EN SOCIÉTÉ
Alain-Fournier. Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier n° 123, 2° semestre 2009, Chroniques du Grand Meaulnes et du Centenaire de la NRF (81 rue François de Sourdis, 33000 Bordeaux ; 112 p., 19 €). Une longue étude de Jean-Marie Apostolidès fait l’intérêt majeur de cette livraison : De la place du roman d’Alain-Fournier dans l’imaginaire de Guy Debord. Surprenante et inventive, elle rend compte du détournement « psychogéographique » du Grand Meaulnes par Debord avant la sévère reprise en main de ce dernier par son épouse Michèle Bernstein, qui ne supporte pas la dimension adolescente du livre ! On traverse également des œuvres de Jean Anouilh ou le Marianne de ma jeunesse de Julien Duvivier. Par ailleurs, le numéro publie de nombreux comptes rendus de publications liées au centenaire de la NRf, ainsi que des éditions nouvelles du Grand Meaulnestombé dans le domaine public (la revue discute de la légalité de ce nouveau statut). Guy Grenet estime que dans son édition (Livre de poche), Sophie Basch étouffe quelque peu le texte sous les références littéraires, picturales ou musicales.
Auteurs méconnus. La Corne de brume n° 6, novembre 2009 (7 rue Bernard de Clairvaux, 75003 Paris ; 152 p., 18 €). Le rédacteur en chef de ce périodique trouve Histoires littéraires bien puriste avec ses remarques acerbes sur l’orthographe du prénom de Gourmont. Il a peut-être raison, après tout. La revue poursuit son exploration des « auteurs méconnus », très vaste sujet : études ou textes relatifs à J.M.A. Paroutaud, André Laurie (le nègre de Jules Verne a aussi une œuvre personnelle), Mme Aurel et son salon, Jeanne Marais, Régis Messac, etc., plus une anthologie des Poètes fantaisistes (qui aurait pu faire l’économie des « lettres inédites » de Michel Décaudin et Pierre-Olivier Walzer relatives à un colloque !). Hétéroclite, certes, mais c’est le principe même de la revue.
Benoit. Les Cahiers des Amis de Pierre Benoit n° 20, 2009 (4 place de la République, 46500 Gramat ; 138 p., s.p.m.). On sait que cette publication dépasse rarement l’anecdote. L’essentiel de ce volume est consacré aux voyages de Pierre Benoit soigneusement recensés par Maurice Thuilière. Le dossier est illustré d’images en couleurs un peu hétéroclites : celle de la page 29, représentant la Méditerranée orientale en 2003, n’est pas sans faire songer à un célèbre monochrome d’Alphonse Allais.
Dumas. Cahiers Alexandre Dumas n° 36, 2009, Le Théâtre historique d’Alexandre Dumas. II. Directeurs, décorateurs, musique, correspondances, censure (1 avenue du Président-Kennedy, 78560 Le Port-Marly ; 222 p., 20 €). Suite et fin du dossier consacré à la salle de théâtre dont Dumas fut l’animateur de 1847 à 1850 – brève aventure qui ne se remit pas de la révolution de 1848, si nuisible au théâtre dont elle détourna le public. Le premier volume recensait le répertoire et la troupe ; celui-ci, après voir présenté les directeurs et les décorateurs (dont le magistral Cicéri), étudie la place de la musique (Olivier Bara), les rapports de censure (Odile Krakovitch) ; Claude Schopp publie lettres et documents liés à l’histoire de la salle (cent vingt-quatre numéros !). Jacqueline Razgonnikoff relève les mentions de la salle dans un petit périodique, Le Coureur des spectacles, et Jean-Claude Yon en explique la fin : mis en faillite, le Théâtre Historique allait devenir le Théâtre Lyrique, qui créa, sous le Second Empire, Faust, Mireille et Les Pêcheurs de perles… Un pan mal connu du théâtre romantique se trouve ainsi exploré en détail par ce travail collectif dépourvu de toute « littérature », mais dont chaque ligne est utile. Un seul reproche : les Amis de Dumas ne savent pas faire une table des matières indiquant les pages où trouver les articles !
Gide (1). Bulletin des Amis d’André Gide (n° 164, octobre 2009, 132 p., 11 €). Contenu varié avec une belle moisson d’inédits : Pierre Masson publie un dossier copieux (et ce n’est que la première partie !) sur le « flirt » de Gide avec les royalistes, en particulier Jean-Marc Bernard et Henri Clouard, aux débuts de la NRf. David Steel examine les relations d’Ivan Bounine avec Gide, en s’appuyant sur neuf lettres inédites de ce dernier. Articles aussi sur La Porte étroite, sur la pension Keller que fréquenta Gide – outre quelques notes savoureuses du journal de Jean Follain, prises pendant la décade de Cerisy consacrée à Gide en 1964.
Gide (2). Bulletin des Amis d’André Gide n° 165, janvier 2010 (La Grange Berthière, 69420 Tupin et Smons, 152 p., 11 €). Suite et fin du travail de Pierre Masson sur Gide, Jean-Marc Bernard et Clouard, avec de nombreux inédits ; Claude Foucart étudie Gide et le Prométhée de Goethe ; Sonia Anton analyse les variantes entre les deux « versions » de l’adaptation théâtrale des Caves du Vatican (1933 et 1948), d’après une dactylographie inédite. Suite du Journal de Robert Levesque et des dossiers de presse des livres de Gide (ici : Les Nourritures terrestres etRobert). Chronique des ventes et bibliographie.
Mérimée. Cahiers Mérimée, 2009, n° 1 (Classiques Garnier, 2009, 120 p., 29 €). Par rapport à certains autres écrivains romantiques, Mérimée fait un peu figure de mal-aimé. Nous n’avons pas encore, sauf erreur, de biographie définitive de lui et les études mériméennes ne disposaient pas, jusqu’ici, d’un organe spécifique, permettant publications, études et discussions. Cette seconde lacune vient d’être réparée par cette série des Cahiers Mérimée. On ne peut que s’en féliciter, car Mérimée, sa vie comme son œuvre, sont des sujets qui réservent sans doute encore des surprises ou des découvertes, et il reste probablement aussi, malgré la tâche gigantesque effectuée par Maurice Parturier, bien des lettres inédites de lui. On n’en trouve pas dans ce premier numéro, qui contient cependant une étude de Jean Canavaggio sur le vrai texte des « lettres de Mérimée adressées en Corse ». Ce numéro rassemble surtout, en fait, des études critiques dues à des spécialistes de l’écrivain ou de la période romantique. L’intérêt en est assez inégal, et l’attention est justement attirée par une note attachée de forme identique à trois articles d’auteurs différents : « Cet article, issu d’une communication au colloque Prosper Mérimée de Cerisy (septembre 2007), n’a pas pu être recueilli dans les Actes du colloque dont l’éditeur a admis seulement des textes d’une longueur inférieure à 20 000 signes. » Voilà qui est fort bien, mais les Cahiers Mérimée doivent-ils pour autant constituer le fourre-tout de communications pléthoriques, que leurs auteurs ont été incapables d’adapter aux normes d’un colloque, ou qu’ils ont allongées sur épreuves ? On ne redira pas non plus que les colloques sont souvent un étrange sport, où certains font fi des limites de temps fixées à chaque communication, pour les déborder allègrement, sans aucun respect ni pour les organisateurs, ni pour les collègues, ni pour le public. Des sept articles de fond de ce numéro, le plus intéressant est celui de Bénédicte Coste, qui étudie Pater lecteur de Mérimée : il apporte du nouveau ou, du moins, des éléments peu connus. Cherchant à définir le rôle de la couleur locale dans les supercheries littéraires de Mérimée, Paolo Tortonese montre qu’elle a pour but de faire ressortir une singularité, qui cache toujours un fond de violence. D’autres articles étudient Les Faux Démétrius, les stéréotypes, le désir : articles précis, mais qui se ressemblent tous dans leur coupe, leur démarche et leur langage. Ils pourraient être signés indifféremment de tel ou tel autre nom, ce qui est un peu ennuyeux. Et, pour la stricte histoire littéraire, avouons que l’intérêt de tout cela est assez maigre. Que dire, par ailleurs, de l’analyse psychanalytique de Djoûmane que fait Antonia Fonyi, laquelle ne semble pas craindre l’antiphrase, puisque, après sept pleines pages sur le rêve avant Freud, elle écrit : « Ce rapide parcours des théories du milieu du XIXe siècle […] ». Elle ne redoute pas non plus les vérités premières : « Nourri d’un rêve ou de fantasmes – cela revient au même, – Djoûmane est une œuvre littéraire [très bien !], plus précisément une nouvelle en forme de récit de rêve. Ces deux genres vont parfaitement ensemble. » Riche sujet, en revanche, que celui traité par Jean Santaurens : Mérimée et la critique espagnole. L’écrivain a été très souvent mal jugé et vilipendé par les Espagnols pour sa Carmen, laquelle a été et reste très peu lue en Espagne. Les accusations d’« espagnolade » avaient été réfutées par Valery Larbaud, dans une préface à la nouvelle, que Jean Santaurens semble ignorer, ou du moins ne cite pas, pas plus qu’il ne mentionne qu’un colloque international surCarmen s’est tenu en 2002 à Séville. Si l’entreprise est fort louable, ce premier numéro est donc un peu disparate et insuffisant : n’y a-t-il pas aussi des lettres, des documents, des photos à publier ? Et ne peut-on éviter que les numéros suivants ne soient pas aussi des vide-poches de colloques ? Mériméens de tous les pays, encore un effort !
Pataphysique. Viridis Candela. Le Correspondancier du Collège de ’Pataphysique n° 10, 15 sable 137 E.P. (51A rue du Volga, 75020 Paris, 112 p., 15 €). Ce numéro du correspondancier fait une tournée de quelques instituts « étrangers » (notion que discute Christian Bodros en introduction). Un certain nombre de documents proposés en traduction permettent de prendre la mesure des nombreuses activités planétaires des pataphysiciens. On notera, entre autres, les belles propositions de l’ouvroir de politique potentielle de l’Observatoire bruxellois du Clinamen pour « sauver la Belgique », comme l’extension de Bruxelles à toute la Belgique actuelle ou le rattachement du pays à la mer du Nord, qui « tomberait alors sous le statut d’eaux recouvertes de terres internationales et deviendrait, comme le pôle Sud, une terre n’appartenant à personne, truffée de stations internationales de recherche en politique appliquée ». À noter aussi le très sérieux article sur la ’pataphysique de l’image subliminale due à l’institut londonien et les « travaux pratiques inutiles » du Centre de recherches périphériscopiques helvète.
Péguy. L’Amitié Charles Péguy n° 127-128, juillet-décembre 2009 (21 rue d’Assas, 75005 Paris, 75 p., 34 €). Ce numéro est entièrement consacré à la mémoire de Françoise Gerbod, présidente de l’Amitié Charles Péguy pendant de longues années et morte en décembre 2008. Sa thèse, Écriture et histoire dans l’œuvre de Charles Péguy, soutenue en 1977, a fait date, et la bibliographie de ses travaux, établie par Marie-Clotilde Hubert, en impose : pas moins de cent vingt-deux numéros sur Péguy ! Le fascicule mêle les hommages et quelques textes de Françoise Gerbod.
Perec. Association Georges Perec, bulletin n° 55, décembre 2009 (Bibliothèque de l’Arsenal, 1 rue de Sully, 75004 Paris, 24 p., 30 €). Ce bref bulletin est, pour l’essentiel, voué aux informations et aux échos, mais il publie aussi une petite étude de Sonia Pérez Baguès consacrée à « L’Énigme bulgare de La Disparition », quelque peu énigmatique, en effet.
Roman populaire. Le Rocambole. Bulletin des amis du roman populaire n° 47, été 2009 (BP 20119, 80001 Amiens, 176 p., 14 €). Cette livraison consacre un important dossier à Erckmann-Chatrian. Réuni par Noëlle Benhamou, il s’efforce de rétablir une meilleure appréciation de la qualité littéraire des œuvres de cet auteur bicéphale, largement cantonnées aujourd’hui à la « littérature de jeunesse » – et encore. L’article de Philippe Gontier situe ainsi Maître Daniel Rock comme le premier roman français du chemin de fer (même s’il oublie d’en donner la date de parution). Solides articles, également, sur quelques autres aspects du travail de cet auteur double. On retiendra surtout les outils exhaustifs offerts par Noëlle Benhamou : chronologie, bibliographie des œuvres, bibliographie critique sélective, liste des adaptations dans différents domaines artistiques depuis 1869 (treize pages) !
Saint-Pol-Roux. Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux n° 4, 2009 (33 rue Montpensier, 64000 Pau, 86 p., s.p.m.). Ce dernier numéro de la première série du BASPR est aussi précieux que les précédents. Il s’agit d’un recueil de lettres et d’articles autour de La Dame à la faulx et des diverses tentatives de faire jouer ce drame monumental. À la Comédie française dirigée par Jules Claretie, d’abord – mais en vain, bien sûr. Le banquet de janvier 1909 permit bien au petit monde littéraire – regroupé autour de l’exilé de Camaret lors de son passage à Paris – d’« exiger » que la Maison de Molière présente le chef d’œuvre, mais rien n’y fit, ce qui n’est guère étonnant. Au Théâtre des Arts en 1911, il en alla de même, et en 1912, même Antoine, proche du poète et directeur de l’Odéon, dut constater lui aussi que « c’est un poème à lire ». Le dévoué Carlos Larronde, en son Théâtre idéaliste, ne put montrer autre chose que quelques scènes de cette encombrante Dame. L’intransigeance de Saint-Pol-Roux n’est pas pour rien dans ces mésaventures : lorsque Lugné-Poe se dit prêt à inscrire la pièce à son programme, le poète préféra attendre une réponse favorable de Claretie – réponse qui ne vint jamais…
LIVRES REÇUS
Camus. Albert Camus, La Postérité du soleil. Photographies d’Henriette Grindat. Itinéraire par René Char (Gallimard, 2009, 76 p., 22,50 €). En janvier 1965, René Char écrit : « Camus est mort. Il aimerait que le bel accord de quelques saisons soit enfin devenu “le miroir profond” qu’Edwin Engelberts aujourd’hui nous offre. » Cette phrase, prélevée dans un texte que le poète écrivit en hommage à Camus, et qui figure dans la présente édition sous le titre Naissance et jour levant d’une amitié, résume à elle seule le livre La Postérité du soleil, son origine, son devenir, son éclat, ouvrage qui, après maints atermoiements, fut publié dans une édition bibliophilique à tirage limité par les soins du galeriste suisse Edwin Engelberts. Revenons sur l’origine du livre. Elle se fonde sur un lieu et une rencontre. Lorsque Camus fait la connaissance de Char, en 1946, très vite, entre les deux écrivains, passe la preuve muette de l’entente, le sceau invisible de l’amitié indéfectible. Amitié qui pousse Camus, pendant plusieurs étés consécutifs, à séjourner auprès de Char dans la villa Palerme du Vaucluse. Amitié surtout qui, très vite, en 1951, inspirera à Char de proposer à Camus de réaliser un livre ensemble, mais un livre qui ferait la part belle à la photographie. Car, dans l’intervalle, en 1950, Char a fait la rencontre d’une photographe suisse, Henriette Grindat, une admiratrice qui a souhaité venir jusqu’à L’Isle-sur-la-Sorgue. Le poète l’invite à découvrir un lieu et des parages indissociables de sa poésie, qui forment comme une géographie concrète autant qu’imaginaire et mythique. Henriette Grindat se laisse envoûter par les noms et les sites qui prennent tout à coup relief et corps à ses yeux. Elle réalise une série de photographies pendant l’été de 1951 et au cours de l’hiver suivant. Intéressé par ce qui n’est ni un reportage ni une recherche purement formelle et esthétique, Char montre à Camus les photos d’Henriette Grindat et voit ainsi prendre première forme le dessein qui est le sien depuis l’aube de leur amitié : faire un livre avec Camus. Celui-ci approuve le projet, mais, mobilisé par la rédaction de L’Homme révolté, ne donne pas suite immédiatement. Il se laisse, cela dit, envahir par ces photos, qui fixent avec retenue, sans lyrisme excessif, l’âpre beauté du pays de Char, territoire fait d’escarpements abrupts autant que de douceurs imprévues. Le 25 février 1951, Camus confie à son ami : « Je n’ai ni une goutte d’énergie supplémentaire, ni surtout assez de fraîcheur pour le texte de ces photos. Je les regarde et je profite d’elles. En même temps, je me fais scrupule de retarder ainsi votre projet. » Mais, sitôt achevé L’homme révolté et sonnée l’heure de la délivrance, Camus commence à écrire des textes, moins des légendes que de courts poèmes en prose. C’est le répit qu’il s’accorde. C’est aussi la recherche qu’il s’impose d’une forme d’écriture, qui ne soit plus celle, liée, concaténée, développée, de la prose de l’essai. « Après L’H.R., note Camus. Le refus agressif, obstiné du système. L’aphorisme désormais. » Mais cette année 1952, qui devait être le millésime de la sérénité retrouvée, voit le déchaînement de la polémique qui oppose Camus à Sartre et à Janson. Période d’abattement et de dépression, qui affecte Camus, lequel se « retire » en Algérie, comme pour se ressourcer. « Le choix du titre La Postérité du soleil, note Franck Planeille dans la notice de la présente édition, doit être restitué sans doute dans ce contexte. » La quête d’une évidence solaire, exacte autant que rigoureuse, est censée détourner des bassesses et des médiocrités des débats parisiens. Camus aspire à se régénérer, à puiser force et énergie dans un bain de lumière inentamée, mais surtout à renouer avec l’élémentaire beauté d’un pays qui est une patrie. Pour lui, l’Algérie. Mais les noms et les lieux sont réversibles, et la terre de Tipasa se prolonge et se concentre dans une topographie parallèle qui est celle du Vaucluse de Char. Ainsi se scelle, dans l’évidence retrouvée du paysage, l’amitié des deux hommes, tout à coup « révélée » par la photographie d’Henriette Grindat. Car ces images, point de départ du livre et lieu de convergence d’une écriture, donnent à voir, avec la profondeur d’un lieu, la trace entretenue d’un enracinement, d’une appartenance : une renaissance à soi par la vertu de l’amitié. Les textes en prose de Camus rivalisent, sans se soumettre, avec cet éclat mesuré, cette puissance concentrée des photos d’Henriette Grindat : trente clichés, qui égrènent pierres herbues, façades ensoleillées, escalier effondré, oliviers tortus, cyprès dans le vent, chemin de lumière, reflets de la Sorgue et quelques visages dont le profil muet est tout le langage de la présence, accueillante, exigeante : Louis Curel, Lucien Mathieu, et cette jeune femme anonyme que Char, au moment de boucler le projet, après la mort accidentelle de Camus, ajouta, comme pour introduire dans cette Postérité du soleil l’effigie immédiate de la beauté. Ainsi, par la force des choses, ce livre, dont le propos initial était la célébration d’une amitié, devint l’évocation d’un deuil, et peut-être le tombeau de Camus composé par son ami Char.
Delacroix. Eugène Delacroix, Journal, nouvelle édition intégrale établie par Michèle Hannosch (José Corti, 2009, 2 volumes, 2500 p., 80 €). Il n’est pas aisé de rendre compte de ce monstre que constitue la nouvelle édition de ce Journal, pourtant capital dans l’histoire artistique et littéraire du XIXe siècle. Son texte avait d’abord vu le jour en 1865, sous forme d’extraits publiés par Achille Piron, légataire universel du peintre, dans une des premières biographies qui lui a été consacrée. L’édition originale, à peu près complète, ne parut qu’en 1893-1895, par les soins de Paul Flat et René Piot. Ces trois volumes annotés furent repris en 1932 par André Joubin, à partir de ceux des manuscrits qu’il avait pu retrouver. Cette édition, assez valable pour l’époque, fut réimprimée sans changement à diverses reprises jusqu’en 1986, et on pouvait encore la trouver en librairie ces dernières années. Cependant, une chercheuse américaine, Michèle Hannosch, directrice du Département de littérature française de l’université d’Ann Arbor, avait noté les insuffisances et les lacunes de l’édition Joubin. C’est le résultat de recherches commencées il y a une vingtaine d’années qui est aujourd’hui livré, après le refus de plusieurs éditeurs. Il est évident que cette édition est appelée à devenir un des fondements importants de toute recherche sur le Romantisme. Delacroix prenait des notes à peu près tous les jours ; parfois, il s’abstenait, remplaçant son témoignage par des réflexions générales sur la littérature, et consignant ses observations journalières sur un autre carnet. Il y ajoutait aussi des notes pour les articles qu’il projetait (notamment pour un Dictionnaire des Beaux-Arts), et même des extraits de ses multiples lectures. Revenant parfois en arrière, il reprenait ses carnets, les corrigeait et même en enlevait des pages, qu’il reclassait ailleurs. Après son décès, tous ses carnets et notes, restés longtemps entre les mains de sa fidèle Jenny Le Guillou, furent dispersés. Même le premier biographe sérieux, Piron, n’hésitera pas à arracher des pages pour les incorporer à son travail. Dans sa longue quête des manuscrits, Michèle Hannosch a bénéficié de deux apports essentiels : d’abord, les papiers de l’historien d’art Claude Roger-Marx, conservés à l’INHA, qui contenaient un dossier de documents originaux, provenant sans doute de Piron et qu’il destinait peut-être à un travail personnel. Elle fit ensuite, en Normandie, une découverte capitale : l’essentiel des archives Delacroix, restées entre les mains de Piron, sur lesquelles elle put travailler à loisir avant que les descendants du légataire ne les fassent disperser en vente publique. Le catalogue de cette vente ne comportait que 84 numéros, mais certains étaient considérables : 37 pages autographes sur le voyage au Maroc, 65 lettres de peintres, des factures, et surtout une expédition complète du procès-verbal de la vente après décès de 1864, avec l’identité des acquéreurs. La famille de Delacroix n’ayant laissé aucun descendant direct, rien ne s’opposait à cette dispersion, qui donna toutefois lieu à plusieurs préemptions (Bibliothèque nationale, Bibliothèque de Grenoble, Bibliothèque administrative de la Ville de Paris). Les carnets de 1826 à 1863 constituent la partie principale de cette édition ; douze années (notamment 1826-1831 et 1848) n’ont jamais été retrouvées. Le Journal de Delacroix restant mal connu, donnons quelques précisions sur son contenu. Il y relate pratiquement toute son activité journalière, à Paris ou dans sa maison de campagne de Champrosay. Les réflexions philosophiques ou les notes d’art (souvent techniques) sont parfois fort longues. Il y parle aussi de ses voyages en province ou à l’étranger, note ses observations sur les spectacles auxquels il a assisté, ou les nombreux dîners mondains auxquels il a pris part, sans compter ses participations, comme conseiller municipal, aux manifestations officielles. Il note les discussions avec ses amis, décrit ses promenades dans la nature, son état de santé ; s’y ajoutent des comptes, des listes d’adresses de fournisseurs, etc., au point que l’on peut parfois se demander comment il trouve le temps de poursuivre son œuvre artistique ! Pourtant, il lui arrive de passer plusieurs jours de suite à Saint-Sulpice ou à l’Hôtel de Ville. Insistons sur les nombreuses notes relatives à son « intendante » Jenny Le Guillou, auxquelles les précédents éditeurs n’avaient attaché qu’un intérêt assez limité. D’une origine sociale très modeste, Jenny avait d’abord été engagée comme femme de chambre. Progressivement, elle devint la gouvernante de la maison, qui comportait aussi plusieurs domestiques. Delacroix lui accordait une confiance absolue, l’emmenant avec lui lors de ses déplacements, l’envoyant même en cure à Plombières en 1857. À son contact, elle avait acquis une certaine culture et discutait avec lui de ses lectures et de son art. Son nom est un des plus souvent cités dans le Journal, et Delacroix observe même, en octobre 1854, qu’elle est le « seul être au monde qui fait véritablement battre mon cœur ». Nous ne détaillerons pas les goûts artistiques du peintre : il admire son ami Géricault, Chenavard ou le sculpteur Auguste Préault, mais apprécie fort peu Ingres et son œuvre. Ses préférences littéraires vont à Racine, Montesquieu, Voltaire et quelques étrangers, dont son « cher Casanova » – ce qui est rare à cette époque. Même s’il ne l’aime pas, il lit énormément Balzac, dont il recopie des extraits. En revanche, en 1850, il prend en grippe Chateaubriand et ses Mémoires. Il faut insister sur ses rapports avec Baudelaire, qui ont été longtemps jugés insignifiants, mais dont l’éditrice souligne, avec raison, l’importance et la véritable « fascination » du poète pour le peintre. La présente édition ne se limite pas à la révision du texte, ni au nombre considérable de notes nouvelles (Michèle Hannosch a même fait identifier par un spécialiste une fleur séchée restée dans un carnet) : elle comporte une multitude de textes inédits, ou seulement publiés en revue. D’autres, qui figuraient pourtant dans des collections publiques, avaient échappé aux chercheurs. Cette « somme » divisée, si l’on peut dire, en soixante-et-un « chapitres », forme plus de 400 pages du second volume, et il y est adjoint ce qui subsistait du Journal de Pierre Andrieu, restaurateur et assistant de Delacroix, capital pour les années 1852-1861. Le texte, souvent peu lisible, n’avait été que partiellement publié en revue en 1975. Mais l’essentiel de ces annexes est constitué par la relation du voyage au Maroc, suivie d’un bref séjour à Oran et Alger. Michèle Hannosch n’insiste pas tellement sur l’écriture de Delacroix, qu’elle compare souvent avec celle de Montaigne, mais elle note que, dès 1824, ce Journal constitue pour lui une « extension » de sa mémoire défectueuse, « essentielle à son art », et visant à le protéger de l’ennui. Delacroix a souvent, dans de nombreux passages, une sorte d’humour au second degré. La dernière partie de cette édition comporte, outre des tableaux généalogiques, un Répertoire biographique considérable, avec plus de 1300 noms identifiés. En voici deux autres parmi les inconnus : Vigier est en réalité le député Achille Vigier (1801-1868), qui représenta le Morbihan entre 1831 et 1842 ; de tendance ministérielle, il sera aussi pair de France ; une de ses « spécialités », électoralement parlant, était de faire attribuer aux églises morbihannaises les tableaux religieux que l’État achetait aux différents Salons, ce qui fait que le Calvaire de 1835 se trouve maintenant au musée de Vannes. Le second, Désiré Laverdant (1809-1884), est une sorte de fou littéraire : né à l’île Maurice, ancien avocat, il était alors un disciple de Charles Fourier. On ne peut formuler que de rares critiques sur cet important travail. La plus grave concerne la notice sur George Sand, qui affirme que son voyage en Italie se fit avec Alfred de Vigny ! Mais il ne s’agit sans doute que d’une faute d’impression. Il aurait fallu ajouter que l’œuvre principale de Louis Ménard est constituée par Les Rêveries d’un païen mystique (1876). On ne formule qu’un regret : l’absence de reproductions d’œuvres du peintre, que les conditions de publication n’ont probablement pas rendu possibles.
Langue. La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, sous la direction de Gilles Philippe et Julien Piat (Fayard, 2009, 570 p., 29 €). Voici un livre capital, qui s’inscrit dans une filiation critique et historique pour mieux sans doute la dépasser, ou pleinement la réaliser. Filiation ouverte par Gustave Lanson, avec son Art de la prose, et Ferdinand Brunot, dont la monumentale Histoire de la langue française des origines à nos jours offre des aperçus circonstanciés sur la langue littéraire en prose, son évolution, ses spécificités, ses différents régimes rhéto-poétiques. L’ouvrage ne dissimule pas l’ambition de retracer cette même histoire, mais exclusivement cernée à partir des faits de langue et de style. Point de vue scientifique et méthodologique qui impose de ressaisir la cohérence d’un devenir commun : langue et littérature apparaissent solidaires, la deuxième prenant en charge et assumant la première selon une logique de l’écart, du bond ou de la sublimation, par quoi les enjeux linguistiques, grammaticaux, historiques et normatifs, sont comme transcendés par le style, lieu d’accomplissement de l’écriture définie comme l’espace de réalisation du sujet créateur. De là, évidemment, la nécessité de reprendre, dans le cadre de cette histoire globale, les différentes histoires locales ou périphériques qui engagent des notions aussi décisives que celles de « style », de « langue », de « langue littéraire ». C’est tout le prix du travail collectif que coordonnent ici Gilles Philippe et Julien Piat : historiciser le fait littéraire comme norme et valeur à partir des questions de style. Grosso modo, de 1850 à 2000 s’étend, selon les auteurs, une période qui consacre la langue littéraire : langue spéciale située hors de la langue commune, point de vue que valide, par exemple, la célèbre formule de Proust dans son Contre Sainte-Beuve : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. » Étrangeté ou extranéité qui s’exhausse dans la promotion subséquente des canons du « littéraire » dont l’excellence fut louée et citée en exemple aux apprentis du beau style : c’est tout l’enseignement de l’art d’écrire ou de composer en prose qui trouve, dans l’affirmation des critères de la « langue littéraire », sa justification tant pédagogique qu’idéologique. Mais dans ce cas, le modèle demeure imitable parce que nanti toujours des valeurs qu’une communauté éclairée estime souhaitable de diffuser. En revanche, lorsque l’étrangeté se fait altérité, lorsque la langue de la littérature est l’autre de la langue commune, les enjeux diffèrent et se diffractent : dès lors, le fait littéraire, en tant qu’expérience ou expérimentation, se démarque parfois avec véhémence des canons de la « langue littéraire » conçue comme un état figé ou fossilisé. De là cette autre déclaration, non moins fameuse, de Proust, en 1908 : « La meilleure façon de défendre la langue française, c’est de l’attaquer. » Le grand mérite de cetteHistoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, soit de 1850 à 2000, est bien de rendre manifestes les causes, les mécanismes et les effets de ce renversement. Les treize chapitres qui composent cet ouvrage font ainsi varier les catégories et les grilles par lesquelles les phénomènes constitutifs de cette prose se marquent en attestant leur degré d’intelligibilité : verbe, nom, adjectif, phrase, classique, lyrique, longue ou brève, le « mouvement de la période »… Les catégories grammaticales et stylistiques avouent ici leur pertinence descriptive et permettent de formaliser un objet dont les limites ne peuvent, en aucune manière, se résorber dans le champ des genres et des normes rhétoriques : la prose. C’est pourquoi le chapitre VIII revêt une importance de premier plan :L’Invention de la prose, tel est son titre, rend à Flaubert ce qui lui revient : le repli de la langue sur une exigence qui n’est plus celle du bien écrire, mais celle, tout autre, d’une recherche de la pluralité des formes d’art. De là s’étoilent des entreprises singulières ayant valeur et force de paradigme ou de vecteur poético-linguistique : Zola, Péguy, Proust, Sartre, Barthes et leur relation à la langue littéraire. Cinq cas dont chacun concentre et déploie tout à la fois les modalités d’une pratique et les clés d’une théorie, par où la « langue littéraire » est pensée et évaluée dans son historicité. Certes, ces cas laissent apparaître des lacunes : la faible mise en perspective des relations poésie/prose, tant aux entours de 1850 qu’au XXe siècle, le peu de place accordée à Baudelaire et à sa pensée de la prose, le surplomb consenti d’emblée (chapitre III) au « texte romanesque » et donc à l’espace du récit défini comme lieu privilégié de la prose, l’ignorance, enfin, des problèmes spécifiques que soulève une poétique de la prose chez ceux qui n’écrivent plus de poésie, tels Ponge, Denis Roche, Prigent. Malgré tout, l’ouvrage se recommande par sa grande rigueur et l’extrême richesse des sources qu’il traite et rend parfaitement éloquentes. Il est de surcroît écrit dans une langue simple et efficace, qui dénoue les nœuds théoriques souvent complexes qu’impliquent les questions abordées. Une élégance alliée avec une exigence : lecture impérative.
Liseux. Isidore Liseux 1835-1894. Un grand « petit éditeur », histoire et bibliographie par Paule Adamy (Plein Chant, 2009, 531 p., 48 €). Les grands « petits éditeurs » du XIXe siècle commencent à trouver leurs bio-bibliographes. Après Poulet-Malassis révélé par Claude Pichois puis par René Fayt, et Gay et Doucé par Jacques Duprilot, voici Isidore Liseux ressuscité par Paule Adamy. Cet éditeur n’était pas, à vrai dire, un inconnu, car ses publications sont de plus en plus recherchées, et son nom apparaît constamment dans la petite et la grande histoire littéraire du dernier quart du XIXe siècle. Mais nulle étude d’ensemble ne lui avait jamais été consacrée, et le présent travail vient remplir une grande lacune. Cette étude, qui se veut très complète, s’appuie sur une documentation considérable. L’auteur a dépouillé les livres, les prospectus d’éditeurs, les catalogues de ventes anciens et contemporains, les monographies sur les éditeurs ou les imprimeurs, des revues comme Le Livre, les mémoires du temps, quantité d’articles, etc. Ce gros ouvrage comprend d’abord une biographie de Liseux, puis de son complice Alcide Bonneau, suivies de petits chapitres sur François Noël, Paul Lacroix et Ristelhuber. Suit une série d’études sur Quelques livres édités par Liseux, dont l’échantillon est très varié, d’autres études sur L’art de l’édition (imprimeurs, caractères, la Bibliothèque Elzévirienne – sur laquelle on aurait pu mentionner le travail d’Edgard Daval) etLa recherche littéraire (Gay, Poulet-Malassis, Cléder, Ribeaucourt, Delepierre, etc.). Le livre se clôt sur d’importantes annexes : bibliographie commentée, bibliographie chronologique, index, etc. L’ensemble est impressionnant, agrémenté par des illustrations très diverses, et montre que l’auteur, non contente de consulter toutes les publications qu’elle recense, décrit et commente, a étendu ses recherches à quantité de sujets connexes, comme le sont les autres éditeurs contemporains de Liseux, les imprimeurs de l’époque, les érudits en liaison avec le monde de l’édition, et quantité de seconds couteaux ou de francs-tireurs. L’avantage d’une telle méthode et d’une telle documentation est de ne pas limiter la perspective à Liseux, comme s’il se fût agi du seul éditeur de l’époque : précaution bienvenue, et qui évite un défaut commun à nombre de biographies et de monographies. Toutefois, on peut se demander si, parfois, le livre ne pécherait pas par l’excès inverse, donnant l’impression de partir dans toutes les directions. Mais on aurait mauvaise grâce de se plaindre de trouver, au détour d’un chapitre, des informations, souvent précises, sur des personnages comme Gustave Brunet, Adolphe Delahays, Gratet-Duplessis, Pierre Jannet, Anatole de Montaiglon, Claude Motteroz ou Charles Unsinger. En effet, il en va en bibliographie comme en histoire littéraire : c’est par les figures du second ou du troisième rayon qu’on arrive à mieux connaître, et vraiment en profondeur, aussi bien celles du premier rayon que toute leur époque. Sur Liseux et Bonneau, Paule Adamy détruit une légende tenace : le second ne fut jamais séminariste, contrairement au premier, élève du célèbre Mgr Dupanloup. Mais toute recherche sur Liseux se heurte à une grande difficulté : ses papiers semblent avoir totalement disparu. Qui sait, cependant, s’il ne resterait pas des choses à trouver sur lui, notamment dans les archives judiciaires ou les correspondances entre érudits de l’époque ? Quant aux publications mêmes de Liseux, Paule Adamy en fait une revue assez complète, donnant quantité de précisions et de détails sur l’auteur, le texte édité, l’impression et la présentation. Certains regretteront peut-être que la Bibliographie commentée ne soit pas rangée par ordre chronologique, ce qui est habituel pour un éditeur. Paule Adamy s’en justifie en déclarant qu’elle a préféré un ordre plus souple, mêlant les livres contemporains aux ouvrages athées (Liseux et Bonneau étaient deux athées déclarés) et aux curiosa. Signalons quelques petites erreurs : Hubaud n’était pas libraire, mais collectionneur ; Hankey ne fut jamais lord, mais resta toute sa vie simple esquire. La vente G*** B*** du 30 avril 1849 n’est pas, comme le croit l’auteur, celle de la bibliothèque de Gustave Brunet, mais d’un autre Gustave, le grand collectionneur Gustave Bolle (il y eut une seconde vente Bolle en 1877). Paule Adamy est-elle bien sûre qu’Antoine Ribeaucourt soit un pseudonyme ? Cette hypothèse ne semble jamais avoir été faite, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle soit invraisemblable, mais il faudrait des preuves, que nous n’avons pas. À propos de Ribeaucourt, l’auteur aurait pu citer l’intéressant article de David Chambers, dans le Bulletin du Bibliophile n° 1 de 2008, selon lequel, contrairement à ce que l’on croyait, Ribeaucourt traduisait aussi du latin, comme le montre son édition des Contes et nouvelles de Morlini. Pour ce qui est du fameux différend qui opposa Louis Lacour et le baron Pichon au sujet desMémoires de Lauzun, l’affaire serait à reprendre entièrement, mais il faudrait, pour détailler cela, plusieurs pages de la revue. Quant à Paul Lacroix, c’était un farceur d’érudition : ce publiciste ne lisait même pas les textes anciens qu’il réimprimait, et il avait la manie de l’attribution, la plus fantaisiste étant à ses yeux la meilleure (il restituait ainsi à Stendhal les Mémoires de Casanova !) ; ce qu’il y a de solide dans ses préfaces, éditions et travaux, vient de son correspondant Gustave Brunet, qu’il exploita sans vergogne, notamment pour ses bibliographies moliéresque et rétivienne (soit dit en passant, Brunet est autrement important et intéressant qu’Octave Delepierre, passé en revue par l’auteur). Apollinaire, dans ses besognes pour la collection des Maîtres de l’Amour, s’inspira sans cesse de Liseux, au point de le piller littéralement, comme l’a montré jadis un article iconoclaste d’Emmanuel Peillet. Au reste, il faut se méfier de cette collection, dont les textes sont à la fois censurés et tronqués, comme l’indique d’ailleurs Paule Adamy. On constate aussi que, pour les sonnets de l’Arétin, la traduction d’Apollinaire ne surpasse pas celle de Bonneau ; au contraire, elle l’affadit parfois ; ainsi lorsqu’il traduit il tuo bel culo par tes belles hanches !(il est vrai que Bonneau lui-même n’est pas totalement à l’abri des contresens et erreurs de traduction, comme on le constate en scrutant sa traduction de Baffo). À propos de Paul Schmidt, l’imprimeur des Nouvelles de Batacchi éditées par Liseux, signalons qu’il sera, dans les années 1890-95, l’imprimeur plus ou moins attitré de la Librairie de l’Art indépendant, qui publiera Gide, Louÿs, Wilde, Claudel et bien d’autres. Il y aurait beaucoup d’autres remarques à faire, tant la lecture de cet ouvrage est stimulante. Le travail de Paule Adamy a été mis en valeur par son éditeur, dont il faut saluer ici la parfaite réalisation. Réussite compréhensible et, en quelque sorte, logique, car ses publications le situent dans la droite ligne de celles d’Isidore Liseux, dont il est aujourd’hui l’un des rares, sinon le seul, héritier.
Quinet. Edgar Quinet, Alfred Dumesnil, Correspondance, texte édité et annoté par Laurence Richer (Champion, 2009, 448 p., 75 €). Après les Lettres à sa mère, la correspondance de Quinet avec Alfred Dumesnil (1821-1894), l’un de ses principaux amis et disciples, peaufine la vision que l’on peut avoir d’un grand penseur libéral, marqué par le protestantisme, et dont le souvenir est aujourd’hui quelque peu effacé, ce qui est encore plus vrai pour Dumesnil. L’édition porte sur la période 1848-1874. Lorsqu’arrivent les révolutions de février et juin, Quinet, membre éminent du Collège de France, est déjà l’auteur d’une dizaine d’ouvrages et poursuit une œuvre qui commence à en faire une sorte de maître à penser du courant républicain modéré. Avec Le Génie des religions, De la Teutomanie, Des Jésuites, L’Ultramontanisme, Le Christianisme et la Révolution française, son rythme d’écriture, avec un ouvrage par an au moins, ne se ralentit pas. À partir de 1845, il commence une série d’études sur les pays étrangers avec Mes vacances en Espagne, puis La France et la Sainte-Alliance en Portugal et, surtout, trois tomes sur Les Révolutions en Italie qui vont faire l’admiration de Dumesnil et dont le premier sortira en 1848. Cette connaissance de l’histoire italienne récente va asseoir une opposition farouche des deux hommes envers Louis Bonaparte. Celui-ci n’est pas encore Napoléon III, mais ses aventures transalpines pour sauver le Pape seront brocardées dans La Croisade contre la République romaine. Quinet publie ce nouvel ouvrage en 1849, au moment où la répression s’abat en France sur les éléments républicains fidèles aux idéaux de la Révolution de février 1848. Il sera de ceux qui seront contraints à s’exiler à Bruxelles dès l’instauration de l’Empire, en décembre 1851, alors qu’il vient de faire paraître L’Enseignement du peuple. Les deux amis sont en relation constante avec Michelet. En 1843, Dumesnil a épousé Adèle, fille de l’auteur de l’Histoire de France, dont il a corrigé nombre d’écrits. Mais en 1849, le maître se remarie et sa nouvelle épouse casse l’amitié établie entre les deux hommes qui vivaient près l’un de l’autre. Dès lors, les échanges épistolaires entre Quinet et Dumesnil vont témoigner, entre autres aspects, de l’absence de celui qu’ils admirent tous deux et dont ils se demanderont mutuellement des nouvelles, bien que Michelet et Quinet divergent fortement sur la question de la croyance. La correspondance marque également une solidarité intellectuelle et financière des deux hommes, dont le plus jeune, Dumesnil, est resté à Paris et supplée provisoirement l’autre au Collège de France. Mais on croise au fil des lettres d’autres républicains en délicatesse avec l’Empire, dont certains membres du réseau de Victor Hugo. Dumesnil ne cesse de se référer aux ouvrages de Quinet, et va collaborer de plus en plus activement à leur correction, leur édition et leur diffusion, négligeant sa propre production. En 1851, alors que meurt la première épouse de Quinet, des difficultés éditoriales, essentiellement dues à la censure, contrarient la publication du deuxième tome de l’ouvrage sur l’Italie. La correspondance que les deux protagonistes savent contrôlée par la police impériale et qui passe souvent par des contacts indirects moins connus des censeurs, montre la difficulté pratique que subit alors la diffusion de la pensée de Quinet. L’écrivain produit pourtant encore sans défaillir livre sur livre, alors que Dumesnil s’essaye au théâtre et à des essais d’histoire de l’art. Relecture d’épreuves, problèmes avec les imprimeurs, on suit pas à pas la construction d’une collaboration d’autant plus précieuse pour Quinet qu’il ne peut revenir à Paris. En 1852, il est exclu du Collège de France avec Michelet et Mickiewicz. Dumesnil cesse en même temps sa suppléance. Alors qu’il prépare le troisième tome de son œuvre sur l’Italie, Quinet se remarie avec une roumaine, Hermiona Asachi, fille d’un ami lointain, le littérateur, artiste et homme politique progressiste Georghe Asachi. Elle « francisera » son nom en Hermione Asaki et amènera son mari à produire en 1856, sous le titre Les Roumains, un essai qui en fera un héros dans les provinces moldo-valaques unifiées après le Congrès de Paris tenu en cette même année. Infatigable, Quinet travaille également à une pièce de théâtre, Spartacus, qui deviendra Les Esclaves, et qu’il a bien du mal à faire éditer en France. La Belgique étant alors le pays de la contrefaçon, il souhaite éviter que ses livres en souffrent : il y réussira en publiant son œuvre à Bruxelles chez Hetzel, après un échec parisien, suite à la défaillance d’un libraire-éditeur que Dumesnil avait réussi à convaincre, mais qui se désista sous la pression du pouvoir impérial. La correspondance montre aussi les difficultés personnelles sur lesquelles les deux épistoliers ne s’étendent pas outre mesure, mais qui, de maladies en décès de femmes et d’enfants, maintiennent, comme une nécessité supérieure, la construction de l’œuvre et la défense de la petite communauté intellectuelle qui se veut aussi spirituelle, dans une union sacrée de ceux qui se trouvent en délicatesse extrême avec l’Empereur et son régime. Buloz, directeur de laRevue des Deux Mondes qui avait publié les premiers écrits de Quinet, fait ce qu’il peut dans la position intermédiaire qui est la sienne, mais il hésite à se compromettre avec celui dont le Marnix de Sainte Aldegonde, hommage à un défenseur de la liberté de conscience au XVIe siècle, viendra rappeler en 1854 l’attache protestante et, plus encore, son anticatholicisme sans faille. À partir de 1857, deux ans après la publication de la Philosophie de l’Histoire de France et un an après celle des Roumains, le rythme d’écriture effréné se poursuivant, l’édition des « Œuvres complètes », à laquelle s’attelle l’épouse de Quinet, va à nouveau mobiliser Dumesnil, repassé par la capitale, puis revenu à Vascœuil, dans l’Eure, où il était né et où se trouvait le première demeure de Michelet. Dix volumes vont s’égrener en deux ans, publiés à Paris chez Pagnerre. Les amis de la Moldavie natale d’Hermione vont contribuer activement à la souscription de ces « Œuvres complètes », relayée par les périodiques libéraux : on en suit le déroulement dans la correspondance. L’opération éditoriale mobilise, pendant de longs mois, les échanges entre Dumesnil et Quinet, ce dernier laissant souvent la plume à sa femme. Les lettres vont devenir de plus en plus rares, mais porteront toujours essentiellement sur les productions qui démontrent que l’œuvre de Quinet n’est pas achevée et qu’il compte sur Dumesnil pour la faire vivre. Ses travaux historiques interfèrent avec l’actualité dans un Empire désormais libéral, qui a permis à plusieurs républicains de rentrer en France après l’amnistie de 1859.Philosophie religieuse en 1858, Merlin l’Enchanteur en 1860, Histoire de la campagne de 1815 en 1861 et surtoutLa Révolution en 1865, qui va susciter des commentaires mitigés chez les grandes plumes du moment, Quinet écrit, souffre de son isolement, mais ne veut pas demander grâce à ceux qui l’ont contraint à l’exil. Parallèlement, sa santé décline, tandis que Dumesnil qui avait perdu sa première femme en 1855, met fin à sa solitude en épousant Louise Reclus, sœur des célèbres géographes. Il n’a plus un sou, les imprimeurs de Lamartine lui devant de l’argent, ce qui l’empêche de rendre visite à son maître et ami, perdu de vue depuis décembre 1851 et qu’il ne reverra jamais. Il écrit principalement à la femme de Quinet qui n’est pas riche non plus, bien des éditeurs ayant négligé de lui verser ses droits. Michelet meurt en 1874, Quinet, qui avait repris du service en politique au réveil de la République dans un nouvel exil à Bordeaux, finit amer et solitaire, déçu par Thiers et sa politique. Il va s’éteindre avant de voir ses principes triompher à partir de 1875, sa correspondance avec Dumesnil s’étant progressivement éteinte. Ce volume de lettres apporte une contribution essentielle à la compréhension de la construction de l’œuvre d’un exilé, à travers l’action à distance d’un disciple à la fidélité incessante, une production intellectuelle impressionnante, puisque, après d’autres titres comme La République, Conditions de la régénération de la France, paraîtra, en 1875, L’Esprit nouveau. Le dernier texte de Quinet, L’Histoire d’un enfant : histoire de mes idées, viendra bien plus tard et de manière posthume, en 1905. Quant à Dumesnil, il finira horticulteur…
Stendhal. « Le ton Stendhal », textes rassemblés et présentés par Philippe Jousset, Recherches et travaux n° 74 (Ellug, 2009, 196 p., 13 €). « Ce qui frappe le plus dans une page de Stendhal […] ; c’est le Ton » : cette formule de Paul Valéry dans Variété a donné leur impulsion aux études réunies ici. Le ton : on soupçonne depuis longtemps que cette notion constitue une clé de la poétique stendhalienne. Mais l’on évite de la mobiliser, tant est grande son imprécision, tant paraît a-théorique cette supposée manifestation première du style, tant est évanescente la « présence de quelqu’un dans le discours » que postule le terme. Le « ton » fait trop aisément survenir dans le discours critique la cohorte des grands mots destinés à faire taire, précisément, tout discours : « naturel », « grâce », « dilettantisme », « musique », « ineffable » – que cela soit dit, et tout semble dit. Le ton, s’il est la trace personnalisée du « disant » dans l’écriture (« c’est créer une ouïe pour une voix qui n’est pas là », dit Philippe Jousset), trahirait en outre une indistinction périlleuse entre auteur, narrateur et personnage, entre réalité et fiction, ces instances dont la modernité, célébrant l’« atonie » d’un Flaubert, a postulé la nécessaire séparation. Dans son introduction, Philippe Jousset propose d’aborder méthodiquement et théoriquement le « ton Stendhal » à partir de la délimitation de trois domaines : postures, allures, textures. Le ton permet d’abord d’interroger la construction dans la narration d’une « scène de la parole », empruntant notamment aux modèles conversationnels, inventant dans l’écriture une forme de sociabilité, non sans adopter, dans l’elocutio, rôles et masques. Il ouvre ensuite une interrogation sur la temporalité, sur la conduite, le rythme et les inflexions du récit, inséparables d’une éthique de l’échange, se référant aussi, implicitement, à une norme, morale et sociale – le « bon ton ». Il appelle enfin à une étude à ras de textes, « au plus près du tissu des œuvres ». Les meilleurs articles du volume répondent à ce dernier appel, en particulier dans la première section, Du ton en général et du rythme en particulier. Partant de ces métaphores « dont il est impossible de se passer », les notions de voix et d’images appliquées au texte, François Vanoosthuyse affronte « l’aporie poétique » que constituerait le « ton du texte ». Dénuée de signification linguistique, faute d’« élément langagier objectivable » que l’on puisse définir comme le « ton du discours », la notion engage des impressions de lecture nées du mouvement de « reconfiguration sonore symbolique » effectué par le lecteur. Elle mobilise aussi une éthique : le ton est alors investi, voire recouvert et offusqué, par la philosophie morale qu’on nomme le beylisme. Toutefois, des « figures et des schèmes rythmiques-sonores » caractérisant une « performance langagière singulière » peuvent être dégagés. Mais il faut pour cela mobiliser un contexte, dès lors que le ton échappe à l’approche strictement poétique et stylistique ; il convient aussi d’être attentif aux postures et aux impostures, à la mutabilité du « sémantisme sonore » des textes stendhaliens. Partant de la métaphore musicale que constituent les notions de ton et de tonalité, rappelant la « fonction d’intellection » de cette « inévitable » métaphore, « aveu d’échecs conceptuels » que l’on peut retourner en « victoire intellectuelle », Éric Bordas propose l’étude stylistique de dix incipit stendhaliens confrontés à sept incipit de romans contemporains (Mme de Duras, Latouche, Balzac, Hugo, Sand). Il dégage l’originalité stendhalienne dans l’art de poser une tonalité, un « phrasé », un « rythme énonciatif personnel » (et non une « voix ») destinés à orienter la narration : effets d’oralité, détachement ironique, goût de la pointe, intégration du lecteur « non dans la représentation, mais dans la narration de cette représentation ». C’est également à un incipit (élargi aux trois premiers chapitres) que s’intéresse Philippe Jousset, celui de Lucien Leuwen, éclairé de manière nouvelle par l’édition récente du roman en Pléiade. L’auteur, définissant le ton comme « la mise en scène d’une voix », décline la gamme « des modalités de présence » de cette « voix » dans le discours ; il souligne surtout combien le ton, dès lors qu’il rend impalpable (c’est son but) la limite entre l’écrivain et le narrateur, met en question la fiction elle-même par le rapprochement, contradictoire, entre l’instance narrante et l’histoire narrée, entre le narrateur et « son » personnage, entre la parole auctoriale et le lecteur appelé par l’énonciation. En résulte un effet de polyphonie, une « drôle de polyphonie » en vérité, puisqu’elle est « harmonisée dans le ton dominant du narrateur ». Se trouvent ainsi éclairées les tensions bien connues des lecteurs de Stendhal, entre la transparence postulée éthiquement et la place accordée à l’intermédiation, entre la vérité et sa théâtralisation. Surtout, dans l’opposition de Stendhal au style de Rousseau et de Chateaubriand, Philippe Jousset relève le désir de maintenir la personne vivante dans le mouvement, sans drapé, sans pose, de l’écriture : d’affirmer « une position sensible à l’égard du dit » qui passe par la « discontinuité qualitative du temps » – la temporalité de l’énonciation, son flux et sa durée propres, rompant le temps homogène et abstrait du discours écrit. Le ton se définit alors comme « un aspect du style » envisagé à partir de la « présence déléguée à une voix ». Comment traduire ce « ton Stendhal » dans une langue étrangère ? Karin Gundersen fait part de son expérience de traductrice (norvégienne) attentive à cette « attitude du sujet énonciateur envers son propre énoncé » qu’est le ton, cette « musique silencieuse » perceptible entre les phrases. La section centrale du volume, Un théâtre intime, est plus resserrée mais contient deux fortes propositions de lecture. Certes, l’article de Marie Parmentier, sous-titre De la singularité sublime à l’efficacité rhétorique, est trop général pour jeter un éclairage neuf et distingue trop simplement, au risque du schématisme (l’art stendhalien de « déton(n)er » ainsi se perd), « bon ton », « ton du philosophe qui voit de haut » et « ton sentimental », liés à la « construction de l’ethosde l’énonciateur » ; on ne suivra pas totalement la conclusion selon laquelle Stendhal adopterait le « ton homme du monde » pour mieux toucher le public diversifié du roman en 1830. Dans la même section, Agathe Nowak-Lechevalier étudie, en contexte historique et générique, le ton du roman stendhalien, né d’un renoncement au théâtre : ce ton formerait-il en 1830 « un anti-théâtre ? », s’interroge l’auteur. Les aléas du ton, dans le monde social post-révolutionnaire, expliqueraient l’abandon du rêve théâtral par Stendhal : l’infraction au bon ton ne saurait encore constituer un ressort comique dans une société en voie de démocratisation, et seul le roman peut fonder la complicité du « bon ton » ; lui seul permet aussi d’adopter le « ton vif » quand le théâtre cède au culte épique, anti-dramatique, de la déclamation emphatique. Seul le roman enfin peut se faire « l’espace de la vivacité, de l’improvisation et de l’authenticité », monnayées en tons volontiers détonants, surtout lorsque Stendhal fait jouer entre eux « les tons institués ». Le corpus réuni par Laure Lassagne comprend les monologues de romans stendhaliens. Étudiant le « ton du discours intérieur », l’auteur complique la donne : il devient difficile d’envisager ici le ton « sous l’angle dialogique » de la relation au lecteur. La notion est alors saisie « comme catégorie pragmatique ». Cette « visée pragmatique » des monologues en prise avec l’action des personnages s’aborde par l’angle du rythme, de la mise en tension du « tissu textuel » (ton : tonos, les tendons, les ligaments tendus). Ce sont ainsi « les articulations du discours » qui « fondent le ton » : l’auteur s’appuie sur les travaux d’Henri Meschonnic, pour qui le rythme est « la matière du sens ». Laure Lassagne révèle la concentration des mots de liaison dans les discours intérieurs, contrastant avec la parataxe du récit stendhalien staccato. Le ton est créé par ces mots de liaison par lesquels se disent les dispositions intimes du locuteur, mais se lisent aussi, paradoxalement, son feint « détachement », son affectation badine ou cynique lorsque le ton se fait « digue » (métaphore stendhalienne) pour « canaliser désirs et pulsions ». La dernière section, Le mauvais ton, opère un élargissement du point de vue, au point de perdre parfois l’interrogation sur le ton, sa nature, sa substance, et sur les outils théoriques susceptibles d’en rendre compte. On regrette qu’ici l’ouvrage collectif, porté par une interrogation forte, se délite quelque peu. Daniel Sangsue évoque un « Stendhal fantastiqueur » chez qui le fantastique, affaire de thématique, « a aussi à voir avec la question du ton », dès lors que fantômes et revenants sont un « effet de discours », que la peur suscitée chez le lecteur implique la « suspension volontaire d’incrédulité » (Coleridge) : de la posture énonciative du conteur autant que du ton adopté dépend l’effet « effrayant ». Pierre Laforgue revient sur les implications idéologiques des jugements portés sur le style du Rouge et le Noir dans les comptes rendus de 1830-1831 : le « mauvais ton », ironique, insolent et impertinent, de Stendhal, manifeste la présence encombrante de son « esprit » dans le roman, un manque « de manières » chez celui que le journal Le Temps (sous la plume de Musset ?) appelle « désenchanteur ». Par le « ton Stendhal » le romantisme se dévoile dans sa composante « historico-politique », scandaleuse (stendhaleuse ?) aux yeux des critiques. Le « ton stendhalien » est ensuite traqué dans le recueil de 1928 des Écrits érotiques de Stendhal : dans « Stendhal pornographe ! », Georges Mathieu se demande si l’usage du mot obscène (« sale », selon Stendhal) et la narration d’actes sexuels modifient le « ton » (pensé en termes d’allure, de posture, de rythme) ou ne révèlent pas le « refus de la basse complaisance » caractéristique de celui qui ne veut (dit-il dans un brouillon de lettre à Balzac) « branler l’âme du lecteur ». Cette dernière section, dont on aura compris la disparate, inclut aussi un article de Georges Kliebenstein, « Stendhal et le scandale tonal : le déton(n)ant et le bêlant », article vertigineux dans sa capacité à saisir, en tous sens et dans le lieu même du nom et du pseudonyme, la « jouissance contradictoire » suscitée par le « ton Stendhal ». Ce ton est en apparence identique à lui-même et n’est pourtant « jamais le même », tendu vers la limite extrême, entre refus du bêlement de la masse et « beylisme », art de détoner et hésitation à détonner, « coup de pistolet » et « couac », « principe de réalité » et « principe de plaisir », goût du scandale et art du faux-fuyant – le « ton Stendhal », cette tension vers l’utopie d’un « accord discord » ? Telle est l’interrogation non conclusive d’un ouvrage qui complète, en décalant habilement notions et enjeux, le collectifStendhal et le style, paru en 2005.
Notes de lecture
Alain-Fournier. Henri Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, édition critique établie par Marie-Hélène Boblet (Champion, 2009, 383 p., s.p.m.). Les morts pour la France tombent dans le domaine public plus tard que les autres. Quatre-vingt-quatorze années et deux cent soixante-douze jours après la mort du lieutenant Fournier, Le Grand Meaulnes se trouve donc libre de droits. On ne s’explique pas autrement la ruée des éditeurs sur cette œuvre entre septembre et novembre 2009. Pocket, Larousse, Folio, Folioplus, GF, tout le monde y est allé de son édition, avec ce qu’il faut de préface, notes et documents pour de se distinguer de la concurrence. L’édition critique procurée par Marie-Hélène Boblet s’inscrit dans le mouvement : elle offre un apparat qui cible plutôt l’élaboration et la réception pour le moins fluctuante de ce roman devenu un classique pour des raisons qui restent assez obscures. L’introduction s’emploie à montrer que Le Grand Meaulnes s’émancipe du « bric-à-brac symboliste » qui a baigné les premières années d’Alain-Fournier pour s’inscrire dans une esthétique de l’incomplétude et de la discontinuité qui en souligne la modernité. Les notes, précises et nombreuses, mettent l’accent sur la genèse de l’œuvre en convoquant les lettres de l’auteur, les vers et proses rassemblés dans Miracles et surtout le dossier génétique élaboré en 1986 par Alain Rivière à partir du manuscrit autographe conservé à Bourges. Peut-être la part des sources littéraires du Grand Meaulnes est-elle sous-estimée dans ces notes, même si elle n’est pas ignorée. Les annexes du volume parachèvent ce dispositif en restituant une quinzaine de lettres en rapport avec la genèse de l’œuvre ainsi qu’un florilège d’articles critiques publiés entre 1913 et 1940.
Allemands. Ulrike Voswinckel, Frank Berninger, Exils méditerranéens. Écrivains allemands dans le sud de la France 1933-1941 (Seuil, 2009, 340 p., 21,50 €). Ce volume se présente comme un montage de lettres et de documents relatifs au devenir des écrivains allemands fuyant le nazisme en France, puis, à partir de mai 1940, cherchant à gagner les États-Unis. Forme plutôt benjaminienne, comme on voit, où le commentaire est le plus discret possible. C’est un entrecroisement d’histoires tragiques, dont beaucoup se terminent bien, c’est-à-dire aux États-Unis, grâce à la présence bénéfique à Marseille de « l’Américain providentiel », Varian Fry dont l’histoire héroïque commence à être bien connue. On rencontre nombre de noms célèbres : la famille Mann, avec en particulier l’irritant et suicidaire Klaus, qui fait la morale à tout le monde ; Walter Benjamin, Franz et Helen Hessel (les « vrais » héros de Jules et Jim), René Schickele, Anna Seghers et même quelques Français, Breton, Lévi-Strauss et Marcel Duchamp. Sous cette forme originale, c’est un livre dense et riche d’informations. On regrette seulement qu’une annotation, même succincte, n’ait pas été prévue pour le lecteur français : les auteurs disent, dans l’avant-propos, avoir privilégié, outre celui des enfants Mann, les témoignages d’Hermann Kesten, Alfred Neumann et Annette Kolb : on ne saurait dire que ces noms soient familiers au lecteur français d’aujourd’hui, et il est dommage que ce petit effort d’information n’ait pas été fait dans un livre par ailleurs bien traduit et présenté (illustrations abondantes, index).
Apollinaire. Annette Becker, Apollinaire une biographie de guerre (Tallandier, 2009, 268 p., 25 €). L’auteur construit sa biographie d’Apollinaire en inversant, si l’on peut dire, la démarche critique. « Les écrits, les dessins, les enregistrements sonores d’Apollinaire sont traités ici comme sources nouvelles pour la connaissance de la guerre à l’aune du renouvellement historiographique des cultures de guerre. » Projet ambitieux où le combattant Apollinaire, un parmi la multitude, permettrait « de mieux comprendre le conflit ». En réalité, l’ouvrage présente la énième biographie du poète au fil d’un parcours chronologique – d’août 1914 à la mort – qui, très classiquement, présente « l’homme et l’œuvre » de façon plus descriptive et anecdotique que véritablement analytique. On s’étonne de ne pas trouver trace de travaux fondateurs tels que les essais de Claude Debon. Les historiens tireront-ils profit d’une telle publication ? Les « littéraires », eux, pourront s’abstenir, pour peu qu’ils aient quelques connaissances dans le domaine. Ils sauront que l’anecdote rapportée à la page 175 est incomplète. Arthur Cravan écrit en effet, dans sa revue Maintenant (mars-avril 1914), que « M. Guillaume Apollinaire n’est point juif, mais catholique romain ». Mais il effectue immédiatement une pirouette en poursuivant, quelques lignes plus bas : « Le juif Guillaume Apollinaire s’étant contenté de ces explications, nous avons accusé réception de sa lettre à M. Arthur Cravan [etc.]. » Le compositeur Albert Roussel serait sans doute étonné de se voir attribuer Impressions d’Afrique de… Raymond Roussel. Gaston Picard a dû avoir du mal à dédier à Apollinaire un petit poème « en souvenir de leur temps au front » pour la bonne raison qu’il avait été réformé et faisait partie de ces français « de l’arrière » dont l’humoriste espérait qu’ils « tiendraient ». Cette biographie de guerre risque de laisser de nombreux lecteurs, alléchés par les enjeux affichés, sur leur faim.
Balzac. Honoré de Balzac. Le roman de Vautrin, textes choisis dans La Comédie humaine et dossier par Isabelle Mimouni (Folioplus classiques, 2009, 338 p., s.p.m.). Nous ne mettrons pas d’italiques au « Roman de Vautrin », car il n’existe pas de livre de Balzac portant ce titre. On comprend bien l’utilité apparente de ce genre d’ouvrages pour les étudiants. Quiconque a frémi en lisant les Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes est tenté de jeter un œil, vite attristé, à ce livre composé d’extraits de La Comédie humaine. Des extraits avec des coupures donnant en italiques un résumé du passage coupé. Ces passages en italiques sont une vraie douleur. Le tout se termine par un « dossier » (tout est « dossiers » aujourd’hui, les étudiants, les chercheurs, les artistes, tous constituent maintenant des « dossiers »). Ici, le forçat et la question du réalisme, le personnage et ses costumes, Vautrin personnage de roman ou de théâtre, Balzac et son temps, etc. Tous ces enseignants, sans doute, croient bien faire. Où est l’aventure dans tout cela ? Étudiants, lisez dans la même collection les textes intégraux de Balzac, ou en Pléiade si ça vous chante (ça s’emprunte en bibliothèque), et allez le lire au musée Rodin, rue de Varennes, ou à Meudon, à l’ombre du Balzac qui figure en couverture de ce Folioplus. On veut vous faire digérer Balzac à la manière scolaire ? Rendez-le à la littérature, qui doit rester évasion, subversion, critique. Souvenons-nous que l’immense Balzac fut refusé trois fois par l’Académie parce que l’écrivain avait des dettes : il n’aimait qu’écrire et entreprendre. Il faut prendre le risque de lire vraiment Balzac qui prit le risque d’écrire vraiment. La littérature n’est pas faite pour être découpée en rondelles scolaires. Il ne reste rien ici du rythme haletant ni de l’ampleur de deux des meilleurs livres de Balzac. Quant à la qualité de l’analyse universitaire, elle laisse à désirer. Pas un mot sur lesBalzac de Curtius ou de Lukacs.
Baron. Jacques Baron. L’enfant perdu du Surréalisme (Dilecta, 2009, 236 p., 23 €). Célébré à 17 ans comme le « Rimbaud du Surréalisme », exclu par Breton en 1929, le Nantais Jacques Baron (1905-1986) est une attachante figure de ce second cercle du Surréalisme qui resta fidèle à l’exigence de « changer la vie » au-delà des divergences circonstancielles. Homme épris de liberté avant tout, il fut communiste et poète, rêveur, journaliste, romancier et mémorialiste. Le volume qui lui est consacré comporte principalement des contributions biographiques et archivistiques. Nombre de documents le concernant sont en effet disséminés entre la BnF, le legs de sa biographe Catherine Ahearn à la Bibliothèque universitaire d’Ottawa, et le fonds Jacques Baron de la Bibliothèque municipale de Nantes. L’inventaire de ces ressources est complété par la liste des correspondances de Baron conservées à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet ou au fonds des Cahiers du Sud, aux Archives de Marseille. Bibliographie sélective mais détaillée, et index des noms cités – pour le plus grand bonheur des chercheurs. Par ailleurs, le livre révèle de nombreux inédits, issus surtout des écrits de jeunesse de l’auteur, de son journal et de la correspondance avec son frère. Ces textes reflètent un sens profond et sensuel de la vie (« Tout m’exalte », écrivait-il en 1928 : « La nature, et les femmes, la beauté, le bon goût, l’avenir »). Ce n’est pas le moindre de leurs charmes.
Bourde. Christian Rendu, Paul Bourde (1851-1914), préface de Bernard Droz (Chez l’auteur, 6C rue Francisque-Jomard, 69600 Oullins ; 2009, 260 p., 20 €). Si l’on parle encore de Paul Bourde dans l’histoire littéraire, c’est surtout pour les bévues de tailles qu’il commit en obéissant peut-être à la fatalité de son nom : la première est d’avoir considéré les Mallarmé et autres Verlaine comme d’aimables plaisantins et de l’avoir dit publiquement, la seconde est d’avoir quelque peu traité de haut son ancien condisciple de Charleville, Arthur Rimbaud, qui faisait appel à lui pour tenter de publier quelques articles sur l’Abyssinie en guerre dans Le Temps, dont Bourde était un des grands reporters (ses correspondances du Tonkin furent très lues en leur temps). Christian Rendu présente heureusement des aspects plus positifs du personnage. Né en 1851, ce fils de douanier, devint un journaliste célèbre, qui s’intéressa particulièrement à la politique française en Outre-Mer entre 1880 et 1914, puis passa à l’action comme haut fonctionnaire en s’occupant d’agriculture en Tunisie et devint conseiller des ministres Étienne et Delcassé. Il a aujourd’hui un buste à Saint-Benoît, au bord du Rhône, et des plaques de rue à son nom. Bien documentée, cette biographie sera assurément la référence des futures études bourdiennes.
Beauvoir. Claudine Monteil, Simone de Beauvoir. Modernité et engagement (L’Harmattan, 2009, 274 p., 24,50 €). Militante du MLF à la grande époque, amie de Simone de Beauvoir pendant de longues années, féministe depuis toujours (et solide héritière, au sens de Bourdieu, avec un père mathématicien médaille Fields et une mère directrice de l’E.N.S. de Sèvres), Claudine Monteil a publié plusieurs ouvrages sur Simone de Beauvoir chez des éditeurs importants. Pourquoi publie-t-elle celui-ci à L’Harmattan? Peut-être parce qu’il s’agit d’un livre qui souligne la dimension plus politique et internationaliste de son sujet. C’est en effet « une femme engagée dans la lutte pour les droits humains » qu’il s’agit de décrire, de la Chine aux États-Unis, de l’URSS au Moyen-Orient et à l’Algérie, en passant par Cuba, etc. Sur ce terrain, on sait comment des visions très différentes de l’engagement se sont un moment affrontées ; l’opposition entre Sartre et Beauvoir d’un côté, Michel Foucault de l’autre, donne lieu à quelques rappels intéressants, comme celui d’un entretien au Monde des livres où Beauvoir décrit un Foucault « poussiéreux comme tout » (le nom de Jacqueline Piatier, alors directrice du supplément, est estropié au passage). La littérature n’est pas oubliée pour ne faire place qu’à l’idéologie : l’auteur consacre également un chapitre au « projet littéraire comme expression de la liberté et de la solidarité sociale ». La deuxième partie concerne plus directement l’histoire du féminisme contemporain et la place que Beauvoir y occupe. Dans ce contexte, les relations avec Lacan mettent en relief les affrontements théoriques et organisationnels des années 60 : les féministes ne pouvaient évidemment pas accepter des axiomes comme « la femme n’existe pas ». Cet ouvrage, s’il possède un côté « chronique des luttes » où l’auteur se met un peu trop souvent en avant, en insistant sur ses relations personnelles avec les acteurs du mouvement, veut cependant aussi souligner l’actualité du combat féministe, bien loin d’être achevé et toujours d’actualité dans de nombreux pays. En annexe, Claudine Monteil reproduit deux entretiens de 1970 et de 1972 avec Simone de Beauvoir, ainsi qu’avec sa sœur et son beau-frère. Ce livre, qui n’a rien d’académique, contribuera à entretenir la flamme ou à la ranimer, là où elle vacille.
Breton (1). André Breton, Lettres à Aube, présentées et éditées par Jean-Michel Goutier (Gallimard, 2009, 178 p., 28 €). Père fouettard du Surréalisme selon certains, Breton est ici dans un tout autre rôle paternel. Un rôle un peu particulier, car il se trouve depuis longtemps (1942) séparé de sa femme Jacqueline, mère de cette petite Aube, née en 1935 et à laquelle est adressée cette correspondance. Nous avons donc affaire à un Breton intime, ce qui ne veut pas dire que le style de ces lettres soit négligé. Maintenant, n’est-il pas singulier que l’écrivain, qui a frappé d’interdit toute publication de sa correspondance avant 2016, ait fait exception pour ses lettres à sa femme et à sa fille, lettres qui, pourrait-on penser, étaient vraiment d’ordre privé ? Au reste, et pour le dire nettement, la publication de ces lettres à Aube était-elle vraiment nécessaire ? Sans doute s’inscrit-elle dans le cadre de cette « Légende dorée » qui est de plus en plus entretenue par certains autour de Breton. Gallimard a fait largement les choses, et cela ressemble à un coffret de luxe : grand format carré, nombreuses reproductions en couleur, souvent en pleine page, notamment pour les cartes postales (il manque toutefois un index des noms cités). On découvre ainsi les collages et dessins dont Breton agrémentait souvent ses lettres. Celles-ci s’étalent de 1938 à 1966, et l’on y sent un père souvent déconcerté et profondément préoccupé par « le voile de paresseuse » qu’il perçoit chez sa fille. On peut d’ailleurs se demander si certaines lettres, surtout de la fin, n’ont pas été supprimées (il y a également un curieux vide de deux ans, de septembre 1954 à juin 1956). Les mauvaises langues prétendent en effet que le mariage de sa fille n’avait que médiocrement enchanté Breton et qu’à la fin de sa vie, les rapports avec celle-ci n’étaient guère idylliques. Dans une lettre, il lui reproche aussi de n’avoir jamais le moindre mot pour sa femme Elisa, « cela fait ombre sur moi… » Reste que les faibles progrès scolaires d’Aube plongeaient son père dans une grande perplexité, qui débouche parfois sur ce qu’on pourrait appeler des lettres d’engueulade. Certaines demandes d’argent ne manquent pas non plus de l’impatienter, lui qui ne vivait pas dans l’aisance, comme on sait. Il est plus à l’aise lorsqu’il lui parle des arbres, des oiseaux ou des insectes, l’envoyant par exemple chez Deyrolle lui acheter des papillons. Bien sûr, ces lettres ne sont pas sans intérêt, surtout pour le biographe, mais on se tromperait en croyant qu’elles contiennent des révélations sur leur auteur. On peut néanmoins grappiller çà et là quelques détails : Breton reprochant à Aube de mépriser par trop Musset, « qui valait sûrement mieux que Prévert, aux dernières nouvelles que l’on me donne de ce dernier ». Ou bien cet aveu, qui nous ramènerait aux lettres de jeunesse à Fraenkel : « Lu hier L’Atlantide […] : beaucoup mieux que je ne pensais. » Breton évoque aussi, parfois en détail, la vie qu’il mène à Saint-Cirq-Lapopie, les amis qui lui y rendent visite, on le voit sensible aux chansons de Laura Betti ou à « une très belle armoire Louis XIII à pointes de diamant ». Il s’émeut aussi d’un satellite envoyé sur la lune : « C’est la poésie tout entière qui est touchée. Un ver qui s’insinue dans les Hymnes à la Nuit de Novalis. » L’annotation aurait parfois pu être complétée : ainsi, « Le petit cheval dans le mauvais temps » est une citation d’un poème de Paul Fort ; Une Vie, un film d’Alexandre Astruc, et le téléphone avec « les pinces de homard daliniennes », une allusion à un tableau précis d’Avida Dollars. Par ailleurs, il est singulier qu’on ne précise nulle part la date, pourtant importante, du mariage d’Aube Breton avec Yves Ellouët, et ce alors que, dans sa postface, Jean-Michel Goutier se livre à des considérations aussi pompeuses qu’embrouillées sur la naissance de la même Aube.
Breton (2). Eddie Breuil commente Clair de terre d’André Breton (Gallimard, Foliothèque, 2009, 216 p., s.p.m.). On connaît le principe de cette collection. Un essai critique analyse et met en perspective l’œuvre étudiée ; un dossier regroupe des documents liés à la réception de l’œuvre. Eddie Breuil signe le 165è volume de la série. Il ne fallait pas manquer d’audace pour s’attaquer à ce Clair de terre dont l’histoire éditoriale est compliquée et la lisibilité générale peu assurée. Dès le départ, l’œuvre pose de nombreux problèmes éditoriaux. Le recueil tel que nous le connaissons aujourd’hui dans la collection Poésie/Gallimard relève, pour une part non négligeable, des choix d’Alain Jouffroy, qui ne correspondent pas toujours à ceux que Breton lui-même aurait pu faire. Les commentaires d’Eddie Breuil permettent de suivre une série de changements qui désignent la prise de distance de Breton à l’égard des grands aînés (Mallarmé, Valéry), l’attitude déclarée à l’égard de la position de l’homme de lettres tout comme le statut de la poésie dans l’œuvre de Breton. Les conditions de production, de diffusion et de réception du texte font l’objet d’un examen attentif. On apprécie l’effort de synthèse que représente un tableau comme celui de la page 32, où figurent les titres, date de parution et éditeur des productions poétiques prises en compte pour l’analyse, et de précieuses indications de tirage. De ce point de vue, la comparaison des 75 exemplaires de L’Union libre(publication anonyme, 1931) et des 130 000 exemplaires de l’édition de poche de Clair de terre (1966) est parlante. Eddie Breuil s’attarde à la signification de détails tels que les dédicaces de certaines pièces. Son étude fait ressortir les enjeux littéraires présents dans Clair de terre et les autres titres de l’actuelle édition de poche : déconstruction de la poésie classique, rupture avec le vers normé, rôle de l’espace et de la typographie, nature d’un travail poétique « moderne », montée en puissance du collage, du rêve, d’une illisibilité plus ou moins radicale, rôle des jeux de langage, conception de l’image poétique, etc. Le lecteur risque, en revanche, d’être déçu dès lors qu’il s’agit de passer des généralités brossées à grands traits, à l’analyse précise de poèmes souvent problématiques sur lesquels l’auteur reste assez discret. Le dossier contient les classiques repères biographiques, un index des prépublications et des extraits de documents critiques de ou sur Breton, propres à éclairer ses conceptions esthétiques. Une sélection bibliographique clôt le tout. Une remarque finale : la citation de Poésies I, attribuée à Lautréamont dans le corps du texte, est bien d’Isidore Ducasse comme le précise la note de la page 34. En revanche, l’auteur attribue Les Chants de Maldoror à Isidore Ducasse dans diverses notes. Le lecteur rectifiera de lui-même.
Camus (1). Albert Camus contemporain, sous la direction de Dolorès Lyotard (Presses Universitaires du Septentrion, 2009, 200 p., 19 €). « Les auteurs se sont attachés ici à relire quelques textes majeurs de l’œuvre camusienne. » Une relecture intransigeante et documentée, mais qui ne s’adresse qu’aux happy few. Pourtant, l’intervention de Gérard Farasse sur Ponge et Camus donne à l’ouvrage une trajectoire tout autre. Ponge, face auMythe de Sisyphe, reste un témoignage sur sa position quant au « vouloir vivre » et au choc qu’il a éprouvé à la lecture de cette œuvre. Parfois, quelques passages sortent d’une analytique structuraliste pour aller dans l’à-côté, dans la marge, dans la monstruosité, attrayante, de Camus.
Camus (2). Dictionnaire Albert Camus, sous la direction de Jeanyves Guérin (Robert Laffont, 2009, 970 p., 30 €). Un dictionnaire ne s’éprouve qu’à l’usage, car il n’est généralement pas question de le lire de A à Z. Comment opérer alors pour un compte rendu ? Des sondages thématiques, une errance au gré de la fantaisie ? Exploré de cette manière, le dictionnaire Camus apparaît comme très sérieux : notices fournies et denses à propos de toutes ses œuvres et des personnes qu’il a connues, intimes, amis, collaborateurs de théâtre… Les grandes controverses sont également présentées en détail. Pour des thèmes plus généraux, il arrive que l’intitulé de l’entrée pose un problème : on s’étonne de ne pas trouver d’article Cinéma avant de constater qu’existe Adaptations cinématographiques – ce qui n’est pas tout à fait la même chose (Camus s’intéressait-il au cinéma ?). Qui ira chercher l’entrée Auribeau (affaire des incendiaires d’), celle consacrée au Mensonge, à Poésie et théâtre (titre d’une collection dirigée par Camus chez Charlot) ? L’utilisation ne sera donc pas toujours très simple, et une liste des articles aurait permis d’aller moins au hasard. De même on regrette qu’il y ait si peu de renvois d’un article à l’autre (ils sont systématiques dans d’autres dictionnaires de cette collection), mais l’index détaillé compense au moins en partie ce manque. En cette période d’inflation bibliographique sur l’auteur de L’Étranger, c’est un ouvrage fondamental qui nous est ici donné.
Camus (3). Jean-Luc Moreau, Camus l’intouchable ! (Écriture, 2010, 260 p., 19 €). On rouvre le dossier, donc ? La boîte – qui n’est pas de Pandore – des malentendus, des chicanes et des polémiques, tout ce avec quoi, à partir de la publication de L’Homme révolté (1951), Camus a dû se colleter. Le propos de Jean-Luc Moreau, parfaitement louable, consiste à mettre en perspective les termes d’un débat dont l’histoire littéraire a simplifié les implications et les résonances, et, partant, détourné ou atténué la force d’incidence critique et idéologique. L’intention se soutient ainsi des exigences de l’histoire. Elle vise à déboulonner l’idole, et le lecteur n’a plus à se demander si le projet de l’essayiste est de contester, au nom justement des rigueurs de l’histoire et de ses droits imprescriptibles à la vérité, la prétendue « intouchabilité » de Camus, fruit d’une défense a posteriori, le plus souvent relayée et amplifiée par l’univocité d’un point de vue et d’un seul. Si l’entreprise se bornait cependant à cet objectif, ce serait une approche à courte vue, et ne présentant qu’un intérêt limité. Il y a autre chose dans cet essai, qui le rend précieux et lui confère une sorte de nécessité logique ou dialectique : il s’attache à décortiquer, avec une minutie chirurgicale, la gangue et les organes d’une éristique d’époque, un art de la polémique comme on n’en fait plus, et dont le mérite premier était de mettre en jeu des idées, des valeurs philosophiques et morales, bref de mobiliser les opérations de la pensée tout en impliquant des querelles de personnes. Et l’on sait combien ce dernier aspect a pesé dans la controverse Sartre-Camus. C’est donc dans un climat de pensée dépassionné, et selon une démarche qui fait la part belle au document, à la citation, à la pièce à conviction, que Jean-Luc Moreau se saisit du dossier Camus afin d’examiner les chefs d’accusation dont l’auteur de L’Homme révolté fut la cible. Et pour mieux conduire son enquête, il choisit, décision méthodologique justifiée, de placer Sartre en marge, ou plutôt en surplomb, car son ombre plane sur cet essai et en aimante le développement et la logique souterraine. Le procès déroule une argumentation dont la division du livre épouse les phases successives. De la querelle avec Breton – à propos, notamment, des remarques « morales » sur Lautréamont dans L’Homme révolté et plus généralement au sujet de la poésie et de son éthique de la révolte – à Gaston Leval, penseur libertaire qui interpelle Camus à propos de Bakounine, c’est tout un pan de la dispute du moment, ordinairement occulté par le débat avec Sartre, qui refait surface. De même, les chapitres consacrés aux positions critiques de revues aujourd’hui oubliées, telles que Le Soleil noir ou La Rue, mettent en lumière, au delà de la polémique et des arguments de circonstance qu’elles jettent au devant de la scène, les valeurs esthétiques et les enjeux métaphysiques d’une question devenue incontournable : la révolte. On s’en prend, bien sûr, à cette morale étroite, qui prône la mesure et la distance, là où devraient l’emporter l’excès, la démesure, le péril extrême d’une expérience limite. Hans Bellmer considère ainsi Camus comme « l’homme intelligent et moyen » cherchant, coûte que coûte, à « réintroduire des appréciations morales dans la poésie ». On sait gré à Jean-Luc Moreau de remettre en situation des textes devenus rares, parce que le plus souvent incomplètement cités ou tout bonnement passés sous silence. De même qu’on salue la pertinence des éclairages qu’il apporte, dans ses trois derniers chapitres, sur des points relativement dispersés – et un peu en décalage par rapport à la violente polémique née en 1951 – mais qui, avec le recul, viennent prolonger le débat et sa dynamique : le dialogue entre Bataille et Camus, toujours à propos de la révolte et de sa « morale déprimée », Barthes lecteur de Camus, de L’Étranger à La Peste, et pour finir, les « humeurs » de Raymond Guérin qui, à partir de 1954, s’en prend à Camus et à sa renommée usurpée. Tout cela fait un peu désordre, et on a le sentiment que la logique de l’essai, centrée depuis l’introduction sur la notion de révolte et ses enjeux, tourne court et se dilue, entre Barthes, la Nouvelle Critique, le Nouveau Roman et Guérin. Mais le lecteur saura tenir cette discontinuité apparente pour le signe d’une pensée qui s’emploie à cerner, en divers lieux et sous diverses conditions, les raisons des malentendus, des ambiguïtés dont l’œuvre autant que la personne de Camus ont été la source.
Césaire. Pierre Laforgue commente « Les Armes miraculeuses » d’Aimé Césaire (Foliothèque, 2009, 226 p., s.p.m.). Le Cahier d’un retour au pays natal est désormais un classique, comme le note Pierre Laforgue, mais peut-être au détriment des autres œuvres de Césaire, en particulier les poèmes surréalistes que sont Les Armes miraculeuses. Il s’agit donc ici de bien plus qu’un simple commentaire : un essai, à la fois enthousiaste et savant, expression passionnée d’un lecteur attentif et désireux de voir mettre Césaire à sa vraie place : « Notre propos sera de lire Les Armes miraculeuses non pas comme l’œuvre le d’“un grand poète noir”, mais comme l’œuvre d’un grand poète nègre et d’un grand poète français – d’un poète. » La pauvreté des éditions est dénoncée avec force par Pierre Laforgue, et sa lecture se fonde au contraire sur un respect soigneux de l’histoire du texte et sur une étude précise de sa composition. La poétique de Césaire est détaillée en mot, vers, phrase, rythme, métaphores. Une section est consacrée aux rapports entre politique et poésie, pour conclure sur la notion d’une « poésie comme marronnage » qui échappe à « la fausse opposition entre Blancs et Noir », permet de « brouiller les frontières », « subsidiairement, de se débarrasser du concept encombrant de négritude ». Bio-bibliographie, choix de lectures critiques, index.
Carte postale. Manu Boisteau, Chers tous : trésors oubliés de la carte postale à papa (Cornélius, 2009, 176 p., 19 €). Que le familier de l’œuvre de Marguerite Duras ou de celle de Georges Duhamel s’abstienne d’acquérir un exemplaire de ce livre, qui reproduit nombre de ces cartes postales égrillardes ou volontairement ringardes qui trônaient jadis sur les portoirs des marchands de journaux en bord de plage. Leurs légendes leur confèrent aujourd’hui un humour et une poésie – proches de ceux des titres des romans policiers des années 60 – dont le charme n’a pas mal vieilli du tout. Un peu de nostalgie souriante en une époque qui a pour défaut de prendre à peu près tout au sérieux. De ces trésors oubliés de la carte postale à papa, on peut dire que c’est une forme de littérature, comme on peut dire des écrits de Christine Angot ou de Marc Lévy que ce n’en est pas.
Catholicisme. Bernard Bonnejean, Le Dur Métier d’apôtre. Les poètes catholiques à la découverte d’une réelle authenticité (Cerf, 2009, 320 p., 32 €). Il est ici question de poésie et de rituel catholique, de cette poésie qui parvient à soumettre la métrique au liturgique. L’auteur analyse la quête de valeurs universelles à laquelle se sacrifie le style. Il en examine les manifestations chez Claudel, Péguy et sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Ses lectures retiennent les actes de recueillement qui animent ces poètes, loin du culte de l’individualité, vers ce qu’il appelle une mystique française, simple, mais sévère comme le classicisme dans sa transparence. Seul le Verlaine des Liturgies intimes échappe à cette rigueur. Ce qui intéresse Bernard Bonnejean, quant à ce dernier, c’est que son passage au catholicisme n’ait pas témoigné vraiment d’une embardée. L’auteur fait ainsi l’inventaire d’une poésie chrétienne qui peut aussi tendre vers l’invention formelle, du moins chez Verlaine. Par un va-et-vient entre textes, canons poétiques et religieux, le livre explore des poèmes souvent négligés, en accordant une attention aux détails, et se dessine un désir de créer des voies spirituelles. Il reste à savoir si la conception univoque du classicisme peut toujours s’imposer.
Céline (1). Philippe Destruel, Céline, imaginaire pour une autre fois : la thématique anthropologique dans l’œuvre de Céline (Nizet, 2009, 262 p., 30 €). Traversant en quelques voyages l’ensemble de l’œuvre de Céline, l’auteur regroupe plusieurs de ses conférences. Il met en relief les grandes catégories qui forment ce qu’il appelle un imaginaire de la décomposition chez celui à qui l’on dut, en fin de carrière, une Féerie pour une autre fois. Tout l’œuvre de Céline passe dans cette mise en perspective anthropologique, les romans comme les pamphlets. Dans la profusion de la langue, il prend en compte ce qui est à ses yeux original et admirable, comme ce qui est haïssable, un ensemble construit autour de récurrences croisées. Le contexte historique et personnel des textes ne constitue pas l’essentiel de l’approche de Philippe Destruel, mais il ne les néglige pas pour autant, pas davantage qu’il n’oublie la réception par la critique. C’est cependant pour lui essentiellement la littérature qui fait système chez Céline et produit les thématiques sur lesquelles repose la problématique de ce recueil. Philippe Destruel respecte une chronologie sans en être prisonnier. Les thèmes proposés par l’auteur pour illustrer son approche par catégories d’imaginaire sont parfois doubles. Ainsi la pornographie se trouve-t-elle liée à la somatique, la logorrhée au silence, le scientisme à l’anti-progressisme. Mais, thème après thème, on nous rappelle aussi que lire Céline, c’est aussi être régulièrement confronté, d’un livre à l’autre, à un anti-humanisme, une extase évasive, une chair pâtissante et brisée, une chronique de guerre, une temporalité. Brassant sans relâche de telles récurrences, l’imaginaire que Céline propose à ses lecteurs, pour leur plaisir et leur colère souvent mêlés, n’est pas performatif, ni vraiment politique. En effet, le romancier ne prétend pas reconfigurer le monde, même s’il n’ignore pas le réel, ni l’histoire, qu’il ne cesse de mouliner. C’est ici que pointe la thèse centrale de Philippe Destruel. Le projet célinien rêverait avant tout d’une promesse de recomposition future de l’imaginaire après la vaste entreprise de décomposition, après la mise en œuvre d’une mort active dans la vie, donc, « pour une autre fois ». Il ne s’agit pas d’un autre monde au sens religieux, ni d’un monde meilleur au sens politique, mais d’une nouvelle occurrence, au cas où le mauvais démiurge, comme aurait dit Cioran, essayerait autre chose. Du coup, l’éternelle question que se posent bien des lecteurs de Céline quant à l’attitude à prendre face à une mise en scène talentueuse de la putréfaction du monde, peut être une nouvelle fois revisitée, sur un plan plus littéraire que jamais, rappel étant fait, au cas où l’approche politique affleurerait, que les débuts littéraires de l’écrivain ont été salués, en leur temps d’avant-guerre, par la critique de gauche.
Céline (2). Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Joseph Garcin, réunies et présentées par Pierre Lainé (Écriture, 2009, 200 p., 16 €). Les lettres de Céline sont rarement banales, et c’est opportunément que l’on réédite ces lettres de l’entre-deux guerres, déjà parues en 1987. L’édition est augmentée d’un commentaire substantiel, et la seconde partie du volume est occupée par un long essai en deux parties : Genèse de l’œuvre célinien et Thèmes céliniens. Seconde partie évidemment destinée à gonfler le volume, mais qui occupe plus de place que le texte même des lettres, et donne parfois l’impression de morceaux choisis de thèse doctorale. N’importe, Pierre Lainé reste le « découvreur » de ces lettres brèves mais intenses, qui sont fort intéressantes, parce que Céline s’y exprime avec sa franchise habituelle. Ancien combattant de la Première Guerre mondiale, fixé à Londres, Garcin était pour lui, à ce double titre, un interlocuteur privilégié. L’écrivain sait qu’il peut communiquer à son correspondant son hallucination devant la guerre de 1914-18 (« Vous avez compris que nous sommes en sursis depuis quinze ans »), et, d’autre part, il ne cesse de lui demander des détails précis sur le Londres interlope que Garcin, de toute évidence, connaît à merveille. Il annonce aussi l’apocalypse à venir et pouvait, dès 1930, prophétiser, au retour d’un voyage en Europe centrale : « La catastrophe est imminente, plus précisément sadique que tout ce que nous avons connu. » Et au lendemain du 6 février 1934 : « Voilà le fascisme en route, on attend l’homme à poigne avec ou sans moustaches. » En plein succès du Voyage, il déclare : « Mais vous le savez mon vieux, sur la Meuse et dans le Nord et au Cameroun, j’ai bien vu cet effilochage affreux, gens et bêtes et lois et principes, tout au limon, un énorme enlisement – Je n’oublie pas. Mon délire part de là. » Cette correspondance s’interrompt définitivement fin 1938, sans que l’on sache exactement pourquoi. Relevons, pour finir, une coquille des plus cocasses : « n’en déplaise aux mannes d’Aragon ». Mannes pour mânes, voilà qui évoquerait le jugement lapidaire de Dali sur le même Aragon : « Tant d’arrivisme pour si peu d’arrivage ! »
Chabrier. Jacques Girard, Emmanuel Chabrier. D’Ambert à Paris. Musique au ventre, fleur bleue à la boutonnière (Éditions de la Montmarie, 2009, 297 p., 35 €). Loin des ouvrages savants qui ont été consacrés ces dernières années au compositeur d’œuvres musicales souvent jugées délicieuses dans un mélange de plaisir et de condescendance, comme España ou L’Étoile, cet ouvrage très bien illustré possède un caractère promotionnel local. L’enfance du musicien à Ambert nous est décrite, ainsi que son passage par Clermont-Ferrand, son installation parisienne. Ces éléments nous cadrent la vie d’un artiste qui gagna davantage son existence au Ministère de l’intérieur que par sa musique, bien qu’il ait été apprécié des plus grands, comme Ravel et Debussy, ainsi que de peintres et de littérateurs. Sous titré La musique au ventre, fleur bleue à la boutonnière, le livre montre comment le compositeur, amateur éclairé plutôt que petit-maître, majorant les arts réputés mineurs, davantage que le contraire, se glissa entre les spécialités, mais aussi entre les styles. Un CD accompagne cette édition, qui donnera une idée de ce que produisit, pour la voix et le piano, « le prince du burlesque et mélodiste raffiné» que fut Chabrier.
Char. René Char, Le Trousseau de Moulin Premier (La Table Ronde, 2009, 24 p., 16 €). La vie et l’œuvre de Char sont étroitement liées au Lubéron, en particulier à sa ville natale, l’Isle-sur-la-Sorgue. En 1937, le poète réalise un petit carnet sur lequel il dispose, en vis-à-vis, de courts textes manuscrits et des cartes postales de l’Isle. Le titre,Moulin Premier, vient d’une vente par tirage au sort d’un moulin situé sur la commune : ce nom fut donné au lot gagnant, car le ticket de l’acquéreur portait le numéro un. Offert par Char en 1937 à Greta Knutson, ce Trousseauaugure de leur première passion. L’ensemble de ces cartes postales d’un autre temps est magnifié par les vers aphoristiques de Char. La métaphore du poète préfigure ses futures compositions, notamment Fureur et Mystère. Son rapport à la temporalité fut une constante. Il s’évertua à ancrer le verbe poétique dans une dimension atemporelle pour intercepter le réel, ainsi « chaque jour est un tremblement, une étincelle écornée de rape ». Pulvériser le syntagme et le rendre synesthésique : ce petit carnet y parvient, puisque les mots de Char éclairent, telles des « lucioles », les cartes postales de sa solitude.
Chateaubriand. Chateaubriand, penser et écrire l’Histoire, sous la direction d’Ivanna Rossi et Jean-Marie Roulin (Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009, 314 p., 21 €). Contribution à une évaluation de l’historiographie romantique, cet ouvrage collectif resitue Chateaubriand et détermine son rôle dans les grandes mutations de la pensée historique moderne. Mais il y a là comme un paradoxe, du moins apparent. Car, comme le fait observer Jean-Marie Roulin dans son introduction, Chateaubriand, « contesté comme historien », « demeure pourtant à la source du renouveau historiographique ». C’est donc sur d’autres terrains que se situe l’enjeu : l’histoire, dont l’auteur du Génie du christianisme ne manquait pas d’invoquer les enseignements et les lumières, est pour lui moins une discipline, ou une positivité, qu’un mode de représentation dont la discursivité voisine avec la poésie et ses charmes. Et des œuvres, aujourd’hui un peu oubliées comme Les Martyrs (1809) ou même l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), font de l’histoire mais justement comme un facere, un sorte de poème en cours, qui s’enlève sur fond de fiction nécessaire. Or, ce geste, par quoi l’histoire se figure et se représente, contribue également à poser le passé et le discours censé le fixer, le cerner et l’éclairer comme un problème, comme un faisceau de questions non réglées. On reconnaît évidemment, dans cette réflexivité spécifique, ce qui fonde en grande partie l’historiographie romantique et légitime son dessein de comprendre les mécanismes qui président aux grands bouleversements, tels le passage de l’Ancien Régime à la France moderne. Nul doute, à ce propos, que la Révolution ne fût pour Chateaubriand l’événement qui lui permit d’ordonner à la fois une mémoire du passé et une pensée du devenir au centre d’une poétique du temps. Les études composant cet ouvrage reflètent les lignes fédératrices de ce qu’on serait tenté d’appeler l’esthétique historienne de Chateaubriand. Quatre rubriques découpent des champs où se redéploient l’épistémè historique et le travail de l’écriture. Méthodes et périodes, comme son titre l’indique, croise les outils méthodologiques, tels que la « causalité » ou « le document », avec les séquences temporelles choisies par Chateaubriand (Renaissance, Europe moderne, etc.) et le travail de périodisation qu’engage pareille approche.Penser le temps, penser son temps rassemble des réflexions centrées sur les relations du présent au passé et à la mémoire : l’histoire apparaît dans ce cadre conceptuel comme un processus dont l’actualité – c’est-àdire la puissance d’actualisation – engage la modernité et le progrès. Dans la troisième partie, La Fabrique du discours historique, sont abordés les aspects proprement génériques et rhétoriques par lesquels une écriture de l’Histoire advient dans l’historicité même d’un projet créateur qui s’emploie à penser le rôle de l’écrivain dans l’histoire. Du Génie à la Vie de Rancé, en passant par les Mémoires d’Outre-tombe, c’est centralement de ce rôle et de ce statut qu’il est question. Enfin, la dernière rubrique de l’ouvrage, Historiciser les canons esthétiques et la figure du poète, recueille les études consacrées plus particulièrement à la pensée des arts telle qu’elle se dégage du discours de l’histoire chez Chateaubriand. L’articulation de ces plans forme le territoire multidimensionnel d’une esthétique historique et d’une poétique de l’histoire : de quoi, en effet, résumer Chateaubriand, ou du moins le cerner dans ses ambiguïtés constitutives, sans cesse oscillant entre le passé effacé et l’avenir qui n’est pas…
Cinéma. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Le Temps d’une pensée. Du montage à l’esthétique plurielle, textes réunis et présentés par Sophie Charlin (Presses universitaires de Vincennes, 2009, 432 p., 28 €). Disparue en 2007, Marie-Claire Ropars avait consacré l’essentiel de sa recherche à des études sur la théorie du cinéma, en apportant à celle-ci toute sa culture littéraire. Le recueil d’articles rassemblés par Sophie Charlin complète ce que fut l’itinéraire intellectuel de leur auteur, incarné par ailleurs dans un nombre important d’ouvrages parus de 1970 à 2002. Le choix publié ici ne constitue donc qu’une petite partie d’une production considérable, mais il en est intelligemment représentatif. Il faut saluer le travail de l’éditrice : son introduction, comme les notices dont elle fait précéder chacune des quatre parties, est un modèle de synthèse, précise et respectueuse sans hagiographie. Le lecteur intéressé à comprendre ce qu’a été l’évolution des théories sur le cinéma depuis les grandes années du structuralisme jusqu’à la période plus récente de reflux des ambitions intellectualisantes, trouvera des essais parfaitement symptomatiques de chacune des étapes traversées. La première période est celle du textualisme triomphant, assez vite suivie par une période d’ébranlements dus à des philosophies contestataires (Derrida, Deleuze, Blanchot). Marie-Claire Ropars, dans ses interventions et ses propres analyses, donnera de plus en plus de place à un souci bien postmoderne de l’hétérogénéité, du fragmentaire, de l’ambiguïté. Tout au long, ses premières réflexions sur la question du montage nourriront cependant sa vision des réalités filmiques, en opposition aux théories qui cherchaient à saisir plutôt la nature du rapport entre les images mouvantes et la réalité. La réflexion moderniste sur la littérature demeurera ainsi l’alliée essentielle dans ce qui prend parfois des allures de combat pour affirmer une spécificité filmique qui n’en serait pourtant pas une. D’où la place importante tenue par les adaptations d’œuvres littéraires dans cette réflexion qui prend fréquemment Godard et son travail pour référence ou point de départ. La lecture de ces essais ne va pas sans provoquer une certaine mélancolie : qu’est devenue la passion intellectuelle suscitée dans les années 60 à 80 par des œuvres filmiques dont on a le sentiment qu’elles ne sont plus guère étudiées comme des œuvres cruciales pour le cinéma d’aujourd’hui ? Rohmer vient de mourir et, avec lui, une certaine façon de penser le cinéma en en faisant, et les commentaires sur ces œuvres, dans les blogs, sont loin d’être louangeurs. Mais n’en va-t-il pas de même, précisément, du côté littéraire, pour ce qui paraissait révolutionnaire et définitivement incontournable il y a encore une génération ?
Commune. Gaston Da Costa, Mémoires d’un communard (Larousse, 2009, 400 p., 25 €). On ne peut, sur le principe, que se réjouir de la publication et la republication de livres de souvenirs sur la Commune. Celle-ci, comme le soulignent Roger Bellet et Philippe Régnier dans l’introduction de l’unique ouvrage savant sur la question, reste un « objet historique étrange », rétif à l’analyse historique dépassionnée (Écrire la Commune. Témoignages, récits et romans, 1994), de sorte que la mise à disposition de ces témoignages ne peut que servir la compréhension de cet événement sans précédent dans l’Histoire de France et face auquel les écrivains se sont montrés si largement hostiles. La réédition de ce livre-là, plutôt que d’un autre, aurait mérité en revanche d’être mieux explicitée. Titré originellement La Commune vécue par Gaston da Costa, condamné à mort par les Conseils de guerre versaillais, le surtitre Mémoires d’un communard a été ajouté par l’éditeur, vraisemblablement pour mieux vendre l’ouvrage, alors que le livre de souvenirs de Jean Allemane porte le même titre. Il s’agit d’un récit vivant mais partiel, centré sur quelques épisodes à propos desquels Da Costa a rassemblé des témoignages et des documents inédits. À côté des récits de Vuillaume, Louise Michel ou Lissagaray, celui-ci fait cependant pâle figure. L’édition est d’une assez grande indigence. On s’interroge en premier lieu sur le « toilettage » du texte, c’est-à-dire l’exclusion des « textes superflus », échanges de correspondance, affiches et comptes rendus de séances dont aurait été lestée l’édition originale ; sur un sujet aussi controversé que la Commune, il semble au contraire qu’une édition annotée de ces documents aurait été des plus profitables. En deuxième lieu, l’édition ne bénéficie ni d’un index des noms, ni d’aucune mention du discours mémorialiste publié antérieurement au livre de Da Costa et avec lequel celui-ci engage un dialogue ; elle souffre au surplus d’incohérences dans l’appareil critique : la plus grande partie des personnages cités (parmi lesquels Vermersch, Maroteau, Vuillaume, etc.) ne bénéficient pas d’une note biographique, à la différence des individus les plus connus (Ferré, Ferry ou Gambetta), qui font l’objet non seulement d’une note mais aussi d’une notice en fin d’ouvrage, copiée-collée de la note publiée quelques pages plus tôt ! En dernier lieu, on reste rêveur devant la naïveté d’une phrase comme celle-ci : « L’œuvre de Gaston Da Costa se distingue par une impartialité absolue de toutes celles qu’a inspirées l’insurrection parisienne de 1871. » Outre que l’idée même d’« impartialité absolue » a peu de sens dans le cadre de mémoires d’un événement de cet ordre, son application à Gaston Da Costa (1850-1909) se révèle tout simplement fausse. Da Costa a obtenu ses fonctions à la Préfecture de police grâce à son amitié avec Raoul Rigault, avec qui il a milité dans les groupes blanquistes. Il a été secrétaire, chef de cabinet puis substitut à la Préfecture de police. Il est assez curieux que l’éditeur de ses mémoires, A. Fillion, ne fasse pas état de ce que Da Costa lui-même dissimule, à savoir qu’il n’a pu résister aux interrogatoires du commissaire Clément et qu’il a livré les noms et les cachettes de plusieurs communards. Cette délation ne lui a pas épargné la condamnation à mort, commuée en condamnation aux travaux forcés. À son retour, Da Costa a collaboré à L’Intransigeant de Rochefort, a publié des drames, des poésies et des livres scolaires. Le rappel de ce parcours aurait déjà relativisé la prétendue impartialité du mémorialiste. De plus, Da Costa a à cœur de sauver le bilan de son action à la Préfecture de police, sa faible implication dans l’exécution des otages de la Commune ou encore sa probité au cours du procès qui lui a été intenté après la Semaine sanglante. Il affirme enfin sa foi républicaine et son renoncement au socialisme, sans évoquer son antidreyfusisme. C’est bien le point de vue d’un homme engagé dans l’événement, certes bien informé, qui se veut historien sans passion, mais non impartial.
Désert. L’Imaginaire du désert au XXe siècle, études réunies par Jaël Grave (L’Harmattan, 2009, 190 p., 19 €). Huit études issues d’une journée organisée à l’Université d’Artois en 2008. « Le désert ne serait-il pas avant tout déclencheur d’écriture et vecteur d’esthétisme ? » se demande Jaël Grave dans son introduction. De fait, c’est autour de cette question un peu rhétorique que se construit le collectif. Charlotte de Montigny, qui se présente comme une « spécialiste de l’imaginaire des déserts », livre quelques recettes issues de sa spécialité. Marie Gauthern étudie la « découverte » de la mythique Smara par Michel Vieuchange, dont les carnets de route ont été publiés par son frère en 1932, avec le souci de transformer une exploration scientifique en révélation quasi mystique. L’explorateur se mesure à ses précédesseurs (René Caillé, un siècle plus tôt, et Camille Douls, mort en 1889), et plus encore à une image de soi dont le désert est à la fois la mesure et la confirmation. Jaël Grave consacre des pages éclairantes à une part méconnue de l’œuvre de l’alpiniste Frison-Roche. Le premier de cordée avait en effet entrepris dix-sept expéditions dans le Hoggar et a vécu plusieurs années en Algérie. Ici encore, la tonalité est mystique : « l’Appel du Hoggar » (1936) rappelle les rêveries d’Ernest Pschichari et du Père de Foucauld pour faire du Sahara une « terre de prières ». Transition toute trouvée avec la contribution de Guillemette Tison, qui étudie le thème du désert dans l’œuvre d’un auteur « retiré du monde » : Michel Tournier. Charles Coutel lit quelques textes consacrés au désert par Edmond Jabès, et Isabelle Roussel-Gillet compare le regard sur le désert de Le Clézio (Gens des nuages et Désert) à celui des photographes Bernard Plossu, Sophie Ristelhueber et Raymond Depardon. Tout ceci est bien sage : on se doute que Biribi et les pénitentiers militaires dénoncés par Georges Darien ou Albert Londres ne trouvent pas leur place dans ces « structures de l’imaginaire » désertique.
Drieu. Pierre Drieu La Rochelle, Victoria Ocampo. Lettres d’un amour défunt. Correspondance 1929-1944, édition établie par Julien Hervier (Bartillat, 2009, 250 p., 25 €). On aurait bien voulu lire cette correspondance. C’est, hélas ! impossible. Presque toutes les lettres de Victoria Ocampo manquent, accidentellement détruites dans l’incendie d’un garde-meuble où les correspondances de Drieu La Rochelle avaient été entreposées après sa mort. Les seize qui subsistent, très belles, font d’autant plus regretter cette perte, par exemple celle du 22 octobre dans laquelle Victoria Ocampo répond avec fermeté à la déclaration d’allégeance fasciste de Drieu (« tu perds la tête, Pierrot »), ou encore une lettre sans date, que Julien Hervier situe à l’automne 1938, dans laquelle elle laisse avec amertume s’épancher son « cœur américain » : « Mon amour pour la France, vois-tu, n’a jamais été payé de retour et j’en ai fait mon deuil. Ne va pas croire que je me plains : je constate un fait – Les Français sont trop pleins d’eux-mêmes pour s’intéresser à ce qui ne leur ressemble pas. » Les quatre-vingt-sept lettres de Drieu, bien inégales, semblent faites pour avérer ce constat : certaines sont d’un mufle. Même si le rythme de cette correspondance semble bien distendu, on ne la lit pas sans se demander comment elle a pu durer quinze années, du coup de foudre de février 1929 jusqu’à août 1944. Mais il manque plus que des lettres perdues, les conversations qui en prenaient le relais lors des séjours de Victoria Ocampo en France, auxquelles il est parfois fait allusion, par exemple par Drieu, le 25 septembre 1939 (pour s’excuser de ne pas avoir revu Victoria avant son départ de France) : « Je ne crois pas aux cérémonies d’adieu […]. J’aimais mieux goûter le souvenir d’une promenade à Versailles qui avait été réussie. » Il y a sans doute eu entre Victoria Ocampo et Drieu La Rochelle, après la flambée passionnelle de 1929, autre chose que les malentendus qui font l’essentiel de cette correspondance lacunaire. Mais nous n’en saurons rien, presque rien.
Dumas (1). Francis Lacassin, Alexandre Dumas inattendu (Rocher, 2008, 188 p., 17 €). Comme souvent avec Francis Lacassin (dont ce doit être le dernier livre), on ne sait pas exactement à qui s’adressent ces six chapitres : le ton est plutôt « grand public », avec très peu de notes et des titres accrocheurs dans le meilleur style de la littérature populaire (« Alexandre, roi des détectives », « Alexandre chez les Dragons et les fées »), mais il s’agit de points d’érudition qui intéresseront surtout les spécialistes : Le Diamant de la vengeance de Joseph Peuchet comme source du Comte de Monte-Cristo, ou l’examen des nécrologies de Dumas. On ne s’ennuie pas, mais on ne retient pas grand chose de ces textes écrits avec vivacité. Il y a beaucoup d’exagération à voir là, comme l’indique la quatrième de couverture, « un portrait éblouissant de l’auteur des Trois Mousquetaires ».
Dumas (2). Entre presse et littérature. « Le Mousquetaire », journal de M. Alexandre Dumas (1853-1857), sous la direction de Pascal Durand et Sarah Mombert (2009, Diffusion Droz, 252 p., 19 €). Reconnu comme auteur prolixe de romans historiques, Alexandre Dumas l’est beaucoup moins pour une activité journalistique qui fut pourtant massive. Après avoir assuré tout le travail de rédaction du Mois entre mars 1848 et février 1850, laissant libre cours à sa critique d’un autoritarisme qu’il sentait poindre sur fond de déception de ses idéaux révolutionnaires récents, il prit ensuite à-bras-le-corps la rédaction d’un quotidien, Le Mousquetaire, dont il assura à lui seul le contenu pendant trois années, entre 1853 et 1857, avant de faire de même avec un hebdomadaire, Le Monte-Cristo, de 1857 à 1862. À l’issue de deux colloques organisés à Lyon en 2005 et à Liège en 2006, Pascal Durand et Sarah Mombert, qui ont dirigé cette étude collective d’un corpus qui méritait d’être sorti des limbes, définissent, chez cet écrivain infatigable, un « démon du journalisme », et les spécialistes de son œuvre, qui n’en sont pas à leur coup d’essai, analysent ensuite cette production en neuf chapitres. Dumas père, qui continue, lorsqu’il s’occupe duMousquetaire, à fonctionner comme romancier prolixe, aura donc développé, sur un autre support que celui qui l’a rendu célèbre, une politique, un style de causerie, un type de critique littéraire, théâtrale et musicale ; il aura permis à Leopardi de s’exprimer, avant d’aller lui-même créer un journal à Naples, tout en gérant des œuvres sociales pour les artistes, le tout ancré dans l’ambiance d’une capitale en grande transformation et avec une attitude ouvertement romantique. Les annexes du livre ajoutent des éléments fort intéressants, dont des extraits de correspondances sur la relance d’activité qu’a constitué Le Mousquetaire pour un Dumas aux abois, dont les œuvres littéraires et théâtrales étaient en 1853 censurées par un Empire pas encore libéral. Ce quotidien, parce qu’il tranche par sa qualité sur les tentatives contemporaines, fût-il de brève existence, est dans cet ouvrage intelligemment posé comme la tête de pont d’un modèle de média intermédiaire entre celui qui avait émergé en 1836 avec La Presse d’Émile Girardin et le quotidien populaire qui naîtra avec Le Petit Journal en 1863, en un statut qui est également hybride entre littérature et journalisme populaires, ce qui en fait un objet précieux. La prise en compte de l’histoire de la presse par les littéraires se confirme ici comme une entreprise vertueuse et plus que jamais active, qui fait émerger des quantités de supports injustement méprisés ce qui, le cas est ici patent, nous permet d’espérer approcher ce que furent l’intégralité d’une production de papier imprimé et l’activité des créateurs. Dans le cas majuscule d’Alexandre Dumas, l’auteur fut tout à la fois écrivain, publiciste, journaliste.
Dutourd. Jean Dutourd, La Chose écrite. Chroniques littéraires (Flammarion, 2009, 570 p., 25 €). Ce volume de plus de 500 pages rassemble des chroniques données pendant plusieurs décennies à des journaux ou magazines. Il est très varié, quoique l’auteur semble éprouver une prédilection pour tout ce qui précède le XXe siècle, dont il n’a retenu ici que Giraudoux, Proust, Svevo, Suarès, Paulhan, Léautaud, Apollinaire et quelques autres. Pourquoi pas ? Pour chaque auteur, le critique sait choisir les informations et les citations, et montre qu’il connaît son sujet, même si ces chroniques sont toutes assez brèves. Il parvient souvent à définir un livre ou un auteur par une formule frappante. Du Roman d’un spahi de Loti, par exemple, il écrit qu’on y « sent un peu l’Afrique », car « c’est spongieux, aride, épicé, énorme et pauvre », ce qui n’est pas si mal vu. Les curiosa et les détails libres ne l’effarouchent pas non plus, et il n’hésite pas à dire sa dilection pour un Restif et à avouer tout de go : « La Religieuse portugaise me rase. » À la bonne heure ! Critique d’humeur, souvent, mais critique de quelqu’un qui a une connaissance précise de l’histoire littéraire, ce qui lui permet de définir très justement Schwob comme « une sorte de Borges français », ou de parier sur Gourmont contre Gide, ce qui n’est pas commun. Et ses prédilections n’ont rien d’académique : outre celles que nous venons de citer, il fait ses délices de Rivarol, Toulet, Levet, Charles Sorel, Crébillon fils, Rebell, Laforgue, Chavette, Fourest, Gobineau… Combien, parmi ses confrères du quai Conti, peuvent se vanter d’avoir lu ces auteurs ? Il est vrai qu’on n’est pas étonné de le voir admirer également Molière, Voltaire et Hugo, et qu’il se montre très ouvert à la littérature étrangère, notamment anglo-saxonne. En revanche, il révélerait sans doute son incompréhension de Jarry, en définissant Le Surmâle comme « peut-être une bouffonnerie épique inspirée par ses goûts et ses fantasmes ». On aimerait aussi qu’un angliciste puisse vérifier ce qu’il dit de la traduction, par Larbaud, d’Ainsi va toute chair de Butler, qu’il qualifie de « lourde et maladroite, émaillée de faux sens étonnants chez cet écrivain » ? (c’est un fait que Jean Dutourd se montre très attentif aux coquilles et fautes de traduction). Il semble par ailleurs un peu bien indulgent dans ce qu’il dit de l’édition, par Jeannine Kohn-Étiemble, des 226 lettres de Jean Paulhan à Étiemble, correspondance qui est d’un intérêt assez mince, pour ne pas dire un mot plus dur. N’importe, ce sont de petites scories, inévitables dans un tel ensemble de chroniques. On retiendra surtout la passion littéraire qui anime l’auteur et qui le fait s’attacher à la chair même des livres, à l’originalité de leur ton, aux humeurs de l’auteur. Cela donne à la lecture de son recueil quelque chose de tonique, qui n’est pas si fréquent dans ce genre de littérature qu’emporte le vent des jours. Ajoutons que l’exercice de la chronique, tel qu’il est pratiqué ici, est un exercice bien plus difficile qu’il n’y paraît, et que Dutourd a raison de dire : « Le journalisme est une bénédiction, parce qu’il faut remettre sa copie à l’heure et qu’il y ait le nombre de feuillets voulu. »
Flaubert. Jacques Philippe, Daniel Casanave, Flaubert, la dernière ligne (Les Rêveurs, 2009, 112 p., 22 €). Loin de toute hagiographie, sans pour autant écarter les moments les plus connus de la vie de Flaubert, cette bande dessinée tranche par la culture et le souci de la précision dont font preuve ses auteurs. Le sous-titre pourrait être Flaubert intime, car sa sexualité et ses maladies – de l’épilepsie aux accidents vénériens – sont exposées avec une insistance qui, curieusement, ne paraît pas inadaptée dans le récit biographique. Certains dessins en pleine page, montrant des paysages normands ou égyptiens, apparaissent pleins de charme. Une réussite dans un genre qui en compte peu, car si les biographies en bande dessinée sont souvent caricaturales et ridicules, celles d’écrivain le sont à un degré extrême. Rien de tel avec ce Flaubert, la dernière ligne, qui fait descendre le romancier de son piédestal de statue pour le présenter comme un être humain, avec ses drames, ses joies, ses ambitions.
Fous littéraires. Les Cahiers de l’Institut international de recherches et d’explorations sur les fous littéraires n° 3, 2009 (1 rue du Tremblot, 54122 Fontenoy-La-Joûte ; 130 p., 50 €). Le sommaire ne manque pas d’excentricité, ce qui est bien le moins pour un bulletin consacré aux délirants du bocal littéraire. L’article majeur de ce numéro, signé Francis Mizio, porte sur les Causeries brouet-tiques du marquis de Camarasa, qu’une photographie en pleine page montre empli d’une notable quantité de superbe ironie. Comme il y a un superbe Orénoque.
Halles. Les Halles. Des écrivains, des poètes et des chansonniers, textes réunis par Patrick Maunand (Pimientos, 2009, 148 p., 16 €). Tour à tour Champeaux, quartier des Innocents, enfin les Halles, le marché qui fait dire à Nerval, dans Les Nuits d’octobre, qu’on y « soupe fort bien », est maintenant enfermé dans le souvenir dont il déroule le sens au cœur de Paris, qui n’en conserve que le nom. « Les Halles » résonnent encore malgré ce qui en tient lieu. La démolition des pavillons sous Georges Pompidou, qui résulte de la décision de réaménager le marché des Halles à Rungis au début des années 1960, reprend, aligne, récapitule les travaux que le baron Haussmann avait entrepris sur les lieux-mêmes, un siècle auparavant. Edmond About, dans Les Ruines de Paris, en donne la perspective au moment de l’Exposition universelle de 1867, quand il prédit que tel sera le sort d’une ville abandonnée à des travaux d’envergure, condamnée à de futures démolitions. Voici, recueillis en un volume, des textes inspirés par le Ventre de Paris. Le livre invite à parcourir des pièces à conviction, témoignages d’écrivains, de poètes et de chansonniers, qui y étalent le pittoresque d’errances urbaines devenues l’aventure d’un paysage perdu. Divisé en trois parties inégales – au Moyen-Âge, de la Renaissance à la Révolution, du début du XIXe siècle aux années 1960 – Les Halles des écrivains des poètes et des chansonniers n’organise pas tant l’ordre d’un discours topographique que les traces sans ordre du passage de figures dans un espace qui peut s’offrir lui-même à la critique des plans d’urbanistes. Dans cette perspective, sans oublier qu’il s’agit d’une anthologie personnelle, on déplore l’absence, aux années 1920, du « Tournesol » d’André Breton, et, s’agissant des années 1960, celle de l’Essai d’une description psychogéographique des Halles d’Abdelhafid Khatib, tout à fait dans l’esprit du projet.
Hugo. Victor Hugo, Le Roi s’amuse, édition de Clélia Anfray (Gallimard, 2009, 282 p., 5,60 €). Il n’est pas sûr que « le roi » de Picasso reproduit en couverture de la présente édition ait quelque rapport avec le grotesque hugolien, dont cette pièce maudite donne assurément sa représentation la plus insoutenable. Dans le personnage de Triboulet autant que dans la figure de François Ier réside assurément le scandale suscité par l’ouvrage, hier (l’interdiction de la pièce après la première en 1832) et aujourd’hui (où le Rigoletto de Verdi a supplanté sa source et son modèle). La publication de cette pièce dans une collection de poche l’arrachera sans doute à son enfer. L’auteur de cette édition tente, dans sa préface, de discuter l’analyse d’Anne Ubersfeld, expliquant (dans Le Roi et le Bouffon) le rejet de ce drame moins pour des raisons politiques qu’à cause de ses provocations contre la moralité, les habitudes littéraires et les bienséances historiques. L’on n’est guère convaincu par les contre-arguments de Clélia Anfray. Certes, des motivations politiques immédiates, liées à l’obsession du régicide et au mélange social appelé par la pièce, pesèrent lourdement dans son bannissement. Mais les questions de règles, de bienséances et de vraisemblance, d’esthétique et de poétique sont intrinsèquement idéologiques – la catégorie du grotesque le prouve. Le retournement hugolien du mythe don juanesque à travers la figure de François Ier (que la préfacière étudie très bien), la mise en question de la place du peuple dans l’art et dans l’histoire à travers l’aliénation du fou Triboulet, figure de la paternité sublime mais aussi de la haine révolutionnaire, sont de nature indissolublement esthétique et politique. « La dimension esthétique du bouffon est au moins aussi essentielle que sa fonction politique », écrit Clélia Anfray ; mais, faut-il corriger, la fonction politique est portée par la dimension esthétique qui la détermine. Les deux ne sont guère séparables, encore moins opposables. Regrettons aussi (ceci est lié à cela) que ne soit pas posée cette question centrale : celle de l’usage du mélodrame populaire par Hugo, dans un drame en vers destiné au Théâtre-Français. Le malentendu critique qui veut que Le Roi s’amuse soit un « mauvais mélo » ne sera pas levé – et la pièce ne sera pas comprise – tant que ne sera pas étudiée l’absorption de la poétique du mélodrame par Hugo mais aussi sa torsion ou sa digestion dans le drame romantique. L’enjeu, ici encore, est politique puisque l’intégration du mélodrame signifie, comme celle du grotesque, l’élection du populaire au cœur même du drame historique en vers destiné au théâtre de l’élite. Le Roi s’amuse est entré dans « l’ère du soupçon », regrette Clélia Anfray ; mais en évitant d’aborder de front la raison profonde d’un insuccès durable, en omettant de confronter le matériau mélodramatique de la pièce aux structures dominantes du mélo en 1832 et à leurs significations idéologiques, gauchies par Hugo, la préfacière ne se donne pas les moyens de rendre plus lisible aujourd’hui qu’hier ce drame mal-aimé. Le travail éditorial n’en est pas moins impeccable : établissement du texte d’après l’édition originale (Renduel, 1832), notice incluant l’étude de la genèse et des conditions de publication, historique des représentations et des mises en scène, notes sur leRigoletto de Verdi (tirées du numéro de L’Avant-Scène Opéra, « Hugo à l’Opéra »), indications bibliographiques fournies, notes éclairantes sans être envahissantes. Une bonne édition qui, sans renouveler les clés de lecture, rend le drame accessible et écarte l’édition calamiteuse des « étonnants classiques » de GF-Flammarion, la seule à laquelle élèves et lycéens avaient droit jusqu’à présent.
Huysmans (1). Huysmans. Littérature et religion, sous la direction de Samuel Lair (Presses universitaires de Rennes, 2009, 180 p., 12 €). Dans cette nouvelle série de variations sur le parcours littéraire et religieux de Huysmans, on retiendra une volonté de brouiller, sans la moindre malice, la classique coupure entre les phases naturaliste, esthétisante et catholique, suivies en un parcours célèbre en sa nature fin-de-siècle. Pour les protagonistes d’un colloque qui eut lieu en 2007 sous l’égide, tout à fait congruente au sujet choisi, du Département d’études littéraires de l’institut catholique de Rennes, il s’est agi de mettre en relief, à côté d’une capacité d’observation reconnue chez J-K.H, une force de synthèse des univers sociaux, artistiques et religieux et, d’autre part, de souligner la somme d’hésitations dont les ouvrages ont témoigné l’un après l’autre. Parmi les variations proposées sur la « crise ontologique et esthétique » dont témoigne la production de Huysmans, ce recueil de contributions propose nombre de thèmes classiques (les Pères de l’Église, l’art chrétien, Ligugé, la Trappe, la référence aux différents romans, etc.). On retient deux articles dont le thème tranche en revanche par l’originalité de leur propos et qui s’attachent à mesurer une forme d’influence de l’écrivain en dehors de ses lieux fétiches. Le premier, de Václava Bakeová, tient à une filière pragoise et porte sur une comparaison du cheminement spirituel de Huysmans avec celui de Julius Zeyer (18411901), écrivain pour partie d’origine française et néanmoins de langue allemande et tchèque, dont les livres, traduits en français dans les années 1920, ressortissent à une démarche très proche de celle qui mena de Là-bas à la Cathédrale. Le second, de Bernard Poche, met en lumière des écrivains lyonnais ayant produit dans la période 1895-1910, romanciers plus qu’oubliés qui furent pour certains en relation avec l’auteur de L’Oblat. Ces contacts littéraires et amicaux entre Huysmans et des Lyonnais avaient été évoqués en 1942 par André Billy, mais Bernard Poche précise qu’Henri d’Hennezel et J. Esquirol (Adolphe Berthet) ont écrit des romans qui pointaient la décadence d’une partie de la bourgeoisie lyonnaise pour les uns et appelaient pour d’autres à une rédemption religieuse, les deux thèmes étant souvent croisés. Que le maître qui préférait la Bièvre au Rhône et à la Saône ait méprisé profondément toute forme de province n’aura pas empêché que se développe, sur les lieux supposés d’un occultisme qui ne l’intéressait déjà plus, cette sorte d’écho de son parcours archétypal.
Huysmans (2). J.-K. Huysmans, Les Mystères de Paris. Édition présentée, établie et annotée par Philippe Barascud (Manucius, 2009, 127 p., 10 €). Une excellente édition, annotée avec pertinence et érudition, et qui donne à connaître quatre textes de Huysmans parus en 1880 dans Le Gaulois. Comme le précise la préface, Huysmans n’est pour rien dans le titre incongru de cette série, qui fut choisi par Arthur Meyer, en qui l’auteur d’À vau-l’eaureconnut immédiatement « un très parfait imbécile ». Huysmans ne fit d’ailleurs pas de vieux os au Gaulois, dont il claqua la porte au bout d’un mois. Les quatre textes repris ici (Robes et manteaux, Une goguette, Tabatières et riz-pain-sel et L’Extralucide) sont de véritables « croquis parisiens », qui n’eussent pas déparé le recueil de ce titre. Comme d’habitude, ce sont des coins du Paris non officiel que Huysmans décrit : la sortie des ateliers de couture de la rue du Quatre-Septembre, une « goguette » du quartier Montrouge-Plaisance, un bal populaire à Grenelle, une séance de magnétisme dans une maison quelconque. À chaque fois, c’est le même réalisme étrange, à la fois picaresque et presque myope, où se trouvent fixées, comme épinglées toutes vivantes sur du liège, des couleurs, des formes, des gestes, des sensations et surtout des individualités bizarres. Peu d’écrivains ont su comme Huysmans saisir et faire vivre un certain fantastique social parisien. Il le fait d’une manière extrêmement pittoresque, en nous communiquant une impression de cohue, d’agitation saccadée, de kaléidoscope biscornu, le tout baignant dans un irrationnel complet. Une grande partie de ce pouvoir d’évocation tient au style, extrêmement nerveux, et qui transcrit avec une égale netteté une silhouette, une attitude, un mouvement, une couleur, le brouhaha d’une assemblée, le désordre d’un intérieur ou le sinistre d’une cour, le décousu de certains propos, et ne se gêne pas pour charrier des vocables populaires ou des mots d’argot. Et ce style, on ne l’a peut-être pas assez observé, possède une étonnante vertu comique, avec ses adjectifs incongrus qui éclatent brusquement à côté d’un substantif, ou bien ses fins de phrase qui retombent sur une notation grinçante. Ces quatre textes en offrent de nombreux exemples. Citons ce portrait : « Vivandière colossale et obèse, au bonnet noir, ruché sur le front et quadrillé comme une pâte de tarte sur l’occiput, monstre étonnant et superbe, au corsage décolleté de noire grenadine sur lequel flottait une médaille de sauvetage large comme une casserole, elle emplissait, à elle seule, de son embonpoint la salle et, majestueuse, se dressant sur ses courtes jambes, gourmandait son auditoire, pareille à une sous-maîtresse qui gronde des enfants, en classe. » Au sens comique de l’expression, c’est une véritable Comédie humaine en miniature que nous avons ici, avec une étonnante précision de détails. Le cadre en est certes réduit, et bien particulier, mais l’écrivain est parvenu à donner à ces évocations une vie extraordinaire. Toutes ces silhouettes falotes, poignantes ou grotesques s’agitent dans des décors qui sont parfois ceux des chansons de Bruant, et il est difficile, par exemple, de lire Tabatières et riz-painsel sans entendre, par-dessus : « C’est un quartier plein d’soldats, / On en rencontre à tous les pas, / Jour et nuit i’s font sentinelle, / À Grenelle… » À la poésie des couplets gouailleurs de Bruant répond la trépidation de la prose âcre et spasmodique de Huysmans, non moins poétique. Excellente édition, donc, qui exhume de l’excellent Huysmans et comporte aussi, outre une chronologie et une bibliographie, d’intéressantes annexes, dont la reproduction d’une autre version d’Une goguette. Une réussite, proposée de surcroît à un prix modique.
Journal. Silvia Baron Supervielle, Journal d’une saison sans mémoire (Gallimard, 2009, 251 p., 18 €). Traductrice, Silvia Baron Supervielle se veut aussi poète, épistolière et essayiste. C’est beaucoup à la fois, mais pourquoi pas ? Les vrais Journaux intimes ont beau être posthumes, elle publie aujourd’hui le sien, dans la prestigieuse collectionArcades de Gallimard. Un Journal intime, mais qui n’est nullement ponctuel ou anecdotique. L’auteur aura ainsi voulu échapper à cette mode actuelle où l’écrivain déverse pêle-mêle, dans son « Journal », ses émois sentimentaux, les menus de ses repas, les gens qu’il croise dans l’escalier, ses occupations quotidiennes et la moindre de ses « pensées ». Toutefois, le Journal tenu par Silvia Baron Supervielle tomberait peut-être dans l’excès inverse, à savoir qu’il s’agit d’une sorte de monologue, ayant quelque chose d’impétueux dans sa lenteur même, et qui aurait pu se prolonger indéfiniment, à perte de vue, tel un moulin à café qui ne cesserait de tourner. Tenir ainsi le journal de ses pensées ou de ses rêveries expose à beaucoup de narcissisme et n’a finalement d’intérêt que pour celui qui écrit. Le quotidien n’est d’ailleurs nullement absent de ces pages, surtout dans les parties où l’auteur relate un voyage en Argentine, mais ce quotidien est parfois poussé un peu loin : ainsi quand l’auteur éprouve le besoin de transcrire un courriel reçu de sa sœur, qu’elle nous fait suivre du texte de sa réponse. Était-il indispensable d’en régaler le lecteur ? Même remarque pour les dialogues et lettres imaginaires qui émaillent le livre, et dont certains sont assez cul-cul (Dialogue imaginaire sur le chemin du soir). L’auteur semble trouver admirable ou, du moins, digne d’être transcrit, tout ce qui sort de sa plume ou passe par son cerveau. Certaines de ses phrases possèdent même un air sibyllin, qui peut laisser perplexe : « J’ai besoin d’être pardonnée », « Je m’exerce à entrer dans le terrain de l’oubli », « Je lève la tête vers la lumière à la manière d’une confirmation », « Les embûches de l’écriture me serrent contre moi-même », « Je suis faite de cette substance engloutie de laquelle resurgit l’énergie ». Tout cela semble surtout vaguement prétentieux. Se regarder penser, et le transcrire sans trêve, devient lassant pour le lecteur, qui a soudain envie d’ouvrir la fenêtre ou d’aller faire une petite promenade. L’auteur, de son côté, s’interroge brusquement : « Il ne faudrait pas que le lecteur de ce Journal soit moi. Que j’écrive pour lui qui est moi. » C’est là une interrogation dont elle aurait pu faire l’économie… Le livre est ponctué par des citations de Dante, qui alternent avec des phrases de Barthes, lequel se transforme parfois en Monsieur de La Palisse : « C’est le travail du mot et de la phrase qui produit, finalement, une certaine pensée. » En attendant, Silvia Baron Supervielle (et les éditions Gallimard) ferait bien de surveiller un peu ses quatrièmes de couverture. Sur celle de ce Journal d’une saison sans mémoire brille, dans la notice biographique sur l’auteur, ce magnifique modèle de charabia : « Elle […] a traduit notamment Borges […] vers le français, et Marguerite Yourcenar vers l’espagnol. » Oh ! mais c’est que, voyez-vous, cela fait très bien de bafouiller ainsi, et que, à présent, seuls les ploucs ou les Belges disent « traduire en espagnol » ou « en français » !
Lacouture. Jean Lacouture, Gilbert Balavoine, Nicole Balavoine, Jean Lacouture ou le goût des autres(Confluences. Centre François Mauriac de Malagar, 2009, 160 p., 22,50 €). Préfacé par Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, et illustré d’une cinquantaine de photos des archives de Jean Lacouture, ce volume a la forme d’une longue conversation avec ce dernier. On y découvre les grands jalons de sa carrière de journaliste àCombat, au Monde et au Nouvel Observateur, s’engageant dans la voie de la décolonisation et séjournant au Cambodge, au Vietnam, au Maroc et en Algérie. Anecdotes sur son quotidien au Roussillon, avec des aperçus sur ses passions pour le rugby, le théâtre, la musique. On y pénètre dans une enfance et des apprentissages, on y discerne influences, rencontres marquantes et enchantement pour l’écriture. Voilà.
Mallarmé. Stéphane Mallarmé, Berthe Morisot, Correspondance 1876-1895, lettres réunies et annotées par Olivier Daulte et Manuel Dupertuis (Bibliothèque des Arts, 2009, 136 p., 19 €). C’est une excellente idée d’avoir réédité la correspondance de Mallarmé et de Berthe Morisot, parue chez le même éditeur en 1995, à l’occasion du centenaire de la mort de l’artiste, d’autant que cette réédition n’est pas une simple réimpression : avec une maquette nouvelle, elle s’enrichit d’une véritable préface, de nombreuses illustrations (quarante contre neuf dans l’édition de 1995), de notes moins succinctes, de quelques corrections, de la préface de Mallarmé au catalogue de l’exposition Berthe Morisot en 1896, et surtout de lettres supplémentaires. Il est vrai que ces missives sont surtout des lettres annexes (quatre quatrains de nouvel an de Mallarmé à Julie Manet, deux lettres de Geneviève à Berthe Morisot et deux lettres d’Eugène Manet à Mallarmé). Les seules nouveautés, par rapport à l’édition précédente, de la correspondance entre le poète et l’artiste sont une lettre de Berthe Morisot à Mallarmé du 30 avril 1886, et deux lettres de Mallarmé à Berthe Morisot du 23 avril 1890 et du 25 novembre 1893. Ces deux dernières figuraient pourtant déjà dans le tome XI et dernier, publié en 1985, de la Correspondance de Mallarmé (avec, pour la dernière, la date conjecturale du 3 juin 1893). En revanche, manque toujours à cette correspondance la lettre de Mallarmé publiée dans le même tome XI, avec la date, elle aussi conjecturale, du 3 décembre 1892. Cette nouvelle édition apporte encore quelques corrections de texte et de date (ainsi de la lettre de Mallarmé du 7 avril 1888, redatée du 7 juillet de la même année). Mais elle n’indique toujours pas l’origine des lettres (la plupart, mais pas toutes, sont aujourd’hui au musée Marmottan), pas plus qu’elle ne distingue celles dont le texte a été établi sur l’original. Si quelques erreurs de lecture ou de transcription ont été corrigées par rapport à l’édition de 1995, quelques autres, le plus souvent sans conséquence il est vrai, demeurent. Telle qu’elle est, en tout cas, cette correspondance, qui couvre – à l’exception de la toute première lettre, encore très officielle et impersonnelle à Berthe Morisot –, une période de dix ans, n’est sans doute pas la plus riche de considérations sur la littérature et la peinture, mais elle est révélatrice de la sociabilité de Mallarmé : une sociabilité quasi familiale (le poète devenant, dès la fin des années 1880, le subrogé-tuteur de Julie Manet), qui prend le relais du compagnonnage de dix années avec Édouard Manet.
Malraux. Françoise Theillou, Malraux à Boulogne. La maison du Musée imaginaire 1945-1962 (Bartillat, 2009, 109 p., 18 €). « Un écrivain est toujours plus qu’un homme qui écrit : c’est un personnage », atteste le préfacier, Michel Melot. Il s’agit bien de cela : évoquer dix-sept-ans de la vie du superbe, dans sa demeure art-déco de Boulogne. Pourtant, quelle évocation incongrue ! Certes, tout y est agrémenté de documents et d’annotations, mais dans quel but ? Malraux y est dépeint d’une façon si lointaine, si obscure, un tantinet impudique, que mêmeClappique n’y résiste pas. Nous apprenons que Malraux fut un grand homme des arts, qu’il s’était marié trois fois, que ces deux fils moururent tragiquement, que la mort jalonna toute sa vie, nous apprenons les heures de son lever, de sa toilette, de ses petites habitudes domestiques… Mais à quoi bon ? Ceux qui ont approché son œuvre savent qu’elle fut « d’une naïveté épique », que « l’Art ét[ait son] anti-destin » et que l’aventure humaine trépassait devant celle d’une poupée Hopi. Ici, le propos tente de sauver l’homme Malraux, ou peut-être même, et cela est pire, de le justifier. De quoi, au juste ? De ses frasques, de son génie, de ses turpitudes, de ses amours diverses, de ses morts, de ses abîmes, de ses paradis ? Rien n’est clair, si ce n’est cette demeure fantômatique, décrite à foison, exhumée par des plans dont la froideur égale leur vanité. Cette Maison du Musée Imaginaire n’atteint pas à la transcendance de ses prétentions. Malraux, homme d’action qui fit « une grimace nécessaire » au Tragique, ne saurait se résoudre à pareil panégyrique.
Mandiargues/Paulhan. André Pieyre de Mandiargues, Jean Paulhan, Correspondance 1947-1968, édition établie par Éric Dussert et Iwona Tokarska-Castant (Gallimard, 2009, 442 p., 35 €). Au train où l’on en publie dernièrement, il faudra bientôt plusieurs étagères de bibliothèque, sinon plus, pour contenir toutes les correspondances de Paulhan. Celle-ci, toutefois, n’est point indifférente, réunissant deux écrivains et deux personnalités fort différentes. Quoi de commun, à première vue, entre l’éminence grise de la NRf et l’écrivain baroque du Musée noir ? À vrai dire, une partie de cette correspondance est constituée de brefs billets sans grand intérêt : rendez-vous, invitations, remerciements, envois d’épreuves, etc. Mais c’est le lot de toute correspondance de ce genre, et il y a heureusement des lettres plus substantielles. Soit dit en passant, Paulhan avait comme personne l’art de flatter ses correspondants et, en filigrane de certaines de ses lettres, on distingue son désir d’amener chez Gallimard (ce sera chose faite en 1963) un écrivain sous contrat avec Laffont. Tout au long de ce demi-siècle de correspondance (en tout : 317 lettres), on voit s’affirmer une amitié qui se mue en véritable complicité. Toutefois, l’entrée de Paulhan à l’Académie française, en 1963, sera pour Mandiargues une profonde déception : « Je suis chagriné que vous ayez décidé de faire tant d’honneur à cette vilaine figure-là. » Une grande partie de la correspondance est consacrée au travail de Paulhan à la tête de la NRf, et, parallèlement, aux livres et articles de Mandiargues, que le premier semble vivement apprécier (ne se privant pas toutefois d’y faire, à l’occasion, des coupures, comme dans Le Lis de mer). Ce faisant, le monde littéraire est constamment évoqué, et l’on croise des gens de toute sorte : Louis Lecoin, Paraz, Ungaretti, Jouhandeau, Octavio Paz, Audiberti, Cingria, Ponge, Supervielle, etc. Des peintres, aussi : Braque, Fautrier, Dubuffet. À ce sujet, on voit les deux correspondants faire fréquemment assaut d’éloges à propos de la peinture de Bona, épouse de Mandiargues, lequel n’est pas non plus en reste de louanges pour celle de son parent De Pisis, dont il n’hésite pas à écrire tranquillement : « Personne, à mon avis, sauf Picasso, n’a dessiné mieux que cela dans les temps modernes. » Jugement hyperbolique, que la postérité ne semble pas avoir ratifié, pas plus que pour Bona. Au passage, on apprend aussi, détail inconnu, que Paulhan projeta de fonder chez Gallimard « une collection érotique », projet que Gaston n’aura sans doute pas acccueilli avec le sourire, et qui avorta. Mandiargues et Paulhan avaient d’ailleurs au moins en commun, outre leur passion littéraire, un certain goût pour l’érotisme, ce qui nous vaut certaines lettres assez ludiques, telle celle où le premier envoie au second une publicité pour « le slip Montségur, le plus confortable, le plus élégant » slip masculin, ou bien celle où Paulhan vante un numéro de L’Internationale situationniste contenant une photo de la call-girl Christine Keeler, ainsi légendée : « Je préfère être une putain que l’épouse de Constantin [de Grèce], ce fasciste. » Le chapitre des mondanités, qu’on ne saurait négliger, est occupé par des dîners chez Florence Gould, des fêtes parisiennes ou vénitiennes, et aussi des dames comme Marthe de Fels (ex-égérie de Saint-John Perse), Leonor Fini et Joyce Mansour. D’un autre côté, certaines lettres de Mandiargues, qui voyage beaucoup, contiennent de vifs et amusants croquis de Sardaigne, de Lisbonne et d’Andalousie. Au total, une correspondance vivante, variée et souvent piquante, où les lettres de Mandiargues sont peut-être les plus nourries et les plus… baroques. L’annotation est fournie et documentée, opportunément complétée par des notes annexes et des notices biographiques des personnes citées. On est cependant surpris d’apprendre, dans une note, qu’Anabase est écrit en « vers ». Et aussi que le célèbre torero Manolete, pourtant né à Cordoue, était « mexicain » !
Max Jacob. Max Jacob, André Salmon. Correspondance 1905-1944, édition de Jacqueline Gojard (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2009, 355 p., 39 €). Max Jacob et André Salmon sont des auteurs mal connus. Leurs œuvres et leurs biographies semblent encore prisonnières des légendes de la bohème montmartroise autour du Bateau-Lavoir. Accréditées par Scènes de la vie de Montmartre et par Montmartre à vingt ans de Francis Carco, ces légendes accumulent tous les poncifs qui vont des rues et des murs vers la grisaille d’un miserere populaire. Avec la publication de cette correspondance qui contient des lettres écrites de 1905 à 1944, entre la discussion autour de l’édition du Siège de Jérusalem, grande tentation céleste de saint Martorel par Daniel-Henri Kanweilher et la pétition pour faire libérer Max Jacob de Drancy, et avec la parution de la nouvelle édition de La Négresse du Sacré-Cœur, il semble que le travail d’édition de Jacqueline Gojard mette Max Jacob et Salmon à leur place dans la conscience critique moderne. Cette correspondance ne décevra pas ceux qui espèrent y trouver un laboratoire de leurs recherches poétiques liées à la naissance de l’art moderne. Elle montre, sans fard ni apprêt, la trame d’une amitié quotidienne vécue sans explication, par glissements et sous-entendus.
Merle. Pierre Merle, Robert Merle, une vie de passions (Éditions de l’Aube, 2008, 442 p., 26 €). Depuis Louis Racine, ils ne sont pas si nombreux, les fils d’écrivains, à avoir voulu raconter la vie de leur père ! Les avantages d’une telle position sont évidents : la connaissance précise de l’individu et l’accès, peut-on supposer, à des archives nombreuses. Mais il y a aussi des inconvénients : les devoirs de la pudeur et l’exigence de discrétion. Sociologue de formation, Pierre Merle possède-t-il la distance nécessaire au biographe ? Ce n’est pas toujours certain, car il se heurte à des problèmes dans la vie professionnelle de l’universitaire (des noms sont occultés à Nanterre), autant que dans la vie amoureuse très agitée de Robert Merle, avec des épisodes douloureux : suicide de Magali, présence dominatrice de la dernière femme, et mort dramatique, digne d’un fait divers crapuleux, à l’âge de 96 ans. L’engagement politique vigoureux dans le communisme, puis pour la cause du Cuba castriste, conduit aussi à des demi-silences gênés. À la fois professeur d’Université (angliciste, auteur d’une thèse sur Oscar Wilde) et auteur de romans à succès, de Week-end à Zuydcoote (prix Goncourt 1949), au cycle de Fortune de France, Robert Merle est un cas intéressant, peut-être unique, dans la France de l’après-guerre. Pierre Merle prend en compte les nombreux livres de son père, en les analysant brièvement à leur publication. L’intérêt de l’entreprise ne fait pas de doute, mais on se heurte à des bizarreries de style et à des considérations surprenantes : ainsi la présentation de Synge comme un « obscur auteur irlandais déniché par Robert » fait sursauter ainsi, que ces effets surprenants de l’agrégation, « diplôme [qui] avait des vertus aphrodisiaques ». Les choses ont bien changé, hélas ! (c’est un agrégé qui parle). Quelques illustrations, mais pas d’index.
Monnier. Adrienne Monnier, Rue de l’Odéon (Albin Michel, 2009, 264 p., 17 €). Après la réédition deShakespeare and Company au Mercure de France en 2008, cette exhumation des souvenirs d’Adrienne Monnier, parus pour la première fois en 1960, permet au curieux de disposer désormais des témoignages des deux libraires les plus célèbres de la rue de l’Odéon, celles qui firent de ce quartier un centre littéraire inégalé du Paris de l’entre-deux-guerres. Dans ce diptyque, Sylvia Beach représente le volet anglo-saxon, avec Joyce, Fitzgerald, Hemingway et d’autres, Adrienne Monnier accueillant, pour sa part, dans sa « Maison des Amis des Livres », la fine fleur de l’avantgarde française, de Valéry à Cendrars. Les deux côtés de la rue ont été étudiés de façon précise par Laure Murat dans son Passage de l’Odéon. Le livre d’Adrienne Monnier n’est pas un récit continu comme celui de Sylvia Beach : c’est un collage de textes parus en revue, principalement au Mercure de France, entre 1920 et 1954. On y trouve des portraits, des hommages, des souvenirs, des textes de conférences, des récits de voyage. On y découvre une Adrienne plus ambitieuse que Sylvia Beach, qui ne se voyait que comme un intermédiaire entre les auteurs et les lecteurs. Adrienne se veut aussi auteur, parsème ses textes de notations philosophiques, d’images poétiques ou de théories sur l’histoire littéraire. On devine une femme qui aurait aimé jouer un rôle plus ambitieux que celui de simple passeur, quelqu’un qui n’aurait pas détesté appartenir à la famille des auteurs, côté porte-plume. Le portrait qu’elle donne de Léon-Paul Fargue, tout en nuances, laisse à penser qu’elle aurait pu y prétendre. Les amitiés et admirations prodiguées dans ces textes sont sincères, et l’on sent un véritable amour de la littérature. Les coups de griffe sont peu nombreux mais bien envoyés, comme celui destiné à Cocteau. Un épisode intéressant : celui où Adrienne Monnier relate sa rencontre avec Léautaud, le 19 juin 1940. Les camions de soldats allemands défilent avenue de l’Opéra. Lui : « – Eh bien, c’est du joli. » Elle : « – C’est du beau. » Quand Léautaud raconte la même chose dans son Journal littéraire, les phrases prononcées deviennent : « – Eh bien, c’est joli » et « – C’est beau ». Ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
Montalembert. Charles de Montalembert, Journal intime inédit. Tome VIII : 1865-1870. Texte établi, présenté et annoté par Louis Le Guillou et Nicole Roger-Taillade (Champion, 2009, 984 p., 140 €). Lire, comme nous l’avons déjà fait, trois volumes successifs du Journal de Montalembert est une tâche qui peut sembler héroïque. En effet, c’est toujours la même comptabilité, imperturbablement transcrite. Ce tome est, il est vrai, le dernier et s’achève par la mort du diariste. De ce point de vue, il peut se diviser en deux parties : la première, qui n’est que la simple continuation des tomes précédents, et la seconde, plus tragique, où la comptabilité s’applique cette fois-ci à la grave et longue maladie qui, après d’atroces souffrances, emportera Montalembert en mars 1870. Dans la première partie, qui va de janvier 1865 à avril 1866, c’est le même compte rendu monotone des journées : conversations avec Thiers, Albert de Broglie, le Père Gratry, séances à l’Académie (« concours de poësie sur Vercingétorix – pitoyable »), messe, visites à ses fermiers, rédaction de son Histoire des Moines d’Occident, et aussi correspondance (chaque jour, relevé bureaucratique des lettres reçues et de celles envoyées), de la tristesse et de l’ennui (« Journée sottement perdue à lire des journaux arriérés »), parfois des concerts, où Montalembert prend d’ailleurs grand plaisir. Plus généralement, il ne cesse de remâcher ses déceptions politiques et religieuses, aussi bien vis-à-vis de Napoléon III que de l’encyclique papale Quanta Cura : « perpétuelles ratiocinations sur cette malheureuse Encyclique et le parti à prendre… » En 1865, diversion imprévue : un voyage en Espagne, assez longuement détaillé, et au retour duquel quarante-cinq lettres reçues attendent sur le bureau. Mais, nous l’avons dit, les quatre dernières années sont tragiques, et leur lecture, des plus pathétiques. Diagnostic : pyélite calculeuse, avec tumeur rénale et fistule lombaire. Dès lors, c’est le calvaire quotidien, que Montalembert va noter avec sa précision et, faut-il dire, sa monotonie habituelles : traitements, remèdes administrés, manifestations de la maladie, quantité de pus rejetée chaque jour, etc. (presque toutes les entrées commencent par : « Nuit médiocre… », « Nuit meilleure… », « Nuit encore mauvaise… »). Une telle comptabilité quotidienne a quelque chose d’effrayant, et ce Journal constitue un document de premier ordre pour un historien de la médecine. Extraordinaire est aussi le soin avec lequel le malade tint ponctuellement et scrupuleusement son Journal, jusqu’au jour précédant sa mort : un héroïsme que l’on ne peut que saluer. Comme les tomes précédents, l’édition et l’annotation de ce dernier tome sont exemplaires, aussi précises qu’informées, donnant de surcroît, en annexe à certaines lettres ou bien en note, de nombreuses pièces. En appendice sont reproduits d’autres documents : listes d’« invitations à dîner » acceptées, de « personnes invitées chez nous », de « relations intéressantes », de « livres lus ou relus », etc. Tout cela témoigne de la précision maniaque d’un homme qui se résigna, non sans noblesse, à son triste destin.
Mort. Raymond Dumay, Mort de la littérature (Stock, 2009, 180 p., 16,50 €). Par un auteur bien oublié aujourd’hui, mais qui connut une certaine notoriété dans les années 50 et après, surtout pour ses livres de voyage en province et ses guides gastronomiques et œnologiques. Le thème principal de ces articles publiés en 1950 est la nécessité d’assurer la vie matérielle des écrivains, si l’on veut qu’une littérature de qualité puisse continuer à être produite en France. Objectif en partie réalisée aujourd’hui grâce au CNL, au prix unique du livre et au système de subventions et de résidences régionales de plus en plus nombreuses. On verra avec un certain amusement que les lamentations sur l’affaiblissement et la mort prochaine de la littérature française ne datent pas d’aujourd’hui.
Nerval. Gérard de Nerval, Les Faux Saulniers. Histoire de l’abbé de Bucquoy, édition de Michel Brix (Éditions du Sandre, 2009, 274 p., 29 €). Le plus magistral est l’histoire de Monsieur Gérard de Nerval cherchant à écrire, sans fantaisie aucune, ni forfanterie, l’histoire de l’Abbé de Bucquoy. Interventions jolies, non matraquées, de confidences expertes, fusils de chasse aguerris, dans les plaines de l’Oise. Histoire de la censure, affinée et obscure, que Nerval prévenait à l’extrême. Le cachot, la pénitence, la souffrance d’alors, où les petits valets valaient mieux que l’amendement Riancey. Et surtout, cette mise-en-abyme, écrivain, biographe, d’une savoureuse netteté, pour qui sait que l’évasion sublime tout.
Normandie. Roger Jouet, Écrivains de (et en) Normandie : des origines à nos jours (OREP, 2009, 160 p., 29,90 €). Normands natifs, Normands occasionnels, Normands de cœur, voire Normands forcés, ce livre vous fera connaître les liens entre votre région et la littérature française de toutes les époques. Flaubert et Maupassant, Corneille et Barbey d’Aurevilly, bien sûr, mais aussi Fernand Fleuret et Albert Glatigny, Casimir Delavigne et Jean Follain, sans oublier ceux qui « ont choisi d’écrire en patois ». Quelques surprises, en fin de volume : Boris Vian, parce qu’il avait passé des vacances à Landermer, dans la Manche, où ses parents possédaient une villa ; Samuel Beckett, parce qu’il séjourna quelques mois à Saint-Lô, en 1945 ; Marcel Pagnol, parce qu’il avait un moulin à La-Croix-Saint-Leufroy, dans l’Eure, où il écrivit une partie de La Gloire de mon père. L’entrée de certains personnages est un peu tirée par les cheveux, ou par autre chose : ainsi, Jules Mary, qui ne doit sa présence dans ce volume qu’au fait que quelques chapitres de La Revanche de RogerLa-Honte ont pour cadre le château (imaginaire) des Mouettes, à Auderville, localité de la Manche. Mais comment en vouloir à Roger Jouet, puisqu’il consacre une notice au grand Louis Forton, en prenant pour prétexte qu’une école de Sées porte le nom du génial créateur desPieds Nickelés et de Bibi Fricotin ? Bonnes illustrations, notices courtes et de lecture non rébarbative.
Nouveau. Germain Nouveau. Quelques premiers vers (Édition de la Société de Découragement de l’escrime, 2009, 231 p., s.p.m.). Le nom, de bon aloi, de cette entreprise éditoriale – car tout ce qui milite contre le sport mérite respect et considération –, vient d’un passage d’une lettre de Nouveau à son cousin Léopold Silvy, en date du 16 janvier 1910, dans laquelle l’épistolier atteste qu’il serait « heureux de fonder une Société de découragement de l’Escrime ». Les éditeurs de ces poèmes de Nouveau, Pascale Vandegeere et Jean-Philippe de Wind, se sont attachés à en donner des transcriptions correctes, avec, dans la seconde partie du volume, les fac-similés des manuscrits ou de la plus ancienne version imprimée connue. Dans leur avant-propos, ils rapportent qu’ils n’ont pratiquement rien obtenu des collectionneurs privés. C’est un peu étonnant, car il est somme toute assez rare qu’un collectionneur refuse, obstinément et sans raison, de communiquer ses manuscrits à des chercheurs. Dans le cas présent, il faut l’admettre, même s’il n’est pas aisé d’admettre ce que l’on ne comprend pas.
NRf. La Place de la NRf dans la vie littéraire du XIXe siècle (1908-1943). Les entretiens de la Fondation des Treilles, textes réunis par Robert Kopp (Galllimard, Cahiers de la NRf, 2009, 376 p., 21 €). Remarquable travail d’histoire culturelle que cette mise en scène en forme de colloque, puis de recueil de textes qui œuvre à éclairer en profondeur sur ce que fut le fonctionnement d’une institution littéraire majeure, la Nouvelle Revue française. À travers les principaux personnages ayant animé ce qui sera vite appelé simplement la NRf, Robert Kopp a dirigé une équipe d’historiens, de littérateurs et de critiques, et a eu accès aux archives de Gallimard. Il a rassemblé des études qui bénéficient d’une égalité d’écriture appréciable et qu’il est inutile de tenter de résumer. Force est cependant de citer les contributions à cette œuvre exigeante. Les deux premiers textes sont consacrés à Gide, d’une part dans son activité éditoriale avant la création de la revue en 1908, d’autre part après qu’il a commencé à en assurer l’animation, à en être le véritable cœur. Jean Schlumberger fut l’âme de la revue. Défilent ensuite les parcours, à la direction du navire, des animateurs que furent Jacques Copeau et Albert Thibaudet. Puis sont proposés plusieurs textes consacrés au rapport entre la NRf et les avant-gardes de 1909 à 1925, à la rencontre de la revue et de l’œuvre de Proust, au statut de compagnon de route qui fut celui de Valery Larbaud, au croisement, sous une même enseigne, de la revue et de la maison d’édition entre 1911 et 1953. Suivent trois études de trajectoires individuelles. « De Rivière à Paulhan », la collaboration du peintre André Lhote et celle du critique Benjamin Crémieux, On scrute le regard qu’aura porté la NRf aux littératures étrangères et on revient sur la direction de Paulhan et son empreinte majeure sur la revue. On étudie une initiative de 1932, un cahier de revendications qui marque un essai sans lendemain de passage du littéraire au politique, texte qualifié de « non orthodoxe » et qui constitue un intéressant état des lieux de la pensée française de l’époque, rappelant, s’il en était besoin, qu’elle était pour le moins divisée. Il est question de Drieu La Rochelle et de son rôle pendant l’Occupation, Drieu qui publie dès janvier 1943, alors que l’équipe de la NRf ne cesse de diminuer en nombre, un texte de justification de son attitude qu’il estime comme relevant d’abord et avant tout d’une continuité. Pour terminer, une lecture de la NRf sous le mandat de Marcel Arland (1968-1977) : « Et si la diversité était le vrai secret de l’extraordinaire longévité de la NRf ? On peut le penser, dans la mesure où elle n’a jamais été le fruit d’une curiosité encyclopédique d’honnête homme – de sorte que la NRf n’a pas été le Mercure de France ni la Revue des Deux Mondes, mais la marque d’une véritable dévotion à la Littérature. » C’est effectivement cette diversité et cette primauté accordée à la littérature que l’on retient après lecture de ces textes qui intéresseront les amateurs d’histoire de l’écrit et offrent un apport à l’étude d’un des piliers d’une institution majeure de ce que fut la République des Lettres. Un travail démultiplié en profondeur qui fourmille de notations passionnantes, un fort joli morceau d’histoire littéraire.
Paulhan. Paulhan-Lhote. Correspondance 1919-1961, édition par Dominique Bermann Martin et Bénédicte Giusti-Savelli (Gallimard, 2009, 670 p., 26,50 €). Nouveau pan de la gigantesque correspondance de Paulhan, après quatre Cahiers Jean Paulhan, sept Cahiers de la NRf, huit volumes entrés directement dans la Collection Blanche et cinq cahiers aux Éditions Claire Paulhan. Un volume non moins impressionnant que cette correspondance avec André Lhote : 632 lettres égrenées de 1919 à 1961, soit pendant un peu plus de quarante ans. Elle fait office de charnière dans la carrière de l’« homme de lettres » et permet de comprendre comment celui-ci s’est, à partir deBraque le patron (1943), versé aussi dans la critique d’art. Dominique Bermann Martin, nièce d’André Lhote, et Bénédicte Giusti-Savelli, qui a consacré sa thèse à ce dernier, se sont employées, dans la présentation générale, à tenter de trouver une correspondance entre ces deux vigoureux « tempéraments » : un Nîmois, devenu plus parisien que les Parisiens, et un Bordelais, resté attaché à ses vignobles racines, ou simplement à la terre. On peut effectivement déceler chez chacun la même recherche d’un langage débarrassé de ses contraintes et mettre en parallèle Les Fleurs de Tarbes de l’un (ébauché en 1927, publié première mouture en 1936, remodelé en 1941, et dont la suite – le tome II, sur la rhétorique – ne verra jamais le jour), avec les traités de l’autre (Traité du paysage, 1939 ; Traité de la figure, 1950). Restons, didactiquement parlant, plus prosaïques. La rencontre Paulhan-Lhote est l’affrontement d’un critique – Lhote, autodidacte, entré à la NRf en 1919, grâce à son ami et compatriote Jacques Rivière, et qui n’y publiera pas moins de 273 articles – avec son autorisé et autoritaire rédacteur en chef, fin lettré – Paulhan, devenu successeur du dit Rivière, puis directeur à part entière de la revue en 1935. On lira dans cette correspondance les conflits, en grande partie journalistiques, « classiques du genre » (travail de réécriture, voire censure), mais aussi, en arrière-fond, un panorama de l’histoire de l’Art à travers les expositions et les publications de l’entre-deux guerres, jusqu’à la noire Occupation. Plus que les notes en bas de page, un tableau synoptique aurait été utile.
Personnages. Thierry Poyet, Du romancier aux personnages : éléments didactiques pour l’étude de quelques personnages littéraires (L’Harmattan, 2009, 248 p., 24,50 €). Les élèves des classes de Première sont sans doute assez rares parmi les abonnés d’Histoires littéraires. Mais peut-être s’abonneront-ils quelque jour s’ils sont exposés suffisamment tôt à une étude intelligente de la littérature. En adhérant avec enthousiasme au changement dans les programmes scolaires qui, depuis quelques années, ont mis l’accent sur le roman et sur son sens, l’auteur se range parmi les pédagogues lassés du matraquage techniciste post-structuraliste qui fait des élèves des perroquets jargonnants et passant à côté de ce que la littérature peut leur enseigner sur leur propre humanité. Thierry Poyet propose donc aux enseignants toute une série de documents pour la classe, centrés sur les personnages de roman, foyers d’attention pour une lecture plus enrichissante. Flaubert (sur lequel il a déjà publié plusieurs ouvrages) y occupe une place importante, à côté de Diderot, Kundera, Camus, Philippe Besson (pour un roman sur les derniers jours de Rimbaud), Rousseau, Annie Ernaux, Hugo.
Polar. Elsa de Lavergne, La Naissance du roman policier français. Du Second Empire à la Première Guerre mondiale (Classiques Garnier, 2009, 413 p., 62 €). Les deux tiers de siècle étudiés dans ce livre auront vu naître et se développer en France un genre littéraire populaire, le roman policier, dans un cadre social et médiatique qu’Elsa de Lavergne définit dans son interaction avec le style de roman qui se construit. Elle montre comment de longues années ont été nécessaires pour que surgissent une sorte de roman judiciaire, puis un roman-feuilleton criminel et une première forme de roman noir situé en lisière du genre fantastique, qui commence son existence parallèle. Cette nouvelle forme romanesque, qui deviendra le roman policier, est configurée par une presse populaire en plein développement et nourricière des écrivains. En effet, si le magazine, fût-il hebdomadaire, ne peut véhiculer que des textes courts et complets, le quotidien populaire, qui apparaît en 1863 avec Le Petit Journal, est, d’entrée de jeu, adapté à une mise en séquence de textes longs, publiés en feuilleton et situés en rez-de-chaussée, c’est-à-dire en bas de page, certains journaux publiant plusieurs romans simultanément, même si les premières années privilégieront encore les feuilletons courts. La mémoire du lecteur peu cultivé est jugée suffisante pour qu’il puisse retrouver sans peine le souvenir de sa lecture de la veille. Cela conduit les écrivains à un ensemble de contraintes formelles que l’auteur définit successivement comme étant le poids du passé dans un récit à tiroirs, puis de grosses ficelles de style et des répétitions créant un sentiment de familiarité, à quoi s’ajoutent, dans la mise en place de cette sorte de prototype qu’est le « roman criminel », des choix thématiques parfois inspirés des grandes affaires et des éléments sur la psychologie des personnages. Sous l’influence du modèle créé par l’Américain Edgar Allan Poe, dont les premières traductions fidèles apparaissent dès 1854 et dont l’impact sur les lecteurs français est considérable, le roman policier va s’émanciper progressivement de ces contraintes et quitter la presse pour s’installer dans le monde proliférant de l’édition populaire. Le plus représentatif des auteurs sera, dans ce registre, Émile Gaboriau. Les textes de ses confrères (parmi lesquels Jules Lermina figure en majesté dans le panthéon populaire) parurent en quantité impressionnante. Elsa de Lavergne souligne que nombreux sont, dans cette quasi infinité, les romans à jamais perdus, soit qu’ils n’aient jamais fait l’objet d’un dépôt légal, soit que la mauvaise qualité de leur papier les ait condamnés à une autodestruction prématurée, et ce malgré l’existence d’un marché d’occasion et les espoirs qui peuvent exister quant à la numérisation future d’exemplaires dégradés. Elle insiste sur le fait que les romans policiers se nourrissent de l’actualité, à travers les faits divers dont les quotidiens font leurs choux gras. Elle ajoute le rôle que joue la structuration de la police. Des personnages récurrents vont naître de cette véritable dialectique qui s’installe entre l’institution policière et un genre de littérature spécialisée, en particulier le policier professionnel et le détective amateur, le commissaire de police et le chef de la Sûreté, sans oublier quelques types de criminels. Une autre institution va entretenir un rapport étroit avec le roman policier naissant : la Justice, ce qui familiarisera le lecteur avec l’univers des procès, des prisons et du bagne. Ce sera donc le roman d’« un monde en mutation », de plus en plus urbain, le lecteur pouvant suivre une évolution sociale à travers une série d’archétypes, dans une logique dont l’auteur souligne qu’elle est marquée par le positivisme. Les annexes de cette étude fouillée sont le fruit d’une quadruple sélection : notices biographiques d’écrivains ; liste d’affaires célèbres ayant marqué le XIXe siècle ; morceaux choisis de romans, documents extraits des éditions originales (plans, rébus et croquis). L’auteur fournit également des éléments fort intéressants sur la réception critique de certains romans, avant une bibliographie dans laquelle on regrette que mention n’ait pas été faite de quelques travaux, dont ceux de Loïc Artiaga ou Jacques Migozzi. Dans la floraison de publications consacrées ces dernières années à la littérature populaire, plusieurs figures sortiront solidifiées, voire apparaîtront à la lumière : ainsi Fortuné du Boisgobey, Adolphe Belot, Ernest Capendu, Henri Cauvain, Eugène Chapelle, Eugène Chavette, Félix Duquesnel, Constant Guéroult, René de Pont-Jest ou Pierre Zaccone ne sont connus que des seuls collectionneurs et de rares spécialistes. Elsa de Lavergne a bien raison d’affirmer qu’elle les sort de l’oubli, regrettant de n’avoir pu mener au-delà de l’irraisonnable une lecture de titan.
Pollès. Henri Pollès, Journal de la Mort (L’Âge d’Homme, 2010, 392 p., 35 €). La grande faucheuse, Henri Pollès a commencé très tôt à tenter de l’apprivoiser, nourrissant son pessimisme de ses échecs à être reconnu dans une partie utile, mais intraitable, du monde des vivants : la Littérature. Son premier roman, Sophie de Tréguier, texte naturaliste et néanmoins breton, reçut en 1932 le Prix du Populisme. Il collabora ensuite à un journal anti-fasciste italien. En 1945, il passa très près du prix Goncourt avec son deuxième roman, Toute guerre fait la nuit. En 1953, paraissait une lueur d’optimisme avec le Journal d’un homme heureux, mais trois ans plus tard, c’est le Journal d’un raté qui précéda deux nouveaux échecs au Goncourt avec Amour ma douce mort en 1963 et Le Fils de l’auteurl’année suivante. Désespéré par l’insuccès de son œuvre, désargenté, Pollès allait cependant conserver son amour des livres en devenant à la fois marchand et collectionneur d’ouvrages anciens, se constituant une bibliothèque impressionnante qui dénotait un goût particulier pour les éditions originales et les belles reliures, un trésor patiemment constitué qu’il aura eu la présence d’esprit de léguer à la Bibliothèque de Rennes, bien avant de disparaître en 1994, à 85 ans, dans l’incendie de sa villa. Quelques années avant cet accident, un reportage télévisé avait été effectué dans son cadre de vie spectaculaire, et ce document permet aujourd’hui d’avoir une idée de l’univers surchargé où Pollès vivait à Brunoy, un environnement dont le Huysmans de la période décadente eût sans doute été jaloux. Des milliers d’objets accompagnaient les livres, éléments de collections multiples et variées commencées à Nice en 1940 alors qu’il était en exil, pour un tombeau en permanente construction. Il produisit encore deux livres : Sur le fleuve de sang vient parfois un beau navire en 1982, qui reçut le Prix Paul Morand, etLettre à ma morte, en 1986. Dans le garage de la maison de Brunoy sinistrée, les héritiers ont retrouvé, dans un ensemble de boites plus ou moins abîmées, des centaines de pages formant un livre en devenir, qui a probablement occupé l’auteur pendant de longues et tristes années, et dont la mise en forme, seize années après sa disparition, est aujourd’hui proposée sous le titre : Journal de la mort. La recomposition, vaille que vaille entreprise par son fils, Renan Pollès, à partir des pages plus ou moins classées par son père, donne le développement d’une longue rhapsodie et témoigne d’une préoccupation incessante pour la fin de l’écrivain, depuis son aspect métaphysique jusqu’à ses caractéristiques les plus pratiques, mais dans un registre littérairement assez faible, il faut bien le dire : une langue pleine de clichés, un soliloque de mort-vivant qui en vient rapidement à lasser le lecteur. Par moments, un résumé de cette attitude volontairement négative apparaît : « J’ai une immense reconnaissance pour tous ceux qui ont écrit sur notre fin avant moi et qui m’ont précédé dans la mort, comme pour me donner l’exemple, et je suis tenté de ne plus lire que de tels livres. Qu’on n’aille pas croire que je méprise par principe ceux qu’écrivent les vivants à part entière, ces bienheureux aveuglés par le soleil et qui ne voient pas l’ombre de pierre noire qui se profile au loin, mais en vérité, je déteste les innombrables imbéciles de leur foule qui croient dur comme fer, parce que leur santé, comme ils disent, ne leur donne présentement aucun sujet d’alarme, qu’ils ont tiré le numéro de la vie éternelle sur la terre. » Ce livre, dit Pollès dans le texte récapitulatif qui figure en introduction de l’ouvrage, peut être ouvert à n’importe quelle page. L’auteur ajoute que le terme Journal devait être pris au sens large. C’est bien de là que vient la difficulté de la lecture que l’on nous propose. On ne peut en effet se rattacher à une logique diariste qui pousserait à une lecture chronologique, ni à une attitude buissonnière qui siérait à un ensemble d’apologues ou de fragments. C’est à une somme de petites dissertations plus ou moins bien construites que l’on est confronté, certes agrémentées de notations culturelles, mais dans une dimension obsessionnelle et donc passablement répétitive. Les poèmes proposés en fin d’ouvrage ne rachètent pas l’ennui qui menace d’être mortel.
Ponge. Francis Ponge, Album amicorum (Gallimard, Cahiers de la NRf, 2009, 243 p., 23 €). Comme son titre l’indique, ajoutant par le recours au latin le caractère solennel et tout à la fois rituel d’une pratique qui est perpétuation de l’amitié et de la mémoire, ce livre recueille les envois de Francis Ponge à des destinataires choisis, amis de longue date ou lecteurs privilégiés, et les dédicaces que les écrivains, qu’ils soient ou non proches de l’auteur du Parti pris des choses, adressent à Ponge à travers les années. Double relation, en somme, qui place d’emblée l’album sous le signe de l’échange, de la réciprocité, même si, dans cette sorte de va-et-vient, se révèlent quelques asymétries, et des écarts. Car si Ponge reçoit beaucoup de livres – d’art, d’idées, de poésie, de littérature romanesque –, laissant venir à lui une part non négligeable de ce qui s’écrit de mieux entre 1933 et 1980, force est de constater que les envois faits dans l’autre sens, de Ponge vers ses correspondants élus, témoignent des choix et des nécessités que dicte une communauté de pensée et de vue, et qu’éclaire ainsi la lumière concentrée d’un horizon de valeurs partagées, et le plus souvent la raison suffisante de l’amitié. Dans sa postface, Gérard Farasse explique les deux régimes de l’envoi et de la dédicace, ainsi que l’économie affective et morale qu’ils engagent chacun pour sa part. On aura sans doute plaisir – cette jouissance spécifique qui tient au charme de l’intrusion consentie, comme par un bâillement du voile – à feuilleter cet album et à découvrir au fil des pages, selon un rythme qui s’accommode des sauts et des gambades, les mentions que Ponge place en tête de ses livres, s’avançant ainsi, dans un hors texte liminaire, sur la scène d’une énonciation qui est dialogue, appel à la conversation, à la réponse, à la suite dans les mots et les idées. Encore importe-t-il de distinguer, parmi les dédicaces, celles qui sont d’abord des hommages à de grands écrivains, auxquels on tend, en quelque sorte, en une formule dont la sincérité est gage d’admiration, le miroir de leur propre grandeur. Par exemple, la dédicace de La Rage de l’expression à Breton, « qui nous a tous bouleversés et avertis de façon inoubliable ». Ou encore, le Picasso (1974) à Malraux : « Pour André Malraux, en toute fraternelle admiration pour l’auteur de La tête d’obsidienne… » Paroles adressées aux artistes, le texte de la dédicace dessine un lieu commun, un espace de rencontre, un tissu conjonctif qui, par delà les divergences esthétiques, les singularités, permet d’associer les esprits dans une même communication, c’est-à-dire dans la recherche d’une entente. On ne s’étonnera pas de retrouver dans ces conditions les dédicataires « historiques » de Ponge : Paulhan, Aragon, Éluard, Camus, Sartre, Dubuffet, Gaëtan Picon, puis, entre autres noms décisifs, Sollers, Pleynet, Derrida, Gleize. Mais l’intérêt du recueil est de cerner aussi, dans ces messages adressés à des lecteurs amis, la relation qui s’instaure entre l’écrivain et l’autre dans la convergence d’une vue, qui est souvent une vision, d’ordre littéraire et poétique. Ainsi en est-il de la dédicace de Tome Premier (1965) à Denis Roche : « Voici, Cher Denis Roche, mais vous, continuez-nous vos dons : vous êtes notre Fortune (vous en avez l’allure merveilleuse). Je voudrais pouvoir longtemps encore, suivre votre sillage… » Ou bien à Christian Prigent, à propos de Braque ou la méditation à l’œuvre (1971) : « À mon ami Christian Prigent, qui y trouvera un peu de mon “matérialisme” (puisqu’il veut bien s’appliquer à me définir comme tel)… » On voit dans ces deux cas où mène l’amitié : à faire don d’un livre et d’une signature, et aussi – n’est-ce pas le plus précieux – de ce qui est bien plus qu’un compliment, une provision d’intelligence ou de génie pour le futur. Accompagnant les années de création de Ponge, ces dédicaces et envois offrent l’avantage de tracer la configuration étendue d’une amitié, ainsi que le foyer, nécessairement resserré, d’une communauté. Ce n’est pas une question de « milieu », de cercle ou de coterie, mais l’évidence d’un partage, fait de reconnaissance et d’attirance, d’admiration et de lucidité. Par là, l’envoi et la dédicace se croisent et se confortent : l’une et l’autre donnent à lire la signature d’une pensée qui n’existe que dans le jeu du lire et de l’écrire.
Ponge et collègues. Élisabeth Cardone-Arlyck, Véracités. Ponge, Jaccottet, Roubaud, Deguy (Belin, 2009, 413 p., 22 €). Les mauvais esprits feront remarquer que cet ouvrage paraît dans une collection, L’Extrême contemporain, dirigée par Michel Deguy, l’un des quatre poètes minutieusement disséqués par l’auteur. Mais où faire paraître aujourd’hui des études sérieuses sur la poésie ? En proposant trois à quatre titres par an depuis 1988, cette collection occupe une place qu’aucune autre ne lui dispute. Même si la notion d’« extrême contemporain » fait preuve d’une certaine élasticité (Ponge n’est plus parmi nous depuis un bon moment, et les trois autres poètes mis en examen ne sont plus exactement de jeunes Rimbaud en puissance), il reste que les poètes en question sont bien de ceux dont l’œuvre sollicite la lecture actuelle avec le plus d’intensité. La culture poétique d’Élisabeth Cardone-Arlyck remonte jusqu’aux plus hautes époques, et la précision technique de ses analyses impressionne. Il lui arrive bien de céder, ici et là, aux séductions des langages pour initiés et au vertige des beautés périphrastiques postmodernes, mais, pour l’essentiel, nous sommes devant des lectures qui retiennent l’attention par l’ampleur des références poétiques (y compris des hautes époques), le souci du détail dans l’examen des formes, la fermeté du dessein d’ensemble. L’auteur a un but, que nous résumons très sommairement : échapper, par le haut, au débat qui a occupé une ou deux générations de poètes français, celui qui a opposé les anti-lyriques plus ou moins radicalement littéralistes et les tenants de l’héritage, bien qu’assoupli et transformé. Débat qui recoupe en partie l’opposition entre le vers mesuré et la poésie proche de la prose (jusqu’à s’y confondre parfois). Depuis Mallarmé, les choses se sont envenimées, mais, montre Élisabeth Cardone-Arlyck, la réalité est plus complexe et plus nuancée. Dans les faits, c’est-à-dire dans les œuvres, « prose » et vers se mêlent de manière féconde, comme le détaillent les quatre études qui labourent le carré magique de la poésie française du dernier demi-siècle. Il s’agit en fait de véritables monographies de près d’une centaine de pages, très denses, remplies de références à de nombreux autres poètes. Les considérations qui enveloppent la démarche ne sont pas, il faut l’avouer, d’une totale limpidité : la dimension « éthique » invoquée, liée à l’idée de « véracité » mise en exergue dans le titre, demeure un peu ténébreuse, de même que celle de « retour » de la prose sur le vers (ou l’inverse), du moins pour le lecteur à la tête peu philosophique. Mais l’ambition intellectuelle est là, et il reste que les poètes et la poésie sont servis avec talent et profondeur. Comment s’en plaindre ?
Proust (1). Thierry Marchaisse, Comment Marcel devient Proust : enquête sur l’énigme de la créativité (EPEL, 2009, 130 p., 19 €). On quitte ici le domaine anecdotique de la critique proustienne – après les ouvrages récents sur le manteau de Proust ou sur Proust au Majestic – pour un travail plus ambitieux. Thierry Marchaisse se propose de livrer une interprétation nouvelle et personnelle, pas moins, sur le mystère de la créativité chez Proust. Il s’agit d’abord de saisir le moment où l’auteur mondain des Plaisirs et les Jours se mue en écrivain majeur : l’auteur situe le tournant en 1909, lorsque Proust se plonge dans le Jean-Christophe de Romain Rolland, qui lui montre ce que ne doit pas être un roman sur la créativité artistique. Par ailleurs, il s’attache à dégager la portée philosophique de l’œuvre. Sur ce plan, s’appuyant sur les propos de Proust qui parle bien, à propos de la Recherche, d’un « ouvrage dogmatique », d’une « construction » et d’une « démonstration », Thierry Marchaisse aboutit à un certain « théorème du Temps retrouvé », selon lequel « le temps est la mesure de tout homme ». L’œuvre de Proust est vue d’abord comme le canard-lapin de Jastrow, un objet présentant une double structure aboutissant à une tierce forme, puis comme un ruban de Möbius, image préférée à celle du modèle sphérique de Blanchot ou du modèle elliptique de Ricœur. Le tout, accompagné de considérations sur l’idéalisme proustien et la mémoire involontaire, forme un guide de « métalecture » de Proust parfois assez méandreux, pas toujours facile à suivre, mais argumenté.
Proust (2). Michel Joiret, Lire Marcel Proust aujourd’hui (Mode est-ouest, 2009, 105 p., 14 €). Drôle d’objet que ce guide de lecture prétendant aider le lecteur à aborder Proust « à l’école » et « dans la vie ». La démarche se résume à donner une série d’explications de textes sur des morceaux choisis mais non situés, portraits, chambres, paysages, explications regroupées selon des axes plutôt obscurs (l’icône, la représentation sociale, le travelling, le zoom, relais et balayage). En fait, on n’échappe ni à la paraphrase, ni aux approximations – la mort de la grand-mère mêlée à celle de la tante Léonie –, ni aux évidences, ni aux coquilles, ni surtout aux considérations brumeuses qui n’apportent rien à la connaissance de Proust. Un exemple : « Nul mieux que Proust n’a rendu la gêne de ces longs silences que la seule évocation d’Odette faisait naître dans les salons à la mode. » C’est vrai, d’ailleurs, nul mieux que Proust n’a su parler d’Odette Swann. Alors, lire Marcel Proust aujourd’hui, d’accord, et même plus qu’hier et bien moins que demain, mais autant le faire à mains nues.
Prix littéraires. Colloque des Invalides 12. Des prix (Du Lérot, 2009, 188 p. 25 €). Dans un colloque placé sous l’égide d’Histoires littéraires, on s’attend à entendre parler des Goncourt, des Nobel et autres breloques. Le sujet est bien sûr traité, mais les Invalides ont la vue large et parlent aussi de prix moins connus (le Prix du plus mauvais roman, décerné en 1923, le Prix sans nom, imaginé par Henry Poulaille en 1925), des prix scolaires, des Prix de Rome, des prix de beauté, des prix de vertu (que sont nos rosières devenues ?), des prix dans le domaine économique aussi, jusqu’à l’inventaire d’Alain Zalmanski qui balaie le spectre du village de Prix (Aveyron) aux prix pratiqués par Auchan, en passant par les prix à réclamer de Maisons-Laffitte. Pour ce qui est de la littérature, on notera que la méfiance vis-à-vis des prix, des copinages et des conflits d’intérêt qu’ils mettent en jeu, ne date pas d’hier et que le Goncourt, pour ne prendre que l’exemple le plus illustre, fut contesté dès avant sa création. Les rapports qu’entretiennent les écrivains, les éditeurs et le public avec les prix ont donné lieu à plusieurs communications, mais Dominique Noguez est le seul à apporter le point de vue du juré, dans un exposé qui fait le tour des tics et travers observés dans les cénacles qu’il a fréquentés. Les interventions, limitées à cinq minutes, on le sait, durant le colloque, sont étoffées dans les actes par l’apport de précisions, de notes et d’annexes. Seule la discussion finale est illimitée dans le temps : on regrette qu’elle n’apparaisse pas ici pour des raisons techniques, l’appareil enregistreur, acquis sans doute à vil prix, ayant rendu l’âme peu après le début du débat.
Relecture. Brigitte Louichon, La Littérature après coup (Presses universitaires de Rennes, 2009, 183 p., 15 €). Le titre de la collection où paraît cet ouvrage pouvait faire craindre le pire (« Paideia Éducation – Savoirs – Société »), de même que la profession de l’auteur (spécialiste de « didactique de la littérature », cette activité si dramatiquement néfaste au développement du goût pour les lettres). Disons-le d’emblée : nos craintes étaient vaines. C’est en fait un essai nourri de vraie culture littéraire, en même temps que de connaissances théoriques pertinentes. Son objet : le souvenir de lecture. Si vous avez tout oublié de ce que vous avez lu sur le sujet, ce livre y suppléera commodément et agréablement. Toute la première partie passe en revue, avec efficacité et sans pédantisme, les approches de la question des lectures par des disciplines à priori faites pour s’entendre, mais qui, dans ce domaine, s’ignorent à peu près complètement : les littéraires, les sociologues, les historiens ont tous énormément à dire sur le sujet, mais ils l’appréhendent avec des principes et des objectifs sensiblement divergents. En consacrant un chapitre à chacune de ces démarches, Brigitte Louichon ne cherche pas à les combiner dans une improbable usine à gaz théorique, mais plutôt à les faire jouer les unes par rapport aux autres, de façon à éclairer un complexe de phénomènes que ces disciplines n’expliquent pas tout à fait. Il est à noter qu’à côté de ces têtes de chapitre incontournables, l’auteur fait une place d’une importance équivalente à Pierre Bayard (Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?), dont elle commente la manière très particulière, ainsi que les commentaires que son travail a suscités. À quoi vient s’ajouter, dans un cinquième chapitre de cette première partie, une étude sur « quelques autres lecteurs plus ou moins réels ». C’est cette même réalité de la lecture et des souvenirs qu’elle a laissés (les allergiques pourront sauter les pages sur les « prolégomènes méthodologiques ») que la deuxième partie explore en mettant l’accent sur les acteurs de cette dramaturgie pleine de rebondissements et qui laisse au lecteur, très longtemps après – car tout commence dès l’enfance –, des émotions et des souvenirs souvent plus intenses que le contenu des lectures elles-mêmes : le contexte, l’œuvre, le sujet se trouvent ainsi détaillés avec le doigté nécessaire, bien en phase avec ces émois. Tout au long de l’essai, il faut le souligner, les citations abondent, de Chateaubriand à Pierre Michon, en passant par de nombreux auteurs récents (pas seulement Français, ce qui est rare chez les professeurs de littérature française) ; des œuvres que Brigitte Louichon donne envie de lire, et peut-être déjà de relire. L’ouvrage se clôt sur un excellent chapitre sur la relecture, qu’on se promet bien de rouvrir les jours où l’on doutera, comme Patrick Süskind dans un article intitulé Amnesia in litteris, cité dans l’introduction et dont tout ce livre conteste le défaitisme feint : « Trente ans que je lis pour rien. Des milliers d’heures de mon enfance, de ma jeunesse, de mon âge adulte, passées à lire et à n’en retenir rien qu’un immense oubli. »
Roman policier. Jean-Christophe Sarrot & Laurent Broche, Le Roman policier historique : histoire et polar, autour d’une rencontre (Nouveau Monde Éditions, 2009, 300 p., 22 €). Tout ouvrage théorique sur le roman policier se heurte d’abord à un problème de définition, de vocabulaire. Le premier soin de Jean-Christophe Sarrot est donc, logiquement, de préciser les contours du roman policier historique par rapport au néo-polar, au roman noir, au thriller ésotérique genre Da Vinci code et au roman historique tout court : il s’agit d’un « récit policier imaginaire, situé dans un passé antérieur à la vie de l’auteur ». Ceci posé, on part à la recherche des racines du genre, qui se trouveraient principalement dans un roman (Le Nom de la rose d’Umberto Eco) et dans une collection, celle desGrands Détectives créée par Jean-Claude Zylberstein en 1983 chez 10/18. Suit un catalogue des auteurs spécialistes du genre, de leurs motivations, des difficultés qu’ils rencontrent et de leurs méthodes de travail. Cet inventaire est largement construit autour des déclarations desdits auteurs, qui se révèlent très bavards : interviews, préfaces, forums de discussion avec les lecteurs sont autant d’outils utilisés sans parcimonie. Le polar historique semble un domaine dans lequel on discute beaucoup entre auteur et lecteurs, les premiers ayant souvent à répondre de leurs choix, de leurs sources et à s’expliquer sur les anachronismes que les seconds ne manquent pas de déceler dans leurs livres. Il ne manque à ce tour d’horizon que l’aspect qualitatif : tous les auteurs sont traités sur le même pied, aucun jugement de valeur n’est prononcé, alors qu’il y a, comme partout, à boire et à manger dans le genre. La deuxième partie de l’étude, signée par Laurent Broche, est plus théorique, plus générale, plus intéressante aussi. Il y est question des différences entre le roman historique et le roman policier historique, et surtout des liens que ce dernier entretient avec l’Histoire en tant que discipline. En s’appuyant cette fois sur les textes proprement dits, sur les œuvres – celles de Didier Daeninckx, de James Ellroy d’un côté, celles de Carlo Ginzburg, de Marc Bloch de l’autre –, Laurent Broche présente le roman policier historique comme une chance, une émulation pour la discipline historique, et trace un parallèle entre le travail du détective fictif et celui de l’historien, un travail marqué par la même obsession à l’égard des preuves et des traces du passé. Annexes : sources des citations, bibliographie, sitographie, liste de 125 polars historiques à lire, index.
Saint-John Perse. May Chehab, Saint-John Perse, neveu de Nietzsche (Champion, 2009, 274 p., s.p.m.). La publication posthume de ses correspondances a, on le sait, joué de mauvais tours à Saint-John Perse. En va-t-il de même ici ? Non, car il s’agit de celle avec son collègue et grand commis de l’État Henri Hoppenot, laquelle s’étale sur soixante années (1915-1975). Toutefois, l’amitié des deux hommes ne fut pas aussi pleine et constante que le dit Marie-France Mousli dans sa préface. Saint-John Perse, ou plutôt Alexis Léger, savait manipuler les gens et se servir d’eux, et, à l’occasion, les laisser tomber. Or, son amitié avec Hoppenot connut une longue éclipse, de 1940 à 1952, et ce par la seule faute du poète, qui, durant ces treize années, n’écrivit pas à son correspondant, lequel s’employait pourtant activement en faveur de l’exilé. En 1955, alors qu’il engageait ses travaux d’approche pour tenter de décrocher le Prix Nobel, brusque résurrection : on assiste à un véritable bombardement épistolaire. C’est là un aspect qui est plutôt gommé dans la préface de Marie-France Mousli, mais sur lequel nous avions été amplement informés, aussi bien par les extraits déjà publiés du Journal d’Hélène Hoppenot que par la récente et peu hagiographique biographie de Perse par Renaud Meltz. Amitié, oui, mais intermittente : la perspective critique se trouve donc faussée, même si elle est corrigée par les nombreuses lettres quémandeuses de Léger en 1955-56. Celui-ci sut admirablement mettre à profit aussi bien Paulhan et Hammarskjöld que Martin du Gard et Mauriac (Claudel et Gide y échappèrent, étant décédés) pour décrocher la timbale du Nobel. À cela s’ajoutait un désaccord politique, Hoppenot s’étant rallié à De Gaulle, pour qui Léger éprouva toujours une véritable aversion. On nous permettra donc de sourire lorsque Marie-France Mousli nous assure que, en 1941, aux États-Unis, « Léger se refuse à toute activité politique » : bien au contraire (voir la biographie de Renaud Meltz), il ne cessa, et de toutes les façons possibles, de débiner De Gaulle auprès de Roosevelt et de ses conseillers, ce qui, après-guerre, sonnera le glas de ses ambitions politiques, lesquelles n’étaient pas médiocres. Pour le reste, les lettres de Léger sont de son style habituel, à la fois solennel et flatteur. Très habiles, aussi, car il ne cesse de s’y excuser de son silence. Nullement dupe du personnage, Hélène Hoppenot pouvait noter à propos de ces lettres : « C’est magnifiquement dit. Comme toujours. » Le volume est complété par des appendices, reproduisant d’« autres correspondances », dont certaines, à propos du Nobel, sont fort instructives. Léger avait un réel talent pour se trouver des mécènes, et l’on sait qu’il se fit offrir par une admiratrice américaine, Mina Curtiss, sa villa des Vigneaux. Consolons-nous : au moins les lettres à Hoppenot sont-elles toutes authentiques, ce qui n’était pas le cas d’autres correspondances, notamment celle à la même Mina Curtiss. Leur lecture a également le mérite de raviver l’intérêt autour de la figure d’Henri Hoppenot, diplomate de carrière qui connut nombre d’écrivains et d’artistes, et dont l’œuvre littéraire, assez mince, manifeste souvent un curieux mimétisme de celle de Saint-John Perse. Comme si le cadet ne pouvait échapper à la fascination de son aîné, par ailleurs personnage peu sympathique, quoi qu’en disent ses thuriféraires, lesquels sont souvent de bienveillants et très persiens virtuoses de l’éloge.
Salmon. André Salmon, La Négresse du Sacré-Cœur, préface de Jacqueline Gojard (Gallimard, 2009, 316 p., 22 €). En 1986, Serge Fauchereau, dans sa préface de l’édition de poche de Carreaux, déplorait que, dans l’histoire de la Littérature moderne, le nom d’André Salmon se réduise à « une note en bas de page ». En 2010, on ne peut plus renvoyer Salmon à ses écrits sur ses amis les peintres de Montmartre et à son amitié avec Apollinaire. Il est devenu difficile de le reléguer au rang des auteurs délaissés. Certes, il est plus évoqué que lu, et son œuvre est encore entourée de questions et de mystères qui assurent le respect, mais sont dommageables à une bonne compréhension de ses textes. Cette nouvelle édition de La Négresse du Sacré-Cœur donne de solides raisons de croire que, lorsque éditeurs et érudits travaillent de conserve et partagent la même volonté de combattre les idées reçues, l’apport définitif d’une œuvre peut se révéler. C’est bien le cas de ce roman à clé qui nous plonge dans un Montmartre où domine l’imaginaire d’avant 14-18. Proche à la fois d’Anicet d’Aragon (1919) et de Voyages en Kaléidoscope d’Irène Hillel-Erlanger (1919), La Négresse du Sacré-Cœur (1920) s’en distingue par son intrigue inspirée notamment par des tableaux d’époque, autour du personnage central de Médéric Bouthor, propriétaire d’une plantation à Montmartre. Œuvre au carrefour, ce roman anime de multiples perspectives, avec le luxe d’une suspension en pleine contingence.
Sand. Le Compagnon du Tour de France de George Sand, études réunies par Martine Watrelot et Michèle Hecquet (Université Charles de Gaulle-Lille 3, 2009, 192 p., 19 €). À la différence des milliers de livres consacrés à la franc-maçonnerie, rares sont ceux qui ont été consacrés à un compagnonnage qui s’est voulu secret sur ses légendes et ses symboles, et qui a beaucoup insisté sur son aspect oral, d’autant plus fort que l’élite ouvrière qui le formait n’était pas toujours, en ses débuts, très familière avec l’écriture. La connaissance que le public eut de cette fraternité de métiers s’est répandue à partir d’un texte resté célèbre et souvent réédité, le Livre du compagnonnage, écrit en 1839 par Agricol Perdiguier (1805-1875). George Sand fut une lectrice passionnée de cet univers social construit sur des légendes autant que sur des savoir-faire dont Perdiguier, qui devint son ami, proposa une vision dans cet ouvrage. Elle publia, dès l’année suivante, un roman qu’elle inscrivit dans son illustration à vocation progressiste des vertus populaires et qui s’est en même temps placé dans une tentative de renouveau du compagnonnage, accompagnant en cela l’ouvrage de Perdiguier. L’action se passe en 1823 (dit la quatrième de couverture) ou en 1824 (affirme l’introduction) chez des tailleurs de pierre chargés de la restauration d’une chapelle appartenant à un château tourangeau. Sand met en scène Pierre et Amaury, deux jeunes épris d’égalité et de fraternité, et ce que sera leur déception. Martine Watrelot et Michèle Hecquet ont organisé en 2005 une rencontre entre des universitaires et ceux qu’en termes gramsciens, on appellerait des intellectuels organiques du compagnonnage, ce qui leur a permis de rassembler deux de leurs textes et douze contributions autour de l’œuvre de Sand. Il ressort de ce travail collectif un état de la connaissance historique autour de la question des archives et une réflexion sur la célébration du bicentenaire de la naissance du rénovateur Perdiguier. Sur le livre de Sand, une première série d’articles traite du politique, une deuxième des approches de la poétique, une troisième des rapports entre le peuple et l’art. La dernière partie est dédiée à ce que fut la réception de l’œuvre, notamment sur la manière dont le roman fut accueilli dans le milieu compagnonnique au XIXe siècle et sur le caractère d’éducation politique du peuple que le texte de Sand constitua. Dans la mise en perspective kaléidoscopique du roman, qui ne manque certes pas d’intérêt, il manque des indications sur ce qu’était réellement, sur un plan organisationnel, à l’époque de référence du roman, ce compagnonnage dont Perdiguier essaya vainement d’endiguer la division. En cela, la contribution des spécialistes convoqués s’avère décevante, puisqu’ils ne font référence qu’à des périodes postérieures. Le croisement recherché de deux univers s’avère en conséquence un échec relatif.
Sert. Dominique Laty, Misia Sert et Coco Chanel (Odile Jacob, 2009, 224 p., 21,90 €). Dans l’ornière de l’essai biographique d’Arthur Gold et de Robert Fitzdale, Misia, Dominique Laty orne son essai d’anecdotes recueillies dans une marche hasardeuse à la recherche d’une championne de la désinvolture, abandonnée aux caprices de l’instant et à son amitié avec Chanel. Le livre se développe comme à la terrasse d’un café où un individu aperçu donne de la consistance aux lieux de flânerie, foules, musées, archives qui ne sont là que pour la mise en scène de femmes au bain, de Dianes fantômes d’une bohème parfumée.
Sollers. Philippe Sollers, Discours parfait (Gallimard, 2009, 918 p., 29,90 €). Voici un écrivain qui nous parle de l’urgence au présent, d’un monde qui vaille encore d’être vécu pour peu qu’on croie à la littérature, au sens des mots, à la beauté des sens, à la peinture, à la grâce d’être né, un monde qui vaille d’être pensé et transmis. On est sensible à la performance. Élan, rythme, intelligence analytique, et cette grande élégance qu’est l’allégresse. Ambition affirmée du livre : guerre contre l’inculture du temps, parfois programmée (voir l’analyse de deux manuels, ahurissants, de littérature pour les élèves de seconde ou de première, parus chez Delagrave et Nathan), ou spontanée comme une nouvelle grande tyrannie : « Les gens sont expropriés de leurs propres sensations, de leurs propres réflexions. S’ils ne savent plus lire, s’ils ne savent plus regarder, s’ils ne savent plus sentir, ou s’ils ne savent plus s’observer en train de sentir, leur force de résistance, de révolte ou de contestation s’amoindrit. » La stratégie de ce Discours Parfait consiste à ne pas entonner une énième ritournelle mélancolique-dépressive, mais à faire face avec énergie par une relecture suivant un angle libertaire qui fait de ce livre une quasi autobiographie, aux meilleurs auteurs à nouveau vivants et exemplaires. Mirabeau, Saint-Simon, Voltaire, Goethe, Nietzsche, Rimbaud, Poe, Beckett, Claudel, Artaud, Breton, Aragon, Martha Argerich ou Cecilia Bartoli, Fragonard, Courbet, Renoir… Insistances sur Nietzsche, Rimbaud, Joyce, mais aussi Hölderlin, Céline, Lacan, Freud. Discours Parfait vise « une Renaissance à laquelle, sauf de très rares exceptions, plus personne ne croit ». L’auteur des Voyageurs du tempsapparaît en pleine forme. Son volume, qui s’inscrit dans la continuité de La Guerre du Goût et d’Éloge de l’Infini, réserve quelques surprises, comme l’entretien consacré à Joyce, naguère paru dans Tel Quel (le fameux numéro 83 du printemps 1980) ou de non moins intéressants entretiens avec ses amis de Ligne de risque (Yannick Haenel et François Meyronnis) ou encore « La Fête à Venise », avec Jean-Jacques Brochier et Josyane Savigneau, paru dansLe Magazine littéraire. Comme les précédents, le projet de cet ensemble est plus qu’une simple réunion d’écrits parus dans Le Monde des Livres puis – Le Monde étant devenu ce qu’il est – dans Le Nouvel Observateur, puisqu’il inclut, outre les entretiens cités, les quatrevingts pages du texte des Fleurs ou tel bref essai enflammé sur Bacon et Van Gogh. On a vu récemment un auteur faire imprimer sur la quatrième de couverture de son livre qu’il était « le plus grand écrivain français vivant » (sic). Peut-être, peut-être. Et s’il importait plutôt d’être le plus vivant des écrivains français ? Pari réussi avec Discours Parfait. « Vivant, trop vivant », écrivait Cioran, avec humour, à Philippe Sollers – en paraphrasant Nietzsche, bien entendu.
Supervielle. Jules Supervielle aujourd’hui. Actes du colloque d’Oloron-Sainte-Marie, textes réunis et présentés par Sabine Dewulf et Jacques Le Gall (Presses universitaires de Pau et des Pays de l’Adour, 2009, 104 p., 13 €). Dire que Supervielle est trop peu lu est faux : ses poèmes se trouvent en collection de poche et en Pléiade. Celui que Valéry appelait « l’amateur de poèmes » – qu’il faut distinguer du lecteur de manifestes et d’arts poétiques – ne néglige pas ce poète qui eut la courtoisie de ne pas hausser la voix, fit le pari de la lisibilité contre tant de professionnels de la voyance, et écrivit au plus près de lui-même et du commun des hommes. Depuis 2003, l’Association des Amis de Supervielle s’efforce de promouvoir l’œuvre de celui dont Borges affirme qu’il est « dans la mesure du possible, cette chose légère, ailée et sacrée définie par Platon » et dont Jaccottet assure qu’il est « constamment, parfaitement poète ». On accueille donc avec plaisir ce Jules Supervielle aujourd’hui, qui réunit les communications présentées au colloque d’Oloron-Sainte-Marie en 2008, d’une qualité d’autant plus notable que la poésie de Supervielle, mystérieusement limpide, défie le commentaire.
Surréalisme. Claude Favry, Dictionnaire complice du Surréalisme bruxellois (Éditions modulaires européennes, 2009, 158 p., 18 €). Ouvrage intéressant une fois qu’on a réussi à le lire ; on n’espérait pas tant d’un dictionnaire du Surréalisme belge s’attachant à montrer que Nougé, Magritte et consorts ont surtout travaillé à la subversion des codes de communication et du langage en particulier. À défaut d’une table des matières ou d’un index, on s’attend à ce que le livre respecte l’ordre en usage dans un dictionnaire, mais non, pas de classement alphabétique non plus, juste trois textes très courts, le plus long n’excédant pas six pages. L’astuce, c’est que ces textes sont si abstrus qu’ils nécessitent des explications qui, elles, pour le coup, occupent plusieurs dizaines de pages. Voilà pourquoi chaque texte – le premier sur le Surréalisme en Belgique francophone, le deuxième sur Nougé, le dernier sur Magritte – comporte un certain nombre de mots en gras dont on trouve l’explication dans un glossaire qui le suit, glossaire organisé suivant l’ordre d’apparition desdits mots dans le texte de départ, ce qui en facilite la consultation. Encore faut-il ajouter que, parmi ces mots en gras, on trouve aussi des expressions dont on croyait comprendre le sens et dont on s’aperçoit, après consultation du glossaire correspondant, qu’elles ne recoupent pas exactement ce qu’on pensait, d’où l’idée, judicieuse finalement, de les mettre aussi en gras et de les redéfinir à côté de ceux qu’on ne connaissait carrément pas. Tout cela donne un petit livre parfaitement inutilisable ; il y manque juste un paraphe de Magritte dans le genre « Ceci n’est pas un dictionnaire ».
Vialatte. Alexandre Vialatte, Lettres à Maricou (Au signe de la Licorne, 2009, 120 p., 25 €). Sans lieu d’édition signalé, cette plaquette n’en proclame pas moins clairement son identité auvergnate : d’abord parce qu’il s’agit de Vialatte, bien évidemment, ensuite parce que Pierre Jourde en situe le contexte avec fermeté, tout en esquissant une rapide théorie de la lettre d’amour. La jeune femme destinataire des missives ici recueillies est célébrée par le jeune Vialatte comme « très française » (mais on ne nous dit pas d’où). Il lui écrit à partir d’Ambert, mais c’est à Mayence qu’il l’avait rencontrée en 1922, alors qu’il était rédacteur à la Revue rhénane. L’affaire n’alla pas très loin et, tout amoureux qu’il ait été, on sent bien dans ses lettres que Vialatte ne se faisait pas trop d’illusions. C’est finalement le caractère de mémorial régionaliste qui fait l’essentiel de l’intérêt de cette publication, en reproduisant les cartes postales d’époque au dos desquelles Vialatte développe ses efforts de séduction. Quelques photographies donnent à voir celle qui fut la cible de cette campagne infructueuse.
Vierny. Dina Vierny, Histoire de ma vie racontée à Alain Jaubert (Gallimard, 2009, 250 p., 22,50 €). Les Maillol des Tuileries, visibles aujourd’hui grâce à la complicité de Malraux, c’est elle. Le récit de sa vie, qu’elle avait fait une première fois à Alain Jaubert il y a une dizaine d’années, a été complété pour cette édition à partir d’enregistrements réalisés peu de temps avant sa mort en 2009. Elle y parle avec verve, intelligence et liberté de ses origines russes, de sa longue association avec Maillol, de ses activités de jeunesse, de ses aventures au temps de l’Occupation dans les Pyrénées, de son travail de galeriste, de la Fondation Musée Maillol-Dina Vierny que nous lui devons, des artistes qu’elle a connus. Une femme extraordinaire, une vie extraordinaire, tout un siècle fait d’art novateur et d’histoire tragique intimement imbriqués, le tout raconté avec une alacrité constante et un optimisme communicatif. La littérature n’y est pas très présente, mais les littérateurs y font de fréquentes apparitions, toujours liés à Maillol, dont nous apprenons qu’il est mort en lisant Lautréamont, que Dina Vierny lui avait fait découvrir ! Nombreuses photographies et bon index des noms mentionnés.
Vivien (1). Renée Vivien à rebours : études pour un centenaire, sous la direction de Nicole G. Albert (Orizons, 2009, 232 p., 23 €). Un ensemble consacré à la gloire de cette poétesse, figure du Paris décadent 1900. Beaucoup de contributions, mais inégales. Le biographe de Vivien, Jean-Paul Goujon, analyse ses rapports avec les éditions Lemerre et Sansot, et offre des documents inédits ; Gayle Levy décrypte son « auto-mystification » et les légendes qu’elle suscita et qui perdurent. Lucie Biacchioni exhume, du fonds Salomon Reinach, un journal écrit à l’âge de seize ans et révèle ses goûts précoces pour l’écriture, ses modèles et goûts éclectiques : Sapho, Platon, Dante, Hugo… Parcourant les « icônes privées, chéries, échangées », dans la mouvance pictorialiste avec Lévy-Dhurmer, et Natalie Clifford Barney, Paul Edwards révèle un aspect méconnu de l’écrivain. La coordinatrice du colloque se réjouit de la sortie du purgatoire de Renée Vivien – depuis une vingtaine d’années, dit-elle, oubliant de signaler la réédition de ses œuvres en 1976 et 1977, en particulier Cendres et poussières, avec une préface d’Hubert Juin, bon connaisseur de la littérature de l’époque.
Vivien (2). Renée Vivien, Du Vert au Violet. Édition critique de Victor Flori (Le Livre unique, 2009, 80 p., 7 €). Ce recueil de poèmes en prose de Renée Vivien n’avait jamais été réédité depuis l’édition originale, parue en 1903 chez Lemerre. Au moment où l’œuvre de cette poétesse connaît un regain d’intérêt, manifesté notamment par une récenteJournée d’études tenue à Paris, c’est une bonne idée que de republier ce livre, dont l’édition originale était difficile à trouver. Il s’agit d’un recueil datant des débuts de Vivien, dont la carrière littéraire fut assez courte, car circonscrite aux années 1901-1909. Il mélange deux inspirations qui seront fondamentales – et antithétiques – chez Vivien : d’une part, la Grèce antique, celle de Sapho et d’une certaine mythologie, volontiers féminine, d’autre part les légendes nordiques, déjà présentes dans un recueil de proses antérieur, Brumes de Fjords (1902). Un peu comme chez Baudelaire, dont l’empreinte est souvent présente chez Vivien, certains de ces poèmes en prose ne sont qu’une seconde version, ou bien une version préparatoire, de poèmes en vers. Ainsi, La Divinité inconnue est le pendant d’un poème de même titre, paru la même année dans Évocations, dont les derniers vers (« Car tu m’es inconnue et n’existes qu’en rêve, / C’est pourquoi je t’adore au-dessus du baiser ») répondent à la dernière phrase du poème en prose (« Je l’aime parce qu’elle est inconnue et n’existe que dans un songe »). On pourrait continuer cette comparaison pour plusieurs autres textes du recueil. Ailleurs, Vivien paraphrase des vers de Sapho, ou bien adapte des chansons populaires russes, polonaises ou suisses (dans l’édition Lemerre, Le Glacier est sous-titré chanson suisse, devenu ici chanson russe !). Encore faut-il faire attention, car la « Traduction d’une chanson polonaise » n’est qu’un simple démarquage, parfois littéral, de l’Anactoria de Swinburne… L’intertexte y prolifère, pour le plus grand bonheur des généticiens futurs. Tous ces textes déroulent des histoires d’amour, de mort, et surtout de féminité lunaire et malheureuse. Certains sont de vrais poèmes en prose, quelques-uns sont discursifs, et il en est même un qui semble faire concurrence au plus banal et platement pédestre Jean Aicard : « O laboureur déjà voûté non par l’âge, mais par le travail et la misère, pourquoi sèmes-tu le blé ? / – Je sème le blé pour la joie d’autrui. » On reste assez perplexe devant l’« édition critique » commise par Victor Flori, et surtout par son annotation des textes. Ses notes semblent souvent, dans leur naïveté, s’adresser à des élèves d’école primaire : était-il vraiment indispensable d’expliquer ce qu’est un mausolée, une aigue-marine, la mer Égée, ou qui était Ophélie ? Et n’est-il pas un peu injurieux de présupposer que tous les lecteurs ignorent qu’Ulysse est le « héros de L’Odyssée d’Homère », Pénélope, « la femme » dudit Ulysse, et que les mystérieux gardénias sont des « plantes originaires des régions tropicales » ? En revanche, l’éditeur a supprimé une note de Vivien sur Sélanna, « forme dorienne du nom de Séléné ». Ailleurs, il remarque que Vivien utilise, pour la transcription de certains vocables grecs, le K à la place du C (nektar, ikônes), et il en tire des conclusions qui ont des chances d’être inexactes, car ces transcriptions avaient été mises à la mode par Leconte de Lisle, dans ses curieuses traductions d’Homère et des Tragiques grecs, que Vivien n’ignorait pas. Autant dire qu’une édition critique de Du Vert au Violet reste à faire, et qu’on peut passer ces notes sans que cela entraîne de cataclysme : reste le texte, qui est bien l’essentiel.
Wyzewa. Teodor de Wyzewa, Valbert ou les récits d’un jeune homme, édité par Valérie Michelet Jacquod (Classiques Garnier, 2009, 264 p., 47 €). Ce roman emblématique d’un certain Symbolisme n’avait jamais été réédité depuis l’édition originale, parue en 1893 : cette réédition est donc bienvenue, d’autant qu’elle se double d’une introduction substantielle et informée, rédigée clairement et sans jargon. Grâce à elle, on dispose désormais du texte d’un des plus importants romans symbolistes, et l’on sait combien ceux-ci posèrent à leur manière la question de la modernité, en élaborant le roman de l’« extrême conscience » autocritique et de la dissociation de la personnalité. Comme roman, Valbert est curieux : autobiographique, oui, mais pas seulement, car le héros Valbert est et n’est pas Wyzewa. Le livre est centré sur la vie psychique de son protagoniste, qui rate à la fois ses amitiés (René de Sainval) et ses amours, qu’elles soient romantiques ou bourgeoises (Floriane, Sarah). Un chapitre plus senti, et véritablement autobiographique, est celui où il raconte sa liaison avec une danseuse de Bullier, laquelle n’était autre que la fameuse Jane Avril. Le début comme la fin du roman sont situés à Bayreuth, durant le Festival Wagner, ce qui est, là aussi, bien typique de ces années heureuses du Symbolisme. En même temps, ce roman est, comme le signale Valérie Michelet Jacquod, la démonstration d’une thèse anti-intellectuelle et anti-idéaliste : à force de penser au lieu de sentir et d’agir, Valbert finit par devenir un être plein d’affectation, incapable d’aimer vraiment. L’influence de Tolstoï est perceptible dans cet appel à la pitié et à la compassion en tant que contrepoison, que lance Valbert. Peut-être pourrait-on y voir aussi un écho de Dostoïevski, dont l’impact sera si important sur certains contemporains de Wyzewa, comme Schwob. Ce qu’il y a de remarquable dans le roman, c’est son ton souvent ironique : une ironie douce, non pas amère, mais fléchissante et comme découragée, à l’image même de son protagoniste. Cette édition est imprimée en caractères très lisibles, se détachant parfaitement sur le papier blanc (ce qui est loin d’être le cas de toutes les réimpressions que nous proposent les éditeurs). En revanche, quelques coquilles gênantes dans les notes en bas de page, qu’il aurait sans doute fallu mieux relire (Férédéric Moreau, Wyzwea, Thibauet, Hugues Rebelle). L’édition n’en demeure pas moins fort bonne, et le travail de Valérie Michelet Jacquod, méritoire.
Yourcenar. Marguerite Yourcenar, Silvia Baron Supervielle, Une reconstitution passionnelle. Correspondance 1980-1987 (Gallimard, 2009, 112 p., 16 €). Voyons un peu : cinquante pages de lettres, vingt-et-une pages d’avant-propos de Silvia Baron Supervielle et quinze pages de postface d’Achmy Halley, plus sept pages de bibliographie des deux correspondantes… Et voilà comment on fait un livre, bonnes gens ! Franchement, cela évoquerait bien davantage une tranche de jambon entre deux moitiés de pain. Grâce à cet emballage, ou plutôt à ce double bavardage, l’éditeur a pu constituer sans effort un volume, contenant vingt-quatre lettres de Yourcenar et dix de sa correspondante. C’est maigre, et surtout il s’agit essentiellement d’une correspondance entre un écrivain et sa traductrice en espagnol. « Si quantativement cette correspondance est relativement modeste, qualitativement elle est d’un grand intérêt et d’une richesse infinie » : il faudrait vraiment beaucoup de bonne volonté pour croire sur parole cette affirmation hyperbolique d’Achmy Halley. En général, les messages de Yourcenar, souvent en voyage ou bien cloîtrée dans son île, sont assez brefs : remerciements pour des traductions ou des livres, cartes postales, etc. Aussi bien ne voulait-elle pas décourager une traductrice fort entreprenante et qui s’affirmait admiratrice enthousiaste de ses œuvres ; mais elle sait se défiler sans ambiguïté, lorsque celle-ci veut la faire venir à des congrès plus ou moins littéraires. Peu à peu, la sympathie s’installe cependant entre les deux femmes, renforcée par quelques rencontres (« Un soir, elle m’invita à dîner, dans un hôtel élégant des environs »), et aussi des relations communes, comme Borges. Tout cela est parfait, mais on se dit, en parcourant les cinquante pages qui les contiennent, que cette poignée de lettres ne pourra guère passionner que les biographes et les spécialistes de Yourcenar. Sans doute aura-t-on pensé que le nom de celle-ci ferait vendre cette plaquette, laquelle est de surcroît flatteuse pour sa correspondante et traductrice. Flatteuse jusqu’à un certain point, à vrai dire, car nous la voyons, dans une lettre de 1981, évoquer « un manuscrit qui comporte deux cents poèmes de moi », ajoutant : « Je ressens le besoin d’être lue par vous ». Or, dans sa dernière lettre, Yourcenar s’était plainte d’être accablée de travail, marquant nettement : « De sorte que le succès […] a pour paradoxal résultat d’empêcher l’écrivain d’écrire… » Comme disent les militaires : message reçu 5 sur 5 ! De fait, dans ses lettres ultérieures, Yourcenar ne consacrera aux poèmes de sa correspondante qu’une seule ligne, aussi banale que consolante : bénédiction médiocre, mais bénédiction quand même…
Zola. Marie Scarpa, L’Éternelle jeune fille. Une ethnocritique du Rêve de Zola (Champion, 2009, 280 p., 55 €). L’exégèse zolienne, à jamais recommencée. La discipline littéraire dans laquelle s’inscrit l’auteur cherche à placer les œuvres romanesques dans la structure sociale, mais aussi dans l’imaginaire de leur époque d’écriture, d’où un premier chapitre où est étudié tout ce qui a été construit dans la société pour assigner des femmes à l’univers de la couture et de la broderie, univers qui caractérise le personnage d’Angélique dans Le Rêve. Modèle d’éducation des filles, préfiguration d’un rôle d’épouse calme et soumise, mais aussi apprentissage symbolisé de la sexualité féminine, c’est à une véritable initiation que cet univers du fil et de l’aiguille conduit les filles, soutient Marie Scarpa. L’auteur semble à ce point tenir aux rites de passage et à la notion d’initiation qu’on la renverra volontiers, pour illustrer sa thèse, aux inepties machistes proférées par René Guénon sur une possible initiation des femmes, justement par le symbolisme de la couture et du tissage ! Trop passionnée, trop artiste de tempérament pour être parfaitement inscrite dans un modèle de soumission, nourrie de La Légende dorée et de ses 180 saints, œuvre écrite au XIIIe siècle, et fort peu savante par ailleurs, l’héroïne de Zola est dotée d’une enfance malheureuse, puis recueillie par un couple stérile et pieux. Elle court dès lors à un sacrifice inéluctable pour avoir pris au sérieux l’attente du prince charmant. Le deuxième chapitre du livre de Marie Scarpa s’intéresse à la figure de Cendrillon que prend ensuite l’héroïne, qui mourra avant son mariage. Le roman réaliste se situant, comme le fait remarquer l’auteur, aux antipodes du conte merveilleux, le réel sera trop conforme à l’idéal social pour qu’il puisse s’inscrire dans sa logique, et Zola devra en tenir compte. L’amoureux de la belle, Félicien, se trouve être le fils d’un évêque, non pas caché, mais officiel, l’ecclésiastique s’étant fait ordonner après le décès de sa femme. Tout cela bouillonne dans l’œuvre de Zola, mais s’inscrit aussi dans un moment littéraire. Cette mise en perspective nous vaut un développement sur la mode du format court chez les plus grands écrivains de cette époque (Flaubert, Maupassant). Conte bleu, conte de fées, cette modalité définit pour l’auteur mieux que tout autre le contexte littéraire dans lequel baigne Zola, quelque novateur qu’il soit. Autre signe d’époque, Marie Scarpa rappelle que le Symbolisme abonde dans le livre qu’elle étudie et affirme qu’il faut savoir lire dans Le Rêve les signes qui se multiplient au fil des pages et qui indiquent que, le code social n’étant pas respecté, le drame s’annonce. Ainsi Angélique fait-elle la lessive avec des cendres lors de la rencontre avec son prince charmant : chacun sait, dans ce monde à demi-magique, que cela constitue un gage de stérilité future. Qu’importe, pourrait-on penser, puisque c’est le Christ que la jeune fille voudrait en fait épouser dans une sorte de sublimation seyant aux jeunes filles et qu’elle aurait prise au pied de la lettre. Cela semble bien tomber pour Zola qui, à supposer qu’il n’ait pas eu la tentation de faire, dans Le Rêve, un petit détour par l’hagiographie, n’est toujours pas à l’aise, au seizième volume de ses Rougon-Macquart, avec la sexualité des femmes, qu’il enveloppe volontiers du fameux mystère sensé la caractériser. Pour résoudre la tension, Angélique, qui n’a pas été ainsi nommée par hasard, mourra à la sortie de l’église après avoir offert à son mari son premier et dernier baiser. L’intérêt de l’ethnocritique aura été de nous montrer la tension intrinsèque à la mise en mots d’une bluette sociale.