LIVRES REÇUS

Comptes rendus

ArtistesLes Bibliothèques d’artistes (xxe-xxie siècles), sous la direction de Françoise Levaillant, Dario Gamboni et Jean-Roch Bouiller (Presse de l’Université Paris-Sorbonne, 2010, 556 p., 32 €). Jusqu’à aujourd’hui, l’étude d’une bibliothèque avait souvent une fonction très instrumentale : il s’agissait d’en faire l’inventaire ou d’y trouver les sources pour documenter l’œuvre d’un artiste, sur le plan iconographique. L’ambition de ce volume est d’une autre portée : ses contributions s’attachent à explorer à la fois les bibliothèques matérielles des artistes (collections de livres possédés et conservés), reconstituées (par le recoupement d’indices externes) et virtuelles (ensembles de livres supposés lus). La première partie, consacrée au Livre dans le champ visuel, est composée de deux études formant, chacune à sa manière, une entrée en matière. La première, due à Martine Poulain, est d’ordre diachronique : elle interroge la place du livre dans la peinture, du Moyen-Âge au xxe siècle, passant des vanités du xviie siècle aux fragments de textes introduits dans le tableau par Gris ou Picasso, des portraits (nombreux) de lectrices à ceux (plus rares) de lecteurs. La seconde, menée sous forme de dialogue par Dario Gamboni, invite à découvrir le travail de Mariana Castillo Deball, dont l’œuvre plastique fait de la bibliothèque un lieu de réflexion et d’intervention. La deuxième partie analyse des collections ou des bibliothèques déjà constituées, mais qui n’échappent pas à certains problèmes récurrents. Christian Briend met en lumière la part énigmatique propre à certaines bibliothèques d’artistes : si Albert Gleizes et le poète Joë Bousquet furent proches et échangèrent une correspondance nourrie de 1937 à 1938, la bibliothèque de Gleizes ne contient, contre tout attente, que Les Capitales de Bousquet, paru deux ans après la mort de l’artiste. Christian Briend distingue aussi nettement la bibliothèque Albert Gleizes, telle qu’elle est conservée à la Bibliothèque Kandinsky du MNAM-CCI (410 imprimés), de la bibliothèque originelle de l’artiste, qui comprenait plus de trois mille exemplaires. Cette dernière diffère encore de la bibliothèque virtuelle d’un artiste, autrement dit de sa culture livresque, notion dont Fabrice Flahutez souligne le caractère collectif, dans une étude comparée des bibliothèques de Victor Brauner et d’André Breton. La troisième partie, Bibliothèques dispersées ou absentes, réunit une série d’études dont le propos est la reconstitution de la bibliothèque. On pouvait imaginer André Lhote, peintre lettré célèbre pour ses écrits sur l’art, propriétaire d’une impressionnante bibliothèque. Comme le montre Jean-Roch Bouiller, celle-ci n’a jamais été conçue par l’artiste comme un ensemble unique et cohérent, ce qui explique sans doute sa dispersion et l’absence d’inventaire. Le livre occupe dans la carrière de Lhote une place paradoxale : il est à la fois omniprésent et discret. Peut-être l’absence du livre dans son univers familier (comme en témoignent descriptions de son atelier, portraits et reportages) trahit-elle le souci, pour l’artiste, d’échapper à son statut de peintre intellectuel ou théoricien ? Les relations entre Picasso et les milieux littéraires sont connues : l’examen de sa bibliothèque, recomposée à partir d’inventaires divers et des Conversations avec Picasso de Brassaï, permet à Laurence Madeline de préciser le rôle de la lecture dans son parcours artistique. Ce qui frappe dans cette bibliothèque, c’est l’abondance de textes littéraires, aux dépens des ouvrages sur l’art. Mais l’artiste se révèle également bibliophile : l’objet livre compte pour lui, et il a l’habitude de s’approprier certains volumes en y apposant dessins et écritures, les rendant, par là même, uniques. On peut également retrouver, sous d’autres formes, cette appropriation de la chose écrite par l’artiste chez Christian Dotremont, dont les « valises-bibliothèques » sont analysées par Yves Chevrefils-Desbiolles. Chez Dotremont, il y a une bibliothèque visible, telle qu’elle apparaît sur les photographies représentant l’artiste entouré de livres, et une bibliothèque invisible qui accompagne le voyageur dans ses pérégrinations, dispositif documentaire devenant lui-même œuvre. La quatrième partie, Pratiques et fonctions de la bibliothèque privée, se concentre sur les usages effectifs de la bibliothèque par l’artiste et sur le rôle de la lecture dans son parcours intellectuel. L’article de Rémi Labrusse est exemplaire de ce type d’approche par la richesse des perspectives déployées. Contrairement aux bibliothèques fragmentaires ou dispersées étudiées dans la cette troisième partie, celle de Miró se révèle riche et cohérente. Cet état de conservation est sans doute dû à l’importance que l’artiste accordait à l’archivage dans la construction de son identité d’artiste : dans cette perspective, les livres constituent les signes matériels d’un itinéraire intellectuel et plastique que le peintre, avec un soin fétichiste, ambitionnait de transmettre à la postérité. Si le contenu de la bibliothèque s’avère intéressant pour comprendre l’évolution de l’artiste et ses relations avec les milieux littéraires, sa « manipulation » l’est encore plus, et cette étude met en évidence la proximité, tout à fait matérielle, entre Miró et le livre. Témoignent de ses pratiques de lecture l’état des ouvrages, entièrement, partiellement ou non coupés, les passages soulignés, les citations et mentions dans ses carnets ou ses entretiens, voire dans sa peinture elle-même. La dernière partie, Dynamiques de la lecture : modèles, appropriations et détours, analyse la question des filiations livresques. Marc Décimo établit un lien entre la bibliothèque mentale de Duchamp et son œuvre plastique/écrite. Cohérent par rapport à sa posture artistique, Duchamp s’impose d’être différent, même dans ses lectures. Il fait donc le choix d’auteurs marginaux ou incompris, tels Roussel ou Brisset, dont la logique énigmatique est pour lui signe de haute valeur littéraire. Si elle souligne l’aspect lacunaire de la bibliothèque de Picabia, Carole Boulbès ne met pas moins en valeur l’approche à la fois irrespectueuse et fétichiste de Picabia envers les ouvrages de Nietzsche, qu’il a abondamment lus et annotés, avant de détourner des aphorismes du philosophe allemand. Elle met aussi en lumière, via une dédicace de Scutenaire à Picabia, la filiation peu connue qui unit le surréaliste belge à l’artiste, dont les aphorismes et collages s’apparentent à ses propres recherches artistiques. Étudiant les rapports entre la « définition/méthode » de Claude Rutault et la série noire, Marie-Hélène Breuil propose une approche plus ouverte de la notion de bibliothèque d’artiste, prenant en compte les ouvrages lus pour le plaisir, relevant notamment de la culture populaire, et rarement agrégés aux bibliothèques d’artistes conservées ou aux études y afférant. On apprécie la qualité et la diversité des illustrations du volume, contribuant à en éclairer le propos. Index des noms et bibliographie (malheureusement très franco-française). L’ouvrage illustre presque idéalement le caractère relatif des recherches en sciences humaines. Car étudier les bibliothèques d’artistes, c’est paradoxalement appréhender, dans un état précis, des entités fluctuantes par excellence, et accepter la part de hasard et d’imprécision que comporte toute étude de ce type. D’où l’importance d’une constante tension entre, d’une part, les inventaires figés mais indispensables, d’autre part, l’analyse, pouvant notamment se baser sur les croisements de correspondances, dont l’ouvrage démontre l’importance. Bibliothèques d’artistes constitue enfin un programme ambitieux, celui de faire émerger des socles communs de références à des générations ou des décennies, par la création d’un métacorpus, un travail titanesque dont on pourrait dégager des ensembles représentatifs, qu’il conviendra de croiser avec ce que l’on sait de la culture lettrée des artistes. L’ouvrage consacre donc définitivement l’étude des bibliothèques d’artistes, en dépassant le fétichisme du collectionneur pour se situer à la croisée des savoirs et à la pointe de l’évolution des études actuelles en histoire de l’art.

BohèmeBohème sans frontière, sous la direction de Pascal Brissette et Anthony Glinoer (Presses universitaires de Rennes, 2010, 357 p., 18 €). Le présent volume, qui reprend les actes d’un colloque international qui s’est déroulé à Toronto en 2008, affiche une belle ambition : aborder la bohème en tant que phénomène international et diachronique. Le thème de la bohème a déjà fait couler beaucoup d’encre et suscité des études désormais classiques, comme celle de Jerrold Seigel, dont le nom figure d’ailleurs au sommaire. Les organisateurs ont su réunir un nombre conséquent de spécialistes reconnus de la question, tout en ménageant un espace à des chercheurs plus jeunes. À la croisée entre réel, textuel et symbolique, la bohème, telle que l’envisagent Anthony Glinoer et Pascal Brissette dans leur introduction, apparaît comme un phénomène tenant à la fois de la posture collective et du mythe littéraire. C’est cette double articulation qu’analysent la plupart des textes réunis, tantôt dans une perspective globale, tantôt dans une approche monographique, à travers des études de cas. Mais s’il n’avait été question que de cela, on aurait pu reprocher à ce projet son manque d’originalité : or, comme l’indique le titre, il s’agit aussi d’élargir les frontières, temporelles et géographiques, dans l’étude de la bohème, pour aborder ses modes de diffusion et de reconfiguration, par-delà les frontières de la France – voire de la ville de Paris, ou même les limites de certains de ses quartiers ! –, et par-delà les bornes historiques qui lui sont traditionnellement assignées. Si cette ouverture mérite d’être saluée, on est déçu par les analyses qui s’attachent à la bohème « historique ». Non que les études d’ensemble que proposent des spécialistes comme Nathalie Heinich ou Jerrold Seigel ne soient pas convaincantes. Au contraire, leurs approches constituent une voie d’accès royale au sujet, mais leurs contributions apportent peu d’éléments nouveaux par rapport aux publications déjà consacrées ailleurs au sujet. Ce sentiment de déjà lu se dissipe à la lecture des articles de la deuxième partie, intitulée Configurations et reconfigurations de la bohème en France. On se demande s’il n’aurait pas fallu ajouter un « s » au Bohème du titre (certes, au risque d’une confusion entre le phénomène et ses représentants) : ce sont en effet des bohèmes qu’invitent à découvrir ces études qui remettent en question l’image un peu figée et stéréotypée laissée par l’œuvre de Murger, même si elle constitue un point de référence. Parmi les approches proposées, des réflexions abordent la bohème comme phénomène spatial, d’autres insistent sur sa dimension temporelle et historique. Comme le souligne l’introduction du volume, la bohème est une question de lieu(x). Ainsi Pascal Brissette étudie-t-il cette topographie bohémienne telle qu’elle se donne à voir au travers d’une série de communautés, dans les chansons de Béranger, anticipant la « mise-en-fable » de Murger. Marie Boisvert étudie un des hauts lieus de la bohème, dont on sait finalement assez peu : le salon de Nina de Villard, que l’auteur envisage à travers témoignages et fictions (La Maison de la Vieille, de Mendès). S’y donne à lire la représentation d’une sociabilité assez désorganisée, propre à la bohème, à l’écart des écoles et groupes littéraires fortement structurés et hiérarchisés. On regrette l’absence d’une étude d’ensemble sur la bohème au féminin ou, du moins, d’une réflexion sur son impossibilité ou son invisibilité. Pensons, par exemple, au rôle de Marie Krysinska au Chat Noir, dont la poétesse finit par pâtir dans son combat pour la reconnaissance de l’invention du vers libre. Poser la question du rôle des femmes dans les cercles bohèmes aurait sans doute aussi constitué une façon d’élargir les « frontières ». Autre « sociotope », tout aussi mystérieux et mythique, l’Hôtel des Étrangers, réputé pour avoir accueilli les réunions des zutistes. En dépit du peu d’informations sur les réunions de ce groupe, Denis Saint-Amand parvient à ressusciter ce lieu et son mode de fonctionnement, révélateur du caractère informel et aléatoire de cette société éphémère et rétive à toute forme d’institutionnalisation. Du lieu réel à sa représentation imaginaire, il n’y a qu’un pas, tant les lieux authentiques de la bohème sont déjà, à l’origine, investis d’une dimension symbolique – on peut en effet affirmer que nombre de bohèmes ne le sont qu’à la faveur de la fréquentation d’un lieu, et non par la réalisation d’une œuvre. Les écrivains, bohèmes ou non, se saisissent volontiers de ces lieux pour en faire les décors de leurs romans, participant ainsi à la constitution du mythe. Ainsi en est-il de la « ville sous la ville » analysée par Yves Thomas dans Les Mohicans de Paris, élaboration d’une géographie imaginaire, lieu interlope de rencontre entre la pègre et les intellectuels, qui sera appelée à une prolifique descendance littéraire. On retrouve cette dimension chez Francis Carco, dont Vincent Laisney révèle le travail de directeur d’une collection chez Grasset, dans les années 1930, intitulée La Vie de Bohème. Mise en collection, la bohème perd de sa dimension avant-gardiste, constituant seulement un mythe populaire et commercialement rentable qu’un auteur opportuniste a su exploiter. D’autres auteurs du xxe siècle surent faire fructifier l’héritage de la bohème à leur façon, renégociant le lien avec les « classes dangereuses », comme Guy Debord, ou redéfinissant les modalités et les règles de la vie communautaire, comme les surréalistes des années 20. Ces dernières études laissent entendre qu’il y a eu une « bohème après la bohème ». D’autres montrent qu’une « bohème avant la bohème » a également existé. Comme en témoigne l’article de Martine Lavaud, les bohèmes ont le souci de la généalogie et aiment à se trouver des devanciers ou des précurseurs : une manière, sans doute, de s’inscrire dans l’histoire, d’acquérir une forme de légitimité et de se construire une identité. Dans Les Bohèmes grotesques du xixe siècle : archéologie d’un mythe, l’auteur analyse le souci d’exhumation d’auteurs du passé propre au bohème. À l’appui de sa démonstration, elle propose une analyse détaillée des Grotesques de Théophile Gautier, mais prend soin de signaler d’autres auteurs (Monselet, Fournel, Claretie, etc.), plus oubliés, qui ont aussi participé à ce travail de mise à jour des bohèmes « avant la lettre ». Cette obsession pour l’historiographie, qui constitue également une forme de mythographie, est également analysée par Jean-Didier Wagneur, qui resitue l’œuvre de Murger dans un contexte élargi. Ainsi pointe-t-il le rôle-clé d’Arsène Houssaye, avec sa revue L’Artiste, dans l’entreprise de légitimation et de sublimation de la bohème. Intéressante est aussi l’analyse de cette propension des cercles bohèmes à se doter de héros, ou de martyrs de l’art. Dans la continuité de cette réflexion, Anthony Glinoer étudie le rôle, assez méconnu, de Glatigny, qui fera l’objet, après sa mort, d’une véritable iconisation au terme d’un travail collectif pour devenir un modèle de « poète-martyr », un « bohème intégral ». Parmi les études monographiques, trois portent un regard décalé, voire critique, sur la bohème. Lise Dumasy-Queffélec analyse le rapport ambivalent, à la fois participatif et distant, entretenu avec la bohème par Vallès, qui cherche à construire une autre représentation de la marginalité littéraire, non susceptible de mythologisation. C’est aussi une autre posture qui s’amorce avec Mirbeau, « prolétaire des lettres » qui remplace le « bohème littéraire » incarné par Murger. À la fin du siècle, les temps ont changé et imposé à l’écrivain d’autres contraintes et servitudes littéraires, marquant l’avènement d’un « prolétariat des lettres », qui réclame une posture plus engagée et plus contestataire que celle du bohème. Pascal Durand donne à lire l’histoire d’un « ratage sans gloire » dans son article sur les Martyrs ridicules de Cladel, qui dénonce les tares et les ridicules de son milieu à travers le parcours déplorable d’un apprenti bohème qui finit par regagner sa province et la vie bourgeoise. Ces « trahisons » vis-à-vis de la bohème attestent un changement d’attitude chez des auteurs en quête de légitimité et d’une reconnaissance plus officielle, mais fournit aussi la preuve du caractère frelaté d’une bohème « sans art », devenue une coquille vide, objet d’amusement pour les bourgeois. Cette bohème, attirante et décevante à la fois, si elle est victime d’une désertion en France ou d’une forme de récupération bourgeoise, connaîtra encore de beaux jours à l’étranger, ainsi que le montrent les études réunies dans la partie intitulée La Bohème hors les murs. Bruxelles est proche de Paris, mais le champ littéraire belge possède une tout autre configuration que le champ parisien, ce qui explique l’émergence d’une bohème autochtone, avec ses rites, ses lieux et surtout son langage : la « zwanze ». L’auteur pointe néanmoins le rôle joué par Paris dans l’émergence de cercles tels que les « Joyeux » ou les « Crocodiles » à travers le rôle des proscrits ayant trouvé en Belgique terre d’asile. Diana Cooper-Richet et Michel Pierssens donnent un portrait complet de la Bohemia latina à travers l’étude d’un corpus de presse impressionnant. Le rôle des journaux est mis en évidence dans ces liens établis entre Ancien et Nouveau Monde, avec tous les transferts culturels qui s’ensuivent. L’étude de la presse constitue également l’un des outils utilisés par Hervé Guay dans son analyse de la bohème à Montréal avant la Première Guerre mondiale. Vu le rôle de la presse dans la constitution et la perpétuation de la bohème parisienne, cet angle d’approche se trouve justifié, comme l’étude des pièces de théâtre, autre vecteur du mythe de la bohème. Michel Biron poursuit la réflexion sur la fortune de la bohème au Canada, qui, en dépit de certaines tentatives, n’a pas germé dans le terreau local, car les conditions nécessaires à son développement n’étaient pas réunies. Clémentine Hougue donne sa pertinence au titre du volume avec un article sur la Beat Generation, qui donne une nouvelle vie à la bohème en la déterritorialisant, abolissant les frontières au profit d’un nomadisme érigé à la fois en mode de vie et en poétique. Un regret : parmi les contributions, on n’en compte qu’une entièrement consacrée à l’étude du style. Y a-t-il un style ou une écriture bohème ? Sandrine Berthelot ne répond que partiellement à cette question, empruntant beaucoup d’éléments à l’essai de Daniel Sangsue sur le récit excentrique. Il y aurait cependant là une dimension à creuser pour compléter la compréhension du phénomène complexe qu’est la bohème. Dans cette perspective, l’influence du langage journalistique et du langage d’atelier mériterait une étude plus approfondie.

CélineLe Procès de Céline 1944-1951. Dossiers de la Cour de justice de la Seine et du Tribunal militaire de Paris, textes établis et présentés par Gaël Richard (Du Lérot, 2010, 331 p., 45 €). Ces minutes nous sont proposées à l’heure même où, comme d’autres avant eux, certains romanciers ou bédéistes rouvrent, chacun à leur manière, le dossier de vieux pères ou grands-pères indignes, dont certains ont croisé un certain Céline en un moment ou l’autre de la guerre ou de la fuite au Danemark, jadis narrée dans Nord et D’un château l’autre, en ce voyage au bout de sa nuit. L’ouvrage de Gaël Richard offre de nouveaux éléments, contribuant à construire une connaissance qui se précise de ces années d’après-guerre où le procès de Louis Ferdinand Destouches, mené dans le cadre du processus d’épuration, s’est lentement et sûrement enlisé. Il permet de se rappeler comment, à l’aide de ses deux principaux avocats, Albert Naud et Jean-Louis Tixier-Vignancour, l’écrivain, toujours fuyant, s’est arrangé pour faire traîner son procès, pour s’en tirer finalement à très bon compte, notamment par rapport à cet article 75 du code pénal portant sur l’intelligence avec l’ennemi, qui l’inquiéta longtemps. On peut regretter qu’à cause d’impératifs éditoriaux, nombre de textes ne soient pas reproduits dans cet ouvrage, parce que déjà publiés ailleurs dans une assez grande dispersion du corpus célinien. Mais une fois le deuil fait d’une synthèse qu’on espère à venir de ce moment politico-littéraire du xxe siècle, on appréciera plusieurs apports d’un dossier soigné, qui comporte bien des textes et illustrations inédits. Si un certain nombre d’occurrences peuvent être considérées comme anecdotiques, elles n’en définissent pas moins une ambiance, et il figure, quoi qu’il en soit, parmi les exhumations proposées des éléments historiquement autant que littérairement importants. Ainsi en va-t-il de ce qui concerne les derniers mois de vie de Céline à Montmartre, d’une correspondance souvent très prosaïque permettant de cerner au plus près ce que fut son réseau avant son départ pour l’Allemagne. On s’intéressera également aux détails de l’acquittement de l’éditeur Denoël, en avril 1948, et, plus encore, à l’exposé réalisé par le commissaire du gouvernement René Charasse au procès de décembre 1949, dans une action publique menée contre « Destouches, Louis Ferdinand, dit Céline, 55 ans, en fuite, mandat d’arrêt du 19 avril 1945 ». Ce texte offre en effet une synthèse du travail pamphlétaire de Céline écrit avant et pendant la guerre et réédité sous l’Occupation, œuvre de détestation générale de l’espèce humaine et des Juifs au premier chef, monceau de haine contre tout ce qui risque d’être « enjuivé », prose qui, pour être stylée, n’en fut pas moins odieuse, puissante autant que maladive, repérable dans de fameux textes maudits comme dans la correspondance retrouvée dans le cadre du procès. Le rapport de Charasse cite abondamment Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des cadavres (1938) et Les Beaux Draps (1941),livres alors retirés de la vente, ce dont atteste le fait que la police n’ait pu en joindre un exemplaire à son rapport. Malheureusement, les pièces qui suivent, notamment les missives que Céline adresse à Charasse pour sa défense, ne sont que partiellement citées. Condamné le 21 février 1950 par la Cour de justice de la Seine à un an de prison ferme, cinquante mille francs d’amende, le déclarant au surplus en état d’indignité nationale, Céline obtint une amnistie en janvier 1951, grâce à l’action de celui qui était devenu son principal avocat, Jean-Louis Tixier-Vignancour, son confrère Albert Naud étant un peu oublié par l’écrivain. On trouvera aussi, dans cet ouvrage, des rappels de la manière dont s’organisa cette défense, notamment cet article de Combat du 19 janvier 1949, reprenant un texte écrit deux ans et demi plus tôt : « Un juif témoigne pour Louis-Ferdinand Céline » de Milton Hindus, de l’Université de Chicago, préface à l’édition américaine de Mort à crédit, dont l’argumentation se veut purement littéraire, exprimant une admiration sans nuance pour l’auteur en fuite : « Comparé à lui, tous nos Hemingway, Dos Passos et Faulkner ne sont que du vent […] je ne vois pas pourquoi on continue à lire les autres auteurs quand quelqu’un comme Céline est là. » Rares furent les écrivains qui prirent la plume pour écrire au tribunal et défendre eux aussi la littérature contre la politique. Parmi les lettres publiées dans cet ensemble, on retient celles de Marcel Aymé, Marcel Jouhandeau, Thierry Maulnier, Pierre Mac Orlan, Henry Miller et Louis Guilloux. Un texte anonyme, probablement rédigé fin 1941, intitulé Étude de l’œuvre de Céline, inclus dans le dossier d’instruction du procès et qui a peut-être été publié à l’époque dans quelque revue oubliée, témoigne d’une fine connaissance de la littérature française de ces années troubles. Sans rien concéder sur le fond à l’idéologie célinienne, l’auteur affirme qu’il n’y eut pas de pareil talent pamphlétaire depuis Léon Bloy. Avis aux chercheurs pour l’identification de l’auteur et du support. En cas de découverte, la tâche n’en serait pas pour autant achevée, puisque, Gaël Richard le soulignant dans son introduction, certaines correspondances, nombre d’archives danoises et des dizaines d’articles parus dans la presse étrangère restent inédits, la recherche célinienne a encore de beaux jours devant elle, même si elle vient de franchir un nouveau pas.

ÉrotiqueLe Livre érotique, sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy (Presses universitaires de Bordeaux, 2010, 220 p., 20 €). 1968 a sonné de nombreuses révolutions, parmi lesquelles, bien entendu, la révolution sexuelle. Benoîte Groult peut ainsi rendre un premier hommage à la femme, dès 1975, avec Ainsi soit-elle ! Le sexe n’est plus tabou, il perd son secret et une partie de son mystère. Une décennie d’émois de toutes sortes a passé. Des livres – des auteurs tout autant que des maisons d’édition, telle La Musardine – sont apparus, qui ont suivi l’évolution de la pratique sexuelle. Olivier Bessard-Banquy examine ici une partie de la littérature érotique française des trois dernières décennies. Les années 80 ont vu apparaître une sexologie beaucoup plus débridée, et des auteurs beaucoup plus lâches dans leur écriture. Les femmes prennent la relève. Alina Reyes donne l’impulsion d’une nouvelle vague de littérature ouvertement pornographique avec Le Boucher (1988). Dans son fameux Baise-moi (1993), Virginie Despentes parvient aisément à choquer de par la régression qu’elle opère : ses héroïnes sont des poupées laides et dociles, toujours prêtes à répondre aux bas instincts de la gent masculine, avec des mines gourmandes. Avec Catherine Cusset (Jouir, 1997) et Annie Ernaux (Se perdre, 2001) apparaît une nouvelle étape dans l’évolution : ces femmes-là se regardent vivre, se regardent jouir et livrent cela en pâture au public, et seulement cela, plus rien d’autre n’a d’importance que cela : jouir, jouir à tout prix. On parvient à cette recherche du plaisir et du plaisir seul, unique objet du ressenti. Les personnages/partenaires sont interchangeables (sauf le narrateur, bien évidemment), les lieux n’ont pas d’importance. Le livre, les mots n’ont pas d’importance : c’est l’ère du « tout à l’ego ». L’auteur s’amuse parfois, pour le plus grand plaisir du lecteur, à faire une rapide étude de texte. L’écriture de Philippe Djian est ainsi analysée pour être joyeusement décapitée. On aurait espéré plus de moments de cette nature dans cette étude. Aux yeux d’Olivier Bessard-Banquy, deux ouvrages méritent cependant d’être relevés de par leur contenu et leur style : Esparbec parvient, dans une grande richesse de description et d’analyse des sexualités, à concilier l’inconciliable (la littérature, qui vise l’émotion esthétique, et la pornographie, qui excite les passions sensuelles) dans son livre Le Pornographe et ses modèles (1998). La vie et la pornographie s’interpénètrent dans ce roman auquel l’universitaire consacre plusieurs pages. De même pour Françoise Rey, avec La Femme de papier (1989), ouvrage fondateur de l’érotisme féminin des temps contemporains, qui concilie harmonieusement le roman gras et le récit galant. Des théoriciens apparaissent à leur tour, et l’auteur remarque Pascal Bruckner : Le Paradoxe amoureux(2009), abondamment cité pour la justesse et la pertinence de son analyse (et également Le Nouveau Désordre amoureux, de Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, 1977). On évoque aussi le très classique et raffiné Sarane Alexandrian, avec son Histoire de la littérature érotique (1989), mais l’hommage anthologique que fait cet auteur élégant et cultivé à la masturbation, Le Plaisir de Narcisse, n’est pas cité, pas plus que Plaisirs singuliers de Harry Mathews. Enfin, on cite Alain Soral, avec La Sociologie du dragueur, un ouvrage bien écrit qui souligne l’écrasement du désir par les appels à consommation du monde marchand, et dans lequel la misogynie rejoint celle de Michel Houellebecq. Les années 2000 voient arriver Catherine Breillat et Pornocratie. « Écrire, c’est sodomiser le lecteur », annonce l’auteur et ailleurs : « Je trouve que les garçons ont du mal à avoir une âme. » Claire Legendre, avec Viande et son fameux incipit (« J’ai mal dans la chatte ») Philippe Djian et Vers chez les Blancs, Catherine Millet et son célèbre Vie sexuelle de Catherine M., qui propose une littérature de l’indifférence sexuelle, l’acte sexuel étant banalisé au même rang qu’une simple poignée de mains, sans oublier Michel Houellebecq et ses Particules élémentaires. Ce dernier auteur est abondamment évoqué par Olivier Bessard-Banquy (probablement trop !) comme apportant une véritable innovation littéraire. La littérature gay n’est pas de reste : Renaud Camus avec Tricks, grand livre des amours furtives des backrooms ; Hervé Guibert avec Les Chiens, pour une évocation des délices de la cruauté, complètement étrangère au commentateur ; Cyril Collard avec Les Nuits fauves, très peu évoqué et pourtant premier livre où intervient le Sida, dont l’auteur sera victime dès la sortie du film tiré de son œuvre ; Guillaume Dustan avec Nicolas Pages, auquel Olivier Bessard-Banquy ne concède aucun pouvoir comique : c’est qu’il a mal lu cet auteur, ou non intégralement. Je sors ce soir (où Dustan consacrait une seule de ses nuits à ses recherches débridées et frénétiques dans le tout Paris spécialisé, pour le faire finalement rentrer seul chez lui au petit matin, en pleine frustration) ne manque pourtant pas de drôlerie, et ce tout au long de la narration. L’auteur fait encore le tour de certains livres sales, glauques (il n’y a pas de jugement de valeur, simplement la constatation que le sexe est là détaché du plaisir) : Anna Rozen avec Méfie-toi des fruits, qui consacre le narcissisme de l’auteur, narcissisme pourtant moqué ou dénoncé ; Nelly Arcan avec Putain : la narratrice, qui est en principe l’auteur, explique sa passion du corps perfectionné à l’extrême et sa plongée dans l’amour tarifé ; Alice Massat avec Le Ministère de l’intérieur, dont l’héroïne est moins en guerre contre les hommes que contre ses propres pulsions ; Camille Laurens avec Dans ces bras-là et L’Amour, roman, elle aussi dans un narcissisme influencé visiblement autant par La Rochefoucauld que par Biba. Un autre aspect souligné par Olivier Bessard-Banquy est le détournement opéré par certains auteurs. Pour Gabriel Matzneff, par exemple, le livre n’est qu’un prétexte à gagner des conquêtes, certains jeunes enfants acceptant ses propositions à seule fin de paraître en héros ou héroïne d’un ouvrage de « l’écrivain ». Les Philippines où il se trouve – pas par hasard – ne servent que de décor nullement décrit, l’exotisme servant l’érotisme. Hervé Guibert ne parle pas plus du Japon qui sert de cadre à un de ses ouvrages. Lorsqu’elle publie, Catherine Millet reçoit de fort élogieuses critiques du tout Saint-Germain-des-Prés qui a reçu ses faveurs et qui ne se compte plus. Il y a un étrange va-et-vient entre le livre et sa critique, chacun nourrissant l’autre. Quelques auteurs ou livres ont été appréciés par Olivier Bessard-Banquy. Dans Jour de souffrance, Catherine Millet prend le contre-pied de son fameux ouvrage sulfureux : elle observe l’attitude de son compagnon, commençant à souffrir de ses conquêtes à lui. Cet ouvrage, plus intime et profond, n’a cependant pas eu, de la part du public, le même accueil « unanime » que le premier. Guillaume Fabert trouve le ton juste dans sonAutoportrait en érection, servi par une langue ni lyrique, ni vulgaire, « sur un ton débonnaire et amusé ». Michel Polac, homme de jouissance, écrit un véritable hommage à la femme dans un jouissif Journal, repris plus tard sous le titre La Luxure. Voilà un homme qui aime les femmes, qui est par elles fasciné, qui aime parler d’elles « dans une langue coruscante et corsée ». On trouve également, dans Sexe et littérature d’aujourd’hui, d’étonnantes allusions à Perec et à l’Oulipo. Ainsi la vie sexuelle à la française, dans le monde des sex-toys est-elle décrite « avec un luxe de complications, de raffinements, comme un écrivain de l’Oulipo travaille sous la contrainte ». Perec semble un modèle pour Olivier Bessard-Banquy, qui ne peut s’empêcher de citer son nom ou ses œuvres, même si Perec n’a rien à voir avec le thème abordé. L’auteur, plutôt sage et conformiste, a pris le parti de n’étudier que les ouvragescélèbres des trente dernières années, des livres qui ont fait parler d’eux pour une raison ou une autre, si possible une raison sulfureuse. Cela lui permet de critiquer aisément les livres de référence. Mais un immense auteur comme Claude Louis-Combet, qui a une langue admirable – l’équivalent de celle de Gracq –, ne figure pas dans cette étude, et c’est fâcheux, tant il est vrai que Blesse, ronce noireRapt et ravissement, ou Augias et autres infamies auraient apporté un excellent contrepoint aux auteurs « scandaleux ». Pas plus d’allusion à Louis Calaferte ou à Nicolas Genka, hélas ! Enfin, sur le plan technique, on regrette que l’auteur, se référant à une vingtaine d’auteurs et à une trentaine d’ouvrages, n’ait pas donné la liste des auteurs et des ouvrages en fin de volume, au lieu de les mettre en notes de bas de page avec le quasi systématique « op. cit. » ou « ibidem », qui rend précisément illisible le référencement. On ne trouve en fin d’ouvrage qu’une bibliographie sélective d’essais et d’anthologies érotiques. On peut également sourire aujourd’hui du fait que Virginie Despentes et Michel Houellebecq, abondamment cités dans cet essai, aient été consacrés par la critique officielle en novembre 2010 (prix respectifs Renaudot et Goncourt), quelques mois après parution de l’ouvrage. Le sexe mènerait-il à tout ?

Mallarmé. Thierry Roger, L’Archive du Coup de dés : étude critique de la réception d’Uncoupde dés jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé (1897-2007) (Classiques Garnier, 2010, 1060 p., 95 €). Jamais « poème » de si peu de mots n’aura autant fait parler de lui, quoique à retardement. Cet ouvrage, tiré d’une thèse dirigée par Bertrand Marchal, est une somme sur la réception du Coup de dés. L’œuvre est publiée dans Cosmopolis de mai 1897, dans l’indifférence et la perplexité. Au temps du néosymbolisme, quelques mardistes en parlèrent dans leurs souvenirs, et Gustave Kahn y vit une conversion au vers-librisme. Le deuxième temps fut celui de l’édition en volume aux Éditions de la Nouvelle Revue Française en 1914. Marinetti a pu s’en inspirer pour ses « mots en liberté », Nicolas Bauduin, Barzun et Fernand Divoire pour le simultanéisme et la polyphonie, mais l’influence sur la suppression de la ponctuation et sur les Calligrammes d’Apollinaire est généralement réfutée. Cocteau, pour Le Cap,fait de même, pas plus que Reverdy, avec ses vers en escaliers. L’Esprit nouveau d’Ozenfant et Jeanneret, et de Paul Dermée, discute de ce poème comme spatialisation de l’écriture. Mais l’auteur, à juste titre, évoque un « déni d’influence », que l’archive seule ne peut prouver. Le pionnier de l’exégèse du Coup de dés est Albert Thibaudet dans La Poésie de Stéphane Mallarmé (1912). Il parle d’échec par rapport à l’œuvre rêvée, y voit un essai de vers libres, insiste sur son caractère visuel et sur son idéalisme. Un témoignage est alors produit par le premier récit d’initié de Valéry, la lettre au directeur des Marges (1920). L’entre-deux guerres est marqué par les études de Camille Soula et l’ouvrage, non traduit en français, de Kurt Wais Mallarmé : Ein Dichter des Jahrhundert-Endes (1938). La première monographie est du suisse Claude Roulet (1943), faisant appel au symbolisme de la Bible. La seconde institutionnalisation est le temps de l’interprétation. Après la lecture du danois Svend Johansen, celle de Suzanne Bernard le replace dans le Symbolisme et son rapport à la musique. Charles Mauron inaugure la critique thématique d’inspiration psychanalytique. L’ouvrage du critique américain Robert Greer Cohn, traduit en français en 1951, déconcerte par le foisonnement de ses concepts (la multipolarité, l’« anti-synthèse »). Le mallarmiste anglais Gardner Davies donne au poème une lisibilité syntaxique par un commentaire juxtalinéaire. Des écrivains et philosophes s’en mêlent : Sartre en fait un existentialiste et un penseur de la négativité, et Maurice Blanchot inaugure ses sophismes sur le « désœuvrement ». Quelques autres lectures philosophiques suivent : Juan David Garcia Barca, Jean Hippolyte, entre Hegel et la cybernétique, et Gilles Deleuze, dans une perspective nietzschéenne. Dans les années 1950-60, les nouvelles avant-gardes font du Coup de dés un précurseur de la poésie visuelle, dite « concrète » chez les poètes de langue allemande, notamment le suisse Eugen Gomringer et le critique d’art Jacques Donguy, mais aussi par Haroldo de Campos et Octavio Paz, et Michel Butor à propos de son livreMobile (1962). La revue Tel quel, à partir de 1967, en fait un de ses chevaux de bataille, le rapprochant de Joyce, avec les articles de Philippe Sollers et les ouvrages de Julia Kristeva. À l’enseigne de la revue rivale Change, l’édition par la linguiste Mitsou Ronat et le poète et typographe Tibor Pap (1980) est faite d’après les épreuves de l’édition définitive, mais elle est marquée par une arithmomanie (la prédominance du nombre 12, comme dans le titre calembour de Jacques Roubaud : « Un coup de dés jamais n’abolira l’hazard »), laquelle s’est avérée fausse à la redécouverte des épreuves corrigées. Les études universitaires se renouvellent avec l’introduction au Livre de Mallarmé par Jacques Schérer (1957), puis les travaux de Bertrand Marchal sur La Religion de Mallarmé et sa nouvelle édition de la Pléiade. Après la lecture politique de Jacques Rancière (1996), vient le temps de l’approche métrico-formelle de Laurent Jenny (La Fin de l’intériorité) et de Michel Murat (Le Coup de dés de Mallarmé). La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux « transpositions » et à la « réception en actes ». Son originalité tient en ce que l’auteur met sur le même plan les arts plastiques et la philosophie : c’est dire combien le texte est devenu prétexte. Parmi les artistes, il rappelle les lithographies de Redon du projet de l’édition Vollard, mais aussi des notes suggestives sur Marcel Duchamp, et le dispositif de l’artiste belge Marcel Broodthaers. Au cinéma, on est surpris de voir dériver de Mallarmé le film Les Mystères du château du dé de Man Ray, commandé par les Noailles, et Jean-Marie M. Straub. Au théâtre, l’auteur nous fait découvrir la polyphonie du théâtre des époux Autant-Lara, « Art et action » (1919 et 1942). En musique, il rappelle les recherches de Pierre Boulez. Il analyse longuement les réflexions de Blanchot, et Julia Kristeva et sa « sémanalyse », puis les philosophes : Deleuze, Derrida, Badiou. La typographie n’est pas en reste avec Gérard Blanchard. Les annexes donnent des résumés très utiles. On ne saurait trop louer les analyses des ouvrages, suivies de conclusions résumées, que l’auteur nous donne, surtout concernant Cohn ou Derrida. S’il ne peut faire l’impasse sur la théorie de la réception de Hans Robert Jauss, il se réclame d’une histoire archéologique inspirée de Michel Foucault, et d’une conception néonietzschéenne selon laquelle tout n’est qu’interprétation d’interprétations. Mais il n’avait pas besoin de ces autorités pour justifier son immense travail. De même, on regrette l’absence de critique sur les théories des derniers philosophes cités. Mais au total (plus de 1000 pages ! Heureusement qu’il s’est limité au domaine français), cet ouvrage est appelé à faire référence pour longtemps. On y retrouvera non seulement les auteurs de la French Theory, mais aussi les artistes de la « performance » (Beaubourg en commande une actuellement sur ce poème). De toute façon, selon que le Coup de dés est considéré comme un poème visuel (ou spatial), un poème musical (ou sonore), et un poème intellectuel, son exégèse et son influence n’ont pas de raison de cesser.

Poésie. Étienne-Alain Hubert, Circonstances de la poésie. Reverdy, Apollinaire, surréalisme (Klincksieck, 2009, 536 p., 45 €). Sous ce titre, emprunté à Reverdy, se trouvent réunies une quarantaine d’études, regroupées en trois grandes sections. Toutes témoignent d’une grande imprégnation de la poésie la plus essentielle, d’une méditation sur les pouvoirs du verbe, et d’une extraordinaire connaissance de la littérature et de l’art de la première moitié du xxe siècle, aussi bien dans leurs expressions les plus hautes que dans leurs aspects les plus anecdotiques, si l’on ose dire. On n’en attendait pas moins d’Étienne-Alain Hubert, qui a été successivement le collaborateur, puis le successeur, de Marguerite Bonnet pour les quatre Pléiade des Œuvres complètes de Breton, avant de devenir le maître d’œuvre des deux récents gros volumes de celles de Reverdy. De celui-ci, il est à coup sûr le meilleur connaisseur (évitons le mot « spécialiste »), et, ce faisant, il aura vraiment sauvé l’honneur, car la critique aussi bien que l’Université, tout à leur célébration monotone des grands ténors du Surréalisme, ne se sont guère souciées de célébrer Reverdy. Il est vrai qu’une poésie aussi dépouillée, une attitude aussi absolue, une trajectoire aussi nette et un tel refus constant de tous les faux-semblants peuvent donner mauvaise conscience à bien des gens. Une quinzaine d’études sur Reverdy sont réunies ici. L’une, très dense, est consacrée à Reverdy théoricien de l’image, qui souligne les divergences avec son admirateur Breton. Une autre, peut-être la plus riche, porte sur « le Passant bleu », entendons les relations de Reverdy avec Cocteau. L’auteur y déploie un véritable talent de sourcier pour décrypter certaines allusions souvent polémiques cachées par Reverdy dans ses textes. Admirateur de Max Jacob et d’Apollinaire, le poète ne voyait en Cocteau que « le cadet de la famille Rostand », en proie à un éparpillement constant (au surplus, il avait été mis en garde par Jacques Doucet contre la stratégie de ce vibrionnant jeune homme). Confrontant des passages de Self defense avec des formules du Coq et l’Arlequin, Étienne-Alain Hubert montre les différences irréductibles qui séparaient les deux poètes et les deux hommes. Tout aussi remarquables sont les études sur Reverdy et Nord-Sud, sur « la querelle du poème en prose » qui opposa celui-ci et Max Jacob, et sur la revue Les Trois Roses. On y découvre au passage des aspects peu connus de la vie littéraire de l’époque, et on ne peut qu’approuver le commentateur lorsqu’il déclare : « Le charme des petites revues littéraires du passé n’est-il pas de nous faire revivre ces émergences imprévues, ces trouvailles, de constituer des lieux riches en surprises ? ». En histoire littéraire, les extrêmes se touchent souvent ou, du moins, se renvoient des échos, et pour saisir pleinement un Reverdy, il faut aussi connaître un Paul Dermée, un Roger Allard, un Georges-Armand Masson. Dans la plupart de ces études, les liens de la poésie avec la peinture sont pertinemment évoqués, et l’auteur prend soin de souligner que, comme le disait Reverdy, « la poésie cubiste n’existe pas » : ce fut au contraire celle d’un Mallarmé et d’un Rimbaud qui eut une empreinte profonde et durable sur les peintres (bien entendu, la thèse inverse continue, encore aujourd’hui, d’être soutenue et propagée par nombre de critiques et d’historiens). À travers tous ces textes, Reverdy apparaît comme exemplaire, aussi bien comme poète que comme esprit critique, et même comme homme. Rarement âme plus noble, plus « ivre de solitude » (François Chapon) et d’indépendance sans nul compromis. Les études sur Apollinaire et sur le Surréalisme ne sont pas moins denses, ni moins informées, ni moins perspicaces. Tout ce qui y est dit du premier nous prouve la justesse de cette formule de Barbey d’Aurevilly : « L’érudition par-dessus, c’est le fardeau ; par-dessous, c’est le piédestal. » En effet, les recherches d’Étienne-Alain Hubert (notamment à la Bibliothèque Mazarine, hantée par Apollinaire, et le déchiffrement de « l’agenda russe » de celui-ci) font voir combien le poète d’Alcools s’était imprégné de textes aussi divers que lesMémoires du « physicien-aéronaute » Robertson, Les Prophecies de Merlin dans l’édition 1498 de Vérard, la Vie d’Apollonius de Tyane par Philostrate dans la traduction de Blaise de Vigenère, ou encore la collection desKryptadia. Toutefois, en vrai poète, Apollinaire prenait son bien où bon lui semblait, et il en faisait ce qu’il voulait. Étienne-Alain Hubert parvient ainsi à éclairer certains textes du poète, notamment dans ses « scholies sur Alcools », ou son étude sur Lilith, qui démontre à quel point Apollinaire pouvait être sensible à certaines étrangetés et bizarreries de la Bible. De la section sur le Surréalisme, se détachent trois études sur Desnos, sans doute le plus authentiquement et profondément poète des surréalistes. Et c’est avec sa précision habituelle et son sens des nuances qu’Étienne-Alain Hubert déchiffre certains passages de Corps et Biens, détaille les réactions des surréalistes face à certaines œuvres de Picasso, ou bien face à Rimbaud. On retrouve Robertson dans un bref article sur le rêve, qui nous promène du Directoire à Desnos, en passant par Heine et Nerval. Les derniers prolongements du Surréalisme se trouvent illustrés par une préface aux Poèmes de Radovan Ivsic. Il faudrait bien des pages pour rendre compte pleinement de la richesse de ce livre et des échos qu’il suscite. Il atteste surtout, chez son auteur, de véritables antennes pour la poésie, qui le font aller comme d’instinct à ce qui est sans doute le plus pur, le plus authentique : Reverdy, Apollinaire, Desnos. Cela ne serait rien, toutefois, sans cette finesse de goût et de jugement, qui l’éloigne aussi bien des déclarations péremptoires que du flou et des imprécisions. Ses remarques se caractérisent au contraire par la précision, nourries comme elles le sont par des lectures fort diverses et par le dépouillement d’une masse considérable de revues, de journaux et d’articles. C’est à ce prix que, portées par une véritable empathie avec leur sujet, les lectures proposées ici éclairent sur ce qu’on pourrait appeler le fait poétique. Index des noms cités.

Notes de lecture

Amazones. Lucie Delarue-Mardrus, Ma Blonde. Lettres de Lucie Delarue-Mardrus à Natalie Barney. 1902-1942. Édition établie par Chantal Bigot et Francesco Rapazzini (L’Amazone retrouvée, 2010, 297 p., 75 €). Cette belle édition, imprimée à Vérone, rassemble les 74 lettres de Lucie Delarue-Mardrus à Natalie Barney conservées à la Bibliothèque Doucet, ainsi que quelques autres lettres à la même appartenant à une collection particulière : deux Amazones, d’abord unies par un amour passionné, puis par une amitié fidèle. L’édition est digne d’éloges, car nombre de ces lettres sont accompagnées de leur reproduction d’autographe en couleurs. De belles photographies, aussi, de Lucie aux grands yeux noirs profonds. La personnalité de celle-ci se révèle riche et complexe, marquée par une certaine gaieté voisinant avec une mélancolie persistante et parfois de la neurasthénie. Éprise de poésie et d’absolu, elle s’attacha dès 1902 à Natalie Barney et conçut une passion dont témoignent les poèmes exaltés de Nos Secrètes Amours, publiés confidentiellement par Natalie en 1951. Cette passion, si palpable dans les lettres du début, finit par se heurter à l’électisme – faut-il dire : à l’éthique ? – de Natalie Barney, qui ne se souciait guère de se limiter à une seule partenaire et entretenait dans le même temps des relations amoureuses avec d’autres femmes, comme Eva Palmer et Renée Vivien. L’amour finit ainsi par se changer en amitié, et ce jusqu’à la mort de Lucie, dont la fin de vie fut triste et difficile. À travers cette correspondance, on perçoit des hauts et des bas, souvent très accentués, mais avec, toujours, une grande estime réciproque : « Si j’ai cessé d’être amoureuse de toi, tellement que te revoir me causerait une sensation mortuaire, je te garde pour toujours, au fond du meilleur de moi-même, mon Estime. Tu as été honnête avec moi. Je le jure. Et cela je ne l’oublierai pas ; parce que tu auras été sans doute le seul visage sans masque que j’aurai croisé dans le long carnaval de vivre. » Toutes ces lettres révèlent de réels dons d’expression, et une vraie épistolière. Les cris d’amour y alternent avec les reproches, les soucis matériels de plus en plus pénibles avec l’affirmation répétée d’une complicité essentielle. La fin, nous l’avons dit, fut un peu désenchantée, mais lucide : « Il y a un moment où, comme les actrices en vue, il faut disparaître. » Il est vrai que « la Princesse Amande » ajoutait : « Mon seul luxe : fumer. J’ai trouvé les High Life qui coûtent moins cher que les autres cigarettes, et je fais cette folie d’en acheter malgré ma pénurie. Car c’est une question de vie ou de mort. Sans cigarettes, je me suicide, sans plus. » « Femme forte, d’un caractère drôle et dur en même temps », disait d’elle son amie Marcelle Routier, Lucie Delarue-Mardrus exprime, dans cette correspondance s’étalant sur quarante années, une solitude fondamentale, à laquelle elle put souvent échapper grâce à l’amour, puis à l’amitié de Natalie Barney. Les notes de Francesco Rappazini donnent des renseignements sur nombre de femmes peu connues qui gravitèrent autour des deux amies. Une telle publication, qui atteste un grand travail d’édition et de documentation, a quelque chose de rare et précieux.

Aragon. Hamid Fouladvind, Aragon, cet amour infini des mots (Orizons, 2010, 180 p., 17 €). Voilà le genre de livre qu’il ne faudrait jamais écrire, tant l’on sait que l’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. L’auteur, proche ami d’Aragon à ce qu’on devine, se noie dans l’expression de sentiments langoureux, se perd en lieux communs connus de tous sur le poète, se souvient de ses promenades avec lui près de la Seine ou à Venise, revoit son fantôme à tout bout de champ, éperdu d’admiration devant l’œuvre et le visage ridé de l’ami perdu. Reste le fait qu’Aragon a suscité des amitiés aussi vives et qu’en donner témoignage est un acte que l’on ne peut recevoir qu’avec bienveillance. Il n’est pas à la portée de tous d’écrire à la hauteur d’Aragon.

AutobiographieÉcritures autobiographiques. Entre confession et dissimulation, sous la direction d’Anne-Rachel Hermetet et Jean-Marie Paul (Presses universitaires de Rennes, 2010, 320 p., 15 €). Si l’on cédait à la métaphore, on dirait que cet ouvrage explore les frontières de la littérature autobiographique, ses zones de turbulence, ses no man’s lands. S’y trouve notamment mise en cause l’idée d’un pacte avec le lecteur, au profit d’un recentrement sur la personnalité de l’écrivain. Dans son avant-propos, Jean-Marie Paul propose en outre d’élargir les bornes fixées par le premier Philippe Lejeune, qui donnait l’autobiographie comme « un phénomène propre à l’Europe occidentale, qui a à peine deux siècles d’existence ». Pourtant cette définition n’est pas invalidée par des contributions qui réservent une large place à la littérature germanique des deux derniers siècles : Peter Handke, E.T.A. Hoffmann, Rudolf Kassner, Klaus Mann, Hartmut Lange, Grillparzer, Kierkegaard… Alain Cozic étudie le cas singulier de deux récits où Klaus Mann relate la même période de sa vie, mais à quinze ans d’intervalle. Aline Le Berre étudie Le Chat Murr d’E.T.A. Hoffmann et montre que cette œuvre, qui oscille entre pastiche et dévoilement, constitue, du fait de son caractère fragmentaire, en tant qu’alternative à l’autobiographie rationaliste et chronologique, une sorte d’autobiographie romantique idéale. Jean-Marie Paul lui-même, à partir du Journal et de quelques œuvres autobiographiques brèves de Grillparzer, identifie chez cet écrivain à succès un complexe de mal-aimé, le sentiment d’être « le juste et l’écrivain au milieu des vautours ». La démarche comparatiste est elle aussi représentée par plusieurs contributions. Danielle Risterrucci-Roudnicky s’attache à trois écrivains – Julien Green, Joseph Conrad et Elias Canetti – qui ont choisi pour parler d’eux une langue qui n’est pas leur langue maternelle. Philippe Chardin étudie quatre « biographies parentales » (Beauvoir, Yourcenar, Handke, Roth). Anne-Marie Callet-Bianco se risque au parallèle entre deux épigones de Chateaubriand, Dumas et Berlioz. L’Autofiction chez Paul Nizon met en valeur ce que l’œuvre de cet écrivain suisse-allemand a d’utopique : l’insatisfaction à laquelle il est en proie conduit le sujet à une incessante invention de soi. Anne-Marie Baranowski analyse Down and out in Paris and London, récit personnel où George Orwell raconte ses années de misère, de 1928 à 1930 dans les deux capitales, et qui est aussi son premier ouvrage publié. Florence de Chalonge explore La Douleur : pour ce « journal intemporel » que Marguerite Duras écrit entièrement a posteriori, elle utilise les mêmes brouillons dont elle avait déjà tiré certains épisodes du Marin de Gibraltar. Cette proximité de l’invention romanesque et de la relation autobiographique se trouve constamment soulignée. D’autres contributions mériteraient d’être signalées, parmi lesquelles a toutes chances d’être programmatique celle de François Genton. Ce dernier – le premier dans l’ordre de l’ouvrage – étudie la position de Georges Gusdorf, à la fois détracteur historique du « pacte autobiographique » et des bornes spatio-temporelles qu’induisent le modèle rousseauiste et auteur du Crépuscule des illusions, sous-titré de façon facétieuse Mémoires intempestifs. Gusdorf, conclut François Genton, « c’était d’une certaine façon la présence anachronique du romantisme allemand dans l’univers de la critique universitaire des années 1960 et 1970, où se combinent de manière assez superficielle et instable le formalisme, le structuralisme et le marxisme ». Il n’en suggère pas moins qu’une relecture, même critique, de cette œuvre « permettrait d’élargir l’horizon théorique et culturel des sciences humaines ». Une contribution programmatique, disions-nous : c’est qu’il y a également du romantisme dans le projet qu’affiche cet ouvrage collectif de « remonter au sens et à l’origine de la démarche existentielle qui conduit un écrivain à se choisir soi-même comme sujet de sa création » et de « cerner la relation psychologique et subversive, voire mystificatrice, qui s’établit entre l’auteur et ses écrits autobiographiques ». Que de telles ambitions reviennent à minorer la méthode génétique et de façon plus large la théorie littéraire, les éditeurs en sont conscients, le revendiquent et semblent décidés à l’assumer.

Avant-garde. Henri Béhar, Ondes de choc. Nouveaux essais sur l’avant-garde (Bibliothèque Mélusine, L’Âge d’Homme, 2010, 340 p., 28 €). Cet ouvrage au titre choc, correspondant au sujet, rassemble des études échelonnées sur une dizaine d’années, à la suite d’autres recueils d’articles, Littéruptures et Les Enfants perdus. Dans la préface, Henri Béhar revient sur l’originalité de son engagement et les difficultés de faire une thèse sur le théâtre de Vitrac et sur Dada, à une époque où il n’était même pas question de traiter d’un auteur vivant. Il rappelle ses conversations avec quelques-uns des surréalistes historiques qui ont stimulé ses recherches, et les tentatives de contrôle de certains de ces farouches champions de la liberté. Lui-même défend la neutralité du chercheur, la prise en compte de l’historicité de ces mouvements, et la contextualisation des œuvres et des actes. Ce qui est bien le moins quand on fait œuvre d’historien, mais l’objet n’est pas inerte : le Surréalisme et les mouvements d’avant-garde cherchent à entraîner les chercheurs dans leurs parti-pris. Cette neutralité n’est pas non plus contradictoire avec l’empathie à l’égard du sujet, laquelle ne va pas jusqu’à l’identification : le premier biographe de Breton, dont il souligne la complexité, ne se prive pas de critiquer certains de ses choix de vie. Henri Béhar définit une avant-garde par trois critères : l’idée de rupture, la constitution d’une communauté et une détermination politique. Il rappelle qu’il a cherché, notamment dans les numéros spéciaux de Mélusine, à étendre l’étude du Surréalisme aux sciences et à la politique, et invoque l’humour comme constitutif des avant-gardes, un ingrédient qui lui paraît non moins indispensable au critique. La première partie du livre, La Bombe Dada, concerne le Dadaïsme, à commencer par la question embrouillée de l’influence du Futurisme sur le Dadaïsme, et de Marinetti sur Tzara, dégagée du coup de pied de l’âne au futur fasciste, qui est un passage obligé de la critique française. Il revisite la découverte de la poésie nègre et son rôle dans les poèmes phonétiques de Tzara, et l’amitié avec l’angélique Jean Arp et sa compagne. Il revient sur les positions politiques des dadaïstes par rapport à l’anarchie et aux humanistes pacifistes type Romain Rolland. Il revient aussi sur la place de la psychanalyse dans le mouvement, comme modèle théorique de l’exploration de l’âme humaine, mais aussi comme repoussoir bourgeois : il mentionne notamment une curieuse pièce, Le Roi cerf (1918), pour laquelle Sophie Taeuber-Arp fit des marionnettes abstraites. Les textes cités de Tzara sont des séquences d’associations d’idées très proches de celles trouvées parallèlement dans Les Champs magnétiques. La seconde partie, Lames de fond spectaculaires, traite du Théâtre Alfred Jarry, du rire d’Artaud (l’humour du Momo est un bon antidote à sa sacralisation), de Sylvain Itkine et sa mise en scène peu connue duDiable écarlate, enfin des liens aussi ignorés que profonds de Vitrac avec le cinéma. Il étudie aussi la provocation comme catégorie dramaturgique, appelée à un bel avenir institutionnalisé. La troisième partie, La Ceinture de feu surréaliste, examine les hauts et les bas de la relation entre Breton le terroriste et Paulhan le rhétoricien, les rapports avec le Grand Jeu, qui ne se limitent pas au modèle totalitaire d’un procès dans un café parisien, la critique littéraire dans les revues surréalistes, la scatologie de Dali, où il cite des textes du peintre d’autant plus savoureux qu’ils sont non corrigés. L’ouvrage finit sur les rapports du Surréalisme avec la politique et notamment le manifeste des 121 pour le droit à l’insoumission. C’est pour l’auteur le moment de revenir sur la période de la guerre d’Algérie, qu’il a vécue au sanatorium, mais en phase avec ceux qui condamnaient le maintien du colonialisme par la guerre. On aurait cependant aimé avoir plus de détails sur les rapports de force entre sartriens et surréalistes, et sur l’autre son de cloche, celui des surréalistes et des intellectuels de gauche qui n’ont pas voulu signer cette pétition issue de différents cercles germanopratins, laquelle aurait eu pour effet de faire envoyer en prison les appelés qui l’auraient suivie. L’un des articles les plus originaux concerne les paysages surréalistes, sur le rôle du voyage au Ténérife, tant dans l’action internationale du mouvement que dans les poèmes et la vie de Breton. Au total, un recueil d’articles frayant divers chemins dans le relief tourmenté de deux des plus importantes avant-gardes du siècle dernier.

Balzac (1). Jacques-David Ebguy, Le Héros balzacien : Balzac et la question de l’héroïsme (Christian Pirot, 2010, 264 p., 26 €). Partant de l’apostrophe baudelairienne « ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau » (« les héros de L’Iliadene vont qu’à votre cheville »), l’auteur pose la double question de l’existence de « héros » chez Balzac et de la permanence d’un héroïsme et d’un désir d’héroïsation dans son projet romanesque d’auscultation du social et d’interprétation du présent. Face au siècle désenchanté, où s’étendent la grisaille uniforme de la vie bourgeoise et la blafarde neutralité de l’argent médiateur, quelle place reste-t-il pour une sacralisation de l’individu d’exception, être de l’écart et de l’ailleurs ? D’autres voies que celles explorées par Dumas et le roman populaire s’offrent-elles au romancier du réel ? La célébration de Baudelaire ouvre une longue tradition de lectures balzaciennes attachées aux personnages gonflés d’énergie, portés par une volonté et une pensée supérieures, arrachés à la médiocrité commune – à l’informe et à l’insignifiant. Jacques-David Ebguy se place dans cette continuité, mais choisit d’interroger les spécificités de l’héroïsme balzacien là où il est a priori le moins évidemment décelable : dans les « Scènes de la vie privée » attachées à la peinture d’une humanité moyenne. Il fonde son étude sur le constat d’une triple « nécessité » de l’invention héroïque chez Balzac. Est d’abord en jeu la possibilité même d’une interprétation du monde social, caractérisé par l’uniformité des conditions et des modes d’être : comment élire des figures signifiantes, offrant, par leur « détachement », une intelligibilité du monde moderne ? L’enjeu est ensuite esthétique et concerne la promotion de « figures saillantes » (fussent-elles saillantes à l’envers : « concaves ») sans lesquelles il n’est ni relief ni dessin. Enfin, d’un point de vue éthique, il s’agit, comme l’écrit l’auteur, de « dégager la grandeur potentielle d’une époque » et de poser la question de la valeur du temps. Dans un premier moment, critique, l’essai s’attache, à partir de définitions ouvertes et évolutives du terme de héros (consensuel, puis singulier), à montrer « l’impossible héroïsme » au temps de Balzac : crise du modèle épique après l’Empire, hétérogénéité du public qu’aucun poème national ne parvient à unifier, distance entretenue par Balzac avec l’idéalisation romanesque comme avec l’idéologie romantique. Ce constat liminaire est contredit, en première partie, par le repérage méthodique de « procédures d’héroïsation » dont les formes et les effets sont envisagés dans le roman au niveau de l’énonciation, de la composition et de la caractérisation. Glorification, esthétisation, hyperbolisation, singularisation sont méticuleusement observées en une série de micro-analyses qui ne font jamais perdre le fil démonstratif. Surgissent ainsi des « personnages extraordinaires » (Chabert, Goriot, Vautrin, Gobseck), échappant aux lois communes du corps social, construits par la double technique balzacienne de condensation et d’accentuation d’un trait, élevés vers un autre univers de valeurs par la puissance en excès d’une passion. Il ne s’agit pas là de pure imagination pittoresque. Comme l’écrit Jacques-David Ebguy, la différenciation fait « émerger des images-signes, trous noirs mystérieux ou éclats de lumière ». Une nouvelle fois, la possibilité du sens est en jeu, la signifiance se réalisant par saillie ou par contraste. La seconde partie envisage dès lors « les héros des temps nouveaux ». En un chapitre décisif (La fin de l’agon), est annulée la perception ordinaire, réductrice, des héros nécessairement en lutte : la déclaration de guerre de Rastignac à la société éclate aux dernières lignes d’un roman où la « performance » héroïque est toujours empêchée par la complexité même des rapports sociaux. Aux procédures d’héroïsation répond, dans les romans de Balzac, l’impossibilité de lancer le héros constitué dans un champ agonistique simple : dans une confrontation avec le monde. Car les personnages à part sont aussi ceux où se concentrent certaines lois de la Société, devenues en eux et par eux lisibles. Ainsi, les héros de Balzac, « foyers parcellaires » dans le foyer d’énergie plus vaste de la Société, doivent être saisis dans l’entre-deux qui les constitue. Figures incomplètes, en qui ne se résolvent pas les conflits du temps ni se s’incarnent des lois morales instables, ces héros sont essentiellement « excentriques ». Figures « marginales » (Vautrin), « mobiles » (Rastignac) ou « figures de revenants » (Chabert), ils révèlent le défaut de naturalité et de nécessité du mouvement social. Par leur écart même, ils « reconfigurent le sensible » ; intempestifs, ils offrent la possibilité de faire entendre un discours politique et de voir surgir – à contresens – du sens. Leur inscription dans le temps (ni présent de l’action glorieuse, ni futur utopique, ni passé digne de mémoire) se réalise au futur antérieur : le discours romanesque fait « du futur de l’énonciation, de la narration le lieu depuis lequel projeter du sens, éclairer et réinscrire dans le temps cet être de l’entre-deux qu’est le héros ». Cet essai nerveux, concentré et précis, éclaire non seulement la geste balzacienne mais, plus largement, le romantisme et ses apories : au deuil de l’avenir dans un présent insondable, l’invention héroïque de Balzac répond par l’exploration nécessairement « à côté » du sens.

Balzac (2)Joëlle Gleize commente La Cousine Bette d’Honoré de Balzac (Folio/Foliothèque, 2010, 272 p., 8,70 €). « Ce premier des derniers romans » de Balzac, comme le nomme en conclusion Joëlle Gleize, connut une destinée originale : un succès public inattendu réconcilia, en 1846, le grand public et la critique avec l’œuvre balzacienne. L’énigme d’une réception, la manière dont l’ouvrage a été lu : tels sont les fils conducteurs de cette étude destinée d’abord à un lectorat d’étudiants et soumise au rituel de la collection Foliothèque, où un dossier succède à un essai critique original. Ce dernier mène de la « double genèse » de l’œuvre (les modifications postérieures à l’édition originale relancent la création continuée et, partant, inachevable de Balzac) à l’étude de sa place singulière dans La Comédie humaine. L’autonomie de La Cousine Bette, certes relativisée par la présence de personnages reparaissant et par la gémellité qui l’unit au Cousin Pons, est l’une des clés possibles de son succès auprès des premiers lecteurs. Une autre clé réside dans la relation ambiguë nouée par Balzac avec le roman-feuilleton, en un tournant critique du genre. Alors que Les Parents pauvres paraissent dans Le Constitutionnel, haut-lieu où le feuilleton-roman triompha, alors que Balzac vient d’essuyer un double échec dans la presse, en 1844, avec Modeste Mignon et Les Paysans, le romancier parvient à se jouer des lois du genre et à jouer avec ses codes pour mieux en renouveler la poétique – inséparable d’une politique. L’amour est ainsi abordé sans concession aux représentations communes trop consensuelles, comme le montre l’auteur dans son chapitre Éros énergumène. Rompant avec une « prédication politique » qui commence à déplaire aux lecteurs de Sue ou Sand, Balzac opte pour un didactisme discret, réduit les digressions et les explications savantes, mise sur la connivence nouée avec le lecteur et sur l’éloquence des moyens romanesques pour conduire le déchiffrement du monde social et de l’histoire contemporaine. La Cousine Bette et Le Cousin Pons répondraient ainsi, selon l’hypothèse de Joëlle Gleize, au vœu de « parler à toutes les intelligences » et « d’élargir le public des lecteurs sans se départir de ses ambitions intellectuelles ». Cela passe, notamment, par le recours aux procédés de théâtralisation du roman, par l’absorption – critique, encore – des procédés mélodramatiques (l’étude pourrait ici être approfondie). L’essai culmine dans son avant-dernier chapitre, Création et réception : démultiplier les possibles, où l’auteur, spécialiste des représentations de la lecture et du livre dans le roman, étudie comment l’acte créateur se réfléchit particulièrement dans cet opusbalzacien : s’y trouvent posées la question de la valeur de l’œuvre (économique et artistique), mais aussi celles, en amont, du travail créateur comme celle, en aval, de la réception ouverte qui résulte des dispositifs ironiques. L’essai, qui offre une synthèse claire des travaux balzaciens, atteint ici sa plus haute originalité. Le dossier offert en complément concentre des documents utiles à l’accompagnement de la lecture du roman : sont éclairés la genèse du roman, le tissage de la toile qui enserre La Cousine Bette dans La Comédie humaine, le méta-discours balzacien, les réceptions critiques, de Gaschon de Molènes dans La Revue des deux mondes en 1842 à plusieurs extraits de l’ouvrage collectif Balzac et « Les Parents pauvres », dirigé par Françoise van Rossum-Guyon et Michel Van Brederode en 1981.

Barrès. Maurice Barrès, Mes cahiers 1. Janvier 1896-novembre 1904 (Éditions des Équateurs 2010, 670 p., 25 €). Réédition bienvenue de ces Cahiers qui n’étaient guère plus lus, sans que l’on puisse affirmer avec certitude que cet état de fait est dû à l’image d’homme de droite de leur auteur, de plus en plus engoncé, avec les années, dans un purgatoire où il voisine avec Maurras et où Morand l’a rejoint (le phénomène inverse dirigeait récemment le projecteur sur un Jaurès, qui n’est pourtant pas du même calibre littéraire que le romancier des Déracinés). Quoiqu’il en soit, on peut penser que le lecteur du xxe siècle ne portera pas aux Cahiers de Barrès le même intérêt que celui d’il y a cent ans, car les réflexions, les jugements, les domaines d’intérêt du diariste sont très datés. Heureusement, les témoignages que Barrès apporte sur tel contemporain, voire les anecdotes dont il parsème son Journal, se lisent encore avec agrément. L’homme de lettres a évolué dans un milieu où les personnalités fortes ne manquaient pas, et il n’est jamais aussi captivant que lorsqu’il évoque un Hugo, un Verlaine, voire une Anna de Noailles ou un Mistral, lesquels apparaissent, on est tenté de dire : dans leur jus. Les notes d’origine de Philippe Barrès ont été « revues et augmentées », avec zèle et conscience, par François Broche, spécialiste de l’époque (et des Daudet). Curieuse idée d’avoir demandé une préface à Antoine Compagnon, mais, bonne surprise, ce dernier s’y montre moins pédant et convenu que d’habitude. Il pousse même la légèreté et la distraction jusqu’à transformer en « France tranquille » une « Force tranquille » qui tenait lieu de slogan sur les affiches d’une des campagnes présidentielles de François Mitterrand. On s’en souvient, il y avait un clocher sur fond de vallon. C’était encore du Barrès, cela !

Bas-bleusLa Littérature en bas-bleus : romancières sous la Restauration et la monarchie de Juillet (1815-1848), sous la direction d’Andrea del Lungo, Brigitte Louichon (Classiques Garnier, 2010, 448 p., 59 €). Ce collectif de commentateurs analyse la disqualification fréquente de la littéralité des textes de femmes comme une construction historique, culturelle et sociale. Le syntagme bas-bleus apparaît, comme le confirme Émile Littré dans sonDictionnaire de la Langue française (1863) en Angleterre vers 1781, en qualifiant un club littéraire. Par effet métonymique, cette expression désigna l’un de ses plus éminents membres (qui portait des bas-bleus), puis le glissement sémantique perça la sphère littéraire des femmes, mais en y apportant une connotation dépréciative. La période post-révolutionnaire organisa, de façon sociologiquement aisée, le champ littéraire : à la femme les romans sentimentaux ou d’éducation ; à l’homme le reste, c’est-à-dire tout ce qui participe de la créativité pure, voire de l’originalité. Qui dit bas-bleus dit aussi, en contre-champ, l’existence de romanciers populaires et glorieux, et inversement. Les bas-bleus deviennent en quelque sorte le double-inverse d’une écriture bicéphale. Le bas-bleu désigne donc, très rapidement, une femme à l’aspect et aux manières empruntés à l’univers de l’homme, et qui s’entiche de littérature en écrivant par-ci, par-là, et surtout en préférant la compagnie des salons à celle de leurs travaux de couture ! Les caricatures des bas-bleus attestent de la place grandissante de la femme qui écrit, dans la société de la Monarchie de Juillet, mais aussi de cette place indéfinie, marginale et méprisée. La catégorie bas-bleusoscille donc entre un sens étroit (bourgeoise entichée de littérature) et un sens flou (toute femme de lettres sans génie). Le cas de la Comtesse Dash (pseudonyme de Gabrielle de Cisternes de Coutiras) est à ce titre exemplaire : Claudine Giacchetti analyse le processus d’effacement de l’identité même de cette romancière. Elle n’était connue du grand public que par son pseudonyme, et en cela on aurait pu y voir la victoire d’une identité réussie. Pourtant, malgré une œuvre abondante, sa fortune littéraire fut noyée dans une superfluité de signatures qui en firent un nègre sans visage. La caution d’Alexandre Dumas à son endroit lui fut fatale et révèle l’omnipotence de l’autorité masculine et de son ambiguïté sur le devenir de la femme écrivain. Un constat surgit de cet ouvrage : comme il y a des auteurs bas-bleus, il existe aussi une catégorie de lectrices bas-bleus. Ces dernières ne lisent pas les romans des bas-bleus, ni les romans de femmes en général, puisque, de manière paradoxale, ce sont les hommes qui écrivent pour les femmes de chambre. Au sortir de la Révolution française, la mutualisation des livres induisit un nouveau partage social de la lecture et, a fortiori, de la production littéraire. Alors qui sont ces femmes de chambre ?Concierge ou marquise, elles regroupent des lectrices en quête d’une littérature aux schémas narratifs simples et aux leitmotive visant la sensiblerie, et exacerbant des modèles amoureux détournés du roman courtois. Le roman sentimental explose et Madame de Duras en sera l’un des porte-drapeaux des plus respectables, car elle infiltrera, dans le champ littéraire de la niaiserie, un refus de faire de la passion, une déchéance morale. Si le détachement et l’ironie ne sont pas encore de mise, et si les topoï de l’âge d’or romanesque et du merveilleux élégiaque nourrissent ses romans, la passion est transfigurée en un élan vital d’où surgira plus tard une subversion des stéréotypes. C’est ainsi que le roman social sentimental chez Sophie Gay marque le statut changeant de la femme de lettres à la fin de la première moitié du xixe siècle. Peut suivre enfin une narratologie plus élaborée, signe d’une littérature d’analyse à venir. Cette étude éclaire des espaces peu glorieux et instructifs de l’histoire littéraire française. En interrogeant la place de l’écriture féminine ex abrupto, il interroge plus largement la place de la modélisation des clichés qui contaminent tous les actants d’une société.

Caradec. François Caradec, Entre miens. D’Alphonse Allais à Boris Vian (Flammarion, 2010, 950 p., 35 €). On ne fera pas aux lecteurs d’Histoires littéraires l’affront de rappeler l’intérêt que François Caradec manifesta tout au long de sa vie pour l’histoire littéraire, ses acteurs, ses auteurs, ses tenants et ses aboutissants. Après tout, comme on dit, il était de la revue. D’Alphonse Allais à Boris Vian donc, mais encore au-delà (Willy) et en passant par les bornes incontournables, Jarry, Lautréamont, Roussel et tant d’autres, rangés ici par ordre alphabétique. Si l’ordre chronologique avait été choisi, on aurait ouvert en avril 1946 avec un article sur Michaux tiré d’Arts et Lettres pour finir avec un entretien donné à Fluide glacial en octobre 2007. Si l’on avait choisi de regrouper les supports, cela aurait été un peu plus coton, entre la presse grand public (Magazine littéraire), les publications du Collège de ’Pataphysique, les revues confidentielles, sans parler des préfaces, des postfaces, des entretiens et des textes de commande. L’ordre alphabétique, donc. Il aligne les totems, les incontournables cités plus haut mais un survol de l’index donnera une idée du champ recouvert par les connaissances et l’intérêt de Caradec. Qui butine, digresse, glisse, volte d’un sujet à l’autre. Un article sur Allais, et c’est l’historique de toute la presse des années 1880 à 1900 qui défile, avec les noms des directeurs, des collaborateurs, et les chiffres du tirage. Une évocation de Maurice Saillet, et c’est toute l’épopée de la rue de l’Odéon, Adrienne Monnier, La Chasse spirituelle, qui surgit. Comment lier tout ça, trouver ce que l’avant-propos nomme « l’unité de ce volume sous son disparate apparent » ? La curiosité, c’est fait, c’est dit, indéniable. L’amitié, souvent. Le plaisir, c’est évident. Caradec appelle ça la jubilation. Pas de cuistres, pas de pénibles, pas de pisse-froid chez les auteurs qui suscitent son intérêt. Ils ne sont peut-être pas tous drôles, mais ils ne sont jamais loin du rire – et si c’est involontaire, ça n’en est que meilleur. Et puis il y a, c’est peut-être le lien le plus solide, la volonté de chercher ce qui n’est pas généralement mis en valeur, le goût de la petite bête, du pas de côté : Christophe et la radio, Queneau collectionneur de flammes postales, Allais en dreyfusard, Rabelais en pataphysicien, ce genre de choses qui conduisent à bêcher dans les bordures plutôt qu’en plein champ. À d’autres moments, Caradec peut se montrer aussi fin analyste littéraire que bien des universitaires, quand il fait la part du chêne et du chien chez Queneau, ou lorsqu’il évoque la parenthèse chez Roussel. Si l’on ajoute à cela les textes sur l’amitié, la typographie, la bande dessinée, l’humour, et on en passe, on voit qu’il y a de quoi s’instruire. Un mot sur l’objet, un ouvrage qui, au vu de ses neuf cents pages, est amené à être pris, repris et trimbalé un peu partout : on regrettera que Flammarion ne l’ait pas doté d’une couverture plus forte. Caradec habillé comme le dernier Houellebecq, c’est un peu léger.

Caricature. Champfleury, Histoire de la caricature moderne, fac-similé de l’édition Dentu 1865 (Ressouvenances, 2010, 320 p., 22 €). Pionnier des cultural studies, érudit dilettante et touche-à-tout souvent inspiré, Champfleury fut le premier à saisir l’intérêt historique de la caricature et à vouloir en produire l’inventaire encyclopédique : il en sortira cinq volumes, de 1865 à 1880. La réédition en fac-similé de celui sur la caricature moderne permet de retrouver un Champfleury largement nostalgique d’une époque, celle de la Monarchie de Juillet, d’une inventivité folle grâce au grand vent de liberté qui soufflait alors et que le Second Empire avait parfaitement étouffé. Il en avait connu de près ou de loin tous les acteurs, et les feuilles qu’il commente lui sont toutes passées sous les yeux ou entre les mains, sans le secours de Gallica. Son essai est ainsi à la fois tout personnel et sérieusement documenté. Le lecteur d’aujourd’hui, simple amateur, appréciera les apparitions de Balzac ou de Baudelaire, et les portraits toujours fins, souvent compatissants, jamais caricaturaux, de Véron, de Philipon (l’homme-orchestre de la caricature, représenté précisément dans un dessin battant la grosse caisse au milieu d’instrumentistes géniaux), de Monnier. L’essentiel du volume est consacré à Daumier, intelligemment analysé et compris à la fois comme artiste et homme engagé. Daumier étant de nos jours bien étudié et abondamment célébré, on s’intéressera peut-être plus aux caricaturistes moins connus présentés par Champfleury : Traviès, le dessinateur de Mayeux, une curieuse figure de bossu libidineux, célèbre pendant quatre ans, ou encore Pigal, comparé pour ses thèmes à Paul de Kock. Les créatures de tous ces artistes avaient pris une existence autonome dans l’imaginaire du temps, et Robert Macaire ou Joseph Prudhomme, comme les grisettes et les étudiants de Gavarni, n’ont pas tout à fait perdu de leur vitalité. Les commentaires de Champfleury à leur propos méritent encore d’être savourés. On regrette que la reproduction des illustrations ne restitue qu’imparfaitement la fermeté et la densité des traits des originaux. Signalons en complément le site http://www.caricaturesetcaricature.com, ainsi que la revue Ridiculosa, où l’on trouve nombre de documents et des études sur ce sujet dont Champfleury nous convainc qu’il est tout sauf futile.

Céline. André Derval, L’Accueil critique de « Bagatelles pour un massacre » (Écriture, 2010, 300 p., 23 €). Recueil d’une soixantaine de comptes rendus du pamphlet qui rangea définitivement Céline parmi les écrivains du mal. Si quelques signataires sont attendus (Robert Brasillach, Lucien Combelle, Léon Daudet, Lucien Rebatet), d’autres noms surprennent, comme ceux de Jean Renoir, André Gide ou André Billy. On constate que peu de critiques ont, au moment de la parution du livre (qui connut un très grand succès commercial), posé la question que continue à soulever cette œuvre qui tient du torrent de lave et de haine : peut-on admirer la verve et rejeter le verbe ? Ce fut en 1937, dans le même hôtel du Havre où il avait écrit Mort à crédit, que Céline composa ces Bagatelles qui déclenchèrent de nombreuses réactions dans la presse, tout en se vendant « admirablement » (l’adverbe est de l’auteur). L’ouvrage fut traduit dès l’année suivante et parut en Allemagne, en Italie et en Pologne – trois pays où une législation antisémite se mettait alors en place, fait remarquer André Derval dans sa préface. En France, le livre eut trois rééditions durant l’Occupation. Au cours du demi-siècle qui s’est écoulé depuis, il est resté interdit de réédition, selon la volonté de l’auteur, puis selon celle de son ayant droit, qui est encore aujourd’hui sa veuve, Lucette Destouches. En cette année 2011 où le ministre de la Culture s’est vu contraint de retirer le nom de Céline des « Célébrations nationales » (il y figurait pour le cinquantenaire de sa mort), Céline demeure le romancier le plus maudit de la littérature française. Dommage qu’il soit en même temps l’un des plus grands.

CendrarsBlaise Cendrars, portraits, dessins et notices réunis par Anne-Marie Conas et Claude Leroy (Presses universitaires de Rennes, 2010, 170 p., 12 €). Un aussi bel album de reproductions en couleurs, bien imprimé, avec une aussi agréable maquette, et proposé à un prix aussi modique, la chose est assez rare pour qu’on la salue. Assurément, Cendrars avait, comme il eût dit lui-même, « une bonne bouille », et il n’est pas étonnant que nombre de peintres qu’il fréquenta ou croisa se soient appliqués à reproduire ses traits. L’album comprend 72 reproductions et offre des effigies extrêmement variées, aussi bien historiquement que plastiquement. Passons sur un dessin d’Yves Brayer et une toile d’Orfeo Tamburi, également nuls, pour détacher entre tous un admirable dessin de Léger ayant servi de frontispice à l’édition 1919 de J’ai tué, dessin « où se lit la brutalité fermée de l’homme qui a tué ». Mais pas seulement la brutalité, car ce dessin a quelque chose d’à la fois monumental et de singulièrement mystérieux. Du même Léger, un portrait suggestif d’un Cendrars assoupi ou songeur. Des deux effigies du poète par Picabia, toutes deux de 1923, l’une peut sembler décevante, tandis que l’autre évoque bizarrement un Radiguet plus sauvage, tout comme le fait un dessin de Sima (1926). De beaux dessins de Modigliani voisinent avec une série de curieux autoportraits de Cendrars, dont un « aux taches d’encre », qui ferait presque songer à Dali. Fort étrange, un dessin de Maximilien Vox montre un Cendrars en haut-de-forme, qui semble échappé du xixe siècle : « malentendu sur Cendrars », comme le notent les éditeurs. Bien moins conventionnelles, les compositions de Marie Vassilieff et d’Angel Zarraga donnent l’image d’un Cendrars en pleine modernité. « Romantique à souhait », comme le disait le modèle, le célèbre fusain de Richard Hall (1912) contraste avec le crayon anguleux et sec de Henri Hayden (1919), comme dépouillé de la légende. Que dire enfin d’une aquarelle exécutée en 1916 par Apollinaire, Le caporal de la légion, et figurant très schématiquement un Cendrars barbu et manchot ? Ce livre, qui mêle le grand art à des esquisses et des caricatures, aura exigé de longues recherches dans les musées et les collections privées. C’est une réussite totale. Les commentaires d’Anne-Marie Conas et Claude Leroy, aussi discrets que pertinents, accompagnent parfaitement cette galerie d’images.

Censure. Emmanuel Pierrat, 100 livres censurés (Chêne, 2010, 234 p., 39,90 €). Avocat spécialisé dans les domaines de l’édition et du copyright, auteur prolixe de fictions et de récits érotiques feuilletables de la main gauche, l’auteur se tire correctement d’un ouvrage qui relève du bon coup éditorial, le coffee-table book de fin d’année. Compte tenu de l’ouverture de compas – d’Henri Alleg à Oscar Wilde en passant par Simone de Beauvoir et Soljenitsyne, Genet, Maupassant, Bataille, Nabokov et Miller –, on s’y instruit forcément (par exemple, l’habileté de Buffon à se jouer de la censure). Mais l’espace réservé à chaque ouvrage est bref, de sorte qu’entre survol et essai, ce livre, même illustré de couvertures ou de passages choisis, reste un simple survol. Emmanuel Pierrat explique que les textes de Genet ne sont repris par Gallimard, dans les Œuvres complètes, qu’expurgés par l’auteur lui-même, sans préciser si tel est le cas des éditions parues à l’Arbalète. Pour les deux tomes de Lolita, les couvertures vertes d’Olympia Press étaient plus appropriées que celle de Gallimard. Un détour par la longue et rocambolesque partie d’échecs qui opposa l’éditeur Maurice Girodias et Nabokov eût été plaisant, ainsi qu’un avis sur l’opportunité d’une nouvelle version française de Lolita, après l’éblouissante traduction originale d’Eric Kahane. L’auteur avance que Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir serait probablement reçu aujourd’hui « avec une triste indifférence » alors que « son message reste, à l’évidence, d’une brûlante actualité » : certes ! Pour la période récente, l’absence de Salman Rushdie étonne, ainsi que de récentes censures plus insidieuses, mais non moins réelles. Tel est le défaut de ce livre : s’en tenir au registre de la conversation historico-mondaine sur un sujet qui appelle une combativité au présent. Encore un effort, Maître, pour être un vrai révolutionnaire.

Césaire. Romuald Fonkoua, Aimé Césaire (Perrin, 2010, 392 p., 23 €). Une biographie précise et bien documentée, qui s’attache à retracer la trajectoire de Césaire, et surtout sa pensée et son action publique. On voit d’abord Césaire, issu d’un milieu petit-bourgeois, prendre en « profonde aversion » ce milieu, et même Fort-de-France, où « il ne s’est jamais vraiment plu ». Suivirent son installation et ses études en France, où il rencontra Senghor. Toutefois, à la différence de celui-ci, Césaire se tint assez à l’écart durant ses années parisiennes. Et ce qui frappe, c’est justement sa solitude, durant tout le reste de sa vie. Adhérent au Parti communiste français, il donna d’abord des gages à ce parti, par un texte sur Thorez (1950), puis développa une pensée anticolonialiste (Discours sur la colonialisme, 1950), où il se révéla un pamphlétaire mordant. On connaît aussi sa polémique avec Aragon, minutieusement retracée ici, puis sa rupture avec le PCF en 1956 – « rupture bien soignée », selon Romuald Fonkoua, et qui lui permit de stigmatiser « les dérives idéologiques et les pratiques discutables du PCF ». Césaire eut quelque courage à le faire, car on était alors en plein stalinisme français : années noires d’une idéologie aussi « correcte » qu’unique. Césaire fit preuve du même courage dans ses fonctions de député-maire de Fort-de-France (1945-1993), où il dut affronter aussi bien la droite de l’Assemblée nationale et le lobby colonial, que les préfets successifs de son île natale. Là aussi, patente est la solitude de Césaire, qui n’eut guère de vrais amis, à part peut-être le peintre cubain Wifredo Lam. Mais Césaire était aussi un poète, et non des moindres. À ce sujet, on remarque la faible place (malgré quelques citations éparses) accordée dans cette biographie à cet aspect de sa vie et de son œuvre, alors que, par exemple, l’auteur ne consacre pas moins de 36 pages à son théâtre, certes important. DuCahier d’un retour au pays natal, que Breton salua de manière mémorable, il ne nous est pas dit grand’chose, et Romuald Fonkoua ne donne aucune idée précise de ce texte mémorable à plusieurs égards. C’est le seul reproche que l’on adresse à cette biographie, qui contient des analyses fouillées et éclairantes de l’action politique et idéologique de Césaire, de son « invention de la négritude », de sa vie publique et de sa pensée. Notes, bibliographie, index des noms et cahier d’illustrations complètent cette biographie d’un irréductible, qui fut à la fois poète, dramaturge, penseur et homme politique.

Claudel (Camille). Dominique Bona, Camille Claudel, la femme blessée (Huitième Jour, 2010,
120 p., 10 €). Une fois n’est pas coutume, pagination et intérêt sont à l’unisson : tous deux réduits. Évocation tremblée, éplorée plutôt, de la figure de Camille Claudel en victime de Rodin (sa jalousie supposée ou avérée) et de la société (ses trente dernières années recluse à l’asile de Ville-Évrard, puis à celui de Montdevergues, sans terre à « modeler »). D’une nécessité toute relative donc. Entre écrire cela et relire Brulard, Dominique Bona, auteur d’un Camille et Paul : la passion Claudel plus convaincant, quoique non économe d’un prurit « psychologisant » trop réducteur, aurait dû réfléchir à deux fois.

Cocteau. Dominique Païni, Maison Jean Cocteau : Milly-la-Forêt (Somogy, 2010, 88 p., 13 €). Cherchant à s’éloigner de la rue Montpensier où il avait habité depuis le début de la Seconde Guerre mondiale, Cocteau acquit, en 1947, la maison du Bailly à Milly-La-Forêt, ancien corps de logis du château de la Bonde. Préfacé par Pierre Bergé, président de la Maison Jean Cocteau, ce guide de la visite du musée offre une vue d’ensemble des pièces et des œuvres de la succession Cocteau : objets de son quotidien, photographies, encres, dessins, peintures, affiches. Une biographie tirée de l’album de l’exposition Jean Cocteau sur le fil du siècle (Centre Georges Pompidou, 2003), une bibliographie et une filmographie viennent compléter l’ouvrage.

Collections. Adrienne Cazenobe, Les Collections en devenir. Typologie des documents, politique et traitement documentaires(Cercle de la Librairie, 2010, 302 p., 39 €). Un beau manuel, destiné certes à un public spécialisé – étudiants ou archivistes férus de bibliothéconomie – mais qui ouvre de nombreuses perspectives sur la crise des collections que nous traversons, crise comparable à celle qui secoua le monde de l’écrit lors de l’introduction du codex, au Ve siècle avant J.-C., ou quand l’imprimerie fit entrer l’Occident dans l’ère de la reproduction mécanisée. Car de nouveaux objets dématérialisés, omniprésents désormais, entraînent une redéfinition des notions mêmes de collection : les documents numériques, entrés dans les bibliothèques dès les années 1960, sans pourtant entraîner une véritable remise en question des buts et des fonctions de ces institutions, sont en effet en passe de bouleverser un siècle de traditions et de réflexions sur la typologie des documents, leur classification et les modèles de connaissance qu’ils supposaient. Remettant en contexte l’organisation actuelle des bibliothèques par un rappel historique de la constitution des collections et de leurs métamorphoses, Adrienne Cazenobe met à plat les définitions traditionnelles, rappelle la diversité des genres de documents et offre un panorama des types de classement possibles, de leurs avantages et de leurs inconvénients, ainsi que des conceptions ontologiques qu’ils supposent : car les bibliothèques, loin d’amasser des objets préexistants, les façonnent et les rendent visibles, fonction essentielle qui modèle notre mémoire collective et la manière dont nous abordons le monde et les savoirs. Cet ouvrage permet de contempler, d’un œil plus critique et plus conscient, les processus de numérisation et de diffusion actuels, passés à une échelle industrielle et remettant en cause nos anciennes manières de trouver l’information, de la classer et de la conserver : l’ambition encyclopédique des institutions n’est guère possible dans un monde où foisonnent à ce point les documents, et la notion même de collection éclate devant l’accessibilité, viaInternet, à des ressources presque illimitées. Les fonctions des bibliothèques se métamorphosent alors : elles se font guide dans ces essaims d’informations qu’elles ne conservent plus physiquement, mais auxquels elles donnent accès, passant du catalogage au référencement. Des modèles de classement de plus en plus complexes voient le jour, redéfinissant ce que nous entendons par document. Une moisson d’idées à cueillir.

Colette. Marie Céline Lachaud, Colette. Une apprentie pas sage (Au diable vauvert, 2010, 152 p., 12 €). La mise en perspective de la jeunesse de Colette peut apparaître comme la description d’un cocon doré. Dans une ambiance parentale aimante et culturelle, ne manquant de rien, celle qui deviendra une héroïne de l’écriture au féminin ressent cependant quelques jalousies et en développe une sensibilité moins naïve que celle qui lui est socialement assignée. Mais Marie-Céline Lachaud, à laquelle revient ce cinquième opus de la série, se garde bien de psychologiser plus que de raison ce parcours qui deviendra exemplaire et sera sans cesse commenté. Elle montre la manière dont se construit le rapport de Colette aux hommes, d’abord ceux de sa famille et de sa campagne, puis ceux qui peuplent un univers urbain auquel elle accède dans une évidente libération. Elle nous plonge dans un parcours d’émancipation transgressif et adaptatif, qui cadre les phases de l’œuvre, d’abord sous l’égide de l’insupportable et néanmoins indispensable Willy, le premier mari, puis en prenant le nom de Colette Willy, enfin sous celui de Colette, qui deviendra rapidement célèbre et sous lequel paraîtront les premiers souvenirs romancés de l’enfance. Rachilde et leMercure de France ne seront pas pour rien dans la popularisation de ces premiers écrits, que remarquera également André Gide. Parallèlement, le passage de Colette par une pratique saphique, très à la mode à cette époque et dans ce milieu, montre l’une des complexités du personnage. La future romancière alternera en quelques années la discrétion d’une épouse traditionnelle et l’exhibition scénique, témoignant d’une modernité de comportement qui contrastera avec une grande prudence politique. Socialement inscrite qu’elle était dans un milieu antidreyfusard, où elle croisa Maurras, Colette limita son engagement à son attitude, puis à son œuvre.

Côte d’Azur. Carine Marret, Promenades littéraires sur la Côte d’Azur : des lieux, des livres, des écrivains(Mémoires millénaires, 2010, 112 p., 14 €). Cet ouvrage pour le moins scolaire a été conçu dans une intention louable : mêler des séjours d’écrivains à leurs œuvres. Pourtant, ces Promenades deviennent vite un guide fastidieux et austère de périples d’auteurs connus. De multiples données biographiques sont fournies, dates des voyages, parcours effectués, descentes dans des hôtels, ainsi que quelques informations bibliographiques, le tout agrémenté de photographies des écrivains et des lieux de leurs séjours. On reste perplexe quant à l’utilité d’un tel livre, qui n’apprend rien de fondamental, rien de neuf, et où flotte une certaine facilité.

Cros. Béatrice Seguin, Le Théâtre du Hareng Saur. Anthologie de monologues 1880-1900 (La Fontaine, 2010, 198 p., 20 €). Debout les sauriens ! « Je suis l’expulsé des vieilles Pagodes / Ayant un peu ri pendant le Mystère ; / Les Anciens ont dit : il fallait se taire / Quand nous récitions, solennels, nos odes. » Tout Charles Cros est là, celui qui a toujours vécu la vie à côté, « Pleurant alors que c’est la fête / Les gens disent : comment il est bête ! » Ils se trompent, les gens, car la bêtise n’est pas son fort. Sauf qu’à regarder sans cesse les amants sur Vénus, le voyeur finit par se fait voler sur Terre quelques trouvailles remarquables, pas perdues pour tout le monde, comme on dit. Merci la Photographie ! Bonjour la Télégraphie ! Salut l’Électricité ! Mais il n’y a pas que du tragique. Cros aime amuser en s’amusant. Ses monologues récités par Coquelin Cadet ont bien fait rire ses contemporains et nous font rire aujourd’hui. Après eux, on ne regardera jamais plus un bilboquet de la même manière. Et si l’on croise la famille Dubois, l’instinct de survie nous poussera à traverser la rue en courant, à moins d’accepter de tomber dans un univers où tous les bipèdes se nomment Dubois, peut-être même les chats, les ânes et les chiens… Monter à cheval en suivant les conseils de Coquelin Cadet, cela nous séduit-il ? Nous sommes fous, mais pas à ce point ! Quant à fréquenter l’Homme Propre vu par Charles Cros, c’est à nous dégoûter pour toujours de l’usage du savon. Dans ces textes, tout est l’avenant et tout est insoumission : « On naît filles, on naît garçons / On vit en chantant des chansons, / On meurt en buvant des boissons. » Et que vivent les bateaux ivres !

Dac-Blanche. Pierre Dac, Francis Blanche, Malheur aux barbus 1. Signé Furax (Omnibus, 2010, 1000 p., 28 €). Malheur aux barbus, mais bonheur aux mordus de Pierre Dac et Francis Blanche, prêtres du non-sens devant l’Éternel ! Ceux qui ont eu le bonheur de les entendre débiter leurs joyeuses énormités sur le Poste parisien, entre octobre 1951 et juin 1952, n’oublieront jamais l’humour ravageur qui déferlait des radios, envahissant les oreilles comme un torrent qui anéantissait au passage la bêtise ambiante. Ces oreilles qui, par millions, frémissaient, jouissaient à l’écoute des hauts faits et des crimes du redoutable Furax, génie du mal par excellence. Les détectives Black and White (qui ne détestaient pas non plus le whisky du même nom) avaient beau le combattre dans une lutte les menant de l’Espagne aux États-Unis, en passant par le mythique État hindou du Sama Koutra, ils ne pouvaient que s’incliner devant les pouvoirs diaboliques de leur invincible adversaire, celui dont la signature, Furax, sonnait comme le claquement d’un fouet ! Ainsi, les voix de Pierre Dac, Francis Blanche, Pauline Carton, Roger Pierre, Jean-Marc Thibault, parmi d’autres, débitaient chaque jour des épisodes plus loufoques les uns que les autres (deux cent treize en tout) : ils resteront dans les annales comme des joyaux d’une flamboyante absurdité. Les bandes sonores n’ont pas été retrouvées, mais les textes écrits de ce « Français qui n’avait cessé de parler aux Français » depuis Radio-Londres dans les Années noires, se moquant de l’envahisseur nazi avec un humour dévastateur, sont livrés aujourd’hui dans leur intégralité par Jacques Pessis, son fidèle exécuteur testamentaire. Car Dac est grand, et Pessis est son prophète, grâces lui soient rendues. Cartésiens, s’abstenir.

Debord (1). Guy Debord, Correspondance. Volume « 0 », septembre 1951-juillet 1957 (Fayard, 2010, 444 p., 29,50 €). Debord en pleine forme demande des explications au maire de Cosio d’Arroscia sur un interrogatoire public « insolent et arbitraire » par des carabinieri, décortique les positions de Wilhelm Reich, évoque le jeune Hervé Falcou qui a mal tourné, remet en place quelques journalistes, correspond avec Marcel Mariën (qui publia ses textes sur la dérive dans sa revue Les Lettres nues), Asger Jorn, Vaneigem, Patrick Straram, Floriana Valentin Lebovici, parmi bien d’autres, ou encore prend la peine de préciser, en octobre 1956, à un simple lecteur, un certain Jacques Legrand qui écrit d’Innsbruck au sujet du tract Toutes ces dames au salon : « Il nous semble que nous vivons dans une société de guerre civile, et que tous les aspects de la crise générale de l’art contemporain s’expliquent par la nécessité d’un choix entre la collaboration plus ou moins ouverte à l’ancien ordre des choses, ou son dépassement révolutionnaire complet. » Les débats internes, les relations avec des groupes étrangers qui manifestent une volonté de ralliement à l’Internationale situationniste, les questions de traduction et d’impression, les amitiés en cours de formation ou de délitement, les exclusions – toujours considérées avec un grand luxe de précautions, contrairement à la légende –, sous la plume précise et alerte de Debord, qui mêle rigueur et humour, sont un grand bonheur de lecture. L’essentiel réside toutefois dans la manière dont s’élabora une pensée révolutionnaire : la publication de la correspondance permet d’en suivre toutes les étapes. Le soin et la régularité qui y ont présidé sont, après les sept premiers volumes déjà publiés, couronnés par la parution de cet ultime volume « 0 » qui couvre la période de septembre 1951 à juillet 1957, complété de Lettres retrouvées et d’un index général des noms cités. Il est juste qu’elle coïncide avec l’acquisition, par l’État français, des « Archives Guy Debord » classées au rang de « trésor national ». La quatrième de couverture cite Cravan : « Le bruit qu’on en a fait est pour nous plaire : car la gloire est un scandale. »

Debord (2). Guy Debord, Enregistrements magnétiques (1952-1961), édition établie par Jean-Louis Rançon(Gallimard, 2010, 120 p. et deux CD, 19,50 €). À écouter ces documents sonores datés, égrenés d’un ton monocorde, morne, non sans une certaine morgue et une emphase d’amateur, délibérée sans doute (mais jusqu’à quel point ?), on oscille d’abord entre ennui et intérêt. Le ton on n’est pas là pour rigoler présente déjà le mérite d’être l’exact envers du ton médiatique stupidement enjoué que nous servent certaines fréquences. À tendre l’oreille et se laisser prendre au jeu, ressortent le contexte de l’époque et le ferment libertaire du groupe lettriste tendance Debord (anti-Isou). Que tel poème sonore « lettriste » doive beaucoup à Schwitters le précurseur, tant mieux. Les prémisses des futurs situationnistes sont bien là, et les pépites abondent. L’un des bars où se rencontraient les lettristes (32, rue de la Montagne Sainte-Geneviève) sera plus tard l’adresse de Champ Libre, l’éditeur de Debord. Pour qui s’intéresse à l’histoire vécue et pas seulement à son ultime présentation en Blanche Gallimard, la publication de ces textes, de la voix de Debord (et de Serge Berna, Michèle Bernstein, Giors Melanotte alias Giorgio Gallizio, Claude Frère, Serge Korber), constitue, avec celle de la correspondance, une remontée dans le temps et dans l’ambiance inaugurale (Debord à vingt ans). Le second CD contient un implacable éreintement du Surréalisme, solidement argumenté, neuf ans plus tard, en pleine période situationniste, ponctué à la guitare, provoquant un effet du plus haut comique, ainsi que d’autres déclarations comme le Message de l’internationale situationniste, pour se terminer en apothéose avec les essentielles Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne, qui mettent en pièces la sociologie d’Henri Lefebvre. On en trouve les textes dans ce petit volume.

Delamour. Virginie Brancotte, Camille Delamour. Poète berlingotier (Corsaire, 2010, 188 p., 16 €). Les œuvres de Delamour ne figureront jamais au programme de l’agrégation. Elles ont pourtant bien du charme, et parfois même un peu de profondeur. Le charme est celui d’une langue et d’une culture en voie de disparition, sinon déjà éteintes : le patois du Haut-Berry mis en vers par un poète local, célèbre dans toute la petite région qu’il parcourut pendant des décennies avec sa roulotte-stand-de-tir-confiserie, au gré des fêtes et des assemblées. Camille Delamour, né la même année qu’André Breton, est mort peu de temps avant lui. Il avait commencé très tôt par des romans (restés manuscrits), sur le patron de ce que distillait la presse populaire depuis le milieu du xixe siècle jusque dans l’entre-deux-guerres, puis par du théâtre. Il n’était devenu poète que tardivement, en 1946, après la mort accidentelle de son jeune fils. Rien de « brut », cependant, chez ce continuateur de la veine des conteurs berrichons comme Jean-Louis Boncoeur. S’il a la rime un peu facile, il manie le patois avec efficacité, pour le plus grand plaisir d’un public local qui l’apprécie et qui aime ses évocations d’un autrefois différent ou d’un présent dont ils reconnaissent les traits qui les visent avec une gentille ironie. Et ce malgré une homosexualité mal réprimée qu’il ne faisait sans doute pas bon de laisser ne serait-ce que soupçonner, en ces temps et en ces lieux. Le directeur du Journal de Gienpubliera pendant des années avec fidélité ses poèmes et ses amusantes chroniques. Virginie Brancotte restitue cette figure typique d’une France évanouie depuis le tournant des années soixante, avec finesse et respect, grâce aux documents publiés (fort rares) ou encore inédits, et grâce aux abondantes photographies et coupures de presse qu’elle a su recueillir auprès des derniers témoins et des collectionneurs. Dans Nout’ vieux parler, Camille Delamour écrivait :

Il est si doux dans sa rudesse
Si franc… si simp’ dans sa vardeur
Qu’meme aux ceuss’ qui v’ont fée des guesses
L’trouv’ toujou’ l’chemin du coeur.

Les guesses sont des « simagrées, grimaces, singeries », nous apprend le glossaire offert en fin de volume.

DesnosMarie-Paule Béranger commente Corps et biens de Robert Desnos (Folio, 2010, 234 p., 10,20 €). S’il va de soi qu’il ne faut lire ce livre qu’avec le recueil de Desnos sous les yeux, sa consultation reste difficile malgré l’index des poèmes étudiés en caractères gras. Cela tient à la mise en page de la collection, qui est un peu embrouillée. Parmi les références incontournables sur Desnos, Marie-Paule Berranger rend un hommage presque persistant à Marie-Claire Dumas et à Michel Murat. Elle s’appesantit sur les circonstances et les tensions qui ont pesé sur la rédaction de diverses pièces, et particulièrement lorsque celles-ci sont relatives à la relation contrastée de Desnos à certains surréalistes (Breton et Aragon) ; les autres, plus intimes, sont liées aux amours de Desnos. Tout cela se joue au profit d’une compréhension sans doute utile, assez fouillée en tout cas, mais peut-être trop anecdotique. S’il y puise, Desnos ne s’en détache-t-il pas ? Le charme qui ressort de la lecture directe de l’écrivain ne s’en trouve-t-il pas aplati ? Et si Marie-Paule Berranger s’inquiète des enjeux qui opposent, pourquoi ne se jette-t-elle pas aussi plus avant du côté des affinités ? N’y aurait-il pas eu à glaner bien davantage parmi les textes, les titres et les pseudonymes de Marcel Duchamp, lorsqu’il est dit qu’il faut suivre le « marchand du sel » sur la route de la « Poasis » et odorer la Rrose qui fleurit au désert ? L’ombre de Jean-Pierre Brisset ne planait-elle pas autrement que par l’évocation de la journée du prince des penseurs quand, dans Corps et biens, il s’agit souvent d’« aumonymes » ? Pourquoi, dès lors, dans cette perspective, passer aussi à la trappe certaines des Œuvres burlesques et mystiques de Frère Matorel,rédigées et publiées par Max Jacob sensiblement dans le même temps ? Et, dans les prolongements, l’Hou lippe, eau de Le Lionnais ?La part du travail poétique sur la langue et la novation s’accomplit dans cette veine. Un numéro des Lettres modernes paru en 1974, y insistait jadis : il n’apparaît pas dans la bibliographie. Il s’agit bien, pour Desnos, d’un travail sur la langue, sur la littéralité, sur la lettre qui n’est que littérature, sur la syllabe, sur le signe, si l’on veut élargir. C’est bien cette aventure, entamée depuis belle lurette, ce mijoter, ce « langage cuit » qui prédomine, dût-il fricoter avec la folie, le calembour, le lapsus : « Sœur Annemasœur Anne, que vois-tu venir vers Sainte-Anne ? ». S’il présente ce danger, on s’étonne de constater combien la critique contemporaine est parfois prompte à s’engager (s’engouffrer ?), toujours trop souvent sur Duchamp, et maintenant sur Desnos dans la pente fâcheusement paragrammatique dont Saussure fut le champion pour les vers latins : elle a, on le sait, l’avantage incontestable de permettre de démontrer tout crû n’importe quoi.

Duchamp. Jacques Caumont et Françoise le Penven, Système D, roman véridique (Pauvert, 2010, 310 p., 20 €). On lit avec plaisir et irritation ces pages qui explorent le monde de Marcel Duchamp. Le plaisir vient du charme toujours vif de Duchamp et de ses relations, de son regard sur le monde et sur l’art. De nombreux témoins ont été rencontrés et interrogés dans les années 70. Mené dans une forme dialoguée le plus souvent allègre, ce « roman véridique » ne laisse pourtant pas d’irriter, parce que tout est disposé pour agacer le lecteur : les références ne sont jamais données quand on en attend, il n’y a pas d’index, l’ellipse et le coq-à-l’âne sont posés en principe de développement. Les auteurs, en somme, ne s’adressent qu’à ceux qui savent déjà et qu’ils prennent plaisir à chatouiller avec tel détail inédit. Reste l’étonnement (la naïveté peut-être !) d’un pareil refus de communication aboutie avec le lecteur. Cela dit, tous ceux qu’intéresse l’univers des avant-gardes gagneront à lire ces pages brillantes et perverses où l’on croise Raymond Roussel, Jacques Barzun, Virgil Thomson, René Clair et bien d’autres.

Dumas. Alain Decaux, Dictionnaire amoureux d’Alexandre Dumas (Plon, 2010, 640 p., 24,90 €). C’est peu dire qu’on observe, avec Dumas, un certain esprit de suite : il y a sans doute eu plus de livres parus sur Dumas que de livres de Dumas (même si les « inédits » prolifèrent). Après la récente biographie « tout terrain » de Michel de Decker, c’est au tour d’Alain Decaux de sacrifier à l’exercice, dans un Dictionnaire amoureux gourmand, où l’on retrouve son talent particulier, sa capacité à aiguillonner l’attention du lecteur, à le prendre par la main, à reconstituer des dialogues apocryphes ou non, mais qui sonnent juste. On ne peut pas dire que les révélations abondent, mais on a plaisir à voir rendre justice, ici, à Henry Baüer (et à son fils Gérard Baüer, le Guermantes duFigaro des années 1945-1967, membre de l’Académie Goncourt et, de fait, petit-fils de Dumas) ou là, à Claude Schopp (entrée : « Infaillible Claude Schopp »). C’est assez rare, cette reconnaissance de dette, suffisamment pour mériter qu’on la mentionne (Alain Decaux n’oublie pas Gilbert Sigaux, Dominique Fernandez, Claude Aziza pour les mêmes raisons). Quelques entrées étaient inévitables : « Mort de Porthos » (une des rares fois où Dumas fils surprendra son père à pleurer), « Boulimie », genèse des Trois Mousquetaires, de Kean, de Monte Cristo, de La Tour de Nesle, « Postérité » (Dumas, comme tant d’autres, s’est trompé, qui pensait survivre, non grâce à ses romans, mais grâce à Antony ou à Kean), « Auguste Maquet » ou le « cher Delacroix ». Quelques entrées reviennent sur des polémiques vidées depuis longtemps : historien, Dumas ? Journaliste ? Une large place est dévolue à ses relations avec le monde du théâtre (Talma, l’acteur Kean, qu’il a vu jouer avant d’en faire son héros, Marie Dorval et Bocage pour la création d’Antony). Alain Decaux, ancien président de la Société des Amis de Dumas, cite abondamment, et on lui donne raison : on se régale des bons mots, des pensées, des réparties drôles, cinglantes, spirituelles de ce génie polymorphe, « un de ces hommes qu’on peut appeler les semeurs de civilisation ; il assainit et améliore les esprits par on ne sait quelle clarté gaie et forte ; il féconde les âmes, les cerveaux, les intelligences ; il crée la soif de lire ; il creuse le génie humain, et il l’ensemence. Ce qu’il sème, c’est l’idée française » (Victor Hugo). Tout cela est bel et bon, Alain Decaux est un artisan honnête, généreux, qui eût fait sans doute un excellent professeur s’il n’avait été le conteur qui enchanta les rares soirées télévisuelles de certaines adolescences et, dorénavant, le grand-père qui ne se lasse pas de raconter ses « histoires ». Un regret ? Peut-être que, eu égard à l’histoire littéraire, les relations de Dumas avec les écrivains de son temps soient peu évoquées en elles-mêmes : Nerval et Hugo ne font que passer (Sartre, pour son adaptation de Kean, a droit à une entrée). Cela tient sans doute à la visée « grand public » du projet. Mais le « grand public » et l’histoire littéraire…

Dupré. Guy Dupré, Journal 1953-1978 (Bartillat, 2010, 284 p., 20 €). Auteur d’un roman « mythique », Les Fiancées sont froides (1953), Guy Dupré est un auteur peu abondant, dont chaque livre (huit en près de soixante ans) explore un domaine nouveau. L’exercice auquel il se livre avec L’Âme charnelle est bien surprenant : le Journal intime est a priori un genre de l’abandon, de la confidence, et L’Âme charnelle est le livre le plus contrôlé, le plus maîtrisé qui soit. À partir des notes prises au long de vingt-cinq années d’une vie visiblement chargée en travaux et en relations, Guy Dupré tire ce qui lui plaît, édifie un monument qui se délivre du temps. Le thème central est la passion pour les femmes mûres, « septembrisées » dit l’auteur, et la figure centrale est Simone – « Madame Simone », la grande actrice de Bernstein et l’amour d’Alain-Fournier. L’effet de cette construction, de ce montage, est singulier autant que puissant : Guy Dupré construit un chemin vers la mort (celle de la mère domine la deuxième partie) et son acceptation, son dépassement. Comme un détournement du Journal à d’autres fins.

ÉrotismeUn siècle érotique : anthologie de la littérature érotique du xxe siècle (Omnibus, 2010, 1027 p., 28 €). Un livre qui fait bande à part : 1027 pages à se mettre sous la dent, cela fait un peu plus de 16 journées multipliées par 69. Le temps d’éduquer quelques chères têtes blondes (mais les chauves ne sont pas à exclure) sur un royaume paradisiaque situé souvent aux enfers de la Bibliothèque nationale et défini par Georges Bataille comme l’acceptation de la vie jusque dans la mort. Cette mort que Pierre Louÿs balaie joyeusement dans Trois Filles de leur mère, beau roman à mettre entre toutes les cuisses à la première attaque d’acné juvénile, placé avec bonheur entre un texte où il est question de comtesses douées pour le fouet considéré comme un des beaux-arts et uneHistoire de l’œil beaucoup moins printanière, mais ô combien bénie des voyeurs. Suivent une Histoire d’Ogentiment humidifiée et quelques autres récits inspirés, où les coups de foutre provoquent, ô paradoxe ! plus d’incendies que des inondations. À boire avec modération.

Facteur Cheval. Sami-Ali, Huit manières de rêver le facteur Cheval : essai sur l’esthétique de la marginalité(Esperluète, 2010, 72 p., 15 €). Étrange, tout de même, qu’on n’ose, ou qu’on ne veuille pas y aller voir de trop près dans les parages du Palais idéal, en plein dans les résultats d’une activité incertaine, scandaleuse, aberrante, mais aussi simple et fantaisiste d’un facteur qui pouvait prendre le temps de s’imaginer architecte de rêves. De là, l’intérêt de sa situation marginale. La solitude de son activité lui réserve une cohésion élémentaire. Il s’agit d’en parler ou d’en rêver, d’en décrire et d’en analyser la dérive en pierres. Que se passe-t-il lorsqu’on entre dans ce monde tremblant et rayonnant, dans ces « brèches brillantes » qu’expose le poème de Breton dans Clair de terre ?On se rend compte que ce qui a lieu dans cette dérive, ce ne peut être rien d’autre qu’un écartèlement, qu’une déchirure entre les extrêmes de l’attention et de la fureur. Les photos de Sami-Ali s’attardent en gros plan sur les détails de cette structure qui s’est construite sur près de trente ans, changeant d’angle, de principe à chaque détour, réinventant sans cesse ses postulats et son emprise sur l’espace environnant. Le plaisir et l’émerveillement ne sont pas loin.

Féminisme. Elizabeth Coquart, La Frondeuse : Marguerite Durand, patronne de presse et féministe (Payot, 2010, 346 p., 21,50 €). Elizabeth Coquart est ce qu’on pourrait appeler, sans y mettre d’intention péjorative, une bonne faiseuse. Elle nous a déjà donné un Marthe Richard et, en collaboration avec Philippe Huet, des ouvrages dont les thèmes vont de Bourvil à Mgr Gaillot (cherchez le rapport), de Robert Hersant à divers sujets touchant plus ou moins la Normandie. L’héroïne de son nouveau docudrama est un bon matériau, avec de la subversion bon chic bon genre, du féminisme réel et courageux aujourd’hui bien digéré, un côté people oscillant entre Elle et Cosmopolitan, la familiarité des politiques et des stars, le dévouement humanitaire, une touche restos du cœur et Green Peace. Le parcours est on ne peut plus moderne, de la Comédie-Française à la bibliothèque qui porte son nom, en passant par Boulanger, la presse, l’Affaire Dreyfus, etc. On se dit, à lire ce roman, qu’il y a du BHL dans Marguerite Durand, ou de La Marguerite dans Bernard-Henri. Mais avoir créé et fait vivre La Fronde, c’est quand même autre chose que faire l’Intellectuel-spectacle, avoir réussi à léguer un outil de travail aussi fondamental que sa bibliothèque pour des recherches sérieuses sur les femmes, c’est nettement mieux que les clips scénarisés pour YouTube, et la collaboration créative de Séverine et Marguerite, un peu plus consistante que les entretiens de BHL-Houellebecq. Roman, avons-nous dit. Oui, car c’est le parti choisi par Elizabeth Coquart : raconter la vie et les aventures de son héroïne sur un ton allègre, avec vivacité, en inventant des dialogues et des sensations. Tout n’y est cependant pas que fiction, car une partie de la documentation exploitée provient des carnets et agendas inédits de Marguerite Durand et les citations de nombreux articles de presse paraissent être de première main. Certes, la bibliographie est en effet « sommaire » et ne va pas très au-delà de quelques synthèses commodes, mais une table des références désigne les sources principales de chacun des (brefs) trente-cinq chapitres, et l’on trouve même, à la fin, un index. On apprécie en outre le petit cahier d’illustrations bien reproduites. De quoi satisfaire, au moins en partie, les mânes du sévère Payot, tout en livrant un ouvrage facile à consommer dans les salons de thé pendant les intermèdes des après-midis de courses.

FlaubertFiction et documentation. Les manuscrits Flaubert de la Fondation Martin Bodmer, édition et présentation par Gisèle Séginger (Schwabe et Fondation Martin Bodmer, 2010, 158 p., 27,50 €). Sous la forme d’un élégant petit volume, Gisèle Séginger nous offre l’édition des manuscrits de Flaubert – connus mais difficilement accessibles – conservés à la Fondation Bodmer. Elle a laissé de côté le manuscrit imposant d’un roman complet,L’Éducation sentimentale, qui demanderait un volume à lui seul, mais on trouve ici tous les autres documents : un feuillet de notes prises (vraisemblablement entre 1846 et 1849) sur le livre XIV de l’Histoire ecclésiastique de l’abbé Fleury en vue de La Tentation de saint Antoine ; les deux feuillets du Chant de la Courtisane, sorte de poème en prose rédigé par Flaubert à son retour d’Orient en 1851 ; dix feuillets de scénarios et notes destinés à Madame Bovary, concernant essentiellement l’intrigue financière et les aspects médicaux de la mort de l’héroïne ; deux lots de notes documentaires prises, vraisemblablement entre 1846 et 1849, sur le deuxième tome de l’Histoire des Romainsde Duruy et utilisées plus tard pour Salammbô ; les vingt-trois feuillets du chapitre explicatif et finalement supprimé de ce même roman ; enfin quatre feuillets de notes de lecture prises en 1862 sur Port-Royal de Sainte-Beuve et utilisées plus tard pour la copie de Bouvard et Pécuchet. Dans sa diversité même, c’est donc un bel ensemble rendu accessible au public des spécialistes et des amateurs. La transcription est aisément lisible : l’éditrice a fait le choix d’une version linéarisée (préservant cependant, lorsque c’est pertinent, la mise en espace particulière de la page manuscrite) et normalisée de la lettre des manuscrits, enrichie de notes d’édition et de variantes situées en bas de page. Une préface générale replace en contexte la problématique, centrale chez Flaubert, des rapports de la fiction et de la documentation, et une introduction spécifique et détaillée introduit le lecteur à chacun des ensembles énumérés ci-dessus, lui permettant d’appréhender, dans toutes leurs dimensions, les documents proposés. On regrette que les manuscrits transcrits ne soient pas reproduits dans leur intégralité (une page sur deux pour La Tentation, trois sur quatre pour le Chant de la courtisane, une sur dix pour Madame Bovary, deux sur soixante-trois pour Salammbô, et une sur sept pour Bouvard), mais les contraintes de l’édition papier s’opposaient vraisemblablement à cette exhaustivité. Quelques coquilles ont échappé à la vigilance de l’éditrice (vente après décès de la nièce Caroline en 1831 ; « jais » transcrit pour « saïs ») et quelques rectifications de détail, touchant en particulier aux manuscrits conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen, auraient pu être apportées (le manuscrit des Mémoires de Madame Ludovica appartient au quatrième volume des dossiers de Bouvard et Pécuchet, ms. g226, et non à l’un des manuscrits de Madame Bovary ; le scénario de la fin du chapitre 10 deBouvard et Pécuchet, cité page 144, se trouve dans le manuscrit dit définitif du roman conservé sous la cote g224). Ce ne sont là que vétilles. Il est bien qu’un tel ouvrage puisse diffuser ainsi, en direction d’un large public, des matériaux aussi difficiles d’accès que primordiaux et passionnants pour l’étude du processus d’écriture, et plus largement, de l’esthétique de Flaubert. Si tous les fonds privés pouvaient suivre cet exemple et accepter de divulguer leurs trésors !

Franche-Comté. Marie-France Briselance, Voyage en Franche-Comté littéraire. De Louis Pergaud à Claude Simon… (Cêtre, 2010, 320 p., 14 €). Exercice répandu (presque un genre en lui-même, cette évocation d’un pays au prisme de ses écrivains) et à encourager. Ici, le style est volontiers journalistique (sans nuance péjorative) en regard de certains travaux, récemment remis au goût du jour, dus à d’illustres aînés (Raymond Dumay pour la Bourgogne, le Languedoc, l’Aquitaine ou la Provence ; les montagnes du Centre pour Henri Pourrat, l’Auvergne de Vialatte). L’ambition de l’auteur est double et en partie contradictoire : montrer ce que les écrivains « franc-comtois » doivent à leur pays, leur terroir (langage, traditions, évocation d’un passé proche et parfois révolu) et dire simultanément par quoi ils lui échappent, voire ce que celui-ci leur doit. Un peu comme l’on a pu dire de Mauriac qu’il était à la fois un écrivain de la bourgeoisie-catholique-de-Bordeaux et un écrivain qui par « l’acuité de ses analyses, leur férocité », etc., touchait à l’universel et justifiait qu’on lui décernât le Nobel. Point de Nobel ici, mais un certificat « d’origine contrôlée » d’écrivain. Indiscutable pour Nodier, Hugo, Pergaud, Marcel Aymé, Pierre Gascar, Tristan Bernard ou Claude Simon, donc, tous francs-comtois, voire les plus récents Alain Gerber et Bernard Clavel ; plus discuté selon une capricieuse ou ingrate postérité, pour Xavier Marmier, Max Buchon ou Auguste Bailly. Pour d’autres encore, le nom suffit à dire le chemin parcouru : Fourier, Victor Considérant, Proudhon, Rouget de Lisle. Sans négliger un certain Georges Colomb, l’autre Colomb, Christophe, le père du Sapeur Camember. Distrayantvade-mecum, parfois anecdotique, très « démodé », voire une « survivance », à l’heure du « village mondialisé », ce qui ne nous déplaît pas outre mesure. Un ultime chapitre est consacré à « la fée verte de Pontarlier » (l’absinthe, bien sûr), qui est à elle seule un chapitre de l’histoire littéraire : Musset, Maupassant, Poe, Baudelaire, Wilde, Verlaine, Rimbaud, etc.

FraternitésAdelphiques. Sœurs et frères dans la littérature française du xixe siècle, textes réunis et présentés par Claudie Bernard, Chantal Massol et Jean-Marie Roulin (Kimé, 2010, 398 p., 31 €). Un nouveau continent vient d’être découvert ! Ou plutôt – mais en recherche littéraire, c’est presque la même chose – un lieu, comme le disent les initiateurs de ce volume, résultante de deux rencontres tenues en 2009 entre New York et Rhône-Alpes. Un lieu, c’est-à-dire un espace particulier de discours et d’images, arpenté, pris et repris de diverses façons dans les textes comme dans la réalité sociale, avec des liens complexes entre réel et imaginaire. Ce territoire insoupçonné, c’est le « lien adelphique », autre chose et bien plus que la famille, la maisonnée ou la fratrie, et qu’il faut bien nommer de ce terme grec, rare en français. Il s’agit là d’un apport tout à fait remarquable et novateur à l’arsenal conceptuel, la notion s’avérant en effet richement plurielle, capable de mettre en relation littérature, histoire, organisation sociale, psychologie, etc. Toute l’introduction constitue ainsi un exposé d’une extrême rigueur et d’une grande richesse heuristique, tandis que les textes rassemblés parcourent de manière clairement articulée les trois faces de la relation adelphique, mises prioritairement en lumière : ses incarnations dans des récits, sa problématisation du « genre », sa dimension politique. La chose est dite dans des formes plus abstraites et plus savantes : le titre de la première partie s’énonce ainsi : Stratégies auctoriales et constructions narratives, ce qui revient à peu près au même quand Gisèle Séginger traite de « Musset : frères et doubles », le lecteur étant l’un de ces doubles, Damien Zanone du rôle narratif des « demi-frère et demi-sœur » chez Sand dans Histoire de ma vie, Dominique Massonnaud des relations adelphiques chez Balzac mais surtout de Geoffroy Saint-Hilaire dans leur arrière-plan théorique, Delphine Gleizes des fraternités d’élection, fort ambivalentes, chez Hugo, Marta Caraion de Zola et Fécondité avec son trop-plein adelphique nuisible au roman, Claudie Bernard des Frères Zemganno et de la très spéciale relation de Jules et d’Edmond. La deuxième partie quitte en partie ce terrain de l’analyse somme toute assez traditionnellement thématique d’un lieu neuf, pour se situer plus clairement du côté des perceptions actuelles de la problématique du « genre » (gender – on reconnaît la marque new-yorkaise de l’entreprise) et des « rapports sexués ». La pionnière Christine Planté interroge ainsi la poésie de Marceline Desbordes-Valmore sous cet angle particulier, Marie-Rose Corredor s’attache à Stendhal et Pauline, Lucy Garnier encore à Stendhal mais dans ses fictions, Xavier Bourdenet explore Illusions perdues, Evelyne Ender réunit Ballanche et Nerval autour d’Antigone, Stéphane Chaudier parcourt Proust et Nicolas White relit Zola et La Débâcle, pour y déchiffrer une « fraternité d’armes ». La troisième partie possède une moins grande unité que les précédentes, et les articles qu’elle réunit sont plus hétérogènes que le titrePenser la fraternité : politique, société, histoire ne pouvait le laisser attendre. Julia Przybos traite de la « parenté de lait » sous l’angle du progrès social dans deux romans populaires, dont l’increvable Les Deux Orphelines, Jean-Marie Roulin également, mais sur le cas de trois œuvres de Sand, Musset et Nerval. Julie Anselmini nous emmène du côté du Masque de fer pour étudier les jumeaux littéraires dans des textes de Vigny, Balzac, Hugo, Dumas et Sand. André Déruelle s’intéresse à « la fraternité dans Les Mystères du peuple » de Sue, beau et vaste sujet qui permet d’examiner l’horizontalité républicaine fraternelle de 1848. Les deux derniers articles explorent la face dysphorique de la fraternité : celle de la rivalité et de l’antagonisme meurtrier symbolisés par Caïn, Chantal Massol à propos du Pierre et Jean de Maupassant, Coninne Saminadayar-Perrin à propos des Rougon-Macquart. Si le volume ne fait naturellement pas le tour de la question de manière aussi encyclopédique et conceptuellement ferme que son introduction y appelle, il ouvre néanmoins des perspectives pleines d’avenir sur des questions rarement traitées de manière aussi systématique. Brève bibliographie, résumés en anglais.

Gary. Myriam Anisimov, Romain Gary (Textuel, 2010, 192 p., 49 €). On n’en finira jamais avec Gary, et c’est tant mieux. La destinée de l’écrivain, sa légende et cette si extraordinaire, si poignante affaire Ajar, sont peut-être le plus sûr passeport de son œuvre romanesque pour la postérité. Le présent album iconographique, qui révèle nombre de documents peu connus, suit la vie aventureuse et contrastée de Gary, et ce visage immuable, ce regard si particulier, presque douloureux, sont les constantes de la série de photographies où apparaît un aviateur, un diplomate, un littérateur, un metteur en scène, etc. Gary fut tout cela, on le sait, et eut bien d’autres avatars, dont il fut l’acteur et le metteur en scène. On ne lira plus La Promesse de l’aube ou Les Racines du ciel quand on s’intéressera encore au destin de Gary, le dernier écrivain à avoir conçu, forgé et vécu une forme inconnue de malédiction littéraire. Ceux qui ont eu la gorge serrée en lisant Vie et mort d’Émile Ajar comprendront.

Gauguin. Paul Gauguin, Racontars de rapin, suivi de Animal politique, de Franck Guyon, et Gauguin dans son dernier décor, de Victor Segalen (Waknine, 2010, 2 vol., 44 & 19 p., 8 €). 1902 : Gauguin se trouve aux îles Marquises, à Atuona. Peu de temps avant sa mort, il y développe une intense activité d’écriture, dont sortira, parmi d’autres textes, Racontars de rapin. Cet essai, véritable offensive de l’artiste contre le monopole critique des hommes de lettres, sera refusé par le Mercure de France, où, quelque dix ans auparavant, Gauguin avait été encensé par Aurier. C’est d’ailleurs contre le successeur de ce dernier, Camille Mauclair, que Gauguin instruit le procès de la critique en dénonçant l’incompétence et les prétentions des écrivains qui, au gré de « copinages » et des compromissions de toutes sortes, font et défont les réputations des artistes. Cette « critique de la critique » n’est pas nouvelle : au xixe siècle, nombre de peintres, déçus ou indignés par la réception de leurs toiles, ont pris la plume pour dénoncer les abus commis dans la presse au nom du jugement esthétique. Comme Gauguin, ils l’ont souvent fait avec verve et talent (pensons à James Ensor, par exemple). Les Racontars de rapin de Gauguin constituent un jalon important dans cette « autre » histoire de l’art, celle qui fut écrite par les peintres eux-mêmes. Alors que se multiplient les études sur les écrits d’artistes, il est important de disposer d’une bonne édition de ce texte. Étaient jusqu’alors disponibles deux éditions : l’une, très accessible, parut en 2003 au Mercure de France ; l’autre, plus rare et plus luxueuse, fut publiée en 2004 aux éditions Avant et Après, avec un fac-similé du manuscrit, illustré de dix-huit monotypes. Le présent ouvrage se situe à mi-chemin entre l’ouvrage de grande diffusion (son prix est modique) et le livre précieux (il est présenté dans un boîtier plastique, sous la forme de deux livrets illustrés, l’un reprenant le texte de Gauguin, l’autre un bref essai de Franck Guyon et un témoignage de Victor Segalen). On est quelque peu déçu par le commentaire, trop succinct, et l’apparat critique, également réduit. Le texte de Gauguin, décousu, elliptique, très allusif, appelait notes et commentaires. C’est tout un pan des relations entre peinture et littérature qui s’y donne à lire, et un éclairage critique sur la période concernée était nécessaire pour démêler les enjeux implicites sous-tendant les propos, souvent acerbes, du peintre. Certes, comme le souligne Franck Guyon, ce texte n’est pas qu’un document permettant de comprendre les rapports conflictuels qui agitent le champ artistique de la fin du xixe siècle : Gauguin y fait montre de qualités d’écriture (dans les liens qu’il tisse entre peinture et musique, notamment) et d’un sens critique aiguisé, même s’il est extrêmement partial. Mais cette sensibilité critique est aussi « intéressée » (l’insistance sur les affinités entre peinture et musique est peut-être destinée à évacuer l’encombrante emprise littéraire) et il importe aussi aux éditeurs de ce texte d’y insister. Ajoutons que le choix du texte de Segalen (Gauguin dans son dernier décor, 1904) était également discutable : il a le mérite de brosser un portrait du Gauguin « sauvage » (notamment au travers d’une description évocatrice de son atelier), à l’époque où il écrivit sesRacontars, mais, sur le fond, il n’enrichit pas la lecture de l’essai du peintre. Les écrits de Gauguin sont d’un incontestable intérêt, mais comme beaucoup d’écrits d’artistes, ils exigent, pour prendre sens, d’être rassemblés et judicieusement commentés. On attend donc les Œuvres complètes de Gauguin qu’un spécialiste de l’artiste voudra bien mettre, un jour, à notre disposition.

Gautier (1). François Brunet, Théophile Gautier et la danse (Champion, 2010, 416 p., 80 €). Théophile Gautier est l’écrivain romantique qui a le plus écrit sur la danse, de 1836 à 1871, dans ses articles de journaux. Il a produit plusieurs livrets de ballets, dont six ont été représentés. « Les ballets sont des rêves de poètes pris au sérieux », disait-il. François Brunet, qui participe à l’édition des œuvres complètes chez le même éditeur et avait déjà publié un Gautier et la musique, présente les conceptions de la danse. Il a mis à profit les Écrits sur la danse de Gautier (édités en 1995), mais le numéro du Bulletin de la Société Théophile Gautier sur Gautier et les arts de la danse (paru en 2009) n’a pu qu’être intégré in extremis à la bibliographie. La première partie reconstitue l’omniprésence de la danse à tous les étages de la Société à Paris, la « dansomanie » sous la Restauration. Il montre que Gautier rejetait les formes modernes et populaires de la danse, comme le cancan, le carnaval et le bal de l’Opéra ou, dernière venue, la polka. Les bals élégants et la valse dans les salons le fascinaient : s’il ne dansait pas lui-même, il goûtait le plaisir de se masquer et de se déguiser, comme un personnage de roman. Puis sont abordés les rapports de la danse « classique » ou mieux « romantique » avec la peinture et la sculpture. Le thème est relevé dans les romans, contes et poèmes. La deuxième partie montre l’importance de sa critique chorégraphique au sein de ses 1500 feuilletons de critique dramatique. Elle étudie l’art du compte rendu de ballet chez cet écrivain éminemment plastique, et l’impératif de la beauté physique, le rôle des décors et des costumes, sa conception très ambitieuse et romantique du ballet, qui est pour lui une synthèse de tous les arts. Gautier a fréquenté le monde du ballet, notamment la Taglioni, Fanny Elssler, Carlotta Grisi (qu’il a aimée platoniquement), Fanny Cerrito, ainsi que des danseurs comme Lucien Petipa. La troisième partie indique que la curiosité de Gautier s’est étendue, comme chez d’autres romantiques, aux provinces françaises d’autrefois, mais aussi aux pays étrangers : l’Allemagne, d’où sa participation aux ballets de Giselle et du Preneur de rats, l’Espagne et ses danses tziganes, et les danses orientales (il tire desMille et une nuits le ballet La Péri), les jongleurs et acrobates de Chine, les danses indiennes (Sacountalâ). La dernière partie analyse l’influence de Gautier sur l’art chorégraphique, notamment sur Marius Petipa, et ses vers duSpectre de la rose, dont Vaudoyer tira un argument pour les Ballets russes, avec Nijinski. Une autre ère de la danse commençait.

Gautier (2). Théophile Gautier, Œuvres complètes. Section VI. Critique théâtrale, tome III, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, avec la collaboration de Claudine Lacoste-Veysseyre et de François Brunet (Champion, 2010, 792 p., 105 €). Ce volume confirme ce que les deux premiers nous avaient appris, ou rappelé : la diversité étonnante des spectacles parisiens pendant la Monarchie de Juillet. Pantomimes, parodies, panoramas, ballets, vaudevilles, tragédies, parades, opéras se succèdent semaine après semaine. De tout cela, nous ne connaissons aujourd’hui qu’une très faible proportion qui ne nous donne, si cultivés que nous nous croyons, qu’une vue déformée de l’authentique histoire du théâtre. Mais il ne faut pas prendre au pied de la lettre les jugements de Gautier, car il n’y a pas plus partial et injuste que le feuilletoniste de La Presse : son parti-pris romantique (à un moment où le drame romantique a cessé de faire l’actualité) le conduit à des exécutions sommaires et à des incompréhensions systématiques : critique engagé, ami fidèle, et non historien objectif. Ce troisième tome confirme enfin l’érudition et la patience déployées par les trois éditeurs de cette série presque improbable. Si, parfois, un effet d’inachèvement trahit la hâte, l’ensemble est admirable : citations et résumés des pièces sont vérifiés, auteurs et acteurs présentés, allusions éclairées. À l’intérieur des monumentales Œuvres complètes de Gautier, la section VI que constitue la critique théâtrale est une des plus riches, mais, il faut le répéter, son intérêt dépasse le seul Gautier : c’est toute la culture des années romantiques qu’on voit ici se déployer.

Genet (1). Louis-Paul Astraud, Jean Genet à 20 ans (Au diable vauvert, 2010, 152 p., 12 €). Cette maison d’édition propose des variations à la fois historiques et littéraires sur la jeunesse d’écrivains célèbres. Elle a déjà donné des parcours originaux à travers les premières années de vie et d’œuvre croisées de Flaubert, Proust et Vian. Louis-Paul Astraud, responsable de la série, avait déjà commis le Flaubert. Il persévère, s’inscrivant à présent dans le centenaire de la naissance de l’écrivain, avec un texte sur Genet qui nous plonge sans concession, mais aussi sans apitoiement, dans cet univers quasi concentrationnaire dont l’enfant à l’intelligence pointue, rejeté par ses parents, ne cessa de fuir les diverses modalités, capitalisant sa souffrance pour en alimenter ce que seraient plus tard ses pièces et ses romans. Il quitte tout, de la première famille d’accueil jusqu’à l’armée, où il effectue divers séjours, en passant par l’établissement mi-scolaire, mi pénitentiaire où sont relégués avec lui, dans une ambiance très religieuse, bien qu’en pleine République laïque, des garçons en grande difficulté. Le rappel des caractéristiques de tels lieux de détention témoigne du chemin parcouru depuis trois quarts de siècle. Peaufinant, au fil des arrestations, un comportement de voleur, y compris de livres qu’il dévore, il en fera un personnage et acceptera progressivement pour lui-même une homosexualité très présente dans la promiscuité subie, voyageant sans cesse, le plus souvent sous la contrainte de la fuite, Genet vit intensément, entre les deux guerres, les situations et les rencontres dont il tissera son œuvre originale, puissante et transgressive, ses écrits au style inimitable, sa carrière parsemée de scandales. Ce petit livre ne se noiera pas dans le déluge qui commence à pleuvoir à l’occasion du centenaire de l’écrivain.
Genet (2). Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr (Gallimard, 2010, 690 p., 11,50 €). Sauf à entrer dans le détail de ses méandres (en quatre sections qui décrivent des métamorphoses), que dire de cet essai fleuve de Sartre sur Genet ? Il faut que Genet ait singulièrement secoué l’intelligentsia pour que l’on s’empresse de le décortiquer sous toutes les coutures, de vouloir le comprendre. Intelligence analytique de Sartre, à qui aucune nuance de l’œuvre de Genet ne semble avoir échappé et qui en dégage les implications théoriques, les raisonnements intimes de l’auteur, les soubassements biographiques. Paru en 1952, ce qui ne devait être qu’une introduction aux œuvres complètes de Genet en est devenu le premier volume. Sartre a pris la peine de préciser qu’il avait voulu « montrer les limites de l’interprétation psychanalytique et de l’explication marxiste et que seule la liberté peut rendre compte d’une personne en sa totalité […], prouver que le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on invente dans les cas désespérés, retrouver le choix qu’un écrivain fait de lui-même, de sa vie et du sens de l’univers, jusque dans les caractères formels de son style et de sa composition, jusque dans la structure de ses images, et dans la particularité de ses goûts, retracer en détail l’histoire d’une libération : voilà ce que j’ai voulu ; le lecteur dira si j’ai réussi. » Si l’on excepte quelques allusions à l’affaire Kravchenko, à Thierry Maulnier ou Boukharine, qui le datent – mais rappellent utilement le contexte de l’époque –, le livre n’a pas pris une ride. On en conseillerait plutôt la lecture, non en introduction à Genet, mais comme une postface. À la réédition de ce texte plus d’un demi-siècle après l’originale, il eût été heureux de joindre une note contenant des informations sur sa place dans les parcours de Sartre et Genet et sur les circonstances de sa parution. La légende veut que Sartre en ait confié le manuscrit à Genet, lequel l’aurait jeté au feu, puis immédiatement sauvé des flammes, mais ceci est trop beau et rappelle Nancy Cunard sauvant du feu La Défense de l’infini d’Aragon. Toutes ces cheminées fleurent bon l’histoire littérarisée.

Genet (3). Albert Dichy, Pascal Fouché, Jean Genet matricule 192.102. Chroniques des années 1910-1944(Gallimard, 2010, 456 p., 35 €). Au terme de recherches minutieuses, Albert Dichy et Pascal Fouché réunissent un ensemble de pièces commenté avec une excellente connaissance de l’œuvre de Genet. De sa naissance à la parution de Notre-Dame des Fleurs et Miracle de la rose, Genet fut souvent arrêté. Pupille de l’Assistance publique, il fuguait, majeur il vola. Il fut condamné treize fois. Sur son enfance, ses placements, plusieurs témoignages inédits enrichissent la biographie de l’écrivain, plongé très jeune dans les livres, premier de classe dans le Morvan, disant la messe en latin, tentant seul d’apprendre l’anglais, vivement traumatisé par la mort de sa mère nourricière quand il eut onze ans (témoignage de son condisciple Joseph Bruley). Déjà « chapardeur », aussi. Les correspondances de l’administration et les procès-verbaux sont mis en relation avec ses écrits et renseignent sur les éléments réels ou fictifs (s’il fut à Mettray, Genet ne fut jamais à Fontevrault). Alors qu’il est « petit secrétaire », à quatorze ans, du compositeur René de Buxeuil, Genet commence à rédiger ses mémoires sous le nom de Nano Florane. Mais il traverse une fête foraine où il dépense une somme qu’on lui a confiée. Plus tard, majeur, il fut poursuivi et condamné pour vol de mouchoirs, d’une chemise, de quatre bouteilles d’apéritifs, et de livres. En mai 1943, il dérobe une édition rare des Fêtes galantes de Verlaine. Souvent empêché de se présenter parce qu’en détention, même lors d’appels, il connaît une saga judiciaire dont figurent ici toutes les minutes, y compris les rapports psychiatriques d’une belle et bienveillante précision, jusqu’à la grâce présidentielle de Vincent Auriol en 1949, sollicitée par nombre d’écrivains de premier plan, à l’exception notable d’Aragon, Camus et Éluard. L’ensemble constitue un apport de premier plan sur les trente quatre premières années de l’écrivain et le rend particulièrement attachant.

Gide. Jean-Pierre Prévost, André Gide, un album de famille (Gallimard, 2010, 186 p., un DVD,
35 €). Gide dans son intimité familiale – et amicale – à travers les photographies de l’album de Catherine Gide. Défilent ainsi des écrivains en relations avec l’auteur des Nourritures terrestres, comme Roger Martin du Gard ou Jean Schlumberger, des images de Gide pendant les déplacements qui comptèrent dans son parcours de littérateur (Congo, URSS). Partout ce visage impassible de mandarin chinois, que déride parfois l’esquisse d’un sourire (on chercherait en vain une photographie de Gide riant à gorge déployée). On découvre la physionomie de divers personnages de l’univers gidien, dont on ne connaissait guère que le nom et les écrits, comme ce Robert Levesque, dont le Journal paraît, depuis quelques années, dans le Bulletin des Amis d’André Gide. En prime, un DVD contenant le film documentaire de Jean-Pierre Prévost, André Gide. Un petit air de famille.

Gourmont (1). Remy de Gourmont, Correspondance, réunie, préfacée et annotée par Vincent Gogibu (Éditions du Sandre, 2010, 2 volumes, 460 et 680 p., 39 et 43 €). Une correspondance majeure, livrée en deux volumes, et dont le besoin se faisait diablement sentir. Son contenu est riche, car la moisson amassée par Vincent Gogibu est abondante, et l’on constate une fois encore que Gourmont avait ce sens de la formulation bien à lui, qu’admiraient des personnalités aussi opposées qu’un Vallette ou un Léautaud. Si l’on tourne un peu vite les pages sur les longues lettres sentimentales adressées par Gourmont à quelque chère amie, il est intéressant de s’arrêter sur cet échange entre deux écrivains qui ne s’aimaient pas et se méfiaient l’un de l’autre. En mars 1902, Gide écrivait ainsi à Gourmont : « Il faut pourtant qu’un jour je vous écrive, mon cher Gourmont. Vous êtes un de ces esprits que j’ai le plus détestés. Vous formuliez trop bien et trop souvent des vérités qui ne me paraissent point bonnes à dire : “Ce qu’il y a de terrible quand on cherche la vérité, c’est qu’on la trouve”, écrivez-vous. Ce que je trouvais de terrible en vous c’est qu’on trouvait des vérités sans les chercher. » Ce à quoi Gourmont répondit : « Mon cher Gide, votre lettre m’a beaucoup surpris. Je ne vous savais pas si passionné. Il est vrai qu’un tel caractère diffère beaucoup du mien, ou de ce qu’il est devenu, à force de vivre. Quoi, de la haine ! C’est aller loin, surtout lorsqu’on doit revenir. Moi je ne vous ai jamais détesté, tout en refusant beaucoup de vos idées. » Plus tard, on accusera Gide d’avoir tout fait pour que la postérité relègue Gourmont au second rang des écrivains de son temps, et l’accusation n’est peut-être pas infondée. Cette correspondance de Gourmont est bien éditée, et les notes ne sont pas encombrantes. Peut-être pourrait-on leur reprocher d’être parfois redondantes (avec deux notes sur André Lebey, aux pages 115 et 176 du second tome, le lecteur finit par savoir qui était le personnage), parfois inutiles (la plupart des acheteurs de ces deux volumes doivent savoir qui est Shelley et qui est Anatole France). D’autres ont des raccourcis qui éloignent leur contenu de la réalité, comme « Albert Mérat (1840-1909), poète, considéré comme le meilleur d’entre eux par Verlaine et Rimbaud », ou encore ce lapidaire « Adolphe Retté (1863-1930), poète symboliste et anarchiste ». Quant à « Adolphe van Bever, écrivain belge », il devient, dans une autre note « l’érudit belge Adolphe van Bever » : jamais la belgitude du coauteur de Léautaud pour les Poètes d’aujourd’hui n’aura été autant mise en exergue. Deux rectifications à proposer, pour la prochaine édition : dans la lettre du 6 avril 1910 de Gourmont à Enrique Larreta, il est question d’un « M. Hévelle » Il s’agit en réalité de Georges Hérelle, ami et traducteur de D’Annunzio ; « Notre ami Paul Masson vous faciliterait ces recherches », écrit Gourmont à Léon Bazalgette en janvier 1894. Vincent Gogibu indique en bas de page : « Paul Masson (1863-1938), professeur à la Faculté des lettres et à l’Institut colonial de Marseille ». Eh non, ce n’est pas ce Masson-là ! Il s’agit ici de Paul Masson, le fameux Lemice-Terrieux, qui occupait alors un poste d’attaché au catalogue de la Bibliothèque nationale. Vétilles ! Ce qui compte, c’est que l’on dispose désormais d’une édition de la correspondance de Gourmont.


Gourmont (2). Remy de Gourmont, Sur Lautréamont, textes choisis et présentés par Christian Buat (Éditions du Sandre, 2010, 52 p., 12 €). Un titre totalement factice et un contenu squelettique, car on ne peut pas dire que Gourmont soit revenu maintes et maintes fois sur la « Littérature Maldoror ». Qu’on en juge : un article dans leMercure de France de février 1891, un court chapitre dans Le Livre des Masques en 1896 et cinq allusions, toutes brèves, dans des textes ultérieurs. C’est tout. Dans son introduction, Christian Buat affiche sa volonté de combattre « l’image, caricaturale et difficile à dissocier, d’un Gourmont pour qui Lautréamont est fou, Rimbaud voyou ». Certes, de tels jugements, aussi abrupts, n’appellent que la nuance, mais ne sont pas entièrement dénués de vérité. Gourmont fut-il réellement, comme le prétend Christian Buat, « plus que secoué par les Chants » sous prétexte qu’il alla dénicher, dans les rayons de la Bibliothèque nationale, les premières éditions de Maldoror et les deux fascicules de Poésies ? Pour l’attaché au catalogue de la B.N. qu’il était alors, ce n’était pas un exploit hors du commun, même si l’on ne saurait ôter à Gourmont le mérite de ces découvertes. On hésite toutefois à chicaner le présentateur du présent volume, lorsqu’on lit ses envolées exaltées : « Comment, vous chancres, chantres, vous dis-je, de la déraison, de l’irrationnel, vous reprochez à Bloy, à Gourmont d’avoir considéré Lautréamont comme un fou ! Mais la folie, malgré qu’ils en aient, est un compliment. C’est tout ce qu’ils ont pu opposer au remuement de leur tréfonds. » Bien, bien, calmons-nous… Mais Christian Buat ne se calme pas, qui s’en prend aussi à « cette peste d’André Gide », coupable d’avoir taxé les pages de Gourmont sur Lautréamont de « tristement insuffisantes », il s’en prend à Maurice Blanchot, jugé « plus retors » que Gide, il s’en prend à Gaston Bachelard (« J’ignore si Remy de Gourmont nous présente un Isidore Ducasse agité, mais je ne comprends rien à cette gymnastique corrective proposée par le professeur Bachelard »). Son introduction cite divers articles sur les premiers lecteurs de Ducasse, articles publiés il y a quelques années par Patrick Besnier, Lydie Parisse, Jean-Paul Goujon, Éric Walbecq, mais n’en donne jamais la référence, alors qu’il donne celle de rééditions récentes d’œuvres de Gourmont sans grand rapport avec le sujet, mais dont les maisons portent des noms baroques (« Éditions du Clown lyrique », « Éditions des Âmes d’Atala »). À noter aussi que ce volume reprenant les textes de Gourmont sur Lautréamont s’ouvre sur un sonnet de… Rimbaud, Le Mal : « car le Dieu du Mal est un Dieu Maldoror », nous est-il expliqué. Enfin, on se dit qu’un fac-similé du portrait imaginaire de Lautréamont par Vallotton, qui illustrait le chapitre du Livre des Masques, aurait avantageusement remplacé la page qui reproduit un extrait du Journal de Paris de… Jean Chalon ! À moins que l’on se trouve ici en présence d’un nouveau beau comme, celui de la rencontre fortuite, dans une plaquette faisant feu de tout bois, d’un Gourmont-parapluie et d’un Chalon-machine à coudre.

Grande Guerre. Laurence Campa, Poètes de la Grande Guerre : expérience combattante et activité poétique(Classiques Garnier 2010, 200 p., 29 €). À l’origine de ce livre, il y a sans doute le constat d’une insuffisance. La poésie française de la Grande Guerre est comme une tache aveugle dans le champ de l’histoire littéraire du xxe siècle, une case vide, ou plutôt un lieu déserté. Sans doute la poésie combattante a-t-elle pâti du mélange des genres et des niveaux, perdant ainsi, aux yeux de certains puristes, toute spécificité, et toute valeur. Comment distinguer, par exemple, le plan de la morale, de l’esthétique, de la politique ? Quel usage faire au juste de la notion d’engagement et de celle, corrélative, de « circonstance » ? Il y a fort à parier que la désaffection dont souffre aujourd’hui la poésie de guerre tienne pour l’essentiel à ce qu’elle est considérée comme un phénomène littéraire indissolublement liée à une époque, solidaire d’un enchaînement d’événements catastrophiques dont l’incidence sur les consciences est de nature historique, donc datée, et partiellement neutralisée. Avertie du terrain miné sur lequel elle s’aventure, Laurence Campa fait le choix d’une réhistoricisation qui permette de libérer le jugement négatif ou entravé des cadres et des références caractéristiques d’une modernité critique fondée sur les valeurs de rupture et de purity. Loin de toute entreprise forcément déplacée de réhabilitation, elle se propose d’aborder cette poésie de combat dans son historicité et non pas nécessairement à partir des grilles d’intelligibilité que nous avons forgées sur la base d’une axiologie héritée des conséquences de la Deuxième Guerre mondiale. L’enjeu est de taille, car il s’agit ni plus ni moins de se donner les moyens de lire et de comprendre un corpus devenu aujourd’hui, sinon illisible, du moins en bonne partie étranger à l’idée que l’on se fait de la poésie, de ses enjeux et de ses visées. Si comme le souligne l’auteur, « Apollinaire, Salmon et Duhamel ont écrit “avec la guerre” », l’acceptant sans la contester comme une donnée fatale, pour autant leur attitude d’écrivains face à l’horreur et au désastre mérite d’être évaluée, non plus sous l’angle de l’esthétisation ou de la mise à distance, mais comme une manière de « surmonter » l’insurmontable, de faire barrage à l’invasion du pire par le recours et le secours de la symbolisation, qui est encore le meilleur rempart contre le mutisme et l’emmurement des consciences. Des cinq études qui forment ce livre, Laurence Campa dit qu’elles se présentent « comme un portrait de groupe assorti d’une lecture croisée, singulière et plurielle, du passé ». De Cendrars à Louis Krémer, en passant par Apollinaire, René Dalize, André Salmon et Georges Duhamel, sans oublier l’éternel oublié Jean Le Roy, ce recueil redécouvre tout un empan de notre patrimoine poétique auquel il confère un nouveau relief et une nouvelle consistance. Appuyée sur une analyse fouillée de textes et s’élevant à intervalles réguliers à l’exigeante hauteur de la synthèse, l’approche doit être considérée comme une contribution significative à l’histoire de la littérature du xxe siècle, dont elle ravaude les béances et répare l’amnésie.

Graffitis. Christian Colas, Paris Graffiti. Les marques secrètes de l’histoire (Parigramme/Compagnie parisienne du livre, 2010, 140 p. 14 €). Cette publication, qui fait la part belle à l’illustration, entraîne le lecteur dans un voyage à travers les âges, du XVe siècle à la guerre d’Algérie, dans le seul espace de la capitale. Comme le remarque l’auteur, la survie des graffitis est fonction de leur modestie ou de leur localisation inaccessible. L’intérêt essentiel du livre est de révéler ce que sans lui nous ne saurions jamais voir, perdues que sont ces marques au fin fond des catacombes et des carrières, ou sur les parois du donjon du château de Vincennes. Certaines ont un caractère érotique, d’autres sont de simples signatures ou des dates sans autre signification que celle qu’elles revêtaient pour ceux qui les ont tracées ou gravées. Les plus émouvantes font référence à des événements heureux ou tragiques de notre Histoire commune : espoir suscité par l’avènement d’un nouveau régime (« Vive la République ! 1848 »), signatures des communards emprisonnés à Vincennes ou liste des otages fusillés en octobre 1943 au Mont Valérien.

Hergé. Olivier Reibel, La Vie secrète d’Hergé (Dervy, 2010, 490 p., 20 €). Savez-vous pourquoi le pilote estonien recueilli par Tintin et le capitaine Haddock dans Coke en stock se nomme Szut ? Par référence à « l’Album Zutiquede Rimbaud » ! Pour le reste, l’auteur consacre près de cinq cents pages à montrer l’influence de l’ésotérisme, des sciences occultes, de la franc-maçonnerie sur l’œuvre d’Hergé. On lit cela avec le même amusement incrédule que l’on accordait autrefois aux articles de la revue Planète, que codirigeait un Jacques Bergier qui revient d’ailleurs souvent dans le présent volume. On espère que tout cela pétille d’humour. Autrement, on ne peut que se dire : si la Castafiore en avait…

Huysmans. Stéphanie Guérin-Marmigère, La Poétique romanesque de Joris-Karl Huysmans (Champion, 2010, 536 p., 105 €). Que l’auteur de cette savante étude se rassure quant à l’inquiétude qu’elle expose en introduction, son cher J-K.H est bien installé aujourd’hui au panthéon universitaire, si l’on en croit la somme et la qualité des écrits qu’elle est amenée à citer. Elle fait de la « poétique » de l’écrivain le fil conducteur d’une œuvre dont elle pose l’unité de style et de préoccupation par delà la double périodisation biographique et esthétique par laquelle on l’a souvent caractérisée, depuis le regain des études huysmansiennes des années 1970 : Huysmans naturaliste, puis esthète, puis spiritualiste, puis catholique. Pour Stéphanie Guérin-Marmigère, la nouveauté qu’apporte ce romancier original à la fin du xixe siècle tient dans une attitude littéraire, un dépassement de la crise touchant alors le genre romanesque. En faisant passer l’œuvre par l’ensemble des catégories de la critique littéraire moderne, caractéristiques de l’intrigue et des personnages, mais aussi paratexte et autre chronotope, l’auteur insiste donc sur l’unité d’un parcours d’écrivain dont la constance aura été un refus obstiné des conventions romanesques et une ouverture aux expérimentations, sans qu’il soit fait pour autant entorse à l’exigence de ses prédécesseurs naturalistes, par ailleurs reniés : l’enquête. Contre un certain rationalisme de Zola et de ses adeptes, contre les personnages imaginés de Balzac, appel fût fait aux mânes de Baudelaire pour convoquer, à partir de personnages réels, l’imaginaire dans tous ses états, pathologies comprises, la démarche étant facilitée par l’inscription de Huysmans et de certains de ses contemporains dans le renouveau catholique. Même s’il n’est rien à redire à cet opus soigné jusque dans les détails, tout ceci, bien que reconfiguré de manière sérieuse, est déjà connu. Il faut donc désormais s’attendre à ce qu’un spécialiste patenté s’atèle périodiquement à faire l’état de la recherche huysmansienne, sans apporter réellement du nouveau – dès lors que l’ensemble des écrits et de la correspondance aura été publié et commenté –, sinon le déplacement d’une infime variable, à moins que n’émerge une trouvaille du fond d’une cave ou d’un grenier, ce qui caractérise au demeurant tous les titulaires du Panthéon, promotion tardive mais somme toute méritée pour l’un de ceux qui ne furent jamais ni mis en quarantaine, ni membres de l’Académie française !

Imagination. Claude-Pierre Pérez, Les Infortunes de l’imagination. Aventures et avatars d’un personnage conceptuel de Baudelaire aux postmodernes (Presses universitaires de Vincennes, 2010, 340 p., 26 €). Le titre de cet essai est trompeur, ou plutôt souffre d’être en porte-à-faux par rapport à la visée de l’ouvrage et à son contenu réel. Car il s’agit moins de dresser l’inventaire, à travers les siècles, les auteurs et les théories, des « infortunes de l’imagination » (littéraire, s’entend) que d’équilibrer, avec science et pertinence, la balance entre les fortunes, les bonheurs, en quelque sorte, de l’imagination, et ses infortunes, la somme de ses impossibilités et de ses disgrâces. Autant le dire tout de suite : ce travail s’impose de lui-même, parce qu’il vient répondre à une attente, combler une case, demeurée vide, dans la pensée actuelle de la littérature, plus particulièrement de la création poétique. Il est heureux qu’une telle initiative ait été prise par Claude-Pierre Pérez, dont on apprécie la culture, toujours finement employée, et la justesse de vue. L’auteur, humblement, déclare avoir voulu « interroger l’acte d’imaginer en amont des objets qu’il se donne » et donc cerner ce qu’il appelle « un geste imaginatif ». Ainsi formulé, le projet ambitionne d’approcher un acte ou un moment originaire, en même temps qu’un processus, une série de « modalités » et de « modulations ». Mais, plus en profondeur, et au gré des chapitres qui soutiennent ici le déploiement d’une réflexion de grande ampleur, on s’avise qu’il est question d’une entreprise plus vaste, impliquant certes les œuvres littéraires saisies dans leurs conditions d’émergence et leurs modes d’accomplissement, mais aussi les sciences humaines, la sociologie, l’histoire, la psychanalyse, l’anthropologie… Cette entreprise n’est autre qu’une histoire de l’imagination, moins la genèse d’une faculté ou d’un concept, on l’aura compris, que le récit critique et théorique, donc forcément discontinu, qui fonde et refonde sans cesse l’acte créateur en le rapportant à sa source. Mais ce récit, pour espacé qu’il soit, n’en demeure pas moins soumis à une fin, qui est comme un étranglement. Claude-Pierre Pérez l’avoue in limine : « C’est le récit d’une rupture ou d’une dispersion ; c’est celui de la “mort” de l’imagination. » À cette disparition, des raisons évidentes, historiques, à loisir ressassées : l’empire de jour en jour plus étendu de la raison et de ses grilles, le développement des « industries culturelles », l’expansion des technologies récentes de l’image, qui destituent l’imagination et son rôle instaurateur. Toutefois, souligne l’auteur, ce récit d’une mort constatée est le récit d’une mort chronique pour ne pas dire… éternelle. Car, de tout temps, l’imagination a été présentée, vantée ou décriée d’ailleurs, comme une valeur passée, qui peut être, certes, remise au goût du jour à tout moment. Imagination ? Notion dont la propriété est sans doute d’être inscrite dans le jeu de sa propre contradiction, voire de sa négation radicale. Aussi, au lieu d’entonner un chant de deuil, et de s’activer à une hypothétique résurrection, notre essayiste se propose d’examiner les différentes modes d’apparition/disparition de l’imagination. D’un premier temps, solidement établi sur Baudelaire, Rimbaud, Schwob et Hugo et placé sous le signe de l’éloge du soupçon, le lecteur passe à l’approche des « gestes imaginatifs », à des « manières de faire », ou plutôt un « art de faire », une poétique singulière. Breton, Claudel, Michaux et Beckett font l’objet, dans ce cadre d’analyse, d’une étude cherchant à saisir l’imaginant à l’œuvre dans l’écriture. Entre ces deux temps, une partie centrale est consacrée à une réflexion d’inspiration théorique et historique, cernant les avatars du mot imagination et de ses satellites : imaginaire, phantasme, rêve, rêverie, image… C’est là le pivot de l’essai, qui permet d’articuler la lecture des textes poétiques avec l’historicité d’une notion, devenue une espèce d’interprétant majeur après avoir été un informant décisif.

Jeux florauxLes Jeux floraux au xxe siècle, sous la direction de Georges Mailhos, Paul Féron et Pierre-Louis Boyer (Éditions toulousaines de l’ingénieur, 2010, 308 p., 20 €). Michel Zink, dans sa préface, se félicite qu’un ouvrage aborde l’état récent de l’Académie de Jeux floraux, cette vénérable institution qui a fait plus souvent l’objet d’études sur ses activités anciennes. De fait, ce livre se penche sur les activités de l’Académie « de 1895 à nos jours ». Une première approche, sociologique, montre un déclin de la présence aristocratique dans l’Académie, au profit, entre autres, des universitaires. On trouve ensuite une liste des prix et des primés (en poésie de langue française ou romane, mais aussi au titre de la vertu ou des familles nombreuses), des exemples de poèmes couronnés, une liste des éloges de Clémence Isaure, des conférences tenues à l’Académie, des partenariats et correspondances avec d’autres académies, etc., ainsi que des notices biographiques pour tous les « mainteneurs ». L’ensemble est bien fait, mais intéressera davantage l’historien ou le sociologue des institutions que l’amateur de littérature. La simple consultation des listes de prix montre combien les Jeux floraux se sont coupés de la création poétique contemporaine, car on cherche en vain un ou deux noms reconnus dans près d’un siècle de lys, immortelles et autres églantines. Il est dommage que ce décalage ne soit pas analysé ici.

Léautaud. Serge Koster, Léautaud tel qu’en moi-même (Léo Scheer, 2010, 220 p., 18 €). Dans le genre « Léautaud et moi », on avait déjà eu Philippe Delerm en 2005 avec Maintenant, foutez-moi la paix ! Sauf que, sauf que : chez Delerm, le moi n’était pas annoncé et surgissait quasiment en imposteur au fil d’un survol des thèmes léotaldiens (si ça se dit), pour expliquer ce que l’auteur Delerm devait au maître, si jamais cela pouvait intéresser quelqu’un. Chez Serge Koster, pas de manœuvres de ce genre : le moi est assumé, revendiqué malgré sa petite taille avouée, celle d’un auteur « mondialement inconnu » en dépit d’une trentaine d’ouvrages publiés. Il s’agit donc de rédiger un portrait double, Léautaud d’un côté, son admirateur de l’autre, en relevant ce qui les unit et ce qui les sépare : comment le juif Koster encaisse-t-il l’antisémitisme de Léautaud, comment chacun a vécu l’éloignement de la mère, comment chacun s’inscrit dans le monde éditorial de son époque, et puis l’amour, la mort, ce genre de choses… « Qui sommes-nous, Léautaud et moi ? » N’y a-t-il pas une légère disproportion entre les deux éléments coordonnés ? Sont-ils vraiment à égalité sur le plan de l’intérêt que peut nourrir le lecteur à leur sujet ? La réponse est dans la question, mais dans un monde où un Jean d’Ormesson est à tu et à toi avec Dieu le père, les reliefs tendent à s’estomper. D’autant que, si les émois de pensionnaire de Serge Koster ne relèvent pas vraiment de l’intérêt primordial, ses aventures dans le monde des lettres sont souvent intéressantes. On y croise Maurice Nadeau, Pascal Pia, Michel Tournier, Béatrix Beck, on s’y instruit sur les mœurs en cours à telle ou telle époque dans Le Monde des livres ou La Revue des Deux Mondes. Et Léautaud, au fait, on l’oubliait ! Léautaud, il rit sous terre, il rit sous cape : Philippe Delerm, Serge Koster, après tout il a bien eu Pierre Perret en 1972… Envoyez le suivant.

Lire. Charles Dantzig, Pourquoi lire ? (Grasset, 2010, 220 pages, 19 €). Étonnant, ce Charles Dantzig dont on ignorait tout, les poèmes, les romans, les traductions, et qui a fait une entrée fracassante avec un Dictionnaire égoïste de la littérature française (2005) et une Encyclopédie capricieuse du tout et du rien (2009). Il publie à présent un essai virevoltant, mordant, informé (Dantzig travaille dans l’édition et voyage jusque dans les librairies de Los Angeles) sur le « vice impuni » examiné sous toutes les coutures – ou presque : Joyce est évoqué viaÉdouard Dujardin, mais il manque quand même ici une bonne partie des innovateurs verbaux du xxe siècle. À part ce qu’il ne sait pas, ou écarte (et c’est dommage), Charles Dantzig sait tout, a tout lu, tout regardé et tout analysé. Son livre est la manière de transformer des réflexions que l’on a tendance à garder pour soi en un livre de combat, de faire de bavardages inutiles un bréviaire impérieux et pétillant. Intéressant système de montage, tandis qu’une belle énergie traverse le livre. La modernité en moins, Charles Dantzig rappelle Gertrude Stein. À la baronne d’Aiguy lui déclarant : « Ce que vous dites là dans votre livre, je l’ai toujours pensé », l’impériale Gertrude rétorqua : « Oui, mais moi je l’ai écrit. »

Maupassant (1). Dominique Bussillet, Maupassant et l’univers de Caillebotte (Cahiers du temps, 2010, 112 p., 16 €). Dans ce petit ouvrage, l’auteur présente des points de similitudes entre les œuvres de Caillebotte et de Maupassant. En 1885, ce dernier rencontre Claude Monet à Étretat. Il en relate le témoignage dans sa chronique, La Vie d’un paysagiste, qui révèle des affinités esthétiques entre le peintre et l’écrivain. Les possibilités d’une convergence entre eux sont certes alléchantes, mais ni l’auteur d’Une Vie (1883) ni le peintre de l’Homme au balcon, boulevard Haussmann (1880) ne sont au rendez-vous fixé par Dominique Bussillet.

Maupassant (2). Timothée Lechot, Maupassant : quel genre de réalisme ? (L’Hèbe, 2010, 90 p., 5,75 €). Petit livre d’une rigueur, d’un esprit synthétique et d’une clarté enviables. L’auteur a déjà travaillé sur le thème de la réécriture chez Maupassant (certains passages de ses romans que l’on peut lire, repris sous une forme un peu modifiée, dans ses contes ou nouvelles) et ceci l’a conduit à interroger les formes différentes et contrastées de réalisme (d’où le titre de son essai) à l’œuvre, tantôt dans les récits brefs, tantôt dans les romans. Didactique, il reprend l’histoire depuis le début : le réalisme de Maupassant selon lui-même (à partir du seul et cardinal écrit théorique de Maupassant paru en volume, Le Roman, publié au seuil du roman Pierre et Jean), puis selon les manuels scolaires, puis selon la critique universitaire qui a, selon lui, parfois négligé la spécificité du réalisme à l’œuvre dans les contes. Sa démonstration, probante si elle n’est pas toujours neuve, tend à distinguer les principes énoncés dans Le Roman, que Maupassant met exactement en œuvre dans les siens, et les récits brefs publiés dans la presse (qui dicte aussi sa loi), lesquels s’écartent souvent, eux, dudit réalisme théorique du romancier, voire en prennent l’exact contre-pied. Ce « grand écart esthétique » est l’enjeu de la première partie du livre, la seconde étant dévolue à une analyse de la spécificité du réalisme des contes. Mention particulière pour les notes et renvois, toujours brefs (nécessité du format oblige) mais pertinents. On ne peut pas toujours se plaindre.

Maupassant (3). Guy de Maupassant, À la Feuille de rose. Maison turque. Postface par Joël Gayraud(Mille et une Nuits, 2010, 64 p., 2,50 €). On connaît le mot de Flaubert au sortir d’une représentation de cette bluette érotique, mot qui scandalisa fort Edmond de Goncourt : « C’est rafraîchissant ! » Il faut en effet prendre cette « comédie de mœurs (mauvaises) en un acte et en prose », restée inédite jusqu’en 1945, pour ce qu’elle est : un divertissement obscène. Elle se situe dans la droite ligne des activités ludiques très libres du joyeux Maupassant et de sa bande de « Crépitiens » (lesquels, par parenthèse, auraient pu être évoqués dans la postface de Joël Gayraud). Doit-on pour autant y voir de profondes intentions satiriques, dignes de Molière ? Ce n’est pas certain : Maupassant ne s’y est proposé que de donner une pochade naturaliste outrée. C’est une charge, analogue à certaines charges barbouillées sur la toile par des rapins, et qui ne vise qu’à faire rire, en caricaturant la Société, la morale et le bon ton. L’outrance est partout patente dans cette aventure de M. et Mme Beauflanquet, couple de respectables bourgeois fourvoyés dans une maison de passe, où ils sont amenés à côtoyer un maquereau, un garçon de bordel, un vidangeur, diverses filles de joie, des clients et d’autres personnages peu ragoûtants. Courte et bien menée, cette pièce respire, si l’on peut dire, une véritable allégresse dans la pornographie et la scatologie. En cela, elle est éminemment sacrilège, ce qui doit suffire pour nous inviter à la considérer comme une parade, au sens où l’on entendait ce genre au xviiie siècle, et qui descend en droite ligne du Théâtre gaillard de cette époque.

Mères. Henri Troyat, Trois mères, trois fils (De Fallois, 2010, 212 p., 18 €). Bien que mort (en 2007, à 96 ans), Troyat publie encore. Baudelaire, Verlaine, Rimbaud : voilà les trois archanges de la modernité poétique réunis dans le récit commun de leurs démêlés avec des mères également incapables de les comprendre. Dans cet essai romanesque sans rapport avec les gender studies, on s’en doute, Troyat tresse agréablement les trois portraits de ces femmes qui seront largement passées à côté du génie de leurs rejetons. Il ne les condamne pas pour autant : elles auront fait ce qu’elles pouvaient, implique-t-il, avec les moyens intellectuels et dans les conditions sociales et matérielles qui étaient les leurs. Les rejetons en question, aussi géniaux fussent-ils, ne sont d’ailleurs pas épargnés. La vie n’a été facile pour personne, et c’est au ras de celle-ci que l’histoire se déroule. Troyat n’est bien sûr pas allé chercher plus loin, pour se documenter, que ses propres biographies des trois poètes, et l’ouvrage le plus récent cité dans la bibliographie remonte à 1968. On se doute bien aussi que les biographes modernes auraient de quoi se récrier à chaque page. Mais peut-on en vouloir à Troyat d’avoir eu une bonne idée, réalisée sans apprêt ?

Monet-Clemenceau. Alexandre Duval-Stalla, Claude Monet, Georges Clemenceau : une histoire, deux caractères. Biographie croisée (Gallimard, 2010, 294 p., 21 €). Il se peut fort qu’Alexandre Duval-Stalla, auteur également d’unAndré Malraux-Charles de Gaulle, une histoire, deux légendes, soit l’inventeur d’un genre spécial de biographie qu’on serait tenté d’appeler, non sans facilité, la biographie « deux-en-une », puisqu’il s’agit d’envisager deux destins, que l’Histoire a réunis, pour en montrer à la fois la force d’attraction réciproque et pour en manifester comme la nécessité irrévélée, qui, depuis un foyer obscur mais impérieux, les a gouvernés jusqu’à leur point d’accomplissement. La catégorie officielle retenue par l’éditeur (et par l’auteur, on peut le supposer) est celle, élégante, de « biographie croisée ». Ou comment raconter la vie de deux figures majeures d’une époque, en éclairant l’une par l’autre, dans un jeu constant de réverbérations et de miroitements. Le procédé, économique, présente l’avantage de faire tenir deux vies en une seule et même histoire ; il permet en outre, selon une perspective diffractée se réduisant peu à peu en un point de fuite convergent, d’écrire l’histoire vue et vécue par les grands hommes, qui, d’ailleurs, la font et la défont. De Gaulle ou Clemenceau ont cette qualité en commun, tandis que Malraux et Monet sont deux artistes, dont l’œuvre est aussi une façon, indirecte ici, là plus résolument frontale, d’aborder l’Histoire, de la réfléchir sans nécessairement l’exposer, l’accélérer ou la résoudre. Revenons donc à ce compagnonnage Clemenceau-Monet. En s’appuyant sur les documents – comme la correspondance échangée – et sur les enseignements de l’histoire, politique et artistique, de l’époque, Alexandre Duval-Stalla en retrace les origines, les raisons et les bénéfices moraux et affectifs. C’est d’abord l’histoire d’une amitié qui est ici contée, selon une technique des vies parallèles, qui emporte l’adhésion. Au commencement de tout, il y aurait donc comme un point de rencontre abstrait, échappant à toute détermination sociale ou historique, et qui tiendrait, d’après l’auteur, à une parenté de caractères – condition suffisante pour rapprocher de façon quasi fraternelle Clemenceau et Monet, ces deux bonshommes intransigeants qui se rencontrent à la fin des années 1850 dans le milieu bohème des artistes du Quartier Latin et qui aiment en découdre avec l’ordre établi, les préjugés, les opportunismes de tous bords. Mais l’argument caractérologique suffit-il ? Alexandre Duval-Stalla ne se pose en vérité qu’une seule et même question : qu’est-ce qui a bien pu amener à s’estimer si durablement et avec une admiration si partagée, deux individus dont les itinéraires par ailleurs, autant que les domaines d’élection, destinaient à des voies divergentes ? Auteur, en 1928, d’un livre sur les Nymphéas – œuvre autour de laquelle s’ordonne la présente biographie croisée –, Clemenceau avait certes le goût des choses étonnantes et déroutantes, il ne méconnaissait pas les raccourcis et les bonds de côté dont tout authentique créateur doit être capable. Il était surtout fervent en amitié et épris de liberté. De son côté, Monet, dont la position reconnue de chef de file de l’Impressionnisme l’installe en pourfendeur de la peinture traditionnelle, n’ignore pas que l’art sans artifice ni malice équivaut à créer des nouveaux rapports entre les hommes, dans un esprit d’égalité, de justice, de fraternité, invitant à voir le réel pour ce qu’il est, sans écran, sans arrière-monde. Ici et là, une même passion « radicale », qui se traduit diversement sur des terrains distincts. Alexandre Duval-Stalla choisit de placer, en tête de son ouvrage, à la manière d’une scène d’ouverture qui est en même temps un couronnement, ce moment où, Clemenceau rendant visite à Monet au lendemain de la victoire de 1918, les deux hommes tombent dans les bras l’un de l’autre, épisode qui unit symboliquement en une même étreinte le « Tigre » et le « Peintre ». Mais c’est aussi cet instant qui décide de l’avenir des Nymphéas, dont Monet veut faire don à la France, comme une gratification offerte à la République. Le présent essai rappelle, en les éclairant, les péripéties qui, d’hésitations en découragements, vont conduire à l’installation de cette œuvre monumentale à l’Orangerie en 1927, soit un an après la mort de Monet. Tout l’intérêt de cette biographie « deux-en-une » réside ainsi dans l’art si caractéristique de l’auteur, consistant à placer, comme en regard l’un de l’autre, deux parcours, l’un artistique, l’autre politique, lesquels, malgré les différences de nature et sur fond d’événements décisifs autant qu’à première vue distincts (l’Affaire Dreyfus, la Première Guerre mondiale, l’essor de l’Impressionnisme), pourront apparaître comme deux modes d’action sinon identiques du moins comparables, deux manières d’inventer, au nom d’une éthique de la liberté et de la responsabilité, au cœur du jardin de Giverny comme au cœur de la cité, les conditions d’une république exigeante et accueillante. Comme l’écrit Alexandre Duval-Stalla, à la veille de la guerre de 1914, les deux amis ont réussi leurs « carrières », mais « il leur manque l’événement qui transcendera leur vie en destin. Ce sera la Victoire pour Clemenceau et les Nymphéas pour Monet. Deux combats offerts, l’un historique, l’autre esthétique, au service d’une certaine idée de la France. »

Montherlant. Michel Monnerie, La Dramaturgie catholique de Henry de Montherlant (Séguier, 2009, 336 p., 25 €). Il s’agit, dans une version revue et amplifiée, d’un mémoire de maîtrise soutenu à l’Université de Haute-Bretagne vers 1970 ; l’auteur, professeur de lettres classiques aujourd’hui à la retraite, a remanié ce travail de jeunesse et le publie. Cette genèse intrigue (on aimerait presque disposer des deux versions pour les comparer !). Le livre porte sur trois pièces formant une « trilogie catholique » : Le Maître de SantiagoLa Ville dont le prince est un enfant etLe Cardinal d’Espagne. Clair et pédagogique, l’ouvrage aurait gagné à être plus resserré et surtout plus critique vis-à-vis de son sujet, de ce catholicisme esthétique dont Montherlant s’était fait une spécialité ambiguë. Il est un apport à la bibliographie d’un auteur trop délaissé aujourd’hui, plus encore qu’un Giraudoux qui, lui, n’a pas aussi complètement disparu de l’affiche des théâtres : conçu en un temps où Montherlant était encore présent, le livre de Michel Monnerie ne s’interroge pas sur cet effondrement d’une œuvre qui a pourtant bien des mérites.

Nadar. Stéphanie de Saint-Marc, Nadar (Gallimard, 2010, 370 p., 25,50 €). Il y a eu le livre de Roger Greaves,Nadar ou le Paradoxe vital (1980), et celui, plus récent, de Benoît Peeters, Les Métamorphoses de Nadar (1994), tout deux pleins d’informations utiles et justes. Mais, disons-le sans ambages, Nadar attendait sa biographie et par là même son biographe, moins pour se voir attraper tout entier et fixer dans l’image renversée d’une boîte noire que pour se révéler pleinement à son siècle, ce xixe épris de progrès, de matérialisme et de technique, emporté par une poussée de fièvre prométhéenne, et dans le même temps travaillé continûment par les démons de l’intériorité, par les légions inapaisées de la psychologie, de l’âme et de la sensibilité. Il était également opportun de présenter l’apport de Nadar, journaliste et photographe – photographe surtout –, à notre xxe siècle qui fut tout de même celui de la photographie conçue comme un art à part entière, moins une technique qu’une vision. Il faut convenir d’emblée que l’ouvrage de Stéphanie de Saint-Marc donne satisfaction sur ces deux chapitres, qui sont, par bien des aspects, les piliers de toute entreprise biographique. L’auteur resitue Nadar dans le tissu dense des attentes et des espoirs du xixe siècle, sans céder aux facilités du pittoresque ou aux illusions de la reconstitution gratuite. Une grande efficacité préside à ce travail, qui tient sa justesse de ton et l’acuité de son point de vue d’une économie de moyens appropriée au sujet, et d’un style fluide et élégant. Si le pari était de faire apparaître Nadar « acteur de son époque » tout autant que reflet de celle-ci, il est gagné. En quatre parties rythmées, Stéphanie de Saint Marc nous emmène de la période des premières années, placées sous le signe du journalisme (1820-1854), aux années de déclin (1871-1910), épilogue d’une vie d’artiste photographe qui échoue dans ses ultimes tentatives et dont le projet desMémoires ne parvient pas à offrir une vision cohérente et démonstrative. Entre ces deux pôles s’insèrent les périodes fécondes : la « révélation photographique » (1854-1860) et les « grandes explorations » (1860-1870), qui sont pour Nadar l’occasion de s’aventurer sur des terrains que l’usage de la photographie, désormais acquis et valorisé, lui a permis, sinon de circonscrire, du moins d’envisager comme autant de théâtres d’exploitation, à la fois commerciale, scientifique et politique. Car de l’atelier du Boulevard des Capucines, qui marque l’essor d’un art photographique à grande échelle, aux convictions républicaines affichées par un homme de progrès qui se pique d’aventures aériennes et de voyages en ballon, il peut y avoir un apparent effet de disparate que dissipe aussitôt l’image surplombante qu’en offre l’auteur, donnant à voir un être doué de ce talent singulier qu’on pourrait appeler la « multiplicité », mais épris de modernité et attaché aux idées utopistes et anarchistes. La biographe nous promène dans cette vie bohème où Nadar fréquente d’abord Henry Mürger et Léon Noël, cherche à se faire un nom – en l’occurrence un pseudonyme – dans la petite presse en y publiant de courts récits et des dessins satiriques. Protégé et guidé par Charles Philipon, il flotte entre plusieurs eaux, s’attachant à autant d’êtres que d’objets, témoignant par là d’un insatiable appétit de découverte, d’une curiosité sans bornes. Comme l’écrit Stéphanie de Saint-Marc, loin d’appartenir à une coterie déterminée et exclusive, il est « au centre d’une nébuleuse dont l’ampleur s’étend au fil des ans ». C’est précisément ce réseau de relations et de connaissances, impliquant en premier lieu Adrien Tournachon, le frère, que le présent ouvrage met à jour, à l’image de ce Panthéon qui consacre le génie du caricaturiste, de l’artiste dessinateur moins amoureux de la figure que du profil et de l’effigie. L’auteur montre comment cette passion de l’image qui anime Nadar le porte de la caricature – qui est un art du portrait – à la photographie et plus particulièrement au portrait photographique qui assura sa notoriété. Car il s’agit, ici et là, d’un « projet d’exploration de la physionomie humaine ». Le chapitre Du crayon satirique à la chambre noire éclaire ce geste continu qui, d’une technique à l’autre, propage son magnétisme et son élan vital en faisant de Nadar un de ses prospecteurs en charge du futur, toujours aux avant-postes de l’Histoire.

Notions. Joël Loehr, Les Grandes Notions littéraires (Éditions universitaires de Dijon, 2010, 130 p., 15 €). Dense et brève, mais étrangère à tout jargon, cette synthèse, si elle n’invente rien, récapitule cinq grandes notions transversales : l’auteur, le lecteur, le personnage, la fiction, le genre. L’érudition, ici, ne pèse pas. L’ambition de l’auteur est d’exposer (et de procurer) des « instruments opérationnels de réflexion et d’analyse littéraires » avec, parfois, partis pris ou préférences affichées. Il présente « les principaux acquis critiques », mais réserve l’usage de la citation, non aux essais théoriques pris pour socle, mais aux écrivains, qui fournissent la matière première du socle, à commencer par Blanchot et… Malraux (en particulier sa réflexion sur la littérature, et sur l’art et ses métamorphoses). On avait un a priori à l’orée du livre, on a dû en rabattre : il est suffisamment fréquent d’être rebuté par le jargon qui défigure certains textes théoriques, pour qu’on salue, a contrario, un esprit clair et pédagogue.

Péguy, Bernanos, Claudel. Jacques Julliard, L’Argent, Dieu et le Diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne (Flammarion, 2008, 230 p., 19 €). Le sous-titre éclaire utilement un titre abstrait. Péguy, Bernanos, Claudel, ces trois grands catholiques ont changé la vie de Jacques Julliard, tant « ils nous arrachent à la vulgarité ambiante ». Le livre hésite entre la confidence et la présentation des auteurs sur un ton un peu journalistique (voir le retour du titre Deux ou trois choses que je sais de…), parfois hâtif, mais Jacques Julliard sait nous toucher en évoquant la trace profonde que peuvent laisser ces auteurs généreux et violents. Particulièrement impressionnant est le récit de sa « conversion » de 1987 par la représentation du Soulier de satin monté par Antoine Vitez à Avignon : « Mon pilier de Notre-Dame, ce fut la cour du Palais des Papes », dit-il, et qui a éprouvé la toute puissance du verbe claudélien, la « délivrance des âmes captives », comprend que ce n’est pas un jeu. Marginalisés parce qu’ils sont catholiques, les trois auteurs ont trouvé dans leur position minoritaire une force qui, aujourd’hui encore, assure leur emprise sur le lecteur. Ce livre énergique le rappellera à qui en douterait.

PoésieLa Poésie française pour les nuls, édition de Jean-Joseph Julaud (First Editions, 2010,
400 p., 22,90 €). Les anthologies ont leurs collectionneurs et leurs contempteurs. Ceux qui aiment les tableaux ou les histoires de la littérature française (ou autre) et ceux qui s’en méfient. D’aucuns, en outre, ont des principes, qui méprisent ce type de collection (« pour les Nuls », « pour débutants », etc.). Pas nous, qui sommes pragmatiques et avons lu (et approuvé) cette anthologique histoire de la poésie mêlant rappels historiques et citations à foison. Jean-Joseph Julaud s’est déjà enquis, dans la même collection, de l’Histoire de France et de la littérature française. Quinze siècles de poésie en 600 pages, dont cent pour le xxe siècle et une cinquantaine, plus récréatives, autour du xxie siècle, et qui n’ignore ni haïkus, ni slams (les esprits chagrins bougonneront). Des icônes, encadrés, notes, codicilles émaillent le récit « historique », tantôt pour faire saillir une anecdote, tantôt pour une citation (« ce qu’ils en ont dit »), tantôt pour signaler une règle technique de versification ou un rappel de théorie littéraire ou d’histoire de l’art : la forme, donc, est ludique et le fond sérieux et fiable. Les « marges » sont bienvenues, qui autorisent les échappées sans gauchir la continuité du récit. Peut-être eût-on pu éviter le chapitre fantaisiste Les dix commandements pour écrire un poème.

Presse. Laurence Corroy et Émilie Roche, La Presse en France depuis 1945 (Ellipses, 2010, 160 p., 17 €). L’étude, qui s’inscrit dans une collection intitulée infocom et dédiée à l’étude des médias, s’adresse avant tout à des étudiants. En dépit de la mise en page austère, du panorama proposé large et du nombre de pages restreint, le propos est concis. Les auteurs évitent les raccourcis trop caricaturaux, notamment sur le profil des journalistes évoqués. Ils s’intéressent à l’ensemble de la presse (et non simplement à la presse d’information) de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui (avec la volonté d’être à ce point à jour que, par exemple, ils évoquent la situation financière récente du Monde et l’offre de recapitalisation du 28 juin 2010 par Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse). L’ouvrage insiste sur l’évolution des pratiques de lecture à travers l’évolution de la presse magazine, qu’il s’agisse de la presse de télévision, de la presse pour la jeunesse, de la presse éducative ou de la presse satirique. L’analyse des bouleversements introduits par Internet dans les modalités même de l’expression journalistique est intéressante. L’index associe noms propres et titres de journaux.

Proust (1). Christian Gury, Proust et Lyautey (Non-lieu, 2009, 128 p., 13,50 €). En train de se frayer un chemin, de railler les itinéraires convenus, empruntant les couloirs de la vie militaire au Maroc, dévalant les caniveaux des ascendances sociales, répétant, sous les tunnels et dans les égouts : « Calembours ! calembours ! », Christian Gury défend la cause d’une identification. À grand renfort de démonstrations, le modèle pour le baron de Charlus serait aussi le maréchal Hubert Lyautey, général au protectorat français du Maroc. Le propos de l’auteur a pour nom prolifération. Furetant la vaste fresque socialede Proust, il repte en ver rongeur, trouant les pages de La Recherchepour y débusquer les ramifications d’une clé. Mais dans le menu chatoyant de ces perspectives, de nombreux rapprochements restent sur l’estomac. L’attention gourmande de Christian Gury sécrète une inévitable succession de déterminations qui finit par exaspérer quelque peu le lecteur. À force de trop expliquer, il dit peu.

Proust (2). Michel Erman, Le Bottin proustien (Qui est qui dans « La Recherche » ?) (La Table Ronde, 2010, 180 p., 5,80 €). De l’oncle Adolphe à la méconnue princesse Yourbeletieff, voilà de quoi répondre à la question posée en sous-titre. Dans sa préface, Michel Erman rappelle que ce n’est pas le premier index du genre qui paraît : Charles Daudet signa, dès 1928, un Répertoire des personnages et la bibliographie montre que le personnage proustien a été étudié sous toutes ses coutures. Le Bottin d’Erman se veut davantage un vade-mecum qu’une étude pointue : le lecteur de La Recherche y trouvera des notices brèves qui situent en quelques phrases les personnages, indiquent les moments où ils interviennent dans l’œuvre et dessinent les grands traits de leur psychologie. N’oublions pas que le lecteur de Proust a souvent attendu d’avoir atteint un âge respectable pour attaquer (il dit « relire ») La Recherche, et il se peut que ses capacités de mémoire soient, le moment venu, un brin défaillantes. Ce petit guide lui permettra de ne plus confondre les Amoncourt et les Argencourt, de démêler les Beauserfeuil et les Beausergent, de distinguer les Forcheville et les Froberville, et d’orthographier correctement le nom du prince von Faffenheim-Munsterburg-Weinigen. Michel Erman relève aussi les bizarreries dont peuvent être atteints les personnages proustiens (identités plurielles, disparitions et réapparitions mystérieuses dues à l’inachèvement de l’œuvre) et livre en annexe une rapide mais précieuse chronologie du roman.

Proust (3)Proust et ses amis, sous la direction de Jean-Yves Tadié (Gallimard, Cahiers de la NRF, 2010, 294 p., 17,50 €). Portrait contrasté et quasi exhaustif des amitiés de Proust par une ribambelle de chercheurs ou auteurs chevronnés sur les Bibesco, Robert de Flers, Gaston Gallimard, Reynaldo Hahn, Paul Morand et la princesse Soutzo, Anna de Noailles, Edmond de Polignac, Jacques Rivière et d’autres, ce volume réunit les communications d’un colloque qui eut lieu sous l’égide de la Fondation Singer-Polignac en 2008. Intéressantes et parfois indiscrètes intrusions dans l’intimité de Marcel Proust.

Proust (4). Mireille Naturel, Proust et le fait littéraire : réception et création (Honoré Champion, 2010, 288 p., 60 €). Cet essai poursuit deux objectifs : assurer une validité descriptive et critique à la catégorie de « fait littéraire » et, par le moyen de cette catégorie refondée, proposer une approche raisonnée de l’élaboration historique et contextuelle de l’écriture proustienne. Sans doute eût-il mieux valu, dans un souci de clarté et de méthode, s’en tenir à l’un ou à l’autre de ces objectifs, et éviter d’amalgamer réflexion théorique et lecture critique. Non qu’il y ait en la matière un quelconque interdit ou une incompatibilité de principe, mais force est de constater qu’en l’occurrence, l’union ne prend pas, et l’on sent trop, tout au long du livre, les efforts sans cesse renouvelés de l’auteur pour conférer au « fait littéraire » une vertu épistémologique que, sans doute, il n’a pas. Pour autant, l’orientation d’ensemble du propos ne manque pas de pertinence. Il s’agit de rendre compte du dispositif étoilé dans lequel s’inscrit le geste créateur de Proust écrivain et qu’en bonne partie il engendre lui-même, moins dans et par sa valeur proprement esthétique que du fait des relations, des échos prolongés ou détournés, des relais (discours, conversations, échanges), des connivences et des coïncidences que l’écrivain se plaît à susciter ou à tisser pour mieux faire valoir, c’est-à-dire rendre manifeste, une œuvre à faire ou une œuvre faite. Mireille Naturel prend appui sur la définition que Jacques Bersani donne du « fait littéraire », laquelle entraîne le regard critique du côté d’une sociologie de la littérature un peu flottante et assez gauche. Car déporter le centre d’intérêt, stratégiquement, du texte proprement dit à « tout ce qui l’entoure » et « la conditionne », cela revient à faire crédit à bien des discours et bien des bruits, en somme des matériaux qu’il convient d’abord de circonscrire, d’évaluer et de critiquer. Personne n’est dupe, le « fait littéraire » ainsi conçu est destiné à faire contrepoids, avec plus ou moins de bonheur, aux excès du textualisme des années 1960-1970 qui, sous la houlette d’un certain structuralisme, a appelé à l’effacement de toute granulation référentielle. Que l’écriture de Proust, dans sa genèse même et sa mise en scène, tant littéraire que journalistique, soit la chambre d’écho d’une réalité qui, non seulement renvoie au jeu des institutions, mais de plus implique la littérature elle-même comme pratique et valeur, cela n’est pas en effet discutable. Et l’on sait gré à l’auteur de le rappeler, dans ce livre qui, en cinq parties riches et parfois trop mêlées, envisage successivement la question des rapports du « fragment » à l’œuvre, à travers notamment les articles et les prépublications – une place de choix étant réservée à « l’article dans Le Figaro » –, la dynamique d’interactions entre la presse et la littérature, Proust et ses relations avec les éditeurs, la réception de Proust, approchée selon le point de vue de quatre écrivains contemporains (Duras, Le Clézio, Jean Rouaud, Anna Moï), enfin les lieux de mémoire, ou comment s’institue un patrimoine littéraire et se pérennisent la figure de l’écrivain et le legs de son œuvre, en dehors du texte proprement dit et de la lecture qu’il inspire. Nul ne contestera l’utilité de cet essai, qui apporte, sur les conditions d’élaboration de l’œuvre proustienne et sa mise en circuit dans la sphère institutionnelle et sociale, des éclairages ponctuels. Mais était-il nécessaire de recourir à la notion bien embarrassante – et toujours embarrassée – de « fait littéraire » pour analyser l’ensemble des phénomènes qui, quoique le plus souvent à la périphérie du texte, touchent de près la création littéraire ? Il est permis de s’interroger et de douter encore, une fois le livre refermé, de l’opportunité critique de ce concept, dont on constatera assez vite qu’il n’est qu’un alibi dialectique dépourvu de toute réelle valeur opératoire.

Queneau. Lise Bergheaud, Queneau et les formes intranquilles de la modernité, 1917-1938 : lectures fondatrices du récit anglo-saxon des xixe-xxe siècles (Champion, 2010, 608 p., 115 €). Queneau et le roman : vaste question. Queneau et le roman anglo-saxon, non moins vaste terrain d’investigation, riche et complexe, dont Lise Bergheaud se propose de cerner les contours et d’identifier les lieux clés. Le propos est d’étudier l’apport des romans anglais et américains à la poétique narrative de Queneau. Gilbert Pestureau avait abordé naguère la question, mais dans un champ d’examen beaucoup plus étendu, embrassant Les Modèles anglo-saxons et le renouvellement des styles dans la littérature française (1940-1960). En 1983, le même Pestureau s’était attaché plus précisément aux « techniques anglo-saxonnes » dans le roman de Queneau (Europe, juin-juillet 1983), relevant notamment l’incidence majeure du monologue intérieur. S’il a été formellement établi que l’auteur du Vol d’Icare a intégré, dans son art romanesque, des données techniques et des composantes narratives empruntées à James, Faulkner, Joyce ou Lewis Carroll, le sujet est pour autant loin d’être épuisé, puisque reste à faire, très concrètement, l’analyse détaillée de ces emprunts et de ses « influences ». C’est l’objet de l’ouvrage de Lise Bergheaud, qui s’empare ainsi d’un territoire partiellement balisé, et donc insuffisamment exploré. L’auteur prévient toutefois que, l’attachement de Queneau pour le roman anglo-saxon étant ancien, il faut se départir de la segmentation communément admise concernant la domination des littératures anglaise et surtout américaine en France : la décennie 1930-1940. S’il ne fait pas de doute, comme elle le note, que « le parcours de Queneau a recoupé une période de l’histoire littéraire où nombreux sont les artistes français qui se sont passionnés pour la littérature anglo-saxonne », il est tout aussi vrai que Queneau a pris connaissance de cette littérature dès 1917, date du premier recensement, par l’écrivain, de ses lectures. C’est donc cette borne initiale que Lise Bergheaud retient pour délimiter une séquence temporelle qui s’achève en 1938, année de l’entrée de Queneau au comité de lecture des Éditions Gallimard en tant que lecteur d’anglais – moment à partir duquel il lira beaucoup d’œuvres anglo-saxonnes, mais moins par goût que par nécessité professionnelle. En l’espace d’une vingtaine d’années s’est ainsi constituée, sous l’œil passionné de Queneau lecteur et écrivain, une famille d’auteurs étrangers que rassemble à l’évidence un goût partagé pour l’innovation technique, la recherche formelle, bref la rénovation de la rhétorique romanesque : Poe, Conrad, James, Hemingway, Caldwell, Miller, Stein, sans oublier, bien sûr, Lewis Carroll, James Joyce et William Faulkner. Alliant le sens de la synthèse aux prodiges d’une démarche analytique maîtrisée, Lise Bergheaud montre combien cet apport de la littérature anglo-saxonne a contribué à modeler le roman quenien, en refaçonnant le personnage romanesque, le traitement du temps, le rythme narratif, notamment par l’usage de la répétition, en programmant également le renouvellement des composantes langagières (discours, parlures, lexiques) et la promotion d’un lecteur dont les compétences se voient redéfinies. Soulignons, pour finir, ce point essentiel : la technique romanesque, pour Queneau, n’est pas de l’ordre de l’instrumentation, de la forme pure et dure ; elle est aussi révélatrice ou solidaire d’une certaine « métaphysique ». Et l’on apprécie que l’auteur de ce livre nous prévienne, dès l’introduction : la déstabilisation des composantes de la fiction classique conspire à une « déstabilisation du sens ». Aussi convient-il de considérer ces remaniements décisifs de la poétique narrative comme « la figuration littéraire d’une menace » : celle de la dispersion de l’être, de l’effacement de la signification et de la valeur, après les deux guerres mondiales, et l’intuition fondamentale d’une inquiétude, qui fait de ces procédés et de ces techniques les « formes intranquilles de la modernité ».

Rimbaud. Arthur Rimbaud. Illuminations, dossier par Olivier Decroix, lecture d’image par Agnès Verlet (FolioPlus, 2010, 150 p., s.p.m.). Suivant un cahier des charges immuable d’un titre à l’autre de la collection, cette édition comporte le texte des Illuminations – dans la version livrée par Louis Forestier pour Gallimard en 1999 –, le commentaire d’un tableau (ici une œuvre de Robert Delaunay, dont le rapport avec les Illuminations paraît assez ténu), et quelques éléments destinés à fournir à l’écolier méritant les points de repères dont il aura sans doute besoin pour décrocher son bachot, si toutefois son examinateur renonce au Dormeur du val et se risque à l’interroger sur les « Illuminécheunes ». Les réflexions d’Olivier Decroix ne manquent pas de brio, mais leur virtuosité excessive et leur caractère synthétique à l’extrême oblige à se poser la question de leur réception de la part d’un public lycéen ; on se demande parfois s’il ne s’agit pas de décourager la lecture du texte plutôt que de l’accompagner. Cette tendance fâcheuse est d’autant plus affirmée que le commentaire inscrit l’œuvre dans une poétique du fragment qui autorise de belles formules sans forcément éclairer le texte. Pour une édition parascolaire, c’est un peu gênant.

Robbe-Grillet. Christian Michel, Lionel Verdier, Robbe-Grillet, Les Gommes, La Jalousie (Atlande, 2010, 304 p., 19 €). Il y avait eu l’Académie, il est logique qu’il y ait maintenant les concours : Robbe-Grillet est décidément devenu un classique, c’est-à-dire un auteur que seuls les élèves et les étudiants liront désormais, pour lui appliquer les recettes pédagogiques obligatoires. Il faut reconnaître que, depuis bientôt cinquante ans, les exégètes ont eu le temps d’en tirer tout ce qu’il y avait à en tirer en matière de considérations techniques sur les structures du récit, les formes de la narration, le réel et la fiction, les jeux du scripteur avec son lecteur. Les auteurs de ce très sérieux essai s’y collent avec ferveur, tout en s’étonnant un peu que les fabricateurs de programmes mettent dans le même sacLes Gommes et La Jalousie, le premier roman appartenant encore à la mouvance traditionnelle malgré les apparences, le second déjà tourné vers des formes plus libres et une déconstruction plus avancée des modalités narratives. Mais on peut penser que c’est précisément pour cette raison que les deux romans sont soumis à la méditation des malheureux candidats. Ce livre leur sera tout à fait secourable. Christian Michel, qui en rédige la plus grande partie, la partie « littéraire », livre des outils de description et d’analyse des textes, tout en fournissant des indications de contexte historique et théorique, non sans parfois une pointe d’humour. L’agrégatif peut être tranquille : inutile de lire les romans, tout est là. S’il veut aller au-delà et éblouir ses examinateurs par la technicité de ses remarques, il pourra transformer en fiches tout à fait fiables la partie rédigée par Lionel Verdier, qui s’est attelé à l’analyse lexicologique et morpho-syntaxique à base de grilles distinguant bien tous les « cotextes » divers, tartinant à satiété sur les déictiques, l’adverbe (franchement à la fête ici), l’anaphore, etc., tout cela accompagné d’une bibliographie d’une ampleur décourageante. Par compassion pour les candidats, on voudra bien croire, avec les auteurs, que « ces romans affirment la puissance de vie et de liberté d’une écriture, d’une pensée et d’une langue qui ignorent, non pas toute logique, mais la seule logique rationnelle et prétendument aristotélicienne ».

Roman. Philippe Dufour, Le Roman est un songe (Seuil, 2010, 452 p., 26 €). « Le beau est ce qui plaît universellement et sans concept », disait Kant. Cet ouvrage, vaguement essai philosophique, vaguement essai de critique littéraire, ne saurait rivaliser avec Genette et Lévi-Strauss. Que dire du chapitre IV, intitulé L’Histoire à fleur de peau ? et de : « Il s’agit désormais de comprendre comment les hommes se meuvent dans le présent qui marche » ? Il s’agirait surtout de savoir où veut en venir l’auteur.

RosnyUn seul monde. Relectures de Rosny aîné, études réunies par Philippe Clermont, Arnaud Huftier et Jean-Michel Pottier (Presses universitaires de Valenciennes, 2010, 344 p., 22 €). 1856-1940 : Rosny aîné a traversé presque un siècle, côtoyant naturalistes et décadents, avant-garde et modernité ; de son temps, engagé dans les batailles littéraires, animateur de revues, il a tout pour intéresser les amateurs de littérature un peu oubliée ou déclassée. Mais qui a lu Rosny ? Qui est allé au-delà de ses romans préhistoriques et de science-fiction (si ce terme peut s’appliquer à ses œuvres) ? Comment le lire, aujourd’hui ? C’est à cette question que se sont attaqués une quinzaine de critiques, à l’occasion du dépôt des archives de Rosny aîné à la Médiathèque de Bayeux ; on trouvera d’ailleurs, en fin de volume, un répertoire précieux des manuscrits, tapuscrits, journaux et autres documents entrés dans cette collection, dont un inventaire de la correspondance reçue par Rosny. On y découvrira, par exemple, l’existence de quatre lettres de Remy de Gourmont (non répertoriées dans la récente correspondance éditée, voir plus haut), de trois lettres de Mallarmé, sept de Rachilde, une de Schwob, onze de Lorrain et même une d’Albert Einstein ! Il faut y aller voir. Le recueil d’articles, lui, offre un beau panorama de la production de Rosny, des « mondes connus » – abordant ses relations au Naturalisme, sa vie en société et divers aspects de son esthétique –, aux « nouveaux mondes » du merveilleux scientifique, deux facettes entretenant pourtant des relations certaines.

Sagan. Françoise Sagan, Théâtre (Stock, 2010, 550 p., 25 €). Des trois pièces ici réunies, seule la première est inédite. On peut d’ailleurs penser qu’elles se succèdent dans l’ordre où elles furent écrites, les deux dernières étant parues respectivement en 1970 et en 1979. L’édition ne fournissant pas davantage de précisions, le lecteur non averti se trouve en effet réduit à des suppositions, comme de croire (en quoi il aurait tort) que c’est là tout le Théâtre de la romancière. Certains esprits curieux pourraient même aller jusqu’à se demander si – et, le cas échéant, dans quelles conditions – ces pièces furent jouées : le théâtre n’est-il pas aussi écrit pour la scène ? Confronté à ce grand vide éditorial, on finirait par penser que le souci de renseigner le lecteur n’est pas la première préoccupation de l’éditeur. Ce serait pure malveillance. S’il était indispensable d’éditer L’Excès contraire (mis en scène en 1987 aux Bouffes-Parisiens), il n’est pas certain que l’œuvre de Sagan en ressorte grandie. On pourra, certes, trouver du charme aux caractères hauts en couleur de Frédéric et de son épouse. Lui, dont son ami Wenceslas s’étonne qu’il puisse « épuiser tout un bordel et détaler devant un fusil », campe un don Juan de garnison, séducteur patenté mais « capon ». Afin d’éviter un duel, Frédéric épouse la sœur du mari cocu, Hanaë. Cette diane quadragénaire pétante d’énergie découvre, grâce à lui, les joies de l’amour et manque de le crever sous elle, avant de s’adresser aux serfs de Baden-Baden puis aux aristocrates viennois, qu’elle mène l’un après l’autre « à l’échauffourée »… « Échauffourée », « capon » : cette façon singulière d’utiliser le langage n’est pas étrangère non plus à notre plaisir de lecture. Pourtant, ce vaudeville lasse à force de stéréotypes, d’inconsistance joyeuse, voire de lourdeur. En guise de dénouement, Sagan envoie toute sa fine bande – le mari, la femme, l’amant, la femme de l’amant, l’amant de la femme de l’amant – se faire voir à Sarajevo. Nous sommes en 1914, le monde entier est en train de basculer à son tour dans « l’excès contraire ». Retenons pourtant cette amertume-là : née de la conscience que toutes nos situations sont instables, c’est elle qui sous-tend aussi les deux autres pièces. Dans Un piano dans l’herbe, une poignée de quadragénaires, réunis par la richissime Maud, vont revivre sous sa direction les vacances de leurs vingt ans. Le dialogue réveille la topique des années 60 : on projette des virées à Saint-Tropez, on fait état d’une Sorbonne agitée. Le hic, c’est qu’en vingt ans, tout le monde a bien changé, jusqu’à n’être plus que « la famille des “iques” » : en effet « Louis est alcoolique, Edmond hépatique, Sylviane a une sciatique », Henri sympathique et Maud dynamique. Le hic, surtout, c’est que Jean-Loup manque à l’appel. Or c’était lui, l’âme de la bande, l’amour de Maud, le poète et « le piano dans l’herbe ». Lorsque enfin il apparaît, c’est en décevant homme d’affaires inaccessible à la nostalgie comme aux sentiments. Il fait beau jour et nuit est sans doute la plus resserrée et la plus aboutie des trois pièces. Zelda y nomme conjonctions « de », « par » et « pour », mais elle est, comme Sagan, incollable sur les bagnoles. Même si elle sort de trois ans d’internement psychiatrique, elle n’est pas folle : c’est juste qu’elle est richissime – comme Hanaë, comme Maud, et comme Sagan le fut – et que l’argent attire les convoitises… Tout bien pesé, quoique cette édition soit à maints titres défaillante et que L’Excès contraire y fasse figure de comédie rapportée, il est difficile d’ignorer cette présence, à la fois brillante et clinquante, aussi superficielle qu’éprise de vérité humaine, d’une Sagan qui nous irrite souvent autant qu’elle parvient à nous attacher.

Sand (1). Evelyne Bloch-Dano, Le Dernier Amour de George Sand (Grasset, 2010, 314 p., 20 €). Dans la fabrication d’un objet de librairie, la manipulation extrême à la PPDA n’est pas nécessaire pour réussir un bon coup à partir des travaux d’autrui. Il suffit de choisir un terreau fertile, que de multiples publications connues ou obscures balisent de part en part, et d’y tracer son chemin en faisant mine d’y suivre un angle nouveau (la méthode de Françoise Giroud, de Jean Chalon, d’Henri Troyat, entre autres). George Sand, dont les produits dérivés biographiques sont infiniment plus nombreux que ceux d’Hemingway et s’étalent sur plus d’un siècle, demeure la candidate idéale à l’exercice. Sous prétexte de faire découvrir le dernier compagnon de l’écrivain, l’obscur graveur Alexandre Manceau, Evelyne Bloch-Dano propose la énième édulcoration de la vie de la romancière dans un ouvrage qui ne contient pas le plus petit éclat de détail nouveau, mais qui veut compenser par sa profondeur analytique (« Et puis, elle en est sûre : on aime mieux à soixante ans qu’à trente. Qui a dit qu’elle était vieille ? »). L’assaisonnement de ce plat réchauffé est fourni par Alexandre Manceau évoqué ici et là, ce qui a tout de même exigé de retracer la mention du dit Alexandre à partir des index des correspondants et des noms cités dans les 26 tomes de la Correspondance publiée par Georges Lubin ; de consulter les cinq tomes des Agendas de George Sand minutieusement transcrits et publiés par Anne Chevereau il y a une vingtaine d’années ; enfin, de puiser tous les détails archivistiques touchant Manceau, de sa naissance à son testament, dans l’ouvrage que lui a consacré la même Anne Chevereau en 2002, texte alors enrichi d’un imposant travail documentaire et iconographique. Cette biographie originale, avec un portrait gravé de Manceau en couverture, s’intitulait Alexandre Manceau, le dernier amour de George Sand. Evelyne Bloch-Dano lui a piqué sans vergogne son sous-titre, mais dans les quatre minuscules notes en bas de page où elle reconnaît y avoir « emprunté » des informations, elle pratique l’économie et présente le livre d’Anne Chevereau par son seul titre, Alexandre Manceau. Autre économie : pas un mot de remerciement pour la véritable biographe dans les vingt lignes qui ferment l’ouvrage de 2010. Qu’importe, l’objet de librairie a tenu la route. Jérôme Garcin s’esbaudit dans Le Nouvel Observateur du 28 octobre 2010, tout heureux d’avoir enfin découvert le dernier amant de « la Demi Moore du Berri », grâce à « Evelyne Bloch-Dano, qui a le doigté d’une restauratrice de tableaux, d’un archéologue des sentiments ». « Il était temps, se réjouit-il pour Sand et Manceau, qu’une biographe de cœur les réunisse à nouveau. » Un hommage indirect à Anne Chevereau, dont ces inanités élèvent, à leur façon, le mérite, un peu comme le spectacle de nouveaux riches peut donner une dignité à la misère.

Sand (2). George Sand, Le Drac (Gaussen, 2010, 158 p., 16 €). À propos de La Henriade de Voltaire, un mot fameux fut fait : « Il est des coins où même les canards ne vont point. » Il en de même de cette drôlerie. Hantée certainement par quelque Mare au diable, et par quelques aigrefins, George Sand aurait pu s’abstenir. Le Dracpossède tous les ingrédients du registre fantastique, mais c’est la forme qui désole : didascalies hors champ, focales décentrées du sujet, répliques arythmées. Le schéma narratif ne fonctionne pas.

SpadaMarcel Spada, textes, études et inédits réunis par Michèle Gorenc (Université du Sud Toulon-Var, 2010, 224 p., 15 €). Les curieux de littérature raffinée sans tapage apprécient Marcel Spada, Varois poète, romancier, critique, qui, bien qu’il ait aussi publié dans les meilleures maisons parisiennes et connu l’amitié de célébrités comme Ponge, ne fait pas partie des contemporains dont le nom est connu de tous. Rançon sans doute de son choix de rester fidèle à la région où il est né en 1923, après quelques délocalisations initiales typiques du normalien qu’il était aussi. Conséquence également d’une œuvre multiple et complexe, secrète. Des extraits des critiques parues dans la presse en soulignent la réception choisie, sous la signature de Gracq, de Roudaut, de Delvaux, etc. Ce volume donne à lire de beaux témoignages, des études (on remarquera celle de Guy Auroux sur Salomé dans Les Princes du sang), des morceaux choisis. Sa bibliographie révèle qu’il a beaucoup publié, en particulier chez son ami Bruno Roy avec Fata Morgana, mais on s’émerveille de découvrir la longue liste de « recueils inédits en 2010 », où figurent de multiples essais en tout genre, des fictions nombreuses, du théâtre. Nul doute que, dans ce fonds, des éditeurs de goût (il en reste) sauront aller chercher ce qui doit faire échapper Spada au registre des écrivains condamnés à rester à peu près ignorés parce qu’ils auront vécu là où les liait leur cœur.

Spectacle 1900. Guy Ducrey, Tout pour les yeux. Littérature et spectacle autour de 1900 (Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2010, 400 p., 23 €). Au cœur de ce livre, une attention poussée à la tension séculaire entre le spectacle et le verbe, et la volonté d’aller enfin au-delà de l’accusation de texto-centrisme du théâtre occidental qui remonte à Aristote. En se plaçant à la charnière du xixe et du xxe siècles, Guy Ducrey veut montrer « qu’il n’y a guère de sens à opposer radicalement le spectacle et le livre, le geste et le texte ». Trois parties lui permettent d’analyser les relations que les écrivains de cette époque (Mallarmé, Verhaeren, Lorrain, mais aussi Sardou), fascinés par la danse et la pantomime, et jaloux des secrets du non-dit, entretenaient avec les arts de la scène. DansFigures littéraires de la danse, il interroge le mythe de la danseuse, sous ses espèces les plus connues : la danseuse de music-hall, femme fatale incarnant la modernité ; la ballerine, abstraction suggestive ; Salomé, les statuettes de Tanagra, Lady Hamilton – autant de figures constituées en mythes littéraires par des écrivains las du langage, qui voyaient dans l’art chorégraphique un moyen de dire en silence. Dans Théâtre de geste et invention poétique, c’est justement la chorégraphie qui est analysée comme modèle de nouvelles poétiques textuelles, dans un effort de transposition du mouvement dans les formes mêmes du langage. Verlaine et Symons, s’influençant réciproquement, prennent ainsi le ballet pour modèle du poème ; la mode des dialogues sur la danse, liant Hofmannsthal, Valéry, Louÿs et Symons dans la lignée de Lucien de Samosate, incarne également une sorte de forme ouverte, non conclusive, à la manière des gestes chorégraphiés. Le problème central est celui de la représentation : la danse est-elle mimétique ou purement esthétique ? Et comment la noter, la transposer dans l’écrit ? Ces réflexions mènent à une esthétique du silence, que l’on retrouve aussi bien chez Maeterlinck que chez Sardou, dans des registres différents. La dernière partie, Le Spectacle au risque du livre, interroge enfin les formes d’écart entre texte et spectacle, dans le cas d’adaptations (ainsi de Salammbô, représentée à plusieurs reprises et sous plusieurs formes pour un public n’ayant pas lu le roman, mais incitant à sa lecture), ou lorsque le décor et la gestuelle deviennent l’essentiel d’une œuvre au texte inconsistant, faisant une large place au silence, comme la Cléopâtre de Sardou, critiquée à l’époque comme nulle dramatiquement car faisant la part belle à l’attente, aux décors et aux attitudes de Sarah Bernhardt. Les chapitres – souvenir de leur statut ancien d’articles ou d’actes – peuvent souvent se lire indépendamment, mais on y perdrait à n’aller voir que ce qui intéresse directement : il y a bien un propos sous-jacent qui dirige ces pages, lisible par exemple dans la référence constante à la Loïe Fuller, ou dans les suites consacrées à Sardou ou Colette. Index et cahiers iconographiques, et en couleurs !

Spire. Ludmila Savitsky et André Spire, Une amitié tenace. Correspondance 1910-1957. Édition présentée, établie et annotée par Marie-Brunette Spire (Belles-Lettres, 2010, 765 p., 37 €). Cet énorme pavé de près de 800 pages ne constitue nullement, comme voudrait le faire croire sa quatrième de couverture, « une chronique fascinante des milieux politiques et littéraires » fréquentés par les deux correspondants. Ainsi, sur Pound et Joyce, mis à part une ou deux lettres, on n’a guère affaire qu’à de rapides mentions, concernant notamment la traduction de Dedalus par Ludmila Savitsky. Entendons-nous bien : cela ne veut pas dire que les deux correspondants n’aient pas entretenu des relations avec Pound et Joyce (Spire jugera ce dernier « génial et malotru ») ; simplement, cela ne se reflète que très épisodiquement dans leurs lettres croisées. De ce point de vue-là, l’intérêt de cette correspondance est réduit, et le festin, assez maigre. Qu’en est-il pour le reste ? Disons tout de suite que cette édition est bien présentée matériellement, et illustrée d’un grand nombre de photos, fac-similés de livres, de lettres, de dédicaces et de documents divers. De 1910, date de leur rencontre, jusqu’à sa mort survenue en 1957, Ludmila Savitsky entretint une correspondance régulière (sauf une interruption de 1914 à 1916) avec son aîné André Spire. Actrice, romancière, puis traductrice, la jeune femme sortit brisée de son divorce avec Jules Rais et trouva un réconfort dans l’amitié d’André Spire. De fait, elle cessera après 1925 toute œuvre personnelle, pour ne se consacrer qu’à ses traductions. Leur correspondance témoigne ainsi de cette amitié, et aussi des milieux qu’ils fréquentaient chacun et qui se confondaient parfois. Leurs lettres sont avant tout des messages amicaux, pleins de nouvelles de leurs existences respectives, de leurs déplacements, de leurs familles, et aussi du monde littéraire. Mais ce monde lui-même est assez réduit, essentiellement dominé par des relations communes comme Julien Benda, André Fontainas, Daniel Halévy et Gustave Kahn, ou bien la littérature juive d’expression française (Kahn, Cohen, Fleg, etc.). Parfois, des jugements assez piquants, comme celui-ci, de Spire sur l’effervescente et insupportable Anna de Noailles : « Elle est toquée, mais sensible et bonne quand cela ne gêne pas son immense orgueil et ne lui prend pas trop de temps. » Il est vrai que sa correspondante n’hésitait pas à proclamer que la préface de la comtesse à La Danse devant l’Arche d’Henri Franck était « une des plus belles œuvres de notre littérature » ! Est-ce donc par complaisance amicale que Spire lui écrira ensuite à ce sujet : « Après une préface comme celle de Mme de Noailles, on n’ose plus rien écrire » ? Ludmila Savitsky ne manquait ni de culture ni de finesse ni de sens critique ; toutefois, l’amitié lui faisait aussi porter des jugements excessivement flatteurs sur la poésie de Spire et l’œuvre de celui-ci. On la voit, par exemple, refuser de lire un article sur son ami, en lui déclarant bravement : « S’il ne vous nomme pas au premier rang, en parlant de la littérature actuelle en France, – je n’en veux pas. » À ses yeux, les meilleures pièces de Spire sont tout simplement parmi « les meilleurs poèmes de notre temps ». Ne serait-ce pas quelque peu exagéré ? Spire, qui ne paraît pas avoir eu beaucoup de difficultés à publier, est certes un poète estimable, et qui a sa place dans la littérature du xxe siècle par sa biographie, ses relations, par son action en faveur du sionisme, par certains de ses livres, mais doit-on pour autant mettre au pinacle ses vers libres au ton souvent messianique ? La quatrième de couverture le qualifie même de « pionnier du vers libre », ce qui est aller un peu vite en besogne (la première plaquette de vers de Spire date de 1903), et surtout ignorer l’histoire littéraire et ces véritables pionniers du vers libre que furent Rimbaud, Marie Krysisnka, Laforgue, Vielé-Griffin, Régnier et quelques autres. Dans le même genre, on ne lit pas sans étonnement, dans les Repères biographiques de Spire, cette précision : « 1886 : Édouard Drumont fonde La France juive. » Marie-Brunette Spire doit avoir trouvé des documents inédits de première importance pour pouvoir affirmer en toute autorité que La France juive n’était pas, comme on l’avait cru jusqu’ici, un livre, publié en deux volumes le 14 avril 1886, mais un journal ou une revue, bref quelque chose dans le genre duPsst ! de Forain. L’annotation des lettres est néanmoins soigneuse et précise ; parfois, elle pourrait sans doute être complétée, ainsi pour Yvan Goll (qui mériterait une notice bio-bibliographique), tout comme le relieur A.J. Gonon (qui fut notamment l’ami et le premier éditeur d’Éluard). Marie-Brunette Spire devra par ailleurs compléter son information sur la religion orthodoxe, puisque, dans sa note sur une carte de Ludmila de Pâques 1913 portant seulement : « Christ est ressuscité ! », elle trouve cette carte « fort énigmatique », rapproche cette phrase d’un vers de Spire et déclare que « le point d’exclamation placé par Ludmila à la fin des trois mots de son envoi a tout l’air d’un clin d’œil échangé avec son ami ». Mais non. Il n’y a ici ni mystère, ni clin d’œil, ni encore moins exégèse à entreprendre : la formule en question est une salutation rituelle et courante chez les orthodoxes le jour de Pâques, et la personne à laquelle on s’adresse en ces termes doit répondre non moins rituellement : « Ressuscité pour de vrai ! » Même chose pour la géographie : de la Russie, on passe à l’Espagne, pour se dire qu’il est vraiment singulier que l’éditrice n’ait pas réussi à reconnaître, sur une carte postale de Madrid, le mot Manzanarès, pourtant connu depuis Gautier et Mérimée, et qu’elle déchiffre conjecturalement ainsi : « [Udanzanarès ?] ». Il est encore plus singulier, cependant, que nul, aux Belles-Lettres si bien nommées, ne lui ai fait rectifier cela. Mais les « lecteurs » des éditeurs ne lisent pas toujours, ou bien ne savent pas lire.

Stein. Nadine Satiat, Gertrude Stein (Flammarion, 2010, 1290 p., 35 €). Gertrude Stein méritait-elle cet énorme volume ? Assurément, il s’agit là de la biographie la plus complète qu’on puisse rêver de cette femme hors série. Peut-être un peu trop complète, car, à la lire, on se dit parfois qu’elle eût pu être, çà et là, un peu allégée sans que cela provoquât de cataclysmes. Était-il par exemple indispensable de consacrer, par deux fois, quatre pages au résumé de conférences de l’écrivain ? Ou bien neuf pages au résumé d’un sien opéra ? Ou quatre pages à un article de Marcel Brion ? Les épigraphes choisies pour ouvrir chaque chapitre sont souvent un peu longues, aussi. Mais ne chicanons pas : l’auteur aura voulu ne rien négliger, et sa documentation est réellement impressionnante, comme on le voit aussi par les 132 pages de notes, ici baptisées « sources et documents ». Nous nous trouvons donc en face d’une biographie totale, où tout est scruté à la loupe. Mais, parfois, la réalité des faits se dérobe inéluctablement, ce qui conduit par exemple la biographe à déplorer de ne pas savoir le nom de la « petite bonne » qui, en décembre 1944, accompagna Stein lors de son retour dans Paris libéré. N’en va-t-il pas cependant ainsi pour toute biographie ? « Tu ne connaîtras jamais bien les Mayas »… Les étapes de la vie de l’auteur de La Fabrication des Américains (vie qui, en fin de compte, ne fut pas tellement mouvementée) se trouvent ici minutieusement retracées, et ce qui en ressort surtout est l’ego extraordinairement développé de celle-ci. On voit cependant, lors de ses débuts parisiens et de sa carrière de collectionneuse de tableaux modernes, le rôle décisif joué par son frère Leo Stein, qui s’éloignera d’elle ensuite. Son grand homme fut, jusqu’à la fin, Picasso, à qui l’attacha une grande affection, d’ailleurs réciproque. Ses goûts modernes n’allèrent cependant pas jusqu’à lui faire apprécier et rechercher un Duchamp, par exemple. Avec Joyce, dont elle semble avoir été un peu jalouse, il y eut ce qu’on pourrait appeler une non-rencontre, assez analogue à celle de Proust avec l’écrivain irlandais. Cette biographie offre par ailleurs une évocation intéressante et précise de tout un monde américain fort divers, qui gravita rue de Fleurus autour de l’imposante Gertrude : Mina Loy, Sherwood Anderson, Ezra Pound (qu’elle n’aimait guère), Hemingway (encore moins), Mabel Dodge, Carl Van Vetchen, etc. Également de jeunes écrivains français, comme Crevel et Hugnet. Gertrude Stein n’était d’ailleurs pas exclusive, et on la verra même un temps charmée par l’homme Daniel-Rops. Le lecteur sera aussi retenu par les chapitres sur sa vie en France durant l’Occupation : réfugiée à Bilignin, dans le Bugey, cette Juive américaine échappa miraculeusement, grâce à de hautes protections (dont celle de Bernard Faÿ), aux persécutions et à la déportation. Au sortir de la guerre, elle déclarera admirer hautement l’attitude des Français, surtout ceux du peuple, durant cette période, tout en réalisant qu’il était fort heureux pour elle de ne pas avoir mesuré exactement les risques qu’elle avait courus. Un fâcheux faux-pas lui fut aussi évité, car elle ne vit jamais éditée la préface qu’elle avait écrite en 1942 à une traduction américaine des Paroles aux Français du Maréchal Pétain. Quant aux écrits de Gertrude Stein, il faudrait, pour bien les juger, les lire en anglais. Les traductions d’extraits données ici laissent l’impression d’une espèce de Péguy cubiste (en prose, donc sans la poésie), fonctionnant par interminables répétitions – tic qu’avait déjà relevé Hemingway. Certains n’hésitent pas, on le sait, à y voir une preuve de modernité absolue, tandis que d’autres sont déconcertés par cette sorte de bégaiement perpétuel. Faut-il rappeler par ailleurs que, comme le souligne Nadine Satiat, Gertrude Stein ne se privera pas, dans ses ouvrages autobiographiques, d’arranger, voire de déformer, la réalité des faits ? Assez logiquement, le livre continue après sa mort, pour évoquer toute la fin de vie de son inséparable Alice Toklas, morte en 1967. Au total, une biographie touffue, mais très documentée, et qui ne laisse rien dans l’ombre. On ne pourrait guère y ajouter qu’un minuscule détail non biographique : à Vongnes, dans le Bugey, tout près de Bilignin, le Caveau Bugiste commercialise actuellement un excellent Gamay, baptisé Cuvée Gertrude Stein. Pouvait-on rêver meilleur hommage à une femme qui, toutefois, nous apprend ce livre, ne buvait jamais de vin ?

Stendhal. Philippe Sollers, Trésor d’amour (Gallimard, 2010, 214 p., 17,90 €). Une promenade, plutôt un vagabondage en stendhalie, avec un guide dont il faut accepter les jugements primesautiers et faisant penser « après coup ». Touriste laetus et errabundus, le lecteur doit s’abandonner à ces évocations personnelles, marquées par un très sincère désordre. « Sur toutes choses, même sur l’heure qu’il est, pense le contraire des habitants de ce pays. » On n’en attendait pas moins de Stendhal, on n’en attend pas moins de Philippe Sollers. Quant à l’utilité d’un tel livre, outre le plaisir que sa rédaction peut procurer à son auteur, sa démonstration n’a que faire sur la planète Littérature.

Suarès. André Suarès, Les Premiers Écrits : documents et manuscrits, édition critique de Frédéric Gagneux (Classiques Garnier, 2010, 360 p., 54 €). Ce volume présente et édite une partie de l’énorme masse des manuscrits de jeunesse inédits de Suarès conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet – jeunesse relative, car ces textes s’étalent de 1883 à 1899, c’est-à-dire des 15 aux 31 ans de l’écrivain. L’ouvrage se divise en cinq sections : poésie, drame, roman, théorie et métaphysique, et les carnets. À l’évidence, Suarès a énormément écrit durant sa jeunesse, comme il le fit durant toute sa vie. La liste des œuvres qu’il conçut, ébaucha ou termina, est impressionnante : après tout, il faisait ses gammes. Maintenant, tout cela mérite-t-il vraiment publication ? Nul doute que ces textes sont indispensables pour l’étude de la biographie littéraire de Suarès et surtout de son évolution. Mais, outre qu’ils sont desservis par leur aspect souvent incomplet ou fragmentaire, ils ne sont pas constamment d’une qualité telle qu’ils puissent attirer à Suarès de nouveaux lecteurs. Ainsi, la lecture des quelque 130 pages rassemblant les « projets poétiques » ne va pas sans monotonie. Il faut avouer que ces poèmes, sortes de récitatifs ou de chansons dolentes, sont répétitifs, et ce même s’ils attestent une grande subtilité musicale et de remarquables recherches de forme. Comme le souligne Frédéric Gagneux, Suarès aura, sous l’influence de Wagner, cherché à unir musique et poésie, et ses poèmes se ressentent de cette volonté, nourrie de la grande culture musicale du jeune écrivain (qui connaissait aussi fort bien les écrits théoriques du musicien). Il n’empêche que, de toute l’œuvre de Suarès, les poèmes sont peut-être la partie la plus faible, avec leurs accents symbolards, et un langage qui n’échappe pas toujours aux pires conventions : ainsi, dans Douleur de Psyché, on relève des expressions comme « ombre compatissante », « cœurs candides et délicats », « chastes instruments », « tendres voix ». Au surplus, dans le genre wagnérien, certains sonnets des Fastes de Stuart Merrill vont peut-être plus loin. Des pages et des pages poétiques inédites de Suarès publiées ici, on peut cependant retenir quelques chansons, qui ont tout le charme mélodique des lieder des musiciens aimés par Suarès. Quant aux carnets, pourquoi n’en avoir retenu et publié que les passages sur Wagner ? Même si Frédéric Gagneux est l’auteur d’un Suarès et le wagnérisme (2009), on s’explique mal une telle exclusive, qui ne peut que donner une idée très partielle, voire peu exacte, de ces carnets. Au passage, on s’étonne de voir le même auteur écrire que, dans les années 1895-1899, Wagner « n’était pas joué couramment à Paris, loin s’en faut ». Évidemment, il n’y était pas joué tous les jours, mais l’est-il aujourd’hui ? Pour le reste, c’est une contre-vérité manifeste : Lohengrin avait été représenté en 1891, La Walkyrie en 1893, et Les Maîtres-chanteurs en 1897 ; surtout, des morceaux de Wagner étaient fréquemment joués, notamment aux Concerts Colonne et Lamoureux, comme on le lit dans les Lettres de l’Ouvreuse que Willy donnait chaque semaine à l’Écho de Paris (« le dieu Richard Wagner irradiant un sacre »). Mieux encore, cela aura commencé dès 1885 : faut-il rappeler que le fameux concert Lamoureux du Vendredi-Saint 1885, qui illumina Mallarmé, offrait un énorme programme entièrement consacré à Wagner ? Plus intéressants que les poèmes ou les bribes de romans sont les textes théoriques de Suarès transcrits dans l’ouvrage, ne serait-ce que parce qu’ils permettent de mesurer toute l’évolution critique de l’écrivain, qui fut considérable. Le jeune Suarès n’hésitait pas, en effet, à y écraser Mallarmé et Poe sous son mépris le plus total, et écrivait froidement que « cet insupportable Baudelaire » est « le plus faux poète qu’on puisse imaginer » ! Une annotation de Frédéric Gagneux laisse cependant perplexe : « Certains [textes] ont pu marquer Suarès comme […] La Doublure de Raymond Roussel ». Imaginer Suarès lisant La Doublure ! En revanche, il n’est pas tout à fait exact d’écrire que Gyp est « aujourd’hui totalement oubliée » : elle a récemment eu droit à trois biographies (1998, 1999 et 2007) ! Suarès lui-même n’en a pas eu plus. On peut enfin se demander si l’auteur a, ne disons pas relu, mais lu avec attention ses épreuves. Certaines coquilles sont fâcheuses : « Montherland », « Harold » (pour Herold), « Ila missa est », « la sœur du prigieux Antée » (?), « fééries », « il l’a crut », etc. Ailleurs, Pascal, Molière, Retz et Descartes deviennent des écrivains du « xviiie siècle » ! Cueillons aussi cette perle dans l’index final : « Beethoven (Ludwig von) ». Cet index est d’ailleurs extrêmement incomplet et réclamerait aussi quelques corrections : Alighieri n’est pas le prénom de Dante, mais son patronyme ; quant à Wyzewa, le prénommer Théodore équivaut à affubler Shakespeare du prénom de Guillaume.


Vacheries. Alain Gourdon, Petits Prophètes et vaches sacrées. 40 portraits satiriques de penseurs du xxe siècle(France-Empire 2010, 330 p., 21 €). En début de lecture, on se prend à penser qu’il y aurait du Léon Bloy du riche chez ce pamphlétaire, véritable entrepreneur en démolition de gloires qu’il juge usurpées, dans une charge publiée chez un éditeur engagé dans le camp adverse des nombreuses victimes de son courroux. Mais on en vient vite à trouver un aspect potache doué et de droite dans la manière dont une série d’intellectuels est renvoyée en peu de pages à une totale vacuité. La liste est longue, qui, commençant par Louis Althusser et se terminant en appendice par le Marquis de Condorcet, écroule en textes courts et incisifs, dans une première salve une liste impressionnante de sommités, Roland Barthes, Pierre Bourdieu, Berthold Brecht, Jacques Derrida, Marguerite Duras, Carlos Fuentes, Jean Guiton, Charles Du Bos, Don Hèlder Camara, Margaret Mead et Marcel Griaule, tous réputés « maîtres farceurs », avant que ne défilent, pour un même traitement de misère, la série des « maîtres bateleurs », puis celle des « maîtres rhéteurs », enfin celle des « maîtres penseurs ». Tout le panthéon ou presque des sciences humaines, une bonne partie des célébrités de la littérature engagée et quelques politiques pour faire bonne mesure, passent en chaîne au vitriol, la droite en son extrême n’étant gratifiée que d’un portrait à charge de Marcel Déat, comme s’il était besoin d’un brevet d’antifascisme perdu au beau milieu d’une exécution littéraire d’un bataillon entier de progressistes. Le lecteur courageux que ce poujadisme talentueux n’aura pas découragé à la troisième rubrique pourra sans doute savourer l’éreintement de telle ou telle figure par lui détestée et qu’il n’aurait jamais osé formuler. « On n’a rien fait contre les opinions tant qu’on n’a pas attaqué les personnes. » Citant ainsi en incipit Joseph de Maistre, affirmant donc d’entrée de son jeu de massacre que les attaques seraient effectuées ad hominem, Alain Gourdon annonce la couleur. On se contentera, pour illustrer le style employé, des dernières lignes consacrées à Michel Foucault (« Le laxiste léniniste ») « Pas de calembredaine qui ne devienne évangile pour peu qu’un certain terrorisme intellectuel s’en mêle et permette de hisser sur le pavois le monsieur qui, plus que tout autre, aura été le “Homais” de la modernité » et à Jacques Derrida (« La pataphysique du fol »), « Prodigalité dans l’indigence et multiplicité chaotique des significations, prolifération en tout sens et polysémie permanente, foisonnement qu’on ne gouverne et déconstruction qu’on n’est jamais en peine de déconstruire : tel était Jacques Derrida. » Mais l’auteur fait étrangement exception à sa règle de violence scripturale dans l’un des derniers textes du volume, celui qu’il écrit à propos d’Axelle Kabou, à qui l’on doit un livre paru en 1991, Et si l’Afrique refusait le développement ? Il n’y a pas, en effet, une once de critique ou de satire dans les pages consacrées à la journaliste camerounaise qui se mit à dos bien du monde par son analyse courageuse de la part de responsabilité des Africains dans leur état de sous-développement. Ayant écrit en 1961, sous le pseudonyme de Julien Cheverny, un Éloge du colonialisme, souhaiterait-il rouvrir un débat difficile sur les causes du retard chronique de l’Afrique ? On a du mal à comprendre comment cela peut s’inscrire dans cet ensemble de textes situé à mi-chemin entre la littérature pamphlétaire et le monde chansonnier, où Jean-Marie Tjibaou est qualifié, en titre de chapitre, de « métis à problème », Jean-Jacques Servan-Schreiber de « Kennedillon », et Eugen Drewermann de « Luther de contrebande ». Il est vrai que René Girard s’en tire avec de simples égratignures. Volonté non exprimée de dégager quelques valeurs positives pour éviter l’accusation de nihilisme orienté ? La question mérite d’autant plus d’être posée qu’une sorte de coda nous présente quelques citations de faible intérêt par rapport à un ensemble bien troussé, et que l’auteur semble avoir voulu bizarrement affaiblir, ou raccrocher vaille que vaille à ses écrits anciens.

Valéry. Jean-Philippe Biehler, Tête-à-tête : introduction(s) à Paul Valéry (L’Harmattan, 2010, 207 p., 20 €). La scène est connue, les stations du culte répertoriées : la naissance en 1871, l’enfance à Sète, les études de droit à Montpellier, la rencontre avec Pierre Louÿs, l’amitié avec Schwob et Gide, les années parisiennes avec, en haut de l’affiche, Huysmans, Mallarmé, Degas, Heredia, Fargue et Gide, le mariage avec Jeannie, la nièce de Berthe Morisot, selon le vœu explicite de Mallarmé (« suprême, paternel ami »), l’époque du secrétariat particulier d’Édouard Lebey, directeur de l’Agence Havas, qui lui permet de vivre et d’être nourri jusqu’à la mort dudit Lebey en 1922. A-t-on mentionné la « nuit de Gênes » ? Octobre 1892 : Valéry ne sera pas un sous-Rimbaud – mais quoi ? La panoplie : café, cigarettes, nœud-papillon. Pour patienter : les Cahiers. Objet : « privilégier, aux dépens de l’œuvre même, le pur Pouvoir de l’accomplir. » Commencés en 1894, ces Cahiers de Valéry compteront 28 000 pages en 1945 : les recherches dont ils témoignent informent et travaillent tout ce que Valéry a publié. Tous les matins, celui-ci se livre à deux ou trois heures d’exercice intellectuel, de « culture psychique », d’« autodiscussion infinie », qui lui gagnent le droit d’« être bête jusqu’au soir » (« les autres font des livres, moi, j’entraîne mon intellect »). C’est à ce programme qu’a voulu se tenir Jean-Philippe Biehler. Obsédé, habité par Valéry et sa démarche – faire une histoire de ses pensées, généalogie et archéologie –, il a un projet, de fait assez simple : il y a eu les Cahiers de Valéry, il y a aujourd’hui ces Cahiers d’un valéryen, mise en abîme ambitieuse, audacieuse, périlleuse. Quand on connaît les « originaux », on mesure la gageure de l’entreprise. De 1987 (quelques années après que J.-P. Biehler eut renoncé à écrire sa thèse de philosophie sur Le langage dans les Cahiers de Paul Valéry) à 2009, ce sont, sur deux cents pages, des variations sur Valéry, notes prises à la terrasse de cafés, rencontres, « brèves » de voyages, projets littéraires : propos parfois savoureux d’un homme intelligent qui se fourvoie trop souvent dans la logomachie. Derrière tout cela se devine la grimace de Valéry. Et se confirme la remarque de Blanchot dans le Journal des Débatsdu 9 mars 1944 : « L’œuvre de Paul Valéry est à elle-même son propre commentaire. Elle n’existe que pour permettre à l’esprit qui la fait de réfléchir sur elle et de se réfléchir en elle. Elle lui donne l’occasion de se vérifier. Tous ceux qui viennent après cet effort essentiel d’approximation et de contestation ne semblent plus que des historiens sans rigueur. »

Verne. Michel Serres, Jules Verne : l’enchantement du monde : conversations avec Jean-Paul Dekiss (Le Pommier, 2010, 192 p., 7 €). Ce petit livre combine deux exercices où Michel Serres excelle : la conversation et l’évocation de Jules Verne. Le philosophe y revient sur sa passion pour l’auteur des Voyages extraordinaires, en défendant une approche interdisciplinaire qui marque chacun des thèmes abordés successivement au fil des entretiens, menés entre 2002 et 2010. Verne apparaît comme le fruit d’une époque qui aborde désormais, en tant que totalités, les connaissances (l’encyclopédie) et la Terre (la mappemonde), deux ensembles que le romancier combine en élaborant une « Odyssée [qui] s’étend au monde entier », tout en prenant en compte les nouvelles profondeurs temporelles qu’explore une science qui devient, au xixe siècle, un « fait social total ». La parole de Michel Serres, intelligemment questionné par son interlocuteur, qui lui soumet certaines de ses formules antérieures ou l’oriente vers de nouveaux terrains, parcourt un même champ large. Elle effleure de multiples sujets, sans jamais quitter entièrement Verne, dans un mouvement qu’il serait vain de vouloir résumer ici. Les spécialistes des rapports entre science et littérature s’intéresseront aux distinctions que Michel Serres établit entre une « science patente », directement empruntée par les textes, et une « science latente », production d’hypothèses ne reposant sur aucune relation de citation, qu’il juge plus fertile parce que l’œuvre transmet alors ce qu’elle-même invente, « par le dynamisme même de cette nouveauté ». Mais on trouvera aussi, pêle-mêle, défense de la science comme source d’enchantements nouveaux, critique d’une Université qui ne sait plus cultiver l’invention, réflexions sur la globalisation, esquisse d’une histoire de la pensée où les mythes redeviennent « opérateurs d’explication » quand la religion cesse d’être reçue comme vraie, remarques sur les liens entre auteur et commissaire-priseur (on laissera le lecteur les découvrir), regards sur les textes d’histoire naturelle de Michelet, lectures de Comte, analyse du titre de Frankenstein, la « pierre française », comme renvoi à Condillac, retour sur le retard avec lequel Verne emploie les savoirs – décalage qui s’oppose, selon Michel Serres, à l’emploi du qualificatif de « roman d’anticipation » au sujet de ses œuvres, etc.

Vers. Guillaume Peureux, La Fabrique du vers (Seuil, 2009, 668 p., 30 €). Spécialiste de la poésie du xviie siècle, Guillaume Peureux livre une synthèse sur l’histoire du vers français, de la fin du xve siècle à nos jours, alliant microlectures et analyse des théories successives. Par rapport aux travaux antérieurs de Lote, l’avantage de cette approche diachronique est de s’appuyer sur les derniers acquis en matière de versification, en particulier les travaux métrico-métriques de Benoît de Cornulier et de ses disciples. Cette alliance permet à Guillaume Peureux de tester, sur un vaste corpus, la validité et les limites des raisons alléguées pour justifier principes et pratiques, de manière d’autant plus convaincante que l’ouvrage aborde en outre des genres et des formats poétiques divers. Mais, davantage, son enquête le conduit à exposer la façon dont les codes et les usages, pris dans un constant travail de bricolage et réajustement (lié à l’évolution de la langue ou aux tentatives pour rattacher les options individuelles ou collectives à des systèmes antiques et étrangers), ont pu se constituer en enjeux symboliques majeurs, autour de la construction idéologique d’un vers chargé de valeurs multiples et érigé en « affaire nationale ». Par delà l’évolution des faits de versification, la fabrique du vers dont il est ici question s’intéresse donc, sur la longue durée, à une dialectique entre emplois et imaginaires d’une forme. Une première partie, Fonctions poétiques de la versification, cerne les principaux objets de la discipline : langue poétique et émergence (difficile) d’une approche syllabique du mètre, vers simples ou complexes, mesures, strophes, rimes, etc. La seconde partie, Éléments de versification historique, forme le véritable cœur de l’essai, au fil d’un découpage respectant grosso modo les distinctions séculaires, tout en traitant de l’histoire globale de certains traits. On se concentrera ici sur les chapitres de nature à intéresser les spécialistes des xixe et xxe siècles. Même s’ils gagneraient à lire l’ensemble, tant la poésie garde mémoire de son passé, les plus pressés se pencheront avec profit sur les trois derniers volets. Comme l’indique son titre, la section Une « crise de vers » au xviiie siècle ? montre la solidarité qui unit la poétique des Lumières au mouvement de dislocation et de libération du vers aujourd’hui fortement associé au xixe siècle, qu’il s’agisse de la contestation de la rime, de la quête d’un poème en prose ou des réflexions sur le primat du rythme sur le mètre. La lecture de ces pages, qui font une large part à Marmontel, Chénier, Houdar de La Motte, Louis Racine, Mercier, etc., éviterait bien des simplifications encore trop courantes quant à l’apport effectif du Romantisme. La section suivante choisit de resserrer l’enquête sur l’essor du vers libre, à partir d’une contextualisation originale, puisque Guillaume Peureux mesure la gamme de ces « nouveaux claviers » en convoquant l’ancien modèle du vers libre classique, tel qu’il fut associé à La Fontaine, avant de proposer des analyses serrées de poèmes, de manifestes célèbres, comme la préface de Cromwell, et de commentaires d’époque moins connus mais révélateurs sur la perception des contemporains. La dernière section traverse les xxe et xxie siècles en privilégiant moins les poèmes que les principales théories du vers qui y ont été proposées, telles celles de Meschonnic, Pensom ou Gouvard et Cornulier, en particulier en matière d’identification des accents. Guillaume Peureux a le sens des formules (« Le vers libre fait aussi le lecteur libre ») ; il parvient à associer les débats métriques, parfois très techniques, à des faits historiques et sociaux variés (quitte à se contenter d’indiquer ces prolongements par de simples notes ou incises), et a le mérite de ressusciter de nombreux textes théoriques oubliés. Certains passages demandent une grande attention, car le propos de l’auteur n’est pas d’y exposer de nouveau l’outillage de la métrique contemporaine. Toutefois, si le lecteur qui se pensait aguerri aux charmes de la loi des 8 syllabes et des césures tombe parfois des nues en constatant sa propre ignorance, il est aimablement aiguillé vers la bibliographie fournie qui complète le volume, ainsi qu’un index des notions et des auteurs. Il arrive que des remarques ne convainquent pas, notamment quand le pari du panorama semble entraîner une moindre connaissance des époques traversées, mais ces moments sont rares. On passera sous silence la gêne causée par quelques coquilles, qui forcent à relire et reprendre les analyses avant de comprendre que l’on tombe d’accord avec ce que le critique a voulu dire, sinon écrit, car ce serait terminer sur un mauvais procès. Guillaume Peureux livre un ouvrage d’ampleur, utile, et ces petits défauts ne doivent pas en ternir l’éloge, d’autant que de fréquents passages ont l’intérêt de nous mettre en garde en rappelant combien il est difficile au lecteur contemporain de reconstituer avec certitude ce que fut l’audition du vers, à des époques même proches.

Vian. Boris Vian, Œuvres romanesques complètes (Pléiade, 2010, 2 vol.,1376 et 1392 p., 115 €). Elle devait arriver un jour, l’entrée de Vian dans la Pléiade, et elle aurait bien surpris nombre de ses contemporains, car bien peu de ces derniers ont su que, derrière le trompettiste enjoué de Saint-Germain-des-Prés, le romancier sulfureux de J’irai cracher sur vos tombes ou le parolier d’Henri Salvador, se dissimulait (sans l’avoir voulu, bien au contraire) un écrivain dont les générations suivantes allait faire grand cas, au point que l’on vit son Écume des jours supplanterLe Grand Meaulnes parmi les romans mythiques de l’adolescence. Car aucun des romans que Vian signa de son nom ne connut le succès de son vivant. L’Arrache-cœur, œuvre puissante et riche, fut même un échec complet. Édités sous la houlette de Marc Lapprand, ces deux volumes d’œuvres romanesques regroupent, outre les romans proprement dits de Vian, ceux qu’il signa Vernon Sullivan, divers écrits de jeunesse, des nouvelles (inoubliablesFourmis !), des scénarios, les Chroniques du menteur parues dans Les Temps modernes, sans oublier les écrits pour le Collège de ’Pataphysique. La prophétie si percutante de Queneau – « Boris Vian va devenir Boris Vian » – n’a plus de raison d’être, comme toutes les prophéties qui se sont réalisées.

Vigny (1)Alfred de Vigny romancier, sous la direction d’Isabelle Hautbout et Marie-Françoise Melmoux-Montaubin (Encrage Université, 2010, 224 p., 20 €). Les lecteurs de Vigny constituent aujourd’hui une manière de confrérie assez secrète, et assez réduite, hélas ! L’ont lu et goûté Flaubert, Baudelaire, Proust, Breton, de Gaulle, Char. Ou encore Jacques Perret, Claude Roy, Guy Dupré. Pourtant, comme l’écrit Marie-Françoise Melmoux-Montaubin : « L’oubli d’Alfred de Vigny semble tôt devenu un lieu commun. » En cause, qui eût justifié cet oubli, la brièveté de sa carrière littéraire (1835, avec la parution de Servitude et grandeur militaires, voit la dernière publication d’un volume inédit de son vivant, moins de dix ans après les premiers succès des Poèmes antiques et modernes et de Cinq Mars) ? Explication insuffisante : la brièveté de la carrière de Rimbaud « suscita », au contraire, un intérêt jamais démenti. D’où la question qui est à l’origine de ce livre et qui porte sur la pertinence des approches critiques dont Vigny a longtemps fait l’objet. Le « poète philosophe » a été privilégié, et l’on a négligé l’auteur de romans, et son écriture. On a délaissé l’aspect formel, pour privilégier une pensée supposée supérieure et des idées. On a étudié le moraliste, et l’on a négligé l’inventeur de formes. Or Vigny ne construit pas « une pensée exceptionnelle qui autoriserait des interprétations inépuisables », d’où l’essoufflement rapide d’un intérêt porté exclusivement à ses idées. Conclusion provisoire : en privilégiant ainsi la pensée du « poète philosophe », toute une tradition de la critique sur Vigny a eu tendance à « niveler la variété de ses créations, les ramenant à un ensemble d’idées inlassablement déclinées ». A contrario, à l’œuvre dans ce collectif, la volonté de reconsidérer l’importance du penseur et d’apprécier la singularité littéraire de ses œuvres : « Une œuvre de Vigny, en dépit des apparences, n’obéit pas à la logique d’une démonstration, et rien ne ressemble moins à un traité. » Parmi ces œuvres, s’il en est qui apparaissent singulièrement délaissées, ce sont ses romans. L’objectif de ce livre est de pallier, du moins en partie, le désintérêt dont ils sont l’objet. Jacques-Philippe Saint-Gérand sonde les dictionnaires de langue et les encyclopédies de l’époque pour dégager les représentations de Vigny telles que le xixe siècle nous les a transmises et montrer en quoi elles ont déterminé, voire figé, les constantes qui ont fondé (mais aussi limité) nombre d’études critiques posthumes. Lise Sabourin revient sur le malentendu qui a présidé à l’oubli partiel de Vigny (Cinq Marssupplanté par Notre-Dame de ParisServitude et grandeur… éclipsé par Les MisérablesStello jugé « entortillé » et Daphné « ignoré » et posthume) : le malentendu, elle le nomme « vertige de la critique – qui « n’aime pas avoir à étudier un livre au lieu de le feuilleter ». Or, au moment où le roman-feuilleton fait son apparition dans la presse (1836), le « roman philosophique et historique » de Vigny détonne. Patrick Berthier insiste sur l’inventivité générique et l’extraordinaire dynamique romanesque qui y sont à l’œuvre : Vigny nous y emmène « sur des terres complexes, plus abstraites si l’on veut, que celles du roman qui se pratique à la même époque ». « Le roman de Vigny » requiert, précise Isabelle Hautbout, la réflexion d’un « lecteur actif », à même de décrypter la « quête incessante de formes neuves dont Vigny n’est pas forcément sorti vainqueur, mais où il a cherché le grand œuvre dont son esprit rêvait ». Alors, va-t-on finir par relire Stello ou Cinq Mars ? Le renouveau critique des études sur Vigny, dont témoigne ce livre, et la parution récente de la biographie de Jean-Pierre Lassalle sont de bons indicateurs de cette tendance du meilleur augure.

Vigny (2). André Jarry, Alfred de Vigny : dramaturge, romancier (Classiques Garnier, 2010, 337 p., 49 €). Spécialiste de Vigny, co-éditeur de ses œuvres dans la Pléiade, André Jarry rassemble, sous un titre sobre et honnête, une quinzaine d’études consacrées à l’auteur de Stello. L’ouvrage comporte quatre parties substantielles. La première aborde deux points qui appelaient en effet un éclaircissement : la carrière militaire de Vigny, sur laquelle André Jarry revient, muni de documents de première main, et les aléas sentimentaux et financiers examinés à la lumière de l’Agenda de l’année 1838. La deuxième partie, placée sous le signe de l’étude des manuscrits, envisage successivement MoïseLe DélugeLa Maison du berger, et la strophe du Silence (qui conclut le Mont des Oliviers), soulevant et réglant des problèmes de datation, de graphie ou de genèse. La troisième partie, Confrontations, met en regard Vigny de deux grandes figures de la poésie : André Chénier et Byron. Approche croisée que légitime certes le troisième épisode de Stello, de même que l’admiration que Vigny vouait à Byron et les emprunts qu’il s’est permis à son œuvre poétique. La quatrième et dernière partie, de loin la plus riche, se compose de sept chapitres qui constituent comme autant d’études séparées sur des aspects variés de l’œuvre de Vigny : Vigny philosophe, Vigny mystique, la théâtralité chez Vigny, l’essor d’un nouvel humanisme… Tels sont les thèmes explorés par André Jarry. Loin de prétendre offrir d’un créateur aussi réfléchi que Vigny un semblant d’unité, le présent ouvrage explore plusieurs pistes, révèle du même coup différentes facettes : poète, dramaturge, romancier, Vigny s’est incarné et illustré dans une écriture et une pensée, qui se sont moulées dans des formes ou des genres distincts. Synthèse remarquable par sa clarté et son souci démonstratif, cet essai peut être aussi lu et interprété comme le bilan, provisoire mais significatif, d’un chercheur de premier plan, dont les travaux ont renouvelé les études sur le poète et incitent à rénover la lecture d’une œuvre un peu injustement délaissée.

Vivien. Renée Vivien, Brumes de Fjords. Édition critique de Victor Flori (Le Livre unique, 2010, 107 p., 12 €). Ignorantins de tous les pays, unissez-vous… et précipitez-vous sur ce livre, si vous voulez apprendre, grâce à ses précieuses notes, ce que c’est qu’une « conque », une « aiguière », une « naïade », qui était Zeus, Néron ou Homère, ou bien ce qu’est cette contrée mystérieuse nommée la Crète. Nous ne ferons pas à Victor Flori l’injure de supposer qu’il destine ce livre aux écoles primaires ou aux personnes en voie d’alphabétisation, mais il semble bien abonder dans ce sens : ainsi par une note sur Rembrandt, dont il nous précise que les œuvres « se distinguent par une impression de grande authenticité ». Ailleurs, il a trouvé aussi urgent qu’indispensable de gloser en ces termes une brève mention de Louis XIII : « Fils de Henri IV et de Marie de Médicis, Louis XIII devint roi à l’âge de neuf ans et règne de 1610 à 1643. Les cardinaux Richelieu et Mazarin feront partie de son gouvernement. » Mais la note la plus ahurissante, ou la plus réjouissante (comme on voudra), est assurément celle-ci : « Les Croisés sont des chevaliers chrétiens du Moyen-Âge qui participent aux croisades [sic] dont le but est de reconquérir les Terres Saintes. Leur nom provient de la croix cousue sur leurs vêtements. » En voilà, une « édition critique » ! Ce volume de 107 pages ne comprend d’ailleurs que 35 notes, dont la majorité, pour ne pas dire toutes, apportent les bouleversantes révélations que l’on a vues. Ce recueil de poèmes en prose de Vivien, publié en 1902 chez Lemerre, méritait infiniment mieux, et surtout autre chose. Lorsqu’on se mêle d’éditer cette poétesse, il faut le faire sérieusement.

[Jean-Pierre Bacot, Olivier Bara, Patrick Besnier, Lise Bissonnette, Laurence Brogniez, Alain Chevrier, Marc Dachy, Marc Décimo, Bertrand Degott, Philippe Didion, Stéphanie Dord-Crouslé, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Agnès Machet, Nelly Kaplan, François Kasbi, Jean-Jacques Lefrère, Agnès Machet, Hugues Marchal, Michel Pierssens, Olivier Salon, Henri Scepi, Julien Schuh, Yves Thomas.]