LIVRES REÇUS
Comptes rendus
Avant-gardes. Serge Fauchereau, Avant-gardes du xxe siècle. Arts et littérature 1905-1930 (Flammarion, 2010, 586 p., 49 €). Sur un sujet en or, les éditions Flammarion réussissent la prouesse de publier un ouvrage décevant et inutile. L’auteur n’est pas seul en cause, mais l’éditeur. La maquette, d’abord. Elle appelait plus de temps et d’attention. Compte tenu de l’abondance des sujets abordés – les arts et la littérature –, elle appelait un déploiement spatial clair et réfléchi. Une présentation propre mais étriquée délivre ici au kilomètre un ruban de texte, fleuve compact qui ne respire pas, mal écrit, fourmillant de dates, de noms, de titres, de citations et digressions, au point de devenir indigeste. Le lecteur s’y perd d’autant plus que l’auteur fait preuve d’une érudition inégale, tantôt entrant dans mille arrière-plans et détails sans qu’on sache quand et s’il va seulement revenir au fait, tantôt ignorant des points importants, sans qu’on sache cette fois si c’est par oubli, méconnaissance, désinvolture ou choix délibéré. Pourquoi ne pas être précis sur la naissance du mot cubisme en 1908, alors que Pierre Daix, dès la première page de son Journal du Cubisme, en a bien exposé la genèse ? On sait que le terme incombe au critique du Gil Blas, Louis Vauxcelles, qui inventa aussi le « fauvisme » en s’écriant, prenant Matisse à témoin au Salon d’Automne : « Donatello chez les fauves ! » (Gil Blas du 17 octobre 1905). Mais Vauxcelles n’est pas plus cité pour le Fauvisme que pour le Cubisme par Serge Fauchereau, alors que cette précision n’est pas oiseuse. Elle explique sans doute que, peu pressées de se voir caricaturées, des avant-gardes ultérieures préfèreront se désigner elles-mêmes, les deux exemples les plus frappants étant le formalisme de la définition du Surréalisme donnée par Breton – laquelle anticipe les dictionnaires à venir – et l’auto-appellation Dada, volontairement déconcertante, de nature à couper l’herbe sous le pied de la critique, en quelque sorte pré-caricaturée par Tzara, mais elle aussi, détail amusant, en rapport avec le dictionnaire. Pourquoi ignorer Parade, qui aurait été l’opportunité de se pencher sur la première acception du mot sur-réalisme, où Picasso, comme Cocteau et Apollinaire, entendaient sur-réalité, dans un sens concret très différent de celui que lui imprima Breton, ce dont Picasso s’étonna dans un entretien fameux avec Raymond Cognat, lui aussi non cité. Le texte, ensuite. Indigeste, nous l’avons dit. Avançant à la va-comme-je-te-pousse, en tous sens. Un auteur, généralement, pense à son lecteur, lui donne à sentir, par le rythme d’un passage ou le ton d’une phrase, ou tout simplement par quelque adverbe, où il l’emmène. Rien de tel ici. On connaît la boutade de Joyce sur la langue de Proust (« Le lecteur de Proust finit sa phrase avant lui »). Nous ne sommes pas ici dans Proust : le lecteur est chahuté, bousculé, accablé par une érudition scrupulo-pointilleuse qui noie concepts et idées-phares dans un déluge de précisions, de détours, pas même étourdissants, plutôt ennuyeux. On ne sait jamais où l’on va et dans quoi l’on est exactement. Des faits parallèles ou des coïncidences sont rapidement signalés, sans qu’on sache le sens que l’auteur leur accorde. Serge Fauchereau évoque la fermeture des ateliers Vkhoutemas l’année du suicide de Maïakovski (1930). Que le lecteur se fasse donc seul une opinion sur cette coïncidence. La mort dramatique de Maïakovski est expédiée en quelques lignes. Il eût été d’autant plus heureux de mentionner, ne serait-ce qu’en note, le montage de Vladimir Pozner sur la mort du grand poète paru dans le sixième numéro de Bifur(dont la réédition chez Place n’est pas plus mentionnée que la réédition de nombreuses revues d’avant-garde). À vrai dire, le défaut principal du texte réside dans une certaine trivialité d’expression et de pensée. Pourquoi ne pas recourir de temps à autre à un verbe plus approprié que le verbe être ? Le livre d’art, enfin, est un métier en soi. Après le bond technologique qui a changé le métier depuis un précurseur comme Albert Skira, les potentialités offertes par l’offset et la couleur sont considérables. En revanche, ces possibilités doivent être prises en compte et ne pas être reçues comme de simples facilités ou des procédés moins onéreux. Quelques éditeurs d’art, ces derniers temps – ils ne sont pas nombreux, reconnaissons-le – saisissent l’opportunité de penser le texte avec les images dans une même respiration et voient dans un livre, comme le rappelait Ulises Carrión, le libraire amstellodamois deOther Books and So, une succession d’espaces. Chacun de ces espaces est perçu à un moment différent, de sorte qu’un livre est aussi une succession d’instants. Un livre est une séquence spatio-temporelle autonome. Le fait que l’ouvrage concerne les avant-gardes rend plus manifeste encore le manque de réflexion de la part de l’éditeur quant à la clarté du livre et du texte, d’autant plus qu’une spatialisation réfléchie eût sans doute conduit l’auteur à mieux penser son texte. Un texte, comme le dit Ulises Carrión dans l’essai Quant aux livres (1997), n’est pas un livre.Avant-Gardes 1905-1930 souffre d’un sévère défaut de conception en se contentant de juxtaposer un ruban de texte et des reproductions. À l’heure européenne, c’est sans condescendance que l’on signalera que l’impression du volume a été réalisée en Slovénie et que la photogravure n’est pas toujours heureuse. Le projet de ce livre, enfin, pose une autre question d’ordre éditorial. Était-il sensé de laisser à un seul auteur la tâche d’exposer ce que furent expressionnisme, cubisme, futurisme, imagisme, vorticisme, métaphysique, acméisme, rayonnisme, Dada, surréalisme, alogisme, suprématisme, ultraïsme, stridentisme, imaginisme, constructivisme, indigénisme, anthropophagisme, muralisme ? Un tel ouvrage aurait gagné à réunir les essais de spécialistes pour certains des mouvements évoqués. Ceci aurait aussi évité de sérieuses lacunes : Mondrian et la plastique pure, le Stijl, sont absents. C’est absurde. Pas de reproduction de Mondrian, pas plus que du carré noir de Malevitch. Certes, cela supposait une réflexion de fond, un secrétariat d’édition, des contrats, des listes de reproductions, des contacts avec une batterie d’auteurs. Serge Fauchereau s’improvise donc ici homme-orchestre. Il écrit sur tout d’humeur égale, ce qui est lassant dans un ouvrage où des avant-gardes distinctes suggèrent des variations d’ambiance plus vivantes et instantes, ce à quoi eût pu concourir aussi, pour partie, une vraie maquette. Comme l’on devine aisément que l’auteur ne peut pas être à la fois un chercheur de fond sur tous les mouvements qu’il a répertoriés, le lecteur se demandera, par exemple, quels ouvrages sur le Cubisme il a lus pour lui donner une synthèse de ce mouvement. A-t-il lu, pour n’en citer que quelques-uns, Alfred Barr, Pierre Cabanne, Pierre Daix, Guy Habasque ou William Rubin ? Les bibliographies ne sont pas seulement utiles aux étudiants, elles permettent aux chercheurs d’évaluer en quelques coups de sonde le terreau dans lequel s’enracine un travail d’auteur, l’ampleur de la curiosité dont il a fait preuve et qui aura rejailli au fil de la rédaction de son entreprise, et généralement aussi à quelle époque, ou dans quel éclairage il a écrit son livre. Là, très mauvaise surprise : l’ouvrage ne comporte pas de bibliographie (pas plus d’ailleurs que de liste des reproductions). Lacune « ahurissante » (un mot qu’affectionne l’auteur, nous y reviendrons), embarrassante dans un volume où l’on doit pouvoir trouver aisément une bibliographie, au moins des écrits théoriques de la plupart des artistes. Depuis une trentaine d’années, on a publié en France des écrits sur l’art d’Apollinaire, Aragon, Artaud, Breton, Chklovski, Desnos, Doesburg, Huidobro, Khlebnikov, Larionov, Malevitch, Matisse, Pessoa, Picabia, Picasso, Reverdy, Ribemont-Dessaignes, Salmon, Schwitters, et tout amateur, étudiant ou chercheur, devrait disposer ici d’une nomenclature d’ouvrages de base, au minimum. Faudrait-il alors se résoudre à lire Serge Fauchereau en lui faisant une confiance aveugle sur sa perspicacité en tout et comme si la science lui était infuse ? C’est beaucoup demander. Tout au plus consent-il à donner des notes dont on peut alors déduire son ouverture de compas. Elle n’est pas grande. Pour le Cubisme, c’est un peu court. Sont mentionnés l’ouvrage de John Golding paru en 1962, outre des allusions inévitables à Reverdy, Raynal ou Gleizes-Metzinger, Salmon, Stein ou Kahnweiler, ouvrages d’époque, mais dans l’ensemble, les importantes analyses du Cubisme parues depuis plus d’un demi-siècle sont ignorées. Quand Serge Fauchereau a-t-il écrit ce livre ? On pourrait arguer que reprendre tout à zéro, en écartant délibérément ce qui a été écrit sur le Cubisme mais non par les cubistes eux-mêmes ou leurs amis, était un pari tentant. Compte tenu des travaux de première importance d’un William Rubin, pour s’en tenir à lui, une telle prétention serait absurde. Dans un style bien à lui, page 92, l’auteur nous assène que « l’art nègre est trop une tarte à la crème de l’art du xxe siècle pour qu’il soit nécessaire de s’y attarder ». En vérité, il s’y attarde quand même un peu, mais un minimum eût été de signaler l’existence de l’ouvrage dirigé par William Rubin (pas cité une seule fois), Le Primitivisme dans l’art du 20e siècle, les artistes modernes devant l’art tribal (1987). Il ne s’agit là que d’un exemple. On ne s’explique pas non plus pourquoi l’auteur semble vouloir montrer une connaissance linguistique quasi universelle en se piquant de ne citer nombre de livres que dans leur édition en langue originale. Est-il bien sympathique pour le lecteur français de lui cacher que les écrits de Schwitters ont paru en français ? Ces procédés confinent à l’absurde. Dans les passages consacrés à l’Expressionnisme, citer Schoenberg dans l’édition anglaise, c’est ne pas signaler au lecteur que l’ouvrage existe en français. Ignorer la splendide édition française de l’almanach du Blaue Reiter en 1981 relève de la provocation. Ignorer l’ouvrage pionnier de Camilla Gray sur l’avant-garde russe, aussi. En lisant les notes de fond en comble, les lacunes paraissent abyssales, parfois même suspectes. Ignorer à une exception près (Taraboukine, Le Dernier Tableau) les ouvrages de Champ Libre, quand l’on sait tout ce que Gérard et Floriana Lebovici ont publié, est plutôt fort de café, comme dirait Serge Fauchereau. Ceci ne veut pas dire pour autant que Serge Fauchereau connaît bien le domaine étranger. Les lacunes n’y manquent pas non plus. Ne pas mentionner la réédition madrilène de la revue Ultra (1921-1922) chez Visor en 1993 est absurde, de même qu’ignorer l’ouvrage de toute première importance de Moholy-Nagy, Vision in Motion (1947), analyse complète des avant-gardes par l’un de ses acteurs, peintre, photographe, professeur et directeur au Bauhaus, dont la lecture eût été bien profitable à Serge Fauchereau. La date de rédaction de ce livre ne cesse de se poser, nous l’avons dit. Dans la partie consacrée au mouvement Dada, expédié en une douzaine de pages (sur 540) et, de manière trop parisienne et conventionnelle, réduit à un signe avant-coureur du Surréalisme, dire en 2010 que dorénavant, il faut se reporter « au travail pionnier » de Michel Sanouillet sur Dada à Paris, n’en mentionner que l’édition de 1965 alors que des éditions augmentées ont paru en 1993 et 2005, est étonnant. Or, non seulement l’ouvrage de Sanouillet souffre d’un manque de sympathie à l’égard de son sujet, et il a été critiqué avec pertinence sur ce point, mais d’autres ouvrages non limités à la littérature et à Paris ont paru depuis. À moins que la parution de ces ouvrages ait dissuadé Serge Fauchereau de se risquer sur ce terrain ? En tout état de cause, ils sont eux aussi, faut-il encore s’étonner, ignorés, de même que, par exemple, la traduction française de La Fuite hors du temps, le journal de Hugo Ball. Courrier Dada de Raoul Hausmann, c’est entendu, a paru en 1958, mais il en a été donné deux éditions augmentées et illustrées chez Allia, qui a aussi publié des textes politiques du Dadasophe, ignorés eux aussi, de même que l’essai de Catherine Wermester sur Grosz ou le livre de Grosz lui-même (Un petit oui et un grand non) paru en 1990, voici vingt ans, donc. Et ainsi de suite. N’en jetons plus. La méthode si peu scientifique de Serge Fauchereau n’est pas recevable. Pas de bibliographie, pas de chronologie non plus. Sa propre sympathie pour les sujets évoqués n’est pas toujours évidente. Qualifier d’ahurissantes les typographies du futuriste russe Kamenski qui comptent parmi les plus belles œuvres typographiques du siècle est un non-sens. Elles auraient dû être mises en valeur par l’évocation d’un autre génie de la typographie, Iliazd, dont Serge Fauchereau ignore le chef d’œuvre paru en 1923 à Paris, Ledentu le phare, réédité à Paris et idéalement commenté par Régis Gayraud chez Allia en 1995. La prétendue somme de Serge Fauchereau ne tient pas compte de nombre de publications qui auraient dû attirer son attention. Plus que d’une somme, il s’agit de soustractions. Des manques flagrants auraient pu être évités en suivant une méthode de rédaction moins académique, par exemple en mettant en exergue des procédures de création, le collage, le photomontage, la photographie, la typographie, la poésie visuelle, la poésie sonore, plutôt que de recenser les mouvements dans l’ordre chronologique, d’une manière mécanique qui manque de punch sans compter tout ce qui s’est perdu ou oublié en route. Seul un texte génial, habité, vivant, instant, urgent, un texte d’écrivain, eût « excusé » une telle désinvolture. Nous sommes loin du compte. Que reste-t-il des avant-gardes ici ? Notre reproche final s’adresse au propos même de l’ouvrage, à un point de vue qui n’est même pas esquissé, sinon en égrenant en quatrième de couverture des lieux communs usés jusqu’à la corde : « De grands changements sociaux, scientifiques et technologiques bouleversent la vie quotidienne et intellectuelle et provoquent une effervescence artistique qui veut faire table rase du passé » – « Découvrir combien idées et formes suivent l’évolution économique et politique, s’usent, se démodent ou bien se redynamisent sous la pression des événements ne manquera pas d’inspirer maintes réflexions à un lecteur d’aujourd’hui. » En fait de réflexion, bien pauvres sont de tels commentaires pour coiffer un ouvrage sur les avant-gardes. L’art à la traîne ? C’est arrivé, oui. Mais, sursauts de conscience, les avant-gardes sont précisément l’antithèse d’un tel art et, comme leur nom l’indique, devancent la sensibilité, l’ouvrent. En Russie, la révolution artistique, littéraire et picturale, précède la révolution politique et ces deux révolutions n’auront d’ailleurs pas eu grand-chose à se dire, en fin de compte. De quelle prétendue évolution économique ou politique, un Cézanne serait-il la conséquence ? Une circonstance économique ou politique a-t-elle jamais dit « la vérité en peinture » ? Rappelons-nous : « La sensation faisant le fond de mon affaire, je crois être impénétrable » (Lettre de Cézanne à son fils, 15 octobre 1906). Ce n’est pas ici le lieu d’ouvrir un débat esquivé par Serge Fauchereau qui se lâche dans une préface plus navrante encore où il s’en remet à quelques vieilles lunes : il n’y a pas de progrès en art, mais des changements, la dure exigence de l’originalité de « l’avant-gardisme » (sic) ne génère pas moins de clichés que l’académisme, Lovecraft ne se lit pas comme Nathalie Sarraute, ce qui s’apprécie ici est négligé ailleurs, etc. Laissons là ces bavardages insipides. Ouvrons, par exemple, Robert Delevoy, Dimensions du xxe siècle 1900-1945.Publié par Albert Skira à une époque où s’arrêtent parfois si curieusement les références de Serge Fauchereau (1965), le volume de Delevoy – qui ne s’interrompt pas opportunément à 1930 – est de ceux qui témoignent de ce que signifie penser, écrire, éditer, imprimer et publier un vrai livre. C’est autre chose que d’envoyer à la maquette le fichier électronique non relu d’un auteur, et à l’imprimeur une mise en pages in design. Les avancées technologiques si chères à Serge Fauchereau sont censées ouvrir la voie à des entreprises audacieuses et non au plus petit et hâtif commun dénominateur.
Maritain. Jean-Luc Barré, Jacques et Raïssa Maritain. Les mendiants du ciel (Fayard, 2009, 566 p., 27 €). La première édition, parue en 1995, a connu le succès et a été traduite en anglais et en italien. Convertis au catholicisme dans leur jeunesse, lui issu du protestantisme calviniste français et elle du judaïsme russe, les Maritain se sont trouvés, après quelques années de vie commune, au centre d’une configuration qui a fonctionné comme tête de pont de la reconquête d’une opinion intellectuelle en voie de déchristianisation. Leur milieu, qui peut paraître microcosmique, aura cependant eu une influence et connu une efficacité par la publicité qui fut faite aux personnages dans un entre deux-guerres où l’église catholique reprenait en France des forces et des couleurs, mais où la laïcisation de la société ne s’en poursuivait pas moins en profondeur. L’influence du philosophe se poursuivit, dans un tout autre contexte pendant la guerre dont sa femme et lui vécurent la majeure partie aux États-Unis, avec d’autres Français réfugiés, et reprit après la Libération. Le livre de Jean-Luc Barré rappelle comment les époux furent d’abord amenés au baptême par l’entremise de Léon Bloy, écrivain plus célèbre aujourd’hui qu’il ne l’était alors, lequel était à la fin de sa vie et venait de publier Le Salut par les Juifs. Tout en se nourrissant de la pensée de Bergson, le jeune couple s’abreuva de néothomisme, cette philosophie officielle du catholicisme romain, résumée en vingt-quatre thèses conçues comme une organisation de la pensée collective et une parade à la modernité. La mère de Maritain et de sa sœur Jeanne était adepte d’un protestantisme tranquille, exigeant, mais sans affectation. Elle n’appréciait pas particulièrement la femme que son fils venait de se donner et encore moins l’influence qu’elle avait sur lui. La religiosité naïve et solitaire qu’elle portait en elle, alors qu’elle tenait volontiers salon et soutenait La Quinzaine animée par Péguy, l’éloigna de son fils. Elle constata amèrement qu’il possédait la célèbre rage des convertis et mettait sa vive intelligence au service de sa cause adoptée, militant pour un réenchantement codifié du monde, dans une attitude volontariste et passablement progressiste pour l’époque, rejetant la posture passéiste et réactionnaire d’une bonne partie de l’épiscopat français. La conversion était alors une procédure très prisée de la partie de l’Église qui demeurait proche des intellectuels et des écrivains en particulier. Celle de Claudel, en 1886, constitua en la matière un moment capital. C’était une figure propre à heurter les fidèles comme les incroyants, relevant parfois de la promotion de l’apostasie, une arme redoutable dont les Maritain ne se séparèrent jamais, entretenant, sur ce point comme sur la théologie, une identité de vue avec le Pape Pie XII et nombre de prélats avides de reconquête sur un autre mode que celui de la réaction. Le passage au catholicisme toucha également la sœur de Raïssa, Vera, puis leur père, converti sur son lit de mort, puis leur mère quelques années plus tard, malgré le souvenir que celle-ci avait des pogroms en Russie et la prévention qu’elle s’était construite contre le christianisme. D’autres personnages, issus pour la plupart du monde des lettres, passèrent par le domicile presque consacré de ce couple devenu quasi ecclésiastique et dont la réputation ne cessait de grandir. Alors que la génération précédente des convertis ou de ceux qui retrouvaient urbi et orbi la foi de leur enfance, les Bourget, Brunetière, Coppée, Huysmans et autres, avait relevé, dans l’entre-deux-siècles, de démarches accompagnées, mais solitaires, Jacques Maritain aura été l’acteur central d’une véritable petite communauté tournant autour de sa famille. Cela fera date, dans les années suivantes, avec le basculement vers la foi catholique de Cocteau, évolution très médiatisée. L’amitié de Maritain et de cet artiste tourmenté et ouvertement homosexuel entraînera la publication d’une correspondance très travaillée. Mais il y eut bien d’autres conversions, dans une ambiance de piété ponctuée par des drames, ceux de la Grande Guerre, puis quelques suicides. Pour ce qui touche au parcours intellectuel et psychologique de Maritain au-delà de son adhésion pleine et entière au catholicisme, l’ouvrage de Barré montre combien le philosophe eut la force mentale de se séparer de ses tentations maurassiennes, revenant à son pro-dreyfusisme de jeunesse et à un humanisme jamais démenti et qui se voulait même total. Il précise comment, entre autres chocs avec de grands penseurs, Maritain résista à la puissance intellectuelle de Péguy, mais échoua à s’entendre avec Gide. Au long des pages, on s’imprègne de la manière dont il entretint son petit réseau, installé avec Raïssa à Meudon, dans un rôle hybride, mi-confesseur, mi-confident, établissant des relations suivies avec des écrivains comme Green ou Mauriac, ce qui lui donna une position originale à mi-chemin du monde des lettres et de celui de la philosophie, bien qu’il ait obtenu l’agrégation dans cette discipline. Il se situa, sa vie durant, en marge de l’institution universitaire, dont il ne fut jamais partie prenante, intervenant, écrivant, enseignant en marge de l’almamater. L’ouvrage de Jean-Luc Barré, malgré sa dimension et la mine de renseignements qu’il recèle, peut cependant laisser le lecteur sur sa faim. Si rien n’échappe à l’auteur de ce que fut le parcours de ce grand intermédiaire et de sa femme, des questions importantes restent sans réponse, et même sans hypothèse. On aurait apprécié une réflexion sur cet entre-deux que constitua ce couple installé dans la chasteté, promise en 1912, avec adhésion au tiers ordre bénédictin, et sans doute pratiquée auparavant, dès leur mariage en 1904. En choisissant une existence semi-religieuse d’oblature péri-bénédictine, les Maritain se sont situés entre la vie de couvent et un catholicisme laïc installé dans le siècle, qui se serait accompagné d’une conjugalité productrice. L’état de fait est davantage constaté qu’expliqué par un auteur qui se montre sympathisant de la cause. Il n’y aurait pourtant pas eu de grivoise désacralisation à se demander ce qui, dans l’histoire personnelle ou la structure mentale des deux époux, aura pu pousser à cette a-sexualisation de leurs rapports, doublée du célibat de la sœur de Raïssa. Si « frère et sœur » les époux Jacques et Raïssa furent en quelque sorte, de fait et de choix, ce type étrange d’appariement – une « amitié sainte » passant par le mariage – aurait mérité d’être creusé. La retenue de l’auteur de cette biographie, à qui l’on doit un récent travail du même type sur Mauriac insistant sur l’homosexualité de l’écrivain, est décevante. Sur un tout autre plan, la spécificité du parcours des Maritain est certes indéniable et amplement décrite, mais leur faible rencontre avec les grands courants néo-catholiques du moment pose un problème. Alors qu’ils sont porteurs d’un néo-thomisme intransigeant, qu’en fut-il, par exemple, pour Maritain, du retour, sur les mêmes positions, des Dominicains qui revenaient de Belgique, de Hollande et d’Italie, où ils s’étaient exilés dans les années de batailles anticléricales et qui prièrent Maritain, en 1938 nous apprend le livre, de ne pas trop insister sur les aspects non directement politiques de l’antisémitisme ? Signalé par l’auteur, le faible rapport de Maritain, installé dans la position du philosophe, avec les personnalismes intellectuel de Mounier et plus politique de Sangnier, entre la revueEsprit et le mouvement du Sillon, aurait mérité d’être davantage interrogé. Rien ne nous est donné non plus de la vie matérielle des Maritain. Alors que le journal de Bloy est parsemé à l’extrême de considérations comptables, il eût été utile de savoir ce que rapportaient les cours donnés ici ou là, les droits d’auteur, dont on a mal à imaginer qu’ils aient fait vivre, même frugalement, quatre personnes et leurs fréquents invités. La période suivante, marquée par la guerre et l’Occupation, est présentée en détail. Jean-Luc Barré montre comment Maritain tint encore sur sa position de retrait, cette fois face aux appels pressants du général de Gaulle à le rejoindre à Londres. Incontestables résistants à tous les sens du terme, Maritain et sa femme le furent en s’exilant douloureusement aux États-Unis. On regrette que ne soit noté qu’incidemment, dans ce gros livre, la présence fugace de Maritain au Canada français, dans un périple nord-américain qui le vit surtout passer par Toronto, et s’installer à New-York et Chicago. Les diocèses canadiens francophones étaient pourtant des lieux où le néothomisme régnait en maître et où l’influence du philosophe semble avoir laissé des traces dont des chercheurs comme Yvon Lamonde ont rendu compte. On aura compris que, malgré la qualité de son travail biographique, l’empathie dont fait preuve l’auteur pour ses personnages aura parfois nui à leur mise en perspective historique et, du même coup, à leur maintien, dans une mémoire qui soit autre que nostalgique, d’un des derniers moments d’incandescence du catholicisme français. Quant au couple Maritain, il ne s’est certainement pas agi d’une structure égalitaire. En cette affaire, Raïssa aura joué un rôle secondaire, même s’il ne fut pas accessoire, ce qui ne laisse pas d’interroger sur le titre choisi pour l’ouvrage,Les mendiants du ciel, référence explicite à Bloy qui ne renvoie qu’au moment initial d’un parcours solitaire que l’on peut trouver exemplaire et que l’on peut rêver, en tout état de cause, de voir mettre en perspective avec ces parallèles que furent les tentatives personnalistes, inspiratrices de la démocratie chrétienne.
Plagiat. Marie Darrieussecq, Rapport de police : accusations de plagiat et autres modes de surveillance de la fiction(POL, 2010, 352 p., 19,50 €). Un « rapport de police », comme son nom l’indique, est un document souvent maladroit, aux qualités littéraires médiocres, parfois involontairement amusant. Transformé ici en titre de livre, le résultat n’est pas brillant, d’autant que Marie Darrieussecq n’a pas le sens de l’humour quand elle règle ses comptes et que ce rapport roublard tourne à la pure indécence. Cet ouvrage est subliminalement dédié aux auteurs (Marie NDiaye, Camille Laurens) qui ont reproché à l’auteur des emprunts ou des plagiats. Elle tente ici de colmater l’atteinte portée à son crédit d’écrivain. La réception de ce rapport de police impose de remonter à une mise au point de Camille Laurens dans La Revue littéraire de septembre 2007:« Marie Darrieussecq ou le syndrome du coucou ». Elle y expose combien il lui est pénible de voir l’auteur de Truismes reprendre dans Tom est mort, comme un thème littéraire et sans l’avoir subie, la cruelle épreuve qu’elle a traversée – la perte d’un enfant – décrite dans Philippe. Extrait du texte de Camille Laurens : « J’ai lu Tom est mort dans un vertige de douleur, le sentiment d’une usurpation d’identité, la nausée d’assister par moments à une sorte de plagiat psychique. Bien qu’aucune phrase ne soit citée exactement, plusieurs passages de Philippe, mais aussi de Cet absent-là, où j’évoque cet enfant perdu, et même de mes romans sont aisément reconnaissables : phrase ou idée, scène ou situation, mais aussi rythme, syntaxe, toujours un peu modifiés mais manifestement inspirés de mon épreuve personnelle et de l’écriture de cette épreuve. Par exemple, dans Philippe, je racontais que la nuit, après la mort de mon bébé, j’essayais de retrouver le sentiment de possession charnelle de la grossesse, son corps vivant anténatal, mais que j’échouais : « Je ne suis pas le corps, je suis la tombe », écrivais-je. Chez Marie Darrieussecq, cela donne : « Sa terre natale, moi. Moi, en tombe. » Dans L’Amour, roman, j’écrivais : « Quand Alice est née, j’ai pensé m’enfuir – j’ai vu la scène quantité de fois, les nuits d’insomnie : je rassemblais des livres et deux ou trois vêtements dans un sac, tirais le maximum d’argent à un guichet automatique, achetais un billet pour l’Écosse, où je m’enfuyais sous un nom inventé, m’enfouissais. » Dans Tom est mort, l’auteur raconte : « Juste après la naissance de Stella, je rêvais souvent, éveillée, de prendre la fuite. La disparition, pas la mort. Je pillais notre compte en banque, je prenais le premier avion, je louais une chambre avec vue sur une mer et je restais là, les mains vides. » Ajoutons que Marie Darrieussecq a choisi P.O.L comme éditeur parce qu’il avait publié Philippe de Camille Laurens. Non seulement l’expression du malaise compréhensible de Camille Laurens contribue à l’histoire des idées et de la littérature, mais il s’agit du moindre des droits de l’écrivain, sans doute même d’une forme de « devoir » intime envers une épreuve douloureusement vécue. Au reste, une raison de nature littéraire, à la fois plus objective et subjective, fonde l’attitude de Camille Laurens, une raison avancée non en 2007 mais en 2010, au micro d’Alain Finkielkraut : comment éprouver le « secours », l’effet sur l’écrivain même de la relation écrite d’une épreuve vécue, si précisément rien n’en a été vécu. Sans considérer qu’une expérience doit impérativement avoir été vécue pour qu’un écrivain la relate, dans ce cas particulier, on peut en effet estimer vain un livre comme Tom est mort de Marie Darrieussecq, qui s’est documentée pour écrire sur le deuil, en glanant chez Camille Laurens, chez Philippe Forest, chez Laure Adler, etc. La déclaration de Camille Laurens ne parut qu’en revue et fut facilement caricaturée par la suite en une simple accusation de plagiat psychique par des journalistes qui ne l’ont pas lue, transformant l’auteur de Romance nerveuse en une empêcheuse de danser en rond. Ceux qui en ont eu connaissance furent en revanche sensibles à la pertinence des questions soulevées par Camille Laurens dans un texte qui a son sens et sa place dans son œuvre. L’indignation de l’auteur de Philippe dans Le Syndrome du coucou, faisait mouche, irréfutable, précise et convaincante. Camille Laurens ne laissait guère de place à la moindre équivoque. Après l’avoir emporté sur le fond, elle croquait des concours de circonstances accablants dont elle ne fut pas dupe, et y montrait Marie Darrieussecq et Paul Otchakovsky Laurens embarrassés, pas clairs et fuyants envers l’auteur de Philippe. Personne n’aime être pris la main dans le sac : leurs réactions dépassèrent toute mesure. Après quelques péripéties manquant de panache (article de P.O.L. dans Le Monde « excluant » Camille Laurens de son unité d’édition, propos radiophoniques redondants de Marie Darrieussecq sur la « haine » (sic) de Camille Laurens envers elle), après le passage de Camille Laurens sous couverture blanche de Gallimard (Tissé par mille, 2008 ; Romance nerveuse, 2010), on aurait pu croire que les choses en resteraient là et que les protagonistes retourneraient à leurs écrits respectifs. Las ! Marie Darrieussecq, non contente d’ignorer les questions de fond posées par Camille Laurens – après tout, qui avait lu La Revue littéraire ? – tourne cela en une dérision lourdingue et peu élégante, pour mettre en scène la « haine » qu’on lui porte, à elle qui, en vérité, marche sur la tête des gens en feignant de ne pas s’en apercevoir. Se posant narcissiquement en bouc émissaire – n’avait-elle déjà été accusée de plagiat par Marie NDiaye ? –, elle publie trois ans plus tard une espèce de plaidoyer pro domo en se plaçant avec modestie dans la lignée des grands auteurs accusés de plagiat : Paul Celan, Ossip Mandelstam, Maïakovski, Fliess, Danilo Kiš, Zola, Daphné du Maurier et d’autres. Ce Rapport de police qui improvise tant bien que mal une sorte d’histoire de la littérature vue à travers les accusations de plagiat (voyez, je ne suis pas seule) « de Platon au goulag » (sic, en quatrième de couverture), est brinqueballant. L’accusation de plagiat serait un événement tellement traumatisant qu’il faudrait se réjouir de ce que Marie Darrieussecq y a survécu quand d’autres y ont laissé leur peau (Mandelstam, Maiakovski). Quant aux traumatismes d’autrui et à quoi ils ont survécu, ce n’est pour Marie Darrieussecq que matière à sarcasme : « Non, monsieur le curé, je ne me suis jamais transformée en truie. Non, monsieur le détective, mon mari n’a pas disparu. Non, monsieur le commissaire, je n’ai jamais mis les pieds au Pôle Sud, ni communiqué avec ma grand-mère par le biais d’un hologramme, ni adopté un singe qui parle, ni été enceinte d’un enfant invisible. Non, monsieur le juge, et fort heureusement, aucun de mes enfants n’est mort. Oui, monsieur l’infirmier, je suis capable de tout imaginer, même le pire. Je suis très coupable, monsieur le critique. De nombreux rêves passent par ma tête, des rêves éveillés, des cauchemars contemporains, et je les écris. » Ce n’est plus un coucou, mais une grenouille qui se veut aussi grosse que le bœuf. Il y a quelque chose de pervers dans ces retournements, quelque chose que Susan Sontag avait pointé dans Devant la douleur des autres. Quant au rapport de police, les raisonnements en sont souvent hâtifs, pour ne pas dire confus, et certaines références manquent. Quand et où, par exemple, a paru cette traduction de Till l’Espiègle qu’un premier traducteur reproche à Mandelstam d’avoir utilisée ? Le rapport est écrit à la diable. On remarque, après la table des matières et avant l’achevé d’imprimer, un remerciement appuyé (mais dans le corps des notes, pas dans le texte) de Marie Darrieussecq à son « amie Emmanuelle Touati, qui a travaillé avec [elle] à la forme de ce livre et [lui] a suggéré de précieuses lectures ». Se mettre à deux pour donner un livre aussi peu agréable que possible, jeté sur le papier dans une langue qu’on lit sans plaisir, et ne rend pas justice aux œuvres ? Page 12, rions : « Mandelstam m’a donné envie de lire Khlebnikov. » Le lecteur ne saura jamais ce que Marie Darrieussecq a éprouvé au contact (à vrai dire improbable) de l’inventeur des néologismes de la langue transrationnelle (le za-oum, langue d’outre-raison). Les aveniristes russes sont évoqués de manière lapidaire. Ce livre manque de culture et d’épaisseur littéraires. Parler aujourd’hui au lecteur français de Khlebnikov aura été une belle opportunité manquée dans un livre si opportuniste par ailleurs. De même, dans le chapitre consacré à Mandelstam, pas un mot sur la beauté de métaphores qui n’appartiennent qu’à lui, ni sur les diverses traductions du poète en France. Ce n’est pas le sujet du livre, admettons. Dommage quand même. Évoquant son recueil de nouvelles, Zoo, Marie Darrieussecq semble ignorer que ce titre était déjà celui d’un livre de Chklovski. L’ambition même de ce rapport de police est cousue de fil blanc. Le sujet est loin d’être inintéressant mais l’auteur, dans le contexte polémique où elle est partie prenante, était la moins indiquée sur le sujet. Entre un écrivain vivant aujourd’hui à Paris et l’épouvantable destin d’un poète comme Mandelstam, se heurtant à Staline, rien de commun. Mélanger en 2010 sa propre blessure narcissique à de tels destins relève de la provocation et de l’abus. La démonstration sous-jacente est irrecevable : évoquer, au fil de l’histoire littéraire, des accusateurs peu crédibles pour faire accroire que ses propres accusatrices ne valent guère mieux, le procédé est lourd et pénible. Les derniers livres et propos de Marie NDiaye montrent au contraire qu’on peut lui porter un crédit dont ne bénéficie pas l’auteur de Truismes. Marie Darrieussecq attige. En un raccourci dont l’ironie tombe à plat, elle résume la position de Camille Laurens : « La mater dolorosa s’opposait ainsi formidablement à la salope “radieuse”. » Seulement, Camille Laurens n’a jamais usé d’un tel terme et la caricaturer en mater dolorosa manque pour le moins de tact. Lui prêter une vulgarité qui ne lui ressemble pas, tout en donnant la citation exacte en note pour qu’on ne puisse lui reprocher son extrapolation, le procédé vaut ce qu’il vaut. Page 143, au sujet de Marie NDiaye et Camille Laurens : « Leur étrange piété en la propriété, et l’hystérie de captation qu’elles manifestent en se voyant dans mes livres, font qu’elles retrouvent, à leur insu, un vocabulaire qui rend un son aigrelet. » À la manière dont elle baragouine et s’approprie des concepts analytiques qui valent mieux que ça, Marie Darrieussecq se moque du monde. La démonstration confine à l’imposture. Tout cela est assez pénible. Camille Laurens publie ces jours-ci un ouvrage intitulé Romance nerveuse. Il est dommage qu’on n’ait pas épargné à ce livre une parution simultanée avec celui de Marie Darrieussecq, qui oblitère une lecture sereine de cetteRomance nerveuse, replongeant son auteur dans ces polémiques inutiles dont la presse est friande, faute de savoir lire. C’est, ni plus ni moins, une forme de sabotage qui en dit long sur la solitude de tout créateur d’aujourd’hui face aux machines éditoriales et médiatiques. Les dés sont pipés et, avant même d’être lu, Romance nerveuse est présenté pour le livre d’un auteur qui a cherché noise à une consœur, la pauvre Marie Darrieussecq, pasionaria de la liberté d’écrire qu’on a pu entendre s’épancher au micro de Laurent Goumarre : « Laissez-nous créer, merde ! » On aura tout entendu. N’empêche, les tours de passe-passe de Marie Darrieussecq se retournent contre elle. Dès la première page de Rapport de police, la parole d’un flic, comme elle dit, est donnée pour argent comptant. « Elle veut faire parler d’elle », dit le policier qui arrête Aimée. Gageons que les choses sont plus complexes. Rapport de polices’ouvre sur un exergue de Marie NDiaye (« Je suis sûre que Marie Darrieussecq est foncièrement malhonnête », entretien du 19 novembre 2007 avec Pierre Assouline) : Marie Darrieussecq entend montrer d’emblée qu’il y a « un désir fou d’être plagié comme il y a un désir fou d’être aimé et qui mène à l’illusion que la réalité suit le désir ». Il y a quelque chose de peu estimable dans cette compilation qui convoque la littérature mondiale pour montrer de quelle laideur Marie Darrieussecq serait victime. La ficelle est grosse. À vrai dire, l’auteur de Truismes est en demande folle de cicatriser une blessure narcissique, on peut la comprendre, mais il faudra qu’elle s’y prenne autrement. Il eût été plus loyal de répondre sur le fond dès le départ et de donner ensuite, le cas échéant, un vrai livre plutôt qu’un salmigondis roublard qui relève du déni.
Rimbaud (1). Rimbaud mourant par Isabelle Rimbaud, édition présentée et annotée par Éric Marty (Manucius, 2009, 130 p.,10 €). Après une préface d’Éric Marty, ce petit volume réédite Rimbaud mourant, Mon frère Arthur,Le Dernier Voyage de Rimbaud et Rimbaud catholique. Ce sont les quatre articles d’Isabelle Rimbaud repris en 1922 dans le volume Reliques (Mercure de France), auxquels s’ajoutent quelques passages d’un livre qui avait été censuré : Dans les remous de la bataille. Cette republication était opportune, mais il aurait été utile de faire bénéficier ces pages – dont on imagine mal, aujourd’hui, l’impact sur la vision de la critique dans les années 1920-40, mais aussi, de manière souterraine, bien au-delà –, de l’annotation critique détaillée que Frédéric Eigeldinger et André Gendre avaient fournie pour escorter les réminiscences d’un autre proche de Rimbaud dans leur Delahaye témoin de Rimbaud (1974), encore qu’on aurait tendance aujourd’hui, sans doute, à éprouver parfois plus de scepticisme concernant certaines phases de ces « témoignages ». Éric Marty ne propose pas une réhabilitation hagiographique et ne manque pas de prendre des distances face à certains des propos d’Isabelle. On peut, du reste, lui concéder que la sœur de Rimbaud a parfois suscité des réactions peu nuancées, ce qui a été tout autant le cas pour son mari. Paterne Berrichon n’en avait pas moins à son actif un certain nombre d’apports positifs à la critique rimbaldienne. Éric Marty a raison de contextualiser les réactions d’Isabelle, raison aussi de s’opposer à un tropisme critique qui a tendance à opposer Isabelle et Breton comme le mensonge à la vérité, Berrichon et Izambard comme le mythe à l’histoire. Il cite quelques lignes certes très contestables (et souvent contestées) de Breton : « Rimbaud s’est trompé, Rimbaud a voulu nous tromper. Il est coupable devant nous d’avoir permis, de ne pas avoir rendu tout à fait impossibles certaines interprétations déshonorantes de sa pensée, genre Claudel. » Breton aurait parfois, selon l’éditeur, le « timbre » anticlérical de Monsieur Homais. S’en prenant aussi à ceux qui veulent réduire l’œuvre de Rimbaud à un « pathos de socialisme de cabaret », à faire de certains poèmes des Illuminations « du “blanquisme” amélioré », Éric Marty oublie peut-être que cette sœur qui a pu dire : « En fait de biographie, je n’admets qu’un thème : c’est le mien ; je réfute tous les autres comme mensongers et offensants » (lettre du 3 janvier 1892 à Pierquin) et qui a voulu soumettre l’œuvre de son frère à une censure familiale en bonne et due forme, a elle-même désigné comme cibles de son antipathie, non seulement des discours critiques, mais aussi les discours tenus par son frère dans ses poèmes en vers. Ainsi écrit-elle dans une lettre du 11 janvier 1893 : « J’aurais voulu que l’on supprimât les trois morceaux intitulés : Le Forgeron, Michel et Christine, Paris se repeuple, qui semblent exprimer des idées révolutionnaires », évoquant le « rêve splendide d’égalité universelle » de son frère avant de donner son point de vue sur les « doctrines socialistes ». Léon Vanier s’est vu contraint d’indiquer, dans son édition de 1895 des Poésies complètes de Rimbaud, que ce dernier avait fini par abandonner les idées exprimées dans les poèmes concernés. Pour ce qui concerne la célèbre lettre du 28 octobre 1891 racontant la conversion de Rimbaud, l’éditeur fait remarquer que ce n’est pas le fait que les versions connues soient des copies qui en prouve le statut de faux, s’agissant d’une époque où les transcriptions manuelles étaient forcément habituelles. Isabelle a souvent recopié des lettres de son frère, en effet, et c’est parfois avec un manque de circonspection que l’on a cru accéder à « la » lettre envoyée avant la mort de Rimbaud. En revanche, observer qu’on n’a jamais pour autant mis en doute la lettre du 15 décembre 1891 aux missionnaires capucins parlant de « la mort la plus sainte et la plus édifiante » du poète n’est pas forcément une objection concluante : la tentative d’Isabelle pour mettre en place une vision impeccablement morale de Rimbaud est sur le point d’être lancée, la lecture d’un article du Petit Ardennais publié justement le 15 décembre donnant lieu à une réponse colérique d’Isabelle, parue dans le même journal le 19 décembre. Éric Marty fait abstraction, pour l’essentiel, des critiques émises par Suarès ou par Etiemble, mais tout aussi bien par Yves Reboul qui s’est penché sur le rôle fondamental joué par Isabelle Rimbaud dans l’éclosion du Mythe de Rimbaud, faisant remarquer que, dans sa lettre du 15 décembre 1891, Isabelle se limite à une formulation rapide, supposant fortement, comme l’avait fait Suarès, que son homologue racontant la conversion était, pour citer ce dernier, un « monument d’imposture ». Dans un livre récent (Rimbaud dans son temps), s’appuyant sur ce que l’on peut connaître aujourd’hui de Rimbaud, Yves Reboul fait d’Isabelle, Delahaye et Verlaine ni plus ni moins, justement, que trois imposteurs. La difficulté, pour la lettre célèbre, tient en partie à un problème qu’il soulève obliquement par une note en bas de page : « Faut-il rappeler qu’à la date où elle écrivait ceci, Isabelle Rimbaud ignorait tout des œuvres littéraires de son frère. » On a pu en effet souligner que certains passages de la lettre semblent attester qu’elle connaissait déjà l’œuvre de son frère, bref que la lettre a pu être improvisée sur le tard pour donner au poète une fin catholique édifiante en tirant profit d’une lecture, notamment, des Illuminations, dont Isabelle a découvert l’existence après la mort d’Arthur (comme en témoigne sa lettre à Pierquin du 27 décembre 1891). Alors qu’il fournit les lettres d’Isabelle des 22 septembre, 3 octobre et 5 octobre, André Guyaux, pour sa part, mentionne la lettre racontant la conversion en relevant que son « authenticité est douteuse » (Arthur Rimbaud,Œuvres complètes, Pléiade). Lorsqu’Isabelle emploie le mot innocente, Éric Marty parle de « mot profondément rimbaldien », mais cette petite passerelle lexicale a l’inconvénient de gommer l’ironie dont Rimbaud escorte souvent le mot, dans Une saison en enfer comme dans la lettre dite « de Laïtou » de mai 1873. Sans doute s’agit-il, en évoquant un moment où la mère de Rimbaud a indiqué à son fils qu’Isabelle était malade, ce qui, en réalité, n’était pas le cas (« Simulation dont je me déclare innocente », commentait Isabelle en marge de la lettre de sa mère), de souligner une honnêteté qui serait l’antonyme de cette imposture supposée par de nombreux commentateurs, sans que tous soient des « laïcards ». Faisant l’éloge de Philippe Sollers lecteur d’Isabelle, « peut-être le meilleur, le plus attentif aux inflexions de la voix et de l’écriture, et le moins embourbé dans les obtuses querelles laïcardes ou cléricales du siècle passé et de l’autre », concluant qu’elle n’est ni « pseudo-sainte » ni « horrible bigote falsificatrice », Éric Marty semble adopter une via media. C’est dans cette même logique qu’il fait l’éloge de Fondane, qu’il considère comme « sans aucun doute le meilleur commentateur de Rimbaud de la première partie du siècle » et qui, « refusant l’interprétation catholique de cette conversion, tout en ayant des propos très durs pour la sœur de Rimbaud, écrit néanmoins à partir de son témoignage, et se refuse à le récuser ». Quoi que l’on pense de cette évaluation de la supériorité de la vision de Fondane (on doute que le « sans aucun doute » corresponde à l’avis de bon nombre de rimbaldologues), cette position médiane postule bien l’authenticité du témoignage. On implique ainsi non seulement qu’Isabelle n’était pas une « horrible bigote falsificatrice » (nous soulignons), mais… qu’elle n’était pas falsificatrice. On peut légitimement invoquer « la partialité propre à tout témoignage », mais que dire de la partialité spécifique d’Isabelle ? Rappelons qu’elle a « témoigné » de l’autodafé du stock d’Une saison en enfer et qu’elle a « tripatouillé » – pour utiliser un mot affectionné par Izambard – la correspondance africaine de son frère : contrairement à ce que croyaient beaucoup de critiques (notamment Marcel Coulon, l’un des premiers à signaler les modifications apportées aux chiffres, les imparfaits du subjonctif ajoutés, les passages peu édifiants soumis à de petites censures), ce n’est pas Berrichon qui a commencé ce traitement des lettres de Rimbaud, mais Isabelle, comme le prouvent ses lettres à Berrichon et à Bourguignon et Houin. Ces faits, et d’autres, montrent qu’Isabelle était capable de procéder à des inventions critiques, et cette inventivité semble s’être déployée dans l’histoire des dessins dont les lettres de son frère auraient été, disait-elle, illustrées. Mis à part les dessins montrant la civière, une béquille, etc., les seules illustrations qu’a pu révéler Marguerite-Yerta Méléra, l’une des disciples d’Isabelle, se sont révélées être… des décalques qu’Isabelle a faits elle-même à partir du Tour du monde. C’est dire qu’aujourd’hui, sans disposer de preuves nouvelles, on a de bonnes raisons de douter que la conversion de Rimbaud ait réellement eu lieu et que cette lettre en constitue la preuve. On n’a pas l’impression de se trouver devant une missive spontanée, mais devant un texte travaillé, peu conciliable avec l’hypothèse d’une lettre datant du moment des événements évoqués. Isabelle a-t-elle pu, tout en affirmant que « la mort vient à grands pas. », tout en évoquant les douleurs atroces de son frère, écrire, en attaque de lettre : « Dieu soit mille fois béni ! J’ai éprouvé dimanche le plus grand bonheur que je puisse avoir en ce monde » avant d’évoquer la conversion de son frère ? Peut-être, mais on a le sentiment d’une certaine distance face à ce dimanche certainement atroce, pour Rimbaud, mais aussi pour sa sœur, cette sœur qui écrira à Louis Pierquin, le 8 août 1892 : « Personne ne fut jamais plus généreux que lui. Au Harar, pays qu’il a passionnément aimé, les indigènes l’appelaient le Saint, à cause de sa charité merveilleuse. Ce qu’il a répandu de bienfaits là-bas est inouï, incroyable. » Il est difficile de ne pas rattacher l’histoire de conversion à une logique de réhabilitation plus générale. Aucun témoignage ne manque de « partialité », comme le fait remarquer Éric Marty, mais Isabelle aura été pour beaucoup dans l’idée d’une opposition entre Une saison en enfer et Les Illuminations, de même qu’elle aura beaucoup œuvré pour démontrer le parfait désintéressement de Rimbaud en matière d’édition, indiquant par exemple, dans une lettre à Pierquin du 23 octobre 1892, que la publication desÉtrennes des orphelins aurait été assurée par des condisciples émerveillés par le génie de son frère : invention totale. Ces conceptions ne sont pas nées de rien, et l’on pourrait montrer les racines de ces affirmations dans Les Poètes maudits de Verlaine comme dans le Reliquaire de Darzens, mais c’est bien Isabelle qui, grâce au prestige que lui confère son lien de parenté, grâce à sa crédibilité de témoin et à la crédulité de nombreux lecteurs, parvient à construire un mythe plus pérenne, qui a toujours aujourd’hui une part de vitalité et explique que la déconstruction de cette vision reste suffisamment importante pour qu’un chercheur visant à situer Rimbaud dans son temps ait jugé utile d’y consacrer, en appendice, une bonne vingtaine de pages. Car notre idée de Rimbaud est passée par un certain nombre de filtrages qui continuent à informer la conception que l’on se fait de l’œuvre et de la vie du poète, et la place d’Isabelle dans ces déformations a été importante, puisqu’elle a été relayée en partie par Berrichon, Claudel et bien d’autres. Cela ne signifie pas que, dans ces pages, on ne trouve pas parfois des lignes très belles, des suggestions perspicaces (on a vu, du reste, qu’Isabelle a été la première à comprendre que Michel et Christine était un texte comportant des suggestions révolutionnaires). Mais le lecteur de cette réédition de ces textes si influents d’Isabelle Rimbaud fera bien, pour se faire une idée du comportement critique et du degré de véracité de ses témoignages, de lire les lettres d’Isabelle, celles envoyées à Berrichon que l’on connaît depuis 1937, et bien d’autres. Si ces textes peuvent ainsi susciter un certain nombre d’interrogations et de doutes, leur importance dans l’histoire de la réception, de l’édition, de la biographie et de l’exégèse rimbaldiennes est énorme. On ajoutera qu’Isabelle ne manque pas elle-même d’un réel lyrisme dans ses évocations, parfois non sans se laisser tenter par une sorte de mimétisme onirique fortement marqué par la lecture d’Une saison en enfer et des Illuminations (en particulier dans « Mon frère Arthur »). Sensible aux qualités de ces évocations, Éric Marty donne incontestablement des clefs pour une interprétation plus sensible, plus nuancée et plus affectueuse des écrits d’Isabelle Rimbaud, qui méritait certainement mieux que le mépris qu’elle suscite le plus souvent, ne serait-ce que parce qu’elle croyait sans doute bien faire, y compris lorsqu’elle faisait, comme le disent les parlementaires britanniques, un usage parcimonieux de la vérité.
Rimbaud (2). Jean-Louis Baudry, Le Texte de Rimbaud, préface de Laurent Zimmermann (Cécile Defaut, 2009, 144 p., 14 €). Réédition d’un essai publié dans Tel Quel en 1968 et 1969, l’une des interventions les plus stimulantes d’une époque qui connut une série d’approches du texte rimbaldien par des sémioticiens, structuralistes et poststructuralistes, conjoncture surdéterminée par le fait que ces pages ont été, comme le rappelle le préfacier, écrites en mai 1968. Se combine ainsi, avec la question de l’historicité du texte rimbaldien, celle de l’historicité de l’acte critique en question et si, dans ses considérations portant sur le « texte social » et le « texte culturel », Jean-Louis Baudry s’interroge sur le rapport entre la poésie et un « système représentatif » synonyme de répression, d’appareil idéologique permettant d’engluer les œuvres et leurs lecteurs dans le déjà lu, il va sans dire que son propre discours constituait une prise de position, et de risques critiques, en faveur d’une redéfinition, non seulement de Rimbaud, mais des objectifs de la critique. Nourri de Derrida, Barthes, Foucault et de toute une littérature au cœur de l’aventure de Tel Quel, Jean-Louis Baudry s’intéresse d’emblée à la « structure comme indéfinie d’accueil que l’écriture de Rimbaud manifeste à l’égard des tentatives d’explication et de récupération de tous ordres ». Accueil, mais aussi résistance, puisque, souvent, le texte peut s’opposer, par ses propriétés et ses stratégies, à ces essais pour dompter une signification qui n’est pas qu’affaire de polysémie libre. Émanation significative d’une période où la théorie n’avait pas à procéder en se justifiant perpétuellement, cet essai ne pouvait évidemment s’extraire magiquement de l’état de la critique rimbaldienne en 1968. Aussi l’idée que se faisait l’auteur de l’évolution de l’œuvre de Rimbaud serait-elle aujourd’hui à nuancer : « Loin de renvoyer les unes aux autres et de s’éclairer par leurs places textuelles », les « parties hétérogènes » du « texte qui nous est parvenu signé par le nom de Rimbaud » paraissent « déterminées par des ruptures successives, et appartenir chacune à un espace textuel différent et irréductible. Poésies, Derniers Vers, Une saison en enfer, les Illuminations. Chacune de ces divisions ne s’établit pas seulement en raison de la nécessité distributive et commerciale du recueil poétique, mais répond aussi à une économie textuelle, à une écriture, à une pratique scripturale différente. Comme si, en fait, tous ces “morceaux” avait été produits à des périodes relativement éloignées, comme s’ils avaient été prélevés dans des régions différentes de l’histoire ; comme si le nom de Rimbaud avait pour effet de provoquer une illusion unitairedissimulant des moments distincts de l’histoire textuelle (littéraire). » En réalité, cette évolution sous la forme de quatre « espaces textuels » dépendait pour partie, justement, sinon de la « nécessité distributive et commerciale du recueil poétique », du moins d’un consensus philologique relatif des éditions, jusqu’aux bouleversements dans les agencements des éditions pratiqués à partir de 1989 (celle de Jean-Luc Steinmetz), en vertu notamment de l’argumentation de Pierre Brunel dans sa réflexion séminale sur l’organisation de l’œuvre (Rimbaud, projets et réalisations, 1983). Aujourd’hui, on s’aperçoit encore plus nettement, compte tenu de documents inaccessibles à l’époque, que l’idée de ces « ruptures » était quelque peu radicalisée par celle de « trous » entre les quatre parties qui constitueraient l’œuvre. De même, on serait aujourd’hui sans doute un peu hésitant pour ce qui concerne l’idée d’un passage du pastiche à la parodie chez Rimbaud, le pastiche étant pour l’auteur une affaire avant tout d’imitation involontaire, contrairement à la parodie (« En faisant apparaître le texte comme texte, la parodie annule l’effet textuel de la représentation et ruine la conception de l’écriture comme instrument secondaire au service de la représentation »). L’idée que, dans le pastiche, le « rapport à l’autre texte est de l’ordre de la dénégation : il nie ce qu’il affirme, que toute écriture est une réécriture, que tout texte n’existe que par un autre texte » ne peut être justifiée qu’en partant d’une définition nouvelle et atypique du pastiche ; l’idée que la parodie chez Rimbaud permet de rendre visible la « loi esthético-idéologique » est sans doute juste, mais il serait difficile d’argumenter dans le même sens pour beaucoup de parodies, la parodie n’ayant rien d’intrinsèquement révolutionnaire ou même réformiste. Comme le montre le dialogue entre le critique et le préfacier qui clôt le volume, Jean-Louis Baudry nuancerait aujourd’hui certains de ses propos, notamment sur le « retrait du signifié ». Comme le relève Laurent Zimmermann, Jean-Louis Baudry se penche sur son essai avec plus de trente ans de recul et une capacité d’autocritique, de révision conceptuelle, qui lui font honneur. On comprend mieux, grâce à cet entretien, à la fois ce que l’essai devait au moment Tel Quel et ce qu’il comportait de dissident, en partie par le fait même de privilégier Rimbaud et non Mallarmé et Lautréamont, contrairement à beaucoup des théoriciens de l’époque (Kristeva, Derrida). L’approche de Jean-Louis Baudry diverge donc en discernant chez Rimbaud diverses formes de réflexion théorique et de réflexivité dont ses amis avaient tendance à nier l’existence, et converge en voyant, dans l’attaque contre le sens au profit des sens, un moyen de détraquer le « texte social ». S’agissant d’une mise en cause de l’« ordre bourgeois », cet engagement textuel de Rimbaud est relié à la fois à la Commune de Paris, à la question de l’homosexualité, à un refus du « modèle parental » et de l’Église catholique, bref se relierait à une situation historique que le poète espère aider à transformer par et dans l’écriture. Dans une certaine mesure, cette idée tend à faire de procédures de défamiliarisation – pour reprendre le terme des Formalistes – le moyen de déconstruire le « réel » bourgeois, de révéler l’inconnu, du sujet et de la société, par une écriture en constante exploration et qui se met elle-même constamment en question. Pour aller vite, on arrive ici à combiner des préoccupations idéologiques et des conceptions formalistes, ce qui permet de transcender l’opposition entre Formalistes et tenants du « réalisme socialiste », mais si ces derniers avaient tendance à ériger en dogme, bien à tort, la nature progressiste du réalisme, la « synthèse » risque bien d’édicter que Céline était plus révolutionnaire que Vallès. Autrement dit, le problème serait moins l’application de cette conception à Rimbaud que sa généralisation. Si cette conception colle bien pour l’œuvre de Rimbaud, c’est parce que Rimbaud procédait selon une logique de ce type, logique éminemment romantique et dont le modèle est le Hugo de Réponse à un acte d’accusation. Aujourd’hui, Jean-Louis Baudry reconnaît que sa manière de substituer le texte à l’auteur, à une époque où la mort de l’auteur avait été proclamée, pourrait être un peu atténuée. Il faut cependant, pour lire avec justice et justesse cet essai, se rappeler l’état de la critique rimbaldienne en 1968 : l’historicité du texte était pratiquement passée sous silence, et ce qu’on écrivait sur Rimbaud et la Commune, ou sur Rimbaud et le Second Empire, restait flou ou, plus souvent, franchement erroné ; la plupart des critiques se désintéressaient complètement de la question de la parodie et du pastiche chez Rimbaud depuis la thèse sur ce point cruciale de Jacques Gengoux (La Pensée poétique de Rimbaud, 1950), avec quelques exceptions comme Pascal Pia, Michael Pakenham ou Daniel De Graaf ; l’approche du texte était avant tout biographique, le biographisme et le psychologisme dominant largement la critique, y compris par phénoménologie interposée dans la critique (plus ou moins) thématique. C’est dans ce contexte que l’entreprise de Jean-Louis Baudry aura été salutaire, non parce qu’il fallait enterrer Picard, mais parce qu’il fallait aussi faire entrer dans la critique rimbaldienne les préoccupations et idées nouvelles de Barthes, Derrida, Foucault. La thèse d’Atle Kittang (Discours et jeu. Essai d’analyse des textes d’Arthur Rimbaud) et les derniers articles de Jacques Plessen permettront de pousser plus loin ces investigations, et ce n’est pas le moindre mérite de l’essai de Jean-Louis Baudry d’avoir lancé cette nouvelle voie de la critique rimbaldienne, avec sans doute parfois des positions que l’auteur lui-même considère désormais comme un peu exagérées, mais qui se comprennent, non seulement par le feu de l’action théorique en mai 1968, mais aussi par le fait que la remise en cause de la logique d’un système de pensée peut très bien reproduire symétriquement les vices de ce qui est attaqué. Il n’empêche que, par son ingéniosité théorique, ses suggestions métaphoriques (par exemple lorsqu’il propose une relation entre « le goût rimbaldien du voyage » et « une certaine manière de courir propre à l’approche textuelle, à la multiplication des sens et à la dissolution de la hiérarchie »), le commentaire procède avec brio. La lecture du Bateau ivre est d’une grande originalité, postulant non pas un « auteur » maître du texte, mais un texte maître de son « scripteur ». Il faudrait ajouter que le sujet lyrique possède, au moins dans le passé évoqué, une naïveté volontairement mise en évidence par Rimbaud, mais la problématique de la conscience et de l’inconscience est développée avec intelligence. On peut en dire de même pour le commentaire deVoyelles et pour de nombreux passages sur Les Illuminations. Pour Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs, le critique reste cependant tributaire de l’idée d’un discours anti-parnassien auquel Rimbaud souscrirait, alors qu’il s’agit de mettre en scène une voix tout à fait différente et à laquelle le poète s’oppose implicitement. Les objections que l’on peut formuler relèvent souvent de prémisses courantes à l’époque et qui ont forcément influé sur les perspectives exégétiques développées dans l’essai, mais dans le cas du discours d’Alcide Bava, si la critique d’une certaine poésie contemporaine est bien cautionnée par Rimbaud, on devine bien (y compris à partir de la logique globale de Jean-Louis Baudry) qu’il ne saurait être question pour lui d’accréditer le scientisme, le mercantilisme et le colonialisme de l’utopie économique bourgeoise. L’auteur ne serait donc pas absolument mort, le critique non plus : l’un des aspects saisissants du dialogue entre critique et romancier se trouve dans la manière dont le premier localise, non seulement la conjoncture de l’essai, mais son soubassement dans sa propre lecture de Rimbaud : son expérience de la musicalité et de la suggestivité du texte ; son insatisfaction devant des exégèses contradictoires et qui manqueraient les textes abordés ; son désir de trouver le moyen de tenir compte théoriquement de la multiplicité des sens sans rechercher « le » sens du texte ; sa rétrospection cherchant à souder de manière proustienne les premières perceptions à celles de 1968 et à celles de 2009. Le résultat est un dialogue supplémentaire, entre Jean-Louis Baudry et lui-même, d’où une polyphonie qui ajoute à la richesse de l’essai de départ, lequel a gardé beaucoup de sa fraîcheur et de sa jubilation contre-discursive, et permet une entrée stimulante dans l’histoire de la perception de l’œuvre de Rimbaud.
Rimbaud (3). Laurent Zimmermann, Rimbaud ou la dispersion (Cécile Defaut, 2009, 160 p., 14 €). Avec son maître-mot de dispersion, ce livre n’est pas loin d’appliquer à l’œuvre entière de Rimbaud la logique de ce fragment d’« O saisons, ô châteaux […] » : « Ce Charme ! il prit âme et corps / Et dispersa tous efforts. // Que comprendre à ma parole ? / Il fait qu’elle fuie et vole ! », sans oublier « dispersant gouvernail et grappin » dans Le Bateau ivre, dont Laurent Zimmermann commente les implications (le verbe apparaît aussi dans Les Corbeaux, Nocturne vulgaire et les brouillons d’Une saison en enfer). L’idée de dispersion permettrait de réunir plusieurs facettes de l’œuvre de Rimbaud : l’impossibilité de fournir des lectures exhaustives des textes, le manque de consensus de la critique, l’état « dispersé » de l’œuvre, surtout la dynamique de ses ruptures et avancées explosives. Cette dispersion n’est pas considérée comme une défaite, mais comme une victoire atypique, le livre soulignant l’extrême dynamisme du voyage poétique accompli par Rimbaud. La rupture ne serait pas une sorte de tare, le voyage un leurre dont le poète finit vite par se méfier, s’agissant de phénomènes qui rattachent le poète à l’avant-gardisme des décennies suivantes. Cette notion de dispersion, à rapprocher de celle de dissémination, se trouve au cœur d’un article d’Atle Kittang paru en 2009 (« Espaces poétiques : Bachelard et Rimbaud »), partant de La Poétique de l’espace de Bachelard, où « ce qui commença par une méditation sur la créativité et la nouveauté radicale des images poétiques, se clôt sur l’apologie des forces d’intégration et d’identité de l’imagination poétique. Sans les images qui se cristallisent autour de la maison (au double sens de ce mot), l’être humain serait un « être dispersé exposé à une dissolution du temps permanente ». Si le travail de Laurent Zimmermann date d’avant cette analyse, le fait de commencer par une réflexion sur le rapport entre l’idée de « rien » dans Sensation et celle de la « table rase » illustre bien un refus de l’idéalisation de la maison, comme l’avait fait déjà Les Étrennes des orphelins et comme allait le faire Les Poètes de sept ans. Rattachant l’emploi du futur dans Sensation à une absence (« rien »), le critique estime que « l’événement ne peut advenir sans s’annuler », le futur suspendant dans un avenir perpétuel l’événement potentiel. Évoquant Jeunesse et Barbare, l’auteur développe des comparaisons sur la table rase, l’utopie, l’emploi du futur. Il n’empêche que l’idée du « rien » comme un obstacle à l’événement ressemble un peu à la « disponibilité » gidienne dans l’idée de Sartre : un refus de l’engagement préservant une liberté négative. Lorsque l’auteur affirme que « la rime fondamentale du poème est en effet celle qui relie “rien” à “bohémien” », il aurait pu rappeler que le « rien » est, dans la culture bohémienne (et dans Ma Bohême), une source de plénitude existentielle, permettant d’échapper à la vie bourgeoise caractérisée par la propriété. Cette valorisation de la dèche, d’une génération qui ne cesse de voir dans les bohémiens et saltimbanques des « répondants allégoriques » du poète (Starobinski) s’accorde avec la table rase en vidant la tête des préoccupations installées par la famille, l’école, la société. Le lecteur d’aujourd’hui aura du mal à ne pas y voir la solution sérielle (« les soirs bleus d’été ») au bourrage de crâne scolaire et religieux mis en scène dans Les Poètes de sept ans, mais l’idée de bohémien sollicite à elle seule de telles implications, la comparaison impliquant un refus de l’ancrage bourgeois et le plaisir d’un mouvement qui ne vise pas un lieu précis, dans la jubilation de « la liberté libre ». Laurent Zimmermann s’intéresse de près aux deux comme qui, placés chacun juste après la césure, interviennent dans les deux derniers vers, la rêverie se fermant et s’ouvrant sur une procédure analogique (l’auteur cite Éric Marty associant « l’immédiateté du poème […] à un choix radical de la part de Rimbaud, celui de ne faire usage, dans son poème, d’aucune figure poétique » : Fontanier avait-il tort en voyant dans la comparaison l’une des « figures de style par rapprochement » ?). La comparaison avec le bohémien est doublée d’une autre : « comme avec une femme », double comparaison qui nous éloigne de la représentation topique du couple bourgeois qui se promène. L’hémistiche sous-entend la jeunesse du sujet lyrique (Banville a reçu le poème escorté d’une missive qui soulignait lourdement l’âge du poète). S’agit-il d’un « poème également de la spiritualité, avec le passage de la “tête” à “l’âme” » ? Ce mot âme, central dans la lettre du « Voyant », sera justement, en 1871, rattaché à une conception en principe matérialiste, et si un tel mot reste forcément auréolé de son acception spirituelle, Rimbaud désigne ici les sentiments les plus profonds de l’être sans faire appel à la religion, si ce n’est sur le mode du refus : la sensation s’oppose aux pensées alimentées par la société, comme le rêve à une réalité insatisfaisante. La Nature (avec majuscule) n’est pas la création divine, mais le monde romantique de ces sensations que la religion et la société entendent réprimer (voirOphélie et Credo in unam… que Rimbaud a envoyés à Banville dans la même lettre). Ne rien penser, ce n’est pas rien : c’est décider, le temps de moments de désaliénation récurrents, de s’adonner aux rêves, sensations et sentiments, si bien que la comparaison finale « heureux comme avec une femme » introduit une image de ce que pourrait être un avenir de liberté plus entière. Dans le poème, l’énoncé « je ne penserai rien » est déjà une pensée, un projet, se rattachant, on le sait, à des intertextes de Hugo et de Coppée, repensant la poésie par le souvenir de ce qui a été écrit et par le programme de s’en écarter pour vagabonder dans des territoires poétiques autres. Il est délicat de situer ce rien-làsur le même plan que les occurrences du mot d’Aube (« Rien ne bougeait au front des palais ») ou de Jeunesse IV (« Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles »). Il faudrait situer ces emplois : en tant que formulations ordinaires de la langue française, mais aussi dans le cadre de la poétique de l’hyperbole explorée par Atle Kittang et qui s’exprime dans des mots comme rien et tout comme dans les préfixes négatifs de la lettre du Voyant (inconnu, ineffable, indicible). Sans être disposées chronologiquement, les exégèses de Laurent Zimmermann esquissent une généalogie de la dispersion, avec des stations exégétiques qui accordent une place importante au moment de bascule entre les stratégies de 1871 et celles mises en place à partir de mai 1872. L’analyse du Bateau ivre, l’une des plus intéressantes du volume, propose une analogie assez étrange : le papillon de mai en fin de poème suggérerait que le bateau était jusqu’alors une chrysalide (d’où l’idée de l’éclatement de la quille). Il faudrait, pour rendre plus crédible cette interprétation qui s’appuie sur une comparaison avec un passage de Comédie de la Soif, cerner la chronologie implicite du poème : les interprètes supposent plutôt que l’image de l’enfant avec son petit bateau, l’embarquant sur une « flache » (qui n’est pas une « flaque »), représente une rétrospection mélancolique du sujet lyrique. La symbolique du papillon n’est pas sans rapport avec la question de l’âme et les commentateurs s’accordent à voir dans ce papillon de mai, les pontons du dernier vers et l’idée d’exil, une allusion historique (à la Commune et à sa répression). CommeSensation, Le Bateau ivre a une structure qui se termine nettement, la dispersion que l’on peut trouver dans les strophes au cœur du poème correspondant à un « effet de vision », sans que le poème manifeste une dispersion structurale et rhétorique globale. Pour Michel et Christine, l’auteur formule des comparaisons avec Le Bateau ivre,et il s’agit de l’une des approches les plus stimulantes du poème, prenant en considération des lectures allégoriques (la guerre contre la Prusse, la Commune) pour s’en éloigner. Il est dommage de ne pas tenir compte d’un intertexte qui, sans régler la question du et des sens du poème, ne peut qu’influer sur ces interrogations, à savoir Malines dans les Romances sans paroles. Une part du sens de Michel et Christine se situant dans cette relation, des éléments apparemment dispersés dans le texte relèvent d’une constellation de reprises parodiques d’éléments du « paysage belge » de Verlaine et dans une dispersion de leur logique originelle, grâce à une construction rhétorique opposée à celle de Malines : l’imaginatif contre le descriptif, la stérilité contre la fécondité, la guerre contre le quiétisme et sans doute le français contre le belge. Nous serions plutôt sur la même ligne critique que Michel Murat, qui « en reste au niveau de la “conscience” des opérations produites sans envisager celui du symptôme du questionnement », hésitant à trouver dans la série « cent agneaux », « cent Solognes », « cent hordes » le retour de l’eau (O) du Bateau ivre. Notons, au sujet de Jeunesse, qu’on ne peut pas parler de « la dernière section, celle qui suit Sonnet » (la quatrième section ne peut suivre la deuxième section), mais surtout qu’écrire : « la fameuse partie Sonnet, dont on a longtemps cru qu’elle était écrite en prose », en invoquant la découverte, par André Guyaux, de la disposition sur quatorze lignes du poème avec quatre lignes se terminant sur des sortes de rimes embrassées, a comme inconvénient d’oublier que le poème est tout de même écrit en prose. Antoine Fongaro a montré qu’il existe des sonnets en prose de Sand et de Barbey d’Aurevilly, et Nerval en a écrit un autre. La réflexion sur l’infixé de l’auteur aurait gagné à rapprocher l’expression « non fixées » de Sonnet de l’expression forme fixe dont le prototype n’est autre que le sonnet (la leçon saison préférée à raison – et suscitant une interprétation de la part du commentateur – est une erreur que certaines éditions maintiennent). Il faut aussi tenir compte d’un intertexte : Rimbaud cite un sonnet de Verlaine connu sous le titre Luxures (Jadis et Naguère, 1884), mais qui a porté à l’époque le titre Invocation. L’un des chapitres les plus puissants est celui consacré à Matinée d’ivresse et sa force provient en partie du recours à l’intertextualité baudelairienne, en partie du souci de confronter des interprétations antérieures, pour tirer de leurs contradictions mutuelles une nouvelle lecture, dans le cadre de la poétique de l’ivresse et de l’étude des scènes d’ivresse. Il s’agira désormais d’une lecture pour ceux qui s’intéresseront à ce poème des Illuminations. La stratégie critique de Laurent Zimmermann suppose une forme de discrétion exégétique : « Ce serait même un critère dans l’approche d’une pièce de Rimbaud : ne serait vraiment acceptable qu’une analyse qui ne rende pas compte de tout, qui préserve la place du déchirement, de l’insaisissable, de ce qui n’a pas de sens et ne s’explique pas. » Une telle conception, formulée en fin d’avant-propos, pourrait pousser le lecteur à « préserver » son sentiment de déchirement, à ne pas saisir, à ne pas comprendre, à ne pas savoir s’expliquer le texte… en ne lisant aucun commentaire. Mais il faut avant tout y voir une explication de ce que la notion de dispersion est censée accomplir de magique, expliquant l’inexplicabilité : s’incarnerait, en un mot, la nouveauté du geste sériel de rupture du poète, non sans expliquer l’état dispersé de l’œuvre (quand bien même l’auteur envisage la possibilité d’autres causes plus accidentelles). On voit combien on est loin des formules d’un Antoine Fongaro avec son « un sens et un seul », même s’il parle du sens global et synthétique du texte en accordant une large place aux ambiguïtés, équivoques et sous-entendus. Car au lieu d’essayer de comprendre chaque recoin, chaque illusion, d’extraire chaque millilitre d’interprétabilité du texte, il s’agirait ici d’une vision plus écologique tendant à laisser intact, respectueusement, l’objet textuel approché. Cela n’empêche pas le commentateur d’essayer de rendre compte, d’expliquer et de laisser entendre que certains n’ont pas lu avec le sérieux et la délicatesse requis les poèmes envisagés, « mais justement, il ne faut pas lire trop rapidement » étant une sorte d’admonestation implicite. « Car il existe, dans l’œuvre de Rimbaud, autre chose, tout autre chose, un paradoxe ou quelque chose en tout cas de bien surprenant, dontSensation nous livre une formulation sans détour mais à condition que nous lisions véritablement ce que le poème propose. » Lire véritablement ne serait-ce pas, en définitive, lire comme le fait Laurent Zimmermann ? Sans doute chaque commentateur aura-t-il cette même tentation et sans cela, sans doute ne parviendra-t-il pas à surmonter l’inquiétude devant les monceaux de livres déjà consacrés au poète. Il est cependant dommage, pour ne prendre que le cas de Sensation, de ne pas tenir compte des exégèses les plus perspicaces de ces dernières années. Pour Le Bateau ivre, ce regret serait plus grand, sans qu’il soit question d’édicter l’obligation absurde pour chaque commentateur de faire la synthèse de tout ce qui a été déjà écrit sur un poème. La notion de dispersion, comme celles d’ipséisme (Segalen), d’illisibilité, etc., a comme inconvénient d’un peu réduire le revers de la médaille conceptuelle. Et si, dans le paysage militaire des Corbeaux, le verbe disperser revient, c’est dans le contexte d’une stratégie qui suppose aussi, dans l’appel aux oiseaux éponymes, le mouvement inverse : « Vous, le long des fleuves jaunis, […] Dispersez-vous, ralliez-vous ! » Il n’empêche que dans ce livre qui propose une hypothèse de lecture, la théorise, l’illustre par des analyses vivantes, on trouve une vision d’ensemble du parcours poétique irruptif de Rimbaud. Cette vision tient compte de la radicalité de l’aventure rimbaldienne, et l’auteur a raison de rappeler qu’aucune lecture de cette œuvre ne sera jamais définitive, ou simplement finie, invitant le lecteur à l’explorer lui-même, l’idée de dispersion pouvant bien être l’un des fils d’Ariane – un peu enchevêtrés – que l’on peut utiliser pour explorer un labyrinthe où l’on sera toujours tué par le Minotaure. Délicieusement.
Viardot. Patrick Barbier, Pauline Viardot (Grasset, 2010, 372 p., 20 €). Imprimer le mot biographie en couverture d’un livre assure, paraît-il, les ventes auprès d’un large public. Le présent ouvrage sacrifie sans barguigner aux poncifs du genre et aux attentes supposées du lectorat. L’avant-propos s’ouvre, comme il se doit, sur les funérailles du personnage central – l’incipit donne le ton d’un style « biographique » des plus communs, dans ses artifices assumés : « 20 mai 1910. Quelques centaines de personnes vêtues de noir pénètrent en silence dans la basilique Sainte-Clotilde à Paris. » Hachure syntaxique journalistique, ton du reportage, donner l’impression au lecteur d’y être. L’épilogue viendra boucler la boucle (retour aux funérailles) d’une vie entière reconstituée dans son apparente nécessité : illusion rassurante : maîtriser une existence rendue à son sens. Les « signes du destin » et autres « prémonitions » ne sont-ils pas précieusement consignés dans le récit de la naissance, au premier chapitre ? La biographie, chez Patrick Barbier, qui ne se préoccupe guère des implications philosophiques, éthiques, politiques du genre, cède plus d’une fois sans résistance à ses autres démons. La démagogie de la connivence affleure dans quelques (heureusement rares) tournures exclamatives – sous-entendu : quel personnage extraordinaire, et quelle vie passionnante que celle-là, et quel humour aussi ! L’interprétation psychologisante laisse percer dans la trame du récit les représentations morales, sociales et culturelles du biographe. Qu’on se rassure, celles-ci sont d’un tiède conservatisme, susceptibles de rallier le plus grand nombre à leurs lieux communs. On n’insistera donc jamais assez sur l’énergie déployée par Pauline Viardot pour défendre « avec modestie sa place de cantatrice, de mère et d’épouse » et affirmer plus que sa sœur, la Malibran, son « instinct maternel » ; on rappellera en passant que Tourgueniev, « comme beaucoup d’hommes », déteste « les histoires et conflits familiaux » ; on notera sans ciller qu’ayant été élevé « dans le quartier bohémien de Séville », le père de Pauline, le chanteur et compositeur Manuel Garcia, prend forcément « de ce peuple le sens du pittoresque, avec tous les excès que cela représente » – car, un cliché en appelant un autre, la famille Garcia « n’est pas andalouse pour rien ». Plus grave, dans un ouvrage dont la figure centrale a animé la vie culturelle parisienne et européenne des années 1840 à la fin du siècle, le « romantisme » se voit réduit à ses significations les plus plates (nouveaux clichés vidant cette fois l’esthétique romantique de tout contenu) : que Tourguéniev s’échappe de sa résidence surveillée pour rejoindre Pauline en tournée en Russie, voilà une « aventure, aussi rocambolesque que romantique » ; que Pauline échange « regards », « sourires », « petits clins d’œil complices » avec « ses soupirants », et la voilà bien « romantique ». De telles remarques « biographiques », de telles facilités lexicales, permettent à l’auteur de faire l’économie de la réflexion sur le romantisme tardif nourri par Pauline Viardot, un romantisme teinté de socialisme républicain, alimenté par les cultures allemande et russe, infléchi sous le Second Empire vers un nouveau classicisme dont on attendait une étude et une exacte définition, en contexte culturel, politique et historique. Vaine attente : si l’ouvrage est solidement documenté, nourri surtout aux sources vives de la correspondance de ses personnages, il se contente, en se centrant sur l’histoire familiale, d’effleurer l’essentiel – la caractérisation exacte de la voix, de la technique et de l’art interprétatif de Pauline Viardot, l’étude des inflexions esthétiques apportées aux rôles repris au fil de sa carrière (Desdemona dans l’Otello de Rossini, Rosina du Barbiere di Siviglia, Zerlina et Donna Anna de Don Giovanni, la Lady Macbeth de Verdi, l’Orphée de Gluck), l’analyse scrupuleuse des partitions qu’elle a directement inspirées (Le Prophète de Meyerbeer, Sapho de Gounod, la Rhapsodie pour contralto de Brahms, Marie-Magdeleine de Massenet) et de celles qu’elle a écrites ; la compréhension fine de la figure originale d’artiste élaborée par Pauline Viardot, confrontée aux représentations littéraires qu’elle a fait naître (la Consuelo de George Sand). Mais tel n’était pas l’objectif assigné à ce livre par son auteur : la « biographie » permet de glisser sur les réflexions socio-historiques, les mises au point juridico-institutionnelles, les caractérisations techniques, de contourner aussi l’établissement complet du répertoire et le catalogage des compositions : on renverra pour cela aux travaux de Patrick Waddington, cités en note et en bibliographie (The Musical Works of Pauline Viardot-Garcia, 2001). Saluons cet ouvrage pour ce qu’il est : une nouvelle « biographie » de Viardot, faisant la part belle au « psychologique », destinée à un large public, un récit-de-vie-bien-remplie aisée à lire en cette année de centenaire de la mort de la cantatrice. Mais s’il ne faut pas demander à une « biographie » et à un ouvrage de vulgarisation ce qu’ils ne sauraient donner, regrettons que plusieurs redites (Pauline travailleuse infatigable, dont le teint ne correspond pas aux canons de l’époque, et dont la carrière française est gênée par l’engagement politique de son époux), quelques scories (la note de la page 284 répétant la page 279, une phrase reprise telle quelle page 327 et en note), de menues erreurs (Tamburini, « ténor » page 78, redevient à juste titre « basse chantante » page 96) laissent percevoir la précipitation avec laquelle le livre a été rédigé, effet pervers des commémorations qui rendent souvent auteurs et éditeurs trop pressés d’exploiter l’événement.
Vingt ans. Louis-Paul Astraud, Gustave Flaubert à 20 ans : un vieux garçon ; Jean-Pascal Mahieu, Marcel Proust à 20 ans : le temps de la recherche ; Claudine Plas, Boris Vian à 20 ans : J’avais vingt ans en 1940 (Au Diable Vauvert, 2010 ; 155, 157 et 217 p., 12 € chacun). Belle idée d’éditeur que cette collection de poche qui fonctionnera pour les fins connaisseurs d’un écrivain dont ils visiteront un moment moins couru que l’enfance et la maturité, mais période tout aussi passionnante en ce que l’œuvre y germe. Elle intéressera aussi les découvreurs, éventuellement du même âge, la vingtaine, qui aborderont par les origines un univers romanesque en promesse ou déjà construit, selon les cas. L’intérêt est, bien sûr, de croiser le plus finement possible les éléments de biographie des auteurs et une vision de leurs premiers textes pas toujours publiés. La collection, dont on peut espérer un important développement, comprend une chronologie, une sélection d’œuvres et des travaux critiques, le tout en un format de poche, peut-être un peu trop cher. Le travail de Jean-Pascal Mahieu sur Proust est un petit bonheur de lecture décrivant sociologiquement la période semi-étudiante du futur auteur de La Recherche qui fait tout son possible pour ne pas entrer dans une autre carrière que littéraire, son intelligence et son sens de la diplomatie lui donnant, malgré sa fragilité, accès à des mondes qui se croisent peu et qui structureront son œuvre, depuis l’aristocratie décadente jusqu’à la bourgeoisie montante, en passant par les écrivains et autres artistes. Jean-Pascal Mahieu en fait de même pour l’homosexualité à demi assumée du jeune Marcel et pour son judaïsme maternel que le futur prix Goncourt rejette, tout en étant farouchement dreyfusard et adorant, comme nul ne l’ignore, l’auteur de ses jours, laquelle le lui rend bien. Alors que l’œuvre tarde à se construire, il apparaît que l’une des clefs en sera, au-delà de la transposition, passant souvent par la fusion de personnages rencontrés dans une existence mondaine, une série de règlements de compte envers celles et ceux qui ne l’auront pas traité aussi bien qu’il l’entendait, et qui apprécieront plus ou moins le traitement littéraire qui leur sera accordé plus tard, quand l’œuvre se déploiera. Si Proust est très tôt à son aise dans la construction des réseaux dont il est un acteur hyperactif, Flaubert l’est, à vingt ans, beaucoup moins, avant tout pour une question de position sociale. Louis-Paul Astraud, directeur de cette collection, montre, au fil de son récit, la jeunesse étirée d’un « garçon fragile à l’ambition irrésistible », mais qui peine à s’extraire de son provincialisme. « Idiot de sa famille » et futur « génie de son siècle », Flaubert, qui n’écrivit que peu de textes, aura mis longtemps à choisir entre une vie tranquille et la construction d’une œuvre, puisqu’il aura traîné comme étudiant, voyagé, rêvé d’écrire du théâtre et commis nombre de textes courts aujourd’hui oubliés. Son rapport difficile aux femmes, bien qu’il soit apparu dans sa jeunesse comme d’une grande beauté, rentre dans la même logique de lente construction de soi, dans une ambiance qui n’est pas dénuée, au départ, de médiocrité, voire de vulgarité. Intelligent de surcroît, Flaubert aura passé une jeunesse sans grand relief entre Rouen et Paris. Ce petit livre exprime bien cette lente naissance d’un artiste et de ce à quoi Flaubert aspirait : un style. Du coup, on se prend à y trouver un véritable modèle d’une condition d’original, semi-marginal, dans ce cas-là bien tolérée par les proches, condition dont bien peu de titulaires accèdent à une position d’artiste et on se plaît à penser qu’il faut ces caractéristiques sociales exceptionnelles dont Flaubert a bénéficié pour qu’une potentialité, cristallisée autour de ses 23 ans, ne s’accomplisse que quinze années plus tard sans s’être fanée entre-temps – en l’occurrence en 1854 avec la publication de Madame Bovary, puis d’autres œuvres longuement ébauchées, L’Éducation sentimentale, Salammbô, La Tentation de Saint-Antoine et le Bouvard et Pécuchet publié après la mort de l’écrivain, toutes œuvres qui le rendront bien plus célèbre que son ami Maxime Du Camp, reconnu à son époque et passé depuis aux oubliettes, ce lieu de relégation dont Flaubert se sera péniblement extirpé… Le cas de Boris Vian est bien différent. Le fait d’avoir eu vingt ans en plein exode ne l’aura pas empêché de mener une double activité d’étudiant brillant, de futur ingénieur et de jazzman trompettiste, tout en commençant très tôt à écrire, se préparant en la matière une trentaine flamboyante. Claudine Pras rend compte de cette ambiance intermédiaire, ni pétainiste, ni résistante, où baigne une certaine jeunesse artiste à l’insouciance volontariste, dans la sublimation d’un dégoût mâtiné de sentiment d’impuissance. À vingt ans, en 1942, Boris est déjà marié, père de famille, pataphysicien et musicien. Il ne deviendra vraiment célèbre comme écrivain qu’en 1946 avec le fameux J’irai cracher sur vos tombes écrit sous le pseudonyme de Vernon Sullivan. Il publiera divers romans : Vercoquin et le Plancton, L’Écume des jours,L’Automne à Pékin, L’Herbe rouge, L’Arrache-cœur. Tout était dès lors accompli ou presque, même si la carrière aussi hétéroclite que talentueuse de Vian continua jusqu’en 1959 dans des registres variés. La conclusion de l’ouvrage rappelle opportunément que les jeunes de 1968 auront redonné à son œuvre littéraire, mais aussi à ses chansons, une nouvelle vie. Trois jeunesses d’écrivains pour commencer, un angle dont on aura compris qu’il ne manque pas d’intérêt. La collection est dotée d’une couverture en relief. Nul besoin d’attendre la mise en ligne de ces textes dans une technique à venir pour atteindre une troisième dimension du trident du diable Vauvert.
Antigones. Les Antigones contemporaines (de 1945 à nos jours), études réunies et présentées par Rose Duroux et Stéphane Urdician (Presses universitaires Blaise Pascal, 2010, 474 p., 20 €). Ce travail aura rassemblé pas moins de dix-sept contributeurs pour une somme dont l’intérêt premier est de nous rassurer quant à la persistance de l’attrait des artistes contemporains pour le texte de Sophocle. La dimension internationale du propos solidifie un ensemble tournant essentiellement sur une nouvelle gamme de transpositions artistiques qui s’est effectuée récemment, adaptations du mythe construit autour d’une des principales héroïnes de l’histoire de la fiction, réorientée vers une figure de résistance. Désormais ancrée dans une problématique féministe moderne, Antigone persiste donc à inspirer des écrivains, des poètes, des dramaturges, des cinéastes, des musiciens, qui ne pensent pas risquer une quelconque et forcément pénible répétition, en proposant une nouvelle variation sur un thème que l’on peut se prendre à croire inépuisable. Cette édition académiquement remarquable montre que le mythe ne cesse en fait de générer de nouveaux usages culturels et sociaux. Cela s’explique par le fait qu’il existe peu de structures narratives d’une force comparable à celle d’Antigone, puissance assise sur une tension anthropologique, sur fond de valeurs et de comportements établis très tôt dans l’histoire de l’humanité et pouvant donc rebondir en de multiples variantes, aussi bien dans l’Europe de la fin du XXe siècle que dans une Amérique latine confrontée aux dictatures militaires. Huit parties structurent le livre. Après une introduction insistant sur la fascination qu’exerce encore et toujours le thème antigonien, fascination rendue possible par sa ductilité sémantique, un premier chapitre intitulé Pourquoi Antigone ? installe les changements de point de vue intervenus après les Antigones écrites après la Deuxième Guerre mondiale, comme celles d’Anouilh ou de Brecht, parmi tant d’autres aujourd’hui oubliées. Puis, sous le titre Scènes actuelles, on parcourt quelques exemples significatifs de mises en scènes récentes, tout en insistant sur l’œuvre d’Henri Bauchau et sur le Journal d’Antigone de Katy Deville. Voix d’artistes, entretiens interroge deux metteuses en scène impliquées, Jeanne Champagne et Anne Théron. « Voix narratives et poétiques » permettra à bien des lecteurs de découvrir les adaptations espagnoles et québécoises de l’œuvre de Sophocle. Morts sans sépulturestransporte Antigone à New York, Buenos Aires et Montevideo. Le plus long chapitre est consacré à Un mythe politique et identitaire. On y voit défiler le théâtre flamand des années 1990, la scène et les exégèses portugaises, la descendance de Brecht en Allemagne, les adaptations galicienne et madrilène du mythe. Vient enfin la présentation, déclinée en deux chapitres, texte intégral à l’appui, de l’Antigone d’Hélia Correia (2006), traduite du portugais, une œuvre assez classique dans la forme, mais où le personnage central est détaché de ses rapports au pouvoir politique pour devenir une révoltée adolescente et radicale en bute à la normalité de l’existence. On notera in fine que l’iconographie, où domine le noir, installe une étonnante continuité, tant les visages et les corps de femmes vêtues de sombre qui ont été photographiés semblent se ressembler, comme si l’extrême diversité des approches et des langages butait ici sur une évidence, sur un type de femme méditerranéenne inscrite dès l’origine dans l’imaginaire et, de ce fait, vecteur de continuité. Il y a là un paradoxe que l’on eût aimé voir interroger dans cet ensemble de qualité.
Autoportrait. L’autoportrait fragmentaire. Textes réunis et présentés par Brigitte Ferrato-Combe (Ellug, 2009, 144 p.,13 €). Les textes réunis dans ce volume sont issus des travaux d’une équipe de recherche au titre explicite deTraverses 19-21 qui poursuit des réflexions transversales entre la littérature et les arts dans la perspective des interrogations contemporaines sur la crise de la représentation. C’est ici l’autoportrait qui est au foyer de la problématique collective, à partir de l’observation selon laquelle les grands exemples récents d’autoportrait se présentent en général sous une forme fragmentaire. Tout naturellement, c’est autour de Roland Barthes qu’une bonne partie des textes se déploie sur un ton souvent personnel comme dans la curieuse évocation liminaire que fait Michel Lafon de sa fascination pour Borges en contrepoint de son évitement de Barthes. Les amateurs de génétique littéraire ne manqueront pas de s’intéresser à l’article d’Anne Herschberg Pierrot (l’éditrice du séminaire sur « le lexique d’auteur », à paraître aux Éditions du Seuil) sur la genèse du Roland Barthes par Roland Barthes. Étude que poursuit de manière approfondie Claude Coste en s’attachant à ce qui fut en effet l’une des clés du souci critique et théorique de Barthes : « le démon de la totalité ». Colette Fellous s’explique en intermède sur la collection d’autoportraits qu’elle dirige au Mercure de France (repris pour une bonne part en Folio). Suivent quelques analyses de cas, à propos de Jean-Christophe Bailly, d’Andrzej Stasiuk, de Rodrigo Garcia, de Jean-Luc Godard, de Jacques Rebotier, de Giacometti et Jacques Dupin. Un cahier de photographies en couleurs de Francis Helgorsky trace un autoportrait de l’artiste en images, éclaté et allusivement non figuratif. Contributions intéressantes, donc, au genre en pleine expansion des études sur le « récit de soi ».
Baillon-Bloch. André Baillon, Jean-Richard Bloch, Correspondance 1920-1930, édition établie et annotée par Maria Chiara Gnocchi (Du Lérot, 2009, 206 p., 25 €). « L’auteur de Destin du siècle est un de ces esprits critiques d’extrême-gauche, auxquels est fermée la presse de droite parce qu’ils sont de gauche, et la presse de gauche parce qu’ils sont critiques », écrivait Albert Thibaudet dans la NRf du 1er juillet 1931. L’auteur de Destin du siècle, c’est Jean-Richard Bloch, qu’une postérité capricieuse – ou une amnésie sélective – a quelque peu négligé. Il y eut certes, en 1997, la réédition de …Et compagnie, roman ambitieux et, sinon formellement novateur, accompli et vaillant, puis, quelques années plus tard, un colloque à la BnF. Paraît aujourd’hui l’édition de la correspondance entre Bloch et une autre figure oubliée du monde littéraire des années 1920-1930, le belge André Baillon, qui débute alors… pour finir bientôt : il se suicide en 1932. Ils se rencontrent à Paris, en 1920. L’un, âgé de trente ans, est belge et polygame pratiquant (une épouse, ancienne prostituée, et une maîtresse, pianiste reconnue) ; l’autre est un écrivain déjà remarqué, qui, par son talent, sa sollicitude, sa générosité et son attention à la création contemporaine, obtient, chez Rieder, la direction d’une collection de Prosateurs français contemporains. Baillon en sera un des premiers (« l’auteur-type qui donnera le “la” à la collection de Bloch », écrit Maria Chiara Gnocchi, maître d’œuvre de l’édition). Leur correspondance évoque évidemment la « cuisine littéraire », la vie intellectuelle de l’époque, les contrats à négocier, les articles à paraître, les amis écrivains à solliciter : Paris est le centre du monde (littéraire). Au tout début, l’un vit à Bruxelles, l’autre à Poitiers. Tout montre l’admiration de Baillon pour l’œuvre de Bloch, et réciproquement : les jugements sur leurs œuvres respectives sont aussi intransigeants que bienveillants. Ces deux-là sont, au gré du temps, devenus amis, et la contribution de Bloch aux Cahiers André Baillon n°1, en mars 1935 (reproduite en annexe) le dit avec beaucoup de tenue, de retenue même, quelques années après le suicide de Baillon. La peine éprouvée est tangible, l’hommage appuyé. Très angoissé, affligé d’un « nervosisme » confinant à la neurasthénie, anxieux à la limite de l’internement (qu’il franchit parfois), Baillon correspondant se découvre, et l’envie vient de le mieux connaître, voire de le lire. On évoque, à son propos, un Guérin ou un Calet, une certaine douceur, une certaine façon d’être au monde, de poser le pied, délicate, en quête incessante de justifications (de soi).
Baudelaire. Alice Machado, Baudelaire, entre aube et crépuscule (F. Lanore, 2009, 192 p., 15 €). On pourrait être conquis par cet ouvrage, mais deux éléments manquent à l’appel : un auteur et un éditeur. Le livre est un tissu d’approximations ressassées, constellé de fautes d’impression, de ponctuation, d’orthographe, agrémenté d’une grammaire et d’une syntaxe aussi défaillantes l’une que l’autre. Un Baudelaire pour les Nuls… et par les Nuls. Un jeu de massacre. La recette d’une telle « dissertation » ? Beaucoup d’audace, peu de scrupule. Citation : « Nous ne pouvons ignorer que la quête du paradis perdu reste un terme récurent chez Baudelaire, ainsi que chez beaucoup d’autres artistes de cette époque. Cette patrie située quelque part dans le passé : la patrie de la totalité des souvenirs, celle de l’âge d’or, là où ce lieu d’harmonie est antérieur à la chute. Si la beauté, l’harmonie et la forme étaient à l’origine du monde, à présent les choses et les êtres ne font que se dégrader. » Fermons le ban.
Beauvoir. Liliane Lazar, L’Empreinte Beauvoir : des écrivains racontent (L’Harmattan, 2009, 221 p., 21 €). « C’est une rencontre qu’on n’oublie pas. » Liliane Lazar a recueilli une vingtaine de témoignages parmi des personnalités connues qui croisèrent la route de Simone de Beauvoir. Pour la première fois, il nous est permis, dans l’espace d’un livre, d’adopter le point de vue authentique de « l’autre » et de découvrir, à travers son regard, une Beauvoir aimée, admirée, ou mise à distance par les divergences de points de vue ou de nature. « Elle avait trop de vie pour moi qui n’en avait pas assez », avoue Denise Pouillon, aujourd’hui âgée de 91 ans, qui rapporte, à travers quelques anecdotes, comment certaines féministes ont pu profiter de la générosité du Castor ou comment « l’expérience du trio » a pu tourner au vice. La part d’ombre du couple atypique formé par Sartre et Beauvoir ? « Ils vivaient en cercle fermé et en égoïstes », reconnaît Benoîte Groult, devenue féministe tardivement, et qui déplore, avec lucidité, l’absence de reconnaissance, voire le mépris des nouvelles générations – ses « petites-filles » – qui « croient que leurs avantages et leurs droits leur sont tombés dans leur berceau ». Il y a celles qui ont connu la femme Beauvoir avant son œuvre, comme Dominique Desanti, et dont l’amitié s’est brisée ; il y a les « étrangères », celles qui ne faisaient pas partie du premier cercle constituant la « famille » de Sartre et du Castor, comme Madeleine Gobeil-Noël, mais qui entretinrent une amitié avec Beauvoir jusqu’à sa mort ; il y a les satellites, tournant autour du couple impénétrable, les féministes militantes, comme Gisèle Halimi ou Yvette Roudy. Enfin, les héritières, qui ont rencontré l’écrivain à travers ses livres, et « cette rencontre relève plus du lent mûrissement que de la révélation brutale et décisive » : Éliane Lecarme-Tabone est passée de la lecture d’identification aux travaux de recherche sur Beauvoir et, outre-atlantique, Yolanda Astarita Patterson raconte son parcours personnel jusqu’à la création en 1981 de la Simone de Beauvoir Society, assurant ainsi la « transmission Beauvoir ». Gérard Bonal a tout lu sauf Le Deuxième Sexe, « ne le prenez pas comme une déclaration de guerre ». Il explique comment il est passé de Beauvoir à Sartre, puis de Sartre à Dos Passos, et à Colette, qui partage avec Beauvoir l’amour de la nature et des choses terrestres. Un paradoxe semble pourtant éloigner les deux romancières, « c’est que Colette n’est pas du tout féministe, mais elle est adorée des féministes parce que sa vie est un exemple de féminisme ». Certaines voix s’indignent et s’élèvent pour dénoncer l’appropriation erronée de la pensée beauvoirienne par certains courants féministes, qui semblent avoir oublié la force philosophique du Deuxième Sexe, son propos libérateur. Élisabeth Badinter déplore le discours antibeauvoirien véhiculé par les nouvelles féministes (« La tendance actuelle du féminisme s’est construite contre Beauvoir dans un différentiel antagoniste »), diffusant « un message de victimisation ». Si certains témoignages ne résistent pas à la tentation de l’hagiographie et laissent indifférents les lecteurs familiers de Beauvoir pour les avoir déjà lus ailleurs, quelques voix fortes et singulières ne manquent pas d’intérêt, surtout lorsqu’elles sont « sartriennes », pour reprendre une typologie bien connue – beauvoirien versus sartrien – que l’on peine encore aujourd’hui à dépasser. Deux « sartriens », donc, parlent du Castor : Michel Contat ne conçoit pas Castor sans Pollux, « deux regards qui créent la stéréophonie ». Quant à Bernard-Henri Lévy, il évoque, avec cet accent emphatique et nostalgique qu’on lui connaît, sa découverte précoce de Beauvoir, par l’entremise de sa mère : « Beauvoir était, pour moi, indéboulonnable car imprégnée, à jamais, de ce parfum de tendresse maternelle. » Chaque entretien avec Liliane Lazar est le récit d’un morceau de vie qu’on accroche au vol, où l’émotion sort grandie du travail de la mémoire s’interposant entre le vécu, parfois ancien, et le souvenir relaté. L’amitié, mêlée souvent de fascination, entretenue sur plusieurs années, s’éteint parfois brutalement, interrompue par une rupture idéologique ou, au mieux, par la contingence – la mort de Beauvoir en 1986. Ce récit heurté d’une rencontre, prise dans les méandres de l’histoire du xxe siècle, décrit toujours un type de rapport singulier, unique, à une femme complexe, dont la compréhension aiguë et l’exploration constante des rapports humains ne manquèrent pas de faire, de ce croisement de destins, un événement non ordinaire.
Béraud. Henri Béraud, Le Canard enchaîné : écrits 1916-1919, textes réunis par Pierrette et Georges Dupont, préface de Nicolas Brimo (Du Lérot, 2010, 275 p., 35 €). Recueil des chroniques d’Henri Béraud parues dans le célèbre hebdomadaire satirique. À l’époque, Béraud, ancien officier combattant, tournait en dérision l’Action française et Léon Daudet, surnommé le « poilu de l’arrière ». Et il apostrophait sympathiquement son « cher Vaillant-Couturier ». C’était, selon ses mots, un « bon zig ». Pourtant, rendant compte de l’arrestation d’un peintre nommé Raoul Dreyfus, qui s’était interposé entre l’anarchiste Émile Cottin, dit Milou, et la foule désireuse de lyncher immédiatement celui qui venait de tirer sur Clemenceau « briseur de grèves », Béraud constate qu’on « croyait enfin tenir un Dreyfus qui ne fût pas innocent ». En quittant Le Canard pour son concurrent Le Merle blanc, Béraud commençait une carrière de plumitif brillant, mais non dépourvu d’opportunisme. Ce fut pire ensuite.
Bergerat. Marie-France de Palacio, Lettres d’Émile Bergerat à Georges Charpentier (1867-1895) et autres destinataires (Centre d’étude des correspondances et journaux intimes, 2009, 126 p., 14 €). Voici, de l’auteur desSouvenirs d’un enfant de Paris, quarante-neuf lettres adressées au fils de Gervais Carpentier suivies de quinze autres, de plusieurs cartons d’invitation et de deux fac-similés de lettres, le tout couronné par le portrait de Bergerat en couleurs paru dans L’Assiette au beurre en 1903. Le volume tente de ressortir de l’oubli un personnage qui tint un rôle considérable dans la presse et le théâtre. Il jouait de malheur, pourtant, et fut souvent à court d’argent : être le gendre de Gautier n’était pas une garantie de succès. Mais « Caliban » avait de la ressource : il eut l’idée, en 1879, de créer cette Vie moderne dont il fut évincé peu à peu par Georges Charpentier. Vingt-six lettres ont trait à ce journal, qui auraient dû fournir la base d’un historique de ce périodique. Malheureusement, Marie-France de Palacio n’en a pas saisi l’occasion, et son annotation laisse à désirer, à commencer par le manque d’un index pour une centaine de noms, et le manque de renvois : pour savoir qui était Diguet, page 39, il faut remonter à la page 18. S’il existe un dossier sur La Vie moderne aux Archives nationales, il semble n’avoir point été consulté. Les notes sont des plus imprécises. Par exemple, sur Paul Mantz, il est seulement dit ceci : « Critique d’art réputé ». C’est bien succinct. Ce n’était pourtant pas un gros effort d’écrire : « Paul Mantz (1821-1895), critique d’art du Temps depuis 1873, futur directeur des Beaux Arts, 1881-1882. » Robert Dieudonné disait de Bergerat en 1901 : « C’est un brave homme et un bon homme. » Dommage que cette édition, qui fournit une belle tranche de la vie d’un homme de lettres, soit aussi décevante et bâclée.
Blanchot. Maurice Blanchot, Écrits politiques 1953-2003 (Gallimard, 2008, 268 p., 16,50 €). Si les textes politiques de Blanchot n’ont pas l’éclat de ses articles critiques, ils apportent néanmoins un éclairage sur l’homme et sur ses engagements. L’écriture, par l’intermédiaire de tracts, de pétitions, de lettres ouvertes anonymes ou collectives, comme le Manifeste des 121 pendant la guerre d’Algérie, s’y affirme comme une arme de résistance essentielle, comme un refus alternatif au manque d’une « affirmation commune », comme une insoumission irréductible motivée par des exigences de justice, de civisme et d’éthique, en somme comme un acte de désobéissance civile. Si Blanchot récuse le titre d’écrivain engagé, c’est néanmoins « en tant qu’écrivain responsable » de ses déclarations et conscient de « l’originalité de son pouvoir » – un « pouvoir sans pouvoir ». Il entend défier le pouvoir autocratique, le patriotisme, le conservatisme bourgeois, condamner l’incarnation du pouvoir par un seul homme, le dévoiement de la démocratie et de ses valeurs, libérer ainsi une parole d’insurgé toujours d’actualité : « La dictature est un pouvoir humain, le dictateur est un homme manifeste, son régime l’exercice d’une force sans contrainte. » Ce volume réunit des textes déjà connus, pour certains publiés dansL’Amitié, dans Pour l’amitié, pour d’autres édités dans un numéro spécial de Lignes paru en 2003, mais aussi des écrits inconnus, issus des archives de l’écrivain, notamment des tracts, des lettres, des réponses à des interviews, qui complètent et précisent le contexte de certains textes politiques de La Communauté inavouable ou de L’Amitié. Éric Hoppenot, qui est à l’initiative de ce projet, offre une lecture discrète mais documentée de ces textes, notant le contexte de leur rédaction et de leur parution, les divergences entre manuscrits et tapuscrits, une lecture, qui, sans être exhaustive, éclaire sur l’engagement singulier de Blanchot ainsi que sur les moments privilégiés de son écriture politique d’après-guerre : l’antigaullisme, l’anticolonialisme, le soutien au mouvement étudiant de mai 68, sa défense de la cause israélienne. En se focalisant sur les textes qu’il a écrits entre 1953 à 1993, ce livre scinde toutefois les écrits politiques en deux pans antinomiques, occultant tous les écrits antérieurs, notamment les articles parus, dans les années trente, dans Le Journal des Débats, Le Rempart, Aux écoutes, La Revue du Vingtième Siècle. Cette césure, pour être fidèle au silence de Blanchot entre 1938 et 1953, gomme toutefois la contradiction de l’homme et de ses prises de positions politiques, et tend à suggérer une conversion de Blanchot de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Pourtant, le rapprochement de ces textes, quoique opposés sur un plan idéologique, aurait permis de voir, dans l’exaltation communautaire de Blanchot en mai 68, la continuation des mouvements communautaires des années trente, lancés par les groupes de pensées et d’action du temps auxquels Blanchot rend hommage dans La Communauté inavouable. De même, ce rapprochement aurait permis de confronter la phraséologie souvent virulente de Blanchot dans ses tracts à celle des textes de La Critique sociale ou des communiqués de Contre-attaque rédigés par Bataille à la même époque. Sans doute est-il compréhensible que l’éditeur n’ait pas souhaité s’engager dans un projet éditorial risquant de réactiver des critiques virulentes sur l’œuvre de Blanchot et exhumer des textes à scandale…
Borel. Pétrus Borel, Rhapsodies : texte conforme à l’édition de 1832 (Fougerouse, 2010, 172 p., 19 €). « Ne puis-je donc aller fumer où il me plaira le cigare de mon existence ? » Elle est plus que juste, la revendication exprimée par Pétrus Borel en exergue de son poème L’Aventurier. Mais en général, ce genre d’opinion n’est pas du goût des honnêtes gens, ceux qui dorment la nuit et détestent qu’un méchant Lycanthrope envahisse leurs rêves. De là sa crainte : « … si jamais personne n’a tympanisé pour moi », car « il faut au Peintre l’exposition, il faut au Barde l’impression ». Quelques années plus tard – les grands esprits se rencontrent –, Proust proclamera qu’un livre est fait pour être lu. Et qu’arrive-t-il quand cette reconnaissance se fait attendre ? « Heureusement que, pour se consoler de tout cela, il nous reste l’adultère ! le tabac de Maryland ! et du papel espaňol por cigaritos. » Dans quel ordre ? Borel ne nous le dit pas. À moins que le papel espaňol por cigaritos, détourné de son utilisation première, serve aussi à écrire des poèmes ? Pour l’autre option, les adultes errent. Dans sa préface, le grand Pétrus essaye de faire croire que la réalité lui donne toujours le bras. À d’autres ! Il ne sait écrire, en bon loup-garou qu’il est, qu’auluisant de la moucharde :à la lumière de la lune, pour les profanes que nous sommes. Alors, pour le réalisme, on repassera. Mais toujours un rien geignard, Petrus le romantique : « Comme une louve ayant fait chasse vaine, / Grinçant les dents, s’en va par le chemin / Je vais, hagard, tout chargé de ma peine. » Amateur de larmes, notre Borel, mais libre ! « Sans besoin et sans arroi / Sans ambition qui ronge, / Sans bastille où l’on vous plonge / Sans archevêque et sans roi ! » Tout en sachant que cela se paye : « Que nos tourments sont longs, que nos bonheurs sont courts… ». Des ténébreux orages à la pelle, et la mort en leitmotiv. « J’ai caressé la mort, riant au suicide ». Et après ? Plus rien. Au diapason de son camarade, l’immense Charles, qui proclame : « le rideau était levé et j’attendais encore », Borel confirme : « […] quelle est sa Mecque ou bien son Compostelle ? / Les cieux ! auberge ouverte à son âme immortelle… / Non ! le néant ! » Un point, c’est tout. À la lecture de Rhapsodies, l’image des gravures de Rodolphe Bresdin, admiré par Baudelaire, Gautier, Mallarmé, Courbet, Huysmans, parmi bien d’autres, se présentent à l’esprit. Pétrus Borel s’inspira de la vie et de l’œuvre de Bresdin pour son roman Chien Caillou. À cause de ses allures de sauvage mal peigné, ses compagnons d’atelier avaient surnommé Bresdin « Chingachgook », au temps où Le Dernier des Mohicans faisait fureur. Nom transformé en « Chien Caillou » par la prononciation fantaisiste de sa concierge, et qui lui resta. Baudelaire disait de lui : « Faute de talent, il a du génie ! » Ce n’est donc pas par hasard si, par la loi des correspondances, Borel s’intéressa à Bresdin. Entre chien et loup, on se comprend.
Bosse-de-Nage. Béatrice Szapiro, Christian Beck. Un curieux personnage (Arléa, 2010, 195 p., 15 €). Au début, on est parfois un peu étonné de voir l’auteur tutoyer Beck, ce qui se poursuit jusqu’à la fin de cette biographie. Mais, réflexion faite, on se dit qu’elle en a bien le droit, puisqu’elle est son arrière-petite-fille. Et puis ce tutoiement donne une allure particulière à son évocation, une sorte de proximité accrue, qui la rend assez prenante. Quant à Beck lui-même, on sait à présent qu’il fut aussi autre chose que le célèbre singe papion Bosse-de-Nage, houspillé par Jarry dans Faustroll. Sa vie fut, tout comme son œuvre, assez diverse, et souvent déconcertante. Fut-ce à cause de sa double hérédité – piémontaise du côté maternel, et lettone du côté paternel ? Visiblement, il ne put réaliser tous ses dons, qui étaient pourtant bien réels. Une des causes en aura été, assurément, la gêne économique, qui lui fit mener une existence souvent vagabonde, en Italie, en Norvège, et le vit tour à tour vendeur de savons en Belgique et précepteur en Russie (où il alla voir Tolstoï à Yasnaïa Poliana). Il mourut à 37 ans, à Menton, localité qui avait également vu mourir Levet et Beardsley. Peu de livres, parmi lesquels se détachent Les Erreurs (1906) et Le Papillon (1910), quelques articles dans des revues belges et françaises : visiblement, il ne put donner de véritable œuvre, et ses écrits ne montrent qu’une partie de lui-même. Sa vie sentimentale fut essentiellement partagée entre Louise Gérardy (qu’il ravit au poète Paul Gérardy) et sa seconde épouse Kathleen Spears (qui se suicidera ensuite). Au total, une personnalité non pas incertaine, mais qui ne parvint pas à se réaliser totalement. On voit bien ses doutes, ses incertitudes et ses souffrances dans la correspondance assez suivie qu’il échangea avec André Gide et qui, d’une certaine manière, constitue pour nous le fil conducteur de sa vie d’adulte. Sa vie littéraire elle-même le situe parmi la seconde génération symboliste, celle de Jarry, de Léautaud et de Gide, et qui va du Mercure de France à la première Nouvelle Revue française (à laquelle, bizarrement, Gide ne fit jamais collaborer Beck). Béatrice Szapiro cite de nombreuses lettres de Beck, notamment son importante correspondance inédite avec Louise Gérardy. Quelques petites remarques, en passant : voici encore le prénom de Remy de Gourmont affligé de son éternel accent aigu superfétatoire ! Ernest La Jeunesse n’était pas « Nancéen », comme on le prétend souvent, mais Parisien. Quant à Tinan, il n’est pas mort d’une « diphtérie », mais d’une néphrite, et le titre de son roman Penses-tu réussir… ! doit s’écrire avec un point, non d’interrogation, mais d’exclamation, ce qui introduit une tout autre nuance. Quant à savoir si Beck mit la main à Maîtresse d’esthètes signé Willy, cela est pour le moins douteux. Oui, Christian Beck fut bien « un curieux personnage », souvent attachant par ses incertitudes mêmes, et pour le mieux le saisir, ce livre, composé d’alertes petits chapitres qui sont autant de séquences de la vie de cet « écrivain, poète, philosophe, vagabond », est particulièrement bienvenu. Tel quel, dans sa brièveté, il éclaire de surcroît toute une époque, autant, et peut-être même mieux, qu’une biographie de tel « grand écrivain ».
Boudet. Micheline Boudet, Passion théâtre : avec Marie Bell, Louis Jouvet, Madeleine Renaud, Gérard Philipe… un demi-siècle de théâtre français (Robert Laffont, 2009, 221 p., 18 €). Au risque de déplaire, on peut trouver du charme à ces souvenirs de Micheline Boudet sur les belles années de la Comédie-Française, où, sociétaire, elle a tenu les grands rôles des comédies de Molière, Marivaux, Musset, Feydeau. S’attachant à la carrière de sa camarade Marie Bell, interprète inoubliable de Phèdre, elle retrace leur jeunesse troublée par la guerre, la débâcle de 40, l’occupation allemande, l’antisémitisme et l’exil contraint de Vera Korène ou d’Henri Bernstein, l’épuration et ses règlements de compte. Au fil des pages passent Raimu, Jouvet, Madeleine Renaud, Jean-Louis Barrault, Gérard Philipe, Pierre Dux, Arletty, Robert Hirsch, Jeanne Moreau, quelques hommes politiques et leurs maîtresses (Aristide Briand et Berthe Cerny, Georges Mandel et Béatrice Bretty), mais aussi Cocteau, Genet, Achard et Céline qui put, grâce à l’intervention de Marie Bell auprès de Raoul Nordling, consul général de Suède à Paris, rentrer d’exil. Ce que Micheline Boudet fait revivre le plus profondément, c’est le mystère de l’interprétation des acteurs. Elle évoque encore les ruses de Robert Hirsch, lequel lui avoua que, jouant Néron aux côtés de Marie Bell, à Londres, « il lui arrivait de bouler une dizaine de vers et des les remplacer tout en gardant la cadence par un magma inintelligible : la musique était là mais pas les paroles ! » En exergue à ce recueil d’anecdotes agrémenté d’un cahier de photographies, cette réflexion de Jouvet qui pourrait bien en être la conclusion : « Le théâtre est un secret, seul peut en parler celui qui l’a pratiqué. »
Brisset. Marc Décimo, L’Esprit de la modernité révélé par quelques traits pataphysiques ou Le Brisset facile(Presses du réel, 2009, 176 p., 9 €). On ne sait trop ici à qui l’on doit rendre hommage au premier chef : à l’éditeur qui n’hésite pas à se lancer hors des sentiers battus et rebattus de la littérature, ou à l’infatigable chercheur qui travaille à l’exhumation des « marginaux » (marginaux pour ceux qui en sont restés au Lagarde et Michard). Que l’on ne s’y trompe pas : ce Brisset facile n’est pas tout à fait une méthode pour pénétrer l’œuvre de Jean-Pierre Brisset, né en 1837, mort en 1919, élu « Prince des Penseurs » en 1913. C’est un essai en mosaïque pour montrer le réseau de connivences dans lequel il s’est inséré, sans le vouloir ni le savoir, et qui n’en font plus le « fou littéraire » ou l’isolé dans lequel on tendait à l’enfermer. N’en déplaise à M’sieur Bergson, qui n’a jamais fait rire personne avec son Rire, « le calembour, disait Victor Hugo, est la fiente de l’esprit qui vole. Le lazzi tombe n’importe où ; et l’esprit, après la ponte d’une bêtise, s’enfonce dans l’azur. Une tache blanchâtre qui s’aplatit sur le rocher n’empêche pas le condor de planer. » De Brisset, Marc Décimo se sert comme d’un humus pour exhausser son œuvre.
Camus (1). François-Xavier Gauroy, Albert Camus. Le soleil malgré tout (Timée, 2009, 138 p., 13,90 €). L’auteur de ce bref ouvrage est probablement persuadé que « les sentiments et les images multiplient la philosophie par 10 ». Aussi son texte est-il accompagné de nombreuses photographies illustrant l’épisode cité dans la page de texte qui parfois les accompagne. Une introduction présente succinctement les événements qui ont ponctué la vie d’Albert Camus. Les neuf chapitres qui suivent rappellent son itinéraire, souvent à partir d’une anecdote plus ou moins édulcorée ou reconditionnée. L’auteur y évoque pêle-mêle les principales publications de Camus, sa jeunesse, ses liaisons, ses amitiés, ses goûts, ses doutes. Cet ouvrage, qui prétend à l’élégance – fond violet, photographies en noir et blanc –, ne résiste pas à plusieurs lectures. La fragilité de son brochage reflète bien la légèreté de son contenu. Il s’agit d’un livre de circonstance – anniversaire de la mort de Camus – sur un écrivain dont la renommée n’a cessé de croître. Mais les flash-backs ne remplacent pas l’analyse. La répétition, la reprise – en particulier celle de la photographie de l’accident où Camus a perdu la vie, tantôt en noir et blanc tantôt en violet, n’apportent guère à la découverte de la personnalité de Camus. Sans doute n’est-ce d’ailleurs pas le but de cet ouvrage, dans une collection qui veut offrir des sujets « divertissants et pédagogiques ». L’auteur, révélant ici son expérience de metteur en « scènes », musarde dans une promenade-inventaire superficielle, soulignant malgré tout, çà et là, quelques touches de vérités. Le papier glacé, il est vrai, ne pousse guère à la réflexion et le double mouvement de la pensée de Camus, défini par son ami Jean Grenier – « expansion et réflexion » – est totalement absent.
Camus (2). Alain Vircondelet, Albert Camus fils d’Alger (Fayard, 2010, 383 p., 19,90 €). L’auteur a écrit soixante-quatre livres, dont des biographies de Marguerite Duras, Jean-Paul II, Saint-Exupéry, Charles de Foucauld, Huysmans, des essais sur Balthus, Sagan, Séraphine de Senlis, Venise, Alger, etc. Nous ignorons son âge et combien cela fait de livres par an. Celui-ci, indubitablement, a été écrit rapidement. Le propos est d’éclairer « le génie de Camus par le génie de sa terre natale ». Jean Daniel donne son aval en quatrième de couverture (« justesse de ton, retenue dans l’émotion, Camus tel que je l’ai connu »). Dont acte. Mais ce délayage bavard qui prête à un auteur ce qu’il pense ou ressent sans s’autoriser de sources, suppositions qui ne sont énoncées ni au conditionnel ni sous forme interrogative, se pratique donc encore ? L’ouvrage est flou, peu fiable et ne tient pas.
Castaing. Jean-Noël Liaut, Madeleine Castaing, mécène à Montparnasse, décoratrice à Saint-Germain-des-Prés(Payot, 2009, 262 p., 8,50 €). Cette biographie est multiple, car elle concerne aussi bien l’art et la littérature qu’un certain type de mondanité parisienne. Il est sûr que Madeleine Castaing (1894-1992) fut une femme hors série, à la fois par son caractère si original et par les divers milieux qu’elle fréquenta durant plus de trois quarts de siècle, de Soutine à François-Marie Banier (sur ce dernier, le livre contient des détails assez singuliers). Côté littérature, on retiendra qu’elle fut l’amie de Cendrars, qui l’appréciait fort mais ne put mener à bien certains projets cinématographiques avec elle (un film tiré de Madame Bovary). Autre ami, Maurice Sachs, au destin tragique et déconcertant (il finira agent de la Gestapo), qui excellait surtout comme escroc, même – et surtout – auprès de ses amis, mais à qui Madeleine Castaing pardonnait toujours tout. Il y eut aussi Louise de Vilmorin, Erik Satie, Marcel Jouhandeau et Violette Leduc. De cette dernière, l’auteur reproduit en annexe une lettre pleurnicharde et passablement paranoïaque, qui montre bien que l’auteur de La Bâtarde était, talent littéraire à part, une insupportable mythomane. La grande rencontre de Madeleine Castaing fut assurément Soutine, grand peintre (peut-être l’un des plus grands lyriques de la peinture du xxe siècle), mais être instable, tourmenté et asocial, à qui elle acheta une grande partie de sa production. Les mauvaises langues assurent qu’ils furent bien plus qu’amis ; toujours est-il que leurs deux noms demeureront à jamais associés. Il y eut aussi Christian Bérard, Madeleine devenant, à partir de 1941, une décoratrice de renom, ayant pignon sur rue et s’inspirant surtout de l’ameublement et de la décoration du xixe siècle. Avec les années, son caractère excentrique s’accentuera, et aussi sa propension à se composer une légende personnelle qui faisait souvent fi de la réalité des faits. Jean-Noël Liaut ne cache pas non plus les autres côtés négatifs de son caractère : très indélicate en affaires, d’une immense pingrerie (alors qu’elle était, littéralement, matelassée de gros billets), elle ne payait pas souvent ses achats. « Le grippe-sou le plus célèbre de Paris », ainsi l’auteur la qualifie-t-il. Durant sa vieillesse, elle entretint les relations avec des jeunes gens très parisiens, qui, souvent, cumulaient les emplois de giton et de gigolo, et pour qui elle nourrissait une complicité pleine d’indulgence amusée. Faut-il penser qu’elle était fatalement destinée à en devenir la proie ? Sans doute avait-elle besoin de distractions, en ces années 1960-1980. Quoi qu’il en soit, son art de vivre était celui d’une irrespectueuse cultivant son étrangeté, conduite qu’elle maintint jusqu’à la fin. Cette biographie bien documentée et qui se défend d’être une hagiographie, est remplie de détails curieux ou piquants. Elle se lit comme une évocation précise d’un certain monde littéraire, artistique et parisien, où Madeleine Castaing évolua comme un poisson dans l’eau. À ce titre, le livre en est le fidèle reflet, en même temps qu’il éclaire bien des aspects, futiles ou capitaux, de ce monde-là. Signalons pour finir une étrange coquille : Arthur Cravan se trouve métamorphosé en Arthur Craven.
Céline. Philippe Sollers, Céline (Écriture, 2009, 108 p., 15 €). Tous les articles, extraits d’interviews, fragments de mémoires de Sollers sur Céline, de 1963 à 2009. Était-il bien prudent de publier un tel ouvrage avant la posthumisation de son auteur ? Il est à craindre que de nouveaux essais sur le médecin-écrivain sortent encore de la plume de Sollers, rendant cette édition à jamais partielle, d’autant que son propos risque de demander de nombreuses pages supplémentaires pour nous convaincre, puisqu’il s’agit de montrer – au-delà du simple constat régulièrement affirmé que lui seul sait lire Céline, et depuis longtemps – que cet auteur tant décrié est « un enfant innocent perdu dans un monde coupable ». Une indication : « Je sais que cela prendra encore un siècle ou deux ». Rendez-vous pris.
Charlot. Souvenirs d’Edmond Charlot. Entretiens avec Frédéric Jacques Temple. Préface de Michel Puche(Domens, 2010, 92 p., 18 €) ; Guy Basset, Camus chez Charlot (Domens, 2010, non paginé, 14 €). De Charlot, nous chérissons quelques ouvrages précieux dans nos bibliothèques, comme Stèle pour James Joyce de Philippe Soupault ou Paris France de Gertrude Stein. Les deux petits ouvrages qui paraissent aujourd’hui rendent hommage au travail d’Edmond Charlot (1915-2004), éditeur algérois et parisien, qui a publié plus de quatre cents livres en un temps difficile et capital dans l’Histoire de France : Jean Grenier, Albert Camus, Jean Giono, Vercors, Bosco, Jules Roy, Arthur Koestler, Garcia Lorca, Henry James, Alberto Moravia, D.H. Lawrence… Cette belle aventure débute en 1936 à Alger par l’ouverture d’une librairie et la création d’une unité éditoriale. Les informations abondent. On apprend que Paris France de Gertrude Stein a connu un beau succès, mais que l’auteur ayant parlé à la radio de son « éditeur très dynamique et résistant », Charlot a été emprisonné en février 1942, au secret à Barberousse (la prison d’Alger) puis en résidence surveillée à Charon, près d’Orléansville, presque un mois avant d’être libéré grâce à l’intervention de Marcel Sauvage. Dommage que Frédéric Jacques Temple ne l’interroge pas plus avant sur cet épisode et sur Gertrude Stein. Camus est très présent, presque quotidiennement, dans la librairie. Charlot dresse le portrait d’un homme élégant, avec une précision de pensée et une assurance de diction qui en imposait, un ton un peu moqueur y compris, d’une gentillesse extraordinaire. De février à novembre 1942, Charlot est privé de papier, de fil pour coudre les livres, et d’encre (« On faisait fabriquer avec les résidus qu’on trouvait, du papier qui ressemblait au papier d’emballage des bouchers de l’époque. On fabriquait un papier de couverture qui avait toutes les teintes possibles. On tentait de faire de l’encre d’imprimerie avec du noir de fumée »). Étrange époque, à plus d’un titre, que cette année 1942 où Hachette n’avait plus de stock, où les livres de Charlot tirés à deux mille exemplaires se vendaient tout de suite, mais ne pouvaient être réimprimés. Soupault est l’un des premiers à arriver à Alger, avec un avion américain, après la libération de Tunis, et à présenter Gide à Charlot. Passe aussi un Saint-Exupéry, à la fois bon vivant et sombre, amer (on ne le laisse plus voler), jouant aux échecs avec Gide qu’il fascine par ses récits « semi-techniques ». Saint-Exupéry avait avec lui un seul exemplaire américain du Petit Princeet ne permit pas à Charlot de l’éditer, car il considérait que la qualité technique de l’édition américaine ne serait jamais égalée. Sa dernière conversation avec Saint-Exupéry, quelques jours avant qu’il s’abîme au large de la Corse, laisse Charlot déconcerté. Comme le débarquement est attendu, et que Charlot s’en réjouit, Saint-Exupéry lâche : « Oui, on a gagné la guerre, c’est fini, mais dans le même temps je pense qu’on l’a perdue. » D’autres moments aussi : Saint-Exupéry, assis par terre, fabriquant des avions en papier d’argent pour des enfants dans la rue hurlant de joie, ou disant, sans raison apparente, non pas « au revoir » à Kessel, mais « adieu » en l’embrassant comme s’ils se voyaient pour la dernière fois, ce qui fut effectivement le cas. Les entretiens dressent encore de beaux portraits, dont ceux de Soupault (« l’amitié faite homme ») ou Jean Ballard des Cahiers du Sud, entre autres, et retracent l’aventure périlleuse de ces éditions jusqu’à leur terme. Bel hommage au parfait honnête homme que fut Edmond Charlot, disparu en 2004.
Chroniquettes. François Bott, Écrivains en robe de chambre. Histoires littéraires (La Table Ronde, 2010, 277 p., 8, 50 €). « Nouvelle version, complétée et remaniée, des Pantoufles de Marcel Proust, Le Monde-Éditions, 1995 », nous avertit-on. Des pantoufles vues par le tout petit bout de la lorgnette, au ras du sol ! C’est toujours le même bavardage infini, à propos de tout et de rien, mais qui se veut très informé, et avec une désinvolture de bon ton. Ainsi, à propos du Rimbaud d’André Suarès : « Le dernier fantôme de ce volume sera Rimbaud. Pour le centenaire de sa mort, la France l’a couvert de fleurs. Moins qu’Yves Montand, mais, tout de même, il doit bien rigoler ou se mettre en fureur. Ou cela lui est indifférent. Je ne sais. » Le lecteur, lui, rigole moins. Il voit aussi Impressions d’Afrique de Raymond Roussel qualifié de « roman délirant et burlesque », définition originale et qui donne à penser que le critique n’a pas dû se fatiguer beaucoup à lire ce livre, et encore moins à feuilleter les Nouvelles Impressions d’Afrique. Mais il y a mieux : Roussel décrit comme « champion de la farce et de la parodie », comme un simple Courteline. L’article sur Élie Faure est un modèle de texte superficiel et vide. Les limites de la vulgarisation sont ici allègrement pulvérisées, avec, en prime, des erreurs, comme d’assurer que Chateaubriand ne faisait pas partie du « club privé » de Breton, alors que celui-ci le mettait très haut, le citant même dans ses Entretiens et, devant des amis, lisant un jour à voix haute, et avec quelle émotion, le célèbre épisode de la Sylphide. Mais qu’importe tout cela, l’essentiel est d’ajouter un titre de plus à sa bibliographie en recueillant de petites bricoles, et de le faire rééditer, au cas où le public n’aurait pas compris. L’Histoire littéraire, heureusement, est ailleurs. La quatrième de couverture nous révèle opportunément que l’auteur, « grand amateur de football et de tennis, partage son temps entre Trouville et Paris ». À la bonne heure !
Clemenceau. Georges Clemenceau, Correspondance (1858-1929), édition établie et annotée par Sylvie Brodziak et Jean-Noël Jeanneney(Robert Laffont/Bouquins, Bibliothèque Nationale de France, 2009, 1120 pages 31,00 €). La publication de ces mille trois cents lettres couvre les grandes étapes de la vie de Clemenceau. Tout à fait représentative de la diversité des destinataires, cette correspondance permet au lecteur de se placer dans ses pas, de la prison de Mazas à Bélébat, sa retraite de la vie politique, à Saint-Vincent-sur-Jard, en sa Vendée natale. Ainsi peut-on le suivre et même comprendre le cheminement de sa pensée, et, malgré la diversité des circonstances l’unité de ton conservée par l’épistolier en coulisses, dans l’intimité. Avec Clemenceau, le risque véritable est surtout de se perdre en cours de route, dans ces soixante-dix années de désordres politiques, idéologiques et sentimentaux. Dans cette correspondance où les femmes – la comtesse Sarita d’Aunay et Marguerite Baldensperger – et les amis – Frederick Maxse et Claude Monet – ont une place de choix, on sent que, s’il s’irrite parfois il ne s’en méfie pas. Il établit une relation tempérée qui ménage son plaisir dans l’intérêt de son destinataire. Une chronologie, un dictionnaire des lieux, des personnes et des œuvres, un index des noms de personnes et des fac-similés des lettres manuscrites complètent le tout.
Colette. Colette journaliste. Chroniques et reportages 1893-1955, texte établi, présenté et annoté par Gérard Bonal et Frédéric Maget (Seuil, 2010, 380 p., 21 €). Belle et utile initiative : rassembler les écrits journalistiques de Colette. Née dans un milieu cultivé, avec un frère, Eugène Landoy, journaliste, épouse du journaliste Willy, Colette débute dans la profession dès 1895, avec six articles dans La Cocarde. Elle collabore ensuite à La Vie parisienne, àComœdia, à Fantasio, à Paris-Journal, puis, à la fin de l’année 1910, au prestigieux Matin. Grand reporter (elle suit notamment l’arrestation de Jules Bonnot), mais aussi chroniqueuse judiciaire, dramatique ou mondaine, elle pratique tous les genres en usage dans la presse de l’époque. En 1933, on la retrouve au Journal, puis à Paris-Soir. Au terme de ce parcours, les éditeurs évaluent à plus de 1260 le nombre d’articles parus, dont un certain nombre a été recyclé dans les recueils ou repris comme matière romanesque, mais dont la majorité s’est effacée des mémoires. Colette leur doit une part de la notoriété dont témoigne Paris-Soir qui, en lui offrant une tribune en 1938, annonce des pages de « notre grande Colette ». Elle leur doit aussi des revenus élevés et relativement stables qui contribuent au train de vie auquel elle était habituée. Les textes retenus par Gérard Bonal et Frédéric Maget donnent un bon aperçu de la diversité des tons et des sujets, parfois aussi des facilités du genre. Colette n’hésite pas à faire usage des clichés en vogue, comme dans l’affaire Moulay Hassen, elle-même victime de « la précoce vieillesse des Africaines », où elle décrit les filles d’une maison de passe en « Berbères fines et dures, Chleuhs indéchiffrables, filles du Sud impassibles »… Mais la langue reste toujours belle, et sa vivacité sans égale. Un regret : l’édition ne comporte ni index des noms cités, ni bibliographie complète.
Collaborations. Models of collaboration in Nineteenth-Century French Litterature. Several authors, one pen(Ashgate, 2009, 184 p., s.p.m.). La préface finit sur cette citation de Charles Séchan, qui date de 1883 : « Connaissez-vous au monde littéraire une question plus controversée que celle de la collaboration, de sa nécessité, de ses avantages et de ses inconvénients ? » Le volume traite des enjeux de cette collaboration si répandue, et abordée de tant de manières différentes au XIXe siècle en France, de L’Ami Fritz d’Erckmann-Chatrian au Tombeau de Théophile Gautier, de La Muse à Bibi d’André Gill (et Louis de Gramont) au Groupe de Médan. L’idée maîtresse du livre, qui compte douze collaborateurs, la plupart étant des universitaires américains, était excellente, mais sa lecture est gênée par de nombreux défauts, y compris dans la présentation : pour la Revue Wagnérienne, l’article défini est mis en italique. Comment un auteur ayant étudié de près les trois volumes du reprint Slatkine et utilisé la version numérisée de la revue peut-il être atteint d’une telle cécité ? Plus ennuyeuses sont les mauvaises traductions : « C’est une œuvre d’art qu’on se disputera doublement » devient « It is a work of art that will be debated doubly » (il aurait fallu : « fought over on two counts ») ; « à moins qu’on ait tiré tout de suite beaucoup plus d’images que vous et moi le croyions » : « Unless they right away took many more images than you and I thought they’d take » – tirer ne peut avoir ici d’autre signification que celle d’« imprimer ». La bibliographie cite la vieille édition des Œuvres complètes de Mallarmé de 1945, tandis que celle de 1998 est donnée comme ouvrage de référence à d’autres pages. Ailleurs, « the long-lasting institution of a “Société internationale des Poètes” » surprendrait n’importe quel lecteur de la page 41 du volume II de la Correspondance de Mallarmé (« Nous ignorons si la société a duré au-delà de 1874 »). L’introduction de François Brunet à l’édition critique du Tombeau de Théophile Gautier faite sous sa direction en 2001 (et dont Histoires littéraires a rendu compte dans son n° 10) est louée, mais deux ouvrages mentionnés dans la bibliographie de cette édition ne semblent pas avoir été même feuilletés : Tombeaux et monuments, paru en 1993, et Le Tombeau poétique en France, paru en 1994. On sait que l’édition de Sagesse illustrée par Maurice Denis est prisée, mais peut-on affirmer que « Denis did not demonstrate any originality in his choice of a font » – probablement choisi par l’éditeur Ambroise Vollard. Comment réconcilier « which he carved himself » avec l’achevé d’imprimer : « Gravures sur bois par et sur presses à bras de Jacques Beltrand d’après les images dessinées en couleurs de M. Denis ; Émile Féquet, pressier, Paris. Le caractère de la fonderie Deberny a servi à la composition. » Le maître d’œuvre de ce volume sur la collaboration a aussi manqué de rigueur en laissant passer un beau gallicisme de Frédéric Canovas à la page 130 et même l’inclusion, dans la bibliographie, du volume lui-même, à la place du nécessaire infra suivi de la page concernée ! Tout cela est dommage, surtout après une introduction prometteuse.
Comptes d’auteur. Étienne Brunet, Comptes d’auteur 1. Études statistiques, de Rabelais à Gracq (Champion, 2010, 400 p. + 1 DVD, 70 €). Aragon l’a dit : « La création ne passe pas par où veulent la mener les exégètes. Il y a des amants, et il y a des hommes de science qui étudient les processus de la fécondation. Je prends passionnément le parti des amants » (La Mise à mort). Est-il besoin de préciser que nous prendrions résolument le même parti ? C’est dire la somme d’appréhensions qu’il nous a fallu surmonter pour lire cet ouvrage. Ce n’est pas assez dire, en revanche, combien nous avions tort. Certes, c’est parfois aride, voire rébarbatif, mais c’est aussi souvent suggestif, fluide – ce qui, eu égard aux sujets abordés, confine à la gageure. Il s’agit ici de statistiques textuelles, de seize articles d’Étienne Brunet (parmi les cent six dont il peut se targuer) qui couvrent un large champ chronologique : des poètes du XVIe siècle aux romanciers contemporains (Le Clézio, Gracq) ; de comparaisons entre Proust et Giraudoux ; du traitement, en diachronie, de l’ensemble des corpus de Zola ou Flaubert ; de l’analyse du vers rimbaldien, de la rime hugolienne, du temps chez Proust, du vocabulaire religieux, des couleurs chez Rimbaud ou du bestiaire de Colette : ce qu’Étienne Brunet nomme des « thèmes » ou champs lexicaux. De l’ambition, aussi, de caractériser la « vision du monde » (ou « univers lexical ») de chaque écrivain évoqué, par la seule approche statistique. C’est à la fois un bilan de trente-cinq ans d’études et « un programme de recherche pour une littérature désormais consciente des apports de la philologie numérique (et de l’instrument informatique) dans nos modes d’interrogation des textes ». Dans son avant-propos, Damon Mayaffre le précise : « Le renouveau des études littéraires passe aujourd’hui par l’articulation d’une approche qualitative qui ne renonce en rien à la poétique traditionnelle et d’une approche quantitative à même d’objectiver les parcours de lecture et les phénomènes linguistiques récurrents des œuvres. » Un DVD accompagne le livre : destiné à un large public, il résume presque toutes les approches forgées par Étienne Brunet, avec ses multiples fonctions documentaires et statistiques : l’œuvre de trente écrivains majeurs français s’y trouve concentrée et traitée par le logiciel Hyperbase, « hypertexte généralisé et exhaustif, où tous les mots sont indexés et sensibles au clic de la souris ». Ainsi peut-t-on consulter le dictionnaire exhaustif de Corneille, Molière ou Racine ; produire la concordance de tel lemme chez Voltaire ou Rousseau, Verlaine ou Rimbaud, Sand ou Musset ; étudier les spécificités lexicales ou grammaticales de Rabelais, Hugo, Proust ; analyser les co-occurrences du mot amour chez Stendhal, Chateaubriand et quelques autres. On passe alors de la lexicométrie traditionnelle à une logométrie « scientifiquement établie ». Ce qui n’était que conjectures ou approximations chez le compteur de mot devient vérité éprouvée par la machine. De sa thèse sur la structure et l’évolution du vocabulaire de Giraudoux à l’étude chiffrée des grands ensembles littéraires, Étienne Brunet a précisé son projet initial et optimisé, grâce à l’outil informatique et l’extrême maîtrise qu’il en a, ses recherches : statistique des grands corpus, leur structure, leur évolution interne, leurs grandes tendances, les mots en expansion ou en régression, la richesse et la variété lexicale, les spécificités internes à l’œuvre ou externes, par rapport à une période, un genre donné, etc. Lecture accomplie, on se rallie au jugement – et titre – dont Henri Béhar pare Étienne Brunet : « un homme de la Renaissance » qui, en vertu de son érudition, de l’acuité et de la finesse de ses analyses, de sa volonté, surtout, d’articuler science et littérature, voire de fonder une véritable « science de la littérature », fait le lien avec un xxie siècle débutant et, une fois n’est pas coutume, fait mentir Aragon. De mauvaises langues diront que ce n’est pas la première fois qu’Aragon ment. Quand même, il le faisait de belle façon.
Couté. Gaston Couté : ses plus beaux textes (Regain de lecture, 2009, 272 p., 19 €). La grande majorité des dictionnaires de littérature courants ignore, avec un bel ensemble, l’existence même de Gaston Couté. Paradoxalement, des sites Internet élaborés par des passionnés mettent gracieusement à la disposition de l’amateur ou du simple curieux, des renseignements de base et même toute une série de textes permettant de combler les lacunes de l’« édition papier ». Qui a dit, au passage, que ceci tuerait cela ? La survie actuelle du poète beauceron (1880-1911) est essentiellement l’œuvre d’admirateurs qui font circuler textes et renseignements. La présente publication s’inscrit dans cette mouvance, en proposant une anthologie de ce qui est présenté comme les « plus beaux textes » de l’auteur. La typographie des poèmes est suffisamment aérée pour que, avec les illustrations de Germain Delatousche, le volume atteigne les 272 pages. La préface de Jean-Paul Monteil, bien légère, laisse le lecteur sur sa faim. En revanche, le glossaire final ne manque ni de charme ni d’intérêt. Restent les textes de Couté, qui sont l’essentiel. Ne boudons pas notre plaisir de retrouver Le Champ de Naviots ou La Complainte des ramasseux d’morts et souhaitons que cette anthologie atteigne des lecteurs qui découvriront qu’il existe, à côté de la production nationale du canon poétique, des œuvres intéressantes ne s’inscrivant pas dans la ligne officielle.
Deleuze-Guattari. François Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée (La Découverte, 2009, 644 p. 14, 50 €). La sortie en poche de ce travail, paru en 2007, atteste de son succès, et de l’intérêt d’une enquête passionnante, qui contribue à établir l’importance de Guattari dans le tandem qu’il a formé avec Deleuze. Quelques réserves, toutefois. Contrainte liée au genre de la biographie intellectuelle, l’analyse des œuvres et des concepts tend souvent à la fiche et n’apporte guère au propos (la présentation de Peirce, par exemple, est évacuée en une dizaine de lignes). L’ouvrage parvient à tresser des fils thématiques et des trajectoires multiples, mais les entorses à la linéarité chronologique amènent régulièrement à troubler les repères temporels, sans que le biographe ne s’explique sur ce choix. Surtout, François Dosse s’appuie sur un faisceau d’entretiens avec des témoins de ce double itinéraire, mais son information n’est pas toujours juste, et la réédition aurait mérité une relecture. Le nom d’Alice Saunier-Seïté perd ou retrouve son tréma selon les occurrences. Reid Hall, antenne de Columbia à Paris, devient Reed Hall. Larry Kritzmann est présenté comme un universitaire de « Dartmund » – il exerce à Dartmouth, célèbre college de l’Ivy League. On apprend que « dans les débuts des années 1990 […] à Duke University […] le professeur Ken Surin enseigne sur Deleuze pendant que son épouse, Janell Watson, se consacre de son côté à celle de Guattari » – or à l’époque indiquée, Janell Watson ne travaille pas encore sur Guattari : elle est étudiante et rédige une thèse sur la littérature et la culture matérielle au XIXe siècle… Ces détails sont bien sûr secondaires, mais ils incitent à manier avec une certaine prudence le contenu d’ensemble d’une biographie qui ne semble pas avoir toujours croisé ses propres sources.
Droite. François Dufay, Le Soufre et le moisi : la droite littéraire après 1945 : Chardonne, Morand et les Hussards(Perrin, 2010, 240 p., 8 €). On retrouve dans cette excellente évocation (réédition en poche d’un ouvrage paru en 2006 chez le même éditeur) les qualités de documentation, de perspicacité et d’ironie qui se déployaient dans Le Voyage d’automne du même auteur. Ici, il s’agit d’un panorama de la droite littéraire de 1945 à 1976 (mort de Morand). Tout le livre est rempli par deux grandes présences : Morand et Chardonne, qui furent les maîtres des jeunes « Hussards » et de la droite littéraire d’alors. Va pour Morand, mais on s’explique mal l’aura extrême dont a pu bénéficier Chardonne, dont l’œuvre, n’en déplaise à ses bouillants thuriféraires, ne crève pas la voûte céleste. Il est même assez surprenant que son ahurissante mégalomanie, qui ne fera que s’accentuer avec les années, n’ait pas suscité davantage de sarcasmes et de fous rires : s’imaginer qu’on est à la fois un maître à penser et un maître à écrire, bref le plus grand écrivain français du xxe siècle… ! Il est vrai que Chardonne trouvera un supporter de poids en la personne de François Mitterrand, sans doute sensible à ses évocations de la placide bourgeoisie provinciale française autant qu’à ses fines analyses des relations de couple. L’ouvrage de François Dufay détaille toute la stratégie mise en place par la droite littéraire, d’abord un peu gênée aux entournures par la conduite de certains durant l’Occupation (voir, par exemple, les dérapages et les folles imprudences d’un Chardonne), puis se décomplexant et tissant un réseau d’influences grâce à des revues comme Opéra, La Table ronde et La Parisienne. Se trouve également mis en lumière le rôle capital joué par Roger Nimier, « James Dean des lettres », qui avait, dans les années 1950, le vent en poupe et occupait d’importantes fonctions chez Gallimard. Voici se former le groupe des « Hussards » et assimilés, à vrai dire assez divers : Blondin, Déon, Jacques Laurent, Nourissier, Matthieu Galey – « maurrassiens carburant au scotch », comme les qualifie drôlement François Dufay. Animé, comme le dit ce dernier, par « une terrible volonté de revanche », le tandem Morand-Chardonne mènera tout ce petit monde de jeunes loups à la conquête d’une nouvelle respectabilité et du succès littéraire. Ils eurent l’heur de séduire des lecteurs lassés par les mornes histoires existentialistes et la grisaille du Nouveau Roman. Toutefois, comme le souligne François Dufay, Morand et Chardonne se regardaient parfois en chiens de faïence, et leur amitié, concrétisée par une énorme correspondance encore inédite, n’était pas, surtout chez Morand, exempte de tout calcul tactique. De surcroît, Chardonne se montrait fort jaloux de son ami et, à l’occasion, le dénigrait : avait-il senti que son œuvre à lui était moins assurée de survivre que celle de Morand ? Peut-être ne restera-t-il justement que par sa correspondance avec celui-ci (mais il faudrait juger sur pièces, et nous ne le pouvons pas encore), ce qui ne serait déjà pas si mal. Le cas de Morand est plus complexe. Comme le note François Dufay, il aura au moins, avecVenises, donné le chef-d’œuvre de sa vieillesse : c’est aussi un fait que, avant 1945, il avait, victime de son succès, beaucoup trop écrit et publié. L’évocation des dernières années du tandem Chardonne-Morand laisse un sinistre goût de « moisi », l’un comme l’autre remâchant sans fin son pessimisme devant le monde actuel et un avenir jugé désastreux… Finis Galliæ ! Et ce livre rempli d’une tonique alacrité donne justement à penser que Morand, pour ne parler que de lui, n’a pas encore trouvé son vrai biographe (l’ouvrage de Ginette Guitard-Auviste n’est qu’une pieuse hagiographie). François Dufay avait toutes les qualités pour mener à bien une telle tâche, Il nous a malheureusement quittés en février 2009. À en juger par ce qu’il avait déjà publié, l’histoire littéraire a perdu beaucoup avec cette disparition.
Dumas (1). Bernard Fillaire, Alexandre Dumas, Auguste Maquet et associés (Bartillat, 2010, 135 p., 14 €) ; Simone Bertière, Dumas et les mousquetaires. Histoire d’un chef d’œuvre (De Fallois, 2009, 300 p., 20 €) ; Cyril Gely et Éric Rouquette, Signé Dumas. À l’origine du film « L’Autre Dumas » (Les Impressions nouvelles, 2010, 123 p., 9,90 €). Dumas, on en redemande toujours, c’est certain. La lecture du livre de Simone Bertière ne sera pas pour mécontenter ceux qui ont inscrit à jamais Les Trois Mousquetaires dans leur panthéon personnel : l’ouvrage ne quitte certes pas le domaine de l’anecdote et du factuel, mais il faut reconnaître qu’il est bien ficelé. L’auteur reconnaissant d’emblée sa dette envers les écrits de Claude Schopp, il ne lui sera pas tenu trop rigueur de son procédé troyatien ou bonaesque (que les mânes du grand Henri et la susceptibilité de la petite Dominique ne prennent pas ombrage de ces néologismes innocents). Le livre de Bernard Fillaire est une « nouvelle édition revue » dont le caractère indispensable échappera peut-être aux lecteurs de cette mince monographie imprimée en gros caractères. Quant au Signé Dumas, qui est entièrement constitué par les dialogues de la pièce qui a été tirée de l’affaire Maquet, on peut le considérer comme parfait pour l’adaptation cinématographique qu’il vient de connaître cette année, mais pas davantage. Sur l’écran, les deux personnages principaux sont joués par MM. Depardieu et Poelvoorde. Le lecteur devinera sans peine lequel était Maquet, lequel était Dumas, lequel montait à l’échelle, lequel restait en bas.
Dumas (2). Claude Schopp, Dictionnaire Dumas (CNRS Éditions, 2010, 660 p., 35 €). Par les temps qui courent, peut-être pour compenser le sentiment d’un abandon de la « culture générale », les dictionnaires se multiplient, pas toujours très utilement. Ce Dictionnaire Dumas, réalisé à lui seul (hormis une dizaine de notices confiées à des amis) par celui qui a tant apporté à notre connaissance du polymorphe auteur de La Tour de Nesle, est un pur travail d’érudition qui rendra d’immenses services à tous les chercheurs amenés à travailler sur l’œuvre de Dumas. Il ne s’agit absolument pas de vulgarisation, précisons-le, et très peu d’anecdotes viennent égayer le texte. Mais c’est tout l’univers de Dumas qui est réquisitionné, défini, présenté. Amis, collaborateurs, maîtresses, interprètes, éditeurs, directeurs de théâtres et de journaux, personnages de fiction se voient consacrer des notices toujours documentées autant que méticuleuses : pour la plupart des nombreuses pièces de Dumas, le détail est donné des représentations, qui peut paraître fastidieux jusqu’au moment où l’on en a l’usage. Il arrive cependant que le lecteur s’étonne ou se sente frustré : curieusement, certaines notices ne sont rattachées à Dumas par aucun lien visible, comme celle consacrée à Ary Scheffer, par exemple ; il y a sûrement un rapport avec Dumas, mais lequel ? PourquoiLe Roman d’Elvire, opéra (bien oublié !) d’Ambroise Thomas sur un livret de Dumas, a-t-il droit à un résumé de l’intrigue, ce dont à peu près aucune autre œuvre ne bénéficie ? Mystère. De même, la notice consacrée à l’Histoire d’un Casse-noisette précise qu’il s’agit d’une adaptation d’Hoffmann : mais quel est l’apport personnel de Dumas ? Fait-il autre chose que récrire le conte à partir d’une version française ? Et laquelle ? Nous ne le saurons pas ici. Un avant-propos précisant ce que le lecteur peut attendre de ce dictionnaire aurait été bien utile, et ces incertitudes sont gênantes : tout se passe comme si le volume avait été publié avant d’avoir réellement été achevé. Mais peu importe ! Si vous travaillez sur la période qui va de 1820 à 1870, il y a tout à parier que cet ouvrage vous rendra certainement de multiples services – et si vous travaillez sur autre chose, il vous le fera amèrement regretter.
Énigmes. Stéphanie Bouvet, Énigmes littéraires spectaculaires (Marabout, 2010, 160 p., 3,90 €). Autant le dire tout de suite : il n’y a rien, mais rien de spectaculaire, dans ce recueil grossièrement illustré. Des charades plates, des devinettes lourdingues, des rébus enfantins, rien de plus. Si un lecteur compte là-dessus pour « briller en société », comme l’affirme la quatrième de couverture, on lui souhaite bien du courage.
Épistolaire. La Lettre et l’œuvre : perspectives épistolaires sur la création littéraire et picturale du 19e siècle(Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2009, 278 p., 25 €). Fini, donc, le temps où, par rejet de tout ce qui pouvait s’apparenter à du biographique, on n’entendait retenir d’un auteur que l’œuvre, rien que l’œuvre, voire même que l’œuvre achevée. Désormais, aux « œuvres complètes », on intègre tout ce qui peut les éclairer, correspondance, journal intime, ébauches, interviews. Peut-on maintenant systématiser la relation entre « la lettre et l’œuvre » ? Très prosaïquement, on pourrait se demander s’il faut prendre les lettres à la lettre, et si Éric Francalanza, dans sa présentation générale, domine bien la problématique : il a manifestement eu beaucoup plus de mal à organiser, pour leur publication, l’ensemble des interventions, qui sont loin d’être toujours bien cadrées et de partager le même souci. On retrouve donc, soumis à l’analyse, les ténors de la littérature du XIXe siècle (Chateaubriand, Sand, Flaubert, etc.), mais pour des « cas » très particuliers, qui interdisent toute généralisation. On déborde même du sujet quand on y inscrit les journaux de voyage (Gautier, Hugo) ou, avec Sand, les apparents débuts de la « lettre ouverte » à la presse.
Excentricité. Miranda Gill, Eccentricity & the Cultural Imagination in Nineteenth-Century Paris (Oxford University Press, 2009, 334 p., £55). L’excentricité, telle qu’on l’a conçue en France, doit initialement beaucoup à la représentation qu’on se fait de l’Anglais au XVIIIe siècle, mais ce livre se focalise sur la période 1830-1870 en France et les conditions d’apparition historique et sociale de la notion. Au début du XIXe siècle, la classe bourgeoise – si tant est que sa description reste et soit uniforme –, en quête d’identité après la Révolution, se définit par la vision négative qu’elle a, à l’intérieur de la Société française, de groupes qu’elle marginalise (aristocrates sans-le-sou, parvenus) ou qu’elle pathologise (prostituées, criminels, fous, voire artistes et écrivains). L’excentricité bénéficie d’une connotation ambiguë : négative lorsqu’elle s’affiche sous les traits de la Bohême et de la femme militante – lesquels remettent en cause la norme sociale –, et positive lorsque la représentation du génie bascule favorablement, dès lors que font surface des thèmes tels que la liberté individuelle, l’originalité, l’innovation, qui sont à l’ordre du jour dans les mentalités. Entre l’ordre bourgeois et la folie, l’excentricité peut avoir cette connotation positive dans la mode et l’art, si elle est en fait associée au modernisme. C’est afficher combien la notion est modelable et historicisable, évolutive. Miranda Gill a passé en revue les textes où la notion d’« excentricité » trouve niche pour en dessiner les contours définitionnels à un moment précis de l’histoire. Et pas seulement dans les dictionnaires : elle brasse un large éventail, parcourant un corpus qui va de la Physiologie du ridicule (1833) de Sophie Gay, Ma Loi d’avenir (1833) de Claire Démar, Physiologie de l’opinion (1855) de Gustave Louïs, à toute une littérature romanesque et journalistique qui se développe autour de la « femme élégante » et de la « femme à la mode », autour de la perception de la « femme célibataire » et de la « vieille fille », du « dandy » et de la « lionne », de la femme « froide », émancipée, hermaphrodite, hystérique et demi-mondaine. En définitive, une femme qui serait une femme, assumant de façon visible sa sexualité, serait une excentrique. Sa caractérisation se rapprocherait, dans la rhétorique, de la description qu’on fait des monstres et des « bêtes curieuses » en tout genre, grisettes, lorettes, « femme sauvage » et autres exotismes qu’on rencontre parfois, dans les rues de Paris ou à la foire exhibés. Miranda Gill paraît plus à l’aise avec les « réfractaires » de Vallès, les « excentriques » de Champfleury et les « illuminés » de Nerval qu’avec les fous littéraires, qu’elle situe toutefois à bon escient quelque part entre l’excentricité et la folie, sans toutefois regarder de près le projet de Nodier. Son livre, qui donne à moudre beaucoup, éclaire la toile de fond de ce qui est considéré comme « original » ou « bizarre », mais sur ce point particulier des fous littéraires, on reste presque en rade. Quelle relation entretiennent-ils avec l’excentricité, avec la folie ? Blavier, prévient-elle, n’est d’aucun secours : l’argument subjectif du degré d’amusement pour différencier l’excentricité des fous littéraires ne saurait être retenu. Ont-ils quelque chose à voir avec la tératologie ou relèvent-ils d’une « nuance de folie » ou de la « demi-folie » ? Souffrent-ils de« dysharmonie » ? Si le génie et la folie sont l’avers et le revers des « dégénérés supérieurs » (Lélut, Moreau de Tours, Lombroso, Nordau), n’est-ce pas pris dans cette idéologie que Queneau investigue encore dans les années 1930, puisqu’il tente d’exhumer du limon l’exception, parmi des fous des génies méconnus ? On le constate, le point de vue construit toujours l’objet et, dans le paradigme scientifique des aliénistes qui se construit tout au long du XIXe siècle, Miranda Gill montre en quoi la question de l’excentricité change de nature après les années 1850, lorsque, à l’opposition normal-pathologique, se substitue l’idée d’un « état mixte » (J.-J. Moreau de Tours, La Psychologie morbide, 1859). Avec Paul Moreau (Les Excentriques, 1894), le fils du précédent, l’excentrique est sur la corde raide. Jamais il ne sombre dans la folie, mais il oscille. On serait tenté d’arriver vite et de se demander aujourd’hui quel diagnostic la psychiatrie réserverait à l’excentrique (et au « fou littéraire ») ? Serait-il considéré comme un borderline (à définir), non plus le résultat d’une hérédité mais d’une histoire psychonévrotique transgénérationnelle, sujet ô combien complexe !
Exils. Jean-Pierre Morel, Wolfgang Asholt, Georges-Arthur Goldschmidt, Dans le dehors du monde. Exils d’écrivains et d’artistes au xxe siècle (Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, 362 p., 25 €). En dépit du ton universitaire, un excellent ensemble d’essais à la suite du colloque de Cerisy sur le sujet en 2006. Communications sur les Russes à Paris, Iliazd, Nabokov, l’exil des cinéastes russes à Hollywood, Walter Benjamin à Paris, l’exil intérieur dans Ulysse de Joyce, Paul Celan, Gao Xingjian (Le Livre d’un homme seul), la déportation des Gitans en Camargue, sans compter des évocations de Freud, Heinrich Mann, Brecht et l’exil des écrivains polonais après 1939. Le sujet est loin d’avoir été traité de manière exhaustive (on regrette l’absence d’étude sur les artistes qui ont fui l’art dégénéré), mais l’ouvrage n’en est pas moins une première en France.
Fénéon. Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes, présentation par Arthur Bernard (Cent Pages, 2009, 432 p., 28 €). Une nouvelle édition des Nouvelles en trois lignes, réalisée « avec le soutien de la Région Rhône-Alpes » (pourquoi pas ?). Bizarrement, le présentateur ne mentionne pas les éditions précédentes : le premier travail de Joan Halperin, qui remonte à 1970, l’édition de Patrick et Roman Wald Lasowski, en 1990 (avec trente solides pages d’introduction), l’édition de Luc Sante (Novels in three lines, 2007), qui a eu le courage de se lancer dans une traduction à l’usage des non-familiers de l’histoire de notre IIIe République. Alors, une nouvelle édition, sans changement, pour se contenter de souligner l’« éthique anarchiste » du rédacteur desdites brèves, à quoi bon ? Éclairer à cette occasion les faits divers évoqués, les dater, eût été plus fructueux.
Gary (1). Firyel Abdeljaouad commente Les Racines du ciel de Romain Gary (Folio Pochothèque, 2009, 238 p., s.p.m.). Quand doit-on considérer qu’un tel ouvrage est bien fait ? Apporter du neuf sur la question n’est pas le propos de ce genre de littérature. Dispenser de lire l’œuvre commentée, au catalogue du même éditeur ? Oui, mais non : il faut la vendre, tout de même, et faire en sorte qu’elle soit assez feuilletée pour empêcher sa revente à la sauvette, ce qui fait perdre des sous. Pour faire lire, sans le faire lire, Les Racines du ciel, roman conradien et malrucien, assez original dans la production de Gary, Firyel Abdeljaouad combine analyse thématique et chronologique : tout ce qui ressort d’une étude plus poussée apparaît, décision éditoriale, en caractères plus petits, dans des cadres qui ne sont pas sans rappeler les nécrologies des journaux (est-ce l’érudition qu’on enterre ?). Dossier – préfaces, interviews, extraits d’autres auteurs – bien fait. Mission accomplie.
Gary (2). Jean-Marie Catonné, Romain Gary : de Wilno à la rue du Bac : biographie (Solin/Actes Sud, 2010, 300 p., 23 €). Bonne idée de rédiger une biographie de Gary sous forme de grandes balises (Romain Kacew, la période De Gaulle, la période Seberg, Émile Ajar, vie posthume), elles-mêmes subdivisées en blocs d’informations qui se présentent comme un index commenté. Le procédé convient à un Gary qui s’y révèle plus multiple que jamais, mieux que dans un récit linéaire qui semble si peu lui correspondre. Ils ne sont pas nombreux, les écrivains qui ont risqué leur vie en avion lors de chaque mission, dîné en Bulgarie avec les assassins du chef de l’Opposition le soir même de son exécution, épousé Jean Seberg, assisté avec Malraux aux obsèques du général de Gaulle dans un vieux blouson d’aviateur qui n’est plus séant avec sa brochette de médailles (de sorte que Gary aura une altercation, dans le train, avec l’un des Compagnons de la Libération), été consul de France à Los Angeles, etc. Le mérite de Jean-Marie Catonné est de s’attarder sur chacun des livres de Gary, chacun de ses films, la plupart de ses amitiés (avec William Styron, par exemple). On n’est pas obligé de souscrire à toutes les analyses, mais le livre est bon et donne envie de relire Gary, tout Gary, ainsi que les témoignages sensibles, ceux de Lesley Blanch, sa première épouse écrivain, ou même de Nancy Huston qui ont déjà été consacrés à ce joueur infiniment attachant et subtil, Romain Gary.
Gémier. Catherine Faivre-Zellner, Firmin Gémier (Actes Sud, 2010, 92 p., 11 €). Deux textes de Gémier, grand acteur – il créa le rôle du Père Ubu – et inventeur du Théâtre national populaire. La conférence de 1919 à l’Université des Annales est passionnante, Gémier cherchant à définir la nature de la mise en scène, indépendamment des critères décoratifs et visuels qui la masquent souvent aux yeux du spectateur moyen. Malgré les lourdeurs liées au genre de la conférence, c’est une réflexion remarquable. Le deuxième texte, L’Éternelle Jeunessede Molière, date de 1921 et est rédigé en marge de répétitions de L’Avare. Présentation utile (avec des affirmations aventurées : Gémier, nous dit-on, « participe à toutes les distributions » du Théâtre Libre à partir de 1892 !). Les textes de Gémier auraient mérité quelques notes supplémentaires : pour ne citer qu’un exemple, tout le monde aujourd’hui ne connaît pas Les Butors et la Finette, et il eût été utile de préciser qu’il s’agit d’une pièce de François Porché.
Genet. Jean-Bernard Moraly, Le Maître fou. Genet théoricien du théâtre (1950-1967) (Nizet, 2009, 185 p., 25 €). Pour continuer l’entreprise de déconstruction d’un Genet délinquant génial revu et corrigé par Sartre, Jean-Bernard Moraly veut montrer la cohérence des écrits théoriques d’un écrivain érudit et esthète. Derrière le désordre apparent des Lettres à Roger Blin, il montre dix leçons de théâtre savantes. Genet, amoureux du danger et du désordre, fait confiance, dans la pratique, à des metteurs en scène « extrêmement rigoureux » ; il n’aime pas Brecht, mais l’assimile ; fait du théâtre politique en s’en défendant ; ne parle pas de Cocteau, d’Artaud ou de Proust, mais les utilise ; veut un théâtre épuré, mais vu par des spectateurs masqués et parés de couleurs éclatantes ; joue de la folie pour mieux atteindre une raison universelle. De tout ceci, il ressort que c’est moins Sartre que Genet lui-même qui a construit son mythe, pour enfin devenir « un artiste classique ».
Giono. Jean Giono, J’ai ce que j’ai donné. Lettres intimes. Lettres établies, annotées et préfacées par Sylvie Durbet-Giono (Folio-Gallimard, 2010, 258 p., s.p.m.). Mais non, bonnes gens, il n’y a pas de crise du livre, c’est une blague : la preuve, cette réédition d’un livre publié par le même éditeur en 2008, soit deux ans auparavant. Était-ce donc tellement urgent ? On peut se le demander, même si, évidemment, ces rééditions font grand plaisir aux héritiers désargentés. Quoi qu’il en soit, il a déjà été rendu compte de ce livre dans le n° 38 d’Histoires littéraires, et l’on ne voit rien, devant cette nouvelle mouture, à ajouter, ni encore moins à retrancher, de ce qui a été dit de ces papotages désespérément familiaux, qui ne sauraient guère intéresser, et encore, que les hagiographes de Giono et les inconditionnels de cet écrivain.
Gourmont. Remy de Gourmont, Histoires hétéroclites suivi du Destructeur, textes recueillis par Christian Buat et Mikaël Lugan (Les Âmes d’Atala, 2009, 165 p., s.p.m.). Jamais repris en volume par l’auteur, ces dix-huit récits couvrent l’essentiel de la carrière de Gourmont, puisqu’ils furent publiés dans la presse entre 1885 et 1914. Ils sont suivis — sans beaucoup d’explications — de fragments d’un roman inachevé, Le Destructeur (dont on connaissait déjà l’étonnant Panorama de la vieille dame repris dans Le Désarroi, inédit récemment révélé). Ce sont de courts récits aux sujets insolites comportant une morale et participant d’une narratologie tantôt réaliste, tantôt symboliste.En exemple, Le Petit Médecin, qui recouvre les diverses possibilités techniques de l’écriture de Gourmont : un passage virtuose de l’éloquent au commun. Et puis, souvent, dans ces Histoires hétéroclites, quelque chose d’enfantin se dégage, accentué parfois par un style presque maladroit. Ce sont surtout l’ordinaire et la petitesse de l’humain qui sont posés, comme en marge du Naturalisme flamboyant de Zola, à la façon d’un pointilliste. Cette discrétion esthétique confère à ces pages une place fantomatique dans l’histoire littéraire et pourrait trouver, dans la phrase de Chateaubriand citée à la page 64 (« dans les temps d’opprobre, le mépris est une des formes de la liberté »), un souterrain éclairage. Tous les amateurs de l’écrivain « hétéroclite » par excellence qu’est Gourmont se réjouiront d’une telle addition à sa bibliographie.
Havet. Mireille Havet, Journal 1927-1928. « Héroïne, cocaïne ! La nuit s’avance… ». Édition établie par Pierre Plateau, préfacée par Patrick Kéchichian, annotée par Claire Paulhan, avec l’aide de Roland Aeschimannn, Pierre Plateau et Dominique Tiry (Claire Paulhan, 2010, 350 p., 35 €). Voici le quatrième tome du Journal de Mireille Havet, où l’on reconnaît la griffe de cette éditrice à l’impeccable présentation, tant matérielle que pour l’annotation et la présentation. Comme il est aussi tragique, et peut-être encore plus que les précédents volumes, ce Journal 1927-1928 ! On y voit le lent glissement d’un être vers la mort, à travers les liaisons féminines et la drogue de plus en plus envahissante. Peu de portraits ou de silhouettes des gens que croise la diariste, de très rares paysages, mais presque uniquement l’annotation opiniâtre de ses malaises et de ses errances. Hautement dépressive, Mireille Havet se révèle autiste et n’arrive pas à se trouver à travers ses nombreuses liaisons féminines. Une figure domine cependant ce tome, celle de Robbie Robertson, la compagne de Pierre de Massot, avec laquelle Havet eut une liaison passionnée, tôt brisée par ce qu’elle jugea une « trahison ». Ce Journal inclut ainsi de nombreuses lettres à Robbie, « la vipère », lettres envoyées ou non, on l’ignore, mais monologue haletant, alternant insultes et agenouillements éperdus. Une partie du volume n’est constituée que de simples agendas, faits de notations cursives, où voisinent mondanités (Philippe Berthelot, Misia Sert, Marie-Louise Bousquet, Coco Chanel, André Germain, Jean Cocteau, etc., dîners au Fouquet’s et chez Prunier) et brèves rencontres, et toujours la solitude : « affreuse journée », « très fatiguée », « très déprimée », « très malheureuse », « très très triste », « soirée seule et triste », « nuit affreuse », etc. Litanie ponctuée par de courtes bouffées mystiques, et que scande, sans cesse, une toxicomanie – opium, morphine, cocaïne, héroïne – que ne réduiront pas des cures de désintoxication. Habituée par certaines de ses premières maîtresses à un train de vie luxueux, Mireille Havet eut aussi la douleur de devoir vivre aux crochets de certains amis riches, qu’elle tapait régulièrement (son Journal contient souvent le relevé des sommes remises par tel ou telle). Le comble de la déréliction et de la solitude est constitué par un long séjour à Nice, où la jeune femme poursuit ce qu’elle appelle « la culture de mon gâtisme et de ma déchéance morale ». À lire ces pages tracées fébrilement sur de petits carnets, on revit une sorte de descente aux enfers et l’on se dit surtout qu’il est étonnant que la diariste ait réussi à vivre encore quatre années… Que nous réserve donc son Journal 1929, dont la prochaine édition est annoncée ? Seule petite remarque sur l’édition, excellente : il semble bien que Betty Halperine ait été, non pas la veuve de René Boylesve (qui avait épousé en 1901 Alice Mors), comme il est dit dans une note, mais sa maîtresse, ainsi qu’en atteste une copieuse correspondance amoureuse inédite du second à la première, et qui figurait en 1993 dans la treizième vente Sickles.
Histoire. Bernard Valette, Histoire de la littérature française (Ellipses, 2010, 256 p., 16 €). Fallait-il vraiment encore une fois raconter l’histoire de la littérature française en assumant pleinement les valeurs increvables de la pédagogie tout en prétendant s’en affranchir et non sans espérer pourtant produire un objet d’une « lecture facile attrayante » ? Il est vrai que le ton est assez allègre et personnel. La typographie très aérée ne fatiguera pas les yeux et, toute illustration étant absente, on ne se cassera pas la tête à chercher des correspondances improbables avec des textes trop compliqués. Pour traiter de tout, de la Chanson de Roland à Michel Houellebecq, trois cents pages ne sont évidemment pas de trop, même ponctuées de quelques hors-texte qui précisent une chronologie (Chateaubriand fait partie des privilégiés, avec une page entière pour énumérer les grandes dates de sa vie jusqu’en 1848), racontent un événement plus ou moins littéraire ou résument brièvement quelques paramètres d’un thème un peu large (le roman par lettres, l’égotisme, la littérature francophone). Les grands mouvements ont, comme d’habitude, droit à leur fiche. Un effort méritoire est fait pour présenter rapidement quelques écrivains de la deuxième moitié du xxe siècle, et pas toujours les plus connus, comme Raymond Jean. Avec ses limites revendiquées, l’ouvrage pourra néanmoins être utile à une jeunesse que piquerait soudain une curiosité inespérée et voudrait bien lâcher un instant son ordinateur, son téléphone ou sa console de jeu, pour essayer de savoir qui, au fond, était Bossuet, Chénier, Montherlant ou Julien Green.
Hugo (1). Elvire Maurouard, Victor Hugo et l’Amérique nègre (Karthala, 2009, 175 p., 18 €). Un passionnant petit essai sur le combat de Victor Hugo contre l’esclavage des noirs. En 1859, ce dernier tentera en vain d’obtenir que ne soit pas exécuté John Brown, un Blanc abolitionniste qui avait monté une troupe armée pour libérer des Noirs. Elvire Maurouard, Haïtienne née à Jérémie, liée à la préparation du troisième festival mondial des arts nègres (Dakar), retrace quelques moments de l’histoire mouvementée de l’abolition au cours de laquelle Abraham Lincoln est en contact avec Hugo et lui envoie livres et revues.
Hugo (2). Gérard Pouchain, Dans les pas de… Victor Hugo en Normandie et aux îles Anglo-Normandes (OREP, 2010, 143 p., 29,90 €). Parmi les collections s’attachant à retracer les itinéraires des grands hommes, la série Dans les pas de… s’articule principalement autour des régions habitées ou parcourues par les artistes du XIXe siècle : Guy de Maupassant, Jules Barbey d’Aurevilly, Jean-François Millet. Mais au-delà du projet de tourisme culturel qu’elle peut sous-tendre, cette approche géographique de la littérature et de l’art est aussi une invitation à la découverte d’une œuvre autant qu’un biais biographique riche et pertinent pour aller à la rencontre d’un auteur. Dans cette perspective, Dans les pas de… Victor Hugo en Normandie et aux îles anglo-normandes remplit cette triple ambition. Du premier voyage à Rouen avec Juliette Drouet, en juillet 1834, au séjour à Veules-les-Roses de septembre 1882, également aux côtés de sa compagne, la terre normande accueille, à une dizaine de reprises, Victor Hugo et les siens. Si l’intérêt pour cette région est, dès l’origine, profond et réel, la fin de Léopoldine, en septembre 1843, à proximité de Villequier – qui devient dès lors le lieu de tous les pèlerinages –, puis les rigueurs de l’exil, endurées pendant dix-neuf ans dans le havre de Jersey puis de Guernesey, le transforment en un attachement qui lie indissolublement Hugo à ces terres autrefois parcourues à des fins d’agrément et aux rivages de la Manche. L’ouvrage de Gérard Pouchain découpe en quatre chapitres une première partie consacrée aux voyages et séjours de Hugo en Normandie : Les Escapades normandes, Le Drame de Villequier, Les Îles anglo-normandes et Les Derniers Séjours normands. Deux autres parties suivent, La Mort et les obsèques de Victor Hugo, qui expose les marques d’affliction dont la Normandie a fait preuve à l’occasion du décès de l’écrivain, et Impressions au fil de la route, qui complète l’ensemble de citations classées selon leur thématique géographique. La correspondance, le journal, les carnets de Hugo décrivent et agrémentent les innombrables étapes de ces séjours, illustrées de documents d’époque ou de photographies des lieux aujourd’hui. Enfin, quelques outils de lecture, cartes et chronologies notamment, synthétisent les itinéraires et sont autant de points d’entrée invitant à cette immersion précise et accessible dans la géographie hugolienne.
Hugo (Léopoldine). Florence Colombani, Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps : Léopoldine Hugo et son père, biographie (Grasset, 2010, 234 p., 16,50 €). La mort tragique de Léopoldine Hugo, le 4 septembre 1843, dans le naufrage de la barque qui la ramène à Villequier avec son jeune époux, cristallise son destin d’héroïne romantique. Elle vient également sceller, et exalter par la douleur, la passion dévorante de Hugo pour sa fille, immortalisée par quelques-uns des plus beaux vers de la littérature française. Florence Colombani retrace l’histoire de cet amour absolu qui habite si profondément le poète et colore de ses nuances tour à tour tendres, douloureusement blessées ou mélancoliques, chaque moment de son existence. Léopoldine n’est ni la seule, ni la première des enfants du couple formé par Adèle et Victor Hugo. Elle voit le jour le 28 août 1824, à peine plus d’un an après un premier né, Léopold, qui porte le prénom du général Hugo et décède à moins de trois mois. Investie dès l’origine de la double charge de perpétuer l’existence de cet enfant défunt, et d’incarner la volonté réparatrice d’un père de vingt-deux ans envers son propre père, longtemps absent, Léopoldine se construit émotionnellement comme une enfant exceptionnelle, au statut de messagère. La petite fille ne faillira pas à sa mission : sa douceur, sa maturité, sa grandeur d’âme, universellement célébrées, éclatent dans sa correspondance, débutée dès 1831 : « C’est à toi et à ma chère maman, mon père chéri », écrit-elle alors que Victor Hugo lui fait un compliment, « qu’il faut rapporter toutes les bonnes qualités que tu veux bien me reconnaître. » Dans le climat d’adultère qui pèse sur le couple Hugo, où, à l’amour de Sainte-Beuve et d’Adèle, répondent les infidélités de Victor puis sa passion pour Juliette Drouet, plus que ses frères et sœur (Charles, né en 1826, François-Victor, né en 1829, et Adèle, née en 1830), la petite Léopoldine tient un rôle éminemment conciliateur. Elle fait également bientôt l’objet, de la part de son père, d’une dévotion d’autant plus grande qu’elle recueille les attentions jadis dévolues à l’épouse, et que lui échoit la fonction de muse du poète : il lui consacre chaque jour des vers, lui adresse des lettres remplies d’adoration et façonne ses héroïnes à son image. Aussi est-ce comme une véritable trahison que Victor Hugo ressent, bien des années plus tard, la demande en mariage de sa fille chérie par Charles Vacquerie, en juillet 1842, les amours de Léopoldine et du jeune homme ayant été tout aussi longuement favorisées par Madame Hugo, depuis 1839, que soigneusement cachées à son époux. Le mariage, célébré le 15 février 1843, quelques jours avant le départ du jeune couple pour Le Havre où il va résider, est vécu comme un irrémédiable déchirement. Il apparait a posteriori comme une séparation définitive, puisque Hugo ne reverra sa fille qu’une courte journée, le 9 juillet 1843, au Havre, avant le jour fatal de septembre où elle disparaît dans les eaux de la Seine. En plaçant la relation qui unit Hugo à sa fille au cœur de ce portrait du grand homme, bien au-delà des dix-neuf années d’existence terrestre de Léopoldine, Florence Colombani rend à la disparue son aura et restitue l’imaginaire de l’écrivain dans son épaisseur sensible et dans la richesse émotionnelle de sa vie affective. Elle montre comment la vie du poète se pétrit de l’amour de sa fille, jusque dans une relation comme celle qui l’unit à Léonie d’Aunet, et comment les personnages de ses romans se nourrissent de l’existence de l’homme, lorsque Cosette fait revivre Léopoldine enfant, Léopoldine amoureuse, ou lorsque Jean Valjean s’anime des tourments du père à l’heure de livrer sa fille à un époux. Au-delà du récit strictement biographique, Florence Colombani s’attache à faire apparaître le réseau de signes annonciateurs du drame, de visions prémonitoires, qui émaillent l’existence et la création de l’écrivain, et façonnent l’imaginaire hugolien dans le sens de la certitude d’un au-delà que peuvent pénétrer les vivants. Ininterrompu par la mort, le dialogue avec Léopoldine se poursuit, s’exprimant tant dans la vie que dans l’œuvre. Les vers de Pauca Meae, dans Les Contemplations, comme l’expérience de tables tournantes entreprise sous la conduite de Delphine de Girardin à Jersey, ne sont que les expressions les plus visibles d’une communion permanente avec l’âme de la défunte. Florence Colombani le démontre ainsi avec sensibilité : l’exemple hugolien, dont l’ampleur est à la mesure exceptionnelle de l’homme, dit certes, de façon universelle, la douleur du deuil, mais plus encore la puissance de l’amour, dont la force immense et obstinée, par delà les misères de la destinée humaine, continue à insuffler vie aux êtres chers.
Journalisme. La Chronique journalistique des écrivains (1880-2000), sous la direction de Bruno Curatolo et Alain Schaffner(Éditions universitaires de Dijon, 2010, 220 p., 20 €). Les collaborations journalistiques des écrivains constituent un réservoir sans fond, que la critique universitaire commence à explorer systématiquement. À l’écart des textes retenus par l’histoire littéraire, ces écrits forment un matériau extrêmement divers, dans lequel on peut repérer des étapes préparatoires, des curiosités insoupçonnées, un apprentissage ou des textes polémiques. Comme l’écrit Marc Dambre à propos de Roger Nimier : « Ce genre, non sérieux dans la mesure où il accepte le périssable et l’inachevé, prend à bras-le-corps le temps sous les espèces de l’actualité. » De fait, tout au long de « l’âge du journal », les écrivains ont rédigé des textes brefs, plus ou moins réguliers, ou dont le sens et la portée diffèrent selon les cas, mais qui, pris dans leur ensemble, contribuent à ouvrir le monde des écrivains à la contemporanéité et au contexte dont, trop souvent, la postérité ne tient plus compte. S’il est sans doute trop tôt pour proposer une vue synthétique de ce corpus – on ne dispose même pas encore d’une liste des écrivains-chroniqueurs –, le collectif dirigé par Bruno Curatolo et Alain Schaffner permet au moins de séparer les écrivains qui ont tenu à réunir et à retravailler leurs écrits journalistiques de ceux qui ont laissé ce soin à la postérité. Des approches monographiques un peu factuelles font découvrir de grands ensembles. Ainsi Jean Touzot montre que Claude Mauriac fut un chroniqueur politique, mais aussi un critique littéraire averti, ayant su conserver dans ce travail alimentaire et quotidien les valeurs de vérité et d’éthique auxquelles il tenait par-dessus tout. Des auteurs comme Jules Claretie, Aragon, Georges Limbour, Philippe Muray, Pierre Mac Orlan, Colette, Joseph Delteil, Henri Calet, Boris Vian sont ainsi des chroniqueurs réguliers, développant une poétique singulière, à l’inverse d’un Louis Guilloux, que Michèle Touret qualifie de « chroniqueur infidèle et impertinent ». Occasionnelles également, les chroniques de Marcel Proust, Marguerite Duras ou celles de Jacques Chessex donnent à lire des écrits dont l’intérêt semble se mesurer surtout en regard de l’œuvre littéraire. Certaines contributions aident à cerner le genre même de la chronique dans la diversité de ses usages. Dans le monde du journalisme, la chronique se décline d’abord en domaines déterminés par des contenus : elle est littéraire, artistique, mondaine, judiciaire, artistique (le procès Landru suscite ainsi un véritable engouement). Mais elle est parfois aussi un simple reflet de l’humeur, elle suit l’air du temps, se focalise sur un rien, un détail, une saynète entrevue. Pour Giono, elle apparaît comme une manière de rompre précisément avec l’actualité, elle relève – autre catégorie qui mériterait réflexion – de la varietas, à l’instar des Essais de Montaigne qui sont un de ses modèles. C’est aussi le cas de Léon-Paul Fargue qui donne au Figaro des articles destinés à dire « quelque chose de ce qui se passe entre notre âme et les choses », comme l’écrivait Pierre Brisson. Il est dommage que les limites chronologiques retenues ne permettent pas de faire le lien entre ces textes journalistiques et les écrits qui se sont explicitement intégrés dans la catégorie de la chronique. Le genre, en effet, est très ancien. Il est lié à l’écriture de l’histoire (au Moyen-Âge, surtout), mais également à l’actualité, à la fiction et même à la poésie. On aurait pu faire dialoguer à son sujet des historiens et des littéraires, ou au moins poser la question de sa continuité comme phénomène de longue durée.
Kahn. Gustave Kahn (1859-1936), études réunies par Sophie Basch (Classiques Garnier, 2009,
524 p., 69 €). La première partie est consacrée à la poétique de Gustave Kahn. Pascal Durand donne une étude sur sa conception du théâtre symboliste, fondée sur les arts populaires, et proche de celle de Mallarmé. Comme le lexique du Petit glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes de Jacques Plowert est issu, pour un septième, du recueil des Palais nomades, Évanghelia Stead en étudie les harmoniques. On sait que Kahn fut parmi les inventeurs du vers libre lorsqu’il dirigeait La Vogue,en 1886, et qu’il chercha à tirer la couverture à lui, par rapport à son ami Laforgue, dans ses articles, préfaces et souvenirs : quatre textes sont consacrés à ce problème, comme celui de Michel Murat sur L’Initiateur du vers libre. La seconde partie s’attache à Kahn lecteur et critique d’art et dévoile des pans oubliés de son activité de théoricien et de publiciste : sur l’Ecclésiaste, sur Shakespeare, sur le xviiie siècle français (André Guyaux rappelle son rôle pionnier dans la découverte de Casanova), sur Baudelaire (dont Kahn fit un précurseur du Symbolisme, voire du vers libre), sur Ibsen et Bjørnson, sur Zola et son roman Le Rêve. Ségolène le Men analyse son introduction à l’album Les Dessins de Georges Seurat (1928), Laurence Brogniez montre comment il a annexé les Préraphaélites au Symbolisme, et Colette Camelin révèle le caractère pénétrant de ses écrits sur Gauguin. La troisième partie explore le réseau littéraire de Kahn, écrivains, éditeurs et revues, extrêmement dense et étendu. Jean-Pierre Bertrand, dans une perspective de sociologie littéraire, revoit l’amitié qui unit Kahn et Laforgue. Un billet inédit de Mallarmé à Kahn est publié, dont l’intérêt est surtout décoratif. Les articles sur les éditeurs belges de Kahn et sur ses relations avec les revues belges sont une mine d’informations sur un poète et journaliste qui se réfugia en Belgique, participa aux polémiques entre L’Art moderne, La Wallonie, La Jeune Belgique, et devint le rédacteur de La Société nouvelle. Liana Nissim nous apprend que Kahn fut élu comme modèle par Marinetti et analyse ses envois à la revue Poesia, et sa fameuse enquête sur le vers libre, avant le déclenchement du Futurisme. Marie-Brunette Spire étudie la dernière partie de la vie intellectuelle de cet « israélite français », comme on disait alors, parfaitement assimilé, qui s’était engagé dans l’affaire Dreyfus : il fut rédacteur en chef de la revue Menorah, où il se définit par rapport au sionisme et publia ses histoires recueillies ensuite dans Contes juifs (1926), Images bibliques (1929) et Terre d’Israël (1933), complètement passées sous le boisseau depuis lors. Les auteurs évoquent souvent le travail pionnier de John Clifford Ireson, L’Œuvre poétique de Gustave Kahn, et explorent les principales facettes de cet écrivain protéiforme, qui n’eut que la gloriole qu’il avait recherchée, et qui mérite peut-être plus.
Lamartine. Alphonse de Lamartine, Avertissements, préfaces et propos sur la poésie et la littérature, textes réunis et présentés par Christian Croisille (Champion, 2009, 304 p., 55 €). Voici un volume bienvenu, qui permet d’embrasser du regard les propositions théoriques d’un poète majeur. Lamartine ne composa certes pas un système théorique : certaines de ses déclarations se concilient difficilement, et l’un des avantages de cette édition est de montrer combien le discours autobiographique a tendu à prendre le pas sur la poétique dans ses commentaires sur sa propre démarche. Mais nombre de ses réflexions ont eu un impact considérable et méritaient bien d’être reversées dans le corpus de la critique, qu’elles éclairent la conception romantique de la poésie ou précisent les conditions dans lesquelles Lamartine a pu chercher à constituer un roman populaire. La sélection proposée par Christian Croisille suit la chronologie et propose un panorama s’étalant des Méditations poétiques de 1820 à des extraits duCours familier de littérature de 1857. L’ensemble permet de replacer les textes les plus connus, comme Des destinées de la poésie, dans la dynamique d’une pensée en évolution. L’appareil critique est efficace : il reconstitue le contexte propre à chacune de ces œuvres – dont la publication ne fut parfois motivée que par des considérations éditoriales – et fait le point, entre autres, sur les confusions qui ont pu s’instaurer entre les différents textes considérés comme des préfaces aux Méditations. Le seul reproche que l’on pourrait faire à ce travail est d’avoir parfois tronqué certains essais, en ne reproduisant pas des parties considérées comme accessoires. C’est le cas de l’éloge de Daru inclus, en 1830, dans le discours de réception à l’Académie française de Lamartine, dont ne subsistent ici que quelques paragraphes. Quand on sait que Lamartine a défini la poésie comme « la raison chantée », on regrette de ne pas savoir s’il a évoqué à cette occasion le poème scientifique que Daru a composé surL’Astronomie, en suivant le modèle de Delille, dont l’exécration était, selon Sainte-Beuve, l’un des traits communs à la première génération romantique. De même, la sélection tirée du Cours familier aurait pu être plus ample, car l’ensemble est méconnu et contient, outre les pages retenues ici, de nombreux aperçus originaux.
Loti. Fanch Postic, Loti en Bretagne (Skol Vreizh, 2009, 84 p., 12 €). S’attachant à rassembler toutes les données disponibles sur un sujet touchant à la culture bretonne, la collection bleue de Skol Vreizh se devait de consacrer un numéro à Loti après s’être intéressée à l’histoire de l’huître en Bretagne et à la magie blanche en Armorique. Plus qu’au célébrissime Pêcheur d’Islande, c’est aux sources de Mon frère Yves, que revient Fanch Postic. Derrière le personnage d’Yves Kermadec campé dans ce récit qui hésite toujours entre le journal et le roman, on trouve en effet Pierre Le Cor, un marin avec qui Pierre Loti s’était lié d’amitié en 1878 et qui se substitua un temps au frère admiré que l’écrivain avait perdu au sortir de l’enfance. Grâce à Le Cor, Loti redécouvrit une Bretagne qu’il n’avait pas soupçonnée pendant son séjour à l’École navale de Brest, à ses débuts dans la marine. Quinze ans durant, Loti fréquenta donc Rosporden où vivait son ami quand il n’était pas en mer. Là, il revêtit le plus souvent qu’il put le costume d’Elliant pour assister aux fêtes, processions et pardons qui animaient la région, avec au cœur la conscience mélancolique de voir sans doute les dernières manifestations d’une culture en train de disparaître, au moment même où Anatole Le Braz et d’autres folkloristes commençaient à en exhumer les trésors. « Tous les ans, il te faudra bien le regarder, ce pardon de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, dit-il au fils de son hôte, car, plus tard, quand tu auras mon âge, il ne sera plus qu’une assemblée très quelconque empreinte de cosmopolitisme écœurant. J’ai déjà l’impression, vois-tu, que ta si belle Bretagne, sous l’emprise d’une civilisation niveleuse, deviendra, avant un demi-siècle, un coin de terre banal, pareil aux autres coins du monde. » Le récit détaillé des allées et venues de Loti chez son ami Le Cor donne à Fanch Postic l’occasion de ressusciter une galerie richement illustrée de portraits et scènes de genre que le lecteur de Mon frère Yves aura plaisir à reconnaître. Cette chronique est complétée par les souvenirs attendris et vaguement ennuyeux que signa en 1927 un certain Pierre Kermadec, autrement dit Julien Le Cor, fils de Pierre – l’Yves Kermadec du roman – et, ainsi que son prénom l’indique, filleul de Loti, de son vrai nom Julien Viaud, comme on sait. À défaut de talent littéraire, Loti aura au moins légué son art du pseudonyme et du travestissement à son filleul bien-aimé.
Mallarmé (1). Ludwig Lehnen, Mallarmé et Stefan George : politiques de la poésie à l’époque du Symbolisme(Presses de l’Université Paris Sorbonne, 2010, 736 p., 33 €). Tels qu’en eux-mêmes enfin l’Éternité les fixe, ce livre réussit à réunir les deux Stefan en « une seule momie sous l’antique désert et les palmiers heureux »… Nous savons que les momies ne dorment que d’un seul œil et qu’un rien parvient à les réveiller, surtout quand l’Absolu se met de la partie, estompant les facettes idéologiques dans une cure d’Azur très bénéfique pour la peau. « Regarde ce jardin que l’on disait défunt : / Le reflet souriant des rivages au loin / L’azur inespéré de ces nuages purs / Éclairent l’étang et les couleurs du chemin . » Et la réponse : « Nous promenions notre visage / (Nous fûmes deux, je le maintiens), / Sur maints charmes de paysage, / O sœur, y comparant les tiens. » Qui a écrit quoi ?
Mallarmé (2). Stéphane Mallarmé, De la lettre au livre, choix de textes, introduction et commentaire de Pierre-Henry Frangne (Le Mot et le reste, 2010, 250 p., 20 €). Cette petite maison d’édition basée à Marseille (il faut chercher pour la découvrir, car rien ne le précise dans l’ouvrage) produit des livres originaux, un peu rares et très beaux. Mallarmé y avait donc tout naturellement sa place. Le choix des textes allait lui aussi presque de lui-même, tant ils sont connus, souvent reproduits et plus souvent encore commentés, mais l’anthologie que présente Pierre-Henry Frangne se distingue avant tout par la qualité de ses commentaires et la séduction de l’approche qu’il propose de la vision mallarméenne du Livre. Les cinquante pages de l’introduction peuvent être recommandées à tous les lecteurs de Mallarmé, initiés ou non. Dans une langue d’une grande clarté mais qui n’en met que mieux en évidence les difficultés et les apories qui sont précisément au cœur de la pensée du poète, Pierre-Henry Frangne parvient à en faire comprendre les subtilités et les plis. Sans obscurité ni surenchère théorique, il fait saisir comment cette pensée se poursuit et éclaire les fondements de l’art moderne, puis contemporain. Chacun des textes reproduits est précédé d’une introduction qui le situe par rapport à la fois au contexte de publication et à la problématique d’ensemble sans cesse poursuivie et approfondie par Mallarmé de sa jeunesse à sa mort. Exemple à suivre.
Mérimée. Prosper Mérimée, œuvres complètes, section III, Histoire, tome 2 : Histoire de Don Pèdre Ier roi de Castille et autres écrits sur l’histoire de l’Espagne. Sous la coordination d’Antonia Fonyi. Textes établis, présentés et annotés par Michel Garcia et Joseph Pérez (Champion, 2009, 686 p., 120 €). La publication des œuvres complètes de Mérimée se poursuit et nous vaut ce gros volume, dont l’Histoire de Don Pèdre Ier occupe la plus grande partie. On y trouve, en complément, deux courtes études, Philippe II et Don Carlos et Le Victorial. Fouillée et précise, l’Histoire de Don Pèdre Ier (1848) montre que Mérimée était un excellent hispaniste, et à quel point il s’était documenté de multiples manières. Son livre est bien plus qu’une chronique : un véritable livre d’histoire, une biographie solide de ce roi cruel du XIVe siècle, célèbre pour ses amours avec Maria de Padilla. Pour ce faire, l’écrivain s’est beaucoup aidé de documents espagnols d’époque, notamment de la chronique de Pedro López de Ayala. Mais, comme le souligne Michel Garcia dans sa préface, cet ouvrage est aussi, comme d’autres travaux historiques de Mérimée, une méditation sur « l’exercice du pouvoir, sa légitimité, ses abus », aboutissant à une conclusion assez pessimiste du préfacier : « La nature profonde de l’homme aussi civilisé soit-il, en proie à un désir irrépressible, éclate au grand jour, lorsque les circonstances s’y prêtent » – morale, qui est, au fond, celle de toute l’œuvre de Mérimée, et ce n’est pas non plus un hasard si, alors qu’il commençait la rédaction de sa biographie du roi de Castille, Mérimée écrivait Carmen… On voit cependant que cette biographie lui aura coûté beaucoup de travail et d’efforts, non seulement pour recopier sur place les anciennes chroniques et autres documents, mais aussi pour confronter toutes ces sources et proposer sa propre interprétation des faits et des psychologies. Ce qui, dans cette édition, est remarquable, c’est l’annotation historique, philologique, linguistique, etc., qui a été faite des cinq cents pages compactes du texte de Mérimée : très précise, elle rectifie certaines bévues ou erreurs de Mérimée, discute de ses interprétations ou de sa chronologie, ou explicite tel ou tel point. Toutefois, il ne s’agit pas d’une érudition qui surchargerait le texte et en gênerait la lecture ; elle ne vise qu’à l’éclairer. Il existait certes déjà une édition critique de l’Histoire de Don Pèdre Ier, procurée par Gabriel Laplane en 1961 ; celle qui vient de sortir lui rend hommage, tout en la complétant par les acquis de la recherche mériméenne depuis un demi-siècle. Ce gros effort d’annotation a ainsi rendu possible la remise à l’honneur d’un texte de Mérimée peu lu, sinon peu connu, mais qui, comme le souligne la préface, ne saurait être considéré comme une œuvre mineure. Cette édition, outre son annotation, comporte un relevé de variantes et corrections (le livre fut d’abord publié dans la Revue des Deux Mondes, puis en volume chez Charpentier), une bibliographie, un index onomastique et un index topographique. Pour finir, évoquons le dernier texte de Mérimée recueilli dans ce tome, Le Victorial, Chronique de don Pedro Niño, chronique rédigée au XVe siècle par Gutierre Díez de Games, article assez ironique publié dans Le Moniteur en 1867 et jamais repris. Mérimée l’avait complété par une sienne traduction, destinée à Viollet-le-Duc, d’un passage de la chronique, traduction qui, comme le note Michel Garcia, montre « un archaïsme passablement forcé ». Or, c’est en s’inspirant du titre de la chronique de Games que D’Annunzio baptisera Il Vittoriale sa propriété de Gardone Rivera, qu’il transformera en musée hétéroclite et où il finira sa vie. Il est piquant d’imaginer le sceptique Mérimée toisant l’Immagnifico par-dessus l’épaule de Don Pedro Niño, comte de Buelna, valeureux amiral et homme de guerre non moins que galant chevalier…
Messac. Régis Messac, Brève histoire des hommes (Ex nihilo, 2010, 202 p., 15 €). Ce qui caractérise Régis Messac (1893-1945), esprit curieux et premier analyste de la littérature sérielle américaine en France, c’est sans nul doute son ouverture au monde anglo-saxon, assez exceptionnelle chez les intellectuels français d’avant-guerre. Brève histoire des hommes (1938) appartient au genre de l’essai historique synthétique tel que l’ont illustré H.G. Wells (The Outline of History, 1920) ou Lewis Mumford (Technics and Civilization, 1934). De nombreuses références sont évidemment dépassées, et le souhait de l’auteur de vulgariser les avancées scientifiques n’a pas résisté à l’épreuve du temps. Mais ses considérations plus générales sur les grandes étapes de l’histoire de l’Humanité méritent encore réflexion. Messac avait déjà une vue claire de ce que l’on appelle aujourd’hui la mondialisation et de ses conséquences. Il appelait, avec raison, à prendre acte de la fin de l’« ère de l’expansion » de l’Humanité et soulignait « qu’il ne s’agit plus de s’épandre au hasard dans la biosphère, mais de s’y installer raisonnablement et méthodiquement ». Il pensait aussi que cette nouvelle étape de l’histoire des hommes se ferait sous l’égide d’une Chine industrialisée et peuplée de plus d’un milliard d’individus. C’était plutôt bien vu.
Michaux. Anne-Christine Royère, Henri Michaux : voix et imaginaire des signes (Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, 265 p., 22 €). « Mais ce saisissement procède de refus : celui de faire le départ entre médiat et immédiat et celui d’assigner un centre au sujet, si bien que la voix cernée est riche de sa négativité même, oscillant entre aphasie et apophase. » Cet échantillon pourra servir de mise en garde au lecteur qui croit naïvement que, s’il parvient à lire les textes de Michaux sans trop de difficultés et pense même, jusqu’à un certain point, pouvoir les comprendre, il est des façons de les lire qui font tout pour vous prouver que vous avez tort. L’auteur de cet essai – une thèse, sans aucun doute – retraverse toute l’œuvre de Michaux et ses soixante années d’écriture pour montrer que ce parcours s’articule dialectiquement : une première phase de combat avec la langue (« acousmate » – c’est un substantif qui signifie, d’après les dictionnaires : Bruit de voix humaines ou d’instruments que l’on croit entendre dans l’air, mais qui semble fonctionner ici comme un adjectif) dans une « onomapoétique » qui tient de la glossolalie (nous simplifions outrageusement), une seconde cherchant une issue dans le changement de terrain par la pratique du graphisme (mais c’est du trompe-l’œil), une troisième qui fait de tout ce qui a précédé une voix enfin à soi. Cette étude philosophico-linguistico-lacanienne n’est donc pas à la portée du premier amateur venu, même si l’on y discerne fréquemment des lectures intéressantes de fragments de Michaux rendus décidément énigmatiques. Les spécialistes de Lautréamont seront attentifs à ce qui se dit à son propos, puisque Michaux s’est senti autorisé à s’écrier quand il a lu Maldoror (ce qui nous donne du coup l’occasion, hélas !, devenue rare, de relire l’une des belles phrases impérissables de Julia Kristeva sur « le héros du texte moderne [dont] le trajet est une rotation centrifuge ») : « Barrière aussi. Il avait fallu la sauter. »
Mirbeau. L’Europe en automobile. Octave Mirbeau écrivain voyageur, textes réunis par Éléonore Reverzy et Guy Ducrey (Presses universitaires de Strasbourg, 2009, 320 p., 22 €). La 628-E8 du récit de Mirbeau termine sa course à Strasbourg, c’est donc à Strasbourg que se sont réunis une trentaine de chercheurs pour décortiquer, sous toutes ses coutures, la carcasse de la voiture, qui devait se trouver encore là-bas, victime d’un pyromane sans doute, comme il se doit en ces contrées. Poétique, esthétique, arts, réception, politique, tous les prismes possibles ont été utilisés pour éviter les répétitions entre articles, et montrer comme la révolution automobile, qui rapproche les frontières et fait voir le monde autrement, impose une révolution narrative que Mirbeau est l’un des premiers à expérimenter.Notons que ce livre sur Mirbeau ne contient pas d’article de Pierre Michel, infatigable animateur desCahiers Mirbeau, ce qui est dur à croire. Vérification faire, il signe quand même la traduction d’un article de Robert Ziegler !
Moi. Archéologie du Moi, textes réunis par Gisèle Berkman et Caroline Jacot-Grapa (Presses universitaires de Vincennes, 2009, 234 p., 23 €). Évidemment, lorsque, d’aventure, on ouvre un recueil d’actes de colloque qui s’intitule Archéologie du Moi, on est tenté de lister les absents. Ici, on aurait tort, tant la complexité parfois, le jargon quelquefois (mais l’éloquence aussi), la richesse de l’ensemble dissuadent de notifier ces vétilles ponctuelles. Car elles sont étoffées, ces interventions. Pas une note qui ne rappelle référence et auteur, édition et pagination. Et à propos de quoi cette foisonnante érudition ? Autour de la « figure labile mais persistante du moi », « témoin singulier » – mais majuscule – « de notre aventure anthropologique ». « Quel est ce moi dont je m’occupe ? » du Figaro de Beaumarchais sert de pilotis à un ensemble, en amont et en aval, dont le propos est l’exhumation – l’archéologie, pour reprendre l’énoncé du colloque – du moi et de ses avatars. L’ambiguïté radicale de la compréhension du moi réside entre, d’une part, l’entité indivisible et évidente qui caractérise l’irruption du moi cartésien (1637, Discours de la méthode, le Cogito) et celle, d’autre part, définie par la tradition augustinienne, qui en fait quelque chose de plus labile, « un masque qui dissimule la vérité du fond du cœur » et qui renvoie à une anthropologie représentant la psyché comme « une topique étagée, feuilletée, dont la cartographie est rien moins qu’évidente ». À partir de cette ambiguïté – de Montaigne et Pascal aux philosophes du XVIIIe siècle (Diderot, Rousseau), en passant par les nécessaires détours de Locke, puis de Hume, se creuse et se redéfinit la notion d’identité et de subjectivité – dont se nourrit la modernité – autour de nouvelles formes d’expression et de pensée, fictionnelles ou pas, autobiographie, journal, psychologie, philosophie, philologie : « le moi est la figure infiniment feuilletée d’un sujet dont il est la métaphore et la quête », « lieu textuel d’exploration et de contestation de l’individuel ». À cet égard, la pluralité des termes qui gravitent autour du moi, continuellement « déposés, destitués, et continuellement recréés en langue et en pensée : âme, esprit (qui ne vont pas sans corps, voire sans chair), sujet, sentiment, conscience, conscience de soi, soi », tous témoignent du lien entre présent et passé, et nécessité de l’enquête philologique. Étienne Balibar a montré, en outre, que « la formation des concepts fondamentaux de notre tradition résultait d’un travail sur les langues originairement transnational » – par exemple à propos de la traduction de the self ou de self-consciousness chez Locke, ou de das Ich ou es denkt in mir, etc. chez Kant ou Nietzsche, Wittgenstein, Freud. « Archéologie » donc, pour dire quelques pistes en direction de cette « histoire du sujet » dont procède toute référence au moi : une « histoire tissée de discontinuités, lacunaire » – là où « généalogie » eût introduit une continuité trompeuse, là où « histoire » eût pu suggérer « une tentative d’homogénéisation et une mise en intrigue non problématique des notions ». « Archéologie » pour repérer la « provenance de l’ancien ou de l’archaïque au cœur même de nos représentations présentes ». Sans oublier, évidemment, ces débats, fameux depuis une trentaine d’années, autour de l’effacement hypothétique du « visage de sable » (Foucault), dont certains ont pu croire qu’il « programmait la mort du sujet ». C’est d’ailleurs, sans doute, un des objets nodaux de ce colloque : témoigner, en interrogeant toute une modernité littéraire et philosophique, qu’il serait « trop simple de penser que cette histoire polémique du sujet résorbe en quelque sorte le sujet dans la structure, le sens dans le jeu des signes et l’auctor en majesté dans une fonctionnalité historiquement réglée ». Un rôle non négligeable est dévolu, dans ce recueil, aux textes littéraires, « fables singulières » où « l’historicité des notions se voit elle-même transformée, déplacée, condensée ». Répondent à l’appel – après des détours inévitables (ou passages obligés) par Corneille, Diderot, Rousseau, Constant – Crevel, Michaux, Bergounioux, Millet, Michon, Rouaud, Barthes… Entre autres.
Musset. Ariane Charton, Alfred de Musset (Folio Biographies, 2010, 326 p., s.p.m.). Une biographie qui n’a évidemment pas les ambitions ni l’ampleur de celle de Frank Lestringant (1999), mais qui dit l’essentiel, tout en contenant des analyses précises des textes et de fréquents emprunts à la correspondance du poète : il n’est pas mauvais qu’on nous rappelle que Musset ne fut pas seulement une sorte de Casanova alcoolique, mais aussi un écrivain. Bien documentée, cette biographie constitue une bonne introduction à la vie de Musset. Cette vie est d’ailleurs assez connue, et sa courbe facile à retracer : les débuts d’un enfant doué, les « Amants de Venise », l’accomplissement du poète, les amours et passades diverses, puis, à partir de 1840, le déclin et les dernières années. S’il reste l’éternel jeune homme du Romantisme, Musset poète peut sembler extrêmement inégal, ce qui n’empêche pas Ariane Charton de le vanter avec enthousiasme. Il nous semble au contraire que ce poète est précisément desservi par son extrême facilité à aligner des paquets d’alexandrins et à déverser sans cesse sur le lecteur le flot de ses soupirs. Il est bien significatif, aussi, qu’il ait été l’un des auteurs les plus pastichés de son siècle ! Plus séduisant est l’épistolier, amusant, ironique, primesautier, et, pour tout dire, moins pleurnichard. Et le dramaturge restera, grâce à certaines de ses pièces, les rares qui aient surnagé de l’immense naufrage qu’est notre théâtre du XIXe siècle. Quelques remarques, en passant. Est-il bien sûr qu’en 1857, « la génération suivante, celle de Flaubert et de Baudelaire, semblait mieux apprécier [Musset], le comprendre et le regretter » ? Va pour « la génération », et aussi pour Flaubert, mais certainement pas pour Baudelaire, qui n’est pas tendre, dans ses journaux intimes, pour le poète des Nuits. Et que ce dernier soit mort l’année même des Fleurs du Mal, n’est-ce pas aussi tout un symbole ? Par ailleurs, Ariane Charton accepte sans discussion l’attribution de Gamiani à Musset, attribution controversée (mais non impossible, d’ailleurs), et d’autant plus épineuse que les deux parties de ce récit présentent de notables différences de ton et de style. Toujours à propos de Gamiani, l’auteur mentionne que « l’histoire se passe […] à Florence », ce qui est inexact : seule une scène rapportée, de la seconde partie, est située dans cette ville. Petites erreurs (ou coquilles ?) dans la bibliographie : Arvède Barine est devenue Barine Arvède, et Charles Yriarte est transformé en Charles Yiarte.
Nisard. Redécouvrir Nisard (1806-1888) : un critique humaniste dans la tourmente romantique, sous la direction de Marianne Bury (Klincksieck, 2010, 236 p., 27 €). Dans le dernier roman de Flaubert, Bouvard ne croit plus à l’esthétique qui manque selon lui de rigueur : « Bouhours accuse Tacite de n’avoir pas la simplicité que réclame l’histoire. M. Droz, un professeur, blâme Shakespeare pour son mélange du sérieux et du bouffon. Nisard, autre professeur, trouve qu’André Chénier est comme poète au-dessous du xviie siècle. […] Enfin, tous les faiseurs de rhétoriques, de poétiques et d’esthétiques me paraissent des imbéciles ! » Pécuchet a beau lui rétorquer qu’il « exagère », le jugement de Bouvard consonne avec la « réception désastreuse » dont ont souffert l’œuvre et la pensée de Désiré Nisard, « critique humaniste égaré dans la tourmente romantique ». Saisissant l’occasion du bicentenaire de la naissance du critique, Marianne Bury a organisé à l’École normale supérieure – que Nisard dirigea entre 1857 et 1867 – une journée d’études visant, non à « faire un éloge démesuré et sans partage de son œuvre », mais à « porter sur elle un regard plus juste en évaluant son rôle dans l’histoire du mouvement romantique », et donc à comprendre la situation d’une parole critique moins « réactionnaire » qu’indéfectiblement attachée à l’idéal classique. Le présent ouvrage propose les actes de cette journée. En dialogue avec la biographie factuelle précise qui ouvre le recueil, Marianne Bury commence par évoquer Un homme dans son siècle, une carrière vouée à la défense de la littérature classique, mais aussi la conception particulière que le critique se faisait de son rôle, garant et promoteur de la vocation de la littérature à l’universel et de son autorité spirituelle. José-Luis Diaz nous place ensuite au cœur du débat qui s’éleva entre Sainte-Beuve et Nisard en 1836. Sylvain Ledda met en lumière les fondements de la déontologie critique que Nisard a défendus toute sa vie. Analysant l’idée de décadence, Marie-France David-de Palacio relit les Études de mœurs et de critique sur les poètes latins de la décadence (1834), sous couvert desquelles le critique manifesta son hostilité à la modernité littéraire de son temps. Emmanuel Bury s’interroge sur la manière dont Nisard a compris le classicisme. Martine Jey se concentre sur un exemple particulier : le traitement que reçoit Voltaire dans l’Histoire de la littérature française. Hervé Duchêne, à partir de l’analyse de leur correspondance, évoque les relations qui unirent le jeune archéologue Salomon Reinach à son maître académicien. La publication des actes de cette journée d’études du 17 novembre 2006 est complétée par une anthologie qui permet au lecteur convaincu par la juste entreprise de réhabilitation à laquelle concourt l’ouvrage, de parcourir aussitôt quelques textes fondamentaux de l’itinéraire intellectuel et de la pensée critique de Nisard. Bibliographie et index.
Pagnol. Jean-Jacques Jelot-Blanc, Pagnol et Raimu, l’histoire vraie (Alphée/Jean-Paul Bertrand, 2010, 295 p., 21,90 €). Anecdotique et chronologique d’un bout à l’autre, sans prétention métaphysique. Un récit quelque peu aseptisé – on sent que les familles ont eu droit de regard sur l’ensemble (elles occupent d’ailleurs l’essentiel de la page des remerciements) –, à lire au soleil, comme il semble avoir été écrit. On suggère à l’auteur d’entreprendre unPagnol et Fernandel, de même veine, de même verve.
Parisiana. Octave Uzanne, Jarry, Klingsor, Lorrain, Rebell, Figures de Paris. Ceux qu’on rencontre et celles qu’on frôle. Silhouettes et petits métiers du Paris 1900, édition et notes d’Éric Walbecq(La Bibliothèque, 2009, 128 p., 14 €). Beau petit volume, dont la couverture de grenat s’orne de noms alléchants ; le sommaire en dévoile d’autres, non moins doux aux oreilles des amateurs de la fin de siècle : Franc-Nohain, Maurice Beaubourg, Gustave Kahn, Charles-Louis Philippe… réunis par Octave Uzanne pour une série de portraits des petits métiers du Paris 1900. Ce genre des tableaux parisiens avait déjà ses lettres de noblesse, puisque Balzac lui-même ne s’en était pas désintéressé. À qui s’adressait alors ce petit ouvrage, tiré à 218 exemplaires, mêlant auteurs pour rire, verslibristes et dramaturges ? Le ton est tour à tour méchamment ironique, lorsque Rebell définit le snobisme, mélancolique, avec le triste sergot de Beaunier, pathétique quand Lorrain décrit la vie des pierreuses, contourné avec la description synthétique du camelot de Jarry. À défaut de comprendre le pourquoi de cette entreprise éditoriale dont on ignore le succès, les notes confirment que l’intérêt des auteurs était, lui, tout trouvé, et d’ordre financier : une lettre (inédite) de Jarry – sans provenance et sans fac-similé, hélas ! –, datée du 7 novembre 1900, presse Uzanne de délier les nœuds de sa bourse pour satisfaire la « cupidité naturelle » du père d’Ubu. Regrettons le choix de ne pas avoir conservé les illustrations originales, même si les bois tirés des Minutes parisiennes ne sont pas sans intérêt.
Paulhan. Jean Paulhan, Œuvres complètes. 2. L’art de la contradiction (Gallimard, 2009, 779 p., 32 €). Reprise du deuxième volume des Œuvres complètes de 1966, conçues par Paulhan lui-même, et qui n’a pas volé son titre. Bernard Baillaud montre en préface que la manière de penser de Paulhan doit beaucoup à Remy de Gourmont, malgré les tensions entre la revue crème et la revue mauve. Les textes prouvent que Paulhan est bien le Gourmont du xxe siècle, et sa lecture provoque les mêmes mouvements : un certain intérêt, et un ennui certain. Bravant cet ennui (certains bons livres vous tombent des mains), les éditeurs ont fait un grand travail de présentation et d’annotation de ces textes à partir des manuscrits, dont certaines pages sont reproduites. Louable entreprise, car Paulhan, à une époque où il n’en fallait rien dire, à su défendre la rhétorique face à des « penseurs » comme Blanchot.
Presse. Études littéraires. Penser la littérature par la presse. Dossier préparé sous la direction de Guillaume Pinson et Maxime Prévost (Université Laval, Canada, 2010, 222 p., s.p.m.). Les études sur la presse sont à la mode et l’on voit paraître un nombre croissant de travaux érudits qui permettent de saisir d’une façon très nouvelle des phénomènes littéraires que l’on ne peut plus considérer isolément comme s’ils ne naissaient pas d’un processus matériel, social et idéologique complexe où la presse joue, à partir de la fin du XVIIIe siècle, un rôle de plus en plus considérable. Ce très riche dossier en apporte une preuve supplémentaire et contribue de manière importante à l’exploration de ce que ses initiateurs nomment « un continent englouti ». Cette réévaluation de la place de la presse doit en même temps tenir compte de la très mauvaise réputation que le journalisme en général traîne depuis les origines, accusé de tous les méfaits par les tenants de la pure littérature. C’est dire qu’à côté des réalités qui constituent le réseau des relations entre presse et littérature, il faut aussi tenter de comprendre tout son versant imaginaire, dépréciatif ou valorisant. Annie Cloutier tente ainsi de saisir, sur le cas de l’incontournable Louis Sébastien Mercier, comment on peut être à la fois homme de lettres et journaliste, ce qui n’est pas allé sans difficultés, ce dont il ressort que Mercier les résout en traitant le journal comme un terrain d’essai pour ses futurs ouvrages. Mais, dès ce moment, s’installe « un véritable clivage entre la posture noble du littérateur et celle roturière du journaliste », destiné à durer. Anthony Glinoer, dont on connaît les travaux sur la camaraderie au XIXe siècle en étudie ici l’une des facettes en reprenant le dossier de la « critique prostituée » : c’est du moins ainsi que la perçoivent les écrivains établis, nous dit l’auteur, quand ils se remémorent leur jeunesse généreuse, « âge d’or révolu, directement opposable à la décadence présente ». Alain Vaillant, qui a beaucoup fait pour mettre les études sur la presse au goût du jour, se penche sur le statut de la poésie publiée en périodique et propose le terme de « poésie-journal » pour la caractériser dans le cas de Baudelaire, le situant en contrepoint du néologisme hugolien de « littérature-librairie ». Il rappelle à ce propos que le poème en prose est indissociable de l’écriture journalistique au XIXe siècle et retrace à partir de là l’histoire de la publication d’un certain nombre de poèmes de Baudelaire dans des périodiques, soulignant qu’il est « l’un des derniers représentants de la poésie-journalisme » dans une période où « l’art du vers s’est nourri de l’écume du quotidien ». Catherine Nesci se penche ensuite sur les aspects sociologiques des chroniques si remarquables de Delphine de Girardin (le Vicomte de Launay). Valérie Narayana consacre son article à un sujet rarement étudié mais qui mérite pourtant d’être mieux exploré : le genre du feuilleton scientifique, ici sur le cas du feuilleton de Louis Figuier dans La Presse en 1862 et, plus précisément, sur son traitement de la question de l’origine des espèces. Puis c’est au tour d’Alexandre Dumas, dont Sarah Mombert relitLe Mousquetaire, un journal où elle voit « se constituer et se diffracter au kaléidoscope médiatique » tout son imaginaire. Autre secteur assez peu étudié : celui de la presse anarchiste de la fin du XIXe siècle tentant de lier art social et pratiques artistiques. Anne-Marie Bouchard montre bien comment l’illustration prend sa place, considérable, dans une presse remuante et toujours très inventive. La contribution de Marie-Ève Thérenty, grande spécialiste de toutes ces questions, présente quant elle une problématique d’allure très nord-américaine qui tranche sur le type d’approche généralement adoptée en France puisque, partant de l’opposition grammaticale entre « lachronique et le reportage », elle propose une investigation du genre journalistique où elle fait entendre ce qui s’y dit du genre au sens anglais de gender (comme dans les gender studies si mal vues dans l’université française). Il faut lire avec attention cet article qui veut « revenir sur le système de contraintes symboliques et matérielles et notamment sur la représentation sexuée du journalisme qui ordonnent l’accès au genre journalistique dans la presse quotidienne entre 1836 et la Première Guerre mondiale » et où il est surtout question du cas de La fronde. L’observation de Marie-Ève Thérenty selon laquelle le journalisme féminin contemporain semble retourner à un « journalisme empathique » caractéristique du xixe siècle mérite réflexion. Les trois articles qui referment le dossier n’explorent pas comme les précédents la dimension historique de la question mais offrent plutôt des analyses d’oeuvres contemporaines où le journalisme ou le journal se trouve diversement représenté.
Privé. Clément Privé. Le véritable auteur d’un sonnet « mallarméen ». Poèmes et nouvelles. Présentation et notes par Hocine Bouakkaz (Aux Bailis-en-Puisaye, 2009, 312 p., spm). Si Mallarmé n’était pas passé pendant longtemps pour l’auteur d’un sonnet fameux dans les dernières décennies du xixe siècle, qui se soucierait aujourd’hui de Clément Privé ? Considéré comme risqué parce qu’un peu trop explicite au goût des censeurs du temps, ce sonnet appartient d’abord à la tradition orale fin-de-siècle, colporté de brasserie en café, les petits journaux et les revues ne le désignant par prudence que par son nom de code : « Parce que… », incipit de son premier vers : « Parce que la viande était à point rôtie ». Nous pouvons aujourd’hui en citer sans trop de risques la dernière strophe : « Et parce qu’une nuit, sans rage, sans tempête, / Ces deux crétins se sont accouplés en dormant, / Ô Dante, et toi, Shakespeare, il peut naître un poète ! » Voilà qui a suffi à faire la gloire relative d’un poète qui fut un temps de la prometteuse phalange ayant compté dans ses rangs Mallarmé, Lefébure (ami de jeunesse de Privé), Emmanuel des Essarts, Henri Cazalis. Poète d’estaminet et folliculaire besogneux, mort à 43 ans, Privé a dû attendre longtemps pour que la paternité de son chef-d’œuvre lui soit reconnue sans plus de contestation. Pascal Pia fut le premier à montrer que Mallarmé n’en était pas l’auteur. Et voilà Privé tout à coup revenu sur le devant de la scène – celle du moins du tout petit théâtre fréquenté par les passionnés de cette période, il est vrai passionnante, où petite et grande littérature se fréquentaient autour du Chat Noir, dont Privé fut l’un des plus solides piliers. Hocine Bouakkaz nous livre ainsi une édition des poèmes et nouvelles de Privé, retrouvés ici et là, souvent dans des feuilles minuscules. Il y ajoute les chroniques du Chat Noir, signées par Privé du pseudonyme de Jacques Lehardy. Jean José Marchand résume, dans sa préface, tout ce que l’on sait des avatars du fameux sonnet. Dans le dossier qui complète l’ouvrage, Hocine Bouakkaz donne une précieuse chronologie et de nombreuses notes où l’on trouvera des informations sur des événements et des personnages oubliés de tous, ou à peu près. Bravo à Sonia Allard-Carreau pour ce courageux travail d’édition, qui complète la biographie de Privé publiée récemment par Jean-Pierre Renau.
Proust. Diane de Margerie, Proust et l’obscur (Albin-Michel, 2009, 226 p., 19,50 €). Diane de Margerie reprend ici et amplifie le Marcel Proust qu’elle a publié en 1992. On y retrouve une attention particulière portée au personnage de tante Léonie, vu comme le truchement du retour au passé pour le narrateur de la Recherche. Plus généralement, Diane de Margerie aborde les œuvres de Proust par leur face obscure, l’obsession, le mensonge, le sadisme, la jalousie : pourquoi Robert Proust, le frère, est-il absent de la Recherche ? La scène du baiser à Combray peut-elle être vue comme un instant humiliant ? La Recherche n’est-elle pas un roman du mensonge et de la haine ? A-t-on noté que le premier texte de Proust suivant la mort de sa mère est Sentiments filiaux d’un parricide ? Autant de questions qui permettent à l’auteur de livrer un « point de vue personnel et particulier » ne manquant pas d’intérêt – qui en possède davantage, en tout cas, que l’espèce d’herbier-bestiaire de la Recherche proposé dans une autre partie de son étude et qui apparaît comme un catalogue alphabétique un peu paresseux. Dans un troisième temps, l’auteur étudie les rapports entre l’œuvre de Proust et celles de Thomas Hardy et Gustave Moreau, un peintre à qui elle a déjà consacré un essai en 1998.
Rimbaud (1). Rimbaud. Des Poésies à la Saison, études réunies par André Guyaux (Classiques Garnier, 2009, 338 p., 49 €). Le volume s’ouvre sur une étude d’Éric Marty, Rimbaud, nature et poème, qui effectue un long parcours, nourri d’une certaine philosophie du langage et s’appuyant sur des citations bien choisies, sur ce que recouvrent chez Rimbaud les notions de nature ou de campagne, très différentes. Il met au jour une « anti-nature » (par exemple dans Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs) et oppose Rimbaud à Hugo. Dommage que ce parcours dédaigne l’arrière-fond des poètes néoromantiques que Rimbaud a fréquentés, et flotte au-dessus de référents biographiques qui auraient pu être éclairants. Jean-Marc Hovasse donne dans Les Châtiments de Rimbaud des aperçus sur l’empreinte de ce recueil chez Rimbaud. La Poésie politique de Rimbaud, de Hermann H. Wetzel, n’apporte rien de neuf. Dans Ironie et ambiguïté du voyage, James Lawler propose, sur des critères grammaticaux notamment, une partition de Bateau ivre. La Proposition pour une lecture de Larme, de Laurent Zimmermann, mettant en avant comme intertexte L’Élévation de Baudelaire, n’emporte pas la conviction. Jean-Luc Steinmetz ressert un essai phénoménologique et poétique sur les poèmes de mai 1872, aussi daté que l’humour de son titre : « Ad matutinum ». L’émoi de « mai » 1872. Long article de métrique (une soixantaine de pages), Innovation et déconstruction dans l’alexandrin de Rimbaud, par Dominique Billy : la forme des premiers vers, la place des ternaires romantiques et des « semi-ternaires », les hémistiches asymétriques, les césures sur un schwa ou sur les « polysyllabes indivis », sont recensés et mis en tableaux et en graphiques, et montrent les innovations audacieuses dans l’alexandrin effectuées par Rimbaud, à la suite de Verlaine. Une analyse fine de Mémoire, avec sa version ancienne retrouvée, et de « Qu’est-ce pour nous mon cœur […] », termine cette étude sur les vers déviants de Rimbaud. Michel Murat traite, dans son étude sur Les remaniements formels d’« Alchimie du verbe », un problème souvent soulevé à propos des poèmes autocités dans Une saison en enfer, en isolant les seules modifications pertinentes, celles limitées au mètre et à la strophe. De même, Aurélia Cervoni analyse exhaustivement la génétique des brouillons d’Une Saison en enfer, montrant le caractère explosif des premiers jets et le resserrement auquel l’auteur s’est contraint. Si l’étude de Nuit de l’enfer par Yoshikazu Najaji est assez paraphrastique, en revancheL’Évangile en enfer, par Dominique Millet-Gérard, représente ce que l’on peut attendre de mieux en matière de comparatisme avec les intertextes religieux, en voie de déshérence : on en arrive à lire parfois le texte de Rimbaud avec l’œil de Claudel, au grand dam d’André Breton. La revue sur le latin dans l’œuvre de Rimbaud n’apporte rien à propos d’un sujet sur lequel on dispose de plusieurs bons travaux. La comparaison, par Atle Kittang, des « espaces poétiques » de Bachelard et de Rimbaud, l’un « musculaire, sauvage, agressif », l’autre « harmonieux, tiède et lisse », rappelle les exercices comparatifs de la vieille Sorbonne. Le volume se termine sur une étude de la voix et des sons dans l’œuvre de Rimbaud, par Dominique Lacombe. On admirera la célérité de la publication de ce colloque : moins de trois mois après la journée d’études tenue à la Sorbonne ! Il est vrai que le livre de Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer, dont le titre est voisin, est au programme de l’agrégation 2010. Il a d’ailleurs été coiffé au poteau par un recueil d’articles relevant du même genre éditorial : Lectures des Poésies et d’Une saison en enfer de Rimbaud, sous la direction de Steve Murphy (2009).
Rimbaud (2). Benoît de Cornulier, De la métrique à l’interprétation. Essais sur Rimbaud (Classiques Garnier, 2009, 554 p., 68 €). L’auteur rassemble des études dispersées depuis plus d’une vingtaine d’années, certaines ayant été remaniées pour l’occasion. La première partie est constituée de travaux à propos d’un poème particulier. La seconde, plus courte, est centrée sur l’analyse métrique d’ensembles de vers. Un glossaire donne les définitions des termes utilisés par l’auteur. On sait que ce métricien et linguiste a renouvelé l’étude de la métrique en proposant une analyse distributionnelle des vers, dissipant l’étude subjective et impressionniste des césures et l’apposition d’accents qui n’avaient aucun caractère métrique dans le vers français. Le corpus bref, mais en perpétuelle évolution, des poèmes de Rimbaud est un domaine privilégié d’application de ses recherches sur la métrique. La première partie reprend des analyses de Ma Bohème, Chant de guerre Parisien, Les Premières Communions, Jeune ménage, Chanson de la plus haute Tour, et de« Qu’est-ce pour nous […] », dont il a montré l’aspect de dialogue de l’esprit et du cœur. L’article sur l’alexandrin chez Rimbaud, et surtout les différents tableaux qui le résument à la fin, sont une voie d’accès commode à l’analyse des alexandrins de Rimbaud. Cet article se prolonge sur le mélange des décasyllabes diversement césurés de Tête de Faune, sur l’alexandrin des deux poèmes Mémoire et « Qu’est-ce pour nous […] », contre les notions de « césure déplacée ». Benoît de Cornulier décrit la métrique de Rimbaud avant mai 72, ses bizarreries métriques en matière de césure, de polymétrie, de désordre des rimes. Il récuse l’existence de vers dans la prose des Illuminations. Il remet le mètre impair à sa place et dissipe le mythe de l’« insaisissable », dans ses analyses de la Chanson de la plus haute Tour, des Corbeaux et de Larme. Enfin, son étude du style métrique de chant (oral) chez Rimbaud et Baudelaire, avec une analyse des pseudo-vers libres et pseudo dernier poème de Rimbaud, « Rêve », et de Comédie de la Soif, témoigne de son ouverture à l’aspect oral et chanson, ce qui n’a rien d’étonnant de la part d’un linguiste. Certes, on peut ne pas le suivre dans ses interprétations du quatrain en « modules », ne pas croire dur comme fer en la « loi des 8 syllabes », et trouver que sa terminologie est trop personnelle et loin de l’usage commun : le « 12-syllabes », voire le « 12-voyelles », ne remplacera jamais l’alexandrin, et il n’est pas sûr que le « mètre contrastif » persistera. En revanche, il est difficile de se passer des « clitiques » quand on veut étudier la césure, et l’on en trouvera la liste dans le glossaire. Quand au vers « nouille », ou à certains de ses néologismes sémantiques (« catatonique »), il rappelle que son entreprise démystificatrice ne va pas sans humour. La rigueur de la méthode de ce métricien a fait école, et il a su ouvrir des échanges avec d’autres collègues et avec des spécialistes d’histoire littéraire. La métrique n’est pas, comme beaucoup le pensent encore, une histoire de coupage de vers en quatre ou en deux, ou d’angulage de rimes, ennuyeuse et vaine. Comme le titre de cet ouvrage l’indique, c’est lorsque la métrique vient au secours de l’interprétation, et que l’interprétation confirme la métrique, que son existence se justifie. Ce livre en est la parfaite illustration.
Rimbaud (3). Steve Murphy, Rimbaud et la Commune. Microlectures et perspectives (Classiques Garnier, 2010, 916 p., 98 €). On a connu un Rimbaud communard dans la version des intellectuels du Parti communiste français, ou dans la version romantico-surréaliste exacerbée. À l’autre bout, l’absurde interprétation du Cœur suppliciécomme un viol par les Communards. Entre les deux, la déshistorisation entraînée d’abord par l’interprétation ésotérique de sa « voyance », puis par la destruction des mythes par l’Hygiéniste des Lettres, et enfin par l’idéologie structuraliste du texte clos. Après avoir aligné les volumes de la meilleure édition de référence des œuvres de Rimbaud, malheureusement hors de la portée des finances de la plupart des lecteurs potentiels, Steve Murphy publie un livre dont les trois-quarts des études sont inédits. Il nous redonne un Rimbaud moralement et politiquement engagé, qui n’a pas cessé d’écrire après l’échec de la Commune, et qui demeure révolté par la répression sanglante des Versaillais. Son trajet est rapproché de celui de Verlaine, qui avait alors le projet de publierLes Vaincus, et fréquenta avec lui les exilés, même s’il vira ensuite religieusement et politiquement vers différents courants réactionnaires. Les poèmes de Rimbaud font l’objet de « microlectures » qui débordent leur sens thématique initial : ce sont des lectures « à la loupe », où chaque mot est replacé dans son contexte linguistique, discursif, culturel, historique, et où les registres les moins académiques sont explorés, politiques, argotiques, érotiques, scatologiques, tous mobilisés par l’adolescent provocateur. Steve Murphy reprend, avec la plus grande prudence, les informations des témoignages, comme celui de Delahaye, trop suivi aveuglément, et de Paterne Berrichon, trop moqué. Contre l’interprétation naïve de nombreux lecteurs, il démontre la dimension ironique et satirique des textes de Rimbaud, notamment en fonction du contexte des lettres qui les transmettent et de la position des destinataires. Les images populaires, notamment les caricatures parues dans la presse, sont mises en rapport avec ces textes. Steve Murphy tient compte aussi des lectures classiques et de l’imprégnation latine du surdoué carolopolitain. Chaque fois qu’il se saisit d’un poème, il rappelle les interprétations antérieures, des plus lointaines aux plus récentes, qu’elles soient justes ou non. Il cite même des travaux inédits, car il est au centre d’un très actif réseau de rimbaldiens. Il est capable de consacrer des pages au hanneton ou à un nom oriental, comme d’analyser les conflits entre les réfugiés communards. Il n’omet pas l’aspect métrique et rapporte les singularités à la versification de l’époque. On aurait aimé qu’il poursuive ses remarques sur Michel et Christine et qu’il donne une microlecture de « Qu’est-ce pour nous, mon cœur […] », mais on devine qu’il n’avait plus de place dans ce volume, d’autant qu’il indique que cette « perspective » politique se prolonge dans certaines Illuminations. Un autre pavé devrait suivre, donc. Celui-ci se termine sur une allusion à mai 68 et sur une Bibliographie rimbaldo-verlainienne, flanquée de deux index des noms et des textes. Le bouquin refermé, on se demande si l’on ne doit pas rapporter à la formation anglaise de l’auteur son « empirisme », dont les résultats resteront solides, à l’encontre de tant de constructions en l’air et de pathos identificatoire qui ont eu cours dans les études sur Rimbaud. S’y ajoute un « républicanisme » comme seuls les sujets de Sa Majesté peuvent l’éprouver, et qui fait sympathiser sans complexe Steve Murphy avec les vaincus du dernier en date des soulèvements parisiens, d’ailleurs moins révolutionnaire que patriotique et jacobin.
Rimbaud (4). Antoine Fongaro, Le Soleil et la chair. Lecture de quelques poésies de Rimbaud (Classiques Garnier, 2009, 240 p., 36 €). Beaucoup de réchauffé dans ce volume, dont certains articles avaient déjà été recueillis, notamment dans Les Cahiers de Littératures, mais dont il faut convenir qu’ils n’ont rien perdu de leur pertinence et de leur mordant. À l’origine du titre retenu pour cet ensemble consacré à ce qu’il est convenu d’appeler les « Poésies », il y a bien sûr un clin d’œil à Soleil et chair que Rimbaud recopia pour Paul Demeny en 1870, Soleil, comme l’explique Antoine Fongaro, parce que la poésie de Rimbaud est héliotropique, elle suit le cours du soleil de l’aube jusqu’au zénith, puis au crépuscule ; Chair parce que cette poésie est comme aimantée par le désir d’exprimer une homosexualité dont la loi fait encore un crime à l’époque et qui doit pour cela rester celée. Il ne faut pas s’attendre à un effort de synthèse plus soutenu de la part d’Antoine Fongaro, dont on sait qu’il préfère les lectures délimitées et méticuleuses aux grandes théories qui, souvent, dégénèrent en élucubrations et délires interprétatifs. De ce point de vue, les deux études inaugurales de l’ouvrage ont valeur de manifeste ; la première, intitulée De quelques vocables, s’intéresse à des mots dont l’élucidation demeure délicate : « poupe », « bombinent », « panadif » et autres « éclanches », tandis que la seconde, De quelques syntagmes, se risque à considérer plusieurs mots agrégés. Dans les deux cas, comme dans le reste du livre, il s’agit de commencer par un décapage du texte, qui n’est pas toujours opéré sur un ton très commode, et de s’appuyer sur toutes les données disponibles de l’érudition (lexicales et syntaxiques, métriques et stylistiques, intertextuelles, historiques ou sociologiques) pour asseoir, avec patience et rigueur, le sens littéral du texte. D’aucuns seront peut-être déçus du caractère délibérément circonscrit des ambitions que s’assigne ici le critique, mais mieux vaut quelques pierres bien posées que des châteaux branlants.
Rimbaud (5). Geneviève Hodin, L’Alphabétaire insolite : tiré du Supplément au Dictionnaire landais (1854); suivi de Lexique rimbaldien (Ressouvenances, 2010, 222 p., 20 €). Toute personne aimant la lexicologie aura plaisir à parcourir ce volume orné de lettrines extraites du Complément du Grand Dictionnaire des dictionnaires français.Napoléon Landais avait comme principe qu’un dictionnaire devait être à la fois « complet et progressif », d’où son désir de remettre à jour, grâce à un comité d’enseignants trié sur le volet, la douzième édition parue chez Didier en 1853. Comme l’affirme Geneviève Hodin, ce glossaire « peut favoriser la découverte de mots ignorés et de mots dont le sens a changé ». Le « Lexique rimbaldien à la lumière du Dictionnaire Landais » pourra intéresser un certain public. On sait que le binôme « ambre et spunck » de Dévotion a fait couler beaucoup d’encre. Voici la définition du Landais : « Substance résineuse et inflammable. Il y a l’ambre jaune, et l’ambre gris, qui est spongieux et odoriférant. C’est ce dernier qu’on entend, lorsque le mot est employé sans épithète : sentir l’ambre et le musc. » Mais quand, à propos des « verts pianistes » des Assis, on lit : « Pianiste. s. m. Relat. il s’est dit, dans les colonies, de ceux qui ont le pian. 1851 », on reste sceptique sur l’intérêt de la chose… Signalons la parution récente d’un petit répertoire (doublé d’un historique), intitulé Histoire de la presse ardennaise 1764-1944 (Arch’Libris), qui sera utile à ceux qui chercheront à établir la bibliographie de Rimbaud dans les Ardennes. Il y est bien sûr question de ce Progrès des Ardennes, dans les bureaux duquel le jeune Rimbaud passa quelques jours et où le hasard a fait récemment découvrir un sien article, sarcastique à souhait, sur le chancelier Bismarck.
Romancières. Brigitte Louichon, Romancières sentimentales (1789-1825) (Presses universitaires de Vincennes, 2010, 343 p., 25 €). Brigitte Louichon revient sur ces « romancières sentimentales » du tournant du xixe siècle, au succès aussi fulgurant qu’éphémère : best-sellers à leur époque – époque de transition et de rupture –, les romans de Mmes Cottin, de Duras, Gay, de Genlis, de Krüdener, de Souza, mais aussi de Mme de Staël, écrits entre 1794 et 1825, ont rapidement été délaissés, l’engouement laissant la place à un oubli à peu près total. Contribuant à une histoire des sensibilités et des mentalités, cet essai tente d’éclairer le plaisir que ces romancières ont pu éveiller chez leurs lecteurs, en analysant le sens de leurs textes à la lumière des discours tenus par leurs contemporains. Brigitte Louichon analyse les influences, de Jean-Jacques Rousseau aux contes merveilleux, dont les romans sentimentaux sont, au tournant du xixe siècle, les héritiers. Les romancières sentimentales ouvrent toutefois quelques voies littéraires que révèle l’analyse du traitement de l’espace – parc, jardin, couvent, lieux d’errance et société parisienne. Se centrant sur leurs formes narratives, l’ouvrage souligne la variété qu’épousent les romans sentimentaux, de l’écrit épistolaire à la narration à la troisième personne, en passant par le récit diaristique ou rétrospectif. Il s’attarde sur leur programme narratif, articulé entre rencontre, conjonction et disjonctions. Le temps, présent, mobile, immobile, passé, constitue l’objet d’étude suivant, puis laisse la place à l’examen d’un autre temps, le temps de l’Histoire, et l’analyse d’un autre langage, celui d’une époque troublée, entre la Révolution et l’Empire : sans doute est-ce cette expérience de rupture qui, marquant les romans et leurs héros, explique leur succès, puis leur abandon, les troubles révolutionnaires et post-révolutionnaires n’appartenant plus qu’au passé. L’essai se termine sur une lecture d’Armance de Stendhal, éclairée par les caractéristiques du roman sentimental féminin. L’ouvrage comprend par ailleurs une courte présentation biographique des romancières, avec le résumé de leurs écrits. Bien qu’il offre une analyse transversale approfondie des œuvres étudiées, on regrette que le livre ne s’attarde pas plus sur l’approche sociologique ébauchée dans le premier chapitre, l’illustration des trajectoires sociales et littéraires des romancières sentimentales et la description du champ littéraire de leur époque. On regrette également que l’approche genrée ne soit qu’esquissée, sans jamais faire l’objet d’un développement particulier, abordant en détail la problématique relative à la condition des femmes, plus particulièrement de ces femmes auteurs, et réévaluant la question du « genre des genres ». Cette double perspective contribuerait à mieux appréhender la réception et les raisons de l’engouement suscité par les romans sentimentaux du tournant du xixe siècle. Peut-être la répartition en chapitres aurait-elle également gagné à être redistribuée ? Le chapitre V, Conjonctions et disjonctions romanesques, consacré au programme narratif et concourant à détailler le contenu des best-sellers sentimentaux, méritait d’être placé en tête d’ouvrage, après le premier ou le deuxième chapitre, pour plus de clarté, puisqu’à aucun moment, le roman sentimental ne fait l’objet de définition précise. Notons enfin que la notion de best-seller, bien qu’anachronique, mériterait qu’on s’y arrête plus longuement. Même si les conditions d’édition et de diffusion sont profondément différentes des conditions actuelles et s’il reste, hélas ! difficile de mesurer l’audience exacte des romancières étudiées, leur notoriété s’accompagne de phénomènes para-littéraires ou extra-littéraires (modes vestimentaires, objets) qu’il eût été intéressant, comme le souligne Brigitte Louichon elle-même, de connaître mieux, d’autant qu’ils ne sont pas sans rappeler les phénomènes de marketing entourant la commercialisation de best-sellers récents.
Saint-Jean. Robert de Saint-Jean, Journal d’un journaliste (Grasset, Les Cahiers rouges, 2009, 490 p., 12,40 €). Du journalisme, oui, mais de l’excellent journalisme, et qui couvre un demi-siècle, de 1927 à 1971, soit de Doumergue à Pompidou. Seule interruption : de 1939 à 1945, avec la guerre. Très introduit dans les milieux littéraires et politiques, l’auteur use, pour décrire les scènes et les personnages, d’un style nerveux et d’un trait bref et incisif. Il n’insiste jamais et préfère construire son livre par brèves rencontres, par petits dialogues rapides. Les figures qui reviennent le plus souvent sont Cocteau, Mauriac, Green et Malraux, chacun caractérisé par son langage et ses tics, ainsi Mauriac avec « ses gencives de loup maigre qui vient de mordre et garde un peu de sang au museau ». On croise aussi Gide, « sorte de Méphisto pour agence Cook », Morand, Valéry, Charles du Bos « avec son habituelle mine funèbre », Jacques-Émile Blanche, Colette, Céline, Jouhandeau, Louise de Vilmorin, Reynaldo Hahn… Le pouvoir d’évocation de telles silhouettes est grand et donne à tout ce que raconte l’auteur une vie singulière. Maintenant, on se lasse un peu de ces sempiternelles rencontres avec Julien Green, lequel parle sans cesse de ses livres, de ses projets, de ses conceptions, avec un air astrologue du moindre propos, qui est assez prétentieux. L’amitié qu’éprouve Robert de Saint-Jean pour l’auteur d’Adrienne Mesurat l’a visiblement poussé à recueillir la moindre parole tombée des lèvres de ce dernier, comme s’il s’agissait de Platon ou de Shakespeare, et c’est là, peut-être, le seul petit défaut de son livre. Pour le reste, il nous promène à travers les dîners en ville et les diverses scènes de la comédie mondaine et littéraire, avec ce qu’on pourrait appeler les dernières grandes vedettes, tel un Léon Daudet, qui, emporté par sa verve, définit ainsi Pierre Loti : « C’était Narcisse à Sodome. » On quitte parfois Paris pour des voyages à Rome, à Tunis, aux États-Unis, à Londres surtout, où l’auteur fait preuve des mêmes dons d’observation. La politique le requiert aussi beaucoup et, en 1933, il fait preuve, face à Hitler, d’une grande lucidité. Plus tard, ce sont des rencontres avec De Gaulle, Malraux ou Bidault, souvent assez pittoresques. On entend aussi Cocteau déclarer : « Le Français est un anarchiste modéré. » Un détail, cependant, pourrait peut-être éveiller quelque suspicion quant à l’exactitude historique du mémorialiste. À la date du 5 juillet 1938, on trouve ceci : « Hier, chez les Maurois, Philippe Berthelot, dans un profond silence, rappelle la célèbre prière […] ». Or, le Seigneur-Chat (comme l’appelait Colette) était mort le 22 novembre 1934. Mais il peut s’agir d’un lapsus, ou bien d’une erreur de date ou de transcription, et cela n’enlève rien à ce remarquable journal, qui se lit d’autant mieux qu’il possède la double qualité, rare chez les journalistes comme chez les écrivains, de la vie et de la vision.
Sarah Bernhardt. Sophie-Aude Picon, Sarah Bernhardt (Gallimard, Folio Biographies, 2010, 284 p., spm). Il ne faut pas aller chercher de révélations dans cette biographie qui reparcourt au pas de course les épisodes les plus connus de la vie de la « divine » tragédienne. Plus détaillé au début, en accéléré vers la fin, ce petit livre ne prétend pas apporter beaucoup de nouveau, ni pénétrer très profondément dans la psychologie de Sarah, pas plus que dans les complexités de la société ou dans celles des diverses époques où s’est déployée sa carrière, avec des hauts et des bas pourtant révélateurs. Les écrits de Marie Colombier sont évidemment largement exploités, ainsi que Ma double vie, le livre de souvenirs de la comédienne. L’un des aspects les plus intéressants de l’ouvrage lui vient cependant de l’effort qui est fait pour documenter la réception critique et populaire des performances de Sarah Bernhardt, tant en France qu’à l’étranger. C’est ce qui nous vaut des citations souvent frappantes de Francisque Sarcey, de Jules Lemaitre ou d’Auguste Vitu, mais aussi de beaucoup d’autres folliculaires connus ou moins connus. L’auteur évoque également la façon dont Sarah a pu devenir un véhicule publicitaire anticipant sur les pratiques d’aujourd’hui. Un cahier d’illustrations en porte témoignage. Quelques remarques éclairantes apparaissent également à propos des choix dramaturgiques de la comédienne devenue propriétaire et directrice de théâtre, mais qui n’a pas su ou pu épouser tout à fait la modernité.
Salons. Anne Martin-Fugier, Les Salons de la IIIe République : arts, littérature, politique (Perrin, 2009, 510 p., 9 €). Réédition au format de poche d’un ouvrage paru en 2003. L’auteur entend couvrir, en un seul tenant, les champs littéraire, artistique et politique de la IIIè République, ce qui ne peut, derechef, que laisser chacun sur sa faim (n’a-t-il pas fallu à Myriam Chimènes pas moins de 776 pages pour traiter uniquement des salons musicaux dans sonMécènes et musiciens de 2004 ?). Le champ littéraire à lui seul méritait bien d’être prospecté, car, en dehors du chapitre sur les salons littéraires de Vingt-cinq ans de littérature française paru sous la direction d’Eugène Montfort en 1925 – qui n’a apparemment pas été consulté par Anne Martin-Fugier – et d’études parcellaires comme La Dame aux éventails : Nina de Callias (2000), on ne dispose que de peu de travaux. Il fallait se plonger dans les mémoires, les journaux et les correspondances, ce que notre auteur a vaillamment entrepris, pour découvrir qu’il s’agissait bien de réseaux, certes difficilement isolables, mais ayant des passerelles, faciles, elles, à identifier. Mais c’est là qu’Anne Martin-Fugier se perd et nous perd. On la sait, par ses publications antérieures, fâchée avec la chronologie, mais son Salons est un grand festival d’allers et retours. Surtout, faute d’avoir éclairé les personnalités autour desquelles se sont constitués ces réseaux (le livre ne donne quasiment jamais de précisions biographiques), on se heurte – sans compter les répétitions d’un chapitre à l’autre – à des enfilades de noms, qui transforment ce travail de recherche en une sorte de carnet mondain.
Satie. Jean-Pierre Armengaud, Erik Satie (Fayard, 2009, 600 p., 32 €). Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une biographie au sens traditionnel du terme, mais plutôt d’une biographie essentiellement musicale. Sans gommer la vie événementielle de Satie, l’auteur a préféré donner une large place aux analyses musicales de ses compositions, analyses qui sont très fouillées et ont le mérite de montrer que Satie fut, avant tout, un musicien novateur. Cette démarche était sans doute nécessaire, car nombre d’ouvrages sur le musicien ont insisté comme à plaisir sur les aspects pittoresque et caricaturaux du personnage, que l’on a trop « marginalisé dans la loufoquerie et le minimalisme indigent ». C’est cependant un fait que la vie de Satie fut, et de plus en plus avec les années, dominée par la solitude et la misère (« irrésistible ascension dans la misère », souligne Jean-Pierre Armengaud). Côté sentimental, il semble n’y avoir eu que la désastreuse liaison avec Suzanne Valadon. Il ne fait pas de doute non plus que, tout comme Jarry, le musicien est mort à la fois alcoolique et dans le dénuement. D’autres aspects biographiques se trouvent soulignés : l’influence de son père Alfred Satie, la haine du Conservatoire, ses rapports ambigus avec Dada comme avec le groupe des Six, son engagement politique et dans les bonnes œuvres laïques, à Arcueil. Peu d’amis, si ce n’est Contamine de Latour et surtout Henri-Pierre Roché. Même si le parti-pris strictement biographique n’était pas, répétons-le, celui de l’auteur, on eût sans doute aimé davantage de détails sur les relations de Satie avec des gens comme Valentine Hugo, Jacques Doucet (qui le recevait souvent), Caryathis (Élise Jouhandeau) et d’autres. Quelques erreurs et imprécisions à relever : Narcisse le beau (sic), Jean-Claude Averty, Maurice Beaubourg qualifié de « journaliste » (alors qu’il était aussi romancier), la plaquette La Guerre du Luxembourg (sic) de Cendrars. Est-il bien sûr, par ailleurs, que Fargue et Satie aient été « compagnons de lycée » ? Que L’Almanach de Cocagne pour 1920 soit un « almanach dadaïste » ? Et que ce soit Clemenceau lui-même qui ait donné sa signature pour le « premier papillon Dada » ? En revanche, rien à dire sur les analyses musicales, qui s’attachent avec une grande précision, et force exemples musicaux, à mettre en valeur l’écriture si originale de Satie. Tel est le principal et le grand mérite de cet ouvrage, qui est de surcroît l’œuvre d’un pianiste-concertiste et musicologue, lequel connaît mieux que quiconque la musique de l’auteur des Préludes flasques (pour un chien). L’ouvrage est complété par un très utile Catalogue des œuvres de Satie. On déplore seulement le manque d’illustrations, qui, il est vrai, n’est peut-être pas imputable à l’auteur.
Schwob. Marcel Schwob, Essai sur l’art de la biographie. Préface à Vies imaginaires. Fac-similé du manuscrit(Société Marcel Schwob, 2009, hors commerce). Cette préface aux Vies imaginaires est célèbre, car elle défend une conception particulière de la biographie, fondée sur le détail individuel : « Les idées des grands hommes sont le patrimoine commun de l’Humanité : chacun ne possède réellement que ses bizarreries. » Ce faisant, Schwob s’étend longuement sur les Vies des personnes éminentes d’Aubrey ; il aurait également pu citer les Portraits imaginaires de Walter Pater (1887), qui lui donnèrent peut-être l’idée du titre de son recueil. Ce fac-similé, qui comporte des corrections, et des morceaux découpés et remontés, prouve que le texte n’a pas été écrit d’un seul jet. Le manuscrit, qui a servi à l’impression, provient de The New Review, qui publia cette préface en pré-originale en janvier 1896, sous un titre spécial. Comme tel, il est intéressant, mais aurait sans doute mérité une présentation plus étoffée que les quelques lignes figurant sur la quatrième de couverture, et qui pourraient sembler surtout destinées à valoriser le manuscrit, lequel se trouve en mains privées (à ce propos, le dessin d’Ernest La Jeunesse reproduit en couverture et censé représenter Schwob, montre une figure ronde et lunaire, aux moustaches en guidon de vélo, qui ne lui ressemble guère). À côté de ces tâches pieuses et très louables, la Société Marcel Schwob pourra bientôt, n’en doutons pas, nous donner des lettres inédites ou des textes non repris, lesquels, on le sait, ne manquent pas.
Secret. Les Écritures secrètes, sous la direction de Michel Briand, Colette Camelin, Liliane Louvel (La Licorne, 2009, 312 p., 21 €). Ces actes d’un colloque tenu en 2007 à Poitiers sont une tentative d’élucidation, non exhaustive, de la pratique des « écritures secrètes » : non exhaustive parce que celles-ci, rappelle Colette Camelin, sont aussi anciennes que diverses : « codes secrets, écritures “clandestines”, manuscrits dissimulés, samizdats, pseudonymes, jeux sur l’onomastique, romans à clés, textes hermétiques, pratique “secrète” de l’écriture en tant que “laboratoire caché”, avec des procédures aussi complexes que celles de l’alchimiste ». Il n’était donc pas question d’explorer, dans tout son foisonnement, cette modalité de l’écriture, mais d’en considérer quelques formes. Interroger les processus d’encodage et de décodage, le rôle respectif de l’écrivain et du récepteur, et le lien spécifique constitué par le « secret », en un mot tenter une « herméneutique ». On évoque la censure militaire déjouée par Apollinaire lorsqu’il demande à Madeleine de distinguer « les premières et dernières lettres de chaque ligne jusqu’à l’alinéa » ; les ruses de Marie-Antoinette dans ses Carnets pour contourner la surveillance des révolutionnaires ; les stratégies élaborées en régime totalitaire, qui développent l’habitude du décryptage par le destinataire des textes (et du cryptage par le « destinateur »). Arvi Sepp interroge les « Journaux intimes de Victor Klemperer comme écriture secrète sous le national-socialisme » : il s’agit d’une « stratégie de survie psychique, fidèle aux valeurs humanistes écrasées par l’idéologie nazie ». Ce n’est pas pour rien que Klemperer appelait ses feuillets intimes ses « soldats de papiers », appelés à « combattre la terreur nazie et les falsifications de l’histoire qui en résultent ». Ici, le geste même d’écrire, qui met constamment l’auteur en péril, doit rester secret. Transgression des interdits politiques et des codes sociaux vont de pair. Chacun des intervenants du colloque a fait sien le mot de Paul Ricœur dans De l’interprétation, essai sur Freud : « Là où un homme rêve, prophétise ou poétise, un autre se lève pour interpréter ; l’interprétation appartient organiquement à la pensée symbolique et à son double sens. » Homère et ses œuvres, Marie-Antoinette et ses Carnets, Wilde et l’invention de noms secrets « comme provocation », Volodine et le cryptogramme. « Les mots sont comme des tasses de thé », écrit Wittgenstein. Colette Camelin ajoute : « Ils ont une signification, ils se remplissent du sens qu’on leur donne. » Paul-André Claudel, dans Les Hiéroglyphes et les grimoires : conceptions ésotériques de l’écriture dans la poésie fin-de-siècle, évoque, depuis les Rose-Croix du XVIIe siècle et l’Illuminisme du XVIIIe, le Romantisme puis le Symbolisme qui s’en sont nourris. Mentionnant le rosicrucien Péladan, il montre comment l’ensemble de ce courant s’est « opposé de manière souterraine au rationalisme des Lumières puis au positivisme et au matérialisme ». Une autre contribution explore une poétique du secret : elle est consacrée à Paul Celan et à l’obscurité « congénitale » (sic) du poème : « Le poème doit tenir (stehen), résister (wieder-stehen), se préserver de toute récupération, ne pas livrer sa part obscure. »
Simenon. Gyula Zarand, Sylvestre Clancier, Sur les pas… de Maigret : le Paris de Georges Simenon (Éditions du Polar/Antigone, 2010, 143 p., 20 €). Le hongrois Gyula Zarand, installé à Paris depuis 1971, photographe à l’agence de presse Rapho, et l’écrivain Sylvestre Clancier, président du Pen Club français et de la commission Poésie de la Société des Gens de Lettres (!), sont partis sur les traces de Simenon : la Butte (Maigret tend un piège) ou le canal Saint-Martin (Le Corps sans tête), entre autres. Belle idée, mais les photos noir et blanc, dures, auraient bénéficié d’une impression en double ton sur un meilleur papier, et la maquette du texte n’est pas idéale. Fabriqué à la diable, non cousu, cet ouvrage sans grâce n’en restitue pas moins un Paris d’antan, ainsi la courbe du canal au quai de Valmy, le canal de l’Ourcq, le quartier des Récollets, le bassin de l’Arsenal, Montmartre, et toutes sortes de personnages. Ambiance Simenon années trente.
Souvenirs. François Bott, La Traversée des jours. Souvenirs de la République des Lettres (1958-2008) (Le Cherche Midi, 2010, 167 p., 15 €). Comme quoi l’on peut fort bien écrire des chroniques parfaitement superficielles et donner ensuite un livre de souvenirs très prenant par son ton même. Cela commence par le journalisme, à France-soir d’abord, puis à L’Express, ce qui nous vaut des évocations successives de Pierre Lazareff, Françoise Giroud et Jean-Jacques Servan-Schreiber, le plus sympathique étant, de loin, le premier. Silhouette de Giroud : « Avec ses allures de bonne dame de gauche à la mode, elle trompait assez bien son monde, mais elle n’y parvenait pas toujours. » Voici les années 60, où l’on se sent en porte-à-faux entre « les iconoclastes BCBG de Tel Quel » et les « hussards » quelque peu fatigués, guidés par des Chardonne et des Morand vieillissants et attendant avec effroi l’Apocalypse. Au passage, on croise Duras, « la forcément sublime Marguerite, aussi ennuyeuse dans la vie que dans ses livres », et même Dalida, dont François Bott assure que, durant un dîner, « elle m’a entretenu toute la soirée de Heidegger. Elle s’y connaissait » – après tout, pourquoi pas ? Puis, c’est Le Monde des Livres et Mai 68, moment historique dont l’auteur note qu’il a tordu le cou au structuralisme. Pas seulement au structuralisme, car la fameuse apostrophe de Cohn-Bendit à Aragon, boulevard Saint-Michel, montre bien que c’est de ce moment-là aussi que les staliniens cessèrent de tenir le haut du pavé dans la République des Lettres, ce qu’ils faisaient pratiquement depuis 1945. On ne peut que souscrire, par ailleurs, à ce que dit François Bott de l’agité du bocal Jean-Edern Hallier, mégalomane qui joua à fond le jeu médiatique et dont, en 2010, il ne reste rien : « Ce dangereux histrion, ce spécialiste de l’emphase, de l’esbroufe, des coups tordus et des multiples revirements, qui était passé de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, comme on change de trottoir ou de chemise, aurait trahi même son ombre. » On croise bien d’autres gens : Queneau, « cet étrange sénateur des lettres, qui jouait les idiots du village » (auquel l’auteur, soit dit sans blesser, ne comprit rien) ; Françoise Verny, éléphantesque et toujours saoule ; Ionesco, « ce clown triste » qui cachait les bouteilles de whisky loin de la vue de sa femme et était obsédé par Sartre ; Cioran, grand déambulateur nocturne devant l’Éternel ; Alphonse Boudard (dont le style, entièrement pompé de celui de Céline, a terriblement vieilli), etc. Son étape finale au Monde des Livres permet à François Bott de donner des coups d’encensoir à Josyane Savigneau et à Philippe Sollers, qu’il juge « un de nos meilleurs portraitistes littéraires, dans la lignée de Sainte-Beuve et de Roger Nimier » – il n’a pas ajouté : et de Saint-Simon, mais peut-être le pensait-il. Même si, comme il en va toujours pour les mémoires et souvenirs, l’auteur n’a visiblement pas pu tout dire, ce qui nous prive peut-être du plus piquant, sinon du plus intéressant, ce livre se lit agréablement ; il y a là des choses vues, de l’ironie, et quelques silhouettes que l’on n’oublie pas. À propos, la fameuse phrase : « La mort n’est pas une excuse » n’est pas, comme le croit l’auteur, de Darien : celui-ci ne fait que la citer dans Le Voleur, en précisant : « ainsi qu’on l’a dit ». La phrase est en fait de Jules Vallès, qui l’aurait écrite en 1857, dans un article nécrologique sur Cavaignac.
Stendhal. Stendhal, Qui nous délivrera de Louis XIV ? Traité d’égotisme selon Stendhal (Anatolia, 2010, 132 p., 16,90 €). Sous un titre emprunté à une phrase de Stendhal, voici une sélection de morceaux choisis, due à Samuel Brussell et regroupant des extraits de Souvenirs d’égotisme, Vie de Henri Brulard, Voyages en France, Journal,Voyages en Italie, Courrier anglais, De l’Amour, Racine et Shakespeare, etc., et des Lettres à Pauline. Ces morceaux, bien choisis, permettent de mesurer l’originalité foncière de Stendhal observateur de son temps et de la vie en général. Le tout a une allure tonique, souvent ironique, qui est la marque même de l’esprit de Stendhal. Ce qui domine chez lui, et que la préface de Samuel Brussell aurait pu souligner davantage, c’est la haine de tout ce qui est officiel ; il est vrai que les textes choisis le montrent bien. Stendhal a stigmatisé certains travers modernes, qui, au fond, font partie de l’éternelle comédie sociale. Il est particulièrement dur envers la France et Paris (moins envers la province) : empire, sinon tyrannie, de la mode (« En France, la première nécessité de la vie a toujours été d’être à la mode »), affectation, vanité nationale, passion pour la médiocrité, etc. Il souligne abruptement : « La vraie patrie est celle où l’on rencontre le plus de gens qui vous ressemblent. » Il déteste les flatteurs et l’esprit de sérieux, et affirme un certain penchant aristocratique (mais de l’aristocratie de l’esprit, ne confondons pas), ironisant sur « l’habitude des élections » (déjà !) qui lui fait écrire : « Je ne veux faire la cour à personne, mais moins encore au peuple qu’au ministre. » Il regrette surtout « l’esprit naturel, piquant, libertin, frondeur, imprévu » d’autrefois et soupire : « Grand Dieu ! allons-nous devenir des Genevois ? » Il provoque même le lecteur : « Je vais passer pour mauvais Français… » À signaler aussi des passages satiriques sur le monde des journaux, la camaraderie littéraire et les perpétuels renvois d’ascenseur des critiques, pratiques qui continuent de sévir dans notre petit monde littéraire. En définitive, ce qui est peut-être le plus remarquable chez Stendhal, c’est le ton – un ton unique, à l’image de l’homme qu’il était et qui sut rester un homme libre. C’est ce qu’on pourrait appeler sa leçon, s’il n’avait pas toujours pris soin de ne jamais s’afficher en donneur de leçons : là aussi, nos contemporains, spécialement certains écrivains, ont encore beaucoup à apprendre de lui… L’égotisme, c’est en définitive l’art d’être soi-même : mais encore faut-il, pour ce faire, être une personne, et sentir les hommes et la vie comme le faisait Stendhal. Maintenant, doit-on, comme le fait Samuel Brussell, penser qu’« à son époque, et encore de nos jours, Stendhal, en France, fait figure de suspect » ? Peut-être, mais voilà qui l’eût assurément fort réjoui. Stendhal, qui ne saurait être suspect qu’aux yeux des sots, reste une excellente pierre de touche.
Tribunal. Emmanuel Pierrat, Accusés Baudelaire, Flaubert, Levez-vous ! (André Versaille, 2010, 217 p., 19,90 €). Sous un titre inutilement accrocheur, il s’agit d’une présentation des trois procès de 1857 dans lesquels le procureur impérial Ernest Pinard requit contre trois de nos plus fameux écrivains, puisque, la même année, « l’accusé Sue » était poursuivi, après Flaubert et Baudelaire, sur les bancs du tribunal pour Les Mystères du peuple ; sans doute n’est-il plus assez célèbre pour que l’éditeur fasse figurer son nom sur la couverture ! Avocat spécialisé dans les cas de censure, Emmanuel Pierrat rappelle les données et les enjeux de ces procès, sans ridiculiser outre mesure Me Pinard, ce dont il faut lui savoir gré (outre qu’elle est trop facile, la caricature du procureur tend à faire oublier le sens des poursuites judiciaires, comme on le voyait dans une regrettable biographie de Pinard parue en 2001). En annexe du volume, on trouvera les réquisitoires contre Flaubert et Baudelaire, ainsi que les plaidoiries de la défense et les jugements, ensemble de textes bien connus. Le réquisitoire contre Les Mystères du peuple n’y figure malheureusement pas, mais uniquement le jugement : il est vrai que la mort de Sue en mai, quatre mois avant le procès, l’avait détourné contre l’éditeur Maurice La Châtre et l’imprimeur.
Tzara. Claude Sarraute et Laurent Ruquier, Avant que t’oublies tout (Plon, 2009, 259 p., 19,50 €). Aux lecteurs duMonde qui se sont appuyés autrefois ses billets d’humeur, on apprendra ou non que Claude Sarraute est la fille de l’auteur du Planétarium et la sœur d’Anne Sarraute, collaboratrice de Maurice Nadeau à La Quinzaine littéraire. Plus avertis sont ceux qui savent qu’elle fut aussi la belle-fille de Tristan Tzara, puis l’épouse de Jean-François Revel. On a beau savoir qu’il ne pousse rien de grand à l’ombre d’un grand arbre, une curiosité légitime s’impose à l’égard de cette femme bien née d’abord, et qui a su bien s’entourer ensuite, d’autant qu’elle se livre à un grand déballage. Au-delà des questions d’alcôve, jamais totalement inintéressantes, et d’autres aléas autobiographiques précieux en tant que témoignage, par exemple la montée d’un antisémitisme violent dès la fin des années trente, vivement ressenti par l’enfant née en 1927, même à l’École alsacienne, ou le suicide d’un grand-père qui refuse de déclarer que sa femme n’est pas juive pour obtenir la libération de son fils retenu à Drancy, on glanera, dans ce « non livre » à feuilleter rapidement, quelques flashes : Claude Sarraute traînant les pieds pour aller chez Samuel Beckett prendre des cours de littérature anglaise ; les derniers moments de Tristan Tzara ; l’ascendant total, dur et sadique de Nathalie Sarraute sur ses trois filles, à tel point que ses mariages avec Christophe Tzara, brillant physicien, fils de l’écrivain, et Jean-François Revel, répondent peu ou prou à des injonctions maternelles. Clef de l’histoire, une enfance sans amour. Non seulement, Nathalie Sarraute ne voulait pas d’enfant mais elle voulait un garçon. Elle eut trois filles. Un soir, le téléphone sonne, Michel Butor annonce la naissance de sa sixième fille. Nathalie Sarraute de conclure auprès de son mari : « Tu vois, Raymond, on a bien fait de ne pas insister. » Dès l’évocation d’un premier mariage avec l’américain Stanley Karnow, qui sera par la suite Prix Pulitzer, l’intérêt du livre est moindre, bien que le récit d’une femme qui se voulut libre et vivante n’invite pas au sarcasme. Il s’en faut pourtant, car Claude Sarraute a commis pas moins d’une douzaine d’ouvrages oubliables, qui vont d’Allô, Lolotte c’est Coco à ce volume d’interview, en passant par Maman coq, Papa qui ?, C’est pas bientôt fini, etc. Quant à ses bavardages mi-pétillants mi-insipides imprimés ou radiodiffusés, remplissage des moments creux dans les media, no comment. « Passer pour une andouille à la télé », comme elle dit. Ou aux Grosses Têtes de Philippe Bouvard sur RTL. La préface de Laurent Ruquier, pétri d’admiration, ne manque pas de facilités quand il pointe « le milieu intellectuel parfois élitiste » (sic, nous y voilà) de son égérie, ni d’étonnants moments de camaraderie, à New York, Marrakech ou La Réunion. On retiendra l’image de Claude Sarraute en larmes à Venise avec Ruquier, Ghislaine Ottenheimer et Georges-Marc Benhamou chantant avec les gondoliers : « Je suis venue je ne sais combien de fois à Venise avec des amoureux, c’est la première fois que je fais de la gondole, et faut que ce soit avec vous, cette bande de connards ! » Ce qui fit bien rire les susvisés et donne la mesure d’un dilemme exposé au grand jour.
Valéry (1). Camille Bourniquel, Paul Valéry. Dernier Déjeuner à Auteuil (De Fallois, 2010, 45 p., 12 €). Dans les années 1950 et 1960, Camille Bourniquel publiait des romans (Le Lac, Sélinonte impériale) et des essais aux Éditions du Seuil. Il réapparaît aujourd’hui avec ce bref essai suscité par la publication en 2008, chez le même éditeur, de poèmes inédits de Valéry, Corona & Coronilla. Ce sont de très anciens souvenirs : Valéry au Collège de France en 1937, tel que l’entendait le très jeune Bourniquel, mais surtout ce Dernier Déjeuner à Auteuil : on apprend comment, pour des raisons assez romanesques, la photographe Laure Albin-Guillot invita le jeune homme à ce qui fut, deux semaines avant sa mort, la dernière sortie de Valéry dans le monde. La conversation du poète fatigué fut inévitablement décevante, mais nous vaut ces quelques pages évocatrices. Une relecture eût évité quelques erreurs, comme ce Cyclope d’Euripide attribué à Eschyle !
Valéry (2). Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, tome XI (Gallimard, 2009, 424 p., 25 €). Cette nouvelle livraison de l’édition intégrale des Cahiers par l’équipe de l’ITEM possède les mêmes qualités que les tomes précédents : une transcription claire, un appareil critique efficace, et des annexes riches. Le volume conjoint trois sections différentes. Il propose d’abord six cahiers, dits « cahiers roses » en raison de leur couverture. Or, comme le soulignent les annotateurs, 1912 est une année charnière pour Valéry, confronté à la demande de réédition de ses vers anciens, par Gallimard. Longtemps lieu unique d’une écriture sans finalité publique, que Valéry qualifiera de « travail sans nom et sans objet », les cahiers voient leur statut génétique évoluer, alors que le poète commence à admettre, non sans inquiétude, l’éventualité de nouvelles publications. Il est donc possible de lire ce premier ensemble en fonction de ces enjeux, pour repérer les bribes qui seront développées, plus tard, en vers, dans La Jeune Parque ou Charmes, ou dans les écrits esthétiques de la maturité. La présence de ces germes de textes célèbres prive rétroactivement certaines réflexions de Valéry de leur originalité (on le découvre, en somme, fidèle au futur lui-même). Mais son laboratoire à idées et à formules garde sa richesse et sa diversité usuelles. On trouve, pêle-mêle, des réflexions sur l’économie mentale, la sociologie (« Bourgeoisie ? c’est le Bien-Être. La non-lutte »), la poétique, l’histoire littéraire, les sciences, et des fragments de poèmes non métrés. Le sens de la densité ou du paradoxe se manifeste dans des formules comme « Disciple, c’est-à-dire voleur », « Je vois la figure de l’imbécile qui a raison », « Toute pensée cache la pensée » ou « Tel confesse ses mœurs qui cache ses pieds ». En quelques lignes, Valéry esquisse une analyse magistrale de vers de Rimbaud comme « L’eau verte pénétra ma coque de sapin », où il souligne des échos qu’il qualifie d’« allitérations d’impressions, renforcements très puissants », et qu’il rattache à la posture de « prophète » associée à Rimbaud. Ailleurs, l’écrit est envisagé comme « programme de choses à exécuter en esprit » ; l’organisation du lexique par l’écrivain est quête de « rendement » fondée sur la possibilité d’inclure « le même mot […] dans dix combinaisons » ; l’auteur idéal est celui qui fait de son lecteur un adversaire, « un égal, un récalcitrant, un difficile partenaire » ; le symbolisme est « mode indirect », etc. Un petit « carnet 1913 », conjuguant des notes de dates diverses et quelques dessins, forme la seconde section du volume. La troisième est constituée par un dossier d’une centaine de pages, exclusivement consacrées à l’analyse des notions d’attente et de surprise. Valéry y tourne et retourne les deux concepts, qu’il soumet à différentes approches, réflexion toute abstraite mais sans cesse proche de la littérature, tant il est évident que fabrique de la surprise et création d’attentes orchestrent la composition de la poésie.
Vercors. Vercors, Le Commandant du Prométhée, édition établie et présentée par Flavia Conti (Portaparole, 2009, 86 p., 14,50 €). Le Commandant du Prométhée Jean Bruller alias Vercors acheva ce court récit le matin même de sa mort, en 1991. Depuis sa publication, la même année, dans Lettre internationale, ce texte avait totalement disparu de la circulation. Grâce à Flavia Conti, exégète et traductrice de Vercors en Italie, il renaît sous les presses d’une maison d’édition romaine. Situé quelque part entre Joseph Conrad, Italo Calvino et Dino Buzzati, Le Commandant du Prométhée relate les aventures, tant maritimes que symboliques, d’un certain Alcide Le Gouadec, capitaine d’un vaisseau qu’il ne gouverne pas, navigant au hasard pour le compte d’armateurs invisibles et dont l’existence n’est même pas assurée. À travers la destinée tragique de Le Gouadec, c’est l’absurdité de la condition humaine qui se trouve passée au filtre d’une écriture dénuée de tout pathos, dont l’épure laisse à l’humour toutes ses chances. Dans une préface très bachelardienne, Flavia Conti fait entendre les résonances autobiographiques de ce récit, en même temps qu’elle revient sur l’imaginaire de l’eau qui irrigue l’œuvre de Vercors depuis Le Silence de la mer, domaine fantasmatique propre à l’expression d’une appréhension de la mort donnant son sens à la vie. Le cahier iconographique qui conclut ce petit volume, outre quelques photographies de l’auteur, présente un ensemble d’illustrations tirées des Stances du vieux matelot de Coleridge et du Mariage de Monsieur Lakonik : celles-ci viennent à point nommé rappeler que Jean Bruller, avant de devenir Vercors, fut, dans l’entre-deux-guerres, un dessinateur de premier ordre.
Verlaine. Paul Verlaine, Hombres & Chair, établie et commentée par Seth Whidden, Pierre-Marc de Biasi et Deborah Boltz (Textuel, 2009, 192 p., 100 €). Édition picturalement magnifique des fac-similés des manuscrits de ces deux recueils poétiques, conservés, l’un (Hombres) à la Bibliothèque Jacques-Doucet, l’autre à la Bibliothèque de Metz. Le manuscrit de Femmes, qui vient d’être localisé dans une collection privée, mériterait de constituer le second volet de ce volume (Steve Murphy, auquel on doit tant d’éditions de référence de Verlaine, en serait le commentateur idéal). Après un avant-propos des trois éditeurs, dans lequel sont abordés les éléments génétiques, biographiques et bibliographiques des deux recueils, des fac-similés irréprochables (incluant le verso des documents) précèdent une édition diplomatique et critique de chaque poème. Rarement la bisexualité aura été à telle fête !
Zweig. Stefan Zweig, Les Grandes Vies. Fouché, Marie-Antoinette, Marie Stuart, Magellan (Grasset, 2009, 1232 p., 27 €). Qui sait, par son Balzac, que Zweig est le plus convaincant et subtil biographe de l’auteur de la Comédie humaine sera forcément intéressé par ces quatre biographies dues à la plume alerte du poète et dramaturge viennois. Publiées au rythme d’une tous les trois ans entre 1929 et 1938, alors que Zweig est déjà mondialement reconnu pour des nouvelles comme La Confusion des sentiments (1926), son théâtre ou ses poèmes, ces portraits sont surprenants de qualité. Voici le tout-puissant ministre Joseph Fouché, les reines Marie-Antoinette et Marie Stuart et, contre toute attente – y compris celle de l’auteur qui en eut l’idée lors d’un voyage en bateau en Amérique du Sud – l’explorateur Magellan. Ce sont des ouvrages de maturité au cœur d’une œuvre importante, où un Stefan Zweig brillant, éclairé par Freud, mêle analyse et recherche. Loin de la biographie romancée, et en face d’un travail authentique, comme en attestent les avertissements de l’auteur, qui confronte ses nombreuses sources, non sans grand enseignement partagé avec son lecteur. Séduisant et dramatique personnage que Zweig, passionnément plongé dans les archives et les vies de ces figures historiques. Ses biographies ne vieillissent pas, pas plus que, phénomène plus rare, les traductions d’Alzir Hella parachevant un style impeccable dans un français qui est un enchantement. On a pu entendre récemment, sur France Culture, des rediffusions nocturnes d’émissions des années cinquante, où Alzir Hella témoignait de son admiration pour Zweig, qu’il a connu. Il est regrettable que Grasset ne donne d’autre précision, sur les dates de publication des traductions, que celles des copyrights. Doit-on en déduire que Fouché,présenté comme son chef-d’œuvre biographique, n’aurait été publié en français qu’en 1969, au contraire des autres textes qui furent traduits aussitôt ? De même, il eût été précieux de demander à l’époque son témoignage au traducteur. Car le suicide d’un homme à l’âme aussi noble et sensible que celle de Zweig, Viennois et juif, en la dramatique année 1942 – sa jeune épouse et lui s’empoisonnèrent le 23 février –, après quelques mois d’exil au Brésil, après New York et Londres, blessé par la perte de ce Monde d’hier qu’il venait de décrire comme une autobiographie, laisse un goût amer. On aurait aimé que Zweig, âgé de 59 ans seulement, vît la fin de la guerre, ou écrivît encore. Mais, précisément, à certaines choses, Stefan Zweig ne voulut survivre. Cette mort, volontaire si l’on peut dire, contemporaine de tant d’autres qui ne le furent assurément pas, donne à réfléchir. Il a laissé à ce sujet une lettre avant d’abandonner la vie. Il a aussi laissé ses livres.
[Paul Aron, Jean-Pierre Bacot, Olivier Bara, Patrick Besnier, Claudine Brécourt-Villars, Eugénie Briot, Alain Chevrier, Marc Dachy, Marc Décimo, Philippe Didion, Stéphanie Dord-Crouslé, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Jean-Philippe Guichon, Céline Guillot, Nelly Kaplan, François Kasbi, Caroline Lefrère, Jean-Jacques Lefrère, Hugues Marchal, Brigitte Louichon, Suzanne Macé, Agnès Machet, Hugues Marchal, Jean-Paul Morel, Steve Murphy, Michaël Pakenham, Michel Pierssens, Julien Schuh, Yves Thomas.]