LIVRES REÇUS
Comptes rendus
Mallarmé. Patrick Thériault, Le (dé)montage de la Fiction : la révélation moderne de Mallarmé (Champion, 2010, 360 p., 65 €). Au point de départ de ce livre, la réflexion de Bourdieu, dans Les Règles de l’art, sur le passage de La Musique et les Lettres évoquant « le démontage impie de la fiction ». Là où le sociologue fait crédit à Mallarmé d’une déconstruction dont il est en quelque sorte l’héritier, tout en dénonçant la façon proprement mystificatrice dont le poète revoile, par le caractère abstrus de son écriture, ce qu’il est censé dévoiler, réservant ainsi le secret de son démontage aux seuls initiés, Patrick Thériault entreprend de repenser cette contradiction apparente, entre voilement et dévoilement, montage et démontage, et de repenser par là même le discours épistémologique de Mallarmé sans le dissocier de son énonciation : ce qui le conduit à corriger le point de vue du sociologue par celui du psychologue d’une part, ou Bourdieu par Lacan, en ne séparant pas « la pièce principale ou rien » à quoi aboutit le démontage de la fiction de cette « autre chose » qui manifeste le primat du désir ou l’économie de la jouissance ; par celui du linguiste (pragmatique) d’autre part, en remontant de l’énoncé mallarméen à son énonciation et en s’interrogeant sur les enjeux épistémologiques de cet étrange discours qui, entre dire et non-dire, se voue à ce que le poète lui-même appelle la suggestion, et Patrick Thériault un « mi-dire ». Trois étapes jalonnent cette relecture de Mallarmé. La première (« La révélation de la fiction : pratique du sens et économie du désir chez Mallarmé ») propose, en s’attachant aux incongruités apparentes du texte, une relecture du « Salut » initial des Poésies qui déploie les deux dimensions, verticale et horizontale, du salut mallarméen (salut à la fois sotériologique et amical) comme de la fiction telle qu’elle est formulée déjà dans la lettre du 28 avril 1866 : « D’un côté, la Fiction y apparaît comme le “Glorieux Mensonge” ou, pour reprendre l’expression de La Musique et les Lettres, comme le “leurre” théologico-métaphysique par lequel le sujet est amené, sous l’action du désir, à poser Dieu, l’âme ou quelque autre instance de type surnaturel ; de l’autre, la Fiction y renvoie à l’économie du manque ou du défaut ontologique qui soutient, ou plutôt suspend, comme un univers de théâtre, ce qu’elle appelle communément, par un consensus non réfléchi, la réalité ». La deuxième partie (« Théorie de la fiction et fiction de la théorie : la trame secrète des Dieux antiques ») reprend le dossier des Dieux antiques, « non plus seulement en tant qu’enjeu thématique, mais aussi en tant que jeu formel », pour montrer comment cette besogne alimentaire se donne à lire comme un manuel de mythologie, « tout en faisant signe vers “autre chose” ». À travers, là encore, l’analyse des incongruités ou des détails signifiants, en l’occurrence les interventions de Mallarmé dans sa traduction (effacement du nom de Dieu, du nom de Max Müller, omissions), ce chapitre fait ainsi l’hypothèse que « la reprise du traducteur » viserait à « recoudre le discours de la science dans la trame de la fiction, de manière à montrer ou dénoncer la structure elle-même mythique de ce discours ». En d’autres termes, la réécriture de Mallarmé « tracerait en pointillé le mythe d’origine d’une science dont la prétention constitutive est de découvrir l’origine du mythe », ou, si l’on préfère, Les Dieux antiques pourraient servir de modèle du double-jeu mallarméen en montrant comment la théorie de la fiction se retourne en fiction de la théorie. La troisième partie (« Mallarmé, sujet de la révélation ») fait retour sur la question du sujet, le génitif jusqu’ici subjectif du titre (la révélation que produit Mallarmé), se transformant en génitif objectif (Mallarmé sujet de la révélation). Elle vise à rendre compte d’un autre paradoxe : comment comprendre que le poète de l’absence, de la disparition élocutoire, ait pu lui-même contribuer à la mythification, pour les contemporains comme pour la postérité, du nom Mallarmé ? Là encore, il s’agit de penser en termes de (double-)jeu : « En se présentant lui-même comme l’index d’un certain mystère, il exploite au plus grand bénéfice de sa légation institutionnelle les ressources du secret. Incidemment, il invite là encore à penser la fiction, et plus spécifiquement la fiction auto- ou biographique, par rapport à la structure de renvoi et de transmission qui est commune au secret et au désir. » Cette partie s’attache à analyser la stratégie de construction du sujet, tant dans le « Livre » que dans la Correspondance et, bien entendu, dans la lettre dite autobiographique à Verlaine, avant de revenir in fine au point de départ, le reproche fait par Bourdieu d’un discours voilé accessible aux seuls initiés, mais pour repenser ce point de départ à nouveaux frais, en faisant l’hypothèse que la logique oraculaire (si tant est que l’oracle, tel que défini par Littré, est à la fois le sujet, le lieu et l’acte de l’énonciation) peut fournir un modèle global d’intellection de l’énonciation mallarméenne (et, accessoirement, de l’énonciation lacanienne), étant entendu que l’altérité dans cette structure oraculaire transposée n’est plus celle de Dieu, mais celle du langage. De là, la justification ultime de la suggestion, qui est bien moins un procédé que « la dernière chance de signifier quelque chose de la vérité qui ne soit pas sur la vérité ». Après avoir évoqué les enjeux pragmatiques de l’énonciation mallarméenne (l’effet « impersonnel » et l’effet « formulaire »), le livre se conclut, en réfléchissant sa propre démarche sur la question de l’interprétation, que la logique oraculaire ne peut que (re)poser : « Si [le texte mallarméen] a valeur de révélation moderne, au plan de l’épistémologie et de l’herméneutique, c’est bien parce qu’il se donne comme une formidable entreprise de mise en suspens ou de fictionnalisation de la (croyance à la) vérité et, partant, comme une tout aussi formidable entreprise de mise en crise de l’interprétation. Se donnant comme tel, il offre une chance à l’interprète de faire l’épreuve de ce qui constitue l’élément ou le mi-lieu de l’épistémologie moderne, à savoir l’indécidable. » Ce résumé, forcément sommaire, ne rend pas suffisamment justice à ce livre subtil, bien informé sur toute la critique mallarmiste (à laquelle il paie ses dettes avec une probité rare), et qui convoque une bibliographie littéraire, philosophique, sociologique ou psychanalytique impressionnante. En dépit de ce que peut faire craindre le projet affiché par l’introduction, à propos de Mallarmé, de faire passer le flambeau de Bourdieu à Lacan, l’auteur ne plaque pas sur le texte mallarméen de grille de lecture préconçue, et les références à Lacan, toujours discrètes, servent plus à faire résonner des échos qu’à forcer l’interprétation. C’est donc d’abord une approche globale de Mallarmé que cet essai propose, une approche qui a le grand mérite de tenir ensemble le dit et le dire, la lecture précise des textes et les enjeux de l’énonciation, l’herméneutique et l’épistémologie. On peut n’être pas convaincu par toutes les analyses des détails qui font écart ou anomalie, notamment des altérations ou omissions dans la traduction des Dieux antiques, et considérer que certaines de ces analyses relèvent de la surinterprétation, mais l’auteur le revendique lui-même (« nous avons dû enfreindre un certain vraisemblable herméneutique ») et s’en justifie (au nom du « régime d’exception mallarméen ») dans la conclusion, et, même quand on n’est pas convaincu, les hypothèses proposées sont toujours un gain pour l’esprit, par ce qu’elles donnent à penser au lecteur. Un livre, donc, recommandable et qui, par les questions générales qu’il pose, ne devrait pas intéresser que les seuls mallarmistes.
Rimbaud. Bernard Teyssèdre, Arthur Rimbaud et le foutoir zutique (Léo Scheer, 2011, 775 p.,
25 €). De l’œuvre de Rimbaud, il ne restait plus que ses poèmes de l’Album zutique comme terrains à défricher, comme monuments à déchiffrer. Ce travail a été débuté et engagé très avant, sinon au plus loin, dans ce pavé, dans cette somme. Car c’est un pavé que l’auteur lance avec énergie, et c’est une somme d’érudition joyeuse. Le contraste est surprenant entre la douzaine de pages où tiennent ces œuvrettes de circonstance dans l’édition de la Pléiade et les plus de sept cents pages de cet ouvrage de critique et d’histoire littéraire. Traducteur d’Erwin Panofsky, auteur d’essais très érudits comme l’Histoire du diable ou L’Origine du monde (le tableau), Bernard Teyssèdre apporte un sang neuf à l’exégèse rimbaldienne. Il tient compte des travaux pionniers sur l’Album zutiqueet son contexte : la critique de la politique impériale et religieuse et l’hypotextualité sexuelle (ou l’hypersexualité textuelle) explorées par Steve Murphy, les remarques éditoriales ou sur la chanson de Michael Pakenham, les questions de vocabulaire pointées par Marc Ascione et Jean-Pierre Chambon, la récente trouvaille sur les collages tirés de Belmontet, mentionnée pour la première fois dans la récente édition de la Pléiade par André Guyaux. De plus, il a participé à l’ouvrage dirigé par Seth Widden La Poésie jubilatoire : Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique et intègre quelques échanges sur ce terrain de fouilles. Grâce à ce guide, le foutoir zutique est visité et éclairé dans ses moindres recoins. Mettant ses pas dans ceux de la biographie établie par Jean-Jacques Lefrère, et à l’aide d’une méthode qu’il compare justement à un puzzle – et qu’on pourrait aussi bien comparer à celle des recoupements utilisés dans une enquête policière –, Bernard Teyssèdre établit une chronologie fine des divers poèmes et dessins, dont il montre qu’elle ne s’étale que sur un court laps de temps. Il donne une histoire de la réception et du retard de publication de l’Album zutique, liée essentiellement aux ayants droits, ce fléau. Il montre un Rimbaud mauvais coucheur, taiseux, agressif, imbibé, affichant, de façon provocante, ses mœurs « contre nature » avec Verlaine, mais aussi un jeune homme en phase et vibrant avec les événements, et cherchant à se placer comme journaliste. Mais le rôle de Verlaine, visant à créer des dissensions au sein de l’équipe, n’est peut-être pas aussi politique que l’auteur le soutient. On saura tout sur le passage du dîner des Vilains Bonshommes (et son album disparu) au cercle zutiste, sur l’importance des « doigtspartistes » (en rapport avec la pièce de Coppée Fais ce que dois), sur Mgr. Dupanloup qui chante encore, sur la face immonde de Louis Veuillot, sur la polémique à propos des nudités de laDanse de Carpeaux à l’Opéra et sur divers épisodes de la Commune. L’auteur a dépouillé Le Figaro (presse de droite) et Le Rappel (presse de gauche), ce qui est de bonne méthode. Des notes, des fiches signalétiques, des encarts sont insérés, comme autant de renvois hypertextuels. Bernard Teyssèdre se fait plaisir et accumule ses glanes : il donne différentes versions du quatrain obscène sur Mgr. Dupanloup, digresse sur la première apparition du mot « connerie ». Il est très conscient du risque d’emballement surinterprétatif, qu’avait dénoncé Umberto Eco. Il se donne cette mise en garde dès l’épigraphe : « Entre l’insignifiant et l’insensé / le chemin du sens est étroit » (Maurice Pinguet), et lui-même le dit dans son introduction : « Fausses pistes ou pistes brouillées, langage à double ou triple fond, palimpsestes et télescopages de sens, chausse-trapes et attrape-couillons, va-et-vient entre des indécidables… et pire encore que les embrouilles ou magouilles, la surinterprétation : ne pas savoir où s’arrêter. » Le premier « vieux coppée » demande quatre niveaux de lecture : naïve, parodique, sexuelle, politique. Les interprétations sexuelles sont parfaitement licites, dans ce contexte de libations et d’émulation réciproque, les auteurs ne parlant que de « ça ». Le Dictionnaire érotique moderne d’Alfred Delvau, cette mine, est mis à profit. Néanmoins, on peut ne pas suivre toutes les interprétations du critique : toute « capote » n’est pas forcément « anglaise », car il est difficile de tapoter sous elle l’organe comparé à un lapin, toute « plate-bande » ne renvoie pas explicitement à « bander ». Si les « marrons » sont les testicules, les « marronniers » y font-ils forcément allusion ? La « nacre » est assimilée au sexe féminin, notamment à cause du coquillage qu’on trouve dans deux poèmes célèbres de Mallarmé et de Verlaine, mais comment le pouacre peut-il apercevoir « la vulve rose d’une femme » ? Celle-ci est-elle une prostituée, et comment fait-elle pour l’exhiber ? Ou bien est-ce un spectacle qui se passe uniquement dans la tête du cocher ? Ce peut être aussi bien le collier de nacre d’une honnête passante, que le cocher ivre renverse. De plus, certaines interprétations sont contradictoires : tel objet est pris comme un symbole masculin aussi bien que féminin, telle conduite est aussi bien homo- qu’hétérosexuelle. On voit que les interprétations demandent elles-mêmes à être interprétées. Bien que le panel des associations proposées soit immense et foisonnant, on ne peut s’empêcher parfois d’en trouver de nouvelles. À propos d’Eugène Manuel, on peut rappeler que l’expression « se manuéliser » s’employait au sens de manustuprationner. Si le Chanaan est la terre promise, n’y a-t-il pas une référence à la « terre jaune » désignant les sodomites ? Et des questions se posent au lecteur dans les intermittences de la rêverie. À propos de l’invalide à la tête de bois, mythe urbain, on s’étonne que ne soit pas cité l’ouvrage portant ce titre, d’Eugène Mouton, dit Mérinos (1857). Étant donné la rigueur de l’auteur, on ne peut relever que très peu d’erreurs ou d’approximations. Le sonnet des Voyelles de Rimbaud n’est pas « suivi » par une réponse amicale de Cabaner avec son Sonnet des Sept Nombres : c’est l’inverse qui est le plus probable. L’auteur devrait d’ailleurs aller dans ce sens dans le livre qu’il annonce à la fin. On peut signaler une erreur d’attribution de la caricature située à droite à la page 486 : il s’agit, non pas d’Émile Blémont, mais d’Albert Mérat – mais, depuis, l’auteur a procédé de lui-même à cette rectification sur son blog. Les perles attribuées à Ponson du Terrail, du type : « La mère vit le lit vide, son teint le devint aussi », ou celle sur la main froide du serpent, n’ont pas été retrouvées par le spécialiste de cet écrivain, mais comme son article est passé inaperçu, l’erreur est excusable. Parmi les questions que l’auteur se pose, on peut répondre à celle concernant la comparaison du couchant à un bocal de poissons rouges dans le sonnet de Valade sur Homais, Soleil couchant : il pastiche le Monsieur Prudhomme de Verlaine, et sa chute est l’image typique d’un bourgeois. La lecture de Paris, où il est proposé de voir des affiches sur une colonne Rambuteau, qui se dédoubla en vespasienne et colonne Morris, est judicieuse, encore qu’une page de réclames encadrées sur un journal soit aussi possible. Mais voir dans la juxtaposition sans verbe de ces noms une « innovation structurale inouïe », qui sera reprise dans Voyelles, paraît exagéré au regard de certaines fantaisies romantiques. Les exposés et commentaires sont présentés dans une langue toujours claire, parfois familière, avec des titres accrocheurs et à sensation (« Ce putain de sexe se fourre partout », « Vue panoramique avec effets de zoom »), contrastant avec la vastitude et les diverses spécialisations du savoir mobilisé, comme si le sujet avait déteint sur la critique. De façon ludique, l’auteur varie les registres et va jusqu’à se permettre un alinéa se terminant sur une virgule à l’instar du poème en prose rimbaldien. Des textes et des dessins de l’album, indispensables, sont reproduits à l’appui des commentaires. L’éditeur de cet ouvrage est connu pour ses publications sur la poésie d’avant-garde actuelle : on espère que son courage sera récompensé, et l’on peut se demander s’il a publié cette étude parce que les zutistes étaient une avant-garde, ou parce que certaines avant-gardes actuelles sont proches des zutistes ? On peut regretter, enfin, que les autres poètes soient traités très cursivement, mais on comprend pourquoi : un autre volume eût été nécessaire.
Savoirs. La Mise en texte des savoirs, textes réunis par Kazuhiro Matsuzawa et Gisèle Séginger (Presses universitaires de Strasbourg, 2010, 344 p., 23 €). Issu d’un colloque co-organisé en 2009, ce volume rassemble vingt-cinq communications se confrontant à la question de la mise en texte des savoirs. L’ouverture de compas est large, en dépit d’un centre de gravité clairement dix-neuviémiste, puisque les textes embrassent la période du xvie au xxe siècle. Néanmoins, comme l’explique Gisèle Séginger dans son introduction, l’architecture de l’ouvrage ne reprend pas une problématique séculaire qui viendrait seulement illustrer le passage d’un côtoiement initial harmonieux des disciplines à un partage hiérarchisé et exclusif des domaines. Il a semblé plus pertinent aux organisateurs du colloque de privilégier les transferts eux-mêmes « afin de préciser les objectifs et spécificités de l’utilisation des savoirs, les modalités textuelles du transfert des modèles, des discours, des représentations d’origine scientifique ». Le choix terminologique et conceptuel des savoirs n’est pas non plus sans importance : caractéristique d’un contexte épistémologique particulier, le savoir permet de contourner le débat sur la prééminence de la science et de la littérature, et de faire entrer dans le champ d’analyse des productions humaines qui résistent à la logique binaire (vrai versus faux) des sciences. Le savoir présente aussi l’intérêt d’être « réinventé » par la littérature qui, « contrairement à la science, rend compte à la fois du réel et des regards portés sur le réel, des objets ou des phénomènes naturels et sociaux et en même temps des subjectivités qui les saisissent ». Aussi le dessein du recueil est-il finalement de s’interroger, « de la genèse des savoirs du texte à la mise en question du savoir dans l’œuvre », « sur le désir de connaissance et ses modalités littéraires mais aussi sur la subversion des savoirs ou la crise de la vérité et de l’autorité dont la littérature rend compte tout en y participant » (quatrième de couverture). La réalisation de ce programme est pensée en cinq étapes. La première est consacrée aux modalités de l’insertion des savoirs dans la genèse des textes. Takayuki Kamada montre comment la genèse de la préface de l’édition originale d’Illusions perdues (1837) articule une prétention scientifique préfigurant l’Avant-propos de La Comédie humaine(1842), avec une dimension proprement créative. Deux communications s’arrêtent ensuite sur Salammbô : Agnès Bouvier rappelle que Flaubert a largement utilisé la Bible comme source documentaire et que s’opère dès lors un transfert du croire vers le savoir. Yvan Leclerc, dans la mesure où « ce roman érudit ne met pas en scène son érudition », définit des « styles de l’érudition » en étudiant quelques configurations des éléments du savoir dans les notes préparatoires prises par Flaubert. Gisèle Séginger étudie le « rôle de modélisation du savoir technique et du télescopage des savoirs dans la genèse des Rougon-Macquart et dans La Bête humaine ». Refusant de réduire Roussel au procédé unique exposé dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, Michihiro Nagata montre comment l’avant-texte d’Impressions d’Afrique recourt à une technique d’écriture différente, fondée sur l’appropriation du savoir colonial contemporain. Francis Claudon propose une relecture critique de la genèse et des apports du Dialogue avec 33 Variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli de Michel Butor. Le deuxième temps du recueil est consacré aux modalités du transfert des savoirs. Les deux premiers articles concernent la poésie du xvie siècle : Caroline Trotot analyse la « mise en texte philosophique » qu’opère la métaphore chez les poètes de la Pléiade, Carine Luccioni s’intéresse à l’innutrition savante dans Les Plaintes d’Acante (1633) de Tristan L’Hermite. À partir des dossiers de genèse de Flaubert et Zola, Florence Pellegrini montre « comment la torsion ou la conservation du schéma [causal] participe d’une reconfiguration du réel et de son appréhension cognitive ». Laurence Aubry aborde la question des rapports de l’écriture et du savoir en psychanalyse en étudiant un texte de la psychanalyste Piera Aulagnier. Les cinq communications suivantes concernent les enjeux et la finalité de la mise en texte. À propos du « Mémorial » de Pascal, Hélène Bah-Ostrowiecki propose l’idée d’une mise en corps des savoirs qui « relève moins d’une transformation du savoir par le scripteur que de sa production par le lecteur ». Soulignant l’importance des notions d’interprétation et de variation, Michael A. Soubbotnik analyse l’activité de mise en texte des savoirs à laquelle se livre Diderot. Claire Fauvergue poursuit l’investigation du côté du savoir philosophique en analysant l’interprétation matérialiste de la philosophie de Leibniz, des encyclopédistes à Flaubert (essentiellement dans les versions successives de La Tentation de saint Antoine). Soulignant les solutions de continuité qui caractérisent certains textes de vulgarisation (chez Delille, Flammarion ou Maeterlinck) et mettent à mal toute tentative de classification, Hugues Marchal propose le modèle de l’ellipse pour penser « l’unité de ce type de parcours textuels sans nier leur dynamique de différenciation interne ». Michèle Aquien met en lumière le savoir insu de Balzac dans Le Lys dans la vallée. La quatrième partie du volume s’attache à l’imaginaire des sciences et au savoir de la littérature. Prenant le contre-pied de Barthes, Michel Pierssens voit dans les objets du quotidien en général – et dans le baromètre en particulier – « des embrayeurs de sens réellement opératoires, des nœuds cognitifs distribués dans le tissu narratif », en sorte que celui-ci soit « une construction en relief, profondément travaillée, qui ajoute à l’espace bidimensionnel du déroulement textuel une troisième dimension décisive, celle de la connaissance ». Marshall C. Olds s’intéresse à la prise en compte des sciences nouvelles (lexicologie et statistique) dans Les Misérables, et Alexandra Pion met en lumière la « vulgarisation scientifique d’inspiration physiologique et Idéologique » qui constitue De l’amour de Stendhal en un nouveau genre, celui de la physiologie littéraire. Gérard Cogez analyse les chevauchements et les retournements des différents savoirs sur le choléra présents dans Le Hussard sur le toit. Le dernier volet du recueil met le savoir en question. Les deux premiers articles traitent de Balzac : Jacques-David Ebguy se demande ce qu’est le vivant à partir de l’exemple de La Peau de chagrin, Laurence Guellec avance l’hypothèse selon laquelle César Birotteau serait puni « d’avoir offensé sans penser à mal […] les puissances du savoir dont Balzac, lui-même aux prises avec les nouvelles industries culturelles, ne sait que trop la fragilité ». Ajoutant à Balzac (Louis Lambert), Gautier (Avatar) et Villiers (Claire Lenoir), Bertrand Marquer montre comment, « loin de suivre la stratégie univoque de l’apologue, la fiction magnétique met […] en place un savoir des correspondances proprement littéraire, lui-même alternatif, à l’image du magnétisme, mais en dépit de son armature théorique ». Les derniers textes s’arrêtent sur le roman posthume de Flaubert : Anne Herschberg-Pierrot analyse le style de la genèse de Bouvard et Pécuchet à partir de la méthode de travail de l’auteur et de l’écriture de ses notes de lecture, et Kazuhiro Matsuzawa réinterprète le « défaut de méthode » souligné par Flaubert lui-même, à la lumière de la question de l’autorité.
Notes de lecture
Argot. Robert Giraud, L’Argot du bistrot (Table Ronde, 2010, 200 p., 8,50 €). Voilà qui peut constituer un utile complément au Dictionnaire du français argotique et populaire de François Caradec, mais aussi à La Compagnie des zincs du même. Le corpus de textes recensé par Robert Giraud est aussi vaste que varié. Outre des contemporains comme Boudard, Simonin, Bastiani et Fallet, on y trouve des écrivains du passé comme Monselet, Larchey, Delvau, Virmaître, Zola, Nonce Casanova, Aressy, Valmy-Baysse, etc. Bien entendu, comme l’argot suit les mœurs et la société, et que les bistrots ne sont plus ce qu’ils étaient en 1840, en 1880 ou en 1914, certains mots sont à présent tout à fait obsolètes, tels la « cholette » d’Eugène Sue ou le « champoreau » de Jean Lorrain. Mais Giraud, orfèvre en la matière, sait les expliquer et les éclairer par des citations d’époque. Par ailleurs, son dictionnaire évite la sécheresse (il ne manquerait plus que cela), et l’invention linguistique qui éclate souvent dans cet argot peut faire rêver le lecteur. Ainsi, un « petit bossu » est un « café servi dans un verre et largement arrosé d’alcool » ; « compter ses chemises » signifie « vomir », et « agacer un polichinelle », « boire un verre d’eau-de-vie au comptoir ». Autant dire qu’on ne s’ennuie jamais en allant de rubrique en rubrique, comme on va de verre en verre… Remettez-nous cela !
Art. Élie Faure, Histoire de l’Art. Préface de Dominique Dupuis-Labbé(Bartillat, 2010, 1130 p., 30 €). Mort dans sa 65e année, le 29 octobre 1937, Élie Faure est aujourd’hui, les soixante-dix ans de règle passés, dans le domaine public. Bonne occasion pour le republier sans avoir à honorer les héritiers, à condition qu’il s’agisse d’une vraie réédition. Comme l’éditeur s’est gardé de rappeler l’historique des éditions de cette célèbre, sinon incontournable, Histoire de l’Art, mentionnons-en les étapes principales. Cette Histoire, qui se veut universelle – sur le chemin tracé par ses oncles Élisée et Élie –, est la retranscription des causeries données, au tout début du xxe siècle, aux Universités populaires. Henri Floury en fut le premier éditeur, dès 1909, et la relève fut prise, au lendemain de la Première Guerre, par Georges Crès, avec quelques retards dans la publication pour manque de papier. Jusqu’à son dernier souffle, Élie Faure n’eut de cesse d’augmenter, voire de corriger – en fonction de ses voyages, des nouvelles recherches ou découvertes, et réévaluations subséquentes – cette « première » édition. Une mise à jour posthume fut réalisée, à l’initiative de son fils Jean-Pierre, par Yves Lévy, pour l’imposante édition en trois volumes de ses Œuvres complètes chez Pauvert, en 1967, laquelle fut suivie par l’édition « scientifique » parue chez Denoël en 1976-1977, reprise au format de poche, dans la collection Folio Essai, et toujours disponible. Qu’en est-il alors de cette édition Bartillat qui s’affiche comme « intégrale » ? À part les préfaces reprises par l’édition Pauvert et que l’on pouvait difficilement négliger, on s’est contenté de l’édition Crès datant du début des années 1920, en faisant fi des nombreux compléments et additions ultérieurs. Il n’est ainsi pas donné de lire les « Réflexions sur l’art mexicain » et sur Diego Rivera, pas plus que les divers compléments au chapitre sur la Renaissance italienne. On n’a pas davantage droit à la campagne qu’il a menée pour la défense de Cézanne ou de Renoir, pas plus qu’aux interventions en faveur de Picasso, Matisse, Van Dongen, Soutine… On n’a surtout pas droit aux chapitres qu’Élie Faure considérait comme partie intégrante de son Histoire de l’Art, ses réflexions sur « les deux arts du xxè siècle » que sont le cinéma et l’architecture : sans doute cette partie, qui devait constituer le sixième volume de l’édition Denoël, ne fut pas réalisée, mais n’était-ce pas l’occasion de rattraper le tir ?
Autorité. L’Autorité en littérature, sous la direction d’Emmanuel Bouju (Presses universitaires de Rennes, 2010, 500 p., 22 €). Quarante chercheurs, deux ans de séminaire, un colloque, un symbole : c’est la recette de cet imposant volume qui regroupe la totalité des articles du Groupe φ sur la problématique de la faillite de l’autorité, notion clef de la modernité. Il s’agit de faire le point des connaissances sur quelques sujets essentiels : les avatars de la figure auctoriale, les conflits d’autorité, la part politique de la littérature, le rôle des institutions critiques dans l’image que nous nous faisons de la littérature. Signalons quelques contributions marquantes : dans « L’autorité de la fiction dans les œuvres polytextuelles », René Audet traite l’œuvre comme dispositif pragmatique, interface avec le lecteur qui programme sa propre réception et génère la figure auctoriale qui lui convient – l’œuvre comme auteur, en somme. Alexandre Gefen, dans « Les conflits d’autorité textuelle : éléments d’histoire et de typologie », montre comment les crises de l’autorité en littérature au xxe siècle sont le reflet de « la crise épistémologique, sociale et politique de l’autorité socio-politique du monde ». Gisèle Sapiro interroge « les conditions d’émergence de la figure de l’intellectuel prophétique sous la Troisième République », opposant deux conceptions de la responsabilité de l’écrivain nées à la fin du xixe siècle : celle, traditionnelle, des littérateurs religieux et antidémocratiques comme Paul Bourget, adeptes d’une éthique de responsabilité personnelle ; celle des naturalistes comme Zola, qui redéfinissent la responsabilité des auteurs en régime démocratique en invoquant des valeurs universelles à défendre, inventant l’écrivain engagé. Bien des choses encore dans ce gros volume. Des résumés des articles auraient été les bienvenus.
Bernstein. Johannes Landis, Le Théâtre d’Henry Bernstein (L’Harmattan, 2009, 366 p., 33 €). Travail copieux et documenté, fruit d’une thèse soutenue à l’Université de Paris X-Nanterre en 2008, nourri aux théories littéraires et linguistiques les plus récentes, à la psychanalyse, et qui entend, via Henry Bernstein (1876-1953), revisiter l’histoire du théâtre contemporain. La quaestio à l’origine de cette thèse, un peu brouillée par les « cartes » détaillées et argumentées qui sont étalées, est d’une relative simplicité : pourquoi Bernstein, si honoré de son vivant, est-il passé à la trappe dès le lendemain de sa mort ? Pourquoi le théâtre de Boulevard, qui fit les riches heures du théâtre jusqu’à la dernière guerre, est-il aujourd’hui si décrié ? Un bourgeois qui dénonce la bourgeoisie, avec des catégories pseudo-marxistes, on (dont Roland Barthes) ne comprend pas bien. Tout aurait commencé avec cette nécrologie de François Mauriac, donnée au Figaro au lendemain de sa mort (1er décembre 1953) : « Ces personnages avaient le goût de l’amour, – de cette petite guerre des sexes qu’il appelait l’amour –, le goût de l’argent et de la puissance que l’argent donne pour atteindre à ce paradis où tant de ses pièces nous ont introduits : une terrasse sur la Riviera ou une chambre de palace, le lit ou le divan, la jeune femme alanguie, la gerbe de roses, le champagne dans la glace, le téléphone pour passer des ordres à la Bourse, entre deux étreintes. » Quel hommage ! Ne peut-on donc lire a contrario les propos, jugés extérieurement négatifs, de cet auteur pervers ? Le rideau de mise au rancart se serait levé avec le film – tentative de réhabilitation d’Alain Resnais (Mélo, 1986). C’est oublier la mise en scène (théâtrale) d’un amoureux de la décadence, Luchino Visconti (Il Viaggio, donné à San Remo en 1938), plus largement les adaptations cinématographiques qui sont venues renforcer son aura, celles-ci dès le muet : six aux États-Unis, sept en Italie, onze en France, avec des incarnations féminines non négligeables, de Pearl White à Gaby Morlay. Alors, avant-garde ou arrière-garde ? Théâtre encore contemporain ? À vous de juger.
Bosco. Robert Baudry, Henri Bosco et la tradition du merveilleux (Nizet, 2010, 248 p., 25 €). Outre l’invitation à redécouvrir Henri Bosco, un des mérites de cet ouvrage, dont l’auteur est le fondateur d’un Centre de recherches sur le merveilleux, est de faire litière de l’image qui dénature parfois l’écrivain, en l’assimilant à un régionaliste étroit ou à un conteur naïf. Robert Baudry revisite son œuvre au prisme d’une lecture détaillée – parfois trop – de la tradition du merveilleux. On y voit le héros « extrait » de son canton routinier, « dépaysé, et conduit peu à peu vers un autre monde, au-delà, ailleurs enchanté par la merveille ou hanté par les monstres », et l’on suit un parcours initiatique que l’essayiste décrypte à l’aune de la tradition ésotérique et de certains textes de Lévy-Bruhl, d’Éliade… ou de Plotin. Il montre un Bosco grand lecteur des légendes celtiques, des récits médiévaux (Tristan et Yseult, Chrétien de Troyes) ou des contes et légendes de la tradition bretonne (la « matière de Bretagne »). Il recourt aussi bien à Nodier et Nerval qu’à Dhôtel et Giono (même si, entre ces deux écrivains pourtant « voisins » géographiquement, l’indifférence fut de règle, en dépit d’un hommage de Bosco), voire à Pierre Benoît, Julien Gracq, Michel Tournier et surtout Alain-Fournier. Tout cela définit une ambiance, un univers précis et circonscrit, que Bosco explicitait ainsi (dans une lettre à Robert Baudry) : « Vous êtes le premier à avoir évoqué la tradition celtique. Personne n’y avait songé, à ma connaissance. On avait cherché du côté du Romantisme allemand. Or je suis un très médiocre connaisseur de cette littérature, du reste admirable. Je n’ai qu’une culture purement classique : français, grec, latin, italien. Donc rationalisme intellectuel, réalisme concret – qui ne m’ont jamais satisfait. J’ai senti en moi l’affleurement d’autre chose en provenance du sang. Par ma famille paternelle je proviens directement de l’Italie du Nord : Gaule cisalpine. Là doit être la source de mon irrésistible goût du surnaturel, du surréel, du mystère. » À propos de sa famille, Bosco écrivait : « Je vivais dans une famille où le moindre fait devenait un signe pour peu qu’il fût inattendu. Le mystère pour nous était un personnage quasiment domestique. » Robert Baudry rappelle que Bosco a vécu vingt-cinq années, de 1931 à 1955, dans « une Afrique restée proche de la mentalité traditionnelle, qu’il y a prolongé son séjour dix ans encore après sa retraite » et précise : « Imprégné des mentalités traditionnelles et de la tarîqa égyptienne de René Guénon, Bosco a tout naturellement donné (dans son œuvre et en particulier dans Malicroix) un reflet des initiations telles que, dans l’ensemble, elles se déroulent dans ces pays préservés. » Robert Baudry magnifie son écrivain. On s’y perd parfois, mais le conteur Bosco est là, avec sa mentalité mythique, à sa place dans une lignée qui court des vieilles épopées irlandaises ou galloises au roman courtois médiéval, jusqu’à une tradition illustrée par Andersen, Lewis Caroll, voire Tolkien. La gageure que tient Robert Baudry, anatomiste du réseau Bosco, et son apport le plus édifiant, est de montrer en quoi tout ceci est tout sauf controuvé : fondé.
Brassens (1). Clémentine Déroudille, Brassens : le libertaire de la chanson (Découvertes Gallimard, 2011, 128 p., 13,20 €). En choisissant de placer ce livre dans la section Découvertes/Arts et non Découvertes/Littérature, l’éditeur, volontairement ou non, apporte sa réponse à la question que l’on se pose toujours lorsqu’on aborde Brassens : chanteur ou poète ? Va donc pour le chanteur, c’est ce que l’intéressé a toujours proclamé. D’ailleurs, en tant que poète, il aurait sans doute déjà eu droit à une belle biographie épaisse, complète et définitive, et ce n’est toujours pas le cas. À défaut, ce petit volume fera parfaitement l’affaire. L’auteur est co-commissaire de l’exposition anniversaire qui se tient à la Cité de la Musique et, à ce titre, a eu accès à beaucoup de trésors inédits émanant des collections d’Agathe Fallet, veuve de l’écrivain ami du chanteur, de Serge Cazzani, neveu et ayant-droit de celui-ci, et de Robert Doisneau, dont elle est tout simplement la petite-fille. On trouve pour la première fois des extraits et des reproductions d’un carnet découvert en 2010 et qui contient toutes les notes de Brassens (brouillons, réflexions, journal) de 1963 à 1981. Par ailleurs, le livre intègre les derniers travaux des spécialistes, notamment les recherches de Bernard Lonjon sur les années du Brassens mauvais garçon sétois. Il rappelle également le rôle d’initiateur qu’eut pour lui Alphonse Bonnafé, jeune professeur venu du Nord (de Douai ?), qui l’éveilla à la poésie et l’encouragea à écrire. Brassens n’était peut-être pas poète, mais il eut son Izambard.
Brassens (2). Bernard Lonjon, Georges Brassens : auprès de son âme (Textuel, 2011, 96 p. + 1 CD, 19,90 €). On peut considérer qu’en matière d’entretiens, Brassens a tout dit au cours de ceux qu’il a accordés à Philippe Nemo en 1979 : Nemo-Brassens, c’est Mallet-Léautaud, tout y est, c’est facilement trouvable en galette, c’est parfois rediffusé sur France Culture. L’entretien enregistré ici fait donc un peu double emploi, même si deux éléments plaident en sa faveur : l’identité de l’interlocuteur et la date de l’événement. C’est un clerc, le père Christophe Doumairon, qui confesse ici ce Brassens que son athéisme affirmé n’empêchait pas d’avoir des relations chez les porteurs de soutane. L’enregistrement, en vue d’une émission sur Radio Montpellier, sur le thème de « La mort aujourd’hui », eut lieu en avril 1980. Autrement dit, c’est une des dernières prises de parole publiques du chanteur, qui devait mourir en octobre 1981. Le commentaire de Bernard Lonjon qui accompagne le disque n’apporte rien d’essentiel – visite thématique de l’œuvre, la mort, la maladie, l’amitié, la foi, le progrès – mais offre une bibliographie bien fournie. Il reproduit une erreur commune, qui figure aussi chez Clémentine Deroudille : non, l’Auvergnat de la chanson n’était pas Marcel Planche, le mari de la Jeanne (du moins il n’en fut pas le seul inspirateur) ; mais Louis Cambon, un bougnat du quatorzième arrondissement où le chanteur avait ses habitudes. Il est mort à 95 ans le 23 mars dernier.
Brassens (3). Didier Antoine, Georges Brassens : de la pudeur… Sacrebleu ! (Cygne, 2011, 129 p., 13 €). C’est une bonne idée de départ d’aborder Brassens sous l’angle de la pudeur et de la modestie. Dans sa vie, Brassens préféra le statut de faiseur de chansons à celui de poète, celui d’éternel fiancé à celui de mari. Dans son œuvre, il chanta plus volontiers l’amourette que le grand amour, la piquette plus que le grand cru, les copains plus que les amis. Cette proximité, cette ressemblance avec les humbles fut d’ailleurs une des clés de sa popularité. Didier Antoine y consacre la moitié de son livre, puis nous embarque dans une visite de l’œuvre – thématique et stylistique – que d’autres ont conduite avant lui. La chanson est l’art de la concision, et ce qu’on lui ajoute fait toujours plus ou moins figure de paraphrase, surtout avec un Brassens qui avait l’art de la formule. « Non, les brav’s gens n’aiment pas que / L’on suive une autre route qu’eux… » : vous pouvez, à partir de cela, disserter à loisir sur le conformisme, l’anarchisme, le panurgisme, l’individualisme, vous n’ajouterez rien, tout est dit en deux vers. Fermez le ban, tirez l’échelle, bravo tonton Georges !
Cendrars. David Mertens, L’Invention de Blaise Cendrars. Une poétique de la pseudonymie (Champion, 2010, 296 p., 35 €). Cet essai est explicitement placé sous le patronage d’une citation de Calvino, qui donne pour ainsi dire, sinon la clé de la réflexion proposée, du moins son orientation d’ensemble : « La condition préliminaire de toute œuvre littéraire est la suivante : la personne qui écrit doit inventer le premier personnage qui est l’auteur de l’œuvre. » Paradoxe borgésien, sans aucun doute, qui a cependant le mérite de porter l’attention sur cette instance problématique que la théorie littéraire des années 1960-1970 a le plus souvent réduite à un complexe de fonctions linguistiques ou à un système de pouvoir et d’autorité. C’était une façon de s’interdire de penser la spécificité de cette figure de l’auteur dans les cas, littéraires par excellence, où elle détermine, par sa construction (délibérée ou inconsciente), les formes et les conduites de l’œuvre même. David Mertens, en retrait par rapport à cet horizon théorique un peu stérilisant, prend au sérieux la question de l’auteur chez Cendrars. Il l’envisage sous l’angle de la pseudonymie, conçue moins comme un simple changement de nom que comme une opération créatrice, engendrant un imaginaire, dictant des discours, fécondant un univers de représentation. De là, la pertinence du terme de « poétique » choisi par David Mertens pour circonscrire et dynamiser le travail du pseudonyme. Il est vrai qu’en renonçant en 1912 à son état civil – Frédéric Sauser – pour endosser le prénom et le nom de Blaise Cendrars, l’auteur de Bourlinguer s’est également glissé dans une identité qu’il lui appartenait de façonner : celle d’un écrivain qui ne se veut ni poète au sens le plus banal, ni homme de lettres, étiquette que précède, comme on sait, tout un cortège de rites sociaux et d’attitudes protocolaires. À cela s’ajoute le fait, non négligeable, que le pseudonyme autorise et d’une certaine manière légitime le droit à la contradiction, ou du moins à la diversité, là où le respect d’un nom hérité impose de cultiver une sorte d’unité identitaire, gage d’une conformité à soi-même, à son histoire, à ses racines. À juste raison, David Mertens met en avant le constat d’éclatement qu’inspire l’œuvre de Cendrars ; nul principe ordonnateur, sinon précisément le pseudonyme qui confère non tant une cohésion qu’une signature étendue à un ensemble de genres et de formes marqués par le sceau de l’hétérogénéité. Dès lors, il importe de saisir la fonction informante, créatrice, du pseudonyme. Telle est l’ambition de l’étude : « Il s’agit de mettre en lumière la façon dont le pseudonyme, l’imaginaire qu’il emblématise et auquel il contribue à donner corps, innervent l’œuvre dans son ensemble, en déterminant des choix d’écriture spécifiques impliquant la mise en jeu constante d’une altérité à laquelle se confronte l’auteur. » On ne peut mieux dire et mieux faire, car le programme est mis en œuvre avec une rigueur et une élégance qui se recommandent à l’attention. Le point essentiel est d’emblée souligné : l’exigence – ou la hantise – de l’altérité, qui conduit l’écrivain pseudonyme à se placer devant un « Grand Autre » que le nom choisi concourt à édifier. On le voit, il entre dans cette logique une part décisive d’activité fantasmatique, projection de soi dans la figure d’un autre, et constitution d’un « moi » résolument poétique, qui soit à l’image d’une puissante conciliation éthique de la poésie et de la vie. C’est ce que dit, suggère, évoque, connote et réalise en quelque sorte le pseudonyme « Blaise Cendrars ». En trois parties d’une grande fluidité (« Spectographies de la pseudonymie », « Le deuil impossible de l’autre » et « Sous le signe d’Hermès »), David Mertens reconfigure le domaine cendrarsien et montre qu’il est déterminé, en profondeur, par une poétique du nom et de la signature : signature des choses à laquelle, dans une vision hermétique et alchimique, renvoie le nom du poète. Si bien que la tension vers l’autre s’exhausse et s’exalte dans un passage « à l’Autre majuscule, l’univers entier, pseudonyme absolu, signature ultime revendiquée par un écrivain qui fait feu de tout bois et pseudonyme de toute chose ».
Chateaubriand (1). François-René de Chateaubriand, Correspondance générale. 8, 1828-1830, textes établis et annotés par Pierre Riberette, Agnès Kettler (Gallimard, 2010, 658 p., 35 €). La publication générale des correspondances générales excède souvent la vie de ceux qui l’ont mise en route : c’était le cas de la Correspondancede Flaubert, c’est le cas de la Correspondance de Chateaubriand, que Pierre Riberette qui l’avait commencée en 1979, n’a pu terminer. Agnès Kettler a repris religieusement l’entreprise, à partir des documents laissés par son prédécesseur. D’un autre monde, Riberette ne pourrait que saluer son travail. L’essentiel de ce volume VIII (1828-1830) – comme l’annonce un bandeau cardinalice de l’éditeur – est constitué par l’ambassade de Chateaubriand à Rome. David vainqueur du « petit colosse gascon » Villèle, il revendique, lors de la composition du ministère Martignac, le portefeuille des Affaires étrangères afin de laver l’affront du 6 juin 1824, date à laquelle il avait été évincé de ce ministère. On ne lui offre que l’ambassade de Rome, façon, à vrai dire, de se débarrasser du bouillant pair de France toujours prêt à tomber du côté qui s’oppose. Chateaubriand l’accepte, parce que « ce mot de Rome [où jadis il avait mis au tombeau Mme de Beaumont] a sur [lui] un effet magique », et parce que le nouveau ministre des Affaires étrangères, La Ferronnays, qui avait été son ambassadeur à Saint-Pétersbourg lorsque lui-même était ministre, est de ses bons amis ; il ne restera ambassadeur, répète-t-il pour tout un chacun, que tant que La Ferronnays sera ministre. Cependant, lorsque ce dernier, malade, se met en congé, remplacé en intérimaire par le garde des sceaux Joseph Portalis, Chateaubriand oublie de démissionner. À Rome, il se plaît à écrire lui-même ses dépêches, entre deux pages de ses futurs Mémoires d’outre-tombe et deux paragraphes de ses Études sur l’Histoire de France ; pour ses intimes, il se livre à la plainte épistolaire, dont les thèmes liés et entêtants sont ceux de la mort prochaine et des ruines : « Je ne m’accoutume point aux ruines de Rome ; j’ai assez vu de débris. Il est plus que temps que je rentre dans ma solitude, pour ne plus en sortir. Au fond de tous les tableaux que je vois à présent, j’aperçois toujours ma tombe. » L’antienne a de multiples variations, quelques-unes superbes, servies de préférence aux dames, en particulier à ses deux sylphides, l’une d’âge mûr, l’autre d’âge tendre, Mme de Vichet et Léontine de Villeneuve, l’Occitanienne, à qui le lie, sans qu’il les ait jamais vues, une amitié amoureuse à laquelle le vieil homme, pourtant sans illusions, prête un reste d’ardeur. En vérité, Son Excellence l’ambassadeur s’ennuie. « J’ai mis quelque coquetterie à faire de mon mieux sur un petit théâtre », avoue-t-il le 24 janvier 1829 à Mme Récamier, la confidente aimée à laquelle il écrit trois fois par semaine. Quinze jours plus tard, avec la mort de son ami le pape Léon XII, le petit théâtre devient le centre du monde : Chateaubriand se jette à corps perdu dans des intrigues de conclave, avec, pour seul impératif, de faire échouer une candidature pro-autrichienne : c’est un pape selon son cœur, le cardinal Castiglioni, qui est élu sous le nom de Pie VIII, mais le nouveau pontife nomme comme secrétaire d’État le cardinal Albani, créature de l’Autriche, d’où une lettre de reproches du ministère, que le vicomte ne supporte pas. Il décide de mettre à profit un congé obtenu pour rentrer à Paris, où l’attendent les virevoltes de la politique : l’arrivée au pouvoir de Polignac, les élections victorieuses pour les libéraux, les ordonnances du 25 juillet, les trois Glorieuses, la montée sur le trône de Louis-Philippe, à qui le vieux légitimiste refuse de prêter serment. Près de deux cents pages de notes, qui, en général, répondent clairement et précisément aux questions que l’on pourrait se poser (malheureusement placées en fin de volume, ce qui oblige à une gymnastique digitale permanente), des tables des correspondants et des lettres font de ce volume un outil indispensable – et un bonheur de lecture, tant la prose de Chateaubriand, malgré la pose, réussit encore à enchanter.
Chateaubriand (2). Chateaubriand réviseur et annotateur de ses œuvres, textes réunis par Patrizio Tucci (Champion, 2010, 260 p., s.p.m.). Des actes de colloque moyennement passionnants, voire carrément rébarbatifs. On a tant écrit sur Chateaubriand (ici, la contribution de Philippe Antoine sur « Fiction et récit de voyage. LesRemarques des Martyrs » semble, sur l’intertextualité Itinéraire–Martyrs, d’une nouveauté… relative). Pourtant, l’analyse des réécritures et annotations de Chateaubriand dans son œuvre paraissait un bon programme ; les textes un peu arides qui en ont résulté déçoivent. C’est comme ça, les colloques, parfois on apprend plein de choses, d’autres fois on mesure la profondeur d’un ennui. Précisons quand même que Jean-Claude Berchet s’en sort bien : « À mesure qu’avançait la rédaction des Mémoires d’outre-tombe, ils apparaissaient à Chateaubriand comme le lieu idéal où reprendre, relire, réviser ou compléter ses œuvres antérieures. C’est en ce sens qu’ils devenaient comme le dernier avatar de ses Œuvres complètes […] une anthologie de références, de citations ou de commentaires qui pouvait réunir non seulement des textes déjà publiés, mais encore des textes qui ne figuraient dans aucune édition existante. » C’était procéder soi-même à la mise en perspective de sa carrière littéraire et « rétablir dans la succession de ses œuvres un ordre chronologique » subverti jusqu’alors dans les éditions des Œuvres complètes par un classement thématique. Manière ultime de souligner combien « ses écrits avaient constitué la ligne de force de son existence ». Sa bibliographie et sa biographie s’épaulaient et se nourrissaient l’une l’autre. « Naître, désirer, mourir, c’est donc tout ? » (Mémoires de ma vie, Chateaubriand a 40 ans). Jean-Claude Berchet conclut que non : « si peu que ce soit, il y autre chose, qui assure précisément une existence posthume dans la mémoire des hommes » : cela s’appelle, non pas « l’aurore » (Giraudoux), mais la « vocation poétique ». Une curiosité : la contribution d’Emmanuelle Bervillé, « Les autocorrections du mémorialiste : une approche graphologique ».
Cocteau. [collectif], Jean Cocteau (Alexandrines, 2010, 88 p., 5 €). De Maisons-Laffitte à Milly-la-Forêt, cinq auteurs évoquent diverses habitations du poète. Rien d’exhaustif (ni l’hôtel Biron, ni le Palais-Royal), mais d’agréables étapes de tourisme littéraire. Le plus curieux est l’origine de ces pages, extraites d’une autre collection thématique de l’éditeur, « Sur les pas des écrivains » : Balade en Yvelines, Balade en Gironde etc. Dans ces curieux transferts, avouons que l’idée de livre se perd un peu, et même beaucoup.
Destinataire. Le Destinataire au théâtre, 1950-2000 : à qui parle-t-on ?, sous la direction de Florence Fix et Claire Despierres (Éditions universitaires de Dijon, 2010, 135 p., 18 €). Poursuivant son travail d’édition des journées d’études dijonnaises consacrées au théâtre contemporain (les précédentes portaient sur le chœur et sur la citation), Florence Fix réunit dix études où linguistes, comparatistes et spécialistes des études théâtrales abordent la communication théâtrale suivant une logique de destination. « Cela fait longtemps », écrit Frédérique Toudoire-Surlapierre, « que les auteurs comme les spectateurs et les comédiens ont joué, déjoué, intégré ou dénié cette particularité théâtrale de la double énonciation ». Alain Rabatel, dans sa présentation liminaire, n’inventorie pas moins de huit acceptions différentes pour la notion de destinataire. Sans doute n’avons-nous jamais autant – ni aussi mal – communiqué. Dans ce domaine, l’excès n’est pas moins préoccupant que la défaillance. D’une pareille inquiétude, qui peut être méfiance, témoignent non seulement les pièces contemporaines étudiées ici (celles de Novarina, de Koltès, de Fellag, de Sarah Kane), ainsi que leurs mises en scène, mais également la production linguistique et philosophique sur laquelle les études s’appuient : les travaux de Kerbrat-Orecchioni sur les interactions verbales, L’Appel et la réponse de Jean-Louis Chrétien… L’œuvre de Koltès, selon Isabelle Barbéris, substitue, à la double énonciation, un régime d’entente « réfractaire » qui « tend à exclure le destinataire de l’acte de communication théâtrale » : confronté à des personnages-sphinx, le spectateur se trouve mis à l’écart. Ce régime réfractaire s’explique par la volonté, chez Koltès, d’empêcher les « faux sens » et de rejeter toute interprétation normative, toute exégèse routinière. Ce qui n’est pas sans rappeler la citation de Novarina que Frédérique Toudoire-Surlapierre retient pour son titre : « Le système du langage humain étant déplorablement faux, je l’inverse. » Traversée par la mort, cette œuvre dramatique contraint le public à des réactions de survie. Étudiant le statut du destinataire dans Djurdjurassique Bled, œuvre autobiographique dont Fellag est à la fois auteur, metteur en scène et interprète, Bérénice Hamidi-Kim conclut que le comique y a une vocation trans-identitaire : il permet à l’Algérien Kabyle exilé de s’imaginer le citoyen réconcilié d’une République mondiale des arts. Bénédicte Boisson montre que certains choix de mise en scène ne brisent la double énonciation qu’au profit de la relation entre la scène et la salle : les défaillances de la communication ne mettent que mieux en valeur l’altérité des instances en présence. Dans un domaine voisin, Hugues Constantin de Chanay interroge l’implication du destinataire à l’opéra : dans la mesure où cet art est perçu comme essentiellement « bourgeois » (Adorno), en crise ou en décalage avec son public, ses développements récents peuvent s’expliquer à partir de la demande faite au spectateur de se dédoubler. Pour l’essentiel de ces contributions, on le voit, le destinataire reste avant tout le lecteur-spectateur, ou le public. Les entrées plus proprement linguistiques déplacent le champ d’étude à d’autres instances. Ainsi Claire Despierres montre-t-elle que, dans le théâtre de Ionesco, l’apostrophe « tue » le personnage, mais construit de l’action. Et c’est au statut complexe, non seulement du destinataire, mais aussi de l’énonciateur des didascalies que s’attachent Thierry Gallèpe, à partir d’un corpus de quarante pièces contemporaines, et André Petitjean dans une perspective plus large et plus synthétique. Quant à la double énonciation, pour malmenée qu’elle soit par les œuvres contemporaines, et problématisée par la critique, nul doute qu’elle a encore quelques beaux jours devant elle.
Duras. Jean Vallier, C’était Marguerite Duras 2, 1946-1996 (Fayard, 2010, 966 p., 29,50 €). Jean Vallier a déjà exprimé son intérêt pour Marguerite Duras dans un premier volet biographique où il brossait une évocation de sa jeunesse. Ce second volume, publié quatre ans après le premier, s’ouvre sur son passé de militante au PCF, avec son mari Robert Antelme et son nouveau compagnon Dionys Mascolo, liés fraternellement en dépit de la légende, jusqu’à leur exclusion en 1950. Sont ici passées en revue les prises de position de Marguerite Duras contre la guerre du Vietnam et la guerre d’Algérie, en particulier son soutien au FLN et sa participation au Manifeste des 121, autrement dit à la « Déclaration sur le droit à l’insoumission », enfin son adhésion au Grand Soir de mai 68, puis les liens amicaux qui l’unirent à François Mitterand après son élection présidentielle. Jean Vallier exploite les souvenirs de témoins vivants comme Jorge Semprun, Edgard Morin, Maurice Nadeau, et d’amis proches comme Claude Roy, Raymond Queneau ou Maurice Blanchot, qui se joignirent au groupe informel dit des « Amis de la rue Saint-Benoît », du nom de la rue de Saint-Germain-des-Prés où habitait l’écrivain, sans parler de ses propres entretiens avec elle et des éléments puisés dans les archives de l’IMEC. Parmi les réussites de cette suite qui fourmille d’anecdotes, on retiendra l’analyse du renouvellement de l’écriture de Duras avec la publication, en 1969, de Détruire dit-elle, qui constitue définitivement son style singulier et inaugure sa carrière, non plus seulement de scénariste, mais de cinéaste. La déception vient cependant du fait que l’essentiel des informations est renvoyé dans des notes laborieuses, allant jusqu’à 20 et 30 pages, et dont le contenu aurait pu être judicieusement exploité dans le corps du texte. Et fallait-il passer aussi vite sur l’engagement féministe de Duras, engagement qui la poussa à signer le manifeste réclamant l’abolition de la loi contre l’avortement et à prendre position sur les mouvements gay et lesbien ? Dérive jugée comme le simple reflet de l’orthodoxie des années 70 et qui est expliquée par une longue période de « vacances d’homme-amant » et synthétisée de cette manière : « C’est tout à coup une autre Marguerite Duras qui surgit, faussement assurée, discoureuse, passablement bas-bleu, étrangère en tous points à celle qui charmait ses amis : rieuse, spontanée, cocasse tout aussi extravagante dans ses propos, mais moins sûre d’elle, plus vulnérable, touchante… » Autre manque dans cet opus par ailleurs impressionnant : une bibliographie des œuvres romanesques et théâtrales, assortie d’une filmographie. Ces éléments auraient éclairé la multiplication des talents de Marguerite Duras.
Fantômas. Annabel Audureau, Fantômas : un mythe moderne au croisement des arts (Presses universitaires de Rennes, 2010, 334 p., 18 €). Cette synthèse sur le personnage élégant, occulte et merveilleux du début du siècle dernier vient combler une lacune. Figure de l’errance parisienne à la fois géographique et symbolique, le personnage de Pierre Souvestre et Marcel Allain s’est multiplié, s’est muté en une diversité d’avatars au cinéma, en littérature et en art. C’est précisément par là que l’étude d’un tel sujet ne va pas sans le risque d’être assimilée à une course après des courants d’air. Néanmoins, ce kaléidoscope de champs possibles, où peuvent s’engager le mythe et l’histoire de Fantômas, fait l’objet d’une interrogation qui propose des réponses inédites et ouvre des perspectives à des recherches nouvelles. Le volume est divisé en trois parties : la création du mythe, Fantômas au cinéma et Fantômas mythe de l’avant-garde littéraire et picturale. Dans la première, qui vise à établir les enjeux de l’analyse, l’image de Fantômas est examinée à travers la genèse du roman populaire et, plus généralement, la constitution d’un mythe moderne. La seconde concerne les représentations du personnage au cinéma, les enjeux et les effets des mises en scène de Louis Feuillade. Dans la troisième, consacrée à l’importance de Fantômas dans les milieux de l’avant-garde esthétique et littéraire du xxe siècle, Annabel Audureau offre une vue d’ensemble des ramifications du personnage jusqu’à l’adaptation de Julio Cortázar. L’ouvrage s’apparente ainsi à une synthèse. De là découlent des options critiques qui rendent l’ensemble plutôt sympathique, mais ne sont pas sans poser de problème. D’abord, l’échantillonnage de textes analysés est étroit. Même si l’auteur les recoupe de façon minutieuse pour établir des configurations historiques pertinentes, il aurait été d’un certain intérêt, dans bien des cas (comme dans La Fille de Fantômas, le huitième de la série), de voir en quoi il participe du mythe tout en l’élargissant. Deuxième problème : une exploration des adaptations du roman populaire au cinéma aurait pu profiter d’une recherche plus rigoureuse. En effet, des erreurs se sont glissées ici et là. Le créateur de Zigomar, l’ancêtre de Fantômas, se nomme Léon Sazie et non Léon Zazie. La directrice artistique et première réalisatrice du cinéma français qui sera responsable de l’entrée de Louis Feuillade chez Gaumont est Alice Guy, et non Alice Bery. Feuillade n’a pas mis en scène les cinq premiers épisodes de Souvestre et Allain, mais les trois premiers, le sixième et le douzième.
Forain. Traits et portraits : Forain, présentation et notes de Frédéric Chaleil (Éditions de Paris-Max Chaleil, 2011, 176 p., 15 €). On se réjouit de voir rendu accessible un choix de 96 dessins de Forain. Une courte présentation situe l’homme, tout d’abord marqué par Manet et Degas et par une passion bohême des danseuses, avant que la Grâce le touche en 1900 et qu’il devienne antidreyfusard au moment de l’Affaire, patriote et chauvin en 1914. Ses activités de caricaturiste courent de 1876 à 1925 et montrent les « satisfaits » au Courrier français, au Rire, au Journal amusant, au Figaro ou à Psst !, revue que Forain fonda avec Caran d’Ache. Les textes de Jacques-Émile Blanche, Alphonse Daudet, Léon Daudet, Edmond de Goncourt, Huysmans, Henri de Régnier, Sem, Séverine et Vollard tombent à pic : ils recontextualisent les dessins de telle sorte qu’on en saisisse mieux le sel. Un appareil (léger) de notes spécifie les personnalités secondaires auxquelles il est fait allusion.
France. Guillaume Métayer, Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition (Félin, 2011, 250 p., 25 €). L’auteur a beaucoup d’audace : Anatole France et le nationalisme littéraire. Deux points quasi aveugles de la critique contemporaine, deux oubliés. Il a un défaut : il a écrit un livre nourri aux meilleures sources, dont la prodigalité et l’érudition peuvent séduire, mais aussi quelque peu ennuyer. En dépit de ses 250 pages (bibliographie pléthorique incluse), on trouve parfois le temps un peu long. Assez répétitif, ce livre court aurait fait un long article remarquable. Guillaume Métayer expose les tendances nostalgiques de France, son écriture et ses idées en partie néo-classiques, sa posture sceptique face aux excès de la Révolution française – à distance, donc, du mythe révolutionnaire –, son passage par le boulangisme qui en fait un quasi « précurseur du nationalisme » (« quasi » seulement, et l’auteur désamorce bien le piège), son conflit avec les catholiques intransigeants à la Massis. Mais « la critique de la Révolution française » (et les développements afférents de Guillaume Métayer, grand lecteur d’Aron et de Furet par ailleurs), on les trouve à la fois dans la partie qui lui est consacrée et dans le sous-chapitre A. France et le mythe de la Révolution Française. Quant au Culte de l’Antiquité, une tradition française, sous-chapitre desNostalgies d’A.F., on en trouve de larges échos dans La tradition selon A.F., où l’on retrouve d’ailleurs, aussi, d’autres échos de la partie intitulée Un maître de style, etc. En outre, comme la confrontation des idées et des engagements de France avec ceux de Barrès, Lemaitre, Bourget, Gyp, Maurras, voire Gonzague Truc et Massis achoppe souvent sur les mêmes points (nationalisme, tradition, catholicisme, scepticisme), on se trouve « relire » tel développement sur la tradition, ou sur le scepticisme ondoyant de France. Le seul argument qui justifie les redites, c’est que les thèmes et les notes sont repris, mais les interprètes diffèrent : tantôt Maurras, tantôt Barrès, tantôt Lemaitre, tantôt Massis, tantôt Bernanos, tantôt… Certains pourront se repaître de la lecture de ces textes, assez peu accessibles par ailleurs, et c’est le mérite du livre de les exhumer et de rendre plus familier celui qu’il considère comme un « lieu de mémoire » à lui seul. Il faut en outre savoir gré à Guillaume Métayer de donner des clés pour comprendre la gloire, puis l’oubli de France : « C’est dans cette réception nationaliste d’A.F. que se cache sans doute l’un des plus puissants mobiles de l’oubli dont l’écrivain a été victime depuis des décennies. » En clair : la lecture de cette droite nationaliste littéraire a en partie conditionné la réception première de France et a contribué, en dépit de son évolution politique ultérieure (vers le socialisme), à en fixer sa lecture, à le figer dans la statue du « grand écrivain français néo-classique » – que ne manqueront pas de dégommer, en tout premier lieu, les surréalistes. Ces lectures « nationalistes » ont donc rendu France célèbre en partie pour de mauvaises raisons : gommant son scepticisme, l’édulcorant, et accentuant un traditionalisme et un nationalisme qui leur étaient plus agréables. Ce faisant, ils gauchissent son image, conditionnent sa gloire à une lecture partielle et partiale, et précipitent son oubli en créant un malentendu qui persiste. En dépit de ses défauts, l’ouvrage de Guillaume Métayer est une occasion de mettre un terme à cet oubli et de dénoncer les lectures biaisées d’un certain nationalisme littéraire.
Gainsbourg. Ersin Leibowitch, Dominique Ioriou, Le Paris de Gainsbourg : itinéraires d’une vie capitale (Jacob-Duvernet, 2011, 200 p., 14,90 €). Sans débattre sur le fait de savoir si Gainsbourg mérite une place ou non dans l’histoire littéraire, lui qui ne s’est jamais pris pour un poète, tout en l’étant plus que bien des pratiquants autoproclamés de ce qu’il considérait comme un art mineur, force est de constater que ce petit guide est un modèle du genre. Bien rédigé, bien illustré, bien légendé, bien indexé (noms de personnes, noms de rues, chronologie), il est un parfait ouvrage de fan. On y donne les plans, les stations de métro pour retrouver les lieux de vie, les lieux de scène, les adresses des studios d’enregistrement où officia le chanteur. Des photos rares (l’intérieur de la maison de la rue de Verneuil), des photos capitales (l’escalier de l’hôtel Esmeralda, « l’escalier du coup de foudre » avec Jane Birkin), des témoignages essentiels (le chef-concierge de l’Hôtel Raphaël) agrémentent le parcours bien distribué, rive droite, rive gauche, quartier par quartier. Et l’on se dit qu’on aimerait que ce livre fût le point de départ d’une collection : si le Paris de Picasso, de Modiano ou de Léautaud faisait l’objet d’un travail aussi méticuleux, aussi bien présenté, on s’y ruerait sans retard.
Gauguin. Othon Printz, Gauguin, peintre-écrivain, préface de Catherine Trautmann et postface d’Isabelle Cahn (Jérôme Do Bentzinger, 2010, 128 p., 31 €). L’ouvrage se présente modestement – tel est son sous-titre – comme « un essai illustré par quelques réflexions autour des œuvres conservées au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg ». Circonstance singulière, que justifie sans doute, mais avec un décalage manifeste, l’acquisition en 1998, par ledit Musée (aussi appelé MAMCS), de La Toilette de Gauguin. Faut-il y voir aussi le dessein légitime de valoriser les œuvres de l’artiste, au nombre de quatre, conservées en ce lieu ? Otho Printz semble l’avouer, qui écrit : « Les œuvres que nous examinerons sont celles abritées par le Musée d’Art Moderne Contemporain de Strasbourg ». Et il ajoute : « Pourquoi ce choix ? Fierté d’alsacien d’avoir des Gauguin ? Sans doute. Mais quelle ville ne serait pas heureuse de conserver dans ses musées, non seulement des Gauguin acquis jadis, mais d’avoir réussi, en 1998, […] de [sic] doter la cité d’une sculpture aussi émouvante que La Toilette ? » Ou l’art de se mordre la queue. L’argument scientifique est un peu court. L’ouvrage est une libre et amoureuse pérégrination entre les tableaux et les sculptures de Gauguin. Un fil conducteur ? L’auteur a choisi d’explorer le travail et l’imaginaire d’un Gauguin à la fois peintre et écrivain, mettant ainsi en lumière un des talents longtemps occultés de cet artiste génial. L’écriture n’est, en ce qui le concerne, ni une activité marginale, ni une façon commode, pratique, d’engranger de la matière, impressions, souvenirs, documents… Les écrits de Gauguin, dont beaucoup d’extraits ont été rassemblés en 1974 par Daniel Guérin dans Oviri, écrits d’un sauvage, constituent un territoire riche et touffu qu’aucun chercheur n’a encore entrepris de visiter méthodiquement. N’espérons pas du livre d’Othon Printz, qui toujours, par réserve et modestie, mais aussi sans doute par impéritie, se tient en retrait, des belles attentes qu’on était en droit de nourrir : une description des travaux du « peintre-écrivain », des feuilles du Sourire à Noa Noa… Mais non, rien de tout cela. Si le propos, tel qu’il s’affiche au fronton de cet album, est bien de « saisir quelques moments privilégiés où l’approche littéraire et l’approche picturale d’un même sujet se rencontrent pour […] se féconder mutuellement », force est d’admettre que cette rencontre tarde à venir. On s’avise bien vite que l’usage qui est fait ici des écrits de Gauguin est décevant : dans la plupart des cas, il s’agit de réduire l’écriture de l’artiste – celle de la correspondance comme des celles d’Avant et après, par exemple – à un pur substrat descriptif et documentaire. À aucun moment, sa matière littéraire, sa richesse poétique ne font l’objet d’une approche centrée et raisonnée. Les œuvres conservées à Strasbourg sont ainsi passées une à une au fil du commentaire, platement. On le regrette. Ce livre, qui n’a pas la prétention d’être un livre d’art, ni même un essai sur l’art de Gauguin, est, au plan matériel, typographique et iconographique, totalement raté. La mise en page est catastrophique : texte trop serré, justification hasardeuse, jeux aberrants sur l’italique et le gras. Les reproductions des œuvres de Gauguin sont indignes d’une édition sérieuse. Le plus souvent, les clichés en couleurs sont tirés à partir de documents numérisés d’une qualité médiocre. Si bien que l’image, brouillée, partiellement décomposée, en devient parfaitement illisible. Pourquoi un tel saccage ? Décidément, ce livre n’est pas l’ouvrage de référence attendu sur Gauguin écrivain. Craignons qu’il ne faille attendre encore longtemps.
Genet. Arnaud Malgorn, Jean Genet. Portrait d’un marginal exemplaire (Découvertes Gallimard Littératures, 127 p., s. p. m.). Oui, « marginal exemplaire », Genet le fut bien jusqu’à la fin. Cette réédition d’un ouvrage paru en 2002 est bienvenue, montrant parfaitement la trajectoire de Genet et la richesse subversive de son œuvre, duCondamné à mort à Un captif amoureux. L’iconographie est, comme dans tous les ouvrages de cette collection, très riche. À détacher aussi un certain nombre de lettres de Genet, bien éclairantes. À propos de Sartre, on se demande ce que Genet pouvait bien penser de sa très bourgeoise compagne, « le Castor »… Il est vrai qu’il écrivait de celui-ci : « Sartre […], je suis moins con que vous, si de temps en temps vous dites n’importe quoi, arrangez-vous pour ne pas le dire devant moi. » Et il notait, de manière encore plus désespérante : « Je ne suis peut-être pas de droite, mais pas de gauche puisqu’elle est revendiquée par les travailleurs. Je ne les aime pas, ni le travail. »
Gide. André Gide, Jean Amrouche, Correspondance 1928-1950, édition établie par Pierre Masson et Guy Dugas (Presses universitaires de Lyon, 2010, 350 p., 18 €). Cette collection, entièrement dédiée à l’auteur des Faux-monnayeurs, est encouragée par les amis de l’écrivain et dirigée par Pierre Masson. Elle s’enrichit, avec cette correspondance Gide-Amrouche, d’un dix-septième volume. Amrouche prit l’initiative de cet échange épistolaire, alors qu’Algérien d’origine, revenu, après ses études à l’École normale supérieure, en Tunisie, pays où s’étaient installés ses parents, il se voyait au devant d’une carrière littéraire. Celle-ci n’advint qu’en très faible partie, puisque le Journal qu’il entreprit tarda à être publié et qu’un conte qu’il écrivit resta à jamais inédit. Obsédé par une volonté de conciliation de ses cultures française et kabyle, il réussit à retenir l’attention d’un écrivain déjà âgé, très célèbre et souvent malade, interlocuteur prestigieux, attention qu’il crut rapidement perdre, après un long silence de Gide au tout début de leur correspondance, qui plaça Amrouche en situation de retrait, pas encore prêt à tout abandonner de ses ambitions, mais envisageant un avenir solitaire : « C’est donc comme un impérieux devoir que je considère mon action littéraire et sociale. S’il ne s’agissait que de mon propre salut, j’obéirais tout de suite à l’appel du cloître. Mes obligations littéraires satisfaites, je me ferais franciscain. » Mais la relation épistolaire avec Gide reprit et permit à Amrouche de s’impliquer progressivement dans la vie littéraire française, essentiellement à travers la revueL’Arche, fondée à Alger en 1943, puis rapatriée après guerre à Paris, publication dont il fut le responsable, avant de s’accomplir dans le genre d’entretiens radiophoniques qu’il contribua à créer. Les 150 lettres échangées entre les deux hommes témoignent d’une amitié et de mille détails sur la vie de la revue et du monde littéraire de l’après-guerre, y compris sous son aspect économique, mais sans négliger les acteurs du petit monde de la République des Lettres. Ces lettres témoignent aussi de la souffrance d’Amrouche dont la volonté de faire bénéficier l’Afrique du Nord des lumières françaises se heurtait à un certain scepticisme, voire à de l’hostilité. Par ses engagements politiques anticolonialistes, comme par son amitié, Gide fut pour lui un des rares pôles de sécurité intellectuelle et affective, avec Jules Roy, autre écrivain avec lequel Amrouche entretint une correspondance et dont il est souvent question dans les courriers adressés à l’auteur de L’Immoraliste. Mais la figure de Gide aura été aussi intimidante. Allant jusqu’à renoncer à envoyer certaines lettres jugées trop mal écrites – comme en témoigne cette édition en ses annexes –, Amrouche en viendra à renoncer à son œuvre personnelle pour se réserver à son rôle de médiateur culturel dans sa revue, puis à la Radio.
Giono. Jean Giono, Chroniques romanesques, édition présentée et dirigée par Mireille Sacotte (Gallimard, Quarto, 2010, 1456 p., 33 €). Nous possédons à présent une familiarité suffisante de cette collection Quarto qui rassemble, en d’épais volumes à jaquette souple, des œuvres incomplètes plus ou moins complètes, des œuvres complètes partiellement incomplètes. La formule oscille entre l’intégrale et la partie substantielle qui vaut le tout. Dans le genre, il y a des ratés. Il y a aussi des réussites, mieux : des miracles. Tel est le cas de ce gros volume desChroniques romanesques de Giono, présenté et annoté par Mireille Sacotte, spécialiste de l’auteur de Jean le Bleu. Le choix, forcément restreint, est légitime et justifié ; il ne s’agissait pas de recueillir toute l’œuvre romanesque de Giono, qui est immense, mais précisément ces « chroniques », ensemble de récits dont la composition remonte pour le premier aux années d’après guerre, 1946-1947, et dont le ton, l’orientation, à la fois éthique et poétique, et la coloration philosophique sont donnés dès la parution de ce chef-d’œuvre qu’est Un roi sans divertissement. Le genre se définit, selon Giono, moins dans son rapport immédiat et linéaire à l’Histoire telle qu’elle se déroule, que dans un jeu de relations qui impliquent, comme le dit Mireille Sacotte, « une histoire minuscule […] faite de gros plans sur certains épisodes qui, dans un périmètre tout à fait réduit, ont durablement marqué les esprits, au point qu’ils se sont transmis jusqu’à devenir, retouchés par chaque génération, la légende du pays ». Toutes les composantes de la chronique gionienne sont là, en effet : la petite histoire d’abord, celle que vivent ou que subissent les êtres ordinaires que rien ne destine à priori à la condition de héros, de martyr ou d’assassin ; ensuite le lieu, le « périmètre », autant dire le village, le pays, théâtre souvent dérobé des drames et des tragédies d’un quotidien qui pourrait aussi bien être le reflet diminutif des grandes catastrophes universelles, des désastres de la pensée. Enfin, et ce n’est pas le moindre, la transmission : les récits qui forment la chronique sont divers, pluriels, parfois contradictoires, ils passent d’une bouche à une oreille, d’une autre bouche à une mémoire, et ainsi circulent en se modifiant, en s’altérant ou en s’enrichissant. La porte est dès lors ouverte aux séductions de la fiction. La légende recouvre l’histoire. Destins passagers, souvent marqués par le sceau du crime, mystères et enchantements d’un pays, bruissement des voix narratives : les textes que Mireille Sacotte nous invite à lire sont sans doute les plus remarquables, les plus puissants que Giono ait écrits. Les Âmes fortes, Les Grands Chemins, Le Moulin de Pologne, Les Deux Cavaliers de l’orage, L’Iris de Suse sont de ces récits qui exercent sur le lecteur, dès la première phrase, un attrait, un charme qui tient moins aux univers évoqués qu’à la voix qui s’y risque. Voix qui fait penser aux grands romanciers russes ou américains, que Giono connaissait bien pour les avoir lus et relus. Par exemple, voici l’ouverture des Grands Chemins : « C’est le matin de bonne heure. Je suis au bord de la route et j’attends la camionnette qui ramasse le lait. Quand je la vois arriver je me dresse et je fais signe mais le type ne me regarde même pas et me laisse tomber ». Il y a là une manière proche de celle de Caldwell ou de Faulkner. De même à l’attaque desÂmes fortes. Mireille Sacotte rappelle que ces chroniques sont un terrain de jeux, sur lequel le romancier s’amuse aussi, se divertit en des compositions qui laissent libre cours à son imagination. Les effets de distance sont là pour l’attester, aussi bien que la multiplication des ruses et des raffinements dans l’écriture. Mais cet ensemble de récits, dont le premier remonte à 1947, traduit aussi, en des scénarios fortement désenchantés, qui soulignent l’inhérence du mal dans la condition humaine, le pessimisme de Giono. L’expérience de la guerre et de l’Occupation, certes, n’y sont pas étrangères. Mais sans doute faut-il voir, dans ces narrations d’errance physique, de dérive morale et spirituelle, dans ces fictions hantées par l’obsession du crime et de la mort, quelque chose de moins circonstanciel, qui tiendrait à la découverte d’un donné anthropologique fondamental. S’il y a par conséquent dans ces « chroniques » un Giono qui se délecte à raconter, à inventer, à rêver en grimaçant, il y a aussi, dans le même temps, un écrivain penseur et pensif, dont la mélancolie enveloppe tout d’un demi-jour brisé, rappelant sans cesse l’évidence d’une indépassable misère.
Goncourt. Joëlle Bonnin-Ponnier, Les Goncourt à table (L’Harmattan, 2010, 245 p., 23 €). Qui mieux que la collaboratrice de la nouvelle édition du Journal des Goncourt pouvait se livrer à l’histoire des manières de table de leur temps ? Joëlle Bonnin-Ponnier concentre ainsi sa recherche sur ce qui a trait aux restaurants que fréquentent les deux frères, aux repas donnés par leurs contemporains, aux hommages rendus à leurs cuisinières, en particulier à cette Rose qui aimait surprendre leurs estomacs avec des plats exotiques, comme ce fameux Kari qu’Edmond complimentait ainsi : « Le bon Dieu vous descendrait dans l’estomac, en culotte de peau, que ce ne serait pas meilleur » (Journal, 6 novembre 1859). Tout copieux qu’il soit, le corpus rassemblé n’est pas exhaustif, et l’on comprend que Joëlle Bonnin-Ponnier ait laissé de côté le siège de Paris et la Commune. Défilent ici les souvenirs des dîners chez la princesse Mathilde, où l’on croise, entre autres, Aurélien Scholl, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, les dîners très littéraires de chez Magny ou ceux donnés par Flaubert, boulevard du Temple, où l’attention était plus portée sur les échanges verbaux et les jeux facétieux, comme en témoigne ce programme qu’il envoya à ses invités en guise de mise en bouche : « 1° Je commencerai à hurler à 4 heures juste, donc venez vers 3 ! 2° A 7 heures dîner oriental. On y servira de la chair humaine, des cervelles de bourgeois et des clitoris de tigresse sautés au beurre de rhinocéros. 3° Après le café, reprise de la gueulade punique jusqu’à crevaison des auditeurs. » Toute la bohême littéraire et artistique est ici convoquée, avec ses détours chez les actrices et le demi-monde. Faire un vrai repas n’est pas seulement manger et converser, c’est aussi boire, raison pour laquelle les Goncourt livrent, par exemple, le prix du Château-Yquem chez Bignon. Edmond, qui survécut à son frère, ne se prive pas d’évoquer perfidement au passage « l’alcoolisation de Catulle Mendès, qui buvait extraordinairement du champagne, du kola, de la bière, enfin de tout ce qui se boit » (Journal, 12 février 1892), l’habitude de Daudet « de se piquer légèrement le nez un peu partout où il dîne », ou les manies de Courbet qui « consommait trente bocks dans une soirée et des absinthes où il remplaçait l’eau par du vin blanc » (Journal, 28 février 1892). Manger et boire invitent à la fornication, comme l’avouent avec gaillardise les jeunes frères (« On parle femme, amour, cul » – Journal, 14 février 1863), qui s’attardent encore sur les soupers fins terminés en orgies. Cette étude originale de la convivialité au xixe siècle ravira les nostalgiques de l’époque.
Hardy. Thierry Goater, Thomas Hardy. Figures de l’aliénation (Presses universitaires de Rennes, 2010, 374 p., 18 €). L’intérêt principal de cet ouvrage semble de permettre au lecteur francophone de se familiariser avec un écrivain qui reste assez peu pratiqué de ce côté du Channel. L’auteur a choisi un thème central d’une œuvre prisée du public britannique, mais qui a peiné à être reconnue au plus haut niveau littéraire, du fait que, dans leur presque totalité, les romans relevaient, pour les critiques, d’un double déséquilibre esthétique et idéologique. À travers les « figures de l’aliénation », Thierry Goater montre combien une telle approche transversale peut espérer concilier d’un côté le propos humaniste et libéral qui fonctionnerait en surface chez Hardy et, de l’autre, ce pessimisme, reconnu comme l’une des caractéristiques majeures de l’écrivain, qui tarauderait en profondeur l’existence de ses personnages. Il nous amène, démontrant une fine connaissance de l’œuvre de Thomas Hardy, à comprendre comment un écrivain que l’on rattache volontiers, chez les spécialistes, au Naturalisme a pu être reçu de manière ambivalente, les hommes et les femmes de ses romans étant minés de l’intérieur et oppressés par l’extérieur, dans une double dimension ontologique et sociale, séduisante pour certains, contradictoire pour d’autres. Le grand public, dont on peut supposer qu’il se sera peu ou prou reconnu dans cette aliénation, aura été davantage sensible que la critique à cet univers ambivalent. Thierry Goater parle à ce propos d’une modernité passant par la crise de la mimesis. À ce titre, le moins que l’on puisse dire est que les romans de Hardy, depuis Under the Greenwood Tree (1872) jusqu’à Jude the obscure (1895) n’auront pas cherché à imiter la production littéraire ambiante. Exclusion, exil, décentrement, asservissement, assujettissement, Thierry Goater multiplie les angles d’approche de cette tension, dont il souligne au surplus qu’elle est inscrite dans un contexte victorien pudibond. La qualité de ce travail exégétique semble cependant limitée par son étrange fermeture à la traduction, alors même qu’il est écrit en français. Les nombreuses citations anglaises non traduites qui s’égrènent le long de l’ouvrage ne vont pas en effet dans le sens d’une démarche de transmission d’un univers culturel à un lectorat issu d’un autre cadre. Plus grave, l’importante bibliographie en langue anglaise qui est présentée en annexe peut sembler hors de propos. Aussi sérieusement établie qu’elle soit, elle s’adresse à des lecteurs qui ont déjà accès à l’œuvre originale, alors qu’il eût fallu a minima indiquer ce qui, des romans et des travaux critiques, était disponible en français, soit, renseignement pris, près des deux tiers d’une œuvre romanesque dont les Français connaissent peut-être davantage les adaptations cinématographiques que les composantes littéraires originales… ou traduites.
Homosexualité. Jacques d’Adelswärd-Fersen, Messes noires. Lord Lylian, préface de Jean de Palacio, postface de Jean-Claude Féray (Question de genre/GKC, 2011, 174 p., 17 €). Patrick Cardon, responsable de cette collection qui s’attache à mettre en valeur les textes oubliés de la littérature gay propose, pour la 62e livraison de cette vaste entreprise, une édition d’un roman oublié, écrit par l’une des « sommités homosexuelles » de la fin du xixe siècle. Il s’agit d’un texte à clef écrit à la hâte en 1904 à Capri, ville où le baron Adelswärd-Fersen devait s’établir. On y croise, sous pseudonymes et parmi bien d’autres célébrités, Oscar Wilde, Jean Lorrain, Robert de Montesquiou ou encore Joséphin Péladan, dans une ambiance bavarde et décadente. Dédié ironiquement à un « ancien juge d’instruction », le roman, où l’on retrouve, dialogués, tous les thèmes à la mode dans les premières années du xxe siècle, met en scène un jeune aristocrate écossais qui déploie sa sensibilité dans une sorte de tour d’Europe et évolue dans une ambiance empreinte d’une certaine religiosité, traversant le milieu aussi maniéré que cultivé de ceux que « sa concierge nommait tapette[s] », rappelle Fersen dans sa dédicace. Référence à la citation d’Oscar Wilde figurant en couverture « L’amour a deux ennemis : les préjugés et ma concierge. » L’homosexualité du héros est largement évoquée au cours du roman, mais jamais explicitement consommée, pour cause évidente d’autocensure. Comme l’explique Jean-Claude Feray dans une préface peut-être plus intéressante que le roman lui-même – lequel n’est pas sans faiblesse de construction et de style, du fait qu’il a été écrit dans une certaine urgence –, ce texte, qui se voit traversé de quelques poésies assez naïves, oscille « entre justification et règlement de compte ». Il obéit aussi à une certaine prudence, ce qui peut se comprendre puisqu’il a été rédigé après que l’auteur, qui avait vingt-cinq ans à la parution de son roman, avait été arrêté l’année précédente pour « outrages publics à la pudeur et excitation de mineurs à la débauche ». Une partie de la presse parisienne l’a, pour l’occasion, proprement éreinté, lui supposant l’organisation de « messes noires ». Fersen a donc repris en titre cette formule-choc renvoyant à des fantasmes de sorcellerie pour traiter plus simplement de la difficulté que pouvait connaître alors un poète et, plus largement, un artiste, pour concilier une orientation homosexuelle, non seulement avec la pesanteur sociale et la répression judiciaire, mais aussi avec une exigence esthétique qui souffrait du sordide par où le passage à l’acte devait parfois se dérouler. Le roman évolue dans une ambiance un peu mièvre, mais non sans coups de pique envers les institutions en forme de justification : « Que ces enfants qui viennent vers moi soient innocents et qu’ils ne parlent pas que de rosaires, j’en doute […] L’internat qu’ils ont connu, l’externat qu’ils pratiquent les ont depuis longtemps démoralisés. C’est justement là où, modestement, j’interviens. » Huysmans, qui n’a pas l’honneur d’un pseudonyme et n’apparaît pas comme personnage, en prend au passage pour son grade avec ses « documentations pédantes, bonnes tout au plus pour de vieilles dames spirites ou des curés défroqués ». Pour que la morale soit sauve, Lord Lylian finira tué par un de ses jeunes amants. En annexe de cette édition, Jean de Palacio explique, dans un article repris de Romantisme, combien la figure de l’antique se croise avec le présent dans ce roman, comme c’était déjà le cas avec celui de Jean Lorrain, qui l’avait précédé de peu, intitulé Coins de Byzance, le vice errant. Ce rappel d’une antiquité à la fois historique et mythologique s’effectue essentiellement sous la figure décadente, cruelle et fascinante de l’empereur romain Héliogabale, personnage auquel s’intéressera plus tard Artaud et que Fersen a également invoqué dans des poésies antérieures au roman. Le livre offre in fine, entre deux éléments de bibliographie, la reprise de deux comptes rendus positifs de Messes noires. Lord Lylian, l’une de Rachilde auMercure de France, l’autre de Numa Pratorius dans le Jahrbuch Für Sexuelle Zwischenstufen. Patrick Cardon rappelle, au dos du livre qu’il édite, qu’Akademos, revue créée par Fersen en 1909, peut être considérée comme la première revue homosexuelle. Le personnage a donc sa place au panthéon gay, s’il en est un.
Jarry. Alfred Jarry, Ubu Roi, suivi de Ubu enchaîné et Ubu cocu ou l’Archéoptérix, illustré par Joan Miró (Chêne, 2010, 288 p., 18 €). Voici venir, parmi les suites qui surajoutent de l’art à la farce potachique, les formes indéterminées et curieusement enchevêtrées de Miró. Les couleurs appliquées sont là un peu ternes. D’un format missel, ce livre à couverture cartonnée, facilement transportable, permet certes de porter la bonne parole, mais on regrette qu’aucune préface ni quelques notes n’accompagnent cette édition pour préciser qu’en 1966, Miró produisit, face à une Espagne franquiste, ces treize lithographies qui, à l’exception de La Naissance d’Ubu, renvoient chacune à un passage de la pièce originale. La seule mention du copyright permet de supposer qu’on peut voir parfois les originaux au Centre Pompidou. Il eût été opportun de rappeler que Max Ernst débuta par un tableau dada-pré-surréaliste, Ubu Imperator, en 1923, et qu’il poursuivit les aventures du célèbre tonneau qui s’avance, neau qui s’avance, neau qui s’avance, avec des lithographies : Ubu aux Baléares, L’Enfance d’Ubu (1971 et 1975) et la Chanson du Décervelage (1971). Bref, un peu de science n’aurait pas nui. Riewert Ehrich avait pourtant fait le travail au moment du centenaire d’Ubu roi !
Krysinska. Marie Krysinska. Innovations poétiques et combats littéraires, sous la direction d’Adrianna M. Paliyenko, Gretchen Schultz et Seth Whidden (Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010, 240 p., 21 €). « C’est toujours d’un regard de tristesse que je vois entrer de jeunes hommes dans la terrible vie littéraire. […] Or, mon inquiétude, presque mon épouvante, est plus grande encore si c’est d’une femme qu’il s’agit. » Ces lignes de Catulle Mendès, qui se félicite, dans son rapport sur Le Mouvement poétique français de 1867 à 1900, d’avoir découragé maints aspirants poètes pour les diriger plus sûrement vers les métiers du négoce, permettent de mesurer la misogynie du milieu poétique, au xixe siècle comme aujourd’hui. Rares encore les études sur les femmes poètes. Comme l’analyse Christine Planté dans un article de ces actes, il y a un « genre des genres », et la poésie porte moustache. C’est présomption de s’affirmer femme et poète, c’est folie de se prétendre fondatrice d’un mouvement, et Krysinska, en touchant au vers libre, a mis le doigt où il ne fallait pas. « Il faut libérer Marie Krysinska du vers libre », énonce fortement Michel Murat en ouverture, rappelant qu’on ne connaît la poétesse polonaise que par cette sombre histoire de primauté à l’invention où elle s’est elle-même embourbée, contre une foule de poètes mâles qui voyaient d’un œil mauvais une femme (étrangère de surcroît !) tenter de fouler d’un pied mutin les plates-bandes poétiques d’avant-garde. La chanteuse montmartroise du Chat Noir était parvenue au vers libre, comme Rimbaud, en découpant le poème en prose, quand Kahn et Laforgue déconstruisaient la métrique traditionnelle. Mais on réduit trop vite son œuvre aux Rythmes pittoresques : elle était aussi romancière, publiant en 1896 Folle de son corps et, en 1905, La Force du désir, titres dont Jane de la Vaudère n’aurait pas à rougir et qui ne dépareilleraient guère dans une collection de livres coquins. Krysinska, fidèle au modèle du roman fin-de-siècle, y égrenait les discussions philosophiques sur un fond rose et noir de boudoir, tout en construisant, mine de rien, des romans autoréflexifs. Les collaborateurs de ce volume ouvrent de nouveaux sentiers dans l’étude de l’œuvre de Krysinska, analysant ses réflexions sur le darwinisme, sa quête d’une modernité féminine, sa poétique cabaretière, même si d’autres, en métriciens féconds, y comptent beaucoup les pieds.
Larbaud. François Berquin, Larbaud des équivoques (Presses universitaires du Septentrion, 2011, 128 p., 15 €). On s’effraie d’abord en lisant, sur la quatrième de couverture, que l’auteur est « membre du Centre de RecherchesModalités du fictionnel ». Fausse alerte : dans son ensemble, le livre se lit avec plaisir, parcourant l’œuvre de Larbaud à la recherche des menus troubles de langue, et d’abord – c’est le leitmotiv du livre – l’impossible accent aigu de son prénom (ce Valery qui n’est guère comparable qu’au Remy chez Gourmont !). Larbaud joue aussi avec son nom (Larbaud des Étivaux) et il est lui-même l’auteur du calembour qui sert de titre au livre de François Berquin. « Rien ne marche en effet ! Le nom qu’on m’a donné, le sexe qu’on m’attribue, la date et lieu de ma naissance […] ». Beaucoup d’exemples empruntés aux œuvres, mais aussi, abondamment à la correspondance avec Marcel Ray. On est vite gagné par le désir de retourner à tant de beaux textes, savoureux et discrets, à ces volumes où souffle la liberté de la meilleure littérature. François Berquin les lit avec perspicacité et virtuosité, mais il cherche parfois à faire système, à être plus intelligent que le texte (quand il se souvient qu’il appartient aux « Modalités du fictionnel »). Tantôt, il s’appuie sur Vila-Matas et Gomez de la Serna – et nous fait alors partager le plaisir d’une lecture intelligente et amusée ; tantôt, hélas ! Lacan et Philippe Bonnefis deviennent ses maîtres – et c’est la caricature : ainsi, il y aurait « beaucoup à dire sur le digramme a/o (un Fort… da ! à l’envers ?) dans l’œuvre de Larbaud ». Heureusement, la première tendance l’emporte de loin, et on ne saurait trop encourager à la lecture de ce bref essai.
Livres. Éric Poindron, De l’égarement à travers les livres (Le Castor Astral, 2011, 206 p., 16 €). Un livre personnel et bien étrange. Le narrateur, affecté de « bibliopathonomadie », s’égare dans l’érudition et les bibliothèques en quête de curiosités. Ce n’est pas le moindre symptôme de cette manie : il est prêt à sacrifier un repas pour acheter un livre ; il est susceptible de lire entre les lignes ; l’invraisemblable le séduit pourvu qu’il y décèle des brins de vérité, d’équivalences, de bovarysme. Il éprouve la sensation d’appartenir à un cénacle secret, à un club d’amateurs de livres singuliers et occultes auxquels Nodier, le Bibliophile Jacob, Collin de Plancy, Adalbert de Chamisso, G. Lenôtre auraient pu appartenir. L’un des fils notoires qu’il suit dans ce labyrinthe le ramène souvent à la région Champagne et à Reims, dont il doit être originaire, à des écrivains locaux, et même à Louis XVI qui fuit vers Varennes, et à Voltaire dont les restes reposèrent un temps dans le coin. Il s’achève cependant sur les farfadets qui peuplent la vie et l’âme de Berbiguier de Terre-Neuve du Thym.
Malet. Cédric Perolini, Léo Malet, mauvais sujet : Nestor Burma passe aux aveux (L’Atinoir, 2010, 308 p., 9,50 €). Mauvais sujet, Léo Malet ? Pas pour tout le monde, si l’on en croit les études qui viennent régulièrement faire le point sur son œuvre et qu’on aurait aimé retrouver ici, rassemblées en bibliographie plutôt que disséminées dans les notes. Un bon sujet universitaire même, puisque ce volume est tiré d’une thèse de doctorat. On y trouve exposées les raisons qui font justement de Malet un sujet prisé : une biographie hors normes (avant le Léo Malet écrivain, il y en eut bien d’autres), une trajectoire idéologique surprenante (de l’anarchisme à l’extrême-droite), des fréquentations prestigieuses (André Breton et tous les surréalistes de la grande époque) et pour ce qui est de la littérature policière, un rôle de passeur qui fit de lui l’ouvreur d’une voie intermédiaire entre le roman à énigme et le roman noir américain, et le précurseur du néo-polar – les auteurs de cette mouvance, Manchette en tête, n’ayant jamais caché ce qu’ils lui devaient. Si le travail de Cédric Pérolini n’apporte pas grand-chose de neuf sur la vie factuelle de Léo Malet (Alfu, Francis Lacassin, Laurent Bourdelas, Gilles Gudin et Gladys Bouchard ont déjà bien défriché le terrain, sans compter Malet lui-même), il est précieux pour ce qui est de l’évolution politique. Cédric Pérolini creuse le passé idéologique de Malet, l’anarchisme, le communisme et le trotskisme de la jeunesse, le gaullisme des années cinquante (il fut candidat sur une liste UNR à des élections municipales) et les dérives racistes des dernières années. Il montre, après Laurent Bourdelas (Le Paris de Nestor Burma), que la xénophobie ouvertement affirmée à la fin de sa vie apparaissait dans les textes depuis ses débuts et fut d’ailleurs édulcorée au fil des rééditions. L’auteur donne aussi des éclaircissements sur les liens entre Malet et Le Pen, et sur son amitié avec Michel Marmin, un des animateurs de la Nouvelle Droite, qui rédigea avec Francis Lacassin les notes du Journal secret. Le parcours littéraire de Malet, qui brava l’interdit de Breton concernant l’écriture romanesque sans subir les foudres du maître – il s’était éloigné à temps – est bien relaté. En revanche, l’analyse thématique de l’œuvre, point de passage obligé, semble-t-il, de l’exercice universitaire, n’est pas d’un intérêt renversant.
Mandiargues. Leonor Fini, André Pieyre de Mandiargues, L’Ombre portée. Correspondance 1932-1945, traduit de l’italien par Nathalie Bauer(Le Promeneur, 2010, 500 p., 22,50 €). Bonheur infini de cette correspondance rescapée, sauvée du naufrage de l’oubli, et peut-être même de la destruction involontaire. Car ces lettres échangées, pendant plus de dix années passionnées, entre Leonor Fini et Mandiargues ont été retrouvées par Sibylle Pieyre de Mandiargues, la fille de l’écrivain, dans le casier de fond d’un tiroir, lors du déménagement qui a suivi la mort de sa mère : « un paquet soigneusement ficelé de près de quatre cents lettres de Leonor. […] Ainsi André avait-il cru judicieux de cacher les témoignages d’une amitié amoureuse avec la femme qui avait le plus compté dans sa vie après son épouse, Bona de Mandiargues. » Délicatesse extrême de cet écrivain aux goûts exquis, qui a pris lui-même le soin de dérober ce trésor, comme on place dans un lieu imprenable une mémoire qui a pour toujours arrêté le temps, conservant ainsi ses saveurs, ses accents, sa lumière. Mandiargues tient en effet entre ces deux femmes : Leonor Fini et Bona. Si la seconde a eu un rôle et une influence durables, Leonor Fini a traversé et modifié, pendant quelques années, cette plaque magnétique qu’est la sensibilité artiste de Mandiargues. Leur relation est de cet ordre spécial qu’on qualifie d’habitude d’amitié amoureuse, voulant éviter le terme d’amour, certes, mais aussi dans l’intention de souligner une distance maintenue, un intervalle vital et nécessaire entre les amis/amants. Leonor Fini revendique sa part d’autonomie, secouant le joug des traditions et des valeurs bourgeoises. Elle plaide, par ses choix, ses actes et ses propos, en faveur d’une libération du génie féminin. De son côté, Mandiargues est également l’artisan d’une révolution morale, devant placer la femme au centre du réel, non comme une idole, mais comme une force active et déterminante. Ils se rencontrent en 1932. L’aimantation agit alors, non pas le coup de foudre, qu’on se garde bien de ses facilités. Il s’agit bien plus de l’ajustement de deux territoires mouvants, de deux sphères imaginatives et créatrices. Voici les premiers mots de la première lettre, datée d’une nuit de 1932 : « Je commence à avoir peur en écrivant le mot “nuit” et en écoutant le grand silence qui m’environne. Mais les dragons ne viendront peut-être pas, imaginant que tu es encore ici cette nuit. J’ai beau les redouter, je ne crois pas qu’ils sachent tout, et puis il est vraiment étrange que tu sois absent. » Le ton est donné, autant que la perspective, jamais centrée, dans laquelle s’inscrit une relation longue de plusieurs années, et que cette correspondance miraculée reflète, par le truchement du quotidien et de l’immédiat, et sans jamais glisser dans l’épanchement verbeux ou la confession effusive. Tout est ici retenu par le fil tendu de l’imaginaire. C’est-à-dire le monde improbable et fascinant des images. Mais dès lors que Mandiargues rencontre Bona, cette alliance subtile des âmes et des cœurs se rompt. De 1952 à 1991, année de la mort de Mandiargues, les deux amis/amants ne s’adresseront plus la parole. On relève, dans cette correspondance, quatre temps forts, qui inscrivent les destins individuels sur fond d’histoire collective : 1932-1936, les débuts ; 1936-1937, l’essor de la carrière internationale de Leonor ; 1938-1943, les années de guerre et les évasions vers Monte-Carlo ou Arcachon ; 1944-1945 : les voies parallèles, Leonor s’installant à Rome et Mandiargues s’engageant dans la rédaction de quelques-uns de ses grands textes. Mais l’autre mérite de cette relation épistolaire est sans doute de jeter un éclairage saisissant sur le monde des poètes et des artistes de la période d’avant-guerre : on croise ainsi les profils de Breton, Picasso, Max Jacob, Max Ernst, De Chirico, Dali, Éluard, pas toujours à leur avantage. D’autres figures se dégagent de la cohue familière : Eugene Berman et Pavel Tchelitchew. Mécènes, créateurs de mode, galeristes défilent aussi, sur la toile de fond d’une effervescence artistique qui fraie de nouvelles voies et défraye la chronique. Mais ce bruit, s’il possède quelque granulation documentaire, ne constitue pas l’essentiel, lequel réside, comme le dit Patrick Mauriès, dans la « recherche de la juste distance, de l’équilibre entre indépendance et partage, amour et amitié, fidélité et aventure ». Il ajoute que « cette tension vers le phalanstère, ou du moins la communauté de valeurs, est indirectement l’une des grandes leçons de vie de cette correspondance ».
Mots. L’Aventure des mots de la ville à travers le temps, les langues, les sociétés (Robert Laffont/Bouquins, 2010, 1490 p., 39 €). Kolossal travail, 264 articles denses, 160 auteurs, une « charte éditoriale » publiée dans une introduction substantielle et précise, et pour cause : les contributeurs parlent aussi bien l’allemand, l’anglais, l’espagnol, le français, l’italien, le portugais, le russe – et l’arabe, « langue d’un monde dont les interactions avec l’Europe, particulièrement autour de la Méditerranée, ont toujours été intenses ». Parfois, certains contributeurs en parlent plusieurs parmi les huit citées, sans compter certaines variantes régionales. Un gros livre, mais pas un dictionnaire, plutôt « un guide de voyage, une invitation à de multiples cheminements possibles dans les villes et dans les mots, dans le temps, les langues, les sociétés urbaines ». Pour chaque langue étudiée, trente à quarante entrées, touchant quatre grands thèmes : les catégories de ville, les types d’habitat, les voies et espaces découverts. Les mots de tous les jours, et pas ceux exclusivement réservés aux langages techniques, administratifs ou savants. Leur histoire, tributaire de variations d’usage selon les époques, les registres de langue, les situations : un travail sur les processus de désignation et de nomination, et sur la « cristallisation de leurs résultats dans les lexiques ». Une posture donc résolument descriptive, où il a constamment fallu homogénéiser un profil parfois trop historique, ou sociologique, ou géographique, ou « urbanistique » que la formation d’un auteur expliquait. But et programme : tenter de « restituer les significations effectivement données au fil du temps par des gens à des mots ; que ces significations puissent être floues, ambiguës, contradictoires est la matière même de notre enquête ». Mots mis en examen ? Au hasard : cité, città, city, ciudad ou médina, ou les russes « kreml’ », « kottedz » ou « gorod », ou « Hauptstadt », ou « mall », ou « maison », « immeuble », « rue », « Markt » ou « Mauer », « résidence », ou « Sozialwohnung », ou « patio » ou… ZUP. Ni dictionnaire critique, ni bilan critique de la discipline, ni même état des savoirs sur la ville : une aventure à laquelle le lecteur est convié dans une perspective à la fois sérieuse dans le contenu, ludique et buissonnière dans l’usage capricieux que l’on en peut faire. D’ores et déjà, un « usuel ».
Musset. Gonzague Saint-Bris, Alfred de Musset : biographie (Grasset, 2010, 300 p., 20 €). Une biographie de circonstance (bicentenaire de la naissance de Musset) qui n’apporte pas grand-chose à la connaissance du sujet. George, Alfred et Pagello, morceau de choix dans le lyrisme emprunté. On avait les poèmes et les lettres : on n’avait pas le témoignage de première main de Gonzague Saint-Bris, lequel pallie l’absence d’enregistrements par l’invention de dialogues qui valent leur pesant de fariboles. Rien, ou presque, sur les œuvres, un vague résumé de l’argument de chaque pièce ou poème ou roman lorsqu’il en est question. Bref, on est un peu énervé, mais on a ses raisons.
Occultisme. Anthologie française de la littérature occultiste aux xixe-xxe siècles, édition d’Emmanuel Dufour-Kowalski (Delphica, 2010, 600 p., 45 €). Nulle surprise, face à un tel ensemble, que d’y repérer un certain fouillis, puisque c’est le propre de ce genre de littérature que d’être confuse. Pourtant, tout effort d’organisation méritant d’être salué, on peut prendre au sérieux ce travail de compilation de textes plus ou moins célèbres, qui ont proliféré dans la période récente, poursuivant ce qui s’était construit dès l’Antiquité, en marge de la théologie comme de la philosophie. Le classement des 55 textes sélectionnés entre visionnaires et cabalistes, hydropathes et poètes humoristes du Chat Noir, poètes kabbalistes et Rose-Croix, gnostiques symbolistes, spiritualistes, sociologues et théosophes, lucifériens et alchimistes, historiens, médiateurs et traditionalistes, néo-symbolistes, peut sembler balayer largement le champ. Pourtant, deux démarches, que l’on peut penser voisines mais qui sont pourtant bien différentes, s’en trouvent mêlées : l’ésotérisme, qui relève d’une exégèse et de la recherche d’un ou de plusieurs sens cachés derrière un texte, et l’occultisme, qui tient davantage de la recherche d’une réalité cachée, d’un autre monde à découvrir. L’auteur – et c’est son droit –, semble très attaché à la tradition occidentale, adepte d’un christianisme ésotérique assez johannique et rejetant de son anthologie les éléments les plus orientalisants de cette nébuleuse. Il englobe tout dans un même univers, dont on se demande si ce n’est pas la nostalgie parcourant l’introduction et une forme de poésie qui le structurent. On aurait aimé trouver, pour mieux se repérer, un panorama un tant soit peu classé des associations dont l’existence traverse le livre et qui ont regroupé nombre d’adeptes des thèmes évoqués. Mais il faut s’y résoudre, l’ombre enchantée de la modernité a développé, entre autres avatars, une paralittérature surabondante forcément imprécise et dont cet ouvrage offre un florilège d’exemples. La collection dans laquelle il s’inscrit gère, livre après livre, la maintenance de cette nébuleuse. Il serait vain de citer, de cette anthologie, les passages les plus absurdes, les plus machistes ou d’une naïveté désarmante. Mieux vaut conclure, face à une telle constance, que cette forme de littérature possède un public fidèle. Elle véhicule un univers enchanté, tout un pan de l’imaginaire disponible, à prendre comme tel. Cet imaginaire correspond historiquement, pour la période couverte par ce gros livre, à une suite de réactions face à des moments violents de désenchantement, dans un style qui se trouve sans doute aujourd’hui quelque peu démodé. Mais c’est bien d’être à la fois dans le siècle et hors du temps, dans un éternel pas de côté, et que continue à exister cet « occultisme », au sens très vague, forcément vague, du terme.
Objets désuets. Francesco Orlando, Les Objets désuets dans l’imagination littéraire : ruines, reliques, rebuts, lieux inhabités et trésors cachés (Classiques Garnier, 2010, 764 p., 87 €). Spécialiste italien de l’analyse freudienne des textes littéraires, musicologue, essayiste et romancier, Francesco Orlando (1934-2010) a publié en 1993 Gli oggetti desueti nelle immagini della letteratura, dont voici la traduction française. Sous-titré Ruines, reliques, raretés, rebuts, lieux inhabités et trésors cachés, l’ouvrage se présente comme une recherche innovante sur le statut des objets dans la littérature, en particulier des objets devenus non fonctionnels, vieillis ou inutiles. Une impressionnante collation de fiches thématiques constitue son matériau premier, dont l’auteur souligne, dans sa préface, combien elle allait à l’encontre des perspectives formalistes ou sémiotiques en vogue dans l’Université italienne des années 1970. Cette liste d’usages variés, volontairement peu organisée au départ, témoignerait, selon l’auteur, d’un principe essentiel de la psychè humaine : le rachat par l’esthétique du désagréable et du laid, ou, pour le dire en termes freudiens, la formation d’un compromis entre l’expression artistique jouissive et le rejet d’objets ou d’images repoussés en raison de leur absence de fonctionnalité. Le vers de Baudelaire : « Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées » illustre la pertinence de cette proposition. D’autres exemples, innombrables, peuvent être glanés dans toute la littérature européenne. Pour ne pas céder à la simple collation de citations hétérogènes, Orlando tente de penser un modèle général. Les constantes textuelles qu’il recherche ne se réduisent pas aux objets eux-mêmes, ou aux traditions littéraires qui les ont développés : il les présente sous la forme d’un arbre de possibilités binaires, opposant, par exemple, les objets perçus comme exemplaires ou non exemplaires (inconvenants), sérieux ou non, perçus comme historiques ou caducs, etc. L’ensemble des catégories donne un tableau de douze modèles conceptuels, qui s’énoncent dans des formulations complexes : le « monitoire solennel », le « désolé-disloqué », le « prétentieux-fictif », etc. Le reste de l’ouvrage est principalement consacré à éprouver la validité de ces concepts. C’est ici qu’apparaissent ses limites. Tout à son système, l’auteur se borne le plus souvent à aligner des commentaires de textes assez classiques, qui glosent l’usage des objets par des auteurs glanés au fil de ses lectures ou des travaux consultés. Assez curieusement, si l’index thématique reprend les catégories utilisées et si l’index des noms donne les textes consultés, il n’y a pas moyen de retrouver la liste des objets désuets dont il est question dans l’ouvrage. Le lecteur qui s’intéresse aux choses et non aux concepts aura ainsi, peut-être un peu rapidement, la tentation d’ajouter cet épais volume au nombre des ouvrages désuets.
Perec. Franck Evrard, Georges Perec ou La littérature au singulier pluriel (Les Essentiels, 2010, 64 p., 5,90 €). En vingt-six fiches et à peine plus de soixante pages, ce petit fascicule balise les territoires de création dans l’œuvre de Perec. En fait, il s’agit moins de la présentation raisonnée d’une œuvre proprement dite que de l’approche, synthétique, concise, des grands lieux imaginaires et formels qui soutiennent une démarche d’écriture de bout en bout singulière et parfaitement irrécupérable. Pour autant, le travail de Perec ne se résorbe pas dans le solipsisme le plus pur, tant s’en faut. On ne s’étonnera pas, par conséquent, des passages obligés sur les activités de l’auteur dans les rangs de l’Oulipo, de l’emploi qu’il fait de ses contraintes savantes et de ses propositions techniques. Les développements attendus sur le jeu avec les conventions du roman, les structures, les intertextes, sont d’une grande utilité, descriptive et récapitulative. On prend plaisir également à lire les pages consacrées à « l’exploration de la mémoire » notamment dans Je suis né et W ou le souvenir d’enfance, auxquelles fait écho, à quelques pages de distance, la fiche portant sur Je me souviens et la question de la mémoire collective. Ce guide de lecture, qui tient la gageure de cerner le massif complexe des écrits de Perec en si peu d’espace, remplit son objectif : offrir des repères clairement formulés et solidement documentés, et proposer un axe directeur, un fil courant à travers la diversité des formes, des genres et des structures. Ce fil, Franck Evrard le rattache à cette question douloureuse et problématique de la judéité telle que Perec s’est, dans un premier temps, efforcé de la refouler pour en faire ensuite, par paliers et cheminements progressifs, l’élément central de son travail, le point d’équilibre ou de déséquilibre de son œuvre. Cette question, loin de former comme un noyau identitaire, replié sur son minerai meurtri, est comme le foyer irradiant où s’articulent la condition du sujet et le mouvement de l’Histoire : mouvement de désolation et de dépossession, qui hante l’imaginaire perequien de la lettre manquante, de l’espace vide, du lieu absent. Une tragédie sans tragique, remise en jeu dans les espèces et les espaces de l’écriture.
Photographie. Daniel Grojnowski, Usages de la photographie (José Corti, 2011, 246 p., 20 €). Pionnier de l’histoire des mouvements poétiques et humoristiques fin de siècle, l’auteur invite à une promenade dans le paysage déjà sillonné en tous sens de la photographie en ses rapports avec la littérature, ou vice versa (il avait déjà donné une contribution à ce thème dans Photographie et langage, paru en 2002). Dans cet ouvrage au titre manifestement pragmatique, il s’attache à des genres laissés de côté, et qui pourraient servir de justification aux cultural studies. Une des épigraphes, où se trouve l’inévitable citation de Barthes dès qu’il est question de ce media, indique son point de vue : « … car pour être indicielle, elle n’en est pas moins représentation » (Ronald Fence). Là aussi, on pourrait dire : et vice versa. Daniel Grojnowski commence par le solitaire Eugène Atget, mis en avant par les surréalistes dans leur découverte du merveilleux moderne, et par le surréaliste Jacques-André Boiffard, dont les photographies ont servi à Breton de substituts de description pour Nadja et sont indissociables de ce livre-culte. Man Ray, « l’homme qui rayonne », est étudié pour ses détournements, ses rayogrammes, ses solarisations, sa photographie de l’élevage de poussière de Marcel Duchamp. Le livre donne un véritable reportage, argumenté, sur l’œuvre et la personne d’André Zucca, dont les photographies de Paris sous l’Occupation, exposées à la mairie de la même ville, ont suscité une vaine polémique par leurs couleurs riantes et l’absence de mise en perspective historique à l’usage d’un public considéré comme profane. Daniel Grojnowski se penche aussi sur des œuvres hybrides comme le « photo-roman » de Philippe Curval, Attention les yeux (1972), et La Noyée de Royan de François Julien-Labruyère, sur des photographies de Jacques-Henri Lartigue. Il s’attache à un nouveau genre, le photo-roman ou « récit-photo », terme qu’il avait proposé pour Bruges-la-morte de Georges Rodenbach et pour Nadja dans son précédent ouvrage. Sont explorées les œuvres de contemporains comme Philippe Claudel, Colette Fellous, Annie Ernaux, Marc Marie et, parmi ceux qui font part égale aux deux médias dans leur livre, à Hervé Guibert, dansSuzanne et Louise (2005), à l’actrice Anne Brochet et à l’artiste protéiforme Sophie Calle (Des histoires vraies, 1994). Non moins original est le choix de la photographie « mise en scène », des tableaux de Bernard Faucon, du glauque Jan Saudeck, et de David LaChapelle, dont l’extraordinaire photographie-tableau sur le Déluge est reproduite. On sait gré à l’auteur de prendre pour objet les affiches photographiques qui participent au « monde de l’art » et font partie de notre quotidien, comme celles de Jean-Loup Sieff. Il poursuit sur un domaine déjà exploré par l’histoire de l’art, sinon des sciences, mais toujours fascinant : celui des photographies « spirites » ou « transcendantes » des esprits, des ectoplasmes ou des médiums inspirées par le spiritisme ou la métapsychique, où il rappelle notamment les expériences prétendument contrôlées sur Eusapia Paladino ou Eva C. Daniel Grojnowski termine sur ce qu’il appelle les « photographies icônes » : la colonne Vendôme mise à bas par Courbet, la petite Vietnamienne courant nue sur la route et le petit Juif du ghetto de Varsovie les bras en l’air.
Picon. Agnès Callu, Gaëtan Picon (1915-1976). Esthétique et culture (Champion, 2011, 720 p., 110 €). « Partout gronde un feu souterrain. Toute forme dit la force qui la fouette, la menace, la soulève hors d’elle-même […]. Comme au bord des mots, le voici debout, à l’extrême pointe du visible. Il ne peut faire un pas de plus sans tomber. » Ainsi finissait l’étude que Gaëtan Picon avait consacrée aux dessins de Victor Hugo. Cette phrase lui va comme un gant. La lecture du recueil d’Agnès Callu, qui analyse et reproduit certains de ses textes critiques, fait sortir d’une occultation relative ce styliste admirable, disparu prématurément lors de l’été 1976, victime d’une congestion de lumière sur les plages de l’Ile de Ré. On sourit et l’on s’émeut à la lecture du pastiche que Picon rédige à l’âge de dix ans, intitulé Les Chants de Lyrismor : « Chant I :Oh lecteur au visage haineux, je te batise [sic] chien de Lyrismor. Vite essuies [sic] de ta lèvre avec ton grand mouchoir de cimetière la bave de dépi [sic] et de colère vaine qui un instant a coulé comme un fleuve de ta bouche. Tu ne m’as jamais vu et pourtant tu me voies [sic] à travers l’océan de vie telles [sic] que ces figures légendaires qu’on montre au enfant [sic] pour leur fair [sic] peur. Ignores-tu qu’est-ce que Lyrismor donc lesses-toi [sic] attaché [sic] une laisse autour de ton cou et un immense orgueil t’envahira soudain. Oh ! divine flèche de l’archer Appollon [sic] ! »Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, et un certain Ducasse aurait sans doute eu pour lui, une fois n’est pas coutume, un sourire presque bienveillant. Bien des années plus tard, Picon rédigeait L’Usage de la lecture, Lecture de Proust, L’Écrivain et son ombre, Un champ de solitude, L’Œil double. Avec, étrange interlude, un passage un rien ministériel en tant que Directeur général des Arts et des Lettres, à la demande d’André Malraux, dont il avait été le biographe.
Poétesse. Patricia Izquierdo, Devenir poétesse à la Belle Époque (1900-1914) : étude littéraire, historique et sociologique (L’Harmattan, 2010, 386 p., 35 €). Cette étude s’ouvre à tous les risques de l’étonnement et de la déception parce qu’elle hante les songes de l’historien qui refait la promenade en parcourant les allées les moins connues du Paris littéraire de la Belle Époque. Il faut se rendre à l’évidence que les femmes auteurs de cette époque demeurent mal étudiées et mal jugées. Cet essai repose sur l’idée que la production poétique des femmes 1900 est marquée par une sensibilité au pleinairisme. Patricia Izquierdo ne manque pas l’occasion de souligner que l’essor de l’Art nouveau y est pour quelque chose. Chemin faisant, prenant note de l’expansion de la presse féminine, elle se penche sur les œuvres d’Anna de Noailles, de Judith Gautier, de Renée Vivien, de Natalie Barney, et sur les œuvres, jusqu’ici négligées, de Marie Dauguet, Hélène Picard, Lucie Delarue-Mardrus, Loïe Fuller, Cécile Sauvage. Qui sont ces femmes ? Qu’écrivent-elles ? Où publient-elles ? L’auteur établit qu’elles sont toutes de provenance aisée, ce qui leur assure une indépendance du foyer. L’hypothèse n’est pas nouvelle, mais sa mise en situation est ici rigoureuse. La démonstration se fait en trois chapitres. Une fois le décor planté, le deuxième chapitre présente les ramifications du féminisme 1900. Le troisième, le plus innovateur, est consacré aux postures et au parcours des femmes prises individuellement. Le livre retrace leurs interventions dans le champ littéraire, leurs stratégies d’écriture et leurs blocages. Avec l’hypothèse complémentaire qu’une insertion différente dans le jeu relationnel s’exprime par une communauté de comportements dans un système de consommation et de publicité, fallait-il, au bout du compte, réserver des pages à des plaintes souvent entendues contre l’injustice des hommes de lettres en place ?
Police. Bruno Fuligni, La Police des écrivains, deuxième édition augmentée (Horay, 2011, 248 p., 18 €). Après une première édition, parue en 2006 et qui prenait fin sur les documents de 1940 des rapports de police sur André Breton, cette nouvelle mouture est enrichie des dossiers, devenus consultables, de trois littérateurs : Prévert, Vian et Sartre. La pièce la plus plaisante est assurément celle des « rapports qu’entretient M. Boris Vian avec son contrôleur des contributions directes ». En 1946, ayant négligé de remplir sa déclaration d’impôts, le récent auteur de J’irai cracher sur vos tombes se fendit de ce poulet : « Mon cher percepteur, / Je m’aperçois avec une stupeur désarmante que, vu une terrible maladie qui m’a cloué au lit en temps utile, j’ai complètement oublié de faire ma déclaration d’impôt pour 1946. / Comme je suis foncièrement honnête et comme vous êtes un homme doux et affectueux, je vous prie donc de m’envoyer une feuille de déclaration car je n’en trouve plus maintenant. / Avec une grosse bise, je vous prie d’accepter d’avance mes remerciements. / Ci-joint un timbre pour la réponse. » Le fonctionnaire de la préfecture de police indique, dans une note, que de tels courriers ont sans doute « coûté, du point de vue fiscal, très cher à leur auteur ». Penser que dans quelques années, la curiosité publique pourra s’exercer sur le dossier d’un Daniel Pennac, d’un Max Gallo ou d’un Alexandre Jardin donne froid dans le dos.
Pourtalès. Guy de Pourtalès, Correspondances II, 1919-1929, éditées par Doris Jakubec et Renaud Bouvier (Slatkine, 2011, 703 p., 60 €). Cette série ne présente qu’un choix dans une de ces correspondances très abondantes et « européennes » qui existaient encore pendant l’entre-deux guerres. Il est en cela frustrant de ne pouvoir suivre le développement de certaines relations jusque dans ces détails apparemment inutiles qui font parfois le charme des correspondances. On ne se plaindra tout de même pas, car le volume est superbe, annoté avec précision, abondamment illustré, avec nombre de documents joints en annexe sur la réception des livres de Pourtalès. Ce sont des années fastes pour le futur auteur de La Pêche miraculeuse : Gaston Gallimard le choisit pour lancer, en 1925, sa collection à succès des Vies des Hommes illustres dont le n°1 est la Vie de Franz Liszt (et Pourtalès donne ensuite très vite un Chopin et un Louis II de Bavière). Gallimard publie également son premier roman, Montclar.Pourtalès est un auteur pourtant peu reconnaissant, récriminant sans fin contre les choix de son éditeur et réclamant toujours plus de publicité – mal à l’aise, peut-être, dans le rôle d’auteur à succès. Parmi les nombreux autres correspondants, on trouve Gide et Valéry, Curtius, Suarès, Ramuz, Copeau, Jaloux, Du Bos, Cocteau, Larbaud, Pitoëff (qui monte et interprète, en 1922, la traduction de Mesure pour mesure due à Pourtalès) – sans compter des musiciens comme Paul Dukas, Ernest Bloch ou Alfred Cortot. Une bonne part de la vie intellectuelle des années vingt revit ainsi dans ce volume.
Presse belge. Francis Sartorius, Tirs croisés. La petite presse bruxelloise des années 1860. Complément (Du Lérot, 2010, 110 p., 30 €). Au temps d’un Second Empire français pas encore libéral, la Belgique constituait, avec la Grande-Bretagne, un havre de liberté qui fut propice à l’éclosion de nombreuses publications, dont la plupart furent éphémères. Dans ce petit ouvrage élégamment illustré, l’auteur, n’ayant pas eu, en 2003, la possibilité de publier l’ensemble de sa recherche érudite, propose aujourd’hui un ajout dont on peut regretter qu’il ne s’agisse pas d’une édition revue et augmentée, qui eût évité à cette belle édition un aspect marginal. Quoi qu’il en soit, un travail de bénédictin a permis à Francis Sartorius de retrouver des dizaines de feuilles qui n’eurent parfois qu’un seul rédacteur. Malgré l’hétérogénéité des publications recensées, qui se combattirent parfois les unes les autres, toute une sensibilité culturelle de l’époque se trouve retracée à travers la présentation de nombreux publicistes, à la fois écrivains, journalistes et idéologues, qui usèrent fréquemment de l’anonymat. On y lit une Belgique francophone en train de se constituer comme base arrière d’une partie de la gauche et de l’extrême-gauche françaises et comme entité jalouse de sa spécificité, sous le signe d’une liberté d’écriture – et donc d’expression –, ressentie comme précieuse. On observe en particulier la construction d’un milieu de libres-penseurs qui ne pourra s’exprimer en France qu’après le nouvel exil qu’entraînera la Commune. Plusieurs publications ont un caractère purement culturel que les premiers chapitres explorent. Le dernier est consacré aux aventures que Joseph Proudhon, exilé en Belgique pour son De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, connut sur un malentendu. Il avait publié en 1862, dans l’Office de la publicité, un article sur l’Italie dans lequel certains mauvais esprits crurent déceler une volonté cachée d’annexion de la Belgique, qu’il eut de la difficulté à démentir. C’est dans ce journal marginal que le philosophe libertaire préférait écrire plutôt que dans certains titres consacrés, ce qui donne l’occasion à Francis Sartorius d’examiner les canaux discrets par lesquels passa son expression libertaire dans la jeune Belgique. Cela permet aussi de constater les limites d’un cadre d’expression qui, s’il contrastait avec l’ordre moral régnant en France, se heurtait aussi à ce qui s’organisait parallèlement dans le Royaume comme forces conservatrices regroupées autour de l’Église catholique.
Proust. Valentine Chaumont, La Passion selon saint Marcel. Proust et le génie humain (Seringa, 2010, 190 p., 10 €). L’auteur tente ici une définition du « génie », comme l’indique le titre, tout en prétendant « réhabiliter » moralement Marcel Proust. L’auteur de La Recherche en avait-il besoin ? Certes pas, mais Valentine Chaumont s’autorise de cette posture pour se livrer à diverses investigations et digressions qui vont de la mort de Louis XV ou de la quête du Graal à Alfons Mucha, tout en empruntant mille détours. Si certains passages bien documentés sont intéressants en eux-mêmes, ils n’apportent guère à la connaissance de La Recherche et encore moins au génie de Proust. Quant aux révélations biographiques évoquées, qu’il s’agisse des rapports de Proust avec sa mère ou avec Alfred Agostinelli, elles ne reposent que sur des « assertions fantasques », comme l’auteur elle-même le reconnaît. Peut-on ensuite sérieusement élaborer des certitudes en se fondant sur des lettres « disparues » (à Marie Nordlinger) ou sur des sources revendiquées comme « incomplètes ». Des affirmations péremptoires et un ton plus que désinvolte déconcertent autant que la curieuse revendication du patronage de Michel Onfray rangé ici au côté de Socrate – et que le manque de rigueur, tant dans la composition que dans l’expression, dont souffre l’ensemble du texte. La méthode choisie, « l’analogie », sert à justifier quelques associations bizarres. La conquête de l’Angleterre par les Normands, l’héraldique, les mythes grecs sont utilisés pour éclairer certains éléments ponctuels de La Recherche. L’auteur se transforme également en détective privé pour découvrir la « véritable » personnalité de la mère de Proust et pour en arriver finalement, par des rapprochements inattendus, à des conclusions surprenantes. Mais, même si les preuves n’existent pas, peu importe pour Valentine Chaumont, puisque les lettres détruites « parlaient sûrement d’un sujet tabou ». C’est avec une même détermination qu’elle conduit son enquête, grâce à ses « preuves analogiques », et parvient à ses fins : dénoncer la « faute » de la mère de Proust et le traumatisme qui en aurait découlé pour lui, puis révéler une filiation d’Agostinelli qui expliquerait l’attitude de Proust à son égard et l’exonérerait par là même des accusations – par ailleurs depuis longtemps désuètes – portées sur la nature de leurs relations. Quant à la réflexion menée pour cerner le génie de Proust, puisqu’ il s’agit là de l’objectif de départ, elle n’apporte aucun élément vraiment nouveau et tourne rapidement court. Le simple refus de toute interprétation freudienne ne suffit évidemment pas à faire œuvre originale.
Puech. Jean-Benoît Puech, Par quatre chemins. Entretiens (Les Impressions nouvelles, 2011, 190 p., 17 €). Le bovarysme de l’auteur tient du rapiéçage, voire du stoppage. Ses pseudonymes et hétéronymes, auxquels se surajoute un Jean-Benoît Puech supposé pour couronner le tout, comme une cerise sur le gâteau d’Emma, viennent tous réparer une déchirure en refaisant la trame et la chaîne de l’étoffe. Au fil des ans, ils remettent cent fois sur le métiercet ouvrage, histoire de préciser toujours davantage qui pourrait bien êtreBenjamin Jordane. Le résultat de souvenirs littéraires et familiaux ? De tensions sociologiques qui se font tôt sentir ? De quelques affinités électives, intellectuelles prestigieuses, amoureuses, amicales dont il s’agit de débrouiller le désir ? D’attachements plus ou moins fantasmatiques, autour du petit milieu intellectuel orléanais rassurant, autour du coin du Val, sis entre Loire et Loiret, d’une maison parce que le lierre s’y attache et envahit tout ? Le genre biographique accapare, qui sait, peut-être, au détriment de la vie ? Il se fait sentir attractif pour être mortifère : cet art poétique analytique qui tient du brouillon, de la variante pour affiner, qui tient le compte de tous les « fonds de tiroir » imaginaires et réels, n’est-il pas définitivement jamais abouti ? Impérieusement, n’exige-t-il pas toujours la quête esthétique d’une identité sans ombre au tableau, comme s’il fallait ne pas laisser de pan de vie sans l’éclairage d’une motivation ? La pelote ne doit surtout pas se dévider. C’est un « choix » revendiqué, en quelque sorte stylistique. L’un des modèles du genre, allégué par Jean-Benoît Puech, est André Maurois : Ariel ou la vie de Shelley. On ne peut douter du fait que ces entretiens s’ajoutent au projet Fondane. Ceux-là résultent de quatre conférences données indépendamment ; si elles n’évitent parfois pas les redites, ces reprises tentent de serrer aussi fortement que possible les « points de capiton ». Les textes initiaux ont été revus, corrigés et parfois amendés par des notes. Des rangs à points serrés soutiennent le tissu : ils définiraient une idée de la littérature selon Jean-Benoît Puech – ce qui pourrait faire œuvre de et autour de Benjamin Fondane – et confectionner fébrilement, mais avec métier, une identité qui vaut bien l’autre.
Renard. Hugues Laroche, Jules Renard. Le réel et son double (Eurédit, 2011, 270 p., 48 €). Si secret il y a dans l’œuvre de Jules Renard, il se sera peut-être scellé dans la disparition supposée de l’auteur derrière sa plume, grâce à un style dont le caractère épuré aura pu donner l’impression, à bien des lecteurs, qu’il s’agissait d’une pure traduction du réel, sans la moindre fioriture, et même sans point de vue. Un esprit mauvais en conclurait que l’auteur de Poil de Carotte aurait, dans son écriture réputée grattée jusqu’à l’os, fait l’économie de la littérature, comme son personnage de sale gosse qui fit fortune dans l’univers éducatif avait évacué le moindre bon sentiment. Tout l’effort du livre d’Hugues Laroche consiste à chasser cette mauvaise pensée déqualifiante et à tenter de nous convaincre que, depuis les Histoires naturelles, il y eut bien une œuvre d’écrivain. Bénéficiant de l’amitié sans faille d’Octave Mirbeau qui l’amena à l’Académie Goncourt, Renard a accédé post mortem à une édition en Pléiade et la Revue de ses Amis, née en 2000, en est à son douzième volume. Tout cela pourrait attester d’une certaine reconnaissance sociale et littéraire. Mais ce n’est pas ce qui intéresse Hugues Laroche qui, envisageant successivement les grands thèmes de Renard, cherche à traquer sa position artistique. Cela commence par le rapport de l’écrivain à une vérité toujours désenchantante, l’art n’étant pas destiné à la réenchanter, mais à la falsifier. Puis vient la femme, sous ce regard typique de Renard (« je t’aimerai, le temps de voir dans ce grain de beauté une verrue »). Quant à l’enfant, on le considérera comme un « petit animal nécessaire ». L’amitié ? Elle ne semble pas davantage à sauver que l’amour. Puis l’auteur s’attaque à l’ensemble de l’œuvre, Journal et correspondance compris, pour l’interroger d’un point de vue théorique, à travers la coexistence de la poétique et de la politique du vrai chez Renard, interrogation complétée par la question qui se trouve au centre de l’analyse proposée : le rapport du réel et de son double chez l’auteur de L’Écornifleur. Dans sa conclusion, Hugues Laroche reprend un certain nombre de regards critiques portés par des contemporains. Sartre avait comparé, dans un premier temps, Renard et Ponge comme étant des amateurs des choses et donc, à l’inverse des amateurs de l’âme, condamnés à une discontinuité, avant de considérer que l’idéal de silence de Renard le conduisait à un échec, alors que Ponge aurait réussi à construire une œuvre poétique. Dans un tel contexte, comment faire à la fois œuvre de réalisme et de poésie ? C’est dans cette tension aux limites de la contradiction que se situe tout le propos d’Hugues Laroche face à ce poète qui ne rêvait pas, cet observateur rigoureux qui ne pouvait se débarrasser de l’illusion, ce romancier et dramaturge dont le Journal, la correspondance et le souvenir de certains confrères témoignent de la permanente insatisfaction qu’il eut de son œuvre comme de sa réception publique, une douleur inscrite dans le prototype d’une enfance malheureuse et difficile à sublimer. Cela explique pour partie que ses écrits restent assez peu étudiés, comme le rappelle Hugues Laroche, avant d’apporter sa pierre à la réintroduction, dans le paysage, de cet écrivain devenu une mine de citations, notre spécialiste effleurant au passage un thème d’étude d’histoire et de sociologie littéraires : le nombre de thèses consacrées à un auteur considéré comme un indicateur précieux de son statut symbolique.
Revues. Revues modernistes, revues engagées 1900-1939, sous la direction d’Hélène Aji, Cécile Mansanti, Benoît Tadié(Presses universitaires de Rennes, 2011, 417 p., 18 €). La connaissance du monde prolifique des revues d’avant la Deuxième Guerre mondiale progresse au gré des publications érudites dont cette livraison est un exemple. Issues d’un colloque international, les vingt-sept contributions (en langue française ou anglaise) permettent de découvrir des titres qui ont tous, à leur manière, participé de la tension que les coordonnateurs de l’ouvrage explicitent en introduction. La modernité qui caractérise ces revues parfois éphémères relève en effet d’un avant-gardisme qui est soit esthétique, soit culturel, soit politique, les trois aspects se croisant souvent. Le recueil est divisé en trois parties. La première replace, sous le titre Nations et démocraties en crise, des titres aussi géographiquement et thématiquement distants que La Revue phénicienne au Liban, posée comme actrice de la « naissance d’une nation », le support des écrivains noirs américains Crisis, hésitant « entre nationalisme et internationalisme » ou encore Vendredi, hebdomadaire du Front populaire, qu’animait notamment André Chamson. La deuxième partie envisage le rôle de personnages-clefs, relève ce que fut l’attitude d’« esthètes et citoyens » comme Michel Leiris face aux revues modernistes, vu sous l’angle triple du Surréalisme, de l’ethnographie et de la politique. Autre personnage d’importance, Edward Gordon Graig en Angleterre, dans The Mask (1908-1929), illustra un processus allant « de la mise en scène scénique à celle de la politique ». La troisième partie interroge les groupes et les mouvements de pensée. Entre autres exemples de cette approche, citons « The Seven arts et la construction d’un milieu intellectuel newyorkais » ou, dans la même ville, The Masses (1911-1937) « magazine radical entre avant-garde et conformisme ». Ce recueil rend compte d’un travail dont on mesure ce qu’il a demandé de recherches et de coordination, et dont chaque élément est intéressant. Mais l’ensemble aurait mérité d’être mieux mis en perspective dans le paysage éditorial du moment historique, en définissant la position de cet espace des revues entre celui des livres et celui des magazines. L’affaire aurait également pu être mieux problématisée, au-delà de la question du modernisme esthétique, culturel et politique. À ce titre, l’ouvrage apparaît davantage comme un « Guide international des revues modernistes » que comme un outil « de réflexion sur [un] enjeu central de la critique contemporaine ». Cette suite d’articles, quelque peu rhapsodique, peut en effet défier la lecture, et il manque une conclusion et une introduction à chaque partie. On regrette également la rareté et la médiocrité des illustrations, et le fait que les résumés n’aient pas été établis dans les deux langues.
Sardou. Victorien Sardou. Le théâtre et les arts, sous la direction d’Isabelle Moindrot (Presses universitaires de Rennes, 2010, 418 p., 20 €). Vive les célébrations de centenaire, surtout quand il s’agit de ressortir de l’ombre des monstres oubliés. Après Victorien Sardou (1831-1908). Un siècle plus tard, qui réunissait une brochette de spécialistes de la littérature et du spectacle de la deuxième moitié du xixe siècle (2007), voici une seconde réunion d’historiens, exégètes et comparatistes, qui montre que l’Université ose sortir des « classiques » et n’hésite plus à pratiquer les passerelles qui étaient la caractéristique de la culture dite « fin de siècle ». Au-delà de la pure étude des textes, nous voilà invités à découvrir une tout autre cuisine, qui nous entraîne dans les coulisses du Théâtre et de l’Opéra, voire dans les studios de fabrique du cinéma, selon le terme de Cendrars. Étonnante, cette position de Sardou, infatigable pourvoyeur de pièces – une soixantaine, dont un bon tiers avec musique de scène – et de livrets d’opéra, et qui commit au moins deux grands tubes – La Tosca (1887), Madame Sans-Gêne (1893) –, à tu et à toi avec tous les vibrions et vibrionnes des planches (voir les contributions d’Odile Krakovitch pour les dames, de Patrick Besnier pour les messieurs), s’offrant le concours de nombreux Prix de Rome pour la musique… soudain relégué au rang des auteurs dits injouables, devenu le « repoussoir absolu des avant-gardes », comme le souligne Isabelle Moindrot qui s’est attelée à la publication de son Théâtre complet. Faut-il ironiser sur ce « Théâtre bourgeois », lorsque son auteur n’a cessé de dénoncer l’hypocrisie régnante et de ferrailler avec la censure ? L’aura qu’il eut, de son vivant, à Londres, à Berlin, à Vienne, aux États-Unis, semble suffisante à fermer tous les clapets. Un regret : malgré les contributions d’Alain Carou et de Françoise Zamour, on ne s’est guère attardé sur la gloire posthume de Sardou au cinématographe. Rien sur les divas qui ont incarné ses dames à l’écran, de Stacia Napierkowska, Theda Bara à Anna Magnani, Monica Vitti, en passant par la Borelli, la Bertini, Gloria Swanson, Arletty. À quand le même travail sur Catulle Mendès ?
Schwob. Bruno Fabre, L’Art de la biographie dans Vies imaginaires de Marcel Schwob (Champion, 2010, 384 p., 80 €). Qu’il irrite ou suscite l’admiration, Marcel Schwob ne laisse pas indifférent. Tenu en haute estime aujourd’hui, comme il le fut de son temps, par une petite communauté d’amateurs et d’écrivains, il n’échappe pas aux critiques de certains, qui voient dans ses récritures des pastiches et des plagiats, et dans son inspiration historique un manque flagrant d’imagination. Il serait intéressant de tenter cette expérience : échanger quelques-uns de ses textes, en un recueil, avec ceux de Jean Lorrain, et inversement. On verrait que les contes de l’un sont souvent indiscernables de ceux de l’autre, et que le mépris ou l’affection qu’on leur porte tient en grande partie à leurs postures réciproques, d’outrance ici, de douce érudition là. C’est de cette érudition et des liens qu’elle entretient avec la création littéraire que traite Bruno Fabre dans cet ouvrage, dont l’enjeu est de mesurer l’originalité des Vies imaginaires dans le champ de la littérature biographique. Analysant la place de ce recueil dans la tradition des biographies historiques (principalement anglaises) et dans le reste de l’œuvre de Schwob, Bruno Fabre fait l’inventaire des sources et des hypotextes des Vies, avant de les étudier comme une œuvre littéraire. La ligne de démarcation entre biographie et biofiction est ténue ; les comparaisons des récits de Schwob avec ceux de Flaubert, Huysmans, Anatole France ou Pierre Louÿs, mais surtout avec les ouvrages biographiques anglais d’Aubrey et Boswell (qui font ici, pour la première fois, l’objet d’une attention aussi soutenue), permettent de mesurer l’originalité de l’art de la « biographie fictionnelle » de Schwob. Bruno Fabre confirme également l’influence décisive de Defoe et Stevenson sur la pratique de Schwob, qui fait un peu figure d’écrivain anglais égaré en terre de France. Son originalité résiderait en grande partie dans l’introduction de modèles anglais dans la littérature française – et par « modèles », il faut souvent dire « pans entiers d’une œuvre choisis avec soin et traduits librement », ce qui fait de Schwob un Nodier fin-de-siècle ou un Lorrain anglophile. Dans la dernière partie, L’Invention d’une forme, Bruno Fabre se mesure aux Vies imaginaires comme texte littéraire et livre quelques éléments centraux de la poétique de Schwob, tels que les motifs de l’errance, la crise onomastique et la question de la filiation, ou l’absence du corps dans ces récits et plus largement dans toute l’œuvre de Schwob : autant de pistes esquissées qu’on aurait aimé voir développées. Quelques questions demeurent, le livre refermé. Comment relier la pratique d’érudition de Schwob avec cette pratique d’écriture ? Il est dommage que l’étude de ses récritures ne soit pas corrélée systématiquement à celle de son style ; on ignore encore dans quelle mesure ses collages biographiques découlent de sa poétique ou l’irriguent. De la même manière, l’analyse serrée des modalités de transposition de la biographie dans la fiction aurait permis de questionner les catégories empruntées à Genette et de nuancer l’opposition brutale entre les « sources » utilisées consciemment par l’auteur et les « hypotextes », qui ne seraient que des souvenirs livresques réactivés : comment faire le départ ? Le concept de biographème, qui désigne chez Barthes « la plus petite unité significative d’une biographie », aurait également mérité des développements ; il aurait été intéressant de sortir cette catégorie du domaine biographique pour la considérer comme une forme particulière de signe, un outil poétique singulier dans la panoplie des écrivains qui essaime dans toutes les formes de fiction.
Vaillant. Jean-Paul Vaillant écrivain, études de Roland Frankart et Thomas Griette (Les 3 Mondes, 2011, 160 p., 15 €). Cet écrivain des Ardennes, dont le nom est surtout connu pour ses travaux sur Rimbaud, n’a jamais été autant à l’honneur, avec, en peu de mois, deux livres à lui consacrés. Celui-ci traite principalement de son œuvre de fiction, de ses activités d’animateur de revues et d’associations littéraires. Rééditera-t-on quelque jour les deux livres majeurs de Vaillant, Macajotte (« roman d’un cloutier ardennais ») et L’Enfant jeté aux bêtes (« avoir 19 ans dans les tranchées »). L’iconographie du présent volume provient des archives familiales. À la page 25, une photographie est ainsi légendée : « 1954. Centenaire de la naissance d’Arthur Rimbaud, devant son collège devenu bibliothèque : Jean-Paul Vaillant, le baron Goffin, Georges Duhamel, Pascal Pia. » D’accord pour les trois premiers, mais erreur d’identification complète sur le quatrième.
Vian. Joseph Vebret, Le Procès de Boris Vian (Librio, 2010, 96 p., 3 €). Les démêlés juridiques ont contribué à élever certains écrivains au rang de mythes. Après une rapide biographie (étrange destin que celui de Vian, rythmé de coïncidences qui semblent à ses lecteurs toutes plus fantaisistes les unes que les autres), Joseph Vebret nous plonge dans les méandres du procès du sulfureux et, à l’époque, très controversé J’irai cracher sur vos tombes. Passant de l’anecdotique aux archives journalistiques, il donne vie à ce procès qui s’est déroulé à huis clos. Ce court document s’achève par la retranscription du jugement rendu public le 13 mai 1950, comme pour apporter la preuve la plus flagrante qui soit. L’auteur parvient ainsi, avec simplicité, à familiariser son lecteur avec le personnage de Vian et à contenter ses plus inconditionnels, en apportant des documents inédits et parfois touchants. Dans un souci d’exhaustivité, il conseille tout de même de se référer à la compilation de Noël Arnaud, Dossier de l’affaire « J’irai cracher sur vos tombes ».
Vivien. Pauline M. Tarn, Chansons pour mon ombre, édition critique de Victor Flori (Le Livre unique, 2010, 88 p., 9 €). Publié chez Lemerre en 1907, Chansons pour mon ombre est peut-être le livre le plus rare de Vivien, étant le seul publié sous le véritable nom de son auteur. Il s’agit d’une sélection, souvent remaniée, de vingt-sept poèmes appartenant aux divers recueils parus sous le nom de Vivien de 1901 à 1906, soit d’Études et préludes à À l’Heure des mains jointes : en somme, à la fois une anthologie personnelle et le choix que l’auteur aurait peut-être voulu laisser à la postérité. Il est dommage que le recueil d’origine de chaque poème n’ait pas été mentionné en note dans cette « édition critique », mais il y a plus grave : un poème tout entier est totalement faussé. Les Emmurées se trouve brutalement transformé, dans le titre comme dans le texte, en Les Emmurés : ce masculin pluriel si incongru eût fait frissonner d’horreur Vivien. Comme si relire attentivement 88 pages d’épreuves était une tâche surhumaine, un travail d’Hercule, provoquant infailliblement une méningite foudroyante ! Le reste de l’édition est à l’avenant, comme le montrent les notes. Dans le cas où le lecteur l’ignorerait, on a en effet jugé indispensable de lui expliquer que « boréales » signifie « situées à l’extrême nord de la planète », que le « gardénia » désigne un « arbuste exotique à fleurs blanches », ou encore que l’« améthyste » est une « pierre précieuse d’un violet foncé, variété de quartz » (rendons cependant grâces au préfacier-annotateur de ne pas nous expliquer doctement ce qu’est une « émeraude » ou un « verger ». Rien de plus louable, néanmoins, que de concocter des éditions de Vivien exclusivement destinées aux écoles primaires, mais était-il nécessaire d’effrayer les chères têtes blondes ou brunes en leur présentant ce travail erratique comme une « édition critique » ? Tout cela est assez pathétique et, dans le genre d’exploit, ne déparerait nullement le Livre Guinness des records pour 2010.
Zola. Aurélie Barjonet, Zola d’Ouest en Est. Le Naturalisme en France et dans les deux Allemagne (Presses universitaires de Rennes, 2010, 280 p., 20 €). Le moins que l’on puisse dire, c’est que le projet de cet ouvrage est original : étudier la réception de Zola en France et dans les deux Allemagne, dans le contexte de la Guerre Froide, du lendemain de la Seconde Guerre mondiale jusqu’en 1978. Dépouillant plus de 300 articles allemands, interrogeant de grandes figures de cette réception comme Rita Schober (qui dirigea dans les années 50, en RDA, la retraduction de l’ensemble des Rougon-Macquart), s’intéressant aussi bien à sa lecture dans les milieux littéraires que scientifiques ou politiques, Aurélie Barjonet montre la réhabilitation progressive de la figure du romancier, qui intervient sans surprise bien plus tôt en Allemagne de l’Est qu’en RFA. Il s’agit finalement bien plus d’un livre sur les débats littéraires est et ouest-allemands, sur les institutions universitaires et leur rôle politique dans des époques troublées, que d’un livre sur Zola. Espérons qu’il trouvera son public.
Paul Aron, Jean-Pierre Bacot, Patrick Besnier, Claudine Brécourt-Villars, Pauline Casano, Alain Chevrier, Marc Décimo, Bertrand Degott, Philippe Didion, Stéphanie Dord-Crouslé, Jean-Paul
Goujon, Nelly Kaplan, François Kasbi,
Jean-Jacques Lefrère, Suzanne Macé, Bertrand Marchal, Jean-Paul Morel, Henri Scepi, Claude Schopp, Julien Schuh, Yves Thomas.