait horreur des systèmes, s’est toujours tenu à l’écart de ce qui, de près ou de loin, pouvait ressembler à une chapelle, fût-elle consacrée au Progrès et aux divinités modernes de l’émancipation. À y regarder de près, c’est-à-dire à lire ou à relire les textes qui composent le premier volet du volume, on se persuade que le peintre considère que la notion témoigne d’une attitude individuelle, irréductible à nulle autre, face à l’art et face au réel. Il s’agit d’abord, sous couleur de réalisme, d’affirmer des refus : dans un texte autobiographique qu’il rédige en 1866 à la demande de Victor Frond, Courbet écrit que « dans son idée à lui, c’était une conclusion humaine réveillant les forces propres de l’homme envers et contre le paganisme, l’art grec et romain, la Renaissance, le catholicisme, les dieux et les demi-dieux, c’est-à-dire l’idéal conventionnel ». Moins désireux de copier le monde tel quel que d’en faire le sujet d’une revendication esthétique nouvelle, l’art réalisme s’affiche d’abord comme une machine de guerre dirigée contre l’académisme, la perpétuation vaine de l’idéal classique, et les figements institutionnels. De là, les conflits déclarés avec les tenants de la tradition, et autres gardiens du temple de l’art. La « bataille » du réalisme, qui marque la fin des années 1840 et culmine en 1851, s’enlève sur fond de dislocation formelle : à un art de peindre, conçu alors comme un langage universel admis de tous, succède une autre grammaire des formes, réputée fruste et ignoble. Incompatibilité entre les idiomes qui donne lieu à un malentendu de taille. On ne voit pas, dans de telles conditions, la dynamique qui – à l’intérieur du réalisme – remodèle les grands principes de l’esthétique et préserve la logique de l’art. Quelle est cette logique ? Elle est celle qui, récusant les modèles atemporels, reconnaît à chaque époque sa modernité. Encore faut-il être capable de discerner, parmi le divers du réel, ce qui parle, s’avance et s’énonce. La peinture n’est pas reproduction mais invention, dégagement. D’où résulte, nécessairement, une part de mystère, d’énigme, d’opacité. Courbet n’est pas le peintre de la transparence et le réel qu’il convoque est aussi un langage à déchiffrer. On mesure, dès lors, l’importance d’une phrase comme celle-ci : « L’imagination dans l’art consiste à savoir trouver l’expression la plus complète d’une chose existante, mais jamais à supposer ou à créer cette chose même. » Il y a là un acte de dissidence qui, en faisant chanceler les vieilles lunes des Beaux-Arts, conspire également à déstabiliser les assises de l’éthique et de la politique. L’art n’est pas en retrait des aspirations sociales d’un peuple ; il est, comme le dit Courbet, ce « qui donne au monde l’initiative ». Remarquable formule, qui souligne encore une fois le lien inextricable qui unit la peinture réaliste et la posture républicaine progressiste. Le réalisme, un problème esthétique ? La meilleure réponse demeure la signature – une déclaration d’identité totale et plénière – que Courbet appose en tête de la « profession de foi » demandée par Vacquerie en 1871 pour Le Rappel : « Reniant l’idéal faux et conventionnel, écrit Courbet, en 1848 j’arborai le drapeau du réalisme, qui seul met l’art au service de l’homme. C’est pour cela que, logiquement, j’ai lutté contre toutes les formes de gouvernement autoritaire et de droit divin… » Il y a bien une logique, en effet, un continu de l’art et des idées, de la forme picturale et de la conscience politique, qui fait du réalisme de Courbet le combat ininterrompu d’un homme pris dans la tourmente révolutionnaire de son siècle.
Lire. Jean Bellemin-Noël, Lire de tout son inconscient (Presses universitaires de Vincennes, 2011, 272 p., 24 €). Spécialiste des rapports de la littérature et de la psychanalyse, inventeur d’un concept qui a connu une fortune inespérée, « l’inconscient du texte », et qui continue d’orienter aujourd’hui bien des approches textuelles, champion de la « textanalyse », Jean Bellemin-Noël occupe, dans le champ de la critique universitaire contemporaine, une place immédiatement identifiable, qui fait de lui un « incontournable », voire un classique. Pour autant, rien en lui d’institutionnel, encore moins d’académique : s’il s’est voué à la psychanalyse, c’est moins pour se soumettre à un appareil doctrinal que pour conquérir la liberté de pensée, d’appréciation et de d’écriture nécessaire à toute entreprise d’analyse et d’interprétation des œuvres d’art, et plus particulièrement littéraires. Car la littérature et le plaisir spécifique qu’elle procure demeurent profondément ce qui l’intéresse, ce qui le passionne. Cette passion directrice a ainsi conduit le critique à déplacer, parfois à déclasser, certaines des notions qu’il s’était appliqué à forger. Tel est en partie l’objet de ce recueil d’études, Lire de tout son inconscient, dont le titre annonce, sinon un changement de programme, du moins un décentrement significatif de la perspective critique. « Mon projet, écrit l’auteur, serait de faire sentir comment une « lecture du texte avec l’inconscient » a pu, en quoi même elle a dû, succéder en toute légitimité, sinon en toute logique, à des formules que j’estime depuis longtemps dépassées, quoiqu’elles aient la vie dure, telles que « l’ inconscient du texte » et « le travail inconscient du texte ». » Tenant d’une tradition herméneutique qui a vu, dans les années 1960-70, la théorie littéraire s’adosser aux sciences humaines, Jean Bellemin-Noël est trop conscient de l’historicité d’une conceptualisation qui ne peut, à moins d’être falsifiée ou dénaturée, s’ériger en système ou en absolu. Tout l’intérêt – et tout l’enjeu – de Lire de tout son inconscient est de donner à voir une pensée critique en mouvement, qui ne se satisfait ni de ses acquis ni de ses convictions. C’est dans cet esprit de renouvellement épistémocritique que l’auteur avance ici, avec une simplicité qui emporte l’adhésion, le concept d’interlecture, lui-même articulé sur la notion d’autotransfert, l’hypothèse centrale du propos étant que l’auteur et l’amateur sont « coresponsables » de l’œuvre d’art et qu’à ce titre, « du point de vue de l’inconscient », celle-ci apparaît « comme le point de rencontre de deux autotransferts distincts, l’un chez l’artiste, l’autre chez l’amateur ». On comprend, dans ces conditions, que, s’agissant de la littérature, l’accent d’intensité soit porté sur la lecture, processus qui met en jeu et en œuvre des réseaux intersubjectifs dont l’incidence, l’ascendance ou la pertinence ne peuvent en aucune manière faire l’objet d’une vérification quelconque. Dans ce type d’approche, seule prévaut la capacité d’écoute, de résonance intérieure et de « relance » réflexive du lecteur-critique, dont le propos vise à la fois ce que l’œuvre lui dit ou lui suggère, et le lecteur qui espère obtenir sur l’œuvre en question un éclairage convaincant et surtout utile à son intelligence globale. On le constate aisément, le recours à la psychanalyse ne relève en rien de l’application d’une grille ne varietur : il consiste bien plus à soutenir, en donnant accès, comme le dit Jean Bellemin-Noël, « aux effets d’inconscient », une compétence interprétative mise au service du texte littéraire. Les essais réunis dans ce livre n’ambitionnent en aucune manière de former un système explicatif : ils ressortissent à un ensemble de tentatives diverses dont le point commun reste cette aptitude double à se laisser porter par sa propre rêverie et à saisir en elle les lignes de force d’une élaboration interprétative soutenue par les catégories fondatrices de la psychanalyse. Abordant tour à tour un conte de Maupassant, La Nuit, un poème monostiche d’Apollinaire, Chantre, deux romans de Balzac, La Fille aux yeux d’oret Mémoires de deux jeunes mariées, un roman de Colette, L’Ingénue libertine, un texte peu connu de Valéry intitulé Alphabet, un essai de Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi, un conte traditionnel coréen, l’auteur accorde toutefois une place liminaire, et sans doute stratégiquement pionnière, à la peinture, puisqu’en une étude initiale, il offre une analyse approfondie de La Jeune Fille à la chèvre de Picasso, occasion pour lui de poser les jalons méthodologiques et métathéoriques de sa propre démarche herméneutique. Malgré la diversité des ouvrages cernés dans ce recueil, l’ensemble possède sa cohérence et sa pertinence : il révèle avant tout, s’enveloppant autour des topiques de l’identité sexuelle, de la castration ou du fantasme, la finesse d’un discours critique qui se veut à l’écoute des sollicitations infimes et intimes des œuvres,
captant les « murmures » que chaque voix textuelle libère et offre au champ de résonance de la lecture. Admirables exercices d’interlecture, les approches rassemblées ici confirment dans leur position ceux qui n’ont jamais douté de l’apport substantiel de l’inconscient à la démarche critique, et inciteront les indécis et les rebelles à s’incliner au moins devant l’intelligence d’une enquête chaleureuse et persuasive.
Noailles. Roxana M. Vérona, Parcours francophones : Anna de Noailles et sa famille culturelle (Champion, 2011, 280 p., 60 €). Brancovan et Bibescu, dit à l’époque Bibesco pour double motif de consonance incongrue et d’inculture linguistique des Français. Ces deux noms de familles aristocratiques roumaines se sont trouvés au centre d’un véritable réseau, un clan social et littéraire dans lequel on a retrouvé, autour de 1900, non seulement Anna-Elisabeth, princesse Bibescu Bessaraba de Brâncovaneanu, épouse Noailles, qui se trouvera au centre de la configuration, sa sœur Hélène, écrivain et sculpteur, devenue par mariage princesse de Caraman-Chimay, son frère Constantin, député de Roumanie et directeur à Paris de la revue Renaissance latine. Quant aux frères Bibesco, Emmanuel et Antoine, ils furent des amis de Proust. Barrès, Loti, Cocteau et Morand – qui écrira en 1935 un excellent Bucarest après avoir été ambassadeur en Roumanie – viendront s’ajouter au groupe. Avant de détailler la manière dont ces écrivains vont cristalliser leur rapport à une forme d’exotisme qui devient vivante, aussi bien par la présence de ces Roumains de Paris que par les voyages rendus possibles par cet Orient-Express qui mène à Istanbul en passant par Bucarest, le livre de Roxana M. Vérona retrace ce qui s’est tissé, à cette époque, dans un cadre de francophonie entre la France et sa « petite sœur latine », mais surtout entre les deux capitales. Amplifiant ce qui s’était déjà construit comme relations franco-roumaines en 1848, ou plus exactement comme contacts entre Français et « Moldo-Valaques », ce milieu aristocratique et artistique n’avait jamais été étudié de pareille manière dans sa globalité. Anna de Noailles, dont le personnage semble aujourd’hui plus important que l’œuvre poétique, aura joué, de longues années durant, un rôle costumé qui en aura fasciné plus d’un, à commencer par l’ami-amant Barrès, qui voyait dans cette femme pourtant dreyfusarde une sorte d’incarnation byzantine, un rossignol insaisissable, une délicieuse entorse à ses principes nationalistes étroits. Quant à Loti, reçu plusieurs fois par la reine de Roumanie Elisabeth, dite Carmen Sylva et qui deviendra dans son exil une spécialiste de l’occitan, il aura été un grand fabricant de stéréotypes, mais aura peut-être aussi été le promoteur de cette idée d’un voyage vers l’est revêtant une double dimension spatiale et temporelle, Bucarest se présentant à la fois comme l’antichambre de l’Orient et comme une sorte de conservatoire d’un passé brumeux. Roxana M. Vérona rappelle l’existence d’un recueil oublié de poésies roumaines, paru d’abord en allemand, puis en italien et en anglais, avant d’être traduit en français par Hélène Vacaresco sous le titre Rhapsode de la Dammbovitza, chansons, ballades roumaines. Rappelant le rôle joué par Michelet dans la publicité de la génération roumaine de 1848, l’auteur montre ce que fut la tension de cette poétesse et traductrice roumaine, changeant de nom et de langue, célébrée par les autorités politiques et littéraires françaises, mais parfois accusée de folklorisme. La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à un « portrait de groupe avec Proust » qui détaille la manière dont les Brancovan et les Bibesco ont, parmi d’autres membres du clan, non seulement participé de la sociabilité active de l’auteur de La Recherche, mais aussi marqué en profondeur son œuvre littéraire et sa correspondance. Une photographie de 1899 (reproduite dans le livre) montre ce mélange d’aristocrates et d’artistes qui constitua « le côté de Guermantes » et éclaire la manière dont des personnages d’origine roumaine, principalement des femmes, ont relancé une activité de salon marquée par une double égalité de genre (femmes et hommes) et de classe (aristocrates et artistes), mélange artistiquement euristique dont il avait existé une préfiguration juste avant la Révolution française. La troisième partie traite du personnage d’Anna de Noailles considérée comme un « Album oriental ». Reprenant les célèbres photographies où la poétesse se présente en position semi-alanguie, toujours fidèle à sa frange – éléments qui participent du personnage qu’elle s’est construit et qu’elle a savamment entretenu par des réceptions chez elle, des lectures publiques de ses œuvres chez des amis, puis, à mesure que l’image s’orientalisait, par la promotion de sa chambre comme lieu essentiel de sa vie et de la création de son œuvre. Jouant à la fois de la discrétion de sa vie personnelle et de ses épanchements poétiques, de la séduction orientale et de la provocation républicaine, héritant probablement de la sensibilité de sa mère grecque et de la rationalité de son père roumain, celle qui créa le prix de la Vie heureuse, préfiguration du Femina, ne fut pas pour autant une oie blanche. L’auteur ne s’aventure pas sur ce que furent ses amours, dont elle sublime le contenu dans certaines de ses œuvres et fait étrangement disparaître son mari, le comte Mathieu de Noailles dont elle eut un fils et à qui elle devait son rattachement à l’aristocratie française. L’ouvrage s’achève sur une conclusion un peu décevante, eu égard à l’intérêt de ce qui précède, et porte sur la question du statut de l’œuvre poétique d’une femme étrangère, doublement sous-qualifiée, et sur ce qu’il advint ensuite de textes écrits en français par d’autres Roumains comme Panait Istrati, Tristan Tzara (Sami Rosenstock). Quoi qu’il en soit de cette babélisation qui n’est pas sans intérêt, mais qui mériterait une autre étude, ce travail propose une lecture originale d’un milieu social et littéraire nourri d’un imaginaire lointain incarné, pioché en son propre sein.
Nodier. Charles Nodier, Feuilletons du Temps. Tome I : Articles et feuilletons (1830-1843) ; tome II : Préfaces, prospectus, discours (1831-1844), édité par Jacques-Remi Dahan (Classiques Garnier, 2010, 995 et 519 p., 98 et 69 €). Voici quelque 1500 pages de pur plaisir, du type de celles qu’on goûte au présent en souhaitant ne pas les dévorer trop vite, et qu’on déguste aussi par provision, savourant d’avance les retours qu’on se promet d’y faire, vite et pour longtemps. Jacques-Remi Dahan a réuni plus de 150 textes éparpillés dans des publications diverses et peu accessibles, une partie importante de la critique s’étant concentrée sur la production critique de Nodier antérieure aux années 1830. Quelles pépites, pourtant, que ces feuilletons et pièces de commande ! Nodier atteint peut-être ici au sommet de son talent de prosateur et de rhapsode, avec un art de la variation, de la formule et de la digression érudite ou anecdotique, qui le rend capable de traiter en profondeur du contenu des ouvrages soumis à sa critique, comme de substituer à leur analyse les causeries les moins attendues, tantôt puisant à son immense savoir de bibliophile pour évoquer, avant d’autres, des textes qu’il a participé à faire de nouveau connaître, tantôt évaluant les dernières productions de son temps, tantôt enfin, eh bien, capable de tout, imprévisible, pestant, s’égayant, méditant et se renouvelant malgré les recyclages et reprises qui émaillent son travail de préfacier ou de rédacteur de prospectus. Comme on comprend les directeurs de journaux qui se battaient pour accueillir sa plume dans le Journal des débats, Le Temps, Le Mercure de France, la Revue de Paris, la Revue des Deux Mondes ou encore La Presse, et les éditeurs ou auteurs qui lui demandaient une préface. Aussi, que d’éléments pour comprendre et Nodier, et son époque. Il est peu de questions de littérature qui n’y trouveraient pas échos et matière à moudre. Les articles consacrés à l’évolution de la langue et aux dictionnaires observent et commentent la transformation des usages, enquêtent sur la macaronique et les proverbes populaires, militent pour que les écrivains puisent au plus vaste lexique, et s’inquiètent pourtant avec passion de l’impact des nomenclatures scientifiques, déplorant de voir se substituer « dans la description des choses naturelles un jargon barbare et inintelligible aux métaphores gracieuses et pittoresques du peuple », une langue désormais « violemment séparée de la langue nationale », et un idiome qui « n’est pas celui de la littérature ». Mais Nodier au soir de sa vie – et ce n’est pas la moindre de ses ambivalences – reste aussi un amateur de sciences naturelles, qui n’hésite pas à faire l’éloge d’une Histoire des champignons comestibles ou à promouvoir les Lettres à Julie sur l’entomologie de Mulsant, vestige d’un genre bien oublié aujourd’hui, celui des prosimètres qui chantèrent les sciences sur un mode galant jusqu’au mitan du siècle. Ici, c’est sur l’historiographie que s’exerce la sagacité de Nodier ; là, ce sont des questions d’attribution ou de « clef » qui font ses délices, tandis que le lecteur se demande quelle magie peut l’entraîner à se passionner avec lui pour l’enquête qui cherche à deviner quel nom se cache, par exemple, derrière un très mystérieux Tigre, quand Nodier ne prend pas pour objet une traduction de l’Énéide en bourguignon. Réflexions sur la littérature féminine et remarques sur l’histoire de l’imprimerie dessinent encore d’autres thèmes récurrents. Certains feuilletons sont d’importants jalons dans la redécouverte ou la réception de textes comme le « romancero » des trouvères ou Le Petit Jehan de Saintré, et toujours Nodier œuvre à élargir le canon en passeur et en éveilleur. Il ébauche la liste « Des auteurs du seizième siècle qu’il convient de réimprimer » et consacre de longues études à Rabelais, Bonaventure des Périers, Dolet ou Cyrano de Bergerac. Il commente Diderot, Lesage, Florian ou Mme de Sévigné. Il se fait le juge des parutions contemporaines et, qu’il évoque Dumas, Lamartine, Senancour, Lamennais, Fenimore Cooper et Hugo, ou Pixerécourt, Grainville, Aimé-Martin, le dictionnaire de l’Académie, Le Robinson suisse ou le facétieux Voyage pittoresque et industriel dans le Paraguay-Roux et la Palingénésie australe de Kaout’t’chouk, c’est tout le sel de son temps qu’il recueille et auquel il ajoute sa verve. Il était sans doute inévitable, vu l’ampleur des deux volumes, que quelques coquilles ne trouvent à s’y loger, malgré la sainte horreur de Nodier pour ces erreurs d’impression – saisissons là l’occasion de mettre en garde contre les effets des logiciels de reconnaissance optique. Mais ne chipotons pas : ces imperfections sont rares. La préface de Jacques-Remi Dahan fournit des informations sur les enjeux financiers, politiques et sociologiques de la pratique journalistique et critique de Nodier. Son annotation rivalise d’érudition avec Nodier sans être oiseuse. Un index complète chaque volume et la table des matières, rangée par lieu de parution ou type de texte, se double d’une table bibliographique et chronologique. On l’aura compris, voilà un ouvrage qui saura séduire jusqu’au public le moins familier de Nodier et qui fait honneur à la maison qui l’a publié.
Perse. Renée Ventresque, La Pléiade de Saint-John Perse : la poésie contre l’histoire (Classiques Garnier, 2011, 442 p., 59 €). On le savait depuis plusieurs années, mais en voici la démonstration la plus rigoureuse, la plus nourrie et la plus convaincante : un grand poète peut se doubler d’un habile truqueur et même d’un impudent faussaire. La poésie contre l’histoire, proclame le sous-titre, et l’on ne saurait mieux dire. Ce gros ouvrage précis et documenté démontre, pièces à l’appui, à quel point Perse a longuement et sciemment falsifié le monument qu’il éleva à sa propre gloire. Les falsifications ne concernent évidemment pas le texte des poèmes, qu’il était difficile de réécrire, mais la biographie du poète (autobiographie serait mieux dire) et les 442 pages de lettres de lui que contient son édition en Pléiade. Ces dernières années, diverses publications avaient, il est vrai, jeté une lumière révélatrice sur la réécriture ou l’invention pure et simple de certaines lettres (à Mina Curtiss, notamment ; et sur trente-neuf « Lettres d’Asie », trois seulement sont authentiques, ce qui n’est pas le cas de la fameuse lettre à Conrad). Mais ici, c’est le chantier même de la Pléiade qui est dévoilé, grâce à la correspondance inédite adressée par Perse à Robert Carlier, responsable éditorial du volume. Soixante-dix lettres, elles, tout à fait authentiques – pour changer un peu – et fort édifiantes : on y voit le tatillon Alexis Leger demander impérieusement de gommer tout ce qui le gêne et ajouter, voire inventer, tout ce qui peut flatter sa propre mégalomanie. Plus tard, lorsqu’on commença à la soupçonner, cette toilette anthume trouva certains lecteurs bien indulgents, pour ne pas dire complaisants. Tel ancien collègue de Perse au Quai d’Orsay écrira que « les retouches sont mineures et plutôt explicatives » (sic), et l’on ne peut que sourire devant la jobardise d’un Albert Henry, qui nous assure que « les lettres sont traitées comme des poèmes et les changements sont peut-être intéressants du point de vue littéraire ». On s’étonne cependant de ne pas voir mentionné dans cet ouvrage l’article si lucide de Pascal Pia, paru dans Carrefour du 14 juillet 1977 : il dénonçait certains truquages de la Pléiade et assurait que les « fastes généalogiques » de l’autobiographie de l’auteur « feront longtemps rigoler les experts ». De même, il manque à la bibliographie deux éditions clandestines, qui s’étaient fait un devoir de rectification posthume :Lettres d’Alexis Leger à Gabriel Frizeau. Suivi de Traductions inédites de Pindare annotées par l’auteur, Pointe-à-Pitre, chez Crusoé, 1980, et Lettre à Adrienne Monnier (26 mars 1948). Seul texte véritable et complet, Burdignin, Haute-Savoie, chez Jean Perce et Paul Hys, 1987. Précisons aussi que les autographes des lettres à Frizeau et bien d’autres reliques du poète cédées par le libraire Jean Loize se trouvent à présent à la Bibliothèque royale de Belgique, dans le don du baron Ludo Van Bogaert, ce que semble ignorer la critique. Pour le reste, Renée Ventresque retrace minutieusement l’élaboration si soigneuse de cette Pléiade, qui se caractérise aussi par des suppressions (par exemple celle des lettres à André Breton), ce qui, du point de vue de Sirius, équilibre congrûment l’invention d’autres lettres. Perse se montre d’ailleurs très habile lorsqu’il s’agit d’ajouter des lettres : « J’avais, entre-temps, retrouvé copie de mes lettres de jeunesse dans de vieux cahiers de manuscrits qu’avait sauvegardés et conservés à mon insu [sic] une de mes sœurs, morte à Paris » : déformation administrative précoce, à n’en pas douter, du futur Secrétaire général du Quai d’Orsay… Dans son autobiographie, que Renée Ventresque qualifie ironiquement de « savante orchestration », Perse règle aussi des comptes, ce qui lui permet, entre autres, de se montrer fort injuste envers Francis Jammes, qui l’avait si bien accueilli et épaulé durant sa jeunesse. On sait aussi qu’il s’appliqua à passer totalement sous silence le nom et l’œuvre de Segalen, contre qui il avait d’ailleurs déjà œuvré en sous-main chez Gallimard. De même, des « Lettres d’Asie », Claudel est, note Renée Ventresque, « quasiment absent ». Comme le montre la même critique, fictions et suppressions visent toutes à imposer un « portrait flatté » du poète et à éliminer tous ceux qui pourraient lui faire une ombre, même légère. Quant aux « Témoignages politiques », ils ont bénéficié des mêmes soins, et dans le même but : Alexis Leger était la véritable réincarnation de son maître Briand et dialoguait d’égal à égal avec les grands de ce monde : « Le devant de la scène, c’est lui qui l’occupe, magistralement. » Il y eut cependant un os : De Gaulle, « usurpateur » qu’il débina âprement auprès de Roosevelt et envers qui sa haine ne désarma jamais, au point de lui faire constituer sur le Général un énorme dossier documentaire. Fables aussi sur son exil américain, sa prétendue misère là-bas, et aussi cette mystérieuse « Lettre à un journaliste américain », dont la Pléiade précise qu’elle est « extraite d’une suite d’articles […] que Saint-John Perse avait accepté d’écrire pour une revue américaine, et qu’il refusa finalement de publier » : encore la légende du poète guillotinant intérieurement la littérature, tel un simple Rimbaud ! Mais il ne fallait pas non plus commettre de sacrilège : on voit comment le poète encouragea vivement son féal Paulhan à riposter à Maurice Saillet, qui avait eu la fantaisie de publier une étude peu orthodoxe et parfois assez sarcastique. Mais on n’en finirait pas d’énumérer les truquages : ainsi le bannissement de la Pléiade des « lettres qui célèbrent la lumière méditerranéenne avec trop d’ardeur », Perse voulant apparaître aux yeux de la postérité comme un homme de l’Ouest, presque un pur Celte. Tout cela se trouve exposé en détail avec finesse et perspicacité, et même un certain courage, par Renée Ventresque, appuyée, on l’a dit, sur une énorme documentation en majorité inédite. C’est là un énorme travail, remarquable et qui, souhaitons-le, remettra les pendules à l’heure. Et ce n’est pas par une fortuite ironie que l’auteur a épinglé au passage cet extrait d’Éloges, qui peut servir d’épigraphe à toute son étude : « Allez, c’est une belle histoire qui s’organise là… » Programme parfaitement tenu par le poète, comme le montre d’un bout à l’autre cet ouvrage des plus salubres, qui provoquera maints grincements de dents chez ses admirateurs et exégètes.
Théorie littéraire. Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé : l’aventure de la théorie littéraire (Seuil, 2011, 321 p., 23 €). Il est de bon ton aujourd’hui de considérer le moment théorique des années 1960-1970, sinon comme une erreur, du moins comme une excentricité dont la propriété première aurait été d’éloigner la réflexion sur la littérature de son foyer même, à savoir l’histoire dans toutes ses dimensions : histoire des formes, des genres, des idées, des sociétés… La théorie est tenue pour coupable d’avoir dissocié la littérature du réel, de l’avoir « autonomisée ». À ce titre, elle encourt les pires condamnations. Nous serions ainsi entrés dans une période qui serait moins une ère du soupçon qu’une ère du déni : passe encore que la théorie soit incriminée ; la littérature elle-même se voit comme frappée de nullité, ballottée qu’elle est entre divers médias concurrents et pour la plupart supérieurs en efficacité communicationnelle. Il y a lieu de s’interroger et de se demander si ces diagnostics sont la traduction de l’éternel conflit de la graphosphère et de la vidéosphère (pour reprendre ici les concepts mis en avant par Régis Debray) – ou s’il s’agit d’autre chose, par exemple d’une sorte de misologie théorique qui, s’interdisant de penser objectivement les raisons d’un reflux, s’aveugle sur l’évolution historique de la culture littéraire. Loin de toute polémique comme de toute simplification, l’essai de Vincent Kaufmann fait sur ce débat la lumière. Enfin, est-on tenté de dire. Car il y avait, sinon urgence, du moins nécessité à réévaluer les arguments d’un réquisitoire qui, le plus souvent, échappe à l’esprit de finesse et revendique, sous de nouveaux noms et de nouvelles disciplines, un retour au passé, une réactivation concertée de l’ancienne histoire littéraire, dispensatrice de dogmes et de certitudes. Reprenant dans ses étapes comme dans l’enchaînement de ses notions clés « l’aventure de la théorie littéraire », Vincent Kaufmann admet d’abord que la « mouvance théorique-réflexive » a été un moment d’exaltation passionnée qui a placé au centre des préoccupations des commentateurs et des lecteurs le texte littéraire, ses conditions de production, ses structures, son « plaisir », son « inconscient »… Bref, le « travail » du texte a été constitué en objet de réflexion, en lieu d’échange critique. À cela, bien sûr, ont concouru des écrivains aujourd’hui considérés, pour des raisons souvent asymétriques, comme les fers de lance de la modernité : Mallarmé, Valéry, Ponge… Mais l’apogée du structuralisme – qui contribua à rabattre sur le champ de la littérature les grandes options épistémo-critiques des sciences humaines, à commencer par la linguistique – n’a pas été, tant s’en faut, étranger à cette promotion du théorique pur et du réflexif dur. Les noms de Jakobson, Lévi-Strauss, Barthes, Foucault ou Lacan sont comme autant de balises à l’horizon d’une culture littéraire en rupture par rapport à ses valeurs anciennes. Vincent Kaufmann ne se borne pas à inventorier, pour les expliciter, les grands lieux de cette pensée théorique hégémonique des années 60-70. S’il passe en revue les notions d’autonomie, de réflexivité, de mort de l’auteur – et de mort subséquente du lecteur, de non-représentation ou de déconstruction –, c’est moins pour en dénoncer la vanité (comme beaucoup à sa place se seraient hâtés de faire, rejetant sans autre forme de procès la faute sur Mallarmé) que pour en proposer l’archéologie critique, pour en dérouler les chaînons conceptuels et les positions stratégiques. Véritable essai de métacritique, ce livre intelligent, sobre et démonstratif s’efforce de penser ensemble histoire de la critique et histoire de la littérature dans une perspective d’ensemble commune : celle d’un changement de paradigme qui, avec l’effacement du Livre, voit également s’effacer la littérature. Rien de millénariste dans ce constat, qu’on ne se méprenne pas. Il s’agit bien plus de comprendre ce « moment » de basculement qui, venant en effet avec Mallarmé, a vu la littérature, son autorité et sa légitimité contestées par d’autres discursivités et très vite par des médias puissants et hégémoniques. Cette « crise » a inspiré le repli : contre-offensive qui voua la littérature à l’autonomie, et l’écriture à la réflexivité, dans une espèce de refus ironique du réel et de ses menées. L’avènement de la vidéosphère a contribué à radicaliser une telle posture : puisque le livre, l’auteur, le sens même étaient à ce point menacés de disparition, les praticiens du théorique-réflexif auraient accéléré le processus, déclarant la fin du livre, la mort de l’auteur et la pluralisation du sens dans le jeu infini des polyphonies et des intertextes. Le chapitre de conclusion est intitulé Considérations médiologiques : l’analyse y est judicieuse, l’interprétation brillante. On serait porté à y adhérer. Mais d’autres points de vue jettent sur cet épisode un éclairage différent, parce que décentré ou distancié, et invitent à d’autres interprétations. On sait gré à Vincent Kaufmann d’avoir rassemblé, à la fin de son essai, des entretiens avec des écrivains, théoriciens, critiques ou universitaires, français et étrangers, qui démontrent que l’aventure de la théorie, loin d’être une aberration, est un moment de l’histoire commune de la critique et de la littérature – sans doute le seul vrai moment du XXe siècle où se multiplièrent les questionnements les plus féconds sur la création littéraire. Si la littérature de nos jours subit une « crise », victime qu’elle serait d’une désaffection sans précédent, ce n’est pas, comme le dit l’auteur, « la faute à Mallarmé » et au moment théorique-réflexif (qui n’occupe plus le devant de la scène depuis près d’un demi-siècle), mais bien plus sans doute à une histoire littéraire relookée, néo-positiviste et « documentaliste », qui, en voulant réadosser la littérature aux realia de l’histoire et de la société, « porte une responsabilité plus lourde dans la désaffection actuelle dont souffrirait la culture littéraire ».
Notes de lecture
Anarchie. Libres ! toujours… : anthologie de la chanson et de la poésie anarchistes du XIXe siècle (Atelier de création libertaire, 2011, 181 p., 18 €). Une approche historique pour ce choix de textes écrits et entonnés par ceux qui, connus ou inconnus, firent l’histoire sociale du XIXe et du début du XXe siècle. Davantage que leur valeur poétique ou l’appartenance idéologique que notre époque pourrait leur attribuer, c’est le succès qu’ils connurent auprès des « compagnes » et des « compagnons », et la manière dont ils peuvent aujourd’hui apparaître comme représentatifs de « l’imaginaire utopique libertaire » d’une période qui explique la sélection de Gaetano Manfredonia. On y trouve quelques classiques de la chanson politique, à côté de textes tirés de l’oubli comme ceux du chansonnier Paul Paillette, auteur de la formule qui donne son titre au recueil, ou des ouvriers comme Constant Marie, dit « Le Père Lapurge », et Joseph Déjacques, dont la plupart des Lazaréennes n’avaient jamais été rééditées. Ils sont distribués en trois parties : les origines, la période héroïque (1880-1894) et l’attente de la révolution sociale (1895-1914), ce qui permet une mise en contexte et une présentation biographique dans le cas d’auteurs peu ou pas connus. Reproduits conformément à leur édition originale, les textes n’ont pas toujours eu leurs fautes « les plus manifestes » corrigées, mais porté par les outrances de la caricature et de l’intimidation, par les souffrances comme par les espoirs dont témoignent ces chansons, le lecteur ne s’y attardera guère.
Anthologie. L’Anthologie d’écrivain comme histoire littéraire, sous la direction de Didier Alexandre(Peter Lang, 2011, 350 p., 57 €). Issu d’un ou de deux colloques, ce collectif comprend dix-neuf études consacrées aux anthologies réalisées par des écrivains. Il s’inscrit en prolongement du livre d’Emmanuel Fraisse (Les Anthologies en France, 1998), mais en se concentrant sur une partie du corpus. La pertinence de cette enquête est incontestable. Témoignage des goûts (et des positions) littéraires des écrivains, le geste anthologique, qui intègre autant qu’il exclut, est un indicateur utile pour l’historien des lettres. Il est aussi le reflet d’une culture scolaire, qui légitime les « morceaux choisis » et l’apprentissage de mémoire des grandes œuvres. Enfin, il donne à lire les effets d’un classement, qui porte sur des textes, mais aussi sur les mouvements et les différents genres littéraires. Une anthologie se prête par ailleurs à un examen détaillé. Elle sélectionne un corpus qui se donne pour représentatif et qui est présenté, avec plus ou moins de précision, par l’auteur du choix. La longueur des commentaires est variable, ainsi que leur contenu qui peut porter sur la biographie des auteurs, la traduction des textes en langue ancienne, la présence ou non de notes explicatives. Reste que l’« anthologie d’écrivain » est une catégorie problématique, comme l’analyse Aude Préta-de-Beaufort à propos de La Résistance et ses poètes de Pierre Seghers. Et, de fait, nombre d’interventions semblent contourner le thème imposé. Didier Alexandre, qui est pourtant le maître d’œuvre de l’ouvrage, analyse la place de Musset dans des anthologies qui outrepassent cette définition, sauf si l’on considère comme des écrivains l’essayiste Pierre Norma ou l’Inspecteur général de l’Instruction publique Raymond Jacquenod, mais à ce compte qui ne l’est pas ? Quelques questions transversales ne manquent pas d’intérêt, qui portent sur la manière dont l’écrivain se met en avant, expose ses choix les plus personnels, avoue son embarras devant tel ou tel auteur dont la modernité le déroute ou ne le satisfait pas. Comment assume-t-il des choix difficiles ? Que faire des auteurs vivants et de son œuvre propre ? Faut-il s’inclure soi-même dans sa propre anthologie ? Bien entendu, l’ouvrage n’avait pas vocation à être complet, mais quelques anthologies, parmi les plus importantes, n’ont pas été traitées : celles de Robert Sabatier ou de Senghor ne sont même pas mentionnées. On aurait donc attendu au moins que ce recueil d’études soit accompagné d’une bibliographie des anthologies d’écrivains pour préparer les travaux futurs et donner une idée de l’importance quantitative du corpus. Ce n’est, hélas ! pas le cas. Quant à l’index des noms cités, il a vraisemblablement été confié à un étudiant un peu paresseux, qui ne s’est pas donné la peine d’identifier un grand nombre de prénoms (Bourgoignies, Gauvreau, etc.) et qui a classé Senghor à Sédar et Whitmann à Walt. On imagine que le « peintre Groethuysen » cité à la page 113 n’est autre que le philosophe Bernard Groethuysen, qui habitait effectivement un atelier de peintre. Quant au pauvre Charles Van Lerberghe, l’auteur de La Chanson d’Ève, il est obstinément orthographié « Van Lerbergue ». Cet ensemble laisse donc le lecteur un peu sur sa faim, malgré la qualité de quelques études particulières.
Artaud. Renaud de Portzamparc, La Folie d’Artaud (L’Harmattan, 2011, 178 p., 17 €). Psychiatre et psychanalyste membre de l’École freudienne, Renaud de Portzamparc reprend le dossier de « l’effroyable maladie de l’esprit » dont souffrait Artaud. En adoptant une démarche d’analyste, il étudie la structure de la personnalité du poète à travers ce que les traces écrites de son histoire singulière lui permettent d’en connaître. Dans un style accessible et qui se refuse à la polémique facile, il s’explique sur ce qui le sépare de l’anti-psychiatrie. Il ne s’agit pour lui ni d’enfermer Artaud dans la camisole d’un discours médical étriqué, ni bien évidemment de récuser sa folie, ni de se laisser prendre dans les rets de la fascination qu’il exerça sur ceux qui le connurent et qu’il continue d’exercer par le rayonnement de ses textes, ni de nier la puissance poétique de ces derniers ; il s’agit de chercher à comprendre comment l’homme sut « composer avec » sa psychose et faire œuvre. Renaud de Portzamparc voit à l’origine de la folie d’Artaud deux éléments déterminants. Tout d’abord, le décès à la naissance ou en bas âge de nombreux enfants, ce qui lui a sans doute d’autant plus donné l’impression d’être un survivant qu’on a craint pour sa propre vie à deux reprises. Une absence de rencontre avec le père ensuite. S’il est « entré dans l’Œdipe », Artaud n’en serait « pas sorti car il n’y a pas le passage où il s’identifie au père, passage où le père « passe le témoin » selon l’expression de Lacan, et qui permettrait à l’enfant de ne plus être le phallus mais de l’avoir ». Mais c’est sur la question de la conciliation des types de délire que « la psychiatrie classique présentait comme bien distincts » que Renaud de Portzamparc situe son apport essentiel : « Chez Artaud, on constate que l’entrée dans le délire se fait par l’irruption d’un délire paranoïaque prophétique, avec des thèmes de rédemption et de persécution, qui va devenir ensuite paranoïde, avec des traits nettement schizophréniques, puis va évoluer vers une paraphrénisation qui va lui permettre d’échapper tant à la paranoïa qu’à la schizophrénie. » Cet élément est essentiel pour comprendre comment Artaud put déjouer les pronostics de ceux qui le crurent perdu pour la littérature, car « cette évolution du délire lui permet de rebondir, de ne pas se fixer définitivement dans un type de délire qui anéantirait ses ressources créatrices ». Étant donné le regard que notre société porte encore sur les maladies mentales jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir, on salue la parution d’une étude qui affirme « qu’un des grands poètes de notre temps était schizophrène ». On regrette d’autant qu’il n’ait pas été servi par un travail éditorial digne de ce nom.
Balzac. Gonzague Saint-Bris, Balzac : une vie de roman (Télémaque, 2011, 450 p., 22 €). Balzac et moi : « Entre Balzac et moi, l’encre a pris la place du sang. » On ne peut pas douter de la passion balzacienne de Gonzague Saint-Bris. Après deux essais dans le style dont il est coutumier et diverses animations tourangelles, le descendant hautement proclamé de Louis Mame – l’ouvrage est dédié à sa mémoire – propose à un public qui ne peut être que grand une biographie évidemment débordante d’enthousiasme et d’adjectifs. Le volume est épais, la mise en page légère (vingt-huit sections), la bibliographie pas de toute première fraîcheur, les citations nombreuses. Un épilogue amusant (dans le genre des Trois Rimbaud de Dominique Noguez ou de la counterfactual history anglosaxonne en version light) imagine Balzac survivant au 18 août 1850, « défenseur de Manet, sénateur du Second Empire, fait baron par Napoléon III »). Des résumés des principales œuvres (« les pépites », « les incontournables ») gonflent le volume, précédés d’une note de l’auteur se décrivant en lecteur du carnet du musée des Lettres et Manuscrits. Elle se termine sur ce paragraphe : « En prenant mes fonctions [de président de la Société Honoré de Balzac de Touraine en 2007], je m’avisai que les réflexions de Balzac sur le futur avaient encore un avenir en chacun de nous, car si le lire est un plaisir, le relire est une volupté. » En dira-t-on autant de Gonzague Saint-Bris ?
Barbey. Brigitte Diaz, Barbey d’Aurevilly en tous genres (Presses universitaires de Caen, 2011,
272 p., 25 €). Les nombreuses contributions de cet ouvrage qui met en forme les interventions d’un colloque organisé en 2008, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Barbey, sur les lieux mêmes de sa vie et de sa création, à Caen et en Normandie, valorisent l’étendue de la palette dont l’écrivain usa au cours de sa longue existence. De la poésie qu’il pratiqua dans sa jeunesse à la nouvelle, il est passé par le roman, le journal intime, la correspondance, la critique et le journalisme. Seize textes illustrent cet éclectisme et soulignent la cohérence de l’ensemble, à travers la quasi totalité des supports disponibles à l’époque, exception faite du théâtre. Françoise Simonet-Tenant relève le caractère paradoxal de l’activité de diariste de Barbey dont l’intimité est déjà mise en forme pour une lecture littéraire, ce qui lui donne un aspect stratégique. Quant à la psychologie de ce marginal d’exception, Roland Le Huenen étudie ses deux premiers Memoranda comme figures de sa mélancolie sublimée par l’omniprésence d’une transcendance, mais qui n’en reste pas moins constante et participe d’une petite musique, laquelle, en se croisant avec l’affectivité, participe de l’ethos – un mot à la mode qui revient souvent dans cet ouvrage – du dandysme. Coordinatrice de l’ensemble, Brigitte Diaz interroge la tension qui existe chez Barbey entre l’écriture de ses nombreuses lettres et celle de textes littéraires. L’abondante correspondance échangée avec Trébutien témoigne notamment d’un rapport constant avec ce qui sera publié ou l’a été. Pascale Auraix-Jonchière met en valeur la fonction poétique des villes mortes et fantomatiques dans une présence du passé qui obscurcit le présent. Gérard Gengembre considère l’aspect politique, l’orientation contre-révolutionnaire constante de l’écrivain, option qui est elle aussi ancrée sur une nostalgie tragique, mais use de la symbolisation du passé qui se meurt pour produire un écho littéraire. Aude Déruelle montre que Barbey, pour visiter sans cesse la période qui va des dernières années de l’Ancien Régime à l’Empire, n’en fait pas pour autant un travail d’historien, ni même de romancier historique. S’il se réfère parfois à Walter Scott, il recherche plutôt, à sa
manière, à établir une couleur du temps. Éric Bordas reprend la fonction de conteur que nombre de textes ont illustrée en mettant en valeur, exemples à l’appui, le souffle porté par le rythme et la prosodie. José-Luis Diaz insiste sur le rôle éminent que Barbey joua au monde de la critique littéraire, usant d’une subjectivité flamboyante qui le différencia fortement de contemporains comme Sainte-Beuve, Janin, Gautier ou Taine. Stéphanie Trayer se penche sur la manière dont il relia deux facettes de son activité en présentant sa théorie littéraire dans les Préfaces qui s’intégrèrent aux rééditions des Diaboliques. Marie-Gabrielle Lallemand met en relief un aspect de l’attitude critique, le peu de goût de l’écrivain pour les auteurs du XVIIe siècle réédités au XIXe. Barbey, qui souhaite pourtant que l’on se souvienne des grandes figures littéraires du passé, n’a aucune tendresse pour les petits maîtres de cette époque, objets d’une redécouverte qu’il considère comme inutile. Catherine Boschian-Campaner revient sur la figure du dandysme et montre comment l’ouvrage hybride que l’écrivain protéiforme a consacré à Brummel renseigne sur le propre dandysme qui a participé de la réputation de l’auteur. David Cocksey étudie cette attitude comme style littéraire dont l’aspect intellectuel se sera traduit esthétiquement par quelques éditions luxueuses de ses ouvrages. Les trois dernières contributions insistent sur la question de la mémoire. Sophie Lucet montre comment, dans sa détestation du théâtre de son époque, Barbey a cependant bâti avec Une page d’histoire, une sorte de théâtre de mémoire intérieur. Stéphane Laîné souligne l’ancrage normand de l’œuvre de fiction à partir de 1850, un choix qui conduira l’écrivain à introduire quelques éléments de dialecte pour faire couleur locale. Mélanie Leroy-Terquem présente le Musée de Saint-Sauveur-le-Vicomte, établissement culturel qui constitue une sorte de point d’orgue à ce qui s’est établi au cours du XXe siècle comme souvenir aurevillien. Une bibliographie permet de vérifier que les études consacrées à Barbey se portent bien.
Baudelaire (1). Georges Blin, Baudelaire suivi de Résumés des cours au Collège de France 1965-1977 (Gallimard, 2011, 256 p., 26 €). Georges Blin, qui est âgé de 98 ans, est professeur honoraire au Collège de France. SonBaudelaire, publié en 1939 et réédité aujourd’hui, abonde en « obscurités ». Baudelaire se prenait « à bon droit » pour un penseur. Souvent difficile d’accès, voire hermétique, Georges Blin a choisi une démarche et un vocabulaire philosophiques pour en rendre compte. Trois parties pour la lecture d’un Baudelaire « mystique » : où l’on va de la « négation » à la définition du bien positif auquel aspire Baudelaire et « ses tentatives pour le conquérir », tentatives qui échouent et le conduisent à la « participation » – tentation mystique, qui échoue, elle aussi, en partie. CeBaudelaire, écrit par un jeune homme, est émaillé de nombreuses saillies dont on pense presque, parfois, qu’elles nous font signe. Trois fois sur quatre, elles continuent leur course échevelée, abandonnant le lecteur penaud au bord de la route : « La participation réintroduit la matière comme objet de l’Un, la passivité comme figure de la plénitude, la donnée comme trace de l’individuel dans l’universel, l’affection comme garantie d’achèvement – et donc le libre arbitre, à défaut de liberté, pour qu’il soit loisible d’ériger la liberté en idéal, car le vouloir requiert autant de la nature que de la grâce et il suffit de se bien « déterminer » pour se rendre libre. La participation rend une dignité impérative à cette originalité de chaque individu que par un excès d’ambition le désir d’infini tendait à anéantir. Elle commande de « mûrir sa destinée », de poursuivre sa vocation, de chercher l’être par l’avoir, et la possession pour l’exercice, de fuir les progrès d’indétermination, de choisir une passivité dont on s’affectera, s’il est vrai que « produire, c’est se mettre en état de recevoir », de dépasser la finitude en la voulant et en l’assumant comme la possibilité d’une perfection personnelle. »
Baudelaire (2). Émile Benveniste, Baudelaire, présentation et transcription de Chloé Laplantine (Lambert-Lucas, 2011, 767 p., 60 €). Si jamais on a pu douter des inclinations du grand linguiste pour la littérature et plus particulièrement la poésie, rien ne pouvait laisser prévoir les 370 pages qui composent le copieux dossier que l’on peut lire aujourd’hui et qui préfigurent un livre rêvé, idéal ou sublime, demeuré à l’état de fiches et de notes extraites des manuscrits d’Émile Benveniste conservés à la BnF. L’auteur des Problèmes de linguistique générale avait certes témoigné à maintes reprises de son souci – et peut-être de son dessein – d’envisager la question de la langue dans et par l’étude du langage poétique. Mais, dans la plupart des cas, il ne s’agissait que d’indications ou d’ouvertures à peine esquissées en direction d’un domaine – la poésie telle qu’elle se fait, et la poétique telle qu’elle devait se constituer – apparenté à un horizon encore lointain de la pensée scientifique. Ainsi, s’il manifeste son intérêt pour « la manière dont l’inventeur d’un style façonne la matière commune », il s’en est toujours tenu à une position pleinement conforme aux exigences épistémologiques de son objet d’étude exclusif : la langue ordinaire. Les notes rassemblées en vue d’un livre sur Baudelaire attestent qu’Émile Benveniste, à un moment donné – qui peut être daté : 1967 –, franchit le pas : il passe du point de vue théorique du linguiste à celui du poéticien. Car, envisageant Baudelaire, il sait que c’est encore et toujours de langue qu’il est question, mais d’une langue indissociable d’un poème, d’un discours, d’une voix singulière et originale. C’est pourquoi, à ses yeux, « la poésie est une langue intérieure à la langue. Elle est dans le langage ordinaire ». Tel est le postulat fondamental qui fait de ce travail sur Baudelaire un modèle de recherche tournée vers la spécificité d’une écriture et d’un sujet, et un exemple d’enquête linguistique à l’écoute du poème, attentif à ses pulsations, et à ses mouvements intimes. Loin de toute tentation réductrice, qui eût par exemple consisté à déclarer le langage poétique étranger à la langue commune, situé dans une autre sphère, pure et raréfiée, Benveniste fait le choix de l’ordinaire. Baudelaire écrit dans et avec la langue française, qu’il n’entreprend ni de forcer ni de subvertir. Mais chemin faisant, explorant plus avant le domaine de Baudelaire, Benveniste s’avise que la langue poétique est d’une « nature singulière » : « Elle a un autre mode de signification que la langue ordinaire, et elle doit recevoir un appareil de définitions distinctes. Elle appellera une linguistique différente. » Nul doute que cette « linguistique différente » ne soit la poétique, telle du moins que Benveniste en fait l’expérience dans ses remarques sur Baudelaire. S’affirme ainsi le principe d’une singularité dans la langue qui est le propre de la poésie, laquelle est conçue comme un complexe expérience/émotion que le poète ne « communique » pas, mais, dit Benveniste, « donne ». Ce qui implique un langage certes, mais aussi une ontologie : « Le poète crée en les dénommant des êtres nouveaux, des êtres de poésie, qui vivent d’une vie propre, intense, inspirante. » Mais à cette création il faut également un interlocuteur, et non un récepteur, c’est-à-dire une instance active, qui, impliquée par le discours du poème, s’en trouve affectée et modifiée. C’est là l’expérience intersubjective de la poésie, où le dire-donner l’emporte sur l’informer et le communiquer. Se pose toutefois la question de la lecture de ces fiches : comment lire un ensemble de notes reproduites en fac-similé et transcrites, et dont certaines n’ont d’autre fonction que d’inventorier des formes verbales, de lister des occurrences lexicales ou thématiques ? Chloé Laplantine a raison d’inviter le lecteur à raccorder les remarques de Benveniste à sa théorie du langage, l’essai sur Baudelaire mettant à l’épreuve autant qu’il les valide les catégories descriptives et analytiques utilisées par le linguiste par ailleurs. C’est là, en effet, un adjuvent précieux. Car on peine à voir se dessiner, à travers ces pages, l’armature d’un livre, ou quelque chose même comme une thèse ; en revanche, on est à tout instant conduit à soulever une multiplicité de
questions et à reconnaître qu’une approche de la poésie de Baudelaire sur le versant de la langue permet de resituer efficacement le poète des Fleurs du Mal dans le clair-obscur de ses propres mots et dans l’historicité d’une expérience qui rend indistinctes vie et écriture, parole et émotion.
Beach. Noëlle Riley Fitch, Sylvia Beach : une Américaine à Paris, traduit de l’anglais par Élisabeth Danger (Perrin, 2011, 627 p., 27 €). Avec vingt-huit ans de retard, excusez du peu, voici traduite en français la volumineuse biographie de Sylvia Beach parue aux États-Unis en 1983. Il s’agit d’un travail sérieux, l’auteur ayant interrogé les témoins encore vivants à l’époque et ayant exploré les fonds d’archives publiques et privées disponibles. On ne peut cependant que regretter l’absence totale d’illustrations : pingrerie de l’éditeur français ? L’édition originale américaine était pourtant illustrée. Rien à dire, en revanche, sur la traduction, la traductrice ayant aussi ajouté de nombreuses et utiles notes de son cru en bas de page, destinées à éclairer le public français sur des personnes ou des faits qui ne lui sont sans doute pas très familiers (seule petite erreur : « une copie de l’édition originale » est un anglicisme pour « un exemplaire »). Le livre en lui-même constitue un portrait fouillé d’une femme indépendante et courageuse, tout à fait hors série et dont le nom, bon gré mal gré, restera toujours attaché à la publication d’Ulysses. C’est donc à juste titre que cette biographie s’ouvre sur la publication de ce livre, à Paris, en 1922. En effet, Joyce domine une bonne partie du livre, tout comme il a dominé la vie de Sylvia Beach. Dominé est bien le mot, car l’écrivain irlandais apparaît comme une personne peu sympathique, tyrannique, d’un égoïsme monstrueux, et surtout tapeur grandiose et cynique : il allait dîner dans les meilleurs restaurants de Paris et séjournait dans les grands palaces lorsqu’il voyageait, tandis que Sylvia Beach devait se contenter du minimum. Au reste, Joyce, pleurant sans cesse misère, eut toujours l’art de vivre plus que confortablement aux crochets de divers mécènes fortunés, comme Harriet Weaver. Sylvia Beach, elle, lui sacrifia tout, pour se voir, au bout de douze ans de services plus que loyaux, trahie par le grand écrivain qu’elle avait soutenu contre vents et marées. L’ingratitude de celui-ci était visiblement à la mesure de son génie littéraire. Au-delà de ce portrait d’un homme plus que déconcertant, le livre offre un tableau précis, varié et détaillé, de la colonie américaine de Paris durant l’entre-deux guerres. Non seulement les amis et proches de Sylvia Beach – Hemingway, T.S. Eliot, Pound, Bryher, George Antheil, etc. –, mais de simples comparses, écrivains, musiciens ou peintres, tous y sont évoqués avec justesse. On a ainsi une reconstitution de l’extraordinaire bouillonnement littéraire et artistique suscité par ces Américains exilés de la lost generation et qui venaient respirer à Paris l’air de la liberté. L’auteur montre à quel point Sylvia Beach savait se lier avec les personnalités les plus diverses : sa librairie Shakespeare and Co. fut un lieu de rencontres, d’échanges et de culture analogue à ce que fut, à la même époque, la Maison des Amis des Livres de sa chère Adrienne Monnier. Les amitiés, les haines, les ambitions, les intrigues, les brouilles de ce petit monde sont bien retracées, et certains croquis peuvent amuser, comme la scène montrant Gertrude Stein jalouse du succès d’Ulysses. Chez elle, remarquera Hemingway, « vous n’aviez pas intérêt à parler de Joyce plus d’une fois, car vous n’étiez plus invité ». On voit aussi Gide proclamer qu’Ulysses était « un faux chef-d’œuvre » et torpiller le projet de Paulhan d’en publier la
traduction française dans La Nouvelle Revue française. Signalons cependant deux erreurs assez étonnantes : Renée Vivien y est qualifiée de Française, ce qui eût surpris la citoyenne britannique Pauline M. Tarn, et son amie Natalie Barney se voit définie comme « bisexuelle affichée » : faut-il comprendre que l’Amazone aimait d’un égal amour les jeunes filles et les femmes ? Par ailleurs, ce qui est dit plus loin de la brouille de Larbaud et d’Adrienne Monnier serait à rectifier et compléter (mais, répétons-le, cette biographie date de 1983) : ce n’est pas à cause de son état de santé que Larbaud s’était éloigné de la rue de l’Odéon, mais à cause des griefs violents qu’il nourrissait à l’encontre d’Adrienne Monnier, griefs qui tournaient au délire de persécution. Quant au petit temple sis dans le jardin de Natalie Barney, rue Jacob, il n’était pas dédié « à Eros », mais à l’Amitié. Valéry n’avait pas un « travail à l’agence de presse Havas », mais était secrétaire particulier d’Édouard Lebey, Jupiter de ladite agence. Ces remarques sont toutefois de peu d’importance, et l’ensemble du tableau est aussi riche qu’évocateur. Au fond, Sylvia Beach reste infiniment plus représentative de son époque et de son milieu que bien des écrivains à part entière, et son nom reste attaché à un pan de l’histoire intellectuelle du XXe siècle. Ce livre la fait parfaitement revivre.
Berthet. Frédéric Berthet, Correspondances 1973-2003, édition de Norbert Cassegrain(La Table Ronde, 2011, 435 p., 24 €). Frédéric Berthet (1954-2003) est mort bien trop jeune, en laissant des textes comme Daimler s’en va(1988) et Felicidad (1993). On nous livre ici ses correspondances avec Roland Barthes, Patrick Besson, Michel Déon, Antoine Gallimard, Jean Échenoz, Emmanuel Moses, Philippe Sollers, entre autres. Il y a de l’affection et du rire dans ces lettres, et voici, contre toute attente, un livre joyeux qui tranche avec l’époque, comme tranchait le dernier livre de Berthet, posthume, ce Journal de Trêve à lire en même temps que ces Correspondances.
Bibliothèque. Yves Peyré, La Bibliothèque Sainte-Geneviève à travers les siècles (Gallimard
Découvertes, 2011, 128 p., 13,20 €). La couverture est constituée d’une photographie, prise en plongée depuis la galerie, de la salle de lecture de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, œuvre de Labrouste, photographie qui ne peut que réveiller les souvenirs de nombre d’anciens étudiants parisiens. Abondamment illustré, comme tous les ouvrages de la collection, le volume, en cinq chapitres complétés par des Témoignages et documents, résume l’histoire de la vénérable bibliothèque, fondée, comme l’abbaye, par Clovis au IVe siècle jusqu’à son entrée dans l’ère des ressources informatiques, en passant par sa première apogée du XIIe au XIVe siècle, sa refondation en 1642, après que ses collections furent en partie dispersées à la fin du XVIe siècle, sa délocalisation en 1850 dans un nouveau bâtiment imaginé par Henri Labrouste. Yves Peyré, l’auteur, fut un temps le directeur de la bibliothèque. Un reproche, dont ne sont pas exempts d’autres volumes de la série : la redondance entre le texte et la légende des illustrations, ce qui donne l’impression désagréable de lire deux fois la même prose.
Blanchot. Hadrien Buclin, Maurice Blanchot ou L’autonomie littéraire (Antipodes, 2011, 125 p., 18 €). C’est un apport croisé de la sociologie critique bourdieusienne et de l’analyse littéraire que propose l’auteur avec ce texte complétant les publications qui ont permis, ces dernières années, de mieux connaître les premières œuvres de Blanchot – avec la possibilité de vérifier la teneur de textes non encore publiés alors que leur contexte est bien identifié – et des éléments de biographie de cet écrivain qui s’acharna à gommer toute trace de sa personne. Hadrien Buclin explique comment, dans les premières années qui ont suivi la Libération, Blanchot a installé, en plusieurs temps, cette position à la fois dominante et retirée qui devait le rendre célèbre. Après avoir longuement travaillé cette posture originale dans ses années de participation littéraire intense, depuis 1931, à des publications plus ou moins directement collaborationnistes, s’étant essentiellement consacré à la critique de livres et posant, dès cette période, cette activité comme littéraire et ses pratiquants comme des écrivains, Blanchot continue, au sortir de la guerre, à proposer une autonomie du champ littéraire. Échappant aux processus d’épuration, il n’en connaît pas moins une position fragile. Attaqué dans les premiers temps par un Sartre qui règne en maître sur la problématique de l’engagement, symboliquement affaibli par son image d’écrivain de droite, il parvint cependant, progressivement, après avoir publié des articles à la Table Ronde, à se faire accepter chez Gallimard, éditeur qui avait aussi à se faire pardonner. Mais dès 1946, Sartre invite Blanchot, qui a 39 ans, à publier un article dans Les Temps modernes. Dès lors, Hadrien Buclin considère que le moment de purgatoire est achevé. En moins de trois ans, le personnage compromis dans un univers dont il ne peut avouer directement la honte qu’il lui inspire, se sera mis en état de débuter sa stratégie de conquête d’une forme d’hégémonie, s’assurant un repositionnement dans le nouveau paysage culturel d’après-guerre où les intellectuels communistes et Les Lettres françaises d’Aragon tiennent encore une place centrale. Tout en continuant à installer un magistère critique d’une qualité qui impressionnait ses lecteurs et désarmait ses adversaires, il publiera, à partir de 1948, une série de fictions, dont la première occurrence, le Très Haut, fera date, des textes qui donneront une nouvelle dimension au dispositif, lui permettant d’entrer en littérature au sens traditionnel du terme, sans y entrer vraiment – à moitié dedans, à demi dehors, se plaçant dans une sorte de Panthéon perdu dans un brouillard anhistorique. Les récits aujourd’hui publiés dans la collection L’Imaginaire de Gallimard offriront une esthétique et un nouveau public à la posture théorique d’autonomie de la littérature défendue par Blanchot, avec une radicalité de style qui installera d’entrée l’auteur dans l’avant-garde littéraire. Dès lors, Hadrien Buclin décrit comment sera patiemment installé ce très heuristique paradoxe sur lequel Blanchot devait fonctionner à partir des années 1950, en majesté cachée, et pour tout le restant de sa longue existence. En effet, sa position de retrait n’en constituait pas moins une participation active au champ littéraire en pleine recomposition. Les amitiés cultivées dans le présent, aussi sincères soient-elles, tisseront un réseau d’excellence intellectuelle et morale (Bataille, Levinas) et se doubleront d’une inscription, au prix d’un immense travail critique, dans une lignée d’ancêtres référentiels (Hölderlin, Kafka, Nietzsche, Valéry). Les personnages de ses récits labyrinthiques aux temporalités distendues, la négativité active du propos, le pessimisme actif, peuvent être aujourd’hui lus comme une manière de prendre en compte un sombre passé sur lequel l’écrivain s’est trompé, en un long travail de correction de trajectoire, une volonté de casser toutes les séductions du discours, de déconnecter l’esthétique de l’idéologie, sans pour autant renoncer à penser le monde d’une manière artistique. Autant dire qu’il s’est agi d’installer une tension sans autre repos espéré qu’une mort attendue, mais sans cesse reculée, entre nécessité et impossibilité, entre déjà trop tard et avenir incertain, avec ce que sera la force de ses engagements désormais progressistes, aussi clairs que secrets. Cet ouvrage met en perspective sociologique les écrits de Blanchot et les sort de l’exégèse stylistique dans laquelle ils sont souvent baignés, au profit d’une compréhension fine de la manière dont l’écrivain s’est extirpé de l’ornière qu’il avait lui-même creusée.
Bonald. Louis de Bonald, Écrits sur la littérature. Œuvres choisies, tome I, édités par Gérard Gengembre et Jean-Yves Pranchère (Classiques Garnier, 2010, 378 p., 49 €). Les articles de Bonald, réunis sous diverses formes au XIXe siècle, ne bénéficiaient pas d’édition scientifique digne de ce nom, et le mérite de cette publication est de combler la lacune. Le premier volet, qui porte sur les œuvres de critique et théorie littéraires, reproduit seize de ces essais, classés chronologiquement, et localise les quelques titres omis, parmi lesquels – et c’est l’une des surprises de ce choix – les éditeurs ont placé Sur la guerre des sciences et des lettres, texte brillant, consacré à la scission de l’ancienne République des Lettres, commenté notamment par Wolf Lepenies, et posant des problèmes de datation qu’on espérait voir abordés ici. Reste un ensemble de haute tenue. Gérard Gengembre ouvre son introduction en rappelant que c’est au théoricien contre-révolutionnaire que l’on doit la formule fondamentale : « La littérature est l’expression de la société », avant d’examiner les enjeux d’une réflexion replacée dans son contexte et restituée dans ses nuances les plus complexes. La discussion est serrée, consistante (une cinquantaine de pages) et nourrie par les derniers travaux critiques. Jean-Yves Pranchère livre une brève mise au point sur les principes d’édition suivis et conclut par une remarque sur la politique de la ponctuation oratoire de Bonald, judicieusement conservée ici. Les textes réunis sont richement annotés et frappent, comme toujours chez Bonald, par leur sagacité comme par leurs aveuglements, que l’écrivain s’emploie à rejeter une partie de notre canon actuel, au nom du respect de « mœurs » arrivées à leur perfection sous Louis XIV, ou qu’il estime, en 1807, que la physique ne connaîtra plus de progrès. Il serait vain de reprendre ici la synthèse de Gérard Gengembre, ou de chercher à épuiser les sujets abordés par Bonald. Une étude sur Voltaire lui offre l’occasion d’affirmer qu’« on ne fait pas précisément une histoire générale en accumulant des faits, mais en les généralisant » ; d’autres textes redéfinissent radicalement la catégorie des « gens de lettres », pour en faire « une milice » au service de l’excellence de l’organisation sociale, ce qui implique que l’art doit prendre l’utile pour fin, et la hiérarchie des genres refléter l’idée que « l’homme moral est le sujet des plus nobles productions de l’art » ; le roman est décrit comme « l’épopée de la famille » ; le style des auteurs des Lumières, contraints par la censure, est perçu comme un « chiffre » ; l’intérêt et la place croissants accordés aux sciences sont perçus comme des dangers ; l’évolution de la langue littéraire est soupesée ; les Martyrs sont commentés, etc. Rêvant de liquider le siècle qui l’a précédé, Bonald élabore aussi la topique de nombreux débats à venir, et l’on comprend, à lire ses pages, combien ces réflexions auront pesé sur les positions d’auteurs comme Lamartine ou Nodier. Seul regret : en rendant de nouveau accessibles ces pièces d’un intérêt majeur pour l’histoire du premier XIXe siècle, le volume aurait gagné à une bonne relecture : en ces temps de restitution automatisée des textes, « on » est parfois mis pour « ou », et « an » pour « on », quand « mais » ne devient pas « niais ».
Borrély. Paulette Borrély-Goujon, Maria Borrély, 1890-1963 : la vie passionnée d’un écrivain de Haute-Provence(Parole Éditions, 2011, 92 p., 12 €). On ne connaît plus guère Maria Borrély qu’en Haute-Provence, car c’est une enfant du pays qui, bien que née à Marseille, y a passé l’essentiel de sa vie, élève de l’École normale d’institutrices de Digne, ville où elle mourra après avoir exercé dans diverses communes du département. Son œuvre est mince – trois romans, publiés chez Gallimard de 1930 à 1936 – mais se trouva saluée par Giono, qui fut l’ami du couple Borrély, et par Gide. Enthousiasmé par la lecture de Sous le vent, ce dernier écrivit à Maria Borrély en louant « une extraordinaire concision, une richesse de couleurs, une sonorité étrange, une vigueur subite dans les moindres phrases des dialogues, la puissance d’évocation d’une atmosphère un peu fantastique et pourtant extraordinairement réelle… C’est vraiment d’admiration qu’il me faut parler. » Le petit livre que lui consacre aujourd’hui sa belle-fille retrace les carrières administratives de Maria Borrély et de son mari, ainsi que leurs engagements militants syndicaux et politiques, en puisant dans les archives familiales. Documents et photos éclairent une vie active et pleine de prises de risque. Regrettons que, sur l’œuvre, le propos soit mince et donne l’impression qu’après sa période créatrice, Maria Borrély se soit un peu perdue dans la confusion d’une pensée spiritualiste mal maîtrisée, mais c’est peut-être sa biographe qui, par sa maladresse, nous conduit à le penser, la piété familiale trouvant vite ses limites. Le même éditeur a repris les romans de Maria Borrély. Nous n’outrepasserons pas notre rôle en conseillant leur lecture.
Bouquins. Thierry Paquot, L’Ami-livre. Confidences d’un bouquinomane (Librairie La Brèche, 2011, 38 p., 6,90 €). Un pareil titre ne peut que requérir l’attention de qui jouit – ou souffre – d’une addiction aux livres. Depuis La Bruyère jusqu’à Annie François (Bouquiner, Autobiographie), Jacques Bonnet (Une bibliothèque pleine de fantômes) ou Anne Fadiman (Ex-libris. Confessions d’une lectrice ordinaire) en passant par Charles Nodier, Paul Lacroix (Les Contes du Bibliophile Jacob à ses petits enfants) ou Albert Cim (Amateur et voleur de livres) nombreux, innombrables peut-être, sont les témoignages de ces bouquinomanes que la passion entraîne sur les lieux où les livres neufs, anciens ou seulement vieux s’offrent à leur concupiscence, brocantes, marchés aux puces, entrepôts de la communauté d’Emmaüs, déballages annuels du Rotary Club ou de la Maison du Protestantisme, et pas seulement bouquineries ou librairies d’anciens. Thierry Paquot nous fait à son tour ses confidences, nous réjouit de ses trouvailles, dévoile ses adresses et nous rassure en montrant que certaines des manies qui nous inquiétaient un peu sont partagées, comme ce goût de découvrir de menues traces de la vie du précédent possesseur du livre que nous venons d’acquérir d’occasion. Sur l’inquiétude de la négociation avec le bouquiniste qui peut se rendre compte, au dernier moment, de la perle qu’on vient d’exhumer d’un fatras sans valeur, sur la fébrilité du coup de téléphone que l’on passe à la réception d’un catalogue d’occasions, Thierry Paquot écrit de jolies pages. Il donne aussi quelques leçons d’aimable philosophie : ne pas renoncer à un achat possible même si le prix semble élevé, en pensant toujours qu’un achat à très bon compte rééquilibrera le « budget livre » qu’un bouquinomane doit tout de même gérer. « Aucun lecteur n’est semblable. Aucun livre n’est lu pareillement », dit-il justement, mais son petit opus sera lu avec le même plaisir par ceux qui croient que le Paradis est une bibliothèque.
Céline. Henri Mahé, La Brinquebale avec Céline : suivi de La Genèse avec Céline (Écriture, 2011, 400 p., 24 €). Réédition augmentée d’un livre paru en 1969 à la Table Ronde. L’ajout consiste surtout en un texte d’une centaine de pages, écrit en 1970-1975 et qui se situe dans le droit fil du premier. L’un comme l’autre sont des commentaires et des sortes de gloses sur l’abondante correspondance que Céline adressa à son ami le peintre Henri Mahé. On y découvre un Céline quotidien, souvent truculent ou véhément, saisi au milieu de tout un monde interlope de danseuses, d’actrices, d’artistes de music-hall, de prostituées et de déclassés : rien à voir, donc, avec le milieu littéraire. De ce point de vue, le témoignage de Mahé est intéressant, car il donne une foule de renseignements et d’anecdotes de première main sur nombre de comparses et d’amis (et amies) de Céline. Pour le biographe, c’est une source de premier ordre. Mahé connut très bien le Céline d’avant 1940, car tous deux fréquentaient les mêmes milieux et les mêmes gens. On sait que Céline lui donna, faveur rare de sa part, une préface pour un album de ses fresques : Mahé décorait les restaurants, cinémas et bordels de fresques très originales (il semble avoir été moins doué pour les portraits). Toutefois, à lire les deux textes de Mahé réunis ici, on éprouve une curieuse impression : on croirait lire du Céline. Mimétisme ou coïncidence ? Certains pourraient penser que Mahé, tel un simple Alphonse Boudard, s’est attaché à imiter le style et le langage de son ami, et que ses textes se ressentent d’un certain procédé, sans trêve ni répit. N’est pas Bardamu qui veut. Maintenant, il faudrait voir si ce qu’il aurait pu écrire avant le Voyage ou Mort à Crédit présente les mêmes caractères. Évidemment, le bohême qu’était Mahé ne pouvait guère écrire comme un académicien, mais une telle ressemblance… Par ailleurs, on constate que des coupures ont été pratiquées dans le manuscrit de La Genèse avec Céline, elles sont d’ailleurs indiquées entre crochets : s’agissait-il de répétitions, ou de passages mettant en cause telle ou telle personne ? Rien ne renseigne à cet égard, ni sur l’origine même de ce manuscrit. Toutefois, un passage de la préface indique que le manuscrit resta inachevé à la mort de Mahé, et ceci pourrait expliquer ces lacunes. Heureusement, se trouvent données en annexe quarante-deux lettres de Céline à Mahé et Paul Marteau, datant toutes d’après 1945, la plupart écrites du Danemark et annotées par Éric Mazet. Annexe bienvenue, car l’édition de 1969 était un peu une escroquerie. Son titre annonçait en effet à grand fracas : « Cent lettres inédites de Céline ». Il n’en était rien, Mahé ne faisant que citer des extraits des lettres qu’il avait reçues de Céline (toutes d’avant 1945), extraits qu’il intégrait au fil de ses souvenirs et qui lui servaient, en quelque sorte, à orchestrer ses propos. Il est cependant dommage qu’on n’ait pas encore retrouvé les lettres d’avant 1945, ou pu en obtenir copie. Deux petites imprécisions à signaler. Le nom du graveur Frans de Geetere est orthographié fautivement « de Getter » par Mahé. Ce graveur belge habitait à Paris dans une péniche ancrée près du Pont-Neuf, ce qui le rapproche de Mahé et de sa Malamoa. Plus loin, une note précise que Léon Deffoux « sera retrouvé mystérieusement noyé dans la Seine en 1944 ». En fait, la mort de ce critique et historien du Naturalisme n’a rien de bien mystérieux : chef des informations à l’Agence Havas durant l’Occupation, il se vit, à la Libération, privé de sa carte de journaliste. Craignant des représailles encore plus cruelles par ces temps d’épuration, il perdit la tête et se jeta dans la Seine ; son corps ne fut retrouvé que plus tard. Pour finir, mentionnons le cahier d’illustrations qui offre, entre autres, des reproductions de fresques peu connues et disparues, exécutées par Mahé. Ce livre est en somme une évocation haute en couleurs de Céline et de son monde non officiel, faite par un témoin privilégié.
Chansons. Bernard Lonjon, Nuit et chansons (Éditions du Moment, 2011, p. 252, 18 €). Années 1939-1945 : la France plonge dans la nuit, subit l’occupant nazi, se heurte aux problèmes de ravitaillement et ferme les yeux sur la déportation. Pourtant, l’on chante partout : dans les revues de music-hall et dans les cabarets fréquentés par les officiers de la Wehrmacht, au cinéma, à Radio-Paris et Radio-Vichy, qui fait de Maréchal nous voilà ! son hymne officieux, sur ces ondes diverses qui diffusent les disques dont la fonction est de véhiculer la propagande, l’information et le divertissement. C’était donc une bonne idée de consacrer un ouvrage à l’activité des compositeurs et des interprètes durant la Seconde Guerre mondiale et d’établir un lien permanent entre chansons d’époque et chansons contemporaines. L’ouvrage n’est pas totalement à la hauteur de ce projet très ambitieux. Compendium parfois lassant, Nuit et chansons a trop de couplets amputés, de redites, et excessif est le foisonnement d’anecdotes sur Tino Rossi, Maurice Chevalier – ne cachant pas ses amitiés pétainistes –, Édith Piaf, Mistinguett, Suzy Solidor « collabo », ou Joséphine Baker devenue agent du contre-espionnage français et que Göring tenta en vain de faire empoisonner lors d’un dîner-spectacle.
Char. Paule Du Bouchet, Emportée (Actes Sud, 2011, 109 p., 15 €). Ce bref et dense « récit » écrit par la fille de Tina Jolas et d’André du Bouchet est une sorte de thrène consacré à la mémoire de sa mère, disparue en 1999. C’est surtout une interrogation sur la personnalité même de cette mère, souvent absente et passablement déconcertante pour sa fille. Faut-il rappeler à ce sujet la passion brûlante qui, durant trente ans (1957-1987), lia Tina Jolas à René Char ? Cette passion, sa fille la vécut souvent comme une dépossession, et le livre évoque, d’ailleurs assez pudiquement, les contrariétés et les perplexités parfois très fortes où une telle liaison la précipita. Très opportunément, Paule du Bouchet a scandé son récit par des extraits de lettres inédites de sa mère à une amie non nommée, lettres qui révèlent toute l’emprise que l’auteur de Seuls demeurent avait sur Tina Jolas. Il ne pouvait du reste en être autrement, car la passion amoureuse partagée se double logiquement d’un égoïsme forcené. Domination que Tina Jolas subissait, dirions-nous, très volontairement, « emportée » par ses sentiments à l’égard de Char. On doit ajouter qu’en l’occurrence, il s’agissait de la rencontre de deux êtres exceptionnels, qui s’étaient reconnus l’un l’autre. « Il y avait dans leur amour quelque chose d’irrémédiable comme la mort », note l’auteur. Cette fatalité explique bien des choses et éclaire même tout ce que dit l’auteur au long de son récit. Toutefois, Char n’était pas exclusif, et l’on a appris, ces dernières années, que Tina Jolas n’était pas la seule à régner sur son cœur, même si leur liaison fut la plus intense et la plus longue de la vie du poète. Nul doute que Paule du Bouchet s’est imposée de taire certaines choses, dont elle ne fut d’ailleurs peut-être pas le témoin direct. Néanmoins, quelques passages font entrevoir tous les déchirements que cette liaison causa à André du Bouchet, époux de Tina, et le coup de tonnerre que fut pour celle-ci l’annonce, en 1987, du mariage tardif de Char (« il se marie, en bout de course, sans le lui dire, à elle qui le soigne, qui est auprès de lui alors qu’il sombre depuis des années »). Ces tragédies alternent avec des instants de bonheur, des retrouvailles heureuses avec la mère, des souvenirs ponctuels et de tonalité diverse, et quelques évocations ironiques, comme celle qui nous montre Char, aux Busclats, pérorant et monologuant devant « une cour empressée » d’admirateurs et vitupérant les « gauchistes », ce qui provoque un éclat de la jeune Paule, qui quitte la table. Au total, ce livre, aux accents si personnels, constitue, non un portrait, mais une évocation multiple et contrastée de la personnalité hors du commun que fut Tina Jolas – une personnalité dont sa fille aura subi à la fois le rayonnement et l’écrasante domination. Et cette personnalité se révèle aussi pleinement dans les extraits de lettres dont nous parlions et qui montrent un véritable don d’expression. Raison de plus pour attendre avec impatience la publication de l’énorme correspondance croisée qu’elle échangea avec Char (plus de trois mille lettres de chaque côté, dit-on). Souhaitons que, malgré les obstacles qui se sont déjà levés, cette édition voie le jour.
Copeau. Marc Sorlot, Jacques Copeau ou À la recherche du théâtre perdu (Imago, 2011, 350 p., 23 €). Né en 1879, très tôt intéressé par le théâtre, Jacques Copeau fonde en 1908 la Nouvelle Revue française avec ses amis Gide et Schlumberger. Il adapte au théâtre Les Frères Karamazov et crée en 1913 le Théâtre du Vieux-Colombier. Il entend renouveler le théâtre, ramener le comédien au premier plan, balayer le théâtre bourgeois du XIXe, épurer les costumes et le décor, amener la nouvelle génération au théâtre contemporain. Il exerce au Vieux-Colombier les fonctions de directeur, metteur en scène et comédien, et forme, entre autres, Dullin et Jouvet. Il passe les années 1917 et 1918 de la Première Guerre mondiale aux États-Unis, à la demande de Georges Clemenceau, y défendant sa nouvelle conception du théâtre. En 1924, il s’installe avec ses élèves et amis, les Copiaus, à Pernand-Vergelesses, en Bourgogne, dans un village de vignerons où il mène la première grande décentralisation. Homme disert, il parcourt l’Europe comme conférencier et lecteur de textes de et sur le théâtre. Il écrit des critiques dans des revues. Il est vite perçu comme intellectuel, penseur du théâtre et acteur de son renouveau. En 1940, on fait appel à lui pour remplacer, à la tête de la Comédie-Française, Édouard Bourdet blessé. C’est le pire moment. C’est lui qui va chasser, sur ordre de l’Occupant, les comédiens juifs de l’institution. Le frein qu’il y met (car il est profondément anti-allemand) lui fait perdre sa place. Il retourne en Bourgogne après ces mois funestes. Il bascule dans le catholicisme – il semble avoir commencé en 1925, mais il s’y adonne avec de plus en plus d’ostentation – et monte, après guerre, des mystères du Moyen-Âge. Il décède en 1949. Cette biographie est tout d’abord celle de l’homme fougueux, qui entend renouveler le théâtre au début du XXe… et qui y parvient. C’est l’histoire de longues amitiés : avec Gide, Martin du Gard, Schlumberger, Rivière, et beaucoup d’autres, qui sont parfois écornées, notamment à cause de l’engagement religieux de Copeau, mais que la force permet de faire durer. C’est l’histoire d’un grand amour avec sa femme Agnès, la Danoise (et protestante) qu’il a connue très jeune et qui a partagé toute sa vie. Le couple a trois enfants : Marie-Hélène, appelée Maiène, fameuse comédienne et femme de Jean Dasté, autre homme de théâtre et de cinéma ; Edi, qui rentre dans les ordres et devient religieuse à Madagascar ; et Pascal, homme d’engagement, résistant qui rejoignit De Gaulle à Londres. C’est l’histoire d’un homme attiré par les femmes, qui n’y peut résister et qui fera souffrir la sienne. C’est celle d’un homme qui va basculer dans le catholicisme et que la foi, après 60 ans, va ramener auprès de sa femme – un homme de pouvoir, autoritaire, mais qui ne se supporte pas en tant qu’autoritaire. Ce livre narre ainsi l’itinéraire d’un homme pétri de contradictions. Et c’est bien sûr l’homme de la décentralisation, l’aventure de Pernand-Vergelesses, du théâtre à Pernand, une gageure, plutôt réussie, alors que tout le monde le demande partout. Les écrits de Copeau sont peu connus, notamment ses pièces de théâtre. Il a pourtant énormément écrit : Journal, correspondance, écrits sur le théâtre. La biographie est de narration linéaire, entrecoupée d’extraits de Copeau, mais assez plate. Si l’itinéraire du personnage est passionnant, le livre est essentiellement factuel et manque de hauteur.
Crémieux. Benjamin Crémieux. XXe siècle, textes établis, préfacés et annotés par Catherine Helbert (Gallimard, Les Cahiers de la NRf, 2010, 302 p., 26,50 €). Le travail critique de Crémieux est précieux sur le plan de l’histoire de la littérature. Ce type d’analyse, daté, est instructif par une dimension éthique (la littérature et l’âme humaine, le destin de l’homme) qui ne se pose plus dans les mêmes termes aujourd’hui, notamment à la scène littéraire. Il faut donc lire ces chapitres consacrés à Proust (le meilleur), Larbaud, Mac Orlan, Morand, Drieu La Rochelle, Paulhan, Pierre Benoit, en jouant le jeu, en acceptant certaines généralités usées qui font le prix de ce recueil en restituant quelques fondamentaux de la création littéraire. En 1940, Crémieux fut écarté de son poste du ministère des Affaires étrangères par les lois anti-juives de Vichy. Il suivit son fils dans la Résistance et mourut à Buchenwald en avril 1944, destin qui offre un contraste effroyable avec la noblesse de ses propos. Spécialiste de l’Italie, il fut aussi l’introducteur et le traducteur de Pirandello et d’Italo Svevo.
Cros. Charles Cros, Œuvres complètes, édition établie et préfacée par Jacques Brenner, postface de Guy-Charles Cros (Éditions du Sandre, 2011, 620 p., 49 €). Tout Cros, poèmes, contes, théâtre et textes scientifiques réunis, merveille ! On se réjouissait. On savait le Pléiade ancien, l’existence de publications critiques récentes laissait augurer une annotation refondue, un nouveau coffret. Merci, le Sandre ! Las, santal éventé. Ce n’est donc que le fac-similé de l’édition procurée en 1955 au Club du Livre français ? Pas un poil de plus ? Est-ce bien rendre hommage à un écrivain que de remettre sur le marché un ouvrage daté, qui peut-être empêchera pour quelques autres années la parution d’une édition actualisée ? Sandre, joli poisson, qui ne lésine pas sur le beau papier, on sait bien que pour Cros, « Il faut que la beauté, vivante, écrite ou peinte / N’ait rien des soucis du chercheur ». Mais Sandre, ce conseil, il l’adresse « à une attristée d’ambition » ! Vraiment, Sandre, c’est toi cela ? Ne pouvais-tu, Sandre, rogner quand même un peu sur la belle chose et en dénicher un, de chercheur, pour t’aider dans ce travail ? Sandre, nous sommes entre nous (baissons la voix) : ce n’est pas bien cher, un chercheur, qui aime mettre les « poissons luisant bleus sous le fil gris / de la carnassière »…
Debord. Toulouse-La-Rose, Debord contre Debord (Nautilus, 2010, 160 p., 14 €). Les deux tiers de cet opuscule sont déjà parus en 2000 et 2004, sans beaucoup attirer l’attention. La publication de la correspondance, des films et des œuvres de Debord rendent évidemment caducs nombre de passages – ne serait-ce qu’au sujet de la fameuse inscription de Debord, « Ne travaillez jamais ». Le volume relève du libelle pamphlétaire qui, entre haine et fascination, ne dépasse pas le niveau des propos de comptoir, le tout sous pseudonyme. Faut-il s’étonner que Debord ait mené une vie discrète, en se prémunissant contre des « admirateurs » de ce genre, heureusement pas du genre fan de John Lennon à vous guetter au pied du Dakota ! « Toulouse-la-Rose » ne fait pas montre d’un tact extrême à propos des moments les plus douloureux, comme l’assassinat de Gérard Lebovici ou le suicide de Debord, sans parler de ce qui est dit à propos d’Alice Debord, de Floriana Valentin Lebovici ou des éditions Lebovici (à l’origine Champ Libre). Pourquoi faut-il que ce type de bagout trahisse une réaction d’autant plus perverse qu’elle est le signe inversé d’une indéniable fascination ? Dans ce festival de traits contradictoires et forcés, de faits réels ou fictifs, « Toulouse-la-Rose » se révèle tour à tour bien et mal renseigné, tout en se piquant de distribuer quelques lauriers à des dixièmes couteaux peu reluisants. Le texte est par ailleurs entaché de fautes de syntaxe et de coquilles (un « saches » qui tente de passer pour un impératif, « un entretient » qui heurte l’œil) ayant échappé aux correcteurs. Et, dans ce volume, que de significatifs non-dits, que de noms et de faits tus !
Déon. Michel Déon, Lettres de château : à Larbaud, Conrad, Manet, Giono, Poussin, Braque, Apollinaire, Stendhal, Morand (Gallimard Folio, 2011, 153 p., 6,80 €). Voyageur, Michel Déon l’est aussi dans les livres. Jeune homme encore vert à près de 90 ans, il évoque quelques écrivains et artistes dans l’œuvre de qui il a souvent et longuement séjourné. Ces Lettres de château leur rendent la politesse avec une élégante gratitude et une respectueuse familiarité. Michel Déon les aime, les connaît à fond et aime à partager son affection attentive. Sans notes en bas de page, sans jargon, d’une touche légère mais précise, il offre au lecteur de convaincantes introductions, avec une ferveur courtoise. L’œuvre ne se sépare pas ici de l’homme et, à partir de quelques lectures, de quelques anecdotes personnelles, en rappelant quelques documents, Michel Déon suscite en peu de pages à la fois le désir de partager ses goûts et ses curiosités. En lettré authentique, il sait souligner un passage, évoquer un moment, pointer un mystère, placer une citation venue d’une vraie lecture. Sa bibliothèque aimée est celle d’une génération où il y eut des hussards (une étiquette qu’il a refusée) qui penchaient plus à droite qu’à gauche, mais qui ne se trompaient guère dans leurs goûts. Le lecteur écoutera avec un peu d’envie Michel Déon lui parler de Larbaud différant de Barnabooth, de Martineau partageant Toulet, de Morand, d’Apollinaire entre Madeleine et Lou, de Conrad relu dans La Ligne d’ombre, et aussi de Giono, de Stendhal, et pour les peintres, de Manet, Poussin, Braque.
Drieu. Jacques Cantier, Pierre Drieu la Rochelle (Perrin, 2011, 314 p., 22 €). Depuis le numéro spécial de La Parisienne qui, en 1955,dix ans après la mort de Drieu, marquait la sortie d’un assez bref purgatoire, les études se sont succédées avec, à la fin des années 70, la publication de trois biographies qui semblaient faire un point définitif sur la vie de l’écrivain et qui étaient signées par Pierre Audreu et Frédéric Grover, Dominique Desanti, Pierre Du Bois. La publication de la correspondance avec André et Colette Jéramec en 1993, puis celle du témoignage de Victoria Ocampo en 2008, suivies, l’année suivante, de celle des Lettres d’un amour défunt, correspondance échangée de 1929 à 1944, n’ont pas substantiellement modifié les connaissances sur Drieu, pas plus que divers documents d’archives exhumés sur la période de 1944-1945. Jacques Cantier n’a donc pas écrit une nouvelle biographie, mais, reprenant les mots d’André Breton qui affirmait, lors du fameux procès fait à Barrès par les Surréalistes, que « la signification d’une existence ne concerne pas seulement celui qui l’a vécue », c’est dans la continuité des intérêts de l’historien qu’il est qu’il faut inscrire sa conviction que Drieu « était une des clefs pour accéder à l’intelligence de la grande crise de la conscience française qui s’étend de l’entre-deux-guerres à la Libération ». C’est donc bien en historien et non en critique littéraire que l’auteur éclaire les étapes de l’itinéraire de Drieu, dont on ne peut dire qu’il fut simple, en l’ancrant dans l’histoire du siècle. Le premier conflit mondial ayant balayé le monde ancien, les intellectuels de la génération de Drieu se sont trouvés dans l’obligation de penser le monde nouveau et incertain qui émergeait et de lui donner un sens. Mélangeant la lucidité et l’aveuglement, Drieu s’y est efforcé, et Jacques Cantier le suit dans sa recherche et dans ses errements, en se fondant sur ses nombreux écrits, articles de journaux et journaux intimes mais aussi – et c’est là surtout que l’historien intervient – sur la très vaste littérature consacrée ces dernières années à la période de l’entre-deux-guerres, de l’Occupation et de la Libération, faisant au passage un sort à l’hypothèse, avancée par Andreu et Grover, d’un Drieu « résistant secret à l’intérieur de la Collaboration ». Jacques Cantier inscrit l’histoire personnelle de Drieu dans l’Histoire de son pays, d’un Drieu s’efforçant de s’intégrer dans une société dont son caractère asocial et élitiste l’éloignait. Sans cacher les nombreux côtés peu reluisants du personnage, il montre le pathétique d’un homme fourvoyé dans ses contradictions et qui aurait pu trouver sa sauvegarde dans cette création littéraire dont il s’est sans doute trop détourné en poursuivant de redoutables chimères.
Duras. Marguerite Duras, Le Square, édition établie et annotée par Arnaud Rybner(Folio Théâtre, 2008, 208 p., 5,80 €). Publié comme « roman » en 1955, Le Square est le premier texte de Marguerite Duras joué sur scène. Après coup, elle s’aperçut que le terme de roman était une « étourderie » et qu’elle avait fait du théâtre sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose (la comparaison est de Duras elle-même). Cette indistinction du genre n’est pas le seul problème posé par Le Square, dont on connaît au moins neuf états du texte. Lue, la pièce impressionne par la méticulosité des échanges entre les deux personnages, « la jeune fille » et « l’homme », à leur enfermement dans le rien des gens ordinaires. Dans sa préface, Arnaud Rykner replace la pièce dans son temps, sa création ayant lieu entre la reprise des Chaises de Ionesco (1955) et Fin de partie(1958). Plus que la proximité de Nathalie Sarraute, la référence au « neutre » de Roland Barthes éclaire selon lui l’entreprise de Duras. Le dossier final analyse brièvement les diverses versions du texte et rappelle les principales mises en scène de la pièce avec l’accueil de la presse – sans vraie surprise : à la création, Jacques Lemarchand aimait beaucoup Le Square et Jean-Jacques Gautier le détestait.
Écrivains. Michel Mourlet, Écrivains de France, XXe siècle, édition revue et augmentée (France-univers, 2011, 344 p., 24 €). Connu pour ses Maux de la langue, Michel Mourlet est aussi l’organisateur de collectifs consacrés à La Droite aujourd’hui, à Barrès, à Guitry. Romancier à La Table Ronde, il s’est beaucoup occupé de cinéma, de théâtre et de télévision. Le recueil qu’il republie aujourd’hui – il est son propre éditeur – est une collection de « portraits et flâneries occasionnés par le cours des choses », dédiée à Michel Déon. C’est de sa famille idéologique et littéraire qu’il présente tout naturellement la galerie, en trente-huit textes brefs, de forme variée – de la chronique au médaillon, en passant par l’entrevue –, piqués de quelques anecdotes. Montherlant y est trois fois présent (avec la dernière entrevue qu’il ait donnée) et l’on ne s’étonne pas de rencontrer dans cette promenade au cœur d’une certaine idée de la France et de sa littérature, Anouilh, Benoist-Méchin, Chardonne, Dutourd, Gaxotte, Jacques Laurent, Pagnol, etc. Plus surprenants : Beckett (trois pages contre vingt-cinq à Anouilh) et Sartre (pour Nekrassovet Kean). Rien de flamboyant dans le style ou le fond, mais on a vu pire, bien pire.
Du Camp. Maxime Du Camp, Les Forces perdues, édition, préface et notes de Thierry Poyet (Eurédit, 2011, 340 p., 75 €). Du Camp est un personnage bien maltraité par la postérité. Quand on ne lui en veut pas de n’avoir pas été un farouche partisan de la Commune, on l’écrase sous la comparaison avec son ami Flaubert. Depuis quelque temps, des rééditions, la correspondance (avec Flaubert, évidemment) et même une biographie permettent heureusement de mieux connaître le personnage. Publié en 1867, Les Forces perdues est un beau roman de la désillusion, de l’apprentissage de la renonciation et de la perte. Flaubert était conscient que passait là quelque chose de L’Éducation sentimentale (qui fut publiée deux ans après Les Forces perdues). On y retrouve aussi de La Confession d’un enfant du siècle. Si Du Camp ne possède ni l’art ni l’ironie de son ami, son expression atteint parfois une vraie puissance. La vie malheureuse d’Horace Darglail, ravagé par l’amour de Viviane, le laisse « décomplété » quand il ne peut plus vivre avec cette femme trop aimée. N’y a-t-il de bonheur que dans le renoncement paisible du mariage bourgeois ? Du Camp dessine le cadre presque utopique d’un tel bonheur en Écosse, sur les bords de « la Clyde écumeuse » chère à Vigny, où vit Hélène, la cousine d’Horace, avec qui il a autrefois refusé de se marier, préférant le vague des passions. Thierry Poyet a relevé les variantes du manuscrit de la Bibliothèque de l’Institut et de la préoriginale de la Revue nationale ; il donne surtout une préface substantielle où le flaubertien qu’il est n’hésite pas à montrer les injustices et mesquineries dont Du Camp a eu à souffrir, directement ou non, de son ami Gustave.
Études françaises. I registri linguistici come strategia communicativa e come struttura letteraria (Educatt, 2010, 268 p., 14 €). L’étude des choses françaises en Italie, entre autres à l’Université catholique de Milan où s’est tenu, en 2008, le colloque dont ce volume présente les actes, se répartit de manière assez hermétique entre littéraires et linguistes. Il s’agit ici de les réunir pour montrer que la langue doit être étudiée afin que prenne pleinement sens la lecture littéraire. La démarche mérite d’être notée, alors que les littéraires francophones ont tout à fait renié les passions des années 60 pour la linguistique et que les Anglo-saxons spécialistes de la littérature française n’ont souvent plus qu’une connaissance approximative du français. On prendra tout au contraire la mesure de l’érudition des spécialistes italiens à la lecture des articles écrits en français. Ainsi de celui de Maria Teresa Puleio sur Les registres linguistiques dans les pastiches de Nodier ou celui de Roberta De Felici sur La « langue littéraire parlée » des Frères Goncourt (selon l’expression de Gautier à propos d’Henriette Maréchal). Plus pointu encore, l’article de Maria Cristina Pedrazzini sur Les registres dans le théâtre de Saint-Georges de Bouhélier. Plus connu, l’usage virtuose des registres linguistiques par Proust est étudié par Marisa Verni sur le cas des personnages de La Rechercheparlant de l’Affaire Dreyfus. C’est le langage des poilus dans Le Feu de Barbusse qu’examine (en italien) Luciana Alocco Bianco, et c’est dans la même langue qu’Ilaria Vitali traite de l’usage du « français des cités » par les romanciers beurs. À signaler aussi, l’article de René Corona sur la variété linguistique des poèmes de Desnos. Ces travaux permettent de ne pas tout à fait désespérer de la connaissance de la littérature et de la langue françaises à l’étranger, malgré les signes qui se multiplient de son effritement accéléré. Mais l’Italie n’est pas l’étranger et ne l’a jamais été – pourvu que ça dure !
Figaro. Les Grands Écrivains publiés dans Le Figaro : 1836-1941, édition par Bertrand de Saint Vincent (Acropole/Le Figaro magazine, 2011, 704 p., 27 €). Fort de sa longue et riche histoire, Le Figaro est le seul quotidien capable de générer pareille anthologie inaugurée par la fameuse sentence de Beaumarchais. Bertrand de Saint Vincent, qui s’est attelé à ce choix, rappelle en introduction que d’aucuns comme Rimbaud (articles mis au panier), Proust et Vallès firent leurs débuts dans ce journal alors progressiste. Dans sa préface, Jean d’Ormesson souligne que « l’Académie est largement représentée, mais que les adversaires du système et les francs-tireurs ne manquent pas ». La sélection de textes s’achève en 1941, au moment où Le Figaro se saborda. Elle concerne d’augustes plumes, dont vingt-trois ont été sélectionnées, celles de Barbey d’Aurevilly, Barrès, Bernanos, Claudel, Cocteau, Colette, Daudet, Gautier, Gide, Kessel, Loti, Maupassant, Mauriac, Mirbeau, Montherlant, Morand, Nerval, Proust, Renan, Valéry, Vallès, Villiers de L’Isle Adam, Zola. Des auteurs comme Drieu La Rochelle ou Giraudoux n’ont pas été retenus dans cette anthologie obligatoirement limitée. La plupart des textes donnés ici après une courte présentation de l’auteur et agrémentés d’un portrait de l’écrivain à l’aquarelle réalisé par Vic – lequel nous offre une belle galerie renouvelant l’image que l’on pouvait avoir en mémoire de tel ou tel – n’ont jamais été republiés depuis leur parution dans le quotidien.
Flaubert. Hermia Oliver, Flaubert et une gouvernante anglaise : à la recherche de Juliet Herbert. Préface de Julian Barnes (Universités de Rouen et du Havre, 2011, 264 p., 19 €). Voici enfin traduit en français un ouvrage paru en Angleterre en 1980 : il n’aura fallu attendre que trente-et-un ans. Ouvrage des plus intéressants, car, même s’il ne propose pas une biographie complète de la femme qui en est le sujet, il témoigne de longues recherches et prouve bien qu’on peut toujours trouver des éléments, à condition de chercher. De surcroît, l’auteur n’est nullement une universitaire, mais une simple aficionada, ce qui ajoute à son mérite. Soulignons que cet ouvrage, par sa date, ne peut évidemment faire état des publications ayant vu le jour depuis, notamment les derniers tomes de la Correspondance de Flaubert en Pléiade. N’importe, l’enquête biographique demeure, avec ses résultats. Hermia Oliver avait été frappée de voir que toute référence à Juliet Herbert était systématiquement supprimée des éditions de la Correspondance de Flaubert contrôlées par Caroline de Commanville. Mieux encore, dans les neuf tomes de l’édition Conard (1926-1933), le texte de certaines autres lettres se trouvait censuré. « Nous ne savons toujours rien de Juliet, sinon qu’elle fut une gouvernante que Bouilhet et Flaubert trouvaient séduisante », constate l’auteur, qui se mit à entreprendre des recherches en Angleterre, notamment dans les registres de naissances et de recensement. Elle découvrit ainsi que Juliet Herbert, « issue du milieu de l’artisanat », naquit à Londres le 27 avril 1829, de Caroline Harris et de Richard Herbert, entrepreneur en bâtiment. La suite est moins aisée à démêler : on pense que c’est vers 1855 ou 1856 qu’elle arriva à Croisset, comme gouvernante de Mme Flaubert mère, et qu’elle en repartit en 1857. Peu après la publication de Madame Bovary, elle fit une traduction anglaise du roman, laquelle ne fut malheureusement jamais publiée. Puis, en 1865, Flaubert se rendit à Londres, où il revit Juliet, occasion pour Hermia Oliver de décrypter et commenter longuement le carnet de voyage tenu par l’écrivain lors de ce séjour. Suivit, en 1866, une autre visite ; une troisième, prévue pour 1867, ne se réalisa pas. Mais Juliet vint à Croisset en 1872, et il y eut ensuite d’autres rencontres, ce qui attisa la jalousie de Caroline de Commanville, « mécontente de se trouver sur un pied d’égalité avec Juliet dans le cœur de son oncle ». Dès lors, celui-ci prit grand soin de cacher à tout le monde ses relations avec Juliet, qui resta toute sa vie célibataire. Se pose alors la question : fut-elle la maîtresse de Flaubert ? Sur ce point, les biographes sont assez divisés, faute de renseignements. Mais Hermia Oliver assure : « Tout permet de croire que Juliet fut sa maîtresse durant ces vingt jours de 1874 [à Paris] et le fut encore en 1876, 1877 et 1878. » Toutefois, elle nuance : « Il ne s’ensuit pas que la relation ait été principalement de nature sexuelle. » En effet, car on s’expliquerait mal que Flaubert ait tenu, comme il l’a fait, à lui envoyer le tout premier exemplaire reçu par lui de La Tentation de Saint Antoine (édition Charpentier de 1874) avec cet envoi significatif : « à Juliet Herbert, son vieux G[usta]ve ». Rappelons qu’ils eurent des échanges intellectuels, comme la traduction anglaise de Madame Bovary que nous évoquions plus haut. Toujours est-il que leurs relations semblent avoir duré jusqu’à la mort de Flaubert. Hermia Oliver pense que les lettres de celui-ci à Juliet, ainsi que les autres livres qu’il lui avait offerts, furent détruits par leur destinatrice, ce qui est assez probable, et sans doute sur le conseil ou l’injonction de l’écrivain lui-même. De son côté, Flaubert prit soin de brûler les lettres qu’elle lui avait écrites. Juliet Herbert mourut à Londres le 17 novembre 1909. Comme on l’a dit, toutes les mentions de Juliet dans la Correspondance furent supprimées par Caroline de Commanville, qui aura ainsi « voulu éliminer toute trace d’une relation entre son oncle et une simple gouvernante ». Nous n’aurons jamais la preuve formelle que Flaubert et Juliet furent amants, mais l’enquête obstinée et précise d’Hermia Oliver donne à penser qu’il y eut bien une liaison intermittente, sans qu’on en puisse préciser la nature ni les détails. Chacun des protagonistes s’est employé à cacher cette relation, et Caroline de Commanville n’a fait, pour de tout autres raisons, qu’abonder en ce sens. Ce petit livre, qui apporte vraiment du nouveau, jette ainsi de la lumière sur un chapitre jusqu’ici fort mal connu de la vie de Flaubert. Une petite erreur, au passage : la princesse Mathilde n’était pas la femme, mais la fille du prince Jérôme de Westphalie : elle avait épousé le prince Anatole Demidoff, dont elle se sépara en 1846.
Folie. La Folie. Création ou destruction ?, sous la direction de Cécile Brochard et Esther Pinon (Presses universitaires de Rennes, 2011, 189 p., 16 €). Le titre suggérait un programme alléchant. L’article inaugural sur letopos de la nef des fous, des origines au Romantisme, fait preuve d’une solide érudition jusqu’à Rabelais, et elle est originale pour la mention de Jean Paul, mais elle est peu crédible pour la nacelle de Hans Pfaal, et paraît complètement rapportée pour la roulotte de L’Homme qui rit. Le Roland furieux et ses parodies sont bien étudiées, et on apprécie que les textes poétiques et la musique soient reproduits. Le « frénétisme » chez Musset est un sujet original, ce qui n’est pas le cas pour les « fous balzaciens », si souvent passés en revue. L’article sur la folie chez Crevel est intéressant, comme celui sur Sartre et la folie. La « folie du pouvoir », sa démesure, se fonde sur des exemples romanesques essentiellement sud-américains. Au total, un colloque aux contributions inégales, dont certaines sont bien éloignées du sujet. Pierre Brunel esquisse un parallèle entre Stanislas Rodanski et Rimbaud. On s’étonne que, pour l’ensemble des contributeurs, il ne soit pas fait référence à la « littérature » médicale ou psychopathologique des époques correspondantes. Michel Foucault, toujours cité comme la seule et unique référence, ne les ignorait pas. S’il est un domaine qui réclame une certaine dose d’interdisciplinarité, c’est bien la folie.
Gallimard. Alban Cerisier, Gallimard. Un éditeur à l’œuvre (Découvertes Gallimard, 2011, 165 p., s.p.m.). On pouvait s’attendre de la part d’Alban Cerisier, déjà auteur d’une Histoire de la NRf et employé d’une maison dont il est le secrétaire général, à un essai documenté et prudent. Dans une année saturée de publications, d’expositions et de colloques célébrant le centenaire, ce petit livre se distingue pourtant par son honnêteté. Les sujets qui fâchent sont abordés – histoires de famille, histoires de fric, l’Occupation – sans y insister trop, et les auto-satisfecits restent modérés. Comme il se doit dans une collection dont la réussite, due à Pierre Marchand, a été éclatante, c’est l’illustration qui prime. L’index donne la mesure de ce qu’est et a été la galaxie Gallimard : une formidable aventure à multiples rebondissements, devenue une machine éditoriale désormais monument historique. On le visite avec respect, en espérant qu’il ne deviendra pas trop vite une ruine pittoresque, comme tant d’autres maisons d’édition dont il a d’ailleurs réutilisé les plus beaux restes.
Gautier (1). Stéphane Guégan, Théophile Gautier (Gallimard, 2011, 700 p., 35 €). Enfin une biographie complète et nuancée de Gautier, laissant derrière elle les précédentes, y compris la plus récente, celle de Gérard de Senneville, peu exhaustive et souvent incertaine. Les quatre-vingt-dix pages de notes et références, précises et nourries, témoignent de l’ampleur de la recherche biographique et documentaire. L’auteur a su mettre à profit les douze tomes de la Correspondance générale et les huit des œuvres complètes parus chez Champion. Pareil effort s’étend aux milieux littéraires et artistiques du temps, et l’on constate l’excellent traitement apporté aux amis et comparses de Gautier, par exemple Borel, Du Seigneur, Dondey et tout le Petit Cénacle, ainsi que Heine, Nerval et Balzac. Quant au monde musical et artistique, l’évocation qui en est faite est remarquable. Plus largement, l’image de Gautier se trouve considérablement modifiée : l’homme comme l’écrivain apparaissent plus complexes et plus attachants que l’effigie convenue et quasi-parnassienne qu’on en avait trop souvent. Au fond, l’auteur de Mademoiselle de Maupin fut toujours un marginal – même s’il donna des gages au Second Empire par ses « exercices de propagande », comme le dit l’auteur –, un poète hanté, un « conteur excentrique », un critique d’art souvent perspicace, un causeur truculent (voir le Journal des Goncourt). Bref, Stéphane Guégan s’attache à nous faire voir un Gautier multiple, tel qu’il fut. On sait que l’écrivain resta attelé, durant une grande partie de sa vie, au feuilleton dramatique, en ces temps où le théâtre constituait « le rite culturel par excellence ». Mais il savait y garder sa liberté, exprimer sans détours sa haine du vaudeville et du mélodrame, défendre à l’occasion le théâtre de Musset, et adopter des « stratégies d’évitement » pour ne pas parler de ce qui l’ennuyait ou lui semblait inepte. Gautier poète se trouve remis lui aussi à sa vraie place, et Stéphane Guégan définit justement la fonction de la poésie selon l’auteur d’Émaux et camées : elle « sert à repousser l’absence, abolir la mort ». De fait, l’écrivain avait débuté très tôt en poésie, en 1830, alors qu’il n’avait pas dix-neuf ans, par ses Poésies. Il restera toute sa vie fidèle à ce Romantisme de 1830, qu’il avait si bien incarné à la première d’Hernani, et défendra toujours la sainte trinité Hugo-Berlioz-Delacroix, sans oublier Balzac, qu’il fut le premier, dès 1837, à mettre au pinacle, et aussi Rossini (signalons par ailleurs de pertinents développements sur Gautier et Wagner, et sur Gautier et la photographie). En peinture, l’écrivain était finalement assez éclectique, aimant d’une égale admiration Ingres et Delacroix, et aussi Chassériau. Même s’il dédaigna Courbet et Manet, il saura, par exemple, remarquer les préraphaélites anglais. Romantiques sont également ses livres de voyages, même si, comme l’observe Stéphane Guégan, son Voyage en Russie est bien moins réussi et moins enthousiaste que ceux en Espagne et en Italie. Soit dit en passant, dans son De Paris à Cadix, Dumas ne se fera pas faute de copier servilement, et parfois ligne à ligne, le Voyage en Espagne. À propos des amours de Gautier, qui furent diverses, il y aurait beaucoup à dire (Marie Mattei, Carlotta et Ernesta Grisi, etc.), mais le poète nous avait avertis : « Nous préférons la coutume loyale d’avoir plusieurs femmes, à celle de n’en avoir qu’une qu’on trompe avec les femmes des autres. » La Correspondance de Gautier abonde au reste en propos pleins de sel, ainsi lorsque l’auteur du Roman de la Momie se gausse des monuments égyptiens, « tous ces vieux granits historiés de canards, de peignes et de ronds de serviette ». Grâce à l’acuité de ses analyses et à la justesse du propos, ce volume de 700 pages possède un grand pouvoir d’évocation. En le parcourant, on comprend mieux pourquoi Baudelaire tint à dédier Les Fleurs du Mal à Gautier – ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas de reconnaître, à part lui, « les limites » de l’esprit de celui-ci, limites toutefois relatives, mais que cette biographie ne dissimule pas. Parfaitement dosé par-delà son extrême précision, le livre nous ménage aussi des moments de répit, voire de rêverie. Ainsi, telles lignes écrites par Gautier en 1852 semblent présager la désespérante globalisation de notre univers urbain : « La terre n’a jamais été plus ennuyeuse ; toutes les différences disparaissent, et il est presque impossible de distinguer une ville d’une autre ; la rue de Rivoli menace d’étendre indéfiniment ses arcades. »
Gautier (2). Gautier journaliste. Articles et chroniques choisis et présentés par Patrick Berthier (Flammarion GF, 2011, 384 p., 8,90 €). Durant près d’un demi-siècle, Gautier tint, dans divers journaux et revues, des feuilletons et des chroniques, et ce volume en rassemble une trentaine, parus de 1835 à 1872. L’édition en est soignée, et même agrémentée, çà et là, de pimpantes petites reproductions de gravures de l’époque. Le choix des textes semble lui aussi excellent et, dans sa variété multiple, parfaitement représentatif du triple aspect de Gautier journaliste : critique littéraire, critique dramatique et critique artistique. Partout, on y retrouve les extraordinaires qualités de la langue et du style de Gautier, qui sont un véritable enchantement. On sait cependant que ce fut non par plaisir, mais par constante nécessité, que l’écrivain fut attelé durant toute sa vie à un tel labeur (auquel Baudelaire échappa par miracle), qui mit à la torture cet amant du beau style et de l’art pour l’art. Néanmoins, Gautier savait s’évader de telles servitudes, en pratiquant ce que Patrick Berthier appelle des « techniques d’allongement » : lorsque le sujet l’ennuyait, ce qui arrivait souvent, il parlait de ce qui lui plaisait, sans se soucier de logique ni même de ses lecteurs. L’effroyable ineptie de la plupart des pièces de théâtre qu’il était, de par ses fonctions de chroniqueur, condamné à entendre, le faisait bifurquer, pour parler longuement d’un roman de Dickens ou rendre hommage à Leconte de Lisle. C’est justement ce qui donne du piquant et même un certain imprévu à ses chroniques, qu’il serait aujourd’hui inutile de relire et de rééditer si elles ne parlaient que des pièces de Voltaire ou d’obscurs dramaturges de l’époque. D’ailleurs, Gautier n’aimait pas le théâtre d’un amour exclusif, tant s’en faut, et préférait de loin de cirque, le mime et la danse (faut-il rappeler sa longue liaison avec Carlotta Grisi ?). Son plaisir reste avant tout esthétique : « Il faut dans un costume de danseuse, bien compris, quelque chose de la courtisane et de la danseuse de corde. » Certes, il adore aussi la musique d’opéra et admire Pauline Viardot, mais il reste avant tout un œil, et il est tout à fait sincère lorsqu’il écrit : « Nous qui préférons un beau contour à un beau son. » Aussi sa critique d’art est-elle une part importante de sa production, et dans laquelle il aura mis davantage de lui-même que dans ses feuilletons dramatiques ou musicaux. Dans ce domaine, il fut un critique éminent et fort célèbre, qui défendit Delacroix dès 1838, et aussi Chassériau, dont il regrettera vivement la mort prématurée. Toutefois, Gautier critique d’art n’est pas Baudelaire : il restera toujours réticent devant Courbet, dont il reconnaissait cependant le talent, et, en 1868, il rejettera Manet et Monet, auxquels il préférait décidément Bouguereau. Les articles littéraires ne concernant pas le théâtre ont la portion congrue dans ce volume, mais il est amusant d’y voir Gautier, à propos d’Eugène Sue, s’en prendre au roman historique, « c’est-à-dire la vérité fausse ou le mensonge vrai », et poursuivre en ces termes : « Cette plante vénéneuse, qui ne porte que des fruits creux et des fleurs sans parfum, pousse sur les ruines des littératures. » Que dirait-il aujourd’hui où, dans toutes les librairies, s’allongent triomphalement des piles et des piles de « romans historiques », tous énormes, tous interminables, tous pareils, tous idiots, et dans lesquels l’auteur nous régale de dialogues de son cru, garantis « d’époque » – oui, d’époque, exactement comme tous ces buffets Henri II qui se débitaient aux Galeries Barbès durant l’entre-deux-guerres !
Gautier (3). Théophile Gautier, Balzac. Édition présentée par Jean-Luc Steinmetz. Postface de Candice Brunerie (Castor Astral, 2011, 143 p., 13 €). La cote de Gautier remonte doucement, sans jamais avoir été très basse. À force de travaux et de rééditions, sans doute se retrouvera-t-il un jour prochain aux tout premiers rangs. Le bicentenaire de sa naissance est l’occasion de renforcer ce nouvel éclat. La Maison de Balzac y contribue avec une exposition, riche qu’elle est d’un fonds de documents importants. La présente réédition de l’article consacré par Gautier à son vieil ami huit ans après sa mort l’accompagne, escorté d’une rapide (mais bonne) présentation de Jean-Luc Steinmetz. Préface un peu ancienne elle aussi, datant de 1999, et qui aurait justifié une mise à jour, ne serait-ce que pour en actualiser la bibliographie. Le terme de « postface » pour la petite note de Candice Brunerie, responsable du fonds Gautier à la Maison de Balzac, est un peu surdimensionné mais les notes – dont on suppose qu’elle est l’auteur – sont utiles et raisonnablement pédagogiques.
Gilbert-Lecomte. Roger Gilbert-Lecomte, Léon Pierre-Quint, Correspondance : 1927-1939 (Ypsilon, 2011, 555 p., 37 €). La correspondance de Léon Pierre-Quint avait été saisie par les Nazis, puis par les Russes, lesquels l’ont rendue il y a peu. La majeure partie de ces lettres en provient : cent soixante-cinq lettres inédites de Roger Gilbert-Leconte, trois dessins et un poème, et cent huit lettres de Pierre-Quint. Gilbert-Lecomte est le poète maudit par excellence, adolescent perpétuel et junkie avant la lettre. En fait, l’intérêt de cette correspondance est moins critique que clinique. D’un côté, un poète épris d’absolu et de diverses drogues (dont le très banal alcool), ne saisissant pas les occasions qui lui sont tendues et vivant aux crochets de ses parents et de ses amis, de l’autre l’infatigable ami, présent sur tous les fronts littéraires, qui mobilise pour lui son réseau de relations éditoriales et journalistiques. La correspondance commence alors que l’étudiant rémois s’emploie à ne pas réussir sa première année de médecine, se poursuit lorsqu’il vit à Paris et contribue au Grand Jeu, et publie ses deux seuls recueils, La Vie, l’amour, la mort, le vide et le vent et Miroir noir. Les lettres s’arrêtent à la déclaration de la guerre. Gilbert-Lecomte mourra du tétanos en 1943, âgé de 34 ans. Dans ses appels pour obtenir des subsides, le poète sait jouer de tous les artifices de la rhétorique, de l’humour noir, du pathos flamboyant, pour persuader son ami, qui n’est pas dupe, mais ne s’en dévoue pas moins pour lui. Le volume reprend, à leurs dates, les préfaces et articles de Pierre-Quint sur le poète et ses rares œuvres, dont le bel article nécrologique où se trouve ce portrait : « Roger Gilbert-Lecomte avait le regard bleu clair, limpide, d’une pureté dure, une bouche sensuelle, un nez très droit, un visage ovale d’androgyne et un long corps mince. Il vivait dans un monde intérieur, qu’il avait prolongé en deçà de sa naissance, étayé avec ses notions philosophiques et occultistes et qu’il a approfondi tout au long de son adolescence. C’est uniquement au sein de cette vision prénatale, lointaine et pour lui magnifique, qu’il sentait un bonheur possible. » Un ouvrage indispensable pour connaître l’une des figures du Grand Jeu, ce mouvement parasurréaliste de refus de la modernité, puisant, dans une tradition occultiste inventée et dans l’indianisme occidental, ses raisons de ne pas vivre : « Pour moi, il est bien tard, trop tard, l’heure est sonnée d’aller dormir au fond de la Mère, la vraie (pas celle de chair) non, la Mer salée, la Mère noire, Maya, le fond de l’illusion, ce fut parfois un cauchemar, parfois un beau rêve. / Je t’aime Titi. / Roger ». Trois dessins du poète évoquent avec humour leur relation amoureuse. La préface, qui met en place les enjeux, ainsi que les notes de l’éditrice (concernant essentiellement les écrivains rencontrés) complètent cette édition soignée, sur un désastre – ou un des astres – d’un ciel nocturne traversé par Rimbaud et Lautréamont.
Giroud. Laure Adler, Françoise : biographie (Grasset, 2011, 400 p., 22 €). Cette biographie se situe à mi-chemin d’un travail classique et descriptif, et de ces monuments de biographie intellectuelle dont nous ont régalé quelques auteurs. L’intérêt principal du présent livre, qui lui fait dépasser ce qu’écrivit Christine Ockrent (Françoise Giroud, une ambition française, 2003), tient dans les documents auxquels Laure Adler a eu accès, notamment grâce à la fille de sa nouvelle héroïne – après Marguerite Duras et Hannah Arendt –, la psychanalyste Caroline Eliacheff. Le point crucial qu’elle soulève tient dans le refus de Françoise Gourdji, tout au long de sa vie, de reconnaître son
judaïsme, obéissant à une injonction de sa mère sur son lit de mort, refus qui l’amena à des comportements soulevant le cœur de sa biographe, en marquant la limite de son empathie. Cela éclaire ce que l’on savait de cette femme qui fut avant tout journaliste, mais aussi écrivain, femme politique, militante féministe. Laure Adler montre, au gré des grands moments de l’existence de son personnage, ce que fut son grand appétit de vivre des aventures à la fois personnelles, professionnelles et engagées dont le moment vécu avec Jean-Jacques Servan-Schreiber àL’Express,après un passage à Elle, fournit un exemple canonique. Engagement anticolonialiste, soutien à Mendès-France, transposition en France du modèle américain des news magazines, appel à des grands écrivains, Camus, Mauriac – malgré les différences idéologiques – et Sartre au premier chef. La fin de l’aventure, la rupture avec Servan-Schreiber, furent marquées par une tentative de suicide et ces incroyables lettres haineuses tissées d’antisémitisme d’une femme dont la souffrance plongeait dans des profondeurs dont la mort de son fils raviva le caractère douloureux. Sous ce nouvel éclairage qui rend complexe le personnage, Françoise Giroud demeure une véritable exception dans l’histoire politique française récente. Son implication dans des projets innovants, comme dans l’élargissement du public, ne souffre guère de comparaison. La démarche de Laure Adler, livre après livre, relève d’un féminisme impliqué, au risque d’une identification à de grandes figures, mais sans excès de subjectivité, mettant en avant, comme moteur des existences, la notion de désir, n’hésitant pas à plonger dans les noirceurs d’un moment en tentant de le remettre dans une trajectoire éclairante.
Immortels. Michel Ragon, Ils se croyaient illustres et immortels (Albin-Michel, 2011, 164 p., 15 €). Michel Ragon avait d’abord, écrit-il, pensé à intituler ce petit livre Le Crépuscule des vieux, ce jeu de mots aurait, au fond, davantage convenu à ces minces tranches de vie, dans la mesure où « après un réel naufrage de leur œuvre, comme de leur santé, ces personnages sont aujourd’hui de nouveau illustres ». Les dernières années de ces illustres défilent donc, selon un ordre aléatoire, non chronologique, allant peut-être de la notice la plus longue à la plus courte : l’un après l’autre apparaissent, comme les marionnettes qui font trois petits tours et puis s’en vont (à jamais), Alexandre Dumas, René Descartes, Gustave Courbet, Alphonse de Lamartine, Knut Hamsun, Pierre Kropotkine, Erza Pound, Georges Clemenceau, Fréhel, Françoise Sagan, Le Corbusier. L’auteur semble avoir coupé les dernières pages de leurs biographies respectives, puis disposé les pièces à sa fantaisie. Il y a fort à parier que ces pages reprises, sans le moindre apport de quelque recherche que ce soit, seront mal reçues par les spécialistes des auteurs en question, mais, manifestement, l’auteur ne visait qu’à la vulgarisation.
Jarry. Alfred Jarry. Crocodile pliant et Noix phourrées, textes réunis et annotés par Alastair Brotchie, Paul Edwards, Barbara Pascarel et Éric Walbecq (Bouche-Trou, 2010, 99 p., s.p.m.). Sous un titre éminemment jarryque et dans une présentation soignée, ce petit volume ne réunit pas moins d’une cinquantaine de lettres inédites de Jarry, ainsi que d’autres documents inédits. Une grande partie de ces lettres et cartes postales (trente-trois, pour être précis) a été découverte par Alastair Brotchie dans l’immense réserve de manuscrits et d’autographes que constitue le Fonds Carlton Lake de l’Université texane d’Austin. En fait, elles s’y trouvaient depuis longtemps, mais n’y avaient jamais été repérées par les chercheurs : une belle découverte, donc. Toutes adressées à Rachilde ou à Alfred Vallette, et s’échelonnant de 1902 à 1907, elle confirment l’importance et l’ampleur de la correspondance maintenue par Jarry avec les deux piliers du Mercure de France. Elles donnent également à penser que, même si Jarry ne fut pas, comme Gide ou tel autre, un épistolier professionnel et très achalandé, sa correspondance fut assez abondante. Il est malheureusement probable qu’une partie en aura été soit perdue soit détruite, les autographes de Jarry n’ayant guère fait prime sur le marché avant la mémorable Expojarrysition Loize de 1952. Quoi qu’il en soit, nous avons ici un bon paquet de lettres et de cartes postales, qui rendent toutes un son congrûment jarryque : il y est question de bicyclette, de pêche, de salle d’armes, et aussi des fluctuations de santé du Père Ubu. Visiblement, Jarry écrit à des amis avec qui point n’est besoin d’adopter un ton apprêté. Il évoque pêle-mêle ses séjours au Grand-Lemps (parties de cartes et de dominos au Café Brosse), le fameux éventail qu’il vient d’envoyer à Rachilde, ses amis Franc-Nohain, Demolder, Ranson et Terrasse, et aussi ses lectures : « Lu laRetraite sentimentale dans celui qui traîne. Ça n’est pas du vrai Colette, naturellement, depuis que Willy se consacre à la musique, mais c’est fort bien ma foi. » De ses voyages, comme de ses retours en train à Laval, il informe Vallette : « Vu leur manque de couloir, nous étions réduit à pisser par la portière… en nous excusant toutefois avec courtoisie vis-à-vis des voyageurs de sexes divers. » Cette correspondance est complétée par des lettres à d’autres destinataires : Émile Straus, Alexandre Natanson, Fontainas, Karl Boès, Thuillier-Chauvin, Octave Uzanne. En appendice, la transcription de notes inédites de Jarry sur Histoire de M. Jabot de Töpffer montre à quel point il s’était imprégné de cet auteur ludique. Ce petit volume est illustré par des fac-similés et par un cahier de reproductions en couleurs. La plus pataphysique est sans doute la carte postale représentant les vieux remparts de Laval en bouchons de liège, œuvre d’un cafetier de la ville ! Tous ces messages sont annotés par le quatuor éditorial. Ce livre, petit par sa taille, est en réalité une publication importante, et un indispensable complément à la correspondance de Jarry telle qu’elle est éditée dans sa Pléiade.
Juléjim. Marie-Françoise Peteuil, Helen Hessel, la femme qui aima Jules et Jim : biographie (Grasset, 2011, 416 p., 22 €). S’il est une femme dont la vie est propice à la narration, c’est bien celle d’Helen Hessel, dont le mari fut l’écrivain Franz Hessel, et Henri-Pierre Roché son infernal amant. N’est-ce pas ce qui séduisit aussi, plus tard, François Truffaut ? La folie, les amours, les expériences, les enfants, les avortements, les guerres. Marie-Françoise Peteuil, qui a su tendre la toile de fond de l’époque à Berlin, Paris ou Sanary-sur-Mer, évalue, voire réévalue, ce que l’on peut penser de la vie et de la personnalité de cette femme si singulière, si brillante, aux prises d’un délire à deux d’amour passionnel. Que dire des amis qui furent les siens ? Le simple énoncé des noms est révélateur : Rilke, Pascin, Walter Benjamin, Aldous Huxley, Marcel Duchamp, Man Ray, Max Ernst, Lion Feuchtwanger, Klaus et Thomas Mann, les Klossowski, Varian Fry, Maurice Betz, Gabrielle Buffet-Picabia, Mary Reynolds, Hélène Hoppenot, Sylvia Beach, Charlotte Wolff, Adrienne Monnier, Gisèle Freund, Anne-Marie Uhde, Dina Vierny, etc. À présent le besoin de voir republié, sans censure ni retouche, le Journal d’Helen se fait sentir. Une tâche que l’on verrait bien confiée à Marie-Françoise Peteuil.
Malheur. Mireille Losco-Lena, « Rien n’est plus drôle que le malheur ». Du comique et de la douleur dans les écritures dramatiques contemporaines (Presses universitaires de Rennes, 2011, 274 p., 18 €). Ce livre se fonde sur une salutaire insurrection contre l’humour de masse répandu dans nos sociétés télévisuelles – aliment du cynisme post-idéologique moderne, responsable de l’indifférence et de l’indifférenciation, complice de la « banalisation du mal », « agent de la superfluité humaine », selon les termes de Mireille Losco-Lena. Autre refus en forme de résistance : celui d’un théâtre anglo-saxon obsédé, dans la dernière décennie, par la violence d’un monde déshumanisé, contemplé sans détour ni distance dans le mouvement in your face (Sarah Kane, par exemple). Contre cette inconséquence et cette fascination, Mireille Losco-Lena propose de suivre une voie certes mineure du théâtre actuel : d’entendre sur nos scènes les voix comiques, sentinelles de nos angoisses partagées. Comme le suggère le titre emprunté à Fin de partie, la source de cette étude est beckettienne : l’obsession à vivre en dépit de tout, dans la douleur lucidement apprivoisée mais non niée, traverse, par-delà l’œuvre de Beckett, certaines écritures dramatiques contemporaines. Celles-ci sont tentées de (faire) « rire quand même », obstination posée en guise d’hypothèse liminaire par l’introduction du livre. Dans ce mouvement introductif, la tradition comique se trouve ressourcée, non dans le rire « sans douleur » d’Aristote, ni dans la comédie d’Ancien Régime entée sur les mœurs civiles de l’aristocratie, mais dans le rire grimaçant consacré par la conscience malheureuse du Romantisme. Là se redécouvre la face douloureuse du comique, sa « part constitutive », trop souvent masquée ou refoulée, violemment éclairée par les œuvres ici étudiées. La démarche engagée par Mireille Losco-Lena évite habilement le double piège où risque de s’enferrer toute étude universitaire des phénomènes comiques : l’enfermement dans la normativité poétique et l’obsession taxinomique ; la construction artificielle d’une synthèse qui nie ses propres objets en les systématisant. L’auteur manifeste au contraire une ductilité méthodologique dans l’ouverture large du champ notionnel balayé, incluant, avec toutes leurs nuances, les termes « burlesque », « farcesque », « humour ». La structure du livre se veut ouverte et accueillante, attentive à l’examen des singularités (des « lieux comiques caractéristiques ») autant qu’à l’organisation de surprenantes et éclairantes rencontres : entre George Tabori et Paul Emond, entre Michel Vinaver et Hans Magnus Enzensberger, entre quelques héritiers du « farcesque » politique d’Ubu (de Brecht à Todorovi, de Mouawad à Khelladi, de Bernhard à Magnin), mais aussi entre Renaude, Kermann et Germaine Tillion, ou encore entre Novarina, Schwab et Grumberg. Le panorama ainsi dressé des dramaturgies du comique et de la douleur est vaste et accidenté ; il privilégie, on le voit, les deux dernières décennies et l’aire européenne, intégrant toutefois (car le comique se nourrit des désastres géopolitiques) l’Algérie ou Israël. Au sein de cet ensemble mobile, éclaté et pourtant unifié, l’œuvre de Tabori, Mein Kampf (farce), sert de fil conducteur, et ce dès la photographie de couverture qui éclate au visage du lecteur – première farce glaçante. Autres principes de continuité dans cette étude dont les ramifications souterraines aiguisent l’intelligence du lecteur : la pensée du philosophe Clément Rosset, en particulier son essai Le Réel. Traité de l’idiotie (1977), sert de base à la réflexion sur l’étrangement risible « volonté de vivre malgré la connaissance de la mort » ; l’ombre de Nietzsche, enfin, plane sur l’ouvrage, de l’épigraphe du chapitre I jusqu’au « gai savoir » de la conclusion. Entre les deux, six chapitres se chargent d’observer de manière kaléidoscopique le renouvellement constant des facettes du comique et de la douleur (jamais séparées). On découvre successivement un « rire tragique » fondé sur le « démon de la destruction » et la « jouissance du chaos », une galère-monde, nouvelle nef des fous menacée par le naufrage dans l’insignifiance du réel, des vertus comiques du dictateur totalitaire dans l’horreur même de la « banalité du mal » (Hannah Arendt), une étonnante puissance de résistance des jeux de massacre (magnifique réflexion sur le burlesque devenue, avec l’opérette de Germaine Tillion, à Ravensbrück, « forme d’autodérision qui crée de la dignité au lieu d’humilier »), une reconquête du principe vital dans l’exposition des corps carnavalesques, et enfin la « tracepotentielle de sublimité et d’élévation » portée par la chute comique. L’auteur conclut sur la pertinence d’une « impertinence ludique » : celle qui consiste à neutraliser les « affects mortifères » de la représentation pour mieux donner à voir dans le processus mimétique les « réalités épouvantables » de notre monde. Au terme de ce parcours passionnant parce que toujours inquiétant, le lecteur reste travaillé par une interrogation sourde : ce comique et cette douleur dramatiques déclenchent-ils nécessairement le rire, un rire, quel rire ? Le rire effectif ne demeure-t-il pas l’impensé de cet ouvrage ? Ou encore : comment mener, dans nos salles de théâtre, la phénoménologie d’un rire contemporain, comique et douloureux ?
Malraux. Modernité du « Miroir des limbes ». Un autre Malraux, sous la direction d’Henri Godard et de Jean-Louis Jeannelle (Classiques Garnier, 2011, 391 p., 35 €). Émanation directe des travaux d’un groupe de recherche sur l’œuvre de Malraux, ce volume rassemble les communications de ceux qui ont étudié, dans toutes ses dimensions, une œuvre riche, diverse, complexe aussi par ses choix, tant esthétiques qu’idéologiques. Il convient par conséquent d’aborder cet ensemble comme le fruit d’une enquête de spécialité, centrée qui plus est sur un pan de la production littéraire de Malraux, Le Miroir des limbes, dont les différentes parties, publiées entre 1967 et 1975, n’ont pas manqué de surprendre. Les Antimémoires donnent en effet l’essor à une entreprise étonnante, et par bien des aspects déroutante, qui, rompant aussi bien avec l’art du roman qu’avec la tradition des mémoires ou des confessions, s’autorise quelques entorses singulières à l’endroit d’une forme d’écriture où le « je » occupe une place, sinon centrale, du moins décisive par le rayonnement moral, intellectuel et idéologique qu’il favorise et entretient, par l’inscription d’une conscience du temps et de l’histoire qui le voue à un éternel face-à-face avec la mort. De là, chez Malraux, et dès les premières lignes des Antimémoires, cette éthique de la dissemblance, qui ravale au rang d’illusions les préjugés attachés à la représentation de soi, à l’autoportrait fidèle et à son exigence de vérité. C’est moins ce qui dure et persiste dans l’identité que « ce qui passe » qui fascine Malraux et anime en profondeur son écriture. Un constant « dialogue avec la mort » semble être ainsi le ferment d’une entreprise qui se tient à distance des genres constitués, mêlant en un tout en devenir les apports et les composantes des mémoires, des confessions, des essais, de la fiction, de la méditation philosophique, de la critique d’art. « Dans la création romanesque, écrit Malraux, la guerre, les musées vrais ou imaginaires, la culture, l’histoire peut-être, j’ai retrouvé une énigme aussi fondamentale, au hasard de la mémoire qui – hasard ou non – ne ressuscite pas une vie dans son déroulement. » Énigme de la mémoire, de la vie et de l’écriture, nouées en un faisceau de figures, de récits et de motifs, autour d’un « je » qui est un principe de mobilité et d’invention : tel apparaît bien Le Miroir des limbes. Les études réunies ici épousent, comme le disent Henri Godard et Jean-Louis Jeannelle, « deux axes majeurs » : « l’exploration des cycles (Mémoires et essais) entrepris par Malraux dans la seconde moitié du siècle et l’étude génétique de manuscrits choisis ». La composition de l’ouvrage illustre cette direction de travail. Une première partie envisage le « décentrement » opéré par Malraux après la guerre (du communisme révolutionnaire au gaullisme) et, au-delà de « l’isolement » dont il eut à souffrir, les conséquences à la fois politiques et littéraires qui en découlèrent. Puis sont abordées les questions liées aux « écritures de soi » : de l’autofiction à la chronique détournée de l’histoire immédiate en passant par les enjeux de la poétique fragmentaire. De là résulte le constat que c’est bien aussi des genres et de leurs frontières que Le Miroir des limbes nous entretient : la troisième section traite des strates génériques qui composent l’écriture de Malraux : roman et mémoires, écriture du témoignage et littérature des camps, éloge et histoire, essais sur l’art. Une quatrième partie cède la parole aux écrivains, qui offrent leur lecture duMiroir : Jorge Semprun, dans un texte intitulé La Torture et la sélection, Hedi Kaddour, Alix de Saint-André, Régis Debray, qui situe Malraux « dans ce continent « Histoire » dont nous sortons ». Conformément aux objectifs déclarés, la dernière section propose deux articles de Jean-Louis Jeannelle, portant sur les aspects génétiques deLazare, ultime volume du Miroir des limbes. Ces deux études sont prolongées par la transcription diplomatique de quelques folios du manuscrit de Lazare. La richesse de l’ensemble révèle à la fois les relations problématiques de Malraux à l’Histoire et plus spécifiquement à la conscience historique de son temps. Sa modernité n’est sans doute pas à cerner de ce côté-là, mais bien à l’horizon d’une écriture qui, se délivrant du roman et de son héroïsme destinal, ressaisit le sujet comme un être décentré, voué aux discontinuités de la mémoire et aux violentes fragmentations du temps.
Mauriac. François Mauriac, journaliste : les vingt premières années, 1905-1925 (Peter Lang, 2011, 342 p., 44,40 €). Cette édition critique rassemble une cinquantaine d’articles écrits par Mauriac dans les vingt premières années de sa carrière, au cours desquelles il en produisit plus de trois cents. Dans son introduction, John Flower, spécialiste de l’écrivain et directeur du Journal of European Studies, rappelle quelques éléments centraux de la jeunesse intellectuelle de Mauriac, celui-ci renonçant, après quelques hésitations, à persévérer au sein d’une École des Chartes difficilement intégrée pour devenir homme de lettres. Entré en relation, grâce à son catholicisme affiché, avec des membres du Sillon de Marc Sangnier, le jeune Mauriac n’est pas loin de considérer que les adeptes de ce mouvement, qui ont à ses yeux peu de goût pour les penseurs, constituent un groupe de pauvres d’esprits. Il se méfie aussi d’une certains sensibilité affirmée au Sillon, qui le ramène probablement à l’auto-répression de son homosexualité. À ce propos, malgré la parution de la biographiede l’écrivain par Jean-Luc Barré en 2009, le Journal intime des années 1904-1909 doit probablement comporter quelques éléments « explosifs ». En effet, un siècle après sa rédaction, John Flower rappelle que ces écrits de jeunesse ne sont pas encore édités et ne sont consultables à la bibliothèque de Bordeaux que sur autorisation des ayant droit. Titillé par un certain élitisme barrésien, Mauriac commence en pleine effervescence républicaine son activité croisée de journaliste et d’écrivain catholique indépendant (trois recueils de poèmes, huit romans et plusieurs essais sont publiés en ces années 1905-1925). Il se révèle d’emblée un critique théâtral féroce des productions du moment, se montrant moins sévère sur les romans recensés. Le choix des articles proposés par John Flower permet de se souvenir de ce que furent les principales revues, pour la plupart de sensibilité catholique, dans lesquelles Mauriac écrivit au début de son siècle : La Vie fraternelle, La Revue Montalembert –proche du Sillon –, La Revue du temps présent, Les Cahiers de l’amitié de France, Le Journal de Clichy, La Revue hebdomadaire, Les Marges, Le Divan –revue porteuse des idées maurassiennes –, sans oublier deux quotidiens, Le Gaulois et Le Figaro.Il collabora aussi, plus tardivement (entre 1922 et 1925), avec une trentaine d’articles, à un milieu littéraire très différent, celui de la Nouvelle revue française, périodique prestigieux qu’il admirait, mais dans lequel son indépendance d’esprit et de plume l’empêcha de s’intégrer au milieu de fortes personnalités, comme Gide. En juillet 1925, il accepta également de répondre à la revue communiste Clarté sur tout le mal qu’il pensait de la guerre menée par la France au Maroc. Plus près de son catholicisme, sans cesse réaffirmé, Mauriac écrivit aussi dans La Revue des Jeunes, en pleine guerre, le 25 octobre 1916, un texte intitulé La Vocation des survivants, dans lequel, en réponse à Romain Rolland, il se pose étonnamment en héraut d’un christianisme affaibli, balayé par les événements. John Flower note que cette activité journalistique, développée tout au long de la longue existence de l’écrivain, jusqu’au célèbre Bloc-notes deL’Express, fut entièrement ignorée par le jury du Nobel, en 1952, dans son hommage au romancier pour « la profonde imprégnation spirituelle et l’intensité artistique avec laquelle ses romans ont pénétré le drame de la vie humaine ». Ce recueil d’articles n’en constitue que davantage une utile contribution à la mise en évidence du rôle particulier que ce romancier reconnu aura également tenu sur ce plan journalistique négligé, au sein du renouveau catholique culturel de l’époque, avec la même liberté de pensée et de ton qui marque l’écriture de ses romans.
Mythiques. Olivier Battistini, Jean-Dominique Poli, Pierre Ronzeaud, Jean-Jacques Vincensini, Dictionnaire des lieux et des pays mythiques (Bouquins/Robert Laffont, 2011, 1288 p., 32 €). Les quatre initiateurs du projet, qui signent des préfaces très denses, se sont partagés un monde tant réel qu’imaginaire et ont rassemblé une équipe internationale de chercheurs universitaires. On ne peut reprocher à cet ouvrage, qui va d’Abydos à Yggdrasyl, de n’être pas exhaustif – il ne saurait l’être – mais on peut lui faire grief d’être hétérogène : si les articles sur l’antiquité sont fouillés, le Siècle des Lumières, en dehors de Restif, des « châteaux » de Sade et des lieux saints de Rousseau, ainsi que le Romantisme, sont assez mal représentés, et plus encore le XXe siècle, où, les allusions à Breton – le pauvre mythe de rechange du « Grand Transparent » –, Michaux ou Char, le résumé sur des pages de Sur les falaises de marbre de Jünger, l’article « Ladoga » d’après Malaparte paraissent artificiellement introduits. L’Orient de Gustave Moreau tient une place indue. Certains auteurs sont surreprésentés, comme Mircea Eliade. On croirait que certains collaborateurs ont fourgué un fragment copié-collé de leur thèse ou d’un de leurs articles. Sinon, des idées novatrices sur la classification sont données : l’Olympe, Capoue, les ponts, les chemins qui ne mènent nulle part, le musée actuel. Les principales mythologies – grecques, latines, nordiques, indiennes (assez peu), russes (enfin) – sont mises à contribution. On se plaît à retrouver l’Atlantide, la Lémurie, l’Arkham de Lovecraft, et même l’Espace dans La Guerre des étoiles, où trouve à s’appliquer la fameuse tripartition dumézilienne. Le pays de Cocuce sort de ses exhalaisons. L’article sur l’Hôtel de Rambouillet en apprend beaucoup, comme ceux sur le Forez de d’Urfé ou la Salente de Fénelon. À l’instar de l’Encyclopédie ou du Dictionnaire critique de Pierre Bayle, certains articles se cachent sous des entrées mystérieuses : ainsi Pantagruel et Rabelais derrière « Medamothi et autres îles ». Pour comparer cet ouvrage à d’autres de la même collection, on peut dire qu’il possède l’hétérogénéité et les brusques chutes de niveau duDictionnaire des œuvres, mais non l’absence de fiabilité du syncrétique Dictionnaire des symboles. On peut le ranger au côté de l’Encyclopédie de l’utopie et de la science-fiction de Pierre Versins et du Dictionnaire des lieux imaginaires d’Alberto Manguel et Gianni Guadalupi, et le consulter comme un guide touristique riche, dont la lecture seule fait voyager.
Nerval. Sylvie Lécuyer, La Généalogie fantastique de Gérard de Nerval : transcription et commentaire du manuscrit autographe (Presses universitaires de Namur, 2011, 125 p., 45 €). Le manuscrit de Nerval conservé dans le fonds Spoelberch de Lovenjoul de la Bibliothèque de l’Institut et que l’on désigne sous le non de « Généalogie fantastique », est un document témoignant de la période d’exaltation et de délire de février-mars 1841 qui a conduit le poète dans deux maisons de santé, dont celle du docteur Blanche. Il est transcrit et commenté dans sa totalité, Jean Richer n’ayant commenté que la moitié droite du feuillet, est-il rappelé. La moitié gauche concerne l’aspect le plus fantasmagorique, celui de la généalogie du côté Bonaparte. Chaque fragment de ces arbres généalogiques et étymologiques fantastiques est retranscrit en clair, ce qui est très méritoire au vu de l’embrouillamini de l’écriture, typique d’un accès d’excitation maniaque avec idées délirantes de grandeur, diagnostiquerait rétrospectivement un psychiatre de base, dans le cadre d’une psychose maniaco-dépressive rebaptisée « troubles bipolaires » (plutôt que la « névrose » ou la « crise identitaire » qu’évoque l’auteur, laquelle aurait pu trouver des références moins convenues que celles de Foucault et Blanchot, ou une déclaration de Freud sur « le paranoïaque »). Bien mieux : tous les noms mentionnés, la plupart du temps correspondant à des êtres réels, sont corrélés à des personnages historiques, lesquels sont rappelés dans une annexe rassemblant les documents retrouvés, ce qui témoigne, là encore, d’une recherche rigoureuse et approfondie, que le lecteur peut confronter avec le texte nervalien, pour l’expliquer dans la mesure du possible, jusqu’à son « infracassable noyau de nuit ». Le dossier militaire de son père, le docteur Étienne Labrunie, double du colonel Chabert, est très évocateur, et le rapprochement avec le sonnet des Chimères,Horus, très éclairant. La richesse des commentaires fait en sorte que la rêverie engendrée par ce document cryptique peut se prolonger.
Nyssen. Hubert Nyssen, À l’ombre de mes propos : journal de l’année 2009 (Actes Sud/Leméac, 2010, 120 p., 15 €). Le fondateur d’Actes Sud ne pouvait pas être un méchant bougre, et c’est en toute modestie qu’il publiait annuellement ses réflexions dans cette collection. La plus pertinente concerne sa joie devant un « accomplissement shakespearien », l’élection d’Obama, mais elle se trouve ainsi contrariée : « L’émotion a peu à peu changé de registre par le rappel que Barack Obama n’était pas le premier… Il y a Dieu d’abord. La Bible était à tout instant présente, le nom de Dieu à tout instant rappelé dans les discours et les chansons, comme si l’Amérique n’était qu’une fiction du divin Romancier. L’Homme en cette instance s’inclinait. Signe que, de l’émancipation, il en reste à faire. » Le reste des notations du patriarche débonnaire, observant au dîner la marmaille qui prolonge son grand œuvre, est moins utile et peu excitante. En quatrième de couverture, l’auteur avoue écrire pour « avoir des enfants avec les mots ». Digne du Joyce de Finnegans Wake, ou des parturitions verbales d’un Khlebnikov, cet aveu dessert quelque peu ce diariste auquel fut décerné, pour des ouvrages depuis longtemps oubliés, une ribambelle de prix mentionnés dans la page Du même auteur. Les passages les plus embarrassants de son Journal sont ceux où cet éditeur reconnu fait allusion à ses propres livres.
Oulipo. La Bibliothèque oulipienne. 8 (Castor Astral, 2011, 336 p., 20 €). La déferlante oulipienne poursuit son avancée éditoriale. Voici réunis en un volume les quinze livrets de la Bibliothèque parus entre 1998 et 2001 (livraisons 100 à 114). Fouillis indescriptible, évidemment, mais terriblement organisé, forcément organisé puisque tout est là. Les esprits portés sur la théorie apprécieront Altitude et profondeur de Marcel Bénabou, les anglophones les Fractales d’Ian Monk, les mallarméens La Couronne de Stéphe (collective), les amateurs de variations les textes jouant sur « le voyage d’hiver » – dont le plus savoureux, à notre goût, est celui qui clôt le volume en le
taraudant drôlement : Le Voyage du ver, signé Caradec.
Pagnol (1). Jean-Jacques Jelot-Blanc, Pagnol inconnu (Flammarion, 2011, 555 p., 25 €) ; Nicolas Pagnol, Marcel Pagnol. L’album d’une vie (Flammarion, 2011, 224 p., 29,90 €). Une bonne surprise que cette biographie parue dans cette collection de Grandes Biographies (sic) qui a compté jusqu’ici du pire et du meilleur. L’auteur, « journaliste, biographe et écrivain reconnu par ses pairs », atteste la quatrième de couverture, a signé des livres du même registre sur des acteurs tels que Raimu, Fernandel, Bourvil, Louis de Funès, Jean Marais. Son Pagnol inconnuest un réel plaisir de lecture, en dépit de quelques dialogues plus ou moins imaginaires et toujours un peu agaçants par leur caractère totalement factice. Certes, le ton est un tantinet hagiographique – Jean-Jacques Jelot-Blanc ne pouvait guère déplaire à Jacqueline Pagnol, qui figure à son côté sur une photographie de la couverture –, mais son défilé d’anecdotes laisse entrevoir suffisamment la personnalité de Pagnol pour qu’on comprenne que son parcours fut aussi celui d’une lutte qui fit quelques victimes. Quant à la tradition attribuant à un des deux frères du cinéaste et dramaturge la paternité de certaines œuvres signées Marcel Pagnol, le biographe la balaie en trois lignes, en la fustigeant comme une fable marquée par la calomnie. Nous n’avons aucune raison pour ne pas le suivre sur ce point. Le plus savoureux demeure évidemment les légendaires relations chien-chat de Pagnol et Raimu. Une fois de plus, on constate qu’un acteur de génie peut être un con parfait, ce que l’auteur de Marius laissa plus qu’entendre à certains confidents (et même à l’intéressé), non sans faire part de la grande tendresse qu’il éprouvait pour lui. Deux petits reproches à cette biographie par ailleurs bien renseignée : d’une part, un cahier iconographique n’aurait pas été pour déplaire, d’autre part, les coquilles y sont plus nombreuses qu’à marée basse (la dernière page, qui n’a pourtant que quelques lignes, en comporte deux, du plus mauvais effet). On se console en destinant ces coquilles à quelque bouillabaisse – nous sommes dans la région à travers quelques chapitres… Toujours sur Pagnol, le même éditeur fait paraître dans le même temps un album iconographique signé Nicolas Pagnol, petit-fils de l’écrivain.L’accès aux archives familiales lui a permis d’enrichir son volume de documents peu connus, quoiqu’assez convenus et sans surprise. Les photographies les plus intéressantes viennent de l’album de famille : on y découvre les protagonistes de La Gloire de mon père et du Temps des secrets, qui font partie de notre univers littéraire, pas loin du Grand Meaulnes et des enfants turbulents de La Guerre des boutons. La tante Rose, l’oncle Jules, on est content de connaître enfin leur visage. Mais n’y avait-il, dans l’album familial, aucun portrait de ce « Lili des Bellons », compagnon de l’enfance et des virées dans les collines, fauché à vingt ans par une balle allemande dans une noire forêt du Nord ?
Pagnol (2). Marcel Pagnol, La Fille du puisatier (Frémeaux et associés, 2011, deux CD, livret de 12 p., s.p.m.). Un petit miracle que cet enregistrement audio du film de 1940, avec un texte de liaison dit par Pagnol lui-même. Encore une histoire de fille-mère, thème cher à l’auteur, mais quels dialogues, et quels acteurs – Raimu, Fernandel, Charpin, tous prodigieux ! On se surprend, en écoutant ces tranches de vie tantôt drolatiques, tantôt poignantes, à se passer fort bien de l’image. La réciproque est sans doute moins vraie.
Paulhan. Jean Paulhan, Œuvres complètes III. Les Fleurs de Tarbes, édition établie, préfacée et annotée par Bernard Baillaud (Gallimard, 2011, 824 p., 39 €). Pour beaucoup, Les Fleurs de Tarbes sont un essai majeur sur la crise du langage et la littérature, publié d’abord dans La Nouvelle Revue française en 1936, puis en un volume en 1941. En rassemblant dans ce troisième tome des Œuvres complètesla quasi-totalité des documents périphériques, lettres, témoignages, textes annexes, réflexions diverses, qui soutiennent en l’amplifiant la résonance de ce livre, Bernard Baillaud nous persuade qu’en vérité Les Fleurs de Tarbes relèvent d’une bien plus vaste entreprise : un projet qui, ayant pour visée les antinomies du langage – oscillant toujours entre élan de rénovation et pesanteur de la tradition – se propose en profondeur d’éclairer les raisons de la critique et d’instituer comme un nouveau régime du jugement en matière de littérature. Ce projet, démesuré, sans doute impossible en raison de son ampleur, est resté inabouti. L’essai que nous connaissons, aujourd’hui augmenté des documents que Bernard Baillaud a versés au dossier, apparaît comme la crête émergée d’un bloc de pensées vives, de propositions circonstancielles et de visions durables qui assurent à Paulhan cette position de surplomb sur l’univers des lettres, sur ses ambitions, ses contradictions, ses grandeurs et ses misères. Car ce qui importe aux yeux du critique, c’est moins de prendre fait et cause pour l’un ou l’autre des partis, en l’occurrence la Terreur et la Rhétorique, que d’examiner un champ de forces et de tensions ayant le langage pour objet. L’attitude de Paulhan en la matière est on ne peut plus claire. Bernard Baillaud la résume en ces termes : « Il n’est avec le langage, croit Paulhan, que deux attitudes possibles. Ou bien nous lui faisons confiance, parce que nous estimons qu’il se prête de bonne grâce à ce que nous avons à dire ; ou bien nous nous tenons en défiance, parce que nous estimons que ce que nous avons à dire excède de toutes parts, et violemment, ses pauvres capacités d’expression. » On reconnaît dans ce partage les revendications du camp de la Terreur, qui appelle de ses vœux une subversion au sein de la langue au nom de la singularité du style et de l’originalité de l’inspiration. L’école critique du Mercure de France, incarnée par Gourmont, est dépositaire de ce droit imprescriptible à l’invention permanente, placée sous le signe d’une subjectivité souveraine. Quant aux exigences du camp de la Rhétorique, on voit bien qu’elles se bornent aux possibilités offertes par les ressources d’un langage soumis aux décrets d’une pensée, d’une volonté ou d’une intention – position plus « classique » en somme, mais aussi plus intellectualiste. Si l’esprit de laNRf peut se reconnaître au miroir de cette deuxième posture, il ne s’y confond pas tout à fait. Contrairement à ce qui a été dit et écrit sur ce point, il n’est pas vrai que Paulhan plaide dans Les Fleurs de Tarbes pour la réintroduction de la rhétorique, bannie, comme on sait, par les saturnales du Romantisme et les putschs répétés du Symbolisme. Il observe, scrute, décortique, soumet telle affirmation au doute, révoque telle autre, suspend son jugement. Cet essai vaut par son art consommé du pas de côté, de l’écart mesuré, de l’entrechat subtil, qui garantit à son auteur une certaine forme de neutralité joueuse et ironique. Continuateur de Jacques Rivière, Paulhan s’attache à penser, à partir du langage, les incohérences des littérateurs, dont il se plaît à vider de toute signification les formules et les slogans. Il sait trop que toute littérature vit du heurt incessant de ces deux pôles, Terreur et Rhétorique, désir d’émancipation et soumission acceptée aux rigueurs de la langue et de la pensée. Le lieu commun est tout aussi fondamental que la trouvaille : ils participent l’un et l’autre au jeu de la communication littéraire. Ce que Blanchot voit très bien, qui, dans une lettre de 1942 adressée à Paulhan, écrit : « Il m’avait toujours semblé que cet entretien de la Rhétorique et de la Terreur […] était un dialogue en miroir. Mais c’est là, je m’en aperçois, une figure trompeuse, car elle laisse croire que des deux présences l’une n’est qu’un reflet, alors que le destin des lettres est d’obliger chaque lecteur à se représenter, c’est-à-dire à voir comme présente l’absence dont il peut à son gré atteindre la traduction soit dans l’image en deçà du miroir (le langage) soit dans l’image au-delà (la pensée). Et en ce sens le lieu commun est bien la voie pour aller au plus loin dans l’esprit. » Aller le plus loin possible dans l’exploration de l’esprit, par le truchement du langage : tel est bien le projet des Fleurs de Tarbes. Les deux versions ici publiées, celle de 1936 et celle de 1941, mises en regard de l’ensemble documentaire qui les explicitent en les situant, font de ce troisième tome un opus essentiel pour la compréhension de Paulhan critique et de la critique selon Paulhan.
Peyrefitte. Antoine Dulery, Roger Peyrefitte le sulfureux (H & O, 2011, 336 p., 19 €). Une faible lueur dans le long purgatoire que subit l’œuvre de Roger Peyrefitte depuis la disparition de son auteur. Les Amitiés particulières, L’Exilé de Capri et les cruels Propos secrets ont pourtant été fort remarqués en leur temps, et leurs lecteurs n’ont pas oublié l’audace des sujets traités et le style, narratif et maîtrisé, du narrateur, qui faisait « passer » son côté langue de vipère. Très précise et documentée sur les premières décennies de Peyrefitte, cette biographe passe rapidement sur les dernières années, et ce déséquilibre est un peu dommageable. Elle n’en est pas moins agréable à lire, et l’objectivité du biographe n’est pas son moindre atout.
Pinget. Robert Pinget. Matériau, marges, écriture, textes réunis et présentés par Martin Mégevand et Nathalie Piégay-Gros (Presses universitaires de Vincennes, 2011, 236 p., 22 €). S’il fallait un laissé-pour-compte dans l’histoire du Nouveau Roman, nul doute que Robert Pinget eût accepté le rôle de bonne grâce, en même temps que ceux de marginal ou d’excentrique. « Annexé par le Nouveau Roman et adoubé par ce dernier, écrit Fabienne Caray, Robert Pinget occupe la place – choisie – de la frontière et des marges. » Ce n’est certes pas à un inconnu qu’était consacré en 2009 le colloque Robert Pinget contemporain dont ce livre constitue les actes. Écrivain majeur des Écuries de Minuit, Prix Femina 1965 pour son roman Quelqu’un, Pinget est un auteur dont la critique s’est quelque peu désintéressée. « Appart[enant] au monde d’avant le coming out », il avait jusqu’alors échappé à la relecture desgay studies anglo-saxons. Ceci explique, selon David Ruffel, que l’œuvre soit « depuis soixante ans “au placard” ». Aussi propose-t-il de la relire pour partie comme parodie de la société hétérosexuelle, c’est-à-dire comme représentation grotesque des violences qu’exerce une culture sexuelle dominante. Si les éditeurs tirent l’œuvre de Pinget de son oubli relatif, c’est également pour offrir au lecteur des extraits d’un « roman abandonné »,Psychophonie, « document exceptionnel qui, avec les études consacrées aux textes retrouvés, donnent à ce livre son orientation génétique ». La réflexion générique n’en est pas absente pour autant. Éric Eigenmann s’attache à montrer l’écart entre l’esthétique théâtrale dominante et l’écriture des pièces les plus boudées par la scène : cette inadéquation historique pourrait n’être pas sans appel. « La destruction, disent en chœur Anne Herschberg-Pierrot et Martin Mégevand, [était] l’un des moteurs de son activité de création. » Or, parallèlement à ce qu’on pourrait nommer son moteur prosaïque, Pinget possédait aussi un moteur poétique. Aline Marchand étudie des publications de jeunesse qui traduisent l’incapacité à inscrire le sujet lyrique dans le format du poème. Ayant « choisi la forme romanesque pour [s’]exprimer en poésie », Pinget reconnaît pourtant n’avoir intitulé ses premiers livres « romans » qu’à la demande de Jérôme Lindon. À la même époque Queneau prétendait « faire du roman une sorte de poème », et Butor pensait le genre « capable de recueillir tout l’héritage de l’ancienne poésie ». Ainsi, nombre de nos (nouveaux) romanciers étaient-ils des poètes de contrebande, ou des marginaux bien rangés. Ce livre témoigne de l’intérêt actuel pour les marges et d’une volonté de les circonscrire. Sa tentative d’institutionnaliser une œuvre excentrique serait alors tout à fait détestable si elle ne laissait retentir l’idée, somme toute roborative, que cette œuvre instable, inchoative, conserve un étonnant potentiel de résistance – et que ce pourrait être en raison de son inachèvement même.
Politique. Paysage politique. Le regard de l’artiste, sous la direction d’Isabelle Trivisani-Moreau (Presses universitaires de Rennes, 2011, 265 p., 16 €). « La rencontre avec le paysage n’a pas encore eu lieu » – comme le souligne, en conclusion de ces actes de colloque, Catherine Chomarat-Ruiz, spécialiste très réfléchie de la question. C’est bien l’impression qui se dégage de ce volume un peu confus et dont l’introduction n’est elle-même pas vraiment limpide quant à ce qu’il faudrait faire pour nouer proactivement pays, paysage, art, politiques, artistes, etc. On ne va donc pas beaucoup plus loin que l’idée de Philippe Roger de l’« artialisation » (le mot manque d’élégance mais a l’air de plaire) qui différencie le pays matériel (géographie, organisation du territoire, exploitation agricole, etc.) et la vision qu’en a ou en donne l’art (à son insu ou non). Et la littérature qui occupe Histoires littéraires là-dedans ? C’est la seconde partie du volume qui tente de répondre à la question à travers des études sur Tournier, Hugo, le roman algérien, Prévert. Chez Tournier, dans Les Météores, c’est en fait d’espace qu’il est question, selon Arlette Bouloumié. Françoise Chenet interprète un rêve de Hugo, mais le lien avec la problématique nous paraît bien ténu. L’étude de Mohamed Ridha Bouguerra a l’avantage, en présentant Le Paysage miroir de l’histoire dans le roman algérien, de nous faire découvrir des textes lus de près sur un mode plutôt thématique. Quant à Jacques Lardoux, si le poème de Prévert qu’il examine s’intitule bien Le Paysage changeur, il faut bien convenir qu’il ne s’agit de « paysage » que passablement métaphorique, voire allégorique. Tout ce qui est plus ou moins géographique est aujourd’hui à la mode dans la plupart des sciences humaines, mais on voit ici qu’il reste encore un peu de chemin à faire pour que le promeneur s’y retrouve dans ce paysage en mouvement.
Proust (1). Anthony Soron, Une filiation bâtarde ? Confrontation des imaginaires et des écritures de Marcel Proust et d’Hubert Aquin (Presses universitaires de Bordeaux, 2011, 150 p., 16 €). Curieux essai que cette étude consacrée à Hubert Aquin, grande figure de la littérature québécoise, par Anthony Soron, spécialiste de cette littérature et auteur de deux livres sur le même écrivain. Ce n’est pas par hasard que son ouvrage paraît dans une collection placée sous le signe de l’imaginaire. De l’imagination, il en a fallu à l’auteur pour retrouver Proust chez Aquin, qui n’y fait à peu près pas allusion. La passion vient également suppléer ici la documentation. Elle donne son aspect un peu échevelé à l’écriture et à la construction. Anthony Soron confesse qu’il n’avait lu qu’une partie de Proust avant de le retrouver au programme de l’agrégation et de devoir l’enseigner. Son livre est donc tout autant le quasi-journal de sa découverte que l’exposé d’une thèse et de ses développements. Expérience en quelque sorte initiatique, ou du moins initiatrice, dont on est heureux pour l’auteur qu’elle l’ait conduit d’un auteur « mineur » à un auteur « majeur » qu’il ignorait !
Proust (2). Michel Erman, Le Bottin des lieux proustiens (La Table Ronde, 2011, 116 p., 7 €). « Un territoire appartient au collectif et au sociologique, un lieu au relationnel et à l’individuel » : c’est en soulignant ce qu’il y a d’individuel dans les lieux proustiens que Michel Erman nous invite à revisiter ce qu’on pourrait appeler la géographie de La Recherche. Les lieux de Proust sont multiples, des villes comme Paris d’abord, dont l’auteur souligne qu’au contraire de chez Balzac, La Recherche n’offre que des descriptions sommaires, mais aussi des gares, des fleuves, des maisons, hôtels ou châteaux, un simple endroit dans la campagne comme le talus de Montjouvain, des chambres et d’abord celle du héros narrateur, lieu archétypal « que l’on pourrait qualifier d’alchimique car la mémoire du corps transmue le souvenir en littérature ». Les véhicules, le train sont aussi des lieux propices aux transports… amoureux comme la voiture d’Odette, ou à la naissance de l’œuvre comme celle du docteur Percepied. Les lieux proustiens sont liés soit au passé soit à une fonction thématique, et c’est alors ce qui vient légitimer leur présence dans le récit : Michel Erman, dans ce petit Bottin, souligne avec précision ces liens et en lisant chacune des entrées, c’est un passage de La Recherche qui affleure. Ce mince volume se consultera à l’occasion pour suppléer les défaillances de notre mémoire.
Réfractaires. Bruno de Cessole, Le Défi des réfractaires : portraits de quelques irréguliers de la littérature française (L’Éditeur, 2011, 586 p., 24 €). Dans cette anthologie à contre-courant de la pensée dominante, le critique littéraire et romancier Bruno de Cessole rend hommage à une famille d’écrivains rebelles aux couleurs clinquantes de la société du spectacle, et dont il se sent à jamais redevable parce qu’ils ont en partage « des refus, des dégoûts ou des rejets qui définissent en creux une esthétique et une éthique de la littérature ». Ses cinquante-cinq portraits vont de Chateaubriand à Montherlant, en passant par Stendhal, Baudelaire, Barrès, Jacques Laurent et Michel Déon, Bernard Frank ou Jean d’Ormesson. Michel Houellebecq se voit gratifié du titre de « Zarathoustra des classes moyennes », Dominique de Roux d’« irrégulier dans le siècle » laissant en héritage une poignée de livres et créateur de cette somptueuse collection des Cahiers de l’Herne qui réhabilita tant de maudits de la littérature, de Céline à Pound, de Gombrowicz à Ungaretti. La parité n’est cependant guère au rendez-vous. Aux yeux de l’auteur, seules deux femmes semblent résister à l’usure du temps : Colette et Catherine Pozzi. Marguerite Yourcenar, par exemple, est taxée de « pompeuse impératrice du cliché », et Marguerite Duras de « sentencieux oracle des bobos progressistes » – sans parler de ces « bataillons de mains à plume » depuis quelques décennies : Christine Angot, Virginie Despentes « et autres postières excitées relevant moins de la littérature que des rubriques pipole ou sexologie appliquée des magazines féminins » ! Une anthologie subjective donc, partiale, « voire de mauvaise foi » selon les termes de Bruno de Cessole lui-même.
Rostand. Edmond Rostand, Le Costume du petit Jacques. Conte, illustrations de Françoise Clavel, présentation de Michel Forrier (Gascogne, 2011, 31 p., 6 €). On sait l’apport considérable de Michel Forrier à la connaissance d’Edmond Rostand : il nous a révélé en particulier l’étonnant Gant rouge, première pièce jouée (en 1888) du futur auteur de Cyrano. Sa découverte, cette fois, est de moins d’ampleur avec ce conte paru dans Le Gaulois du 2 mai 1887, donné comme une « histoire vraie », mais ce petit texte de jeunesse d’un auteur de dix-neuf ans est très révélateur. Il y a une tonalité personnelle dans cette histoire, en particulier dans le coup de théâtre extrêmement morbide qui l’achève. On songe aussi aux « textes-genèse » de Raymond Roussel. Joliment présenté et illustré, Le Costume du petit Jacques est une addition heureuse au corpus de l’œuvre de Rostand.
Rues de Paris. Maïka Marcovich, Parisiennes. De Marie Stuart à Simone de Beauvoir : ces femmes qui ont inspiré les rues de la capitale ! (Balland, 2011, 320 p., 24,90 €). Ce livre qui enrichit le nombre déjà impressionnant d’ouvrages consacrés à Paris depuis toujours ou presque offre un regard féministe original sur le paysage urbain. Il y a là trace d’une promotion, mais au bon sens du terme, de l’action d’une municipalité qui tend à rendre hommage aux femmes, grandes oubliées de la dénomination des rues, puisqu’aussi bien elles ne sont aujourd’hui que deux cents, saintes, artistes ou militantes, sur les quatre mille personnes dont Paris porte le souvenir nominatif, dans un rapport qui tend doucement à se réduire. S’inspirant de ce que proposa il y a peu Lorant Deutsch dans sonMétronome histoire de France au rythme du métro parisien (2009), invraisemblable succès de librairie, Maïka Marcovich offre mieux qu’un simple catalogue, dans la mesure où elle croise les dates de dénominations de rue et la place des personnages choisis dans l’histoire. Le classement par arrondissements accompagné de plans proposé à la fin de l’ouvrage permet de visualiser la rareté des femmes symboliquement rétribuées post mortem par un nom d’artère – ce qu’il serait intéressant de comparer avec d’autres villes.
Sand (1). George Sand journaliste, sous la direction de Marie-Éve Thérenty (Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2011, 298 p., 21 €). Si, comme l’affirme, dans son introduction, Marie-Ève Thérenty, « malgré son caractère collectif, cet ouvrage a été conçu comme un livre », la réalisation ne répond pas à la conception : ce George Sand journaliste reste un recueil de contributions dont l’approche analytique, l’écriture et l’intérêt sont disparates, sans compter des articles qui font redites (sur la critique d’art) et, semble-t-il, des relectures variables qui n’ont pas décelé des erreurs grossières dans deux ou trois chapitres. Cependant, tel qu’il est, l’ouvrage est le plus souvent pionnier dans la découverte du vaste champ que constitue l’activité journalistique de Sand : quelque quatre cents articles – pourquoi n’en avoir pas établi et imprimé la recension ? –, couvrant la plupart des genres journalistiques : critique dramatique, critique littéraire, critique picturale, critique musicale, articles politiques, récit de voyage, études de mœurs, nécrologies, billets d’humeur, droit de réponse dans une gamme étendue de journaux. On ne pourrait mieux définir brièvement ce qui caractérise cette production qu’en reprenant Marie-Éve Thérenty, qui a montré que l’association « de la romancière idéaliste et engagée et du support médiatique crée une écriture marquée par la politique, la fiction et le lyrisme ». Les deux premières parties (Les postures de l’engagement journalistiques et Poétiques journalistiques) en traitent heureusement les aspects divers, insistant souvent sur les perversions textuelles de Sand, contaminant un genre par un autre ou détournant les codes. À vrai dire, il semble bien qu’à cette période de l’irruption d’un journalisme moderne, les codes fussent plutôt à inventer qu’à détourner. N’insistons pas sur le débordement, par rapport au titre, de l’ouvrage, que représentent les troisième et quatrième parties (Feuilletons et fictions et George Sand face à la presse). En effet, le feuilleton est plus une extension, à partir de 1840, de l’activité de romancier qu’une application journalistique. Aussi les articles, quelques-uns remarquables comme celui d’Olivier Bara, paraissent-ils tangents au sujet. Sans doute, aurait-il fallu plutôt intituler ce recueil George Sand et les journaux. Que le ton querelleur de cette recension ne masque pas que cet ouvrage marque une étape importante dans l’étude de la polygraphie sandienne.
Sand (2). George Sand, Œuvres complètes 1845-1846, II (Champion, 2011, 680 p., 120 €). Les éditions d’œuvres dites « complètes » le sont rarement et s’agissant de celles, pléthoriques, de George Sand, le scepticisme allait de soi quand, sous la direction de Béatrice Didier, les éditions Champion ont entrepris le travail, avec une première publication en 2008. Outre le texte sandien par excellence qu’est La Mare au diable et un Teverino également attendu, on y propose l’étrange Kourroglou, sorte de geste turco-persane qui est la traduction française de la traduction anglaise de poésies populaires recueillies en Azerbaïdjan par le diplomate et orientaliste lituanien Alexandre Chodzko, travail signalé à Sand par Adam Mickiewicz. L’essentiel de la traduction, au surplus, n’est pas de Sand mais d’Éliza Tourangin, l’une de ses protégées, qu’elle corrige toutefois abondamment avant d’ajouter au texte une préface et d’y disperser des gloses. La moindre veine de matériau sandien sera donc explorée et recueillie dans ces Œuvres complètes dont sept volumes ont déjà vu le jour. La datation de 1845 et 1846 n’est ici qu’un repère. Ces années sont celles de la première parution en livre de textes publiés sous une autre forme, donc avant que Sand aborde la quarantaine. L’assemblage du volume témoigne de la fécondité quasiment exacerbée dont on lui aura souvent fait reproche mais qui se gagne, aujourd’hui, une plus juste estime. Car ce qu’elle semble produire à la chaîne, au moment de sa maturité, ne tombera pas dans les bas-côtés littéraires du XIXe siècle. La fortune extraordinaire de La Mare au diable, écrite en quatre jours et célébrée pour des raisons plutôt lénifiantes à son époque, s’enrichit désormais de lectures plus subtiles, dont certaines presque sulfureuses. Proposée par Véronique Bui, l’édition critique justifie cette réinterprétation par le retour aux manuscrits où les suppressions, par exemple, mettent au jour un terroir souvent trouble sous le « champêtre ». S’installe aussi une lecture moins strictement romanesque de cet opuscule célèbre quand est reproduit le texte intitulé La Politique et le socialisme, que Sand elle-même avait tenu à annexer à l’édition de 1846 et qui, repris ici, donne son sens dissident à ce qui fut longtemps reçu comme une bluette. Le registre qu’explore Teverino, présenté par Françoise Genevray, est du même ordre même si, moins ciselé et lesté lourdement de digressions moralement amorales sur l’amour, il brille surtout par la coulée naturelle du style. Quant à l’intervention de Sand au soutien de Kourroglou, minutieusement reconstituée aussi par Françoise Genevray, elle a tout d’un travail qu’on dirait aujourd’hui de médiation littéraire, peu valorisé en son temps, dont le souci est de diffusion plus que d’érudition. Chaque volume de cette série tient donc la promesse d’en enseigner plus à propos d’un écrivain que les institutions traitent pourtant comme entièrement dévoilée, ainsi que leur indifférence générale aux commémorations de 2004 – bicentenaire de la naissance – l’avait brutalement rappelé. Ce qui oblige à regretter, encore une fois, la difficulté financière d’accès à des éditions dont la lisibilité et la solidité sont conçues pour les bibliothèques universitaires plutôt que pour la jouissance bibliophilique individuelle. Les bonheurs réservés aux studieux, auxquels elles sont destinées, sont ceux d’un appareil critique généreux, notamment la genèse des parutions, les lieux et cotes de consultation des manuscrits, les textes de réception contemporaine aux œuvres. Tout ce qu’on attend d’une telle entreprise et plus – ce plus étant parfois trop, certaines notes infrapaginales relevant parfois moins de l’information que de l’interprétation hagiographique et même du culte (ainsi une demi-phrase d’observation d’un enfant, à la page 474 de La Mare au diable, donne droit à une note affirmant en deux-tiers de page la compétence pédagogique de Sand). Quelques coquilles irriteront dans un ouvrage qui se voue aussi à la traque des moindres variantes des textes, jusque dans leurs derniers retranchements.
Sartre. John Gerassi, Entretiens avec Jean-Paul Sartre (Grasset, 2011, 380 p., 23 €). Un ouvrage de plus pour une bibliothèque sartrienne déjà bien fournie. « Mon cher Gerassi, [je] suis tout à fait d’accord avec votre projet d’écrire ma biographie », écrit Sartre dans une lettre reproduite en ouverture de ces Entretiens, scellant un pacte d’exclusivité avec cet interlocuteur privilégié. Ce projet biographique, qui débuta en novembre 1970 et resta inachevé, vient prolonger le geste autobiographique des Mots, dont le récit s’arrêtait à l’expérience d’un garçon de treize ans, élevé, à la mort de son père, par son grand-père, « titan barbu » mais « bienveillant », et exilé à La Rochelle après le remariage de sa mère. Ce document inédit laisse pour la première fois la parole à l’homme derrière l’écrivain, en concentrant la nature des conversations sur le « vivant » plus que sur la philosophie de cette grande figure littéraire. Tout l’enjeu des Entretiens tient en ce paradoxe formulé par John Gerassi : « comment un bon bourgeois qui ne s’était jamais rebellé contre sa propre classe [a] pu se retrouver révolutionnaire ». On dispose désormais des cinq cents meilleures pages des deux mille et quelques jamais publiées, retranscriptions minutieuses de soixante-dix cassettes d’enregistrement. Une somme documentaire qui intéressera autant pour la richesse d’informations sur la vie et la vision d’une époque à travers le prisme sartrien, que pour le jeu et la qualité des échanges entre Sartre et Gerassi : ce dernier fait figure d’interlocuteur idéal pour faire accoucher Sartre de vérités cachées, le pousser dans ses derniers retranchements, le suivre simplement dans ses développements et parfois s’opposer à cette puissante voix de basse intimidante, autoritaire et souvent ironique. Le prix de ces Entretiens tient donc à ce regard interrogateur singulier : fils de Fernando Gerassi, peintre et homme d’action pendant la guerre d’Espagne, à qui Sartre voua une réelle fascination, et de Stépha, une des meilleures amies de Simone de Beauvoir, John Gerassi n’est pas extérieur à la vie de Sartre mais appartient à la « famille », ce qui lui permet une certaine liberté de ton dans sa manière d’interroger l’ami de son père. Or c’est aussi l’histoire personnelle de Gerassi qu’on lit en filigrane, une vie faite de voyages, de rencontres et d’engagement. La différence générationnelle et culturelle des deux hommes ne fait qu’exacerber la confrontation des points de vue. Derrière la discussion entre intellectuels, on découvre aussi, sporadiquement, l’homme âgé et malade, en proie aux doutes et à la mélancolie. La réalité quotidienne rattrape le passé lorsqu’une infirmière, par exemple, met un terme à une conversation en administrant ses piqûres, remède contre un mal chronique – la prise régulière d’amphétamines depuis des années – qui permet à Sartre d’additionner joyeusement « quatre vingt dix ans de vie consciente » et de déclarer triomphalement : « Même si ça me tue demain, ça valait le coup. »
Segalen. Victor Segalen, Œuvres critiques 2, textes établis par Colette Camelin et Carla van den Bergh(Champion, 2011, 456 p., 75 €). Poursuivant la publication des œuvres critiques de Segalen, le volume rassemble les textes consacrés à ou inspirés de Gauguin, de sa vie et de son œuvre. De genres divers – article, préface, essai, nouvelle ou roman inachevé –, cet ensemble couvre une période d’écriture allant de 1903 à 1908. Il témoigne de l’intérêt que l’écrivain voue au peintre-sculpteur et des valeurs spécifiques dont son art est porteur ; il révèle également les aspirations et les attentes, à la fois éthiques et esthétiques, d’un homme soucieux de frayer sa voie dans le sens de la vie et de l’ivresse du tout. C’est donc aussi comme une esquisse d’autobiographie spirituelle qu’il faudra lire Gauguin dans son dernier décor, Hommage à Gauguin, Penser païens, Le Maître-du-Jouir et La Marche du feu. On découvre aussi d’autres textes écrits pendant cette période comme en prolongement ou en contrepoint des premiers : Gustave Moreau, maître imagier de l’orphisme et Quelques musées par le monde. Comme toujours chez Segalen, la critique d’art renferme une cryptographie mentale et affective dont les points névralgiques dessinent une généalogie poétique et un désir d’œuvre. Gauguin, sur ce chapitre décisif, est un maître, un initiateur. Il ouvre à « une éthique de la joie », comme le dit Colette Camelin. Bien plus, il invite à un effort de désancrage culturel et social, renouant avec l’énergie d’être, le goût de la liberté, l’attention portée à l’autre. S’inscrivant dans une époque tout entière dominée par le démon de la décadence, qui, en toute chose, décrète le progrès de la ruine et de la décomposition, Segalen se dégage grâce à Gauguin des mysticismes de pacotille et du brouillard des arrière-mondes. Dans son esprit, Gauguin, peintre en quête d’un primitivisme garantissant « le plein jeu de facultés purement humaines », s’oppose à Moreau, grand prêtre symbolo-décadent dont l’imagerie baigne dans une atmosphère spiritualiste, promesse d’un ailleurs, voire d’un au-delà échappant aux dimensions immédiates du réel et ressuscitant les pouvoirs du mythe. Mais cette opposition opère à l’intérieur d’un même espace de référence en quelque sorte, puisque le primitivisme comme l’idéalisme mystique procèdent d’une même source et trahissent d’une certaine façon les mêmes angoisses et les mêmes aspirations : fuir l’univers marchand et matérialiste que les principes de domination et d’exploitation érigés en vertus par la bourgeoisie ont contribué à édifier – et à imposer. Comme le souligne Colette Camelin, se tenant à l’écart du Naturalisme et du catholicisme, Segalen est animé du « désir de créer une œuvre imaginaire, d’une puissance aussi saisissante que celle des toiles de Gauguin ». L’enjeu relève moins de la correspondance nourricière entre les arts que d’une attitude exigeante face au réel et au langage. De même que Gauguin s’est avisé du figement d’un certain langage pictural, pétri de conventions et de motifs réflexes, de même l’écrivain affirme poursuivre « une foi tout entière esthétique, une recherche exclusive de beauté ». Loin d’assigner à l’art un statut de refuge, en retrait de la vie, cette recherche est ouverture et invention du réel – invention qui ne peut se satisfaire « d’un décor tout machiné », comme il est dit dans Le Maître-du-Jouir, et qui doit s’employer à « retrouver l’ancien foyer, à raviver le feu sous toutes ces cendres », ainsi que l’écrit Gauguin dansNoa Noa. Civilisation de la destruction et de la cendre, l’Occident comme puissance d’anéantissement est au cœur de cette réflexion qui entraîne l’art loin de son épicentre ; celui-ci rayonne et embrasse derrière les avatars du monde civilisé les vestiges de beauté, de force et d’énergie primitive dont toute création authentique doit s’enrichir. Mêlant aux réflexions esthétiques les considérations d’ordre ethnographique et philosophique, Segalen apparaît dans ces textes comme un écrivain à la fois dégagé de son époque et de ses modes, et pleinement contemporain de son siècle. Car dans ce dialogue imaginaire avec Gauguin, le théoricien de l’exotisme est aussi l’homme qui suscite des lointains qu’il sait n’être plus, mais avec lesquels cependant seule l’œuvre d’art – le tableau, le poème ou le roman – peut entretenir un lien fécond et vital. L’invention du primitif est à ce prix ; elle résulte d’une histoire, celle de l’occident conquérant et colonialiste, et se constitue en mythe régénérateur.
Singularités. Jérôme Meizoz, La Fabrique des singularités. Postures littéraires II (Champion, 2011, 282 p., 42 €). Un premier recueil d’articles paru en 2007 avait suscité un fort intérêt chez les universitaires et créé un buzz autour du terme de « posture », qui ajoutait une rime au répertoire éculé de la « structure » et de l’« écriture ». La notion elle-même avait l’avantage de la simplicité conceptuelle tout en réveillant un certain sens de l’appréhension concrète des écrivains à l’œuvre sur eux-mêmes, leur image, leurs voisins et contemporains. Malgré l’indispensable byzantinisme théorique attaché à tout ce qui est pour ou contre Bourdieu et territoires circonvoisins, la chose est en effet assez simple : l’écrivain n’écrit pas tout seul, dans le vide, et ce qu’il écrit le forme et le transforme, ce qu’il essaie de plus ou moins bien utiliser pour faire savoir qui il est, en se posant à lui-même la question. Jérôme Meizoz poursuit dans cette veine féconde en l’élargissant et s’efforce de majorer son retour sur investissement en revisitant Rousseau ou Ramuz (Jérôme Meizoz est suisse), mais aussi Annie Ernaux et quelques autres. Il ajoute à ces études un lot d’écrits divers, pour ne pas dire disparate, où l’antisémitisme de Cendrars côtoie un texte sur la politique culturelle de l’UDC (Union Démocratique du Centre, organisation suisse). Tout cela peut intéresser, mais justifiait-il un volume vendu tout de même 42 euros (prix non signalé sur la couverture) ?
Swetchine. Francine de Martinoir, Madame Swetchine (Cerf, 2011, 190 p., 15 €). Née à Moscou, sous Catherine II, Mme Swetchine meurt en 1857 dans le Paris de Napoléon III. Davantage qu’une biographie, c’est un portrait qui nous est ici proposé, car, malgré le romanesque de sa situation d’exilée russe, sa vie n’offre pas d’événements bien saillants. Après une formation européenne, entre illuminisme (Louis-Claude de Saint-Martin) et la lecture passionnée des romantiques allemands, c’est à Paris qu’elle passe l’essentiel de sa vie, son général d’époux ayant été exilé par le tsar. À Paris, son salon de la rue Saint-Dominique fut un haut lieu du « catholicisme social » qui s’inventait pendant la période romantique. Elle connaît Mme de Staël, Mme de Duras, puis Frédéric Ozanam, Dom Guéranger, le refondateur de Solesmes, Lacordaire et Montalembert, mais beaucoup moins Lamennais (dont le radicalisme devait l’effrayer un peu). Dans ses dernières années, elle fut très liée avec Tocqueville. Francine de Martinoir évoque tout ce bouillonnement politique et religieux de la monarchie de Juillet, ce qui la conduit à négliger parfois son héroïne pour évoquer les carrières politiques et religieuses de ses amis. Mme Swetchine fut une excellent épistolière comme de nombreuses citations le montrent, et c’est une bonne nouvelle que l’annonce de la publication prochaine de sa correspondance avec Dom Guéranger. Déplorons tout de même que la « bibliographie succincte » le soit tellement. S’il n’y a sans doute pas eu de travaux récents sur Mme Swetchine, les nombreuses publications sur Lamennais et Montalembert auraient mérité mention, d’autant que l’ouvrage ne comporte aucune référence en note. Cela ne doit pas empêcher ce livre de trouver ses lecteurs.
Symbolisme. Paul Aron, Jean-Pierre Bertrand, Les 100 mots du Symbolisme (PUF, 2011, 127 p., 9 €). La mode est aux dictionnaires, dit-on, et la collection Que sais-je ? n’y échappe pas, qui décline une petite série : Les 100 motsdu littéraire, du Romantisme, du Surréalisme. Paul Aron et Jean-Pierre Bertrand, dans ce 100 mots du Symbolisme, essaient de cerner ce mouvement protéiforme sur lequel une vaste littérature existe, laquelle, à force d’en étendre les limites, a pu apporter autant de confusion que de clarté. Seules les revues qui ont joué un rôle dans l’aventure symboliste bénéficient d’une entrée, les auteurs n’apparaissant qu’au fil de celles dédiées au Silence, au Miroir, à laTraduction ou à la Photographie… C’est dire que le rôle de Moréas, par exemple, n’est pas vraiment souligné (regrettons au passage que la thèse de Robert Jouanny, exhaustive sur son rôle et son importance, ne figure pas dans les indications bibliographiques). Cela dit, des entrées comme Alentours et Prolongements, pour n’en citer que deux, sont pleines d’aperçus intéressants, et ce petit livre permet une lecture quelque peu buissonnière pouvant être une bonne introduction à un mouvement littéraire dont les richesses sont souvent injustement oubliées.
Tailhade. Laurent Tailhade, La Corne et l’épée. Préface de Stéphane Taurand. Postface de Gilles Picq (Le Festin, 2011, 150 p., 17 €). En ces temps de propagande anti-corrida et d’interdictions en tout genre, ce petit livre peut sembler rafraîchissant. Il rassemble une dizaine de textes, datant de 1886 à 1919, et qui attestent la passion tauromachique de l’auteur d’Imbéciles et gredins, passion servie par une verve incessante et un style bien particulier : « Intarissablement, avec les blés mûrs et la pâleur des tubéreuses, juillet ramène des lamentations prolixes, des olynthiennes rechignées sur ces pauvres taureaux méchamment mis à mort. » On constate que, déjà en 1908, les « taurophobes » s’opposaient violemment aux « taurophiles ». Tailhade voit dans les premiers un triste symptôme de notre « ère de pignouflisme », bien propre à « conjouir le béotien merdifoireux ». Il entreprend par ailleurs d’exalter et d’expliquer, « dans un âge qui meurt de roture et de lâcheté », la noblesse de la corrida, laquelle lui semble avoir échappé à nombre d’écrivains, sauf Mérimée ; à ses yeux, Barrès ou Frank Harris ont « étudié les courses à l’hôtel, dans les conversations d’un train de plaisir, ou le galimatias des interprètes attachés aux wagons-lits ». De fait, comme le rappelle une postface alerte de Gilles Picq (auteur de la seule biographie valable de Tailhade), c’est dès sa jeunesse que Tailhade s’était pris, à Saint-Sébastien, de passion pour les corridas. Il n’en parle donc pas en spectateur occasionnel, mais en aficionado informé et qui, semble-t-il, ne dit pas de bêtises. Pour les toreros, ses préférences vont à Mazzantini, ci-devant chef de gare (!), qu’il connaissait personnellement et auquel il consacre tout un article en le louant pour son élégance, tout en reconnaissant au passage qu’il est « quand même un torero d’exportation ». Tailhade n’oublie pas non plus de nous rendre sensibles le public et l’ambiance même des corridas et de la rue alentour : « Des femmes glissent, onduleuses, une flamme dans leurs yeux noirs. Des mantilles sur les cheveux lustrés à la mode ancienne, des rires parmi les éventails, cependant que les jupes voyantes frôlent, sur la chaussée, brugnons, pastèques et raisins, tout un verger à ras du sol. » Tout cela se trouve emporté par le mouvement constant du texte, à la fois jubilatoire et pittoresque, qui est la marque même de Tailhade. Quelques remarques sur l’édition. L’orthographe de certains vocables espagnols y est incorrecte : Navara, garocha,Recolletos, heladdas, Fuero, les funcion, etc. Erreurs de Tailhade, ou coquilles des éditions de l’époque, ou de l’actuel éditeur ? N’importe, il aurait fallu corriger. Par ailleurs, quelques notes explicatives eussent été bienvenues : identifier par exemple « le petit sucrier » (Max Lebaudy) et surtout des citations non repérées de Heredia (Hernando de Soto), de Hugo (« soleils disparus derrière l’horizon ») et de Verlaine (« Beauté des femmes »). Restent les textes, qui prouvent une fois de plus qu’on ne s’ennuie jamais avec Tailhade.
Vaché, Cravan, Torma. Lettres de guerre, Jacques Vaché. Revues Maintenant, Arthur Cravan. Le Bord de la mer,Julien Torma (Éditions de l’Escalier, 2011, 102 p., 9 €). Petit volume sympathique, dont les textes s’échelonnent de 1916 à 1919 et réunissent trois écrivains de tempéraments différents, mais animés d’une même volonté de rupture. L’ensemble est dépourvu de toute présentation ou notes, mais c’est très bien ainsi : les textes se suffisent à eux-mêmes. On goûtera donc l’umour très particulier de Vaché, si salubre en ces années de guerre où le bourrage de crânes sévissait. Cravan demeure exemplaire, à la fois par la force de ses poèmes, si peu connus, et par la provocation qui préside à sa critique d’art. Dans le genre, ses textes sur Gide, Wilde et l’Exposition des Indépendants sont des modèles et n’ont rien perdu aujourd’hui de leur vertu explosive. Le Bord de la mer de Torma porte à l’extrême les jeux de langage, dans un but ludique et subversif. Il est vrai que, sur l’identité réelle de Torma, nous sommes à présent amplement renseignés, ce qui n’enlève rien à l’impact de son texte. Il n’empêche que les textes de Vaché et de Cravan se situent sans doute davantage hors de toute littérature que celui de Torma. En somme, ce volume si intense constitue un triptyque, où éclate un lyrisme fondé sur l’irrespect, dont le secret serait à retrouver en cette année 2011 où la littérature et la critique se font plus bénisseuses et conciliantes que jamais, tant est grande leur frénésie de s’affirmer « correctes » et de ne pas cracher dans la soupe médiatique.
Yourcenar. Renée Camou, Marguerite Yourcenar et Les songes & les morts (Cosmogone, 2010, 163 p., 18 €). L’invisible du religieux permit à Marguerite de Crayencour de pénétrer l’intérieur des cycles de sa vie croisés par ceux de ses écrits. La réflexion de Renée Camou évoque l’existence de Yourcenar telle une ineffable ruine de Hubert Robert : des guirlandes de souvenirs se détachent d’un réel factuel et laissent entrevoir, en contrechamp, un ciel gris et lourd où les songes viennent expliciter le monde. L’Avenue des décapités et La Lépreuse transfigurent les difficultés de l’écrivain qui, de 1939 à 1948, n’écrira plus, devenue enseignante aux États-Unis. L’image obsédante de l’amour impossible personnifiée par André Fraigneau se superpose aux douleurs de l’enfance solitaire, Feux et Le Coup de grâce en témoigneront. Mais c’est certainement avec Mémoires d’Hadrien que l’entrelacs des souvenirs et des anti-destins se dessine le mieux. Les sorts comme des lots qui lui sont échus tiennent lieu de phares isiaques. Ainsi, le rite du passage (conscient/inconscient), couplé avec la dialectique du paradoxe, renvoie à un univers poétique double. La fixité et la mobilité, les espaces ouverts et l’enfermement, l’exil et le repli, toutes ces propositions antithétiques évoquent la polyphonie de l’histoire. L’un des plus grands questionnements des écrivains porte sur leur rapport au temps : il en va de même pour Yourcenar qui, dans Les Songes et les sorts, dissèque son état d’éveil. C’est pourquoi Le Labyrinthe du monde préfigure sa quête inébranlable du mythe, par lequel toute superfluité, signe funéraire, est écarté, préservant « le contact perpétuel de l’être humain avec l’éternel ».
Zola. Clélia Anfray, Zola biblique. La Bible dans les « Rougon-Macquart » (Cerf, 2011, 230 p., 27 €). Que Zola, écrivain naturaliste, ait été marqué par la Bible – moins par son enseignement proprement théologique que par les grandes figures qu’elle met en scène et les récits exemplaires qu’elle contient – voilà qui ne peut être contesté. Tout le XIXe siècle vit et meurt sous la domination du Livre des livres, et il n’est pas un positiviste, féru de faits et de lois, qui ne soit hanté et parfois inspiré par le matériau biblique. Sur ce sujet, Hugo tend la main à Balzac, Michelet à Barbey d’Aurevilly. Zola n’échappe pas à la règle et le livre de Clélia Anfray suffirait à le montrer, qui dresse un inventaire explicatif des scénarios et des canevas tout droit démarqués de la Bible dans le cycle des Rougon-Macquart. Composé de cinq chapitres, l’ouvrage délimite un territoire de référence, qu’on qualifiera sommairement de biblique, et circonscrit des lieux nourriciers où s’abreuve l’imaginaire zolien. On ne s’étonne pas, dès lors, à voir passer au crible d’une lecture recentrée et exclusive des thèmes et des motifs qui, pour la plupart, ont déjà fait l’objet d’une approche analytique et interprétative développée. Par exemple, la figure de la femme pécheresse – frappée à l’effigie d’Eve ou de Lilith –, les figures jumelles ou duelles d’Abel et de Caïn, sans parler du protagoniste par excellence, majeur et décisif, que représente le Christ lui-même, ou encore la référence à David dans Le Docteur Pascal. De même, le matériau biblique fournit au romancier des topoï dont celui-ci s’emploie à exploiter les ressources symboliques sans détour ni dissimulation : le jardin d’Eden, qui refleurit dans La Faute de l’abbé Mouret, mais aussi la cité maudite qui se décline sous les espèces rayonnantes de Babylone ou de Sodome. Dans l’ensemble, les analyses de Clélia Anfray, qui reposent pour l’essentiel sur des indices transparents ou des analogies avérées dans le corps du texte de Zola, sont de bonne tenue : elles garantissent au lecteur le surcroît d’intelligibilité qu’on est en droit d’attendre de ce type de lecture, mais elles invitent aussi à poser au critique quelques questions. N’était-il pas souhaitable de nuancer la ligne interprétative générale de cet essai qui pose, dès l’introduction, que « la doctrine de l’hérédité prolonge scientifiquement la doctrine de la prédestination » et qu’ainsi il est loisible de considérer que c’est « toute la théologie augustinienne qui inspire à Zola la doctrine de la grâce divine et du péché originel, cette faute première commise par la tante Dide et racontée dans La Fortune des Rougon » ? Il y a là un forçage évident : certes, Zola confesse dans ses Notes sur la religion qu’il se « rencontre avec les Chrétiens primitifs, saint Paul, saint Augustin, qui niaient le libre arbitre de l’homme plus ou moins ». Mais cette « rencontre » n’est pas une assimilation : ni la théorie de l’hérédité ni la doctrine de la prédestination ne se confondent dans une seule et même anthropologie et dans une même et seule théologie, notamment de la Faute. Il faut distinguer, et le devoir et la tâche d’un critique est d’abord de séparer, de peser, de confronter, bref d’éviter autant que possible les confusions et les amalgames. On peut ainsi trouver étrange, et dommageable, que le traitement des références bibliques dans le cycle romanesque de Zola ait conduit l’auteur à des points aveugles, des lieux occultés où le silence critique se fait pesant et devient suspect. Pourquoi ne pas avoir, par exemple, cherché à réarticuler l’obsession « chrétienne » de la faute chez Zola avec les axes directeurs d’une mythographie ténébreuse et pessimiste, venue du fond collectif du Romantisme, présente chez Balzac, Flaubert, les Goncourt ou Maupassant, reconfigurée aussi par l’inconscient zolien (dont il est curieusement fait peu de cas ici), et pour laquelle la femme est l’instrument de la perte, l’agent d’une faillite universelle ? Si la Bible propose de son côté ses figures tutélaires, sont-elles pour autant congruentes avec les figurations qu’en donne Zola et surtout avec le discours qui les manifeste ? Car c’est là le point faible de cet essai : non seulement il ne prend pas la peine de revenir un tant soit peu sur le mythe, sa définition, ses fonctions, sa symbolique dans le roman moderne, mais de plus il fait l’économie d’une étude approfondie du discours romanesque lui-même. Se réclamant pourtant d’une méthode inspirée de la mythocritique, l’étude de Clélia Anfray reste à mi-chemin du parcours explicatif qu’elle ambitionnait d’accomplir : elle relève des analogies, des faisceaux de convergence et de valeurs dont elle s’interdit d’évaluer la signification à l’aune d’une poétique du roman. Si telle avait été la démarche, jamais l’auteur n’aurait soulevé une question comme celle-ci : « Relire les romans de Zola à la lumière de l’épisode biblique pose […] une question délicate d’ordre diégétique : est-ce l’intrigue qui prime ? Ou est-ce au contraire le « déjà-survenu », le « déjà-connu » ? Car souligner ses inspirations ou ses influences, n’est-ce pas remettre en cause son originalité ? » Dont acte.
Paul Aron, Jean-Pierre Bacot, Olivier Bara, Patrick Besnier, Lise Bissonnette, Claudine Brécourt-Villars, Jean-Marc Canonge, Marc Dachy, Marc Décimo, Jean-Paul Goujon, Agnès Machet, Hugues Marchal, Delphine Nicolas-Pierre, Michel Pierssens, Nathalie Ravonneaux, Olivier Salon, Claude Schopp.