EN SOCIÉTÉ

BenoitLes Cahiers des Amis de Pierre Benoit n° 19, 2008 (4 place de la République, 46500 Gramat ; 112 p., s.p.m.). En avant-propos, Bernard Vialatte signale la portée des travaux qui sont au nombre des collaborations de ce cahier. Bernard Côme mène une enquête visant à déterminer comment les lieux explorés selon les pistes indiquées par le roman Villeperdue ne sont pas négligeables dans l’appréciation d’incessants effets de déplacement qui définissent, dans les parages du château de Boisbonnard, le rayonnement du texte dans son paysage de référence. Maurice Thuilière nous offre de nouvelles consi­dérations sur L’Atlantide, L’Homme qui était trop grand (écrit en collaboration avec Claude Farrère), La Châtelaine du Liban, La Toison d’or, Le Prêtre Jean et Villeperdue. Nicole Nivelle s’attache à montrer que Les Compagnons d’Ulysse ne peut se réduire à un roman-livret d’opérette qui raconte la vie de garnison. Il relève plus du roman baroque tout à la fois tragique et comique. Vient s’ajouter en contrepoint une présentation du frère oublié de Pierre Benoit, Henri, ainsi qu’une nouvelle récemment redécouverte par Jean-Louis Lambert, Le Passe-volant.

CendrarsContinent Cendrars. 13. Variations cendrarsiennes (Champion, 2009, 154 p., 25 €). Ce numéro présente des « variations cendrarsiennes ». C’est assez dire qu’il ne faut pas s’attendre à y trouver une cohérence thématique forte. L’accent est avant tout mis sur l’aspect documentaire et biographique. Aspect documentaire : David Martens a exhumé, transcrit et annoté deux entretiens radiophoniques accordés en 1949, à Bruxelles, par Cendrars. Aucune révélation fracassante dans ces propos inédits. Le plus intéressant, peut-être, est de voir les stratégies d’évitement mises en place par un écrivain visiblement peu désireux d’assurer le service après-vente de sa production, et qui refuse tranquillement de répondre aux questions de ses interlocuteurs ou leur remonte les bretelles. Laurence Campa présente « deux cartes, trois lettres à Louis Brun et autres documents de la collec­tion Anacréon ». Anacréon ! On croit rêver… Décidément, tout le monde ne peut pas s’appeler Ducon. Il s’agit en l’occurrence de Richard Anacréon (1907-1992), libraire rue de Seine à l’enseigne de À l’Originale. Original, le libraire le fut en tout cas suffisamment pour léguer à Granville, sa ville natale, ses collections réunies dans un Musée d’Art mo­derne Richard Anacréon. Pas moins. Ouvrages de Cendrars dédicacés, tirages photogra­phiques, petite correspondance avec Louis Brun – dont une lettre impayable sur la Légion d’Honneur – on retiendra avant tout le « péché de jeunesse » publié en 1913 aux Éditions des Hommes Nouveaux, Séquences, sur grand papier, dédicacé « à N.-C. Barney, en souvenir de Remy de Gourmont – Blaise Cendrars, janvier 1916 ». Aspect biographique : Christine Le Quellec Cottier livre des précisions sur certains membres de la famille Sauser. Relevons pour finir une contribution informée de David Ravet sur une brève interpréta­tion musicale d’Arthur Honegger des Pâques à New York. Les chroniques finales signalent les « événements » chers au genre codifié des Amis de et offrent les comptes rendus de récentes publications. En dehors des notations factuellement informatives, une forte tendance au lyrisme mou : « public fasciné », « célèbre interprète », « imposant bâtiment », « émotion palpable », « préface lumineuse », « œuvre grandiose »… N’en jetons plus !

ClaudelBulletin de la Société Paul Claudel, n° 193, mars 2009 (13, rue du Pont-Louis-Philippe, 75004 Paris ; 82 p., 7 €). Le titre sur la couverture surprend : « Fonction­mouvement-engin ». Comment cette trilogie d’allure plutôt machinique ou futuriste se raccorde-t-elle à Claudel ? Il s’agit, en fait, d’une longue étude de Gérald Antoine, qui analyse ces trois mots comme « essentiels à la compréhension » du poète, dans un par­cours virtuose à travers son œuvre. Le reste du sommaire est principalement occupé par diverses actualités autour du Soulier de satin : apparition d’un manuscrit inconnu, un entretien et deux articles sur la magistrale mise en scène de l’œuvre par Olivier Py, récemment reprise au Théâtre de l’Odéon.

FeuilletonsLe Rocambole. Bulletin des Amis du roman populaire n° 46, printemps 2009 (BP 20119, 80001 Amiens ; 175 p., 14 €). Feuilletons et séries télévisées sont au menu de cette livraison. Feuilletons et séries, mais aussi téléfilms, dramatiques, anthologies, tout un arsenal cathodique ici étudié et interrogé pour répondre à la question posée en ouverture : « Les séries télévisées – et leurs avatars donc – sont-elles les héritières du roman-feuilleton ? » Une réponse affirmative se dessine clairement à la lecture des diverses con­tributions qui décortiquent les types de personnages, procédés narratifs et conditions de production des feuilletons à la française, des séries américaines et de leurs déclinaisons dans les différents genres (policier, historique, fantastique ou aventure). On note la grande cohérence du Rocambole qui, dans ses quarante-cinq premiers numéros, s’est attaché à donner au mot « populaire » le sens le plus vaste possible, en ne négligeant aucune forme de littérature, des grands romans-feuilletons aux fascicules à bon marché. La démarche est la même pour la télévision : bien sûr, on trouve dans ce dossier des pages consacrées à l’âge d’or du feuilleton (les grandes adaptations de Gaston Leroux, Belphégor,Thierry la Fronde et autres, souvent embellies par la poussière et la magie du noir et blanc), mais aussi des développements conséquents sur des séries a priori moins nobles comme Ally McBeal ou Buffy contre les vampires, jusqu’à une étude complète de Dallas, « célèbre rez-de-chaussée du petit écran ». En fin de volume, les pages habituelles consacrées aux questions diverses, recherches en paternité, révélations, lettres de lecteurs, autographes et « contes du Rocambole » qui permettent de découvrir deux histoires dues à Jules Lermina.

GautierBulletin de la Société Théophile Gautier n° 30 (Lucie éditions, 2008, 328 p., 24 €). Actes d’un colloque international qui s’est tenu à Montpellier en 2007. Dix-sept intervenants présentent les problèmes auxquels faisaient face les hommes de lettres deve­nus journalistes depuis la révolution apportée par Émile de Girardin (baisse importante du prix des journaux, invention du feuilleton). Gautier, qui a collaboré à environ quatre­vingt-treize périodiques durant quarante ans, a eu la pratique et le temps pour se perfec­tionner dans l’art de remplir son bas de page, même lorsqu’il n’y avait quasiment rien de nouveau comme pièces ou vaudevilles, pareillement pour les semaines où une surabon­dance de créations exigeait sa présence dans au moins trois théâtres le même soir. Il était passé maître dans l’art de passer au critique d’art, de glisser une nécrologie, d’évoquer de vieux souvenirs, de déployer son érudition, en un mot, de tirer les bénéfices des con­traintes que l’on appelle aujourd’hui médiatiques. Les analyses effectuées dans le volume ne sont point négligeables pour les études gautiéristes et l’histoire des rapports entre presse et littérature. Ce numéro spécial révèle la face cachée de Gautier, son humour, son savoir, ses efforts de contourner l’éloge commandé, les divers genres qui l’attiraient, mais surtout le fait qu’il nous faudrait changer d’attitude envers lui : il fut autre chose qu’un critique indolent et un salonnier trop bienveillant.

Gide-ValéryCahiers André Gide n° 20, Correspondance avec Paul Valéry 1890-1942 (Gallimard, 2009, 1000 p., 35 €). Le 19 mars 1891, André Gide déclare à Paul Valéry : « Toute affection m’inquiète, car je ne me repose pas en l’amitié, mais la veux toujours plus vivace, plus profonde et plus confiante – vigilante enfin et, en moi, douloureusement jalouse, ce qui la mue souvent en passion ou (telle est, n’est-ce pas, la nôtre) en une communion suprasensible et comme mystique. » Nous sommes au seuil d’une grande aventure intellectuelle, spirituelle et affective ; et ces lignes sont comme la formule propi­tiatoire d’une amitié naissante, faite à la fois de réserves et d’abandon, de distance et d’adhésion. La correspondance de Gide et Valéry se place d’emblée sous le signe d’une exigence fondamentale, qui exclut toute espèce de complaisance et de facilité : il s’agit moins de s’exposer au regard de l’autre que de chercher à s’approfondir, à mieux se possé­der dans l’échange, la discussion, la pensée contradictoire et réflexive. Les lettres qu’écrivent et que s’envoient les deux épistoliers, sur une durée de plus de cinquante ans, couvrent des domaines qui, en se jouxtant et parfois en se chevauchant, révèlent toute l’épaisseur d’une relation qui, sans cesse, va de la sphère de l’intime à celle, plus élargie, du public. Le tête-à-tête n’évite pas, tant s’en faut, les invités d’occasion ou les hôtes nécessaires. De même, la scène resserrée et close de la pensée – celle d’un Valéry est prise de fait dans le jeu spéculaire et aveuglant des miroirs de la psyché – s’ouvre très souvent au théâtre animé de la vie littéraire. L’intérêt de cette correspondance – qui, au plan éditorial, s’enrichit d’une part d’un lot de 176 lettres inédites, qui ne figuraient donc pas dans l’édition de 1955 publiée par Robert Mallet, d’autre part d’une perspective critique renouvelée – réside dans ce croisement constant de l’histoire d’une pensée, double et duelle, et de l’histoire de la littérature –, de la fin du Symbolisme aux années d’avant­guerre, en passant par l’épisode fondateur de la NRf. Nous n’insisterons pas sur cet aspect, qui est finalement le propre de toute correspondance littéraire. Il est en revanche utile de revenir sur la dimension « suprasensible et mystique » d’une « communion », qui n’est pas fusion. De fait, la spécificité de cet échange est de rendre compte, selon des rythmes particuliers, parfois très resserrés, parfois au contraire plus amples et distendus, de l’aventure de la poésie telle qu’elle se joue dans le champ de deux pensées distinctes, selon deux optiques résolument différentes. Dans les premières années de cette amitié, on discerne sans mal les enjeux formels et esthétiques qui sont ceux du Symbolisme dans sa phase de renouvellement : Gide, qui a publié Les Cahiers d’André Walter, suivis bientôt des Poésies, Valéry, qui travaille à son Narcisse, ont en commun le goût d’une écriture musicale et rythmée, captant, sans déperdition aucune, tout l’embrasement des sensations, tant physiques qu’intellectuelles. Mais c’est aussi un moment de doute extrême, qui met en péril l’édifice de la littérature, sa valeur, sa nécessité même. Il n’est pas rare – sous la plume de Valéry le plus souvent – de relever les marques de l’ennui et de la lassitude. S’y manifeste ainsi le désir d’en finir avec la poésie, d’y renoncer définitivement –, attitude qui se radicalisera dans la trop célèbre nuit de Gênes (octobre 1892), qui voit Valéry tirer un trait sur la littérature afin de mieux gouverner ses émotions et ses pensées. Quoique la correspondance soit muette sur cette « crise », elle n’en révèle pas moins les effets, qui sont comme les étapes saillantes d’une évolution intellectuelle et morale décisive. Nul doute que cette question – de la nécessité ou non de la production littéraire – ne soit un des sujets récurrents de cet échange : les remarques de Gide, si fines et intelligentes, à propos de Monsieur Teste, en offrent la preuve. Mais comme la rigueur réflexive de Valéry s’éloigne alors de la sensualité libératrice des Nourritures terrestres ! Entre les deux amis, la distance se creuse – cette distance qui est la condition même de l’amitié « vigilante ». Comme le fait observer Peter Fawcett, le « point culminant » de cette correspondance est sans doute l’échange de lettres de l’automne 1899 : à ce stade, divergent les options esthé­tiques et éthiques de Gide et de Valéry. Celui-ci, en quelques longues lettres justificatives, réclame le droit à la différence, qui doit être, non l’instrument de la discorde, mais la « clef de leur musique ». Le couple des esprits se scinde, et ce divorce apparaît comme une nécessité vitale, fût-ce au prix d’une « espèce d’amitié ennemie ». Mais il s’agit encore d’une amitié, rétablie dans le respect des différences et devant s’accommoder désormais des divergences individuelles (à commencer par l’homosexualité de Gide). Si, à l’ardente foi des premières heures succèdent le jugement pesé de la maturité et la sagesse rassérénée du grand âge, il reste que cette correspondance mérite d’être citée comme un exemple de ces œuvres à deux voix, persuasives et entêtantes, si complémentaires et délicieusement dissonantes.

MirbeauCahiers Octave Mirbeau n° 16, 2009 (10 bis rue André-Gautier, 49000 Angers ; 372 p., 23 €). LesCahiers Octave Mirbeau ont-ils vraiment leur place dans cette section En société ? Leur taille imposante, la qualité des articles, le sérieux et l’amplitude des recensions en feraient un concurrent de poids pour Histoires littéraires si l’histoire litté­raire ne tournait qu’autour de Mirbeau. Ce qui est en réalité un peu le cas, à une époque donnée du moins : il n’est pour s’en persuader qu’à lire l’article de Jean-Claude Delauney sur « Mirbeau bibliophile », où l’on retrouve le tableau synoptique de la totalité de la bibliothèque de Mirbeau. Chaque ouvrage est décrit précisément, avec mention des envois, qui montrent l’importance de garder de bonnes relations avec Octave si l’on souhaite vendre ses livres ; un Gourmont, un Apollinaire, un Jules Renard y vont de leurs serviles offres de service. On trouve dans cette table le détail des reliures choisies par l’écrivain bibliophile : Jean-Claude Delauney en tire des inférences sur les préférences littéraires de Mirbeau, qui habille de cuir ou d’étoffes fantaisies ses auteurs favoris. Parmi les autres articles, citons celui que Pierre Michel consacre aux personnages récurrents dans les écrits de Mirbeau : enquête assez étonnante, car on ne se doutait pas de tant de renvois, souvent invisibles pour les lecteurs de l’époque, quand Mirbeau dissé­mine sous trois signatures les apparitions d’un même personnage. Isidore Lechat (qui change de prénom d’un avatar à l’autre), le docteur Triceps, Victor Fla­mant, Lerible viennent reprendre leur rôle dans des œuvres différentes ; mais ce sont davantage des carica­tures ou des fonctions que de véritables personnages individualisés, et Mirbeau ne se ressert parfois d’un nom ou d’une description que pour gagner du temps. D’où la conclusion logique d’un article à retourne­ment : il n’y a pas de personnages récurrents à la Balzac chez Mirbeau, qui est loin de partager le projet esthético-social totalisant de La Comédie humaine. Robert Ziegler étudie d’un œil psychanalysant le Journal d’une femme de chambre pour démontrer que Joseph incarne des pulsions incons­cientes ou refoulées de l’auteur. Christian Limousin rend compte des expositions d’art récentes à la lumière de l’intérêt que Mirbeau porta à certains artistes. Sonia Anton pro­pose des points d’entrée dans la masse de la correspondance de Mirbeau : son style, de romantique, se frotte vite à la rhétorique du pamphlet, et l’on voit éclore l’écrivain que l’on sait. Beaucoup de documents inédits s’ajoutent à ces études : Tristan Jordan prouve que, malgré les rumeurs, Alice Regnault n’a jamais été accueillie par la Comédie-Française. On trouve encore des textes de Mirbeau traduits du tchèque ou de l’espagnol, des lettres inédites de Signac ou de Mirbeau, les comptes rendus, et la bibliographie. Où s’arrêteront-ils, les Amis d’Octave Mirbeau ?

NRfLa Nouvelle Revue française, février 2009, n° 588, Le siècle de la NRf (Gallimard, 2009, 394 p., 19,50 €). De toutes les publications célébrant le centenaire de la NRf, ce numéro spécial, neuf-cent-quarantième livraison depuis 1909, s’inscrit dans la continuité et perpétue l’esprit de la revue à ses origines en associant anthologie et création. Alban Cerisier, historiographe officiel, propose un « autoportrait rétrospectif » de la revue et remarque « que les premiers chroniqueurs de cette histoire séculaire furent ses propres acteurs […]. Ce regard sur soi a des ressorts multiples. Il n’est pas le fait de « purs histo­riens », mais engage autant le présent de la revue et de ceux qui y écrivent que ce qu’ils désignent comme son passé. C’est en somme une manière de direction. » Ce dossier réunit la plupart des grands noms qui ont marqué l’existence de la NRf. Il s’ouvre par une conférence inédite de Jacques Rivière, prononcée à Bruxelles en 1918 (donc avant la reparution en juin 1919) : « La NRf et son rôle dans le mouvement littéraire d’avant guerre. » Puis des articles de Gide, Schlumberger, Rivière de nouveau, Thibaudet, Paul­han, Dominique Aury et Jacques Réda jalonnent ce siècle, qui semble s’arrêter en 1997. Ce dernier, antépénultième rédacteur en chef, évoque chaleureusement Georges Lam­brichs, et de façon espiègle, son propre magistère. Le chapitre suivant réunit une trentaine de pages de documents. Quelques lettres échangées entre Gide, Schlumberger et son épouse, Copeau, Eugène Montfort, retracent le « faux départ » pris en 1908 avec ce dernier. Des notes de travail, inédites, de Rivière et Paulhan, révèlent à travers leur dia­logue une collaboration pointilleuse. Rivière répond par exemple à Paulhan, à propos de Gomez de la Serna : « Bien. Mais méfiez-vous un peu des admirations de V.L. [Valery Larbaud]. » D’étonnantes lettres de Paulhan à Gaston Gallimard illustrent les relations avec les autres revues : « Comme CommerceMesures peut nous servir sans doute à « es­sayer » des jeunes auteurs qui nous paraissent encore un peu raboteux. » Luc Escande présente la partie création, dans laquelle une vingtaine d’écrivains contemporains, auteurs maison, répondent en toute liberté aux aînés, auteurs d’articles historiques. Le choix est représentatif, mais le résultat est inégal. Il y a de vraies rencontres, pertinentes ou imper­tinentes, et des trouvailles. En regard d’un article de Rivière sur Pelléas et Mélisande, Grégoire Polet évoque plaisamment la Compagnie du Théâtrophone qui permet à Proust d’écouter chez lui, en 1911, Les Maîtres Chanteurs ou le drame lyrique de Debussy. May-lis de Kerangal réactualise Un bal à Belleville de Dabit. Vincent Delecroix brode autour d’un articulet tauromachique de Leiris et n’évite pas la grandiloquence : « Ma signature, quelle est-elle, que sera-t-elle ? Si je ne risque pas le coup de corne, à quoi bon ? » En matière d’emphase, ce n’est rien à côté de Cécile Guilbert répondant à Paul Morand, et surtout de Yannick Haenel donnant la réplique à André Breton et son texte de 1920 sur Lautréamont. Sous l’invocation de l’inévitable Guy Debord, une kyrielle d’aphorismes sentencieux et de mots d’ordre creux semble platement plagier les manifestes dadaïstes et surréalistes : « Un écrivain du futur – c’est-à-dire d’aujourd’hui […] se fout de la respec­tabilité. Se sent réfractaire. » De même, Matthieu Térence, rebondissant surOptique du langage ou si les mots sont des métaphores usées de Paulhan, commence de façon caustique et pertinente, et se noie un peu dans la profération : « Le Style est un astéroïde qui pénètre, à son rythme, dans l’orbe terrestre : pour mille ans ou tous les mille ans. » Stéphane Audeguy épingle avec à-propos « Le démon de la majuscule » chez Malraux. Les autres contributions ne suscitent pas le ricanement. Exposés d’histoire littéraire ou exercices de style, elles sont parfois un peu scolaires. Il ressort de ce florilège que la littérature maison d’aujourd’hui se dilue trop souvent dans le verbiage et n’a pas l’alacrité de celle de ses prédécesseurs. L’Infini sollersien déteindrait-il sur sa voisine gallimardienne ? Les quelques pages de la dernière partie « La NRf à travers le monde », d’où émerge cependant un beau texte de Vargas Llosa sont attristantes et révélatrices, par leur maigreur, de l’influence perdue. Ce numéro spécial fait un peu l’effet d’un « Tombeau de la NRf », sans la perti­nence de la livraison d’octobre 1970, « Vie ou survie de la littérature ». Le monde des revues littéraires a changé et les rivales, parfois éphémères, se sont multipliées. Les Édi­tions Gallimard aussi ont évolué, qui maintiennent sous perfusion la « vieille dame ».

PéguyL’Amitié Charles Péguy n° 125, janvier-mars 2009 (21 rue d’Assas, 75006 Paris ; 194 p., 34 €). Jérôme Girondeux succède à Françoise Gerbod, morte l’an passé, et à qui un bulletin sera consacré. Le nouveau président constate qu’il est le premier protestant à occuper ces fonctions. Mais (pour nous rassurer ?) le siège social de la société est transféré à l’Institut catholique de Paris. Le numéro porte entièrement sur Péguy et la presse, en publiant les actes du colloque de décembre 2008 consacré à ce sujet. À part le pénible Roger Dadoun, les auteurs sont sérieux et savants, explorant ce sujet immense : Claire Daudin constate justement que « toute son œuvre, en un sens, relève du journalisme », car elle fut totalement publiée en des périodiques, et principalement les Cahiers de la Quinzainequi, sans surprise, sont eux-mêmes l’objet de plusieurs communications.

RimbaudParade sauvage, 2008, Hommage à Steve Murphy (Médiathèques Voyelles, 2 place Jacques-Félix, 08000 Charleville-Mézières ; 656 p., 30 €). Au moment où Steve Murphy remettait les clés de Parade sauvage à ceux qui avaient accepté d’en assurer, avec enthousiasme, la relève, il était naturel que la revue d’études rimbaldiennes rende hom­mage à celui qui la porta sur les fonts baptismaux et sut, pendant de longues années, la rendre prospère et nécessaire. Un volume d’hommage est toujours un volume de mé­langes : d’où la difficulté d’organiser une matière qui risque toujours de déborder ou de s’amalgamer en redites et redondances. Avouons-le, il n’en est rien ici : Yann Frémy et Seth Whidden ont su ordonner un ensemble qui présente une belle cohérence et reflète les domaines de recherche, les centres d’intérêt, les territoires privilégiés sillonnés et éclai­rés par les travaux de Steve Murphy. Les contributions se distribuent en secteurs touchant tour à tour aux « questions méthodologiques et éditoriales », aux « Poétiques de Rim­baud », à « l’apprentissage de la subversion », aux enjeux formels et rhétoriques d’Une saison en enfer, aux Illuminations, enfin. N’omettons pas les remarques et commentaires relatifs à « Rimbaud, amont et aval », section qui envisage aussi bien les prémisses que les suites de l’œuvre rimbaldienne en termes de réception. Un îlot d’études, par ailleurs, se constitue autour d’un « poème phare : Le Bateau ivre ». Figurent dans ce numéro les chercheurs, universitaires ou non, jeunes et moins jeunes, qui ont, par leur réflexion originale, concouru à une meilleure situation et à une meilleure compréhension de Rim­baud. S’il est un bénéfice, et des moins négligeables, qui résulte des travaux de Steve Murphy, c’est, au-delà, bien sûr, des hypothèses éditoriales de premier plan et des décou­vertes interprétatives qui en découlent, l’usage d’une méthode, faite de rigueur et d’intime connivence avec les textes étudiés, une manière de faire du savoir acquis et de l’érudition un moyen devant déboucher nécessairement sur un rapport vivant et renouvelé avec l’œuvre de Rimbaud. Ce volume témoigne de cette aptitude de la critique à rendre actuel Rimbaud – ou, si l’on préfère, à le rendre « absolument moderne ». Présent à notre pré­sent.

Rivière. Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier n° 121, 1er trimestre 2009 (21 allée du Père Julien Dhuit, 75020 Paris ; 157 p., 19 €). L’essentiel de ce numéro consiste en une conférence prononcée par Jacques Rivière à Genève, le 13 mars 1918, intitulée Les Nouvelles Tendances de la poésie après le Symbolisme, présentée et annotée par Alix Tubman-Mary. C’est un texte étonnamment décevant, qui ignore Apollinaire aussi bien que Valéry, et se clôt sur un long éloge de François Porché : « J’ai l’impression, en lisant Porché, de rencontrer pour la première fois depuis le Symbolisme, ses dérivés mis à part, une poésie dont l’originalité soit vraiment organique, dont les éléments soient entre eux dans cette subtile harmonie – si simple, si difficile – qui seule permet la vie. » Il est utile de lire un tel texte en cette année du centenaire de la NRf, pour se rappeler que la grande dame de la rue Sébastien-Bottin ne fut pas infailliblement le temple du goût et de la perspicacité critique auquel son mythe invite à croire.

Saint-Pol-RouxBulletin des Amis de Saint-Pol-Roux n° 3, 2009, Les Reposoirs de la Proces­sion. Dossier de réception (33 rue Montpensier, 64000 Pau ; 58 p., 9 €). Ce bulletin grossit à vue d’œil pour devenir une publication de référence, qui abandonnera bientôt ses atours encore grossiers (ce terme à entendre sans la moindre valeur péjorative, mais pour signaler le caractère artisanal et plaisant de la chose) pour nous offrir des volumes bibliophilique­ment imprimés. Le dossier s’ouvre sur une photographie de Saint-Pol-Roux, adossé nonchalamment au chambranle de la porte d’entrée de la chaumière de Divine, béret non moins nonchalamment posé sur sa chevelure bouclée, un pull de marin à grosses mailles serrant son torse et son col. Le regard, lamartinien, se perd évidemment dans le vague, vers un hors-champ poétique. On devine, gravé sur la porte, le nom de la maison et le monogramme SPR qui justifie les tirages de ses livres. On ne saurait rêver portrait plus posé, et la poétique des Reposoirs se lit dans son attitude. Des trois volumes qui compo­sent la nouvelle série de cette œuvre-prisme, c’est le premier qui suscite le plus de comptes rendus et de réactions. Le dossier contient des lettres personnelles adressées à Saint-Pol-Roux, qui nous renseignent sur l’intérêt que Barrès, Jammes ou Valéry prenaient à ses écrits. Il faut remarquer, dans la liste des critiques, les articles de Fontainas et de Camille Mauclair, lequel s’était pourtant éloigné du Magnificisme à cette époque. Comparant Saint-Pol-Roux à Claudel et Samain, prenant au sérieux les conséquences esthétiques et métaphysiques des œuvres, ce dernier livre des pages parmi les mieux vues sur les Reposoirs. On ne peut rester insensible aux flots de métaphores qui irriguent ces volumes : ce choc ressenti face à ce qui dépasse les conventions de l’analogie symboliste, et qui dérange un Gustave Kahn ou un André Beaunier, voilà ce qui restera dans l’histoire de la Littérature, relu et continué par le Surréalisme. Dans les biographies des commentateurs de Saint-Pol-Roux, Mikaël Lugan avoue n’être pas parvenu à identifier un de ces obscurs écrivains sans œuvre : M. Level-Régné. À défaut de compléter les dates limites de son existence, don­nons ici l’extrait d’un « poème » paru sous son nom dans le Mercure de France du 16 septembre 1919 : « J’ai mal ! j’ai mal ! j’ai mal ! de tout le grand mal qu’il y a ! / j’ai mal de tout le mal de la terre souffrante, / j’ai mal de tout le mal de la terre et des hommes, / j’ai mal du mal inapaisable, / j’ai mal ! » Aïe.

StendhalL’Année stendhalienne n°7, Stendhal dialoguiste (Champion, 2008, 448 p., 35 €). La livraison annuelle de L’Année stendhalienne se consacre à la question du dialogue chez Stendhal, ou plutôt elle porte sur « Stendhal dialoguiste », formulation fidèle et qui, de surcroît, présente l’avantage de mettre l’accent sur un emploi spécifique du discours en régime de fiction, sur une initiative qui ressortit aux fonctions de régie ordinaires de la narration. Mais du dialogue, la tentation est forte de glisser légitimement au « dialo­gisme », si bien qu’on se prend soudain à penser que le « u » de dialoguiste est lui-même tombé dans le vide, laissant apparaître ce moment singulier dedialogiste. Les treize con­tributions de la première partie du volume illustrent ces jeux de variations et d’approximations autorisant des brouillages définitionnels qui prêtent au mot de « dia­logue » ou de « dialoguiste » des significations diverses (on aimerait dire ad hoc), forgées pour les nécessités de l’étude. Curieux, n’est-ce pas ? Mais n’est-ce pas aussi le revers de toute entreprise critique destinée à saisir, dans toutes ses nuances et ses implications, le fonctionnement d’un circuit discursif qui ne vaut que par la dynamique de lecture et d’interprétation qu’il impose ? On aura plaisir, quoi qu’il en soit, à suivre les stendhaliens dans leurs enquêtes respectives, tantôt élargies, tantôt limitées à quelques têtes d’épingle, ainsi que dans leurs « dialogues » à distance. Se posent par là des problèmes qui apparais­sent fondamentaux dans la poétique stendhalienne : les rapports du dialogue avec l’égotisme, le monologue, la polémique, le lecteur, l’esthétique théâtrale. Au delà de l’esthétique romanesque, le dialogue ouvre la voie à des croisements et des embranche­ments qui laissent deviner de nouvelles configurations transgénériques. Aussi François Vanoosthuyse a-t-il raison de rappeler que « toutes ces questions sont ouvertes ». À suivre, donc.

Surréalisme (1)Bulletin international du Surréalisme. Fac-similé des quatre numéros, présentation par Georges Sebbag (L’Age d’Homme, 2009, 60 p., 25 €). Publié entre avril 1935 et septembre 1936, le Bulletin international du Surréalisme suit à la trace André Breton dans ses déplacements entre Prague, Santa Cruz de Tenerife, Bruxelles et Londres. Cette réédition comble une lacune dans le champ d’interrogation critique des revues d’avant-garde. Dans le sillage de la revue Minotaure, et en attendant VVV, l’exil et les États-Unis, le Bulletin nous révèle un Surréalisme mobile et véritablement internationa­liste. Ces déplacements et cette obstination à la recherche par-delà les frontières permet­tent à Breton d’affiner une critique permanente de la politique définie selon d’étroites perspectives étatiques. Ces quatre engagements à l’extérieur de Paris ont une double référence. Ils renvoient d’abord au torrent de possibilités que les explorations onirico­urbaines des surréalistes ont fait déferler pendant plus de dix ans à Paris, dela Révolution surréaliste à Minotaure, en passant par Le Surréalisme au service de la Révolution. Ils en appellent ensuite à l’élargissement de questions ouvertes qui déterminent de nouvelles contingences. Cette vivacité du Surréalisme justifie, à elle seule, la réédition du Bulletin.

Surréalisme (2)Mélusine n° XXIX, Le Surréalisme sans l’architecture (L’Âge d’Homme, 2009, 329 p., 28 €). Dans cette volumineuse livraisonHenri Béhar et Emmanuel Rubio proposent un dossier qui jette une lumière sur le lieu d’une discussion qui n’a jamais vraiment eu lieu auparavant. En effet, ce dossier expose la singularité exceptionnelle de projets et de réalisations qui, dans l’ornière du Surréalisme, permettent de découvrir, contre les contraintes rationalisantes qu’impose l’architecture moderniste, les libertés infinies de songes où s’élaborent des lieux imaginaires. Les textes et images qu’ils rassem­blent ouvrent sur les tours et détours, les propositions et contre-propositions qui cher­chent à dire et à penser le lieu d’habitation ou le lieu de séjour. Entre la fascination pour la ruine et les tentatives de mise à contribution du délire et de la déraison, ce numéro esquisse quelques pas dans une pluralité de directions et laisse au lecteur le soin de choisir sa voie parmi tant de visions viables. Tandis qu’un ouvrage, La Métropole imaginaire, publié en 1989 sous les auspices de l’Institut français d’architecture, nous avait laissé suivre le quadrillage de cellules d’une architecture rationaliste et technolâtre, ce dossier nous invite à oublier le surgelé historique ou la fantaisie dysnélandaise et à explorer les possibilités de l’invention d’une architecture poétique. Cette livraison de Mélusine semble tresser un nouvel aperçu comme pour trouver un chemin dans la complication d’un labyrinthe.

VignyAssociation des Amis d’Alfred de Vigny n° 38, 2009 (6 avenue Constant-Coquelin, 75007 Paris ; 95 p., 27 €). La maigreur des dernières sections, bibliographie et revue des autographes, montre que Vigny est bien peu présent dans l’actualité, ce qu’on ne peut que déplorer ! Ce bulletin propose trois lettres inédites, une à Buloz et deux au sculpteur Chatrousse, auteur d’une médaille commémorant la mort de Cinq-Mars et de Thou, qui plaît à Vigny. Le numéro s’ouvre par une gerbe d’hommages au poète, où retient surtout l’attention une réflexion d’Yves Bonnefoy, concrète et sans grandiloquence, qui com­mente un vers « peu remarquable » de La Maison du berger :mais c’est pour en montrer l’intérêt. Jacques Julliard parle brièvement du rapport à la nature du poète. Certaines autres contributions de ce dossier sont très négligeables. Ensuite, Charles F. Dupêchez analyse les rapports de Vigny et Marie d’Agoult, André Jarry donne sa lecture de Cha­teaubriand et Étienne Kern commente Héléna, un des moins étudiés des Poèmes antiques et moderne. En couverture, un portrait peu flatté de Marie d’Agoult dû à Henri Lehmann – crayon, nous dit-on, avec « rehauts de sanguine », mais, bizarrement, on a choisi une couleur verte.

LIVRES REÇUS

Comptes rendus

Artaud. Florence de Mèredieu, LAffaire Artaud. Journal ethnographique (Fayard, 2009, 680 p., 29,90 €). « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur », ce gros livre compact entend faire le point sur le destin posthume des manuscrits d’Artaud et sur tous les remous, fort nombreux, auxquels leurs tribulations donnèrent lieu. Florence de Mèredieu, dont le nom semble évoquer quelque ordalie, et à qui l’on doit, entre autres, une excellente biographie du poète, a ainsi entrepris un journal ethnographique, qui va plus loin encore que cette dénomination, puisqu’elle sou­ligne que « l’Affaire Artaud peut se lire comme un polar » et qu’elle-même s’est souvent sentie « en plein Far West ». En fait, son livre constitue bien, d’une certaine manière, un remake de Règlement de comptes à O.K. Corral. Tout le monde en prend pour son grade, là-dedans : d’abord Paule Thévenin, sacralisée « Grande Prêtresse » d’Artaud, puis Jacques Derrida, Bernard Noël, Philippe Sollers, Roland Dumas, Jacques Henric, Josyane Savigneau, Le Monde, les éditions Gallimard, la Bibliothèque nationale, l’IMEC, et d’autres encore, dans une moindre mesure. Avant d’examiner le dossier, nous voudrions indiquer que Florence de Mèredieu ne sort peut-être pas toujours indemne d’une telle fusillade. Ce Journal ethnographique aurait pu, sans tragédie, être réduit d’une bonne centaine de pages, tant il est parfois répétitif. D’autre part, l’auteur n’a pas hésité à se pourvoir d’un stock vraiment gigantesque de points d’exclamation, qui émaillent presque chaque page, et dont on se dit vite qu’ils sont comme la petite pluie de Lille ou de Saint-Omer : quand elle commence à tomber, il y en a pour deux ou trois mois. Était-il par ailleurs nécessaire de reproduire intégralement sa lettre ouverte (non envoyée) « à la communauté intellec­tuelle » ? Détail curieux, le livre ne comporte pas la moindre notice de « Remerciements » : pour­tant, l’auteur a bien dû bénéficier de l’aide ou des conseils de diverses personnes ? Il est vrai qu’elle se plaint à plusieurs reprises d’être marginalisée, voire considérée comme persona non grata. Est-ce bien sûr ? Elle nous apprend au passage qu’elle a participé à divers colloques Artaud, été chargée d’une mission de recherches à Pékin en 2002, etc. Ailleurs, elle se plaint de n’avoir jamais été invitée par Beaubourg à parler de son Histoire matérielle et immatérielle de lart mo­derne (« Et pourtant, j’avais de beaux projets »), et regrette de n’avoir pu conférencier au Louvre, sur Artaud et le Louvre : « Cela aurait eu “de la gueule”. » Ces dérapages de son ego n’étaient peut-être pas indispensables à son propos. Car ce propos mérite vraiment de nous retenir. Disons, pour simplifier, que toute l’affaire tourne autour de l’héritage d’Artaud : papiers, dessins et ma­nuscrits. On sait que, dès la mort de celui-ci à la clinique d’Ivry, en 1948, tout cela disparut mysté­rieusement… pour se retrouver, en 1993, légué par Paule Thévenin à la Bibliothèque nationale – dont les fameux 436 petits cahiers d’écolier. Aussi Paule Thévenin va-t-elle se trouver au centre même de ce livre, et en position de principale accusée. Non pas tellement, à vrai dire, pour la disparition de tous ces papiers et manuscrits, que pour l’attitude de rétention totale qu’elle obser­vera jusqu’à sa mort, et même au-delà, puisqu’elle stipula, pour son legs à la BnF, que les cher­cheurs n’auraient jamais accès à ses manuscrits d’Artaud, mais seulement à des microfilms. Florence de Mèredieu elle-même a essayé d’approcher Paule Thévenin, pour son plus grand dépit, comme on l’imagine. Celle-ci se voit également accuser de s’être auto-proclamée légataire d’Artaud, alors que, en réalité, « Artaud n’a désigné aucun exécuteur testamentaire ». Se trouve longuement évoquées les cascades de procès et de disputes qui opposèrent la famille d’Artaud et diverses personnes ou institutions (« Les Amis d’Antonin Artaud », Gallimard, etc.). Les motifs invoqués par ces derniers étaient que : 1) les manuscrits courraient de sérieux dangers s’ils revenaient à la famille. 2) cette même famille entendait bien exercer une censure sur les écrits d’Artaud. Florence de Mèredieu démontre, et de manière assez convaincante, que la famille, qui ne possédait aucun manuscrit, a été diabolisée par les médias et que l’intention de censure n’était pas avérée. Du moins en ce qui concerne Marie-Ange Malausséna, laquelle se verra très injuste­ment accusée d’avoir censuré le tome I des Œuvres complètes chez Gallimard, alors qu’elle avait signé le bon à tirer de l’ouvrage complet et que les mutilations furent le fait de l’éditeur seul. Les choses sont bien moins nettes en ce qui concerne son frère Fernand, plutôt partisan d’une certaine censure, destinée à donner une « image » plus « respectable » de l’écrivain. Toujours est-il que nul ne peut dire quel aurait été le destin des manuscrits si, à la mort d’Artaud, ils étaient revenus à la famille. Les choses changèrent un peu après la mort de Fernand Malausséna : la famille ne réclamait point la censure, mais bien les manuscrits. Bizarrement, il n’y eut jamais de plainte nominale contre Paule Thévenin, dont c’était cependant un secret de polichinelle qu’elle possédait tous ces manuscrits. Mais il y eut, on l’a dit, des procès intentés contre divers par la famille, au nom de la succession et de la propriété littéraire. La mort de Paule Thévenin n’arrangea point les affaires des ayants droit, et, durant des années, Serge Malausséna ne réussira pas à obtenir de la BnF l’autorisation d’avoir accès aux manuscrits : c’est dire, comme l’écrit l’auteur, «l’exceptionnel réseau des personnages et des institutions » qui avait été mis en place par cer­tains. À la longue, cet ayant droit aura gain de cause, et Florence de Mèredieu pourra ensuite, elle aussi, consulter ces fameux manuscrits. Mais la transparence n’en règne pas pour autant, à présent, partout : Gallimard n’a pas ouvert ses archives à l’auteur (rien d’étonnant : c’est leur habitude, comme l’ont appris de nombreux chercheurs). Seconde grande accusation formulée contre Paule Thévenin : n’avoir pas fourni une transcription correcte et fidèle des manuscrits d’Artaud qu’elle éditait. Une telle accusation était évidemment impossible à prouver tant qu’on n’avait pas accès à ces manuscrits, lesquels, comme le rappelle l’auteur, restèrent invisibles et inconnus durant quarante-cinq ans. À présent qu’ils sont accessibles, on peut vérifier. Et c’est un fait que la reproduction côte à côte, faite par l’auteur, de la transcription par Paule Thévenin de la première page du tome XXVI des Œuvres complètes et de sa propre « transcription diplomatique » de la même page, montre que l’éditrice a sensiblement changé la forme et la disposition du ma­nuscrit. Reste à savoir si Gallimard aurait accepté une « édition diplomatique » de ce texte – il aurait néanmoins fallu la lui proposer. Plus grave, Paule Thévenin se serait livré à un travail de montage, voire de bricolage, dans les cahiers d’Artaud, déplaçant des fragments, modifiant leur ordre, ou même en supprimant. Il est sûr que la seule édition possible de ces textes serait une édition en fac-similé, qui ferait aussi apparaître tous les dessins figurant en marge ou dans le texte, et que n’a pas reproduits Paule Thévenin. Si, comme nous l’avons dit, Paule Thévenin reste, avec ses amis, ses « gourous » et ses supporters, au centre de ce Journal ethnographique, on y trouve également bien d’autres personnes et bien d’autres histoires. Par exemple, celle du dossier médi­cal d’Artaud, qui reste encore en partie inédit (surtout celui de Sainte-Anne) et garde un caractère mystérieux : distillé au compte-gouttes par certains, consulté mais non divulgué par d’autres, son destin ressemble un peu à celui des 436 cahiers. Même chose pour le manuscrit du Van Gogh, ainsi que pour certaines correspondances d’Artaud. Il est vrai que la cote de plus en plus vertigi­neuse des manuscrits et autographes de celui-ci n’encourage guère les collectionneurs à les communiquer aux chercheurs (toutefois, d’un autre côté, cette hausse est bienvenue, car elle en pousse d’autres à vendre, faisant ainsi surgir sur le marché des pièces inconnues). Autre aspect de ce livre, l’évocation de tous ceux qui s’agitèrent autour de l’Affaire – ou plutôt des « affaires Artaud », car, comme le souligne l’auteur, il y en eut plusieurs. On effectue ainsi une incursion dans le domaine du plus hilarant comique, à propos de certains textes commis par les rédacteurs de feu Tel quel, dont un des sommets est sans doute l’intervention, au Colloque de Cerisy de 1972, de Jacques Henric, montrant un Artaud sérieusement travaillé par « la pensée mao-zédong ». Il est d’ailleurs dommage que Florence de Mèredieu, qui, dans son enquête, fait feu de tout bois, n’ait pas fait davantage d’emprunts à la collection de la revue de Sollers et consorts. Tel quel surabonde en effet en articles ébouriffants, dont la lecture est à conseiller aux personnes mélancoliques, déprimées ou stressées : dès les premières lignes, le rire fuse, garanti. D’autres passages sont plus graves, comme celui où l’on apprend que, en avril 2006, alors qu’elle préparait son Quarto d’Artaud pour Gallimard, Evelyne Grossman « a en main », écrit Florence de Mèredieu, « une première version (déjà excessivement complète) du manuscrit de ma biographie » – celle qui devait précisément sortir chez Fayard en septembre 2006. Pratique ahurissante, qui en dit long sur certains réseaux parisiens et éditoriaux, et fait qu’on ne peut que donner raison à l’auteur, lors-qu’elle écrit : « D’un point de vue déontologique, je pense que j’aurais refusé de prendre ce ma­nuscrit. » Certains lui donneront également raison, sans doute, pour cet aveu ingénu : « Blanchot me tombe des mains. […] Je ne suis pas davantage une grande adepte de la glose derridienne. » Pour cela, comme pour tout le reste, ce livre risque de susciter des réactions, et c’est très bien ainsi : mieux vaut être discuté, plutôt que discutable. Maintenant, pour en revenir à la question centrale de ce Journal ethnographique assez passionné, que faut-il penser de toute l’action (ou non-action) de Paule Thévenin après 1948 ? Tout bien pesé, et ce gros livre refermé, on se dit finalement, d’abord qu’elle a sauvé les manuscrits d’Artaud (légalement ou non, peu nous im­porte aujourd’hui : ils subsistent, et intégralement), et ensuite que, après avoir consommé cet acte, et jusqu’à sa mort, elle ne pouvait pas adopter une autre ligne de conduite vis-à-vis de la famille, des médias, des institutions, des chercheurs, bref de tout un chacun. L’enchaînement des circons­tances, bien loin de lui permettre de tenter d’échapper à un tel comportement, lobligeait au con­traire à un repli complet, parfois farouche. De même, elle ne pouvait ni se séparer des manuscrits, ni en permettre la moindre reproduction photographique, ni encore moins les vendre. Libre à chacun, bien sûr, d’épiloguer sur une telle fatalité. Toutefois, il est singulier que Florence de Mèredieu, à qui la philosophie et la psychanalyse sont aussi familières que la littérature et l’art, n’ait point discerné cette fatalité, qui dura exactement quarante-cinq ans, et avait quelque chose d’inexorable. Il n’empêche qu’elle a eu raison de se livrer, pour notre édification, à cette énorme reconstitution commentée de l’Affaire Artaud et de tous ses divers développements. Qu’elle-même ait eu affaire, durant des années, à forte partie, cela ne fait pas de doute, et elle l’a souvent souli­gné dans son livre ; elle y a aussi mis parfois un peu du sien, ce qui était, là aussi, inévitable. Et nous n’aurons pas la cruauté de lui poser la question qu’on peut poser à tout lecteur de ce très curieux Journal ethnographique : qu’auriez-vous fait, si vous aviez été à la place de Paule Thévenin à Ivry, le 4 mars 1948 ? Et, si vous aviez agi comme elle, quelle attitude auriez-vous adoptée ensuite, durant tout le reste de votre vie ?

Claudel. Henri Guillemin, Le Converti Paul Claudel (Utovie, 2009, 248 p., 26 €). Il s’agit là de la nouvelle édition, revue et corrigée, parue chez Gallimard en 1968, d’un texte dont la première version avait été publiée à Namur en 1957 dans la revue Études romanes. Cet ouvrage s’inscrit dans un travail d’édition des œuvres du grand écrivain et critique Henri Guillemin, né en 1903 et décédé en 1992. Grand lecteur de Claudel, il eut l’occasion de rencontrer l’auteur de LÉchange, mais a aussi tout lu de son œuvre et de ce que sa vie et sa production ont pu générer comme commentaires. Guillemin se tient dans la plus grande partie de son ouvrage de décryptage à une demi-distance précieuse et qui n’est pas pour rien dans l’agrément de la lecture, à égale distance d’un respect pour un Maître à la réputation installée et d’une attitude critique quant à la manière dont la gloire de Claudel aura été construite et mise en scène. Guillemin nous rappelle d’abord quelques éléments de contexte des quatre années qui sont intervenues entre l’illumination reli­gieuse du jeune homme de dix-huit ans aux vêpres de Notre-Dame-de-Paris, le soir de Noël 1886, et sa véritable rentrée au sein du catholicisme en 1890. L’athéisme faisait en ces années de gros progrès dans la société française, les parents du futur auteur de Tête dor, catholiques de nais­sance, avaient eux-mêmes été gagnés par un certain agnosticisme. Parallèlement, un renouveau catholique marquait, comme nul ne l’ignore, une partie de la littérature française. Mais l’auteur indique d’entrée qu’il ne croit pas que Claudel ait jamais cessé d’être catholique. Il estime au contraire qu’il n’a jamais été touché par l’incroyance dans son adolescence et que sa « conver­sion » aura donc été largement exagérée pour les besoins d’une cause à la fois personnelle et littéraire. Claudel reviendra en effet sans cesse, tout au long de son existence, sur ce moment qu’il posera volontiers comme inaugural de sa personnalité, de son œuvre et de ses tourments. Guille­min insiste également sur un aspect très personnel du personnage claudélien, le fait que l’artiste qu’il entendait incarner se soit trouvé longtemps en constante difficulté sur la question de la sexualité, aux limites souvent répétées du dégoût pour le commerce charnel. La figure de sa sœur Camille, désirée autant qu’haïe en sa « folie », antithèse placée sur sa route et sous la double faute de sa vie maritale avec Rodin et d’un anticléricalisme déclaré, n’aura pas simplifié la tâche de celui qui devait demeurer vierge jusqu’à l’âge de 33 ans. S’affichant intraitable et entier, ne refusant pas une posture d’imprécateur, Paul Claudel aura toujours été soucieux de concilier les contraires, très ancré qu’il était dans une vie réelle qu’il affectait de détester, mais qu’il n’aimait pas vraiment, tant son attitude, que Guillemin souligne à l’envi, ne relevait pas d’un simple mensonge social, mais d’une tension entre ce que l’on peut poser comme les trois conditions de l’homme moderne selon Hannah Arendt, le travail, l’action et l’œuvre, condition vécue qui plus est chez lui à l’ancienne, c’est-à-dire avec mauvaise conscience. La manière dont Claudel parla de lui tout au long de sa vie conduit Guillemin à reprendre à son compte les précautions qu’avait formulées Mauriac à plu­sieurs reprises : « Entre la littérature et la vie, nous ne le répéterons jamais assez, s’ouvre toujours un intervalle qu’il est périlleux d’oublier. » Sa vie durant, Claudel vécut en effet sur des paradoxes, employant par exemple, en s’exprimant hors littérature, un ton beaucoup plus prudent que celui de violence verbale surgie d’une nature bouillante qu’il aimait à décliner dans ses œuvres et ses rencontres journalistiques ou confraternelles. Autre tension, il aura eu assez tôt conscience que le fait de se ranger sous la bannière du catholicisme l’obligeait à vivre parmi les catholiques qu’il n’était pas loin de mépriser pour la plupart d’entre eux, ce qui l’handicapait dans sa position d’artiste très officiellement chrétien. Sa grande prudence sociale lui fit même avoir honte d’afficher une pratique religieuse devant des collègues du Quai d’Orsay volontiers goguenards. En janvier 1908, il écrivait à André Suarès que cette pratique catholique risquait de le fermer « à toute car­rière littéraire et mondaine ». Dans ses années de jeunesse, Claudel souffrit aussi, alors qu’il était en train de se construire un personnage intransigeant dans une logique que les freudiens diraient de sublimation, de ne pas être reconnu littérairement. Au surplus, lorsqu’il rentra au Quai d’Orsay, il dut en rabattre sur ses ambitions d’une carrière rapide, bien qu’ayant été reçu brillamment au concours après avoir bûché des mois durant. Il souffrait de ne pas être du sérail, de ne pas maîtri­ser les codes des jeunes diplomates, d’autant que ses premières œuvres paraissaient dans une relative indifférence, ce qui le privait de consolation. Il fallut attendre 1898 pour que le Mercure de France lui consacre un bel article. Du coup, le lecteur de Rimbaud, Verlaine et Baudelaire, qui bénéficiait d’un demi-soutien de l’oracle Mallarmé et dont l’œuvre commençait à être abondante se montra assez désagréable avec ses proches. Revenu en France après de longs mois de mis­sions diplomatiques orientales (vice-consul en Amérique, consul en Chine) et un passage au Moyen-Orient, en la terre sainte de sa croyance, qui le laissa froid, Claudel est plus que jamais solitaire. Au tournant du siècle, il n’a pas encore mis sa sœur à l’asile, mais témoigne d’une violence oratoire que certains de ses contemporains ont observée. Guillemin cite le Journal de Jules Renard, lequel a pointé les regards que l’écrivain et diplomate adressait souvent par en-dessous à ses voisins de table, son antisémitisme et son anti-dreyfusisme sans faille et, parmi d’autres, cette triste formule, qui n’est que trop connue, en réponse à une interpellation de Re­nard : « La tolérance, il y a des maisons pour ça. » L’air malheureux qui ne le quittait pas conti­nuait à le caractériser au moment où intervint la tentation d’entrer dans un ordre monastique. Le travail de Guillemin est, sur cet aspect comme sur d’autres qui ont précédé dans le livre, un mo­dèle d’analyse, quand il pointe les diverses manières dont le dramaturge et poète s’appuiera tantôt sur un refus de Dieu de le voir entrer au couvent ou partir comme missionnaire en Chine, tantôt sur son propre refus, oscillant entre le « non » et le silence divin et ses propres déterminations. À son œuvre littéraire et même à la diplomatie, il ne veut alors pas renoncer et il se pose volontiers en artiste subissant des forces contradictoires. Modèle d’analyse, Guillemin semble l’être aussi de déontologie. En 1968, comme en 1957, il s’interdit d’exploiter la documentation qu’il possède sur les années 1901-1904, celles ou Claudel rencontre la première femme de sa vie sur un bateau qui le ramène en Chine en passant par la Réunion, documentation qu’il dépose à la Bibliothèque nationale. De Rosalie Vetch, qui voyage avec son mari et ses quatre enfants, et avec laquelle le Consul perdra sa fausse innocence, on ne saura donc rien dans ce livre, rien de ce qui pourtant, par la puissance de la contradiction à l’œuvre, relancera la production littéraire de Claudel (Partage de Midi, 1905), avant le mariage avec une autre femme, future mère de ses enfants, la Légion d’honneur, le statut de consul de première classe, l’embourgeoisement, l’adhésion au parti de l’ordre qui le conduira, après de prestigieuses ambassades, à applaudir l’instauration du pétai­nisme, ce qui ne l’empêchera pas d’entrer à l’Académie française en 1946. Sur les scories de ces années et de celles qui suivirent où le retraité Claudel est devenu, après avoir passé de longues années à l’étranger, une sorte de monument national, versant Vieille France, Guillemin glisse étrangement ; il note les critiques que Claudel adresse à son propre milieu, balaye d’une main les arguments négatifs de Bernanos, perdant brusquement cette acuité du jugement qui l’avait carac­térisé, terminant sur un exercice d’admiration de la langue claudélienne et de ses références religieuses, comme si l’exercice du doute porté sur la réalité de la conversion et, au-delà sur la sincérité du personnage, l’avait épuisé. « Pas si simple, notre Claudel » ? Notre Guillemin non plus.

HugoHugo sous les feux de la rampe : relire Hernani et Ruy Blas, sous la direction d’Arnaud Laster et Bertrand Marchal (Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2009, 208 p., 20 €). Le pro­gramme de littérature du XIXe siècle de l’Agrégation de Lettres modernes et classiques a, cette année, mis à l’honneur Hernani et Ruy Blas : occasion de jeter de nouveaux regards sur ces œuvres-phares et, peut-être, d’en renouveler les approches et le discours critique. Parmi les nombreuses publications suscitées par ce programme, se distingue ce volume collectif, qui s’impose par sa densité comme par la force des démonstrations proposées, susceptibles d’effacer bien des approximations habituelles véhiculées par la doxa scolaire. Après une préface d’Arnaud Laster, ouverte par le tonitruant « Vive Victor Hugo » de Jean Vilar, le volume est structuré en cinq sections d’inégale longueur, menant d’un travail sur les intertextualités à l’œuvre dans les deux pièces à l’examen de leur réception et de leurs représentations scéniques. Le parcours est ouvert par Georges Zaragoza, attaché à traquer dans les drames les traces du théâtre espagnol du Siècle d’or, des comedias de Lope de Vega et Calderon ; de façon plus inattendue, il perçoit, dans la célèbre scène des portraits de l’acte IV d’Hernani, un souvenir, revisité par le génie hugolien, d’Adelaïde de Wolfingen de l’allemand Kotzebue, pourtant tenu en piètre estime par les roman­tiques français. Articulant histoire du théâtre et mise en scène de l’Histoire, Stéphane Arthur examine l’image de Charles Quint, « personnage dramatique » et « personnage symbolique », dans Hernani et Ruy Blas. Par-delà la référence historique, il suggère de percevoir, dans l’appel de Don Carlos face au tombeau de Charlemagne, demandant de lui verser « [q]uelque chose de grand, de sublime et de beau », une prière implicite de Hugo à Shakespeare. Centré sur Hernani, le texte de Pierre Laforgue corrige une erreur de perspective historique fréquente, sorte d’» illusion rétrospective », consistant à lire Hernani à partir de la Révolution de Juillet. Or, ce drame, compo­sé en 1829, est une œuvre de la Restauration mettant en scène l’impossibilité de toute restauration. Quant au héros éponyme, il n’est aucunement ce représentant du peuple que d’aucuns voudraient voir en lui, projetant sur Jean d’Aragon l’image de Ruy Blas. Pierre Laforgue saisit en outre, dans la thématique de la paternité, « l’élément nodal » de la pièce, à percevoir dans sa double dimen­sion fantasmatique et idéologique. Il invite enfin à ménager quelque distance avec la proclamation hugolienne de la Préface de 1830, identifiant romantisme et libéralisme. Franck Laurent prolonge cette approche historique et politique en la fondant sur la dramaturgie des deux pièces, particuliè­rement sur le « rapport scène/hors scène ». La question posée est simple et complexe : « Où est le pouvoir ? » La mobilité du roi dans Hernani, jamais « chez lui » sur scène, est opposée à l’omniprésence de Salluste, même absent de la scène, figuration d’un nouveau « pouvoir de police » terrifiant. La tension entre scène et hors-scène permet à Hugo dramaturge de représenter et de penser le pouvoir politique en terme d’espace, englobant et fuyant à la fois. Fermant le chapitre idéologique, Fabrice Wilhem pose la question de l’imposture dans Ruy Blas, rapproché de Tartuffe mais aussi opposé au traitement moliéresque de l’hypocrisie. Le valet devenu ministre de Hugo est en effet « imposteur malgré lui », manipulé par Salluste. Surtout, Ruy Blas n’a rien d’un hypocrite : il se veut même « porte-parole de la vérité ». L’auteur suggère alors de lire le drame hugolien à la lumière de la révolution morale opérée par Rousseau : dans l’imaginaire égalitaire, l’imposteur est contraint à l’imposture par une société qui ne reconnaît pas son mérite propre ; il est à sa place quand il occupe « une place qui n’est pas la sienne ». Le valet-ministre illustre en 1838 le nouveau « sujet démocratique », et le drame, face aux blocages de l’histoire, se fait « fan­taisie réparatrice ». La section centrale de l’ouvrage, Poétique, est introduite par une mise au point de Claude Millet à propos du rapport entre « réalisme et théâtralité dans Hernani et Ruy Blas ». Rapprochant un extrait de la Préface de Cromwell d’une note de Tas de pierres (1830-1833), l’auteur démontre que le théâtre de Hugo « maintient ensemble le postulat réaliste du drame et le postulat anti-réaliste de la théâtralité ». D’une part, le réel ne pré-existe pas à l’art, mais en résulte, d’autre part, Hugo joue en permanence sur la « distance focale » qui permet de maintenir en­semble le familier et l’étrange, l’échange dialogué et le lyrisme, l’extériorité et l’intériorité, les procédés réalistes anti-théâtraux, relevant de l’esthétique diderotienne du « quatrième mur », et l’« affichage de la théâtralité ». La poétique hugolienne est donc celle d’un « réalisme visionnaire ». Le discours courant sur l’invraisemblance et l’irréalisme du drame hugolien se trouve renvoyé, de façon salutaire, à sa vacuité. Ludmila Charles-Wurtz poursuit cette réflexion en s’attachant au lyrisme dans les deux drames, relevant peut-être d’un « anti-théâtre ». Trois définitions succes­sives du lyrisme (suspension de l’action par la rêverie, discours monologique centré sur le moi, « parole désincarnée ») montrent combien le drame hugolien propose « une véritable expérimenta­tion énonciative ». Cette scission du sujet mène logiquement à la question de l’ironie, dont les effets sont examinés par Marie-Catherine Huet-Brichard. L’ironie éclate dans le discours des personnages, mais aussi dans la structure même du drame, dans le dialogue comme dans les enchaînements entre scènes ou actes. La place du spectateur s’en trouve modifiée, puisque le récepteur « actif » est appelé en permanence à comparer ou reconstruire ce que l’ironie dissocie. Un exemple de cette ironie « dramatique » est donné par Michel Bernard, qui focalise son regard sur le fameux premier rejet d’Hernani, à partir duquel une « poétique de l’escalier » est proposée. Après « l’escalier / Dérobé », la « cachette sous le portrait » : ouvrant la section Dramaturgie, Florence Naugrette étudie le « symbolisme de l’espace machiné » dans Hernani. Elle revient ainsi sur la scène des portraits examinée par Georges Zaragoza, mais selon un tout autre éclairage. Une dramaturgie du « clou » est également à l’œuvre, condensant habilement deux motifs traditionnels, « le dispositif de la cachette et l’artifice du portrait ». Surtout, dans cette scène où il y a peu à voir, la fonction symbolique est exacerbée : la cachette se fait « matrice régressive » pour Hernani absorbé par le « père » don Ruy Gomez ; là, il cède à la « puissance mortifère de la fidélité aux ancêtres ». L’étude de l’espace, amorcée par Franck Laurent selon une approche politique, se poursuit avec l’article de Luciano Pellegrini. La cachette, la porte secrète, l’espace dérobé, exacer­bant le désir de voir chez le spectateur, sont autant de figurations dramatiques de l’« injustice sociale» et de «l’existence du mal ». Sylviane Robardey clôt cette section par une étude du monologue de don César à la scène 2 de l’acte IV de Ruy Blas, motivé, non par l’intériorité du personnage, mais par l’extériorité, ces « contingences scéniques » énumérées par les didascalies. Le monologue n’est plus une négation mais une affirmation de la théâtralité. L’ouvrage finit sur deux contributions centrées sur la réception des drames. Martine Lavaud étudie le rôle décisif joué par Théophile Gautier dans la « fabrique de l’histoire littéraire », cela au travers de neuf articles consacrés à Hernani et cinq à Ruy Blas. Le livre se referme sur l’évocation du rôle prépondérant joué par le metteur en scène dans la réception du théâtre hugolien au XXe siècle : Delphine Aubin jette de nouveaux éclairages sur l’interprétation de Ruy Blas en 1954 grâce à des documents peu exploités ou inédits : notes et interviews radiophoniques de Vilar ou dialogue avec Pierre Clarac sur le personnage de Ruy Blas, ou avec Pierre Peyronnet sur Jean Deschamps en Salluste. L’ensemble de cet ouvrage donne finalement raison à Jean Vilar, qui opposa, à l’hostilité com­mune suscitée en son temps par le drame hugolien, son admiration pour le poète-homme de théâtre Hugo.

ImmatérielLa Production de limmatériel. Théories, représentations et pratiques de la culture au XIXe siècle, sous la direction de Jean-Yves Mollier, Philippe Régnier et Alain Vaillant (Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2008, 468 p., 20 €). Un fort volume, sur lequel planent les ombres de Walter Benjamin, Theodor Adorno et autres théoriciens de l’industrie culturelle. Philippe Régnier pose en introduction le problème qui agita les contributeurs lors d’un congrès organisé en 2003 : celui des implications de l’utilisation de la notion de production dans la sphère culturelle, dont les valeurs ne relèvent théoriquement pas de l’univers marchand. Le XIXe siècle voit en effet l’art devenir, de manière bien plus rapide et concertée qu’auparavant, un objet économique comme les autres, soumis aux mêmes exigences que le produit marchand : reproductible, démo­cratisé, il doit obéir à la logique capitaliste de rentabilité et d’augmentation constante de la produc­tion. Question pressante encore aujourd’hui, à l’heure de la numérisation à marche forcée, dans une démarche écartelée entre l’utopie de l’open access et la volonté de monétiser le moindre échange d’information, dans un espace immatériel à fort potentiel rémunérateur comme Internet. Ce recueil d’articles est organisé comme un livre, avec une architecture pensée. La première section,LAppareil institutionnel et le marché, étudie les institutions qui permirent, au XIXe siècle, cette production de l’immatériel : les politiques culturelles, les modifications des lois, l’organisation des maisons d’édition pèsent lourdement sur les formes que peuvent prendre les manifestations artistiques à une époque donnée. Françoise Mélonio montre que la politique cultu­relle des libéraux, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, avait pour but de donner une nation nationale au peuple français, tout en se gardant de faire pression sur le contenu des œuvres : « La politique culturelle est plus soucieuse de conservation et d’enseignement que de main mise sur la création présente ». Alain Vaillant, partant d’un discours de Lamartine du 23 mars 1841 opposant le caractère gratuit et libre de l’idée à la circulation commerciale de l’objet livre, montre que ce dualisme âme/corps appliqué à la littérature permet de défendre la propriété littéraire, tout en conservant l’aura qui s’attache à l’immatérialité de la pensée. Ces questions se posaient avec urgence à une époque où la littérature voit ses valeurs bouleversées par la modifica­tion des habitudes de lecture et la montée en puissance de la presse et du roman-feuilleton. Mais l’application à la lettre de la logique de la propriété capitaliste aux œuvres littéraires s’avère im­possible, comme le montrent les combats autour de la protection des droits à la mort d’un auteur. C’est à un éditeur que s’intéresse Anthony Glinœr : Ladvocat, que l’histoire littéraire retient pour Le Livre des Cent et un auquel participèrent presque tous ceux qui comptaient à l’époque (et d’autres). En lui dédiant ces volumes, la République des Lettres fait montre d’une prise de cons­cience collective de son autonomie ; c’est «l’entrée du champ littéraire dans sa modernité ». Yoan Vérilhac, dans un article sur « La représentation du lectorat dans la jeune critique des petites revues au tournant de 1890 », remet en cause l’image traditionnelle d’un symbolisme refermé sur lui-même, et d’auteurs précieux n’écrivant que pour une élite au mépris de la foule. L’analyse des critiques de Brinn’Gaubast dans La Pléiade et les Entretiens politiques et littéraires en 1890 et 1891 montre une tension entre cette tourdivoirite jouée et l’ouverture vers le Public, ce nouveau public fourni par l’École et avec lequel on rêve d’un rapport immédiat. Denis Pernot s’attaque à un pan de l’histoire des idées trop peu étudié : celui de la « littérature universitaire » (nous dirions « de vulgarisation ») qui déferle sur les lecteurs en les menaçant de médiocrisation, comme l’analysent les critiques de cette « usine intellectuelle ». La seconde section de ce volume, « Stra­tégies littéraires et artistiques », analyse les procédés mis en place par les artistes pour s’inscrire dans le système économique et éventuellement en modifier la donne, les « stratégies et moyens mis en œuvre par la littérature et par les arts pour redéfinir leurs pouvoirs dans le contexte d’une société intégralement réorganisée pour et par la production » ; ainsi de la construction a posteriori de La Comédie humaine, entreprise à la fois esthétique et économique selon Claire Barel-Moisan. Marie-Ève Thérenty s’intéresse aux « chiffres et [aux] lettres sous la monarchie de Juillet », pour montrer les « conséquences de ces comptes incessants [de tirage, de calibrage, de nombre de signes, de feuillets, d’espaces] sur l’écriture littéraire ». Gautier, Sand, Balzac passent leur temps à compter ; les contrats se font de plus en plus précis, et à cette époque où l’ordinateur ne comptait pas les signes pour vous, c’était pénible. Marta Caraion réhabilite le projet d’une littérature positi­viste posé par Maxime du Camp : s’il ne le mena pas à bien, il se réalisa en partie chez Zola, Villiers ou Verne. Pascal Durand montre que l’idéalisme de Mallarmé, loin de ne constituer que dans le lieu commun de « congédier le réel » qu’il s’incorpora sous la pression de ses disciples, était gouverné par une réflexion sur la matérialité de la poésie. L’article de Jean-Pierre Bertrand propose une nouvelle périodisation de l’histoire littéraire, fondée sur le rythme des inventions techniques permettant à la poésie de se renouveler : poème en prose de Baudelaire, vers libre et monologue intérieur des symbolistes, calligrammes modernistes, écriture automatique des surréa­listes sont les grandes dates d’une littérature qui, en tombant dans l’histoire au début du XIXe siècle, vit dans l’innovation sa seule forme de survie. Hervé Lacombe montre que le « grand opéra », né à la fin des années 1820, est le produit des valeurs bourgeoises qu’il met en scène : le Progrès (culturel, matériel, moral et historique) et le Capital (exhibition de privilèges culturels, dixit Adorno). Enfin, une postface de Pierre Macherey invite à articuler le champ littéraire de Bourdieu avec l’espace littéraire de Blanchot, seul moyen, selon lui, de percevoir simultanément toutes les facettes de la production littéraire, qui est celle d’un homme, mais aussi celle d’une société.

Ionesco. André Le Gall, Ionesco (Flammarion, 2009, 619 p., 25 €). Ce gros livre touffu et documenté souffre d’un petit défaut un peu irritant. Pourquoi diable l’auteur a-t-il jugé indispensable d’intercaler, dans son propos biographique, et ce dès la première page, de longues interventions dialo­guées de son cru, où s’affrontent « L’intervenant exté­rieur», «L’orateur » et Ionesco lui-même ? Manière jugée commode pour expliquer plus en détail certains points ? Ou bien mimétisme et besoin irrépressible de faire à son tour de l’Ionesco ? Malheureusement, n’est pas Ionesco qui veut. Et que penser des derniers mots du livre, tape sur l’épaule à la bonne franquette : « Salut Eugène. / Salut. » ? Ces bavardages, ces incongruités, disons-le pour ne plus y revenir, font tache dans cette longue enquête assortie de commentaires. Par ailleurs, on se dit que le propos est parfois un peu trop axé sur les œuvres elles-mêmes ; la vie « extérieure » de Ionesco n’apparaît pas toujours nettement. Il est par exemple surprenant que l’auteur ne cite que très peu de lettres de l’écrivain : même si elles ne sont pas aussi nombreuses que celles d’autres écrivains, elles doivent bien exister ? Au lieu de cela, nous avons droit, en fin de volume, à la reproduction en fac-similé d’une lettre de Ionesco à l’auteur, lettre qui, avouons-le, est d’un intérêt assez minime. Il est vrai, hâtons-nous de le préciser, que Ionesco était opposé à la publication de sa correspondance. Ainsi que l’indique André Le Gall, ses lettres à Tudor Vianu furent publiées en Roumanie en 1994 « sans l’assentiment des ayants droit ». Et comme cette biographie a été faite avec l’appui de sa famille, on ne pouvait évidemment passer outre. Pour le reste, on trouvera toutes les précisions nécessaires sur une vie qui fut partagée entre la France et la Roumanie. En fait, l’éducation et la formation de Ionesco furent françaises (et catholiques, plus qu’orthodoxes), et ce n’est qu’à son retour en Roumanie, en 1923, qu’il apprit vraiment le roumain. « Je me suis senti en exil », dira-t-il de ce retour au pays natal, sans parler de la pénible tutelle de sa belle-mère. Ajoutons que rien, à l’époque, et jusqu’à son retour en France en 1942, ne semblait le destiner au théâtre, genre qu’il n’aimait guère. En 1978, il y insistera, même : « Le théâtre ne m’a jamais intéressé vraiment. » Son premier livre, les poèmes des Elégies pour des êtres minuscules(1931), exhale l’influence de Samain et de Maeterlinck. Puis il devient pamphlétaire, en 1934, dans son essai Nu [Non], tapant allègrement sur les dieux littéraires roumains d’alors (Arghezi, Barbu, Petrescu). Ce faisant, André Le Gall trace un tableau détaillé et évocateur de la Roumanie littéraire de l’entre-deux guerres, où le jeune Ionesco, qui entendait faire scandale, se lie avec Eliade, Cioran, Noica et Sebastian. C’est également une époque de violents bouleversements politiques, avec la montée de la Garde de fer de Codreanu, que Ionesco transposera dansRhinocéros. Dans les années suivant la guerre, l’exilé Ionesco vivra principalement de traductions. Au passage, nous apprenons qu’il avait notamment traduit l’écrivain roumain Urmuz, que Gallimard voulait publier sur avis de Paulhan et Queneau : projet qui aurait échoué à cause de l’opposition de Tzara, sans doute peu désireux de voir soudain révélé au peuple cet étonnant pré-Dada. À partir de 1950, le théâtre se présente, aux yeux d’un Ionesco chargé de famille et impécunieux, comme « une au­baine qu’il ne fallait pas refuser », souligne son biographe. On connaît la suite : de La Cantatrice chauve à l’Académie française et au Figaro… « une insatiable soif de reconnaissance sociale ». À propos de l’élection quai Conti, André Le Gall ne fait pas mention d’une rumeur selon laquelle cette élection aurait en fait été un canular monté par Pagnol, lequel aurait facétieusement persuadé ses éminents confrères que Ionesco était un pur écrivain offrant toutes les garanties académiques : légende ou vérité ? Son confrère Morand, lui, notait dans son Journal inutile le fort penchant que le futur élu avait pour la boisson, aspect de sa biographie qui n’apparaît que discrètement dans ce livre. Fort intéressantes sont les opinions de Ionesco sur la mise en scène contemporaine, analy­sées par André Le Gall : le dramaturge « n’a jamais cessé de s’exaspérer de l’hypertrophie du rôle du metteur en scène dans le théâtre contemporain ». On sait que cette manie sévit plus que jamais aujourd’hui au théâtre, et s’est même étendue à l’opéra : autant de spectacles transportés dans une mine de charbon ou dans des W.-C., et pour lesquels, sur l’affiche, le nom du metteur en scène est imprimé dix fois plus grand que celui du pauvre auteur. De plus en plus obsédé par la mort et par l’inquiétude métaphysique, le dernier Ionesco fera de son collègue le Père Carré son « chapelain personnel ». Surtout, sa dernière pièce (devenue un livret d’opéra), Maximilien Kolbe, aura pour protagoniste un personnage réel, prêtre polonais mort héroïquement à Auschwitz. Il adressera en 1988 son livret au pape Jean-Paul II, lequel se fendra d’une lettre de remerciements assortie de sa bénédiction. En 1990, après la révolution roumaine, il publiera dans Le Figaro un article, « Vive le roi ! » pour appeler au rétablissement de la monarchie roumaine, en faveur du roi Mihai, en qui il voyait visiblement – et un peu naïvement – un sauveur. Singulière fin pour l’auteur de Rhinocéros et surtout pour le pamphlétaire si mordant des années 1930 ? Mais cette biographie montre bien que ces inquiétudes, ces nostalgies religieuses, se trouvaient déjà profondément inscrites chez l’enfant Ionesco et qu’elles n’ont fait que croître tout au long de son existence. Le « théâtre de l’absurde » n’aurait-il alors été qu’un épisode dans sa vie ? C’est en tout cas une des questions que la lecture de ce livre inviterait à se poser. Terminons en signalant quelques petites erreurs ou coquilles : Valéry Larbaud, Balcik, Francis Ambrières, Gaston Palewsky, Françoise Gould.

Lorrain. Jean Lorrain, produit d’extrême civilisation, sous la direction de Jean de Palacio et Éric Walbecq (Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2009, 310 p., 20 €). Louable, très louable effort, celui des organisateurs de cette rencontre de Fécamp célébrant le centenaire de la mort de Lorrain, dont voici les actes. Ils ont tenu à faire voir un Lorrain hors des sentiers battus, sinon à rebrousse-poil : il n’est pas, ou peu, question de décadentisme ici (deux articles à peine dans la première section, Maladie et perversité, comme pour s’en débarrasser) ; les romans les plus connus sont dédaignés pour le reste : les contes, le théâtre, les chroniques, les poésies, la critique. Liana Nissim montre que la perversion des genres pratiquée par Lorrain dans ses contes peut servir de clef de lecture à ses récits de voyage, où il met en place une forme d’exotisme perverti : les pays conquis par les Européens n’ont plus d’exotique que leur éloignement ; dans les rues devenues banales de leurs cités occidentalisées, on ne croise plus que des touristes. Catriona Seth, sous prétexte de comparer les techniques narratives de Pœ et de Lorrain, résume sur sept pages la nouvelle La Vengeance du masque. Marie-France David-de Palacio montre que les réfé­rences antiques, chez Lorrain, n’ont rien des allusions érudites d’un Schwob, d’un Louÿs ou d’un Tailhade : Lorrain ne cite que les noms les plus connus, de la manière la plus stéréotypée qui soit ; ses allusions ont un sens purement fonctionnel, devenant « un jargon à l’usage d’une élite » (on pourrait étendre cette analyse à bien des auteurs). Mais cette utilisation décomplexée des réfé­rences antiques, sans souci de cohérence historique, par accumulation de traits, finit par former une sorte d’Antiquité de conte de fée, « version “merveilleuse” de Suétone ». Drôle de méthode, pour Isabelle Bétemps, qui compare le roman de Mélusine de Jean d’Arras et La Mélusine enchan­tée de Lorrain, fondant son analyse sur l’idée d’un détournement du récit médiéval, tout en annon­çant qu’elle laisse à d’autres le soin de vérifier les « sources de Jean Lorrain ». Jean de Palacio dévoile les bribes d’un roman inédit, Les Pelures, souvent annoncé et jamais achevé, dont le manuscrit est sans doute dans sa fameuse « collection particulière ». Les pelures, ce sont les parasites du monde des lettres et des arts, « un monde de parias élégants », de demi-mondaines, d’artistes ratés, qui fascinèrent toujours Lorrain et qu’il prend plaisir à décrire ; mais dans les premiers chapitres, seuls achevés du manuscrit, il n’y a pas assez de matière à intrigues pour transformer ces dizaines de portraits en roman. Paul Edwards étudie les liens de Lorrain avec la photographie, en particulier dans le Maison pour Dames, consacré à une « revue féminine photo-illustrée ». Lorrain dévoile toutes les ficelles du montage photographique, des retouches, de l’exploitation d’images scandaleuses ; plus exactement, il en imagine la possibilité, car, à son époque, les véritables revues, si elles connaissaient déjà ces pratiques, n’avaient pas atteint le niveau de Closer. Thalie Rapeti explore un pan encore mal étudié de l’activité de Lorrain : celui de critique d’art. Sans tribune artistique officielle dans les journaux où ce poste était confié à d’autres, Lorrain s’est creusé son petit trou à part, au détour de ses Pall Mall Semain. De ses relations avec les artistes de son époque, restent quelques portraits, dont un tableau de La Gandara aux traits caricaturaux que Thalie Rapeti analyse comme un portrait-charge « en Dorian Gray ». Au chapitre attendu des « relations avec les contemporains », Stéphanie Champeau évoque l’amitié de Lorrain, le causeur exubérant, avec un de ses maîtres, Edmond de Goncourt, plus réservé – amitié qui prit parfois les formes d’une relation familiale entre un père bourgeois et un adolescent gothique en mal d’affection. Surtout, Lorrain hérita du nervosisme des Goncourt, et bien des traits de son esthétique peuvent être rapprochés de celle des auteurs de Manette Salomon. Éric Walbecq s’intéresse au procès de Jeanne Jacquemin contre Lorrain ; en 1903, l’artiste n’apprécia pas de se reconnaître en héroïne décadente du conte Victime paru dansLe Journal. Pour tenter de gagner son procès, Lorrain chercha des témoignages susceptibles de la faire passer pour hystérique (défense classique s’il en est), et des lettres d’amis reconnaissant… ne pas avoir reconnu Jacquemin sous les traits de la Narcissa du conte. Peine perdue, tout y était, depuis sa généalogie jusqu’à ses sujets de prédilection : les têtes coupées. Tout le monde l’avait identifiée. Lorrain écopa de deux ans de prison et de 50 000 francs de dommages et intérêts. Ce que l’on sait moins, c’est que Jeanne Jacquemin, sans doute dépassée par la sévérité du jugement, se désista de sa plainte en appel. Le conte, donné in extenso en annexe, ne méritait certes pas une telle cruauté, et la figure de Jeanne Jacquemin n’en sort pas si écornée que cela. Après Lorrain en Dorian Gray, Jacques Dupont propose un Lorrain « en La Bruyère » ; plus exactement, « un La Bruyère qui aurait lu Baudelaire » (quel programme !). Ses chroniques, farcies d’énoncés gnomiques, de coups d’œil sur les vices de la société fin-de-siècle, ont une portée morale qui n’a pas échappé à certains de ses contemporains. Guy Ducrey s’attaque au Lorrain chroniqueur de théâtre. Dans ses articles, on trouve les descriptions de spectacles trop éphémères pour laisser d’autres traces : numéros de trapézistes, de jonglage, pantomimes, qui en font un répertoire important du specta­culaire de l’époque. Mais Lorrain adopte la même attitude de spectateur sourd devant les pièces les plus bavardes de ses contemporains ; c’est la plastique, le décor, les tableaux, bref la mise en scène qui lui importent, non l’intrigue. Autre visage de Lorrain étudié par Yann Mortelette : celui de poète parnassien. Son premier recueil, Le Sang des dieux, fut dédié à Leconte de Lisle et reçu par Coppée comme un bon exemple de livre parnassien. Lorrain dédia de nombreux poèmes à Heredia et consorts, et resta toujours un adepte de la versification régulière (même si peu soignée chez lui), ce qui conduira Mendès et Régnier à le placer à la frontière entre Parnassiens et Symbolistes. Le plus grand apport du Parnasse à l’œuvre de Lorrain demeurera cependant sa haine pour Mendès, qui lui fournit la matière pour plusieurs personnages détestables de ses romans. On finit dans le théâtre, avec un article de Noëlle Benhamou, « Très Russe ; du roman à la pièce », qui analyse les modifications introduites par Lorrain et Oscar Méténier pour transformer ce roman en Misanthrope fin-de-siècle. Enfin, Sophie Lucet analyse la fascination qu’exerça Maeterlinck sur Lorrain – fasci­nation ambiguë, tiraillée entre la reconnaissance d’une profonde ressemblance de leurs thèmes, l’étonnement devant la nouveauté du ton introduit par Maeterlinck, et l’ironie distanciatrice face à un art qui épate le bourgeois. Orné d’un portrait inédit de Lorrain en couverture, bien illustré, ce recueil est lui-même un portrait kaléidoscopique d’un auteur polymorphe.

Marx (Roger)Regards de critiques dart : autour de Roger Marx (Presses universitaires de Rennes, 2009, 224 p., 20 €). Ces dernières années, l’essor des études sur la critique d’art a per­mis d’exhumer la figure importante, mais méconnue, de Roger Marx, critique et administrateur des Beaux-Arts, qui marqua la fin du XIXe siècle de sa vision de l’art moderne. Grâce à diverses manifestations, qui se sont tenues en 2006, cette personnalité, qui milita activement pour l’Art Nouveau, est désormais plus familière. Parallèlement, deux expositions lui ont été consacrées, à Nancy, sa ville natale, et à Paris, qu’un colloque, dont la présente publication reprend les contribu­tions, est venu compléter. L’intérêt porté à Roger Marx témoigne d’une évolution dans le champ des études sur la critique d’art : si, jusqu’à présent, ce sont surtout les critiques écrivains qui mobilisaient l’attention, on s’intéresse aujourd’hui davantage à la professionnalisation qu’a con­nue ce type de discours à la fin du siècle, évolution dont Marx est un parfait représentant. Ce n’est donc pas un hasard si l’on doit cette redécouverte à des historiens de l’art plutôt qu’à des histo­riens de la littérature. L’ensemble des textes rassemblés révèle d’ailleurs une approche propre à l’histoire de l’art, plus tournée vers l’histoire et l’esthétique que vers l’analyse des discours. Le terme « autour » mis en évidence dans le titre est significatif : le volume ne consiste pas en une suite d’études monographiques. Nombre de contributeurs ont choisi de prendre du champ par rapport au sujet, pour proposer un panorama du contexte intellectuel, social et politique de la critique à l’époque de Marx. Ce choix constitue un avantage et un inconvénient : la diversité des questions abordées devrait permettre d’intéresser tout lecteur curieux des milieux artistiques de la fin-de-siècle, mais cette approche fait parfois perdre de vue la spécificité de la position de Roger Marx, « noyé » dans le paysage culturel de son temps. C’est surtout le cas dans les textes qui composent la première partie, Le Milieu intellectuel et politique. Ainsi, si elles ne manquent pas d’intérêt, les études de Pierre Pinchon (« Jean Dolent, président des “dîners des Têtes de bois” ») et d’Hélène De Givry (« Charles Ephrussi et la Gazette des Beaux-Arts») attirent surtout l’attention sur deux autres « oubliés », qui n’en furent pas moins, en leur temps, des personnalités incon­tournables dans le champ artistique. Pierre Pinchon, en retraçant l’histoire d’un de ces dîners littéraires et artistiques, met à jour une histoire de l’art « invisible », car peu étudiée jusqu’ici, mais révélatrice des modes de sociabilité de l’institution artistique du XIXe siècle. L’auteur analyse le rôle dynamique de ces « sociétés artistiques » qui jouèrent un rôle dans la mise en place de réseaux, dont les participants – parmi lesquels le jeune Marx – surent tirer profit dans la suite de leurs carrières respectives. Hélène De Givry analyse l’action menée par Ephrussi à la tête de la célèbre Gazette des Beaux-Arts, qui compta la signature de Marx avant de le voir devenir rédacteur en chef en 1902. L’étude comparée des parcours contrastés des deux hommes, tous deux issus de la bourgeoisie juive, révèle les différentes carrières possibles, en fonction des opportunités et des engagements, dans le champ artistique du temps. Laurent Houssais envisage les débats autour du Symbolisme et des arts décoratifs au sein d’une autre revue très dynamique, le Mercure de France. L’auteur y analyse l’écho qu’éveillèrent, dans ces polémiques, les idées de Roger Marx. Dans ces trois articles, ce dernier est plutôt présent comme une ombre ou une éminence grise. Ce n’est pas le cas dans l’étude qui ouvre cette première partie, où il apparaît au premier plan, et dans un contexte bien particulier : celui de l’affaire Dreyfus. Bertrand Tillier analyse sa réserve et son silence, et tente d’y apporter des explications. La deuxième partie est consacrée aux Aspects de la critique au temps de Roger Marx et concerne plus spécifiquement les discours esthétiques. Encore une fois, dans la plupart des articles, Marx n’est qu’une figure parmi d’autres et sert de prétexte pour envisager des questions d’ordre plus général. Ainsi n’apparaît-il que de manière épisodique dans le texte de François-René Martin, consacré à l’influence exercée par les savants de l’école de Nancy sur les discours critiques. Encore une fois, c’est tout un paysage intellectuel qui resurgit pour mieux faire comprendre les conditions épistémologiques qui entourèrent l’élaboration des discours critiques de cette époque, particulièrement réceptifs aux notions d’âme, d’émotion, d’intuition, de suggestion. Ces mots-clés de la critique symboliste se trouvent ici recadrés et mis en résonance avec les théories psychologiques qui se développèrent durant ces années. Christine Peltre, spécialiste de l’orientalisme, analyse la tension entre « L’Orient et l’“esthétique moderne” », qui n’est pas sans entraîner, dans les discours de la seconde moitié du siècle, quelques contradic­tions et torsions critiques. L’auteur tente de définir la sensibilité « orientale » de Marx en replaçant le discours de ce dernier dans l’évolution des débats sur ce type de peinture, relativement à la question de la modernité. Avec le texte de Claire Barbillon, c’est un autre aspect de l’art de l’époque qui est abordé : la sculpture. Étudiant la réception critique de l’œuvre, Claire Barbillon cherche à comprendre l’enthousiasme qui accueillit ce monument qui défraya la presse artistique du tournant du siècle. François de Vergnette et Jean-David Jumeau-Lafond ramènent ensuite l’attention vers la peinture, en interrogeant la position de Marx vis-à-vis de deux genres : la pein­ture monumentale et le paysage. Ce sont là deux aspects importants de l’art de ces années, qui sont souvent oubliés ou méconnus parce qu’ils ne correspondent peut-être pas, dans l’imaginaire collectif, à la conception qu’on a aujourd’hui, grâce aux expositions, notamment, du Symbolisme. François de Vergnette montre combien étaient pourtant passionnés, à l’époque, les débats autour de la peinture décorative, quant à sa manière, ses sujets, ses techniques. Encore une fois, Roger Marx eut son mot à dire dans ces discussions, prenant ouvertement parti en faveur de Puvis de Chavannes, qui répondait le mieux, selon lui, aux objectifs que se devait d’atteindre ce type de peinture. Jean-David Jumeau-Lafond attire l’attention sur un genre problématique : le paysage idéaliste, question délicate qui conduit à revoir et élargir la définition du symbolisme pictural. Marx, qui marqua une prédilection pour un paysage « état d’âme », semble accréditer l’existence de ce genre et inviter à y classer des artistes jugés inclassables comme Charles Dulac ou Charles Guil­loux. La seconde partie se clôt avec une étude où Marx joue le premier rôle. Françoise Lucbert cherche à éclaircir sa position – et son incompréhension – vis-à-vis des avant-gardes du XXe siècle, et plus particulièrement du Cubisme. Cette analyse est révélatrice de la difficulté de nombreux critiques de la fin du XIXe siècle, pourtant parmi les plus engagés en faveur de la modernité, à prendre la mesure des changements esthétiques propres au début du siècle suivant. S’y joue un conflit de générations auquel peu d’entre eux échappèrent, pas même Marx, en dépit de sa curiosi­té intellectuelle, de son ouverture d’esprit et de sa sensibilité à la nouveauté. Une dernière dimen­sion est abordée dans la troisième partie : Roger Marx et lart social. Les contributions qui la composent abordent une série de questions qui intéresseront surtout les historiens de l’art (les arts décoratifs, le mobilier, la maison, etc.). Emmanuel Pernoud révèle le militant en Marx, à travers sa participation active à la fondation, en 1907, de la Société nationale de l’Art à l’école. Dans cet effort d’une sensibilisation au Beau dès le plus jeune âge, on trouve l’écho des idées de Morris et de Ruskin, auxquelles Marx fut sensible, comme beaucoup de critiques et artistes de sa génération. Emmanuel Pernoud resitue ce projet dans la perspective des débats pédagogiques et de l’essor de la recherche dans le domaine de la psychologie infantile. L’étude de Catherine Mé­neux éclaire le parcours de Marx en examinant l’empreinte du solidarisme dans ses écrits sur l’art. C’est une autre facette du critique qui se dessine, en tant que figure proche des milieux radicaux que la question de l’art intéresse au premier plan. On peut constater que le discours critique sur l’art, perméable aux grands courants d’idées, se révèle un baromètre efficace pour prendre la « température intellectuelle » d’une époque : loin de fonctionner en vase clos, ce discours se laisse imprégner par les théories qui agitent les champs politique, social, philosophique et même scienti­fique. Les derniers articles se focalisent sur des aspects plus spécifiques : la position de Marx sur l’art décoratif par rapport à celle adoptée par la revue Art et décoration, la question de l’ameublement, les théories en faveur de l’art de l’affiche, le débat sur le logement social. Dans sa postface, Pierre Vaisse, qui résume les enjeux de la recherche entreprise sur le critique, insiste sur la nécessité de rendre accessible les écrits de Marx, fût-ce sous format électronique. Un tel projet serait évidemment le nécessaire prolongement du travail accompli dans ce volume. Si l’historien de la littérature regrettera l’absence d’une approche systématique des rapports de Marx avec les milieux littéraires de son temps, cet ouvrage comble une lacune dans l’historiographie du champ culturel du tournant du siècle. La personnalité aux multiples facettes du critique en révèle la ri­chesse, la diversité et la complexité. Le « portrait avec groupe » qui s’en détache met également bien en évidence les avantages d’une approche de type historique et sociologique qui permet de nuancer, par-delà l’étude de l’homme, l’image de toute une époque.

Mauriac. Jean-Luc Barré, Cétait François Mauriac. Biographie intime 1885-1940 (Fayard, 2009, 630 p., 28 €). Cette biographie a déjà fait pas mal de bruit. Elle ne se propose en effet rien moins que de montrer et de prouver que Mauriac eut, dans sa jeunesse comme dans son âge mûr, de nombreuses amitiés particulières. Bien entendu, il y est aussi longuement question de littérature, et d’Histoire : Jean-Luc Barré, qui est l’auteur de biographies de Philippe Berthelot et de Domi­nique de Roux, n’élude pas l’analyse et le commentaire des livres publiés par Mauriac, qu’il prend soin par ailleurs de replacer dans son environnement social et politique. Mais, comme l’indique le sous-titre, il s’agit d’une « biographie intime », qui entend aller plus loin que l’hagiographie familiale et officielle – académique, pour tout dire. Elle comporte donc nombre de précisions sur les relations entretenues, tout au long de sa vie, par Mauriac avec diverses personnes de sexe masculin. Toutefois, et détails mis à part, il ne s’agit pas là d’une véritable révélation. On murmu­rait en effet, et depuis longtemps, qu’il existait une correspondance de jeunesse assez significative, adressée à Jean Cocteau. On a vu également circuler, voici quelques années, une édition, visiblement clandestine, de Onze Lettres à un jeune prêtre homosexuel [Jacques Laval], qui ne semble pas une mystification, car certaines lettres y étaient reproduites en fac-similé d’autographe. Curieux aussi, tous ces visages d’adolescents que l’écrivain se plaisait à dessiner en marge de ses manuscrits… Que dire enfin de la relation privilégiée qu’il entretint avec Gide, lequel, note Jean-Luc Barré, joua toujours auprès de lui « le rôle d’initiateur, si ce n’est d’émancipateur » ? Par ailleurs, certains de ses romans contiennent des évocations, parfois assez précises, de l’univers homosexuel et de personnages en faisant partie intégrante, évocations qui ne semblent pas faites de chic, mais élaborées à partir du vécu même. Il y a aussi, moins connus, les poèmes tourmentés d’Orages et du Sang dAtys. Et puis, il suffit de penser aux origines de l’écrivain : une province étriquée et bourgeoise, la mort du père lorsque l’enfant avait deux ans, une mère dominante et quasiment janséniste, une enfance pieuse, des études secondaires chez les bons pères marianistes, une éducation religieuse dominée par l’obsession du mal… Déterminisme assez fort, semble-t-il. Mais il y avait un autre élément, non moins important : la grande sensibilité de Mauriac, qui ex­plique aussi bien des choses. Jean-Luc Barré montre parfaitement combien, dans l’ordre du politique, l’écrivain aura également subi bien des tentations : sa sympathie, en 1933, pour la revue de Léon Degrelle,Rex ; son admiration, en 1934, pour Philippe Henriot, dont l’éloquence, écrivait-il, « allait jusqu’au sublime » ; son éloge de Salazar dans Le Temps, en 1935 ; ses violentes at­taques contre Léon Blum au moment de la guerre civile espagnole. Or, ces tentations politiques, il sut les surmonter, justement en raison de sa grande sensibilité, qui lui faisait voir le côté humain – ou inhumain – des êtres et des choses, et lâchait brusquement la bonde à un esprit critique sou­vent caustique et mordant, qu’il portera toujours en lui. Non, l’auteur de Thérèse Desqueyroux n’était pas un paroissien commode, même si nombre de faits et paroles de sa biographie feraient irrésistiblement surgir à l’esprit l’étonnante sculpture sacrilège de Jean Benoit, La Dinde de Noël de François Mauriac. Il savait, souligne Jean-Luc Barré, se dédoubler, et ruer à l’occasion dans les brancards. Même s’il donna des gages à la droite réactionnaire en écrivant régulièrement dans LÉcho de Paris, puis dans Le Figaro, il ne fut jamais un doctrinaire à la Barrès. On oublie trop souvent, du reste, que c’est comme poète que celui-ci l’avait, en 1910, adoubé. Un poète certes un peu frileux et tremblant, mais un poète tout de même. Même si Mauriac poète n’a évidemment pas l’ampleur, le souffle et le génie d’un Claudel, on pourrait sans injustice retourner ironiquement la phrase célèbre et assassine de Sartre : « Dieu n’est pas un artiste ; M. Mauriac non plus », car qui fut jamais moins poète que Sartre ? Elle est bien belle aussi, la photo où Mauriac, assis à côté d’un Sartre épanoui, darde sur celui-ci un regard oblique, qui est tout un poème… Revenons aux amitiés particulières, pour dire que Jean-Luc Barré en donne la liste, qui est assez longue : André Lacaze, Raymond Laurens, Philippe Borrell, André Lafon, Jean Cocteau (et son cercle : François Le Grix, Lucien Daudet, Radiguet), Louis-Gabriel Clayeux, Bernard Barbey, Michel P. Hamelet, Bruno Gay-Lussac, Daniel Guérin, le père Jacques Laval, d’autres encore. Ne parlons pas de liaisons : ce serait fausser de tels rapports. Certaines photos des années 1920-30 sont cependant bien révéla­trices, montrant un Mauriac à la fois langoureux et frémissant, au regard inquiet. Plus explicite encore, un poème adressé en 1911 à Cocteau, intégralement publié ici et qui se termine par l’évocation des « irritants baisers de vos lèvres gercées ». On mesure ainsi tout le drame person­nel de l’écrivain, que sa sensibilité inclinait vers de telles relations, mais qui ne pouvait ni les avouer ni les vivre complètement (il semblerait, et c’est dommage pour lui, qu’il ne soit jamais passé à l’acte). Nul doute que ce fut bien plus qu’une simple tentation. Même si la religion occupa durant toute sa vie une place absolument centrale, Mauriac resta toujours, par bien des côtés, ce « jeune chevreuil effarouché peint par Greco » qu’avait vu en lui son ami Jammes. Féroce, Ra­childe stigmatisait, dans LEnfant chargé de chaînes, l’œuvre d’un « malade » au « rugissement de jeune veau ». Il n’empêche que la terre et la chair compteront énormément pour lui. Qu’on songe, par exemple, aux accents de lyrisme panique que suscite parfois en lui la simple évocation des paysages de son Bordelais natal et des pins des Landes. On se prend alors à regretter qu’il n’ait point choisi de laisser à la postérité, même scellé jusqu’à sa mort ou au-delà, quelque écrit secret, où il aurait exprimé sans réserve cet aspect si important de sa vie affective. Malheureusement, il se voyait toujours prisonnier de sa réputation, de sa famille, et de tout le reste. N’est pas Gide qui veut. La gloire, que désira ardemment cet assoiffé de reconnaissance et d’honneurs (extrêmement vulnérable par ailleurs, note l’auteur, aux critiques et aux attaques), ne pouvait donc être, de ce point de vue, qu’un pis-aller. Pire encore, loin de lui donner plus de liberté pour suivre et vivre ses pulsions, elle l’obligea à les réfréner davantage. Au fond, il faudrait modifier le mot de Paul Bour­get sur Mauriac, rapporté par l’abbé Mugnier : « C’est un homosexuel qui s’ignore ». Il ne s’ignorait pas, justement, et c’est là tout son drame profond, parfaitement exposé dans ce livre suggestif et documenté, dont nous attendons à présent le second volet.

Nerval. Michel Brix et Jean-Claude Yon, Nerval et l’Opéra-comique. Le dossier des « Monténé­grins » (Presses universitaires de Namur, 2009, 270 p., s.p.m.). La relation de Nerval au théâtre fut passionnelle. Il s’inscrit dans la cohorte de ces écrivains du XIXe siècle que la scène a constamment séduits, souvent déçus, parfois dévorés. Enchaîné à la roue du feuilleton-dramatique comme son collègue Gautier (avec qui il signait volontiers GG pour parodier le JJ de Jules Janin), Nerval possédait une connaissance intime des mécanismes de la vie théâtrale. Mais sa culture, notam­ment germanique, lui faisait embrasser une création dramatique autrement ample, variée et pro­fonde, que le simple matériau de ses feuilletons, reflets des affiches de théâtres parisiens, princi­paux et secondaires. Shakespeare, bien sûr, l’attire, comme le Gœthe de Faust ou le Kotzebue de Misanthropie et repentir (dont l’adaptation nervalienne est jouée au Théâtre-Français après la mort de Gérard), mais aussi ces théâtres populaires napolitains que l’invasion des produits manufactu­rés du vaudeville français détruisait inéluctablement. L’imaginaire nervalien se peuple des fantômes de la scène, parmi lesquels se devine la silhouette de Jenny Colon, chanteuse de l’Opéra-Comique, mêlée aux ombres de L’Illusion comique de Scarron, dont Nerval avait entrepris d’écrire la suite (comme Sand après lui : Pierre qui roule). De ces rêves de théâtre, des multiples projets inaboutis et des tentatives récurrentes menées auprès des institutions, peu d’œuvres naquirent. Han d’Islande, mélodrame d’après Hugo, etJodelet, comédie à l’espagnole d’après le théâtre de Scarron, n’allèrent jamais en scène. Furent en revanche joués avec d’incertains succès : Piquillo (Opéra-Comique, 1837, avec Jenny Colon comme interprète), L’Alchimiste(Renaissance, 1839), Léo Burckart (Porte Saint-Martin, 1839), Les Monténégrins (Opéra-Comique, 1849), Une nuit blanche (Odéon, 1850, aussitôt interdite), Le Chariot d’enfant (Odéon, 1850), Pruneau de Tours (Gymnase, 1850),L’Imagier de Harlem (Porte Saint-Martin, 1851), Misanthropie et repentir (Comédie-Française, 1855). Ces œuvres demeurent largement méconnues : n’ont-elles pas été écartées de l’édition des Œuvres complètes en Pléiade ? Il est vrai que chacune fut écrite en collaboration : avec Dumas, Méry ou les frères Cogniard. Mais n’est-ce pas le cas de presque tout le théâtre du XIXe siècle ? Et Nerval ne fit-il pas ce constat ironique : « C’est bien une collaboration encore que celle de Corneille avec les Espagnols, de Racine avec les Grecs, ou de Molière avec les Italiens » ? Des éditions séparées permettent heureusement d’explorer cet autre versant de la création nervalienne, exposé certes aux lumières trop vives des scènes en vogue de leur temps, mais riche de chemins dérobés où se devine la trace de Gérard. Jacques Bony a donné des édi­tions d’Han d’Islande, de Jodelet, de Léo Burckart et de L’Imagier de Harlem ; Michel Brix et Stéphane Le Couëdic ont publié Le Chariot d’enfantLes Monténégrins ont droit à leur tour à une édition, complétée d’un dossier, pour laquelle Michel Brix s’est associé à un spécialiste du théâtre français du XIXe siècle, Jean-Claude Yon. Il est vrai que les tribulations de ces Monténégrins, entre Opéra-National et Théâtre-Favart, entre « drame lyrique militaire en trois actes » et « opéra-comique », sont ponctuées de multiples péripéties. L’Introduction retrace chaque étape de cette difficile création, pour laquelle Nerval collabora avec les librettistes Édouard Alboise et Gabriel de Lurieu, et avec le compositeur Belge Armand Limnander. La première desMonténégrins, à l’Opéra-Comique, le 31 mars 1849, met un terme à trois années d’enthousiasmes et de déceptions, d’écritures et de réécritures causées par la fermeture de l’Opéra-National d’Adolphe Adam, com­manditaire de l’ouvrage. Les sources du livret sont également mises à jour : Les Monténégrins s’inscrivent dans la veine « illyrienne » déjà creusée par le Nodier de Jean Sbogar, Smarra, Made­moiselle de Marsan, et par le Mérimée de La Guzla. Le peuple farouche de montagnards menés par un barde, Ziska, occupe ainsi le centre de l’œuvre. Aux célébrations romantiques des folklores préservés et des patriotismes inentamés se mêle l’exploration fantastique d’un château hanté, emprunt à Inès de las Sierras de Nodier et hommage à La Dame blanche, opéra-comique de Scribe et Boieldieu. L’édition offre les deux versions de l’ouvrage : la copie manuscrite de 1848, destinée à l’Opéra-National, et la version imprimée de 1849, correspondant à l’œuvre donnée à l’Opéra-Comique. Le scénario autographe des deux premiers actes permet en outre de dérouler le fil complet du processus créatif à partir des travaux liminaires de Nerval seul. Les Appendices de l’édition contiennent un dossier de presse, une reproduction du livret de mise en scène de la pièce publié par Louis Palianti, et un cahier d’illustrations. Tous les documents rassemblés suscitent le désir d’approfondir la compréhension de cette œuvre double, drame lyrique et opéra-comique. La comparaison entre les deux versions éclaire les spécificités de la dramaturgie musicale de l’opéra­comique. Mais les affadissements imposés à la seconde mouture ramènent à la version originale, destinée à cet Opéra « grand public » situé sur le boulevard du Crime qu’était l’Opéra-National : Les Monténégrins devaient concrétiser un rêve de Nerval : celui de composer une œuvre drama­tique « populaire » nourrie de folklore visuel et musical, célébration de la liberté des peuples.

Saint-Exupéry. Alain Vircondelet, C’étaient Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry (Fayard, 2009, 480 p., 22,90 €). Quatre ans après la publication de son Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry, un amour de légende, l’auteur a refondu les éléments de leurs biographies respectives disponibles pour la période 1930-1944. Il veut d’abord rétablir la vérité sur la relation du pilote-écrivain­poète avec son épouse. Le rôle de Consuelo Suncin de Sandoval avait été trop souvent occulté, parfois nié ou même dénigré, pour que sa réaffirmation, à la lumière des derniers documents mis au jour ne soit pas considérée comme bienvenue. Il était important que ce travail de « remise à plat » soit entrepris par un spécialiste de Saint-Exupéry, non suspect de parti pris, au moment où les héritiers de l’écrivain étaient amenés à composer avec les réalités. Il est vrai que la découverte, en 1998, de la gourmette gravée aux noms d’Antoine et Consuelo, puis de l’épave du « P38 modifié » abattu lors de la mission de reconnaissance du 31 juillet 1944, avec des cérémonies de reconnaissance officielle au Musée de l’air et de l’espace, avait retourné la situation. Le silence qui entourait jusqu’alors la relation du pilote et de son épouse n’avait jamais été rompu, et le voile qui cachait l’existence même de Consuelo, souhaité par la famille de l’écrivain, n’avait gêné aucun de ses biographes. Même la dernière édition de la Pléiade maintenait une grande discrétion à ce sujet et n’avait, par exemple, toujours pas dévoilé qui se cachait derrière le pseudonyme de Pierre Chevrier. Il est évident que les héritiers de Saint-Exupéry ne tenaient guère en estime celle qui n’était pour eux qu’une « com­tesse de cinéma ». Alain Vircondelet rétablit l’authenticité des rapports entre l’écrivain et son épouse. Il a pu interroger Nelly de Vogüé, amie de Saint-Exupéry, qui lui a procuré d’utiles infor­mations. C’est surtout à sa rencontre avec José Martinez Fructuoso qu’il doit d’avoir eu accès aux archives accumulées par Saint-Exupéry. Il a ainsi pu accéder à ses écrits intimes et mettre en évidence l’attachement que ce dernier a eu pour son épouse, en dépit d’une vie tumultueuse et d’innombrables aventures qui auraient découragé toute autre que Consuelo. Les tentations, pour celle-ci, de fuir son aviateur-poète ont été nombreuses, au rythme impressionnant des liaisons extraconjugales d’Antoine, révélées par la récente publication de correspondances et d’inédits. Il apparaît désormais clairement que Consuelo avait conscience du rôle exact qui était le sien et qu’elle ne s’y est jamais dérobée. En Argentine, au Maroc, au Guatemala, à Paris, à Saint Raphaël, à Montréal, à New York, elle a toujours su être présente quand il avait besoin d’elle et répondre à ses appels. C’est généralement après de graves accidents, – comme en 1933 à Saint-Raphaël, en 1935 à Marseille, après son atterrissage forcé en Libye, en 1938 lors de son crash au Guatemala –, ou lors de la période éprouvante d’avril 1943 au Canada, où, faute de visa, il ne pouvait rejoindre New York, qu’angoissé et malade, il réclamait la présence de son épouse, seul réconfort en ces moments cruciaux. Alain Vircondelet rappelle qu’un rôle officiel avait même été parfois reconnu à l’étranger à Consuelo, comme lors de l’inauguration de l’Exposition universelle de Montréal, en 1967, baptisée Terre des Hommes. Il ne cherche nullement à dissimuler les défauts de Consuelo qui la rendaient peu fréquentable pour la famille de Saint-Exupéry. Le « petit oiseau des îles » qui a séduit Saint-Ex à Buenos Aires est certes « coquette, vaniteuse, frivole et mondaine » mais, telle qu’elle est, elle comprend mieux que tout autre l’auteur de Vol de Nuit – ouvrage d’ailleurs écrit en partie avec ses encouragements. Elle est aussi bien la rose du Petit Prince que cette « Pimpre­nelle » à laquelle Antoine revient toujours, en dépit de ses écarts et de sa vie chaotique. Alain Vircondelet souligne par ailleurs, outre les amitiés de Consuelo avec les surréalistes (Breton, Ernst, Dali), ses goûts « républicains », bien naturels pour une latino-américaine personnellement tou­chée par les troubles politiques de cette région, mais aussi ses activités de peintre, sculpteur et même écrivain, toutes caractéristiques qui la rapprochaient de Saint-Exupéry et en faisaient plus qu’une confidente : une complice. Tout cela contribue à expliquer à la fois l’évolution du compor­tement de Saint-Exupéry et de la tonalité de ses écrits, où le sentiment d’angoisse, déjà perceptible dès les années 1932-1933, n’a fait que croître jusqu’à sa mort. En effet, depuis son accident en tant que pilote d’essai pour Latécoère, en 1933, le doute s’est emparé de lui. Des années difficiles se profilent, où l’existence du couple est désorganisée, où chacun mène une vie fantasque et dissolue. Auteur de reportages pour des revues et des journaux, il n’exerce plus comme pilote. Or son désir contrarié de voler alimente son mal-être et marque sa réflexion. Ses reportages sur une Allemagne qui se prépare à la guerre et une Espagne en proie à la guerre civile sont déjà empreints de cette angoisse qui transparaît dans Terre des Hommes et Citadelle. Face à la dispersion et à la démoralisation de ses contemporains, à cette perte de « substance » des hommes et des patries, Saint-Exupéry se retourne vers son enfance. Alain Vircondelet insiste sur ces années rêvées où les images – l’éclat et la perfection de la nappe blanche, du drap « lissé » – symbolisent l’ordre qui régnait à Saint-Maurice-de-Rémens. Saint-Exupéry sait que, « quand on se délivre d’un devoir, on est moins libre, on s’enchaîne à ses mauvais penchants », et c’est cette perte de l’ordre qui provoque son angoisse. L’évocation de sa vie à New York, avec ses lettres à André Breton et surtout à Jacques Maritain, témoigne de son désarroi, non seulement face aux hommes et à leur incompréhension, mais à l’attitude des Français de New York, comme plus tard de ceux d’Alger. Comme le rappelle Alain Vircondelet, la parution de Pilote de guerre provoque une polémique en France : l’ouvrage est bientôt interdit. Consuelo compatit d’autant plus à la tristesse de Saint-Exupéry qu’elle a vu naître son angoisse – son besoin de s’étourdir n’en était que la confirmation –, et comprend son désir de combattre, de répondre à « cet appel mystique » pour se laver des souillures, « en signe de solidarité avec les siens ». Son engagement correspond à ce qu’il disait à Consuelo : » Il faut qu’on me tire dessus, que je me sente lavé, que je me sente propre dans cette drôle de guerre. » Que ce soit La Lettre à un otageou Le Petit Prince, ces deux ouvrages, le pre­mier écrit pour Léon Werth, le second lui étant dédié, reflètent les positions éthiques de Saint-Exupéry. En soulignant la progression de la pensée de Saint-Exupéry, Alain Vircondelet cerne les contours du « caractère saturnien et janusien » de l’écrivain. Les derniers mois d’attente à New York, puis à Alger, témoignent d’une angoisse exacerbée, qu’Alain Vircondelet analyse en rappe­lant dates et faits précis. Soulignant l’attitude des Français d’Alger et l’interdiction de l’entrée des œuvres de Saint-Exupéry en Algérie, il explicite cette montée du désarroi de l’écrivain et son désir impérieux d’engagement malgré tous les obstacles. Le rappel des dernières missions confiées au pilote, en dépit de son âge et des nombreux accidents qui ont jalonné sa carrière, rend plus claires les circonstances de sa disparition. Il ne s’agit donc pas d’une nouvelle biographie, mais bien de la mise en valeur du rôle de Consuelo, rétabli dans son intégralité et son intégrité. En valorisant cette « littérature de la praxis qui contribue à faire l’Histoire « (Nizan), Alain Vircondelet relègue à leur place les critiques malveillantes, partisanes ou politiciennes, forcément datées et obsolètes, et aide à comprendre la personnalité de Saint-Exupéry dans sa complexité et ses intentions profondes.

Vers libre. Michel Murat, Le Vers libre (Champion, 2008, 336 p., 58 €). Si le poème en prose a pu susciter des travaux d’ensemble, il aura fallu attendre longtemps pour que l’on revienne, par une vision d’ensemble, à ces phénomènes non moins frontaliers, protéiformes et fuyants du point de vue définitionnels, que sont le verset et le vers libre. La principale difficulté du sujet tient au carac­tère polymorphe de ces pratiques. Le pari de l’auteur a été d’essayer une typologie à la Genette, autorisant l’étiquetage de toutes les formes de textes en vers libre, du moins d’élaborer un en­semble de distinctions opératoires pour ranger ces pratiques en catégories fondées sur des critères précis. Cela a supposé une prise en compte de la diachronie, sans pour autant que cela implique la simple description d’arborescences à partir, par exemple, de l’influence de Rimbaud ou de Mallarmé, encore moins quelque évolution linéaire et logique en fonction d’influences successives. Michel Murat montre que l’influence des deux poèmes des Illuminations comportant une parenté avec la forme qui émerge une dizaine d’années plus tard, dans les années 1880, a été sans doute limitée. Le lecteur sera surpris par la relative discrétion du traitement du cas de Mallarmé, mais l’auteur a déjà consacré un livre au poète, et la contribution de Mallarmé a eu un impact moindre que ce qu’on avait pensé. Michel Murat montre qu’on aurait tort de confondre les pratiques des poètes concernés et leurs théorisations – preuve est faite qu’il arrive aux poètes de composer des textes échappant à leurs propres affirmations programmatiques ou les contredisant – et que ces pratiques peuvent se différencier en fonction de leurs points de départ différents : dérivation à partir de la prose, par découpage ; extension et radicalisation à partir du vers dit « libéré » (autre catégorie problématique, que le livre aborde, sans y consacrer une étude appro­fondie qui aurait supposé un autre livre, de taille comparable) ; extrapolations à partir des méthodes de la traduction libre de poèmes à versification régulière dans leur version originale. Les vers libres étant caractérisés précisément par leur liberté formelle, on est loin des certitudes auxquelles on peut parvenir pour la versification traditionnelle. Cela élimine les « équivalences formelles » qui ont pu être étudiées, avec les outils de la linguistique, par les métriciens : Michel Murat conçoit l’intérêt de ces productions protéiformes si centrales dans l’évolution de la poésie du XXe siècle, tenant compte des facettes métriques localisées de certaines de ces formes, mais aussi de tout ce qui échappe à l’analyse des métriciens. L’une des qualités du livre est le courage avec lequel l’auteur a voulu prendre ce problème à bras-le-corps, alors que les tentatives passées de commenter ces phénomènes se sont le plus souvent caractérisées par un résumé des positions officielles des auteurs et des méthodes, de contournement du problème d’évaluation de ces rythmes. Compte tenu du manque de segmentation interne métrique des vers, la question des coupes syntaxiques et des accents joue un rôle central dans l’analyse. L’auteur s’est armé, autant que faire se peut, de critères formels et linguistiques susceptibles de déjouer le subjectivisme qui s’est souvent épanoui dans l’étude de ces phénomènes. Partant des deux poèmes de Rimbaud où l’on a pu voir l’acte de naissance du vers libre, il montre ce qui les rattache aux poèmes en prose du recueil et ce qui, à l’intérieur de cet ensemble, permet de leur assigner une place relativement à part, pour ensuite montrer les différences de stratégie entre ces deux textes, Marine etMouvement. Abordant aussi bien Laforgue que Kryzinska, il établit que les différentes formes de vers libres peuvent provenir aussi bien d’une expérimentation sur les limites et les possibilités de la prose que d’un travail de sape, de déversification. Avec le découpage de la prose de La Maison des morts d’Apollinaire, les textes à fortes doses de syllabisme métrique de Saint-John Perse, les « poèmes espacés » de Reverdy, Michel Murat passe en revue une série de formes de vers libres qui aboutissent à un parcours diachronique et à l’évocation d’une série de traitements différents des rapports au vers et à la prose, tenant compte des formes de rémanence plus ou moins nette, ou parfois plus spectrales, de la métricité et de la rime, de l’incidence des phénomènes de concor­dance et de discordance, de la sémiologie des marqueurs ou traces de frontières (majuscules, renfoncements, le blanc qui subsiste en fin de ligne), de la disposition spatiale des poèmes. Succèdent, en fin de volume, quatre études sur Larbaud, Claudel, Péguy et Breton, qui permettent de développer les distinctions élaborées dans les sept premiers chapitres, en s’intéressant à des corpus privilégiés et suffisamment disparates pour offrir un éventail significatif d’options esthé­tiques et éthiques. L’ouvrage prête parfois à la discussion. Du point de vue microscopique, on relève quelques difficultés, concernant, par exemple, la question du décompte et donc de l’éventuelle pertinence métrique ou paramétrique, des syllabes. Critiquant Clive Scott, qui estimait qu’il fallait compter les féminins non élidés selon les règles de la versification traditionnelle, Michel Murat affirme, pour Marine : « Comme il convient dans un poème en prose, les conventions de la langue des vers n’ont pas cours. » Pour Mouvement, il propose cependant de voir « trois modules hexasyllabiques, support de deux vers virtuels : “[…] roulant comme une digue // au-delà de la route // hydraulique motrice” », affirmant que « la reconnaissance du vers commande ici l’application des conventions de syllabation ». Si cette différence de traitement repose sur le postulat de stratégies différentes, qui ont pu expliquer que, dans La VogueMarine est présenté en romain, comme les autres poèmes en prose desIlluminations, mais Mouvement en italique comme les poèmes en vers reproduits, on est enclin à voir un rare exemple, dans ce livre, d’une tendance à surestimer, dans les vers libres, la présence de rythmes paramétriques. On ne repro­chera pas à Michel Murat de ne tenir que secondairement compte du contexte historique et, avant tout, politique de l’éclosion des vers libres. Ce n’était pas son sujet et il a tenu surtout à proposer une exploration esthétique, formelle, générique, voire stylistique, sans gommer le sociologique, y compris sous la forme d’éléments d’inspiration idéologique ; le traitement du caractère « international » de ces pratiques, de la part d’auteurs dont plusieurs ne sont pas d’origine française, est d’ailleurs convaincant. Or l’auteur propose une critique, fine et, pour l’essentiel, justifiée, des limites d’une approche « sociologique » et plus généralement de toute approche téléologique. On peut néanmoins penser que la composante idéologique a joué initialement un rôle décisif, aussi volontariste que beaucoup de stratégies expressives mises en relief, et cela en continuité avec l’image hugolienne d’une prise de la Bastille de la versification classique. Ce modèle révolution­naire, qui revient assez nettement chez Rimbaud, ne semble pas avoir disparu entièrement dans la période d’éclosion du vers libre. Le premier Apollinaire, rappelle Michel Murat, écrivait des poèmes qui « valaient par l’inspiration (socialiste, parfois anarchisante), plus que par le travail de la forme ». Malgré la disjonction entre inspiration politique et émergence, chez Apollinaire, de formes du vers libre, on peut penser que cet intérêt porté à l’idéologie a joué un rôle dans ces pratiques. Pour le premier Claudel, l’influence de l’anarchisme était également significative, comme en témoignent ses liens avec Jean Grave, mais aussi Tête d’or qui, « sans s’inscrire à proprement parler dans le courant vers-libriste, en est contemporaine et consone avec lui : c’est une des multiples naissances du vers libre ». Les nombreuses formulations métapoétiques de Tête d’or montrent que le discours autoritaire et libertaire à la fois du personnage central se relie à une puissance démiurgique de la parole indissociable du lyrisme éjaculatoire de Claudel. Mais pour s’approcher de plus près de l’épicentre de cette émergence du vers libre, rappelons que, pour Gustave Kahn, la question de l’anarchisme était encore plus importante. Elle était indissociable de ses motivations et de celles de Félix Fénéon dans la création et la direction de La Vogue, qui a été au cœur de cette naissance de formes. Si bien que le vers libre allait être souvent tenu, à l’époque, pour une option esthétique équivalant presque à un choix conscient en faveur de l’anarchisme en littérature. Kahn se distinguait ainsi nettement de « M. Jean Moréas, qui, je pense, n’énonça jamais la moindre opinion politique, et s’éloigne de toute question sociale de toute la vitesse de sa trirème » (Symbolistes et décadents, 1902). Cet aspect de la question aurait supposé un tout autre livre, et il est évident que beaucoup d’utilisateurs du vers libre ne laisseront apparaître aucune motivation idéologique.

Notes de lecture

AcadémieLAcadémie par lun des 40 (Le Cherche-Midi, 2009, 140 p., 10 €). Il faudrait avoir une fine connaissance de ce milieu de verte érudition pour se livrer au jeu auquel nous convie, en creux, comme il se doit, cette succession de paragraphes d’auto-justification mâtinée d’autodérision. Quel peut bien-être l’immortel qui nous propose ce recueil d’anecdotes, cette série de bons mots éventuellement prononcés un jour, du moins se plaît-on à le croire, sous la douce retraite d’une coupole volontiers rieuse ? Eh bien, profanes que nous sommes de ce rituel, nous ne savons fichtre rien de l’identité de ce néo-potache qui annonce en guise de programme que « c’est par son esprit, ses bons mots, ses boutades, que prospère un corps constitué ». Il semble urgent qu’il soit invité, éventuellement masqué, au Grand Journal de Canal +, pour commencer, nonobstant une longue série d’émissions où il – car ce ne peut assurément s’agir d’elle – assurerait sans coup férir la promotion de son œuvrette. Il n’est en effet que grand temps que l’Académie ait une véritable stratégie de communication.

Amrouche. Jean Amrouche, Journal 1926-1961 (Non-Lieu, 2009, 415 p., 25 €). Après tant de journaux intimes insipides et monotones, grattés par tant de pèlerins de tant de voyages autour de leur nombril, ce Journal de Jean Amrouche a quelque chose d’inespéré. Voici enfin un vrai Journal, témoignage sur soi-même encore plus que sur les autres, et poursuivi avec un acharnement opiniâtre. Ne disons pas qu’il est bien écrit ; il est mieux que cela : écrit. Remarquablement écrit, par un homme pourvu d’une intelligence aiguë, d’une grande sensibilité et dépourvu de tout conformisme. Pas d’anecdotes, ou si peu ; quelques paysages, aussi, décrits par un œil qui est presque celui d’un peintre. Amrouche utilise avant tout son Journal pour dialoguer avec lui-même, mais, en fait, ce dialogue se double toujours d’une interrogation inquiète. Dans ce véritable exa­men de conscience, effectué sans aucune complaisance, se révèle toute l’honnêteté d’un homme. Or, l’honnêteté n’a-t-elle pas, lorsqu’elle s’appuie comme ici sur une grande lucidité, quelque chose d’éminemment tragique ? On le voit bien dans la seconde moitié du livre, toute remplie des prodromes et des échos de la guerre d’Algérie. La première moitié, elle, nous montre un homme déchiré entre deux cultures et deux langues, un Kabyle converti au catholicisme et qui se fait de la France « une certaine idée », presque à la De Gaulle. En littérature, il se montre très attiré par les poètes (Claudel, Rimbaud, Baudelaire, Rilke, Milosz, Jouve, Emmanuel), tout en s’interrogeant avec pertinence sur un Éluard : « Grand poète mineur ? ». Il veut lui aussi écrire, songe à un roman, qui ne sera jamais mené à bien, et reconnaît se trouver « face à [s]on œuvre comme en présence de la mort ». Il ne dissimule pas non plus son désir d’être connu par ses écrits, afin de pouvoir agir et surtout être entendu – ambition qui sera réalisée dans les années d’après-guerre. Certaines amitiés littéraires (Jules Roy, Armand Guibert) seront cependant pour lui d’amères déceptions. Vis-à-vis de Camus, avec qui une amitié eût pu sembler possible, il demeurera assez réservé, lui préférant Giono. La rencontre capitale fut, en 1942, celle de Gide, qu’il fréquentera assidûment durant huit années. Aussi une bonne part de ce Journal constitue-t-il une évocation de Gide, par petites touches quotidiennes. Fasciné par le personnage, Amrouche en montre souvent les contradictions, la curieuse complexité : ainsi, Gide se révèle tour à tour avare et généreux, proche et distant. Nombreuses parties d’échecs, souvent assez piquantes, entre Amrouche et Gide, lequel n’aime point perdre et s’en montrait tout dépité. Sur l’écrivain, Amrouche reconnaît, estime admirative à part, que Gide est dépouvu de ces « fulgurations du génie » et qu’il est insensible à cette « sorcellerie évocatoire » où se forge la poésie. Comparé à Claudel, il lui apparaît nettement « parcimonieux et pauvre ». On voit aussi au passage la petite cour veillant autour de l’écrivain : la Petite Dame, les Herbart, et sa secrétaire Yvonne Davet, encombrante hystérique insatisfaite. Il n’est pas douteux que Gide portait une grande estime à Amrouche, ce qui permit à celui-ci d’enregistrer avec lui leurs fameux entretiens radiophoniques, tout comme il le fera avec Claudel et Mauriac. Après la mort de Gide, Amrouche fut, comme il le reconnaîtra, totalement « obsédé par les affaires d’Afrique du Nord ». Il regrettait surtout les fautes et les crimes commis par les colons contre les indigènes, et aussi le ratage des tentatives de fusion ou d’intégration (projet Blum-Violette). Plus que jamais écartelé entre sa patrie et l’amour qu’il portait à la France, Amrouche finira par prendre nettement position contre l’Algérie française, ce qui lui vaudra maints déboires. Parallèlement, il se détache de son Journal : une seule page pour 1957. Plus nourrie est cependant l’année 1958, à vrai dire remplie de commentaires et d’analyses fort pénétrantes sur le fameux « Je vous ai compris ! » de De Gaulle à Alger. C’est l’époque où, chassé de son emploi à Radio-France par Michel Debré, Amrouche sert d’intermédiaire entre le FLN et le même De Gaulle. A partir de 1959, son Journal devient le Journal dun Algérien, mais il ne le tient plus que de façon intermittente. Les dernières lignes en sont de décembre 1961, et Amrouche meurt d’un cancer en avril 1962, quelques jours après les accords d’Évian, ce qui peut sembler un symbole. Le texte lui-même est très correctement annoté par Tassadit Yacine Titouh, qui a également établi l’édition de ce livre admirable. Oui, admirable, et noble, et qui va tellement plus loin que la simple littérature. On y voit, d’un bout à l’autre, vivre et penser un homme solitaire, tourmenté, humilié, blessé, et attaché à ne témoigner que de cette douleur d’être homme.

Antoine. Antoine, Mes souvenirs sur le Théâtre-Libre, édition établie et annotée par Patrick Besnier (Du Lérot, 2009, 262 p., 35 €). Dans l’esprit d’Antoine, ces Souvenirs étaient destinés à éviter que son nom soit à jamais attaché aux quartiers de viande crue apportés sur scène pour représenter l’étal d’un boucher et vite rendus nauséabonds par la chaleur de la salle. Vu sa place dans les ouvrages d’aujourd’hui, il n’avait pas tort de s’inquiéter : on limite son rôle, le plus souvent, à celui qui naturaliste, comme Jarry est celui qui Père Ubu, Artaud celui qui cruauté, Ionesco celui qui chaises. Son ouvrage de 1921 était un texte difficile à éditer, dans la mesure où Antoine, rédigeant ses mémoires un quart de siècle après la bataille, s’embrouille souvent dans ses fiches, se trompe d’année, mélange le mois de décembre 1889 et celui de 1890, améliore la réalité ou oublie tout simplement des spectacles, de sorte que c’est parfois dans les notes de bas de page qu’il faudra chercher la véritable histoire du Théâtre-Libre. Antoine se présente comme l’alternative, l’antidote nécessaire, l’ennemi public de ces traditions théâtrales dont la formule s’essoufflait depuis 1887. Le ton est volontiers agonistique : ce n’est que « combat », « jeunesse désarmée », adversaires campant l’un en face de l’autre, « champ de la lutte » – une vision très sociologique, en définitive, de l’avant-garde conçue dans tout ce que ce terme a de militaire. En fait de combat, les débuts se firent sous les meilleurs auspices, et Antoine semble avoir trouvé partout, comme par magie, protecteurs et critiques favorables : un Henry Fouquier, contempteur insultant d’Ubu Roi en 1896, défendit ainsi les premières représentations du Théâtre-Libre. Très sociolo­gique également, l’auto-analyse de sa naissance à la littérature, via les publications populaires de l’époque, les feuilletons dans les journaux. Si le directeur du Théâtre-Libre insiste sur les pièces idéalistes qui furent montées à côté des adaptations des Goncourt ou de Zola, il faut reconnaître que c’est le Naturalisme qui fit la réputation de ce cercle théâtral naissant : la première soirée, très artisanale, fit voir des scènes tirées de Zola, d’Hennique, de Duranty et d’Alexis, dans des décors empruntés à la salle à manger de la mère d’Antoine – plus nature, tu meurs. Même principe en 1888, lors de la mise en scène de La Puissance des ténèbresde Tolstoï : costumes authentiques empruntés à des « réfugiés politiques », « vrais objets russes ». C’est lorsque le Théâtre-Libre déménage aux Menus-Plaisirs que l’absence de décors oblige Antoine à élaborer une mise en scène spécifique à chaque pièce, principe qui sera l’une des grandes nouveautés qu’il a introduites dans l’art théâtral. Mais Antoine cherche à montrer que l’orientation de son théâtre vers le Natura­lisme n’a tenu, finalement, qu’au hasard : les pièces d’Alexis ou d’Ancey furent jouées à la fin de saisons au cours desquelles avaient triomphé des vers parnassiens, mais la presse ne retint que les premières. On apprend ainsi bien des choses en parcourant cet ouvrage, écrit dans un style sans chichi et d’une lecture agréable. Antoine ménage souvent ses effets, et l’on s’amuse à voir apparaître, mentionnée en passant, en 1887, la figure d’un jeune acteur inconnu que sa maigreur fit renvoyer de la troupe par l’un de ses collaborateurs : « Je suis tout à fait embêté, car ce Gémier me disait quelque chose et je ne sais plus où le retrouver. » On attend les rééditions des volumes suivants de ces Souvenirs.

Balzac. Balzac, Z. Marcas, postface de Jérôme Leroy (Mille et une nuits, 2009, 69 p., 2,50 €). Assurément, cette nouvelle de Balzac (1840), qui n’est pas extrêmement connue, se doit d’être dans toutes les mains dignes de ce nom. C’est de l’excellent Balzac, à tous égards. Le ton est donné dès la première phrase : « Je n’ai jamais vu personne, en comprenant même les hommes remarquables de ce temps, dont l’aspect fût plus saisissant que celui de cet homme […]. » Suit alors une extraordinaire rêverie sur le nom même du protagoniste : « Toute la vie de l’homme est dans l’assemblage fantastique de ces sept lettres ! […] Marcas ! N’avez-vous pas l’idée de quelque chose de précieux qui se brise par une chute, avec ou sans bruit ? » Tout, dans le reste du récit, est de la même puissance de suggestion, ainsi : « Les gestes simples et rares de cet homme avaient une sorte de grandeur sauvage. » Dans sa postface, Jérôme Leroy souligne que la tragique histoire de ce Z. Marcas, journaliste politique « victime de ce dévouement politique récompensé par la trahison ou par l’oubli » (Balzac), reflète « l’horreur du politique », et que les maux stigma­tisés par Balzac dans sa nouvelle peuvent parfaitement s’appliquer à la France d’aujourd’hui et à la « présidence Sarkozy ». Sans doute. Mais ne pourrait-on pas dire la même chose de tout régime, quel qu’il soit ? Partout, à toutes les époques, on constate en effet ce que Balzac appelle « la brutale indifférence du pouvoir pour tout ce qui tient à l’intelligence, à la pensée, à la poésie ». Reste que certaines phrases font mouche aujourd’hui, plus que jamais : « Vous changez de mi­nistres comme un malade change de place dans son lit… » Et ceci, encore moins inactuel : « La jeunesse n’a pas d’issue en France. » Les cinquante petites pages si denses de cette nouvelle montrent, et de façon exemplaire, que la politique, cela ne pardonne pas.

BauchauHenry Bauchau. Écrire pour habiter le monde, sous la direction de Catherine Mayaux et Myriam Watthee-Delmotte (Presses universitaires de Vincennes, 2009, 392 p., 28 €). Les spécia­listes et les amateurs d’Henry Bauchau peuvent profiter d’une belle saison éditoriale : en même temps que le recueil des Poésies complètes paraissent la revue internationale liée au fonds de Louvain, puis les actes d’un colloque de 2007, consacré à l’auteur du Boulevard périphérique. « Habiter le monde en poète » : cette formule rassemble les différents aspects de l’aventure de Bauchau, tant sa poétique que ses histoires de quête, jusqu’à son accomplissement en tant qu’écrivain. À l’écoute de toute son œuvre, ce recueil d’études réunit des réflexions sur ce qu’est le langage, qu’il s’agisse de la langue maternelle, des gestes du corps, des symboles mythiques, des lois, des rites, de la musique, ou encore de celui d’un monde surnaturel dont le poète hésite à croire qu’il ne serait pas plutôt seulement le monde de l’intériorité. D’où l’intérêt de cette œuvre aujourd’hui, qui désigne l’aire incertaine où le poète place sa voix. Le monde intérieur d’où elle sourd est-il en accord mystérieux avec un Dieu énigmatique, « miséricorde » évoquée dans un récent poème (« Le rire » de Rembrandt, dont le journal de Bauchau retrace la genèse) ? Les études de ce colloque explorent les modalités de cette question, qu’elles laissent fidèlement ou­verte. Car la beauté de l’œuvre de Bauchau réside dans le mode de résonance au monde qu’il a trouvé dans la « déchirure », la contradiction, le seuil. Ainsi, le premier chapitre situe son écriture dans la perspective de la poésie contemporaine, pour interroger de nouveau la difficile notion de sacré. Le second chapitre montre comment le langage s’est réapproprié le corps pour habiter le « présent » plutôt qu’un « passé mortifère » : ceux qui ont aimé les personnages du cycle d’Œdipe, ou encoreLEnfant bleu, reconnaîtront ce chemin de guérison par la psychanalyse et l’art cher à Bauchau. Perdu dans son labyrinthe ou errant sur sa route, descendant dans les profondeurs, le héros mythique apprend progressivement à chanter de sa propre voix pour « habiter le monde ». Les contributions du troisième chapitre analysent l’usage des mythes, en particulier Dominique Millet-Gérard, qui compare Gengis Kahn et Tête dor, y discernant une méditation sur ce que signifie accomplir une œuvre, mais aussi s’accomplir. Béatrice Bonhomme et Catherine Mayaux explorent la « Chine intérieure » dans des études essentielles pour comprendre Bauchau. Dans le cinquième chapitre, on trouve un article du compositeur de l’opéra Œdipe sur la route, Pierre Bartholomée, qui explique le passage du roman à l’opéra. On y lit aussi la réflexion d’un juriste, Jean-Yves Carlier, sur les lois qui structurent les choix des personnages. Le recueil est donc représentatif de la qualité des lectures actuelles de cette œuvre. Il offre aussi des pages du journal de Bauchau et des photographies d’œuvres peintes ou sculptées, ainsi que de mises en scène.

Baudelaire. Olivier Apert, Baudelaire, être un grand homme ou un saint pour soi-même(Infolio, 2008, 174 p., 10 €). Un concentré parfois indigeste ou fumeux, d’une vie d’homme grand ? Quelle bizarrerie, cette accumulation du témoignage, entre ragots et piété ! Baudelaire, comme Isidore Ducasse, en est réduit à un souffreteux que l’art même n’ose transfigurer. La collection dans laquelle paraît l’ouvrage a cette devise : « Pour un accès immédiat à la connaissance ». Il ne faut donc pas s’attendre à autre chose. Pourtant, si la connaissance devient immédiate, ne jamais se résoudre à réduire une œuvre et son artiste reste un paradoxe. On regrette que les relations de Baudelaire avec sa mère, ou celles du poète avec les femmes soient si caricaturées. Certains témoignages rendus laissent sans voix, tant la passivité de Baudelaire, ou son goût frénétique pour le « fatum romantique », tentent de prendre la place du verbe. Ici, il ne s’agit que de commentaires plats et d’un dépeçage étrange. Baudelaire et la politique, Baudelaire à table, Baudelaire avec, Baudelaire a dit que, Baudelaire a ressenti que. Tout a déjà été dit. Mieux vaut relire Les Fleurs du mal à pleines dents.

Bergier. Marc Saccardi, Amateur de miracles et scribe de miracles : Jacques Bergier (1912-1978) (Œil du sphinx, 2009, 203 p., 20 €). La couverture inquiète : dans le style des pulps américains, la tête de Bergier sur fond de Stone­henge et de soucoupes volantes, ajouté au titre lovecraftien de la collection, c’est beaucoup ! Pourtant, il s’agit d’une approche critique du curieux personnage que fut Jacques Bergier, dont les méthodes sont analysées froidement et certains des nombreux mensonges expliqués. Marc Saccar­di n’en met pas moins en valeur les côtés sympathiques du personnage, et la biographie qu’il en donne (avec des lacunes encore nombreuses) est éclairante. Pour ceux qui le connaissent encore, le nom de Bergier demeure associé à celui de Louis Pauwels dans leur commune entreprise du Matin des Magiciens et de Planète, escroqueries intellec­tuelles à succès des années 1960, d’un confusionnisme incroyable quand on le considère cinquante ans après. Les nombreux documents publiés par Marc Saccardi montrent que Bergier n’était pas dupe : en particulier, le chapitre inédit de ses mémoires consacré à Planèteest d’une méchanceté impitoyable à l’égard des lec­teurs de la revue (dont il se désolidarisa rapidement), avec des formules frappantes : « La bêtise au front de Thoreau », « Je n’ai jamais rencontré de lecteur de Planète intelligent ». Le titre du livre, qui figurait sur les cartes de visites de Jacques Bergier, est une formule de Maurice Renard. Bibliographie détaillée et nombreuses illustrations. À connaître pour qui s’intéresse aux années 1960-1970.

Bouquins. Collectif, Le Bouquin de Bouquins : histoire dune collection (Robert Laffont, 2009, 112 p., s.p.m.). À l’occasion des trente ans de la collection Bouquins – plus de 500 volumes, près de 3000 titres publiés entre 1979 et 2009 – chez Robert Laffont, l’éditeur lance un petit… bouquin copieusement illustré, qui présente les grandes lignes de la naissance puis de l’évolution de cette célèbre collection. Faut-il s’étonner si l’on trouve, au centre de ces pages, la figure de Guy Schœl­ler (1915-2001) qui, avant de lancer en son temps le Livre de poche, créa la collection qui nous occupe. Jean d’Ormesson loue la diversité des choix éditoriaux, évoque la figure haute en couleurs de Schœller et celle de son père René, directeur général des Messageries Hachette avant guerre. Il apprécie l’éclectisme d’une collection devenue, après une naissance quasi mythique, la « Pléiade bon marché », qui a su séduire tant de lecteurs. Robert Laffont évoque lui-même Schœller et leur activité éditoriale commune. On apprécie que soit rappelé le rôle de la phynance, sans laquelle il n’y aurait pas de publications. Le Bouquin de Bouquins invite à pénétrer dans les coulisses d’une entreprise désormais bien implantée dans le paysage culturel français contemporain, mais qui a dû aussi naître et se développer avant de pouvoir devenir « la Pléiade du pauvre ». Quelques grands témoins présentent un certain nombre de facettes de cette collection qui offre la possibilité de lire Fantômas aussi bien que Colette, Diderot ou Casanova dans une édition enfin acceptable. Une précision : la quatrième de couverture ne précise aucun prix de vente. Comment le lecteur pourra-t-il se procurer Le Bouquin de Bouquins ? Une collaboratrice des éditions Robert Laffont, interro­gée par nos soins sur cette question, a bien voulu confirmer que ce petit livre est uniquement offert aux fidèles clients de certaines grandes librairies. Heureux habitants d’Argenton-sur-Creuse ou de Knokke-le-Zoute, vous voilà prévenus.

Charlie-Hebdo. Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire. Une histoire de Charlie-Hebdo (1869-1982)(Buchet-Chastel, 2009, 509 p., 28 €). D’une thèse de docto­rat, l’auteur a, pour une fois, tiré le meilleur parti. La facilité eût été de conter la geste du mythique Charlie-Hebdo sur un ton débraillé et provocateur. Rien de tel sous la plume de Stéphane Mazurier, lequel s’est donné le rôle du greffier-historien, après avoir recueilli les témoignages des acteurs de cette épopée journalistique n’ayant pas encore passé outre la rive noire. Curieusement, il n’a pas interrogé tous ceux qui auraient pu l’être, et l’index des noms cités sur­prend par quelques absences, mais peut-être s’est-il vu envoyer balader par certains (qui croirait que la rédaction de Charlie-Hebdo n’a pas compté quelques grands carac­tères ?). L’histoire du journal débute avec la rencontre de Cavanna et de Choron, au début des années 60. Les saisies
et les interdictions que subit le périodique ont fait le plus grand bien à sa légende. Histoires litté­raires n’a pas encore eu cette chance, mais, de toutes les livraisons parues depuis 2000, celle qui s’est le mieux vendue arborait en couverture la bouille du professeur Choron. L’estimable comité de rédaction dHistoires littéraires doit-il en tirer une leçon ?

Claudel. Paul Claudel, Jean Amrouche, Mémoires improvisés, 1951-1952 (Frémeaux et associés, 2009, 12 CD, 80 €). Belle occasion de ré-écouter ses entretiens célèbres, où dialoguent – et parfois ferraillent courtoisement – un Amrouche, pontifiant comme à son habitude mais non dépourvu d’habileté rhétorique et de ténacité, et un Claudel roublard en dieu et madré en diable. En de nombreux passages, l’auteur de Tête d’Or déjoue les pièges que lui tend son interlocuteur, en répondant ou en balayant la question, par exemple sur ses relations difficiles avec Gide, ou sur sa liaison avec Rosalie Vetch. Mais c’est surtout le parler de Claudel, cette voix rocailleuse, paysanne, lente et légèrement chuintante, qui reste dans l’oreille. Des mémoires si l’on veut, improvisés à la rigueur, mais surtout un extraordinaire commentaire d’une œuvre et d’une vie. Quel personnage !

Courier. Alain Dejammet, Paul-Louis Courier (Fayard, 2009, 682 p., 30 €). On ne lit plus beaucoup Paul-Louis Courier. On a tort. Certaine rumeur suspecte, colportée par Wikipe­dia, veut que le volume de ses Œuvres complètesdans la Pléiade soit celui qui a eu le moins de succès de toute la collection. On a peine à croire que le père Malebranche, qui jugeait criminel le plaisir que l’on prend à la lecture de Montaigne, y trouve plus de lecteurs, mais tout est possible. La biographie que vient de publier Alain Dejammet vient à son heure et on lui souhaite le plus franc succès. Non qu’elle soit sans défauts : trop longue et lourde peut-être pour un sujet si vif, bavarde et encombrée de quelques redites, de formules trop souvent réemployées, un peu confuse parfois. Tant pis, passons outre : une belle ferveur emporte ces peccadilles, et pour peu qu’on persévère, s’étant accoutumé au ton de l’ouvrage, à ces retours et à ces reprises, on finira sans peine ce livre paradoxal, qui a les dimensions d’une grosse thèse d’État de naguère, alors qu’il est en réalité un essai libre, écrit avec humeur et passion, pour célébrer un écrivain qui fit du « devoir d’insolence » sa raison d’être. Il est informé, notamment grâce à la grande édition de laCorrespondance générale publiée de 1976 à 1985 par Geneviève Viollet-le-Duc, ce qu’Alain Dejammet reconnaît volontiers dans sa bibliographie : « pour être honnête […] on ne peut, pour avoir une juste vision des écrits de Courier, séparer le papier bible du volume des Œuvres complètes, des trois tomes de la Corres­pondance générale ». Mais ce livre ne prétend pas, malgré son format, à ce que l’université appelle « recherche originale ». Alain Dejammet le reconnaît tout aussi volontiers au détour de son texte. On se tromperait toutefois de cible en le lui reprochant, car son objet est autre. Sur la base d’une information étendue, puisée dans les sources imprimées disponibles qu’énumère et commente une bibliographie qui compte vingt pages, cet ouvrage propose une interprétation originale d’un écrivain plus complexe que le laissent entendre, lorsqu’ils en disent quelque chose, les manuels d’histoire littéraire. Alain Dejammet retrace successivement les traits du militaire, de l’helléniste, du vigneron, du pamphlétaire (par une erreur curieuse, la table des matières omet de signaler le chapitre qui porte sur le pamphlétaire). Il en ressort que Courier, comme tous les hommes, portait en lui plusieurs hommes, mais qu’à la différence de la plupart, il fut avec une égale passion tous ceux qu’il portait en lui : reprenant le titre de la pièce de Robert Bolt, Alain Dejammet le définit comme « Un homme pour toutes saisons ». Il ne lui a même pas manqué une mort tragique, plus sordide que tragique à vrai dire, puisqu’il « a été assassiné par un paysan, pour des raisons mé­diocres, dans un environnement qui sent la boue, la paillasse, l’envers du décor des Bucoliques et des Pastorales ». Dans la conclusion de son livre, Alain Dejammet cherche à définir l’unité de cet homme qui fut tant d’hommes : « La vérité de Courier n’est autre que la recherche orgueilleuse de la vérité. […] Le message de Courier est là, réduit à l’essentiel, celui du combat de l’hypocrisie et du mensonge ». On n’a aucune raison d’en douter, et l’on a toutes les raisons de lire, aujourd’hui autant que sous la Restauration, le mince volume des Œuvres complètes de cet homme qui a, sans jamais dévier, voulu être – et non pas seulement paraître – heureux. Pour peu qu’on pèse ces mots, on s’avise que c’est aussi un programme politique.

CourtelineLa Philosophie de Georges Courteline (Mille et une nuits, 2009, 110 p., 3 €). Il serait trop facile – et surtout bien injuste – de dire que la philosophie de Courteline est un peu… courte. Il est vrai, néanmoins, que ces exercices flatteurs, du style « Ce que je crois » ou « Ce que je pense », sont assez risqués, et prêtent souvent à l’ironie. Courteline y parle, comme à bâtons rompus, de ce qu’il aime (Molière, Hugo, M. de La Palisse), de ce qu’il n’estime guère (la justice, les femmes), et de ce qu’il déteste (les tapeurs et les médecins – bizarre association !). Lorsqu’il publie ce livre, en 1917, l’auteur a 59 ans et voit la vie sous des couleurs assez mélancoliques, ce qui ne l’empêche pas de croire que la guerre (celle de 1914-1918) sera la dernière. De même, il se refuse à admettre que la Force prime le Droit, ce qui peut faire sourire, quand on voit que l’Histoire, et toute la vie même, nous enseignent plutôt constamment le contraire. Pour le reste, le livre est un mélange de réflexions, où l’auteur s’essaye tant bien que mal à la maxime, et de propos divers, débités sur un ton sans apprêt. Cela fait parfois un tantinet Français moyen : « On peut dire que sur plus d’un point la question sociale se résume à un peu de bonne volonté. » Il faudrait cependant en rabattre, sans doute, sur le « bohème » que Courteline se
flatte d’avoir toujours été. Léon Deffoux rapporte que, dans les années 20, il l’avait vu, venu toucher ses droits, sortir de la Société des auteurs, « tout matelassé de billets » et gémissant : « Vous savez, j’ai de ces frais…! » Preuve que le vieux Courteline ressemblait parfois à un personnage de ses propres pièces.

Dali. Capitaine Peter Moore, Flagrant Dali, traduit de l’anglais par Nicolas Idier (Grasset, 2009, 273 p., 19 €). Avec Dali, on ne s’ennuie jamais. C’est déjà ça… Voici donc les souvenirs de celui qui fut, durant plus de vingt-cinq ans, son « conseiller militaire » (tel est le titre que lui donna d’emblée Dali, car cet Irlandais était un ancien militaire britannique, reconverti dans le cinéma). Moore devint ainsi, par hasard, l’agent commercial du peintre, et son sens des relations publiques fit merveille dans un tel emploi. Comme il l’écrit : « Il était l’appât, j’étais le tireur. » Vivre avec un homme en représentation perpétuelle n’était cependant pas chose facile, et Moore dut plus d’une fois se plier aux fantaisies déconcertantes de son patron. Ce livre contient quantité d’anecdotes, souvent piquantes, mais on ne saurait assurer que le mémorialiste nous ait vraiment tout dit. Il est vrai qu’il en va toujours ainsi avec les livres de souvenirs. Quoi qu’il en soit, le livre est agréablement écrit et composé de petits chapitres alertes, centrés sur une anecdote, une rencontre ou un aspect de Dali. Moore se garde soigneusement de prolixes commentaires psychologiques : il montre Dali en action et, pour ainsi dire, dans sa vie quotidienne, laquelle était le plus souvent on ne peut plus publique. Les États-Unis furent la Terre promise du peintre, qui y devint fort célèbre et y profita au maximum de sa réputation d’excentrique. On voit aussi la roublardise dont il fit preuve en diverses occasions un peu partout, et même avec Franco. Toutefois, Moore eut souvent à composer avec la terrible Gala, qui, souligne-t-il, « voulait être tout pour Dali. Y compris son agent commercial ». Une chose frappante est que Dali n’eut point d’ami. Aucun. Mais pouvait-on l’être avec cet égocentrique absolu, qui ne parlait de lui qu’à la troisième personne ? On sait aussi ce qu’il advint de ses ami­tiés de jeunesse (Lorca, Buñuel). Ce livre de souvenirs est intéressant, car il ne propose pas un portrait en pied de Dali, mais une évocation fragmentée du personnage. Les vingt dernières années, dont Moore fut le témoin, furent assez pathétiques. Perdant peu à peu tout caractère subversif, Dali, véritable machine à faire des dollars, finit par mouliner du Dali à la demande, quasi mécani­quement, et s’entourer d’une foule de parasites et de zozos, dont la présence le flattait et qu’il associait à ses fantaisies, comme celle de faire déverser des kilos de plumes sur un groupe de gitans qui, chez lui, jouaient du flamenco en son honneur. Sur tout cela, Moore pose un regard assez amusé, tout en ayant l’honnêteté de ne point cacher le gros profit financier qu’il tirait de ses fonctions (10 % sur toutes les affaires, ventes et transactions réalisées par lui pour le maître). Pas de doute, le capitaine Moore fait à présent partie de Dali, un peu comme Eckermann fait partie de Gœthe.

DaumalRené Daumal lascension continue. Catalogue de lexposition (Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières, 2008, 190 p., 20 €). Portrait colorisé sur titre évoquant quelque chose comme la saison 2 d’une série télévisée yankee, la couverture de ce catalogue n’est pas impérissable. L’Everest en fond, colorisé lui aussi, explicite assez lourdement la métaphore du Mont Analogue. Pourtant, une fois oubliées ces préventions, on se jette sur le cahier iconographique qui reproduit quelques-unes des pièces de l’exposition du centenaire consacrée à René Daumal ; la déception reprend un moment ses droits : certains inédits sont intéressants, mais il y a aussi beaucoup de documents recadrés ou d’illustrations dont le format lilliputien nécessi­terait une loupe, si ce n’est un microscope. Des textes inédits qui émaillent le volume, le premier jet de la Lettre ouverte à André Breton est le plus substantiel et le plus intéressant : on y découvre une orientation de l’argumentaire sensiblement différente de ce qu’elle fut par la suite et, incidemment, que la fameuse phrase par laquelle Daumal tançait le patron des surréalistes – « Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait celui d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes » – ne figurait pas, à l’origine, dans ce texte finalement publié dans le dernier numéro du Grand Jeu. Avec les quelques lignes adressées à Vera qui figurent en fin de volume, on n’est pas loin du fond de tiroir, même si l’opportune reprise des lettres de la montagne leur rend un écho pertinent. Pour le reste, l’ouvrage, par les témoignages qu’il réunit, s’attache essentiellement à montrer combien l’œuvre et le cheminement de Daumal constituèrent une source de questionnement et de stimula­tion pour des personnalités venues d’horizons et de disciplines variés, de la danse au théâtre, en passant par le cinéma, la géographie ou la bande dessinée. Les grands auteurs inspirent autant qu’ils sont inspirés, c’est connu. Les fanatiques de Patti Smith et de Benoît Peeters apprécieront.

Dumas. Claude Ribbe, Le Diable noir. Biographie du général Alexandre Dumas, père de lécrivain (Alphée/Jean-Paul Bertrand, 2009, 234 p., 19,90 €). Les livres de Claude Ribbe pratiquent peu la nuance – on se souvient duCrime de Napoléon et de Le Nègre vous emmerde, pour Aimé Cé­saire. Ce nouveau volume est consacré au général Dumas, dont l’existence vaut certainement d’être contée autrement que comme hors d’œuvre à l’existence de ses descendants célèbres. La chose est faite ici, avec un incontestable talent – et quelques excès, dont le pire n’est, souhaitons-le, pas dû à Claude Ribbe lui-même, ce bandeau qui annonce « Un précurseur français d’Obama » !

Enfer. Guillaume Apollinaire, Fernand Fleuret et Louis Perceau, LEnfer de la Bibliothèque nationale. Bibliographie méthodique et critique de tous les ouvrages composant cette célèbre collection avec une préface, un index des titres et une table des auteurs. Fac-similé de l’édition de 1919 (Ressouvenances, 2009, 415 p., 28 €). Ce n’est certes pas une mauvaise idée que de publier une réimpression fac-similé de cette célèbre bibliographie, d’autant que cette seconde édition (1919) n’est pas toujours facile à trouver. Faut-il rappeler qu’il s’agit là d’un ouvrage absolument pionnier, et qui a rendu d’inappréciables services ? Évidemment, depuis un siècle, la bibliographie des curiosa a beaucoup progressé, notamment avec l’ouvrage analogue de Pascal Pia, Les Livres de lEnfer (1978). Il n’empêche que bien des éléments fournis par la trinité Apollinaire-Perceau-Fleuret restent toujours valables. Leur grand mérite aura été de défricher ce qui était alors un continent quasiment inexploré, si l’on met à part les trois bibliographies, à vrai dire incomplètes, publiées à la fin du XIXe siècle par Pisanus Fraxi (Henry Spencer Ashbee). De plus, les trois auteurs se sont attachés à donner toutes sortes de précisions sur les livres qu’ils décrivaient. Loin de se limiter à la stricte description bibliographique, ils ont multiplié les détails sur le contenu des livres, leur auteur, leur diffusion. Ainsi, ils n’ont pas hésité à recopier de longues notices ou des préfaces sur des écrivains comme Nicolas Chorier, John Wilkes et Guillaume Reboul, des revues comme The Pearl, ou des ouvrages comme Le Panier aux ordures,Erotika Biblion et Le Théâtre érotique de la rue de la Santé. Autant d’ouvrages qui, à l’époque, n’étaient pas d’un accès facile : grâce à cette bibliographie, on pouvait avoir sur eux des renseignements aussi précis que nombreux. Toutefois, certaines affirmations de cette bibliographie ont été infirmées depuis, par exemple l’attribution desTableaux de mœurs du temps à Crébillon fils, dont on sait à présent, grâce aux recherches de Jacques Duprilot, qu’ils sont bien de La Popelinière, ou encore de Zoloé et ses deux Acolythes à Sade, ce qui, aujourd’hui, n’est plus retenu. Il est vrai que le problème des attributions des livres anonymes est souvent fort épineux : n’a-t-on pas, jadis, fait largesse à Diderot de Thérèse philosophe ? On s’étonne par ailleurs, à propos de LAnti-Justine de Restif de la Bretonne, de voir celui-ci traité de « trop célèbre imbécile », et sa lecture de « soporifique ». Étrange, aussi, l’espèce de hargne avec laquelle est, en plusieurs endroits, épinglé et critiqué Sade. Il est probable que ces brocards reflètent l’opinion, non pas d’Apollinaire (grand champion du divin marquis, mais qui, en 1919, était mort), mais plutôt de Fleuret, lequel tenait bizarrement Sade pour un simple cacographe. Telle quelle, cette bibliographie presque centenaire est susceptible d’être encore très utile aux chercheurs, aux bibliographes et aux simples curieux. On peut aussi la lire comme une sorte de roman, plein de détails pittoresques. Ainsi, à propos de Paul de Kock, dont la vogue fut énorme en Italie au XIXe siècle, on apprend que, vers 1900, « S.S. Léon XIII demanda à Ferdinand Brunetière qui venait le visiter, et cela avant toute bénédiction ou courtoisie oratoire préliminaires : «Et comment va ce bon signor Paul dè Koko ?» » Inutile d’ajouter que Paul de Kock (1794-1871) était mort depuis longtemps…

Flaubert. Madame Bovary et les savoirs, sous la direction de Pierre-Louis Rey et Gisèle Séginger (Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, 332 p., 23 €). Il était sans doute opportun de se pencher à nouveau sur cette question, si souvent abordée, des rapports de Flaubert à la science et de la façon dont ceux-ci se répartissent, se déclinent et se formulent en savoirs : des discours et des systèmes, ressortissant à une théorie de la connaissance. Volontairement resserré, le champ d’investigation et d’application se limite à Madame Bovary. Les études réunies dans ce volume témoignent à la fois de la pertinence théorique du problème épistémologique et de la diversité des modes par lesquels Flaubert, dans le cadre de la conception et de la rédaction du roman, envisage les savoirs, les utilise et les transfère dans l’ordre de la fiction narrative. Plus que jamais, l’ordre des savoirs n’est pas dissociable de l’ordre des discours – d’autant plus, d’ailleurs, que l’âge du roman moderne, que l’entreprise flaubertienne précipite, tient sa spécificité d’une articulation inédite entre science et littérature. On ne reviendra pas là-dessus. Mais cette articulation est riche de prolongements insoupçonnés, de ramifications théoriques et historiques qu’il importe de débrouil­ler. De là l’incontestable validité du propos, de là également la variété des études rassemblées. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas des déplacements et des mouvements notionnels successifs que l’on fait subir ici au concept de « savoir ». On passe souvent d’une définition gnoséologique à des approximations et des à peu près qui autorisent toutes sortes de déviations et de distorsions. Il eût été bon, par exemple, que les articles portant sur le roman conçu comme un outil de savoir, de par son aptitude justement à décrire le réel et à tenir sur son compte un dis­cours d’explication et de justification, gagnent en hauteur de vue théorique. De même, que penser des textes qui s’intéressent à la réception de Madame Bovary en reprenant la problématique épistémologique sous un angle qui manque, pour le coup, de pertinence et de justesse ? Le lecteur est en droit de se demander, au fil des études qu’on lui propose de découvrir, ce qu’on entend au juste par savoir et si, au milieu du XIXe, il existait quelque chose comme une théorie de la chose, plus ou moins formalisée, plus ou moins diffuse, qui aurait pu donner lieu à une rapide mais utile mise en perspective. On regrette donc le manque d’unité dans la conception de cet ensemble : à vouloir décliner les facettes d’une notion et les multiples variables de son champ d’application, on finit par perdre de vue l’objet même de l’enquête, et à le vider en partie de toute signification.

Futurisme. Tatiana Cescutti, Les Origines mythiques du futurisme : F.T. Marinetti poète symboliste (1902-1908)(Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2009, 467 p., 24 €). Le Futurisme a cons­truit sa crédibilité esthétique et sa fortune historique sur la foi de quelques mots d’ordre fracas­sants et radicaux, affirmant haut et fort l’annulation de la tradition, la liquidation des valeurs, le refus même de l’art. Intensifiant à l’extrême la rhétorique agressive des avant-gardes, Marinetti a fait de la destruction un principe tout aussi déroutant qu’inquiétant. Ses divers Manifestessont là pour le rappeler. Mais ne fallait-il pas soumettre cette phraséologie subversive – ainsi que les « œuvres » qui la prolongent en la ratifiant – au crible d’un examen plus poussé, permettant notamment de mieux saisir le processus de la création chez Marinetti et d’en déployer ainsi, en bonne rigueur scientifique, toute l’historicité. Tel est de fait le propos de Tatiana Cescutti, qui s’attaque à un pan de l’œuvre de Marinetti que l’on a tendance à sous-estimer ou à mal évaluer (le « premier » Marinetti, en fait). L’auteur s’emploie à montrer que l’éthique de la rupture, foyer même de la doctrine et de l’esthétique futuristes, a été trop facilement érigée par la critique en grille d’intelligibilité exclusive d’une entreprise créatrice bien plus nuancée. S’il est incontestable que l’ambition de Marinetti est de rompre avec une certaine culture et avec certaines formes de réprésentation, il n’en demeure pas moins que ce travail de réfutation et de dépassement s’enlève sur fond de dialogue avec la tradition et la culture littéraire du passé. Centrée sur l’étude de trois textes pré-futuristes, La Conquête des étoilesDestruction et La Ville charnelle, l’analyse éclaire le lecteur sur les soubassements romantiques et symbolistes d’une écriture qui est d’abord réécri­ture. D’où le sous-titre de cet essai : Marinetti, poète symboliste. Le projet de Marinetti s’ordonne de fait aux grands principes d’une poésie absolue, métaphysique, qui « interroge le sort de l’Humanité » et sonde la dualité fondamentale de l’homme, déchiré entre matière et esprit. L’intérêt de cet ouvrage est qu’il procède à un réalignement historique de Marinetti, réarticulant la phase antéfuturiste à la phrase proprement révolutionnaire, inaugurée par le Manifeste et le récit de fondation mythique qui l’accompagne. Tatiana Cescutti montre que ceManifeste est un essai de conceptualisation théorique qui résulte d’un parcours préalable de réécritures – et non pas, comme on a tendance à l’affirmer, un acte de rupture totale. Autrement dit, cet ouvrage invite à une nouvelle lecture du parcours de Marinetti, à la fois plus nuancée et mieux contextualisée.

Gide (1)Catherine Gide. Entretiens 2002-2003 (Gallimard, 2009, 164 p., 16 €).Ces entretiens sont des chutes. En d’autres termes, ce sont les parties que Jean-Pierre Prévost n’a pas intégrées à son film André Gide : un petit air de famille (2006), dans lequel Catherine Gide évoque ses souve­nirs et retrace à sa façon, à la fois discrète et éloquente, la figure de son père. On lira ici deux entretiens avec Jean-Claude Perrier, deux autres avec Jean-Pierre Prévost, un entretien avec Dominique Iseli (fille de Catherine Gide). On peut s’en remettre à la formule convenue de la qua­trième de couverture de ce volume, qui présente ces documents comme « suffisamment intéres­sants pour être réunis dans un petit livre ». Où est l’intérêt au juste ? À la lecture des cinq entre­tiens rassemblés ici – auxquel s’ajoute la relation d’une rencontre entre Catherine Gide et Jérôme Chenus –, ce qui retient l’attention, ce n’est pas ou plus la personnalité d’André Gide ni même ces à-côtés de sa vie d’écrivain, confidences, anecdotes ou révélations qui font l’ordinaire de ce genre de témoignages. Non, le prix est ailleurs : il réside dans l’œil et l’intelligence du témoin. Catherine Gide, quoiqu’elle s’applique toujours à s’effacer devant Gide, devient vite, et malgré elle, le seul et vrai sujet de ce « petit livre ». Dépourvue d’intrigue, mêlée aux courants divers de la vie, aériens et souterrains, l’histoire qu’elle raconte est celle d’une famille, faite de rencontres, de lieux, d’événements quotidiens, de hasards. Un roman libre de tout programme, dégagé également de toute espèce de piété dévotionnelle à l’égard du grand écrivain, à l’image, en somme, de celle qui, dans ces entretiens, en construit la trame au gré de ses souvenirs – adoptant tantôt le point de vue ignorant de celle qui ne sait pas encore qu’elle est la fille de Gide, tantôt celui d’une lucidité venue par révélation brusque. La nouvelle « Tu es la fille d’André Gide », apportée par l’ange du hasard, rend Catherine malade : « Je ne pouvais plus manger. Je ne pouvais plus manger à la même table que lui. Enfin, j’ai fait une sorte de petite crise stupide et irrépressible. C’est très gênant quand tout d’un coup ce monsieur que vous aimez tant et avec qui vous êtes tout le temps vous dit : «Ah, eh bien, je suis ton papa !» Non c’est affreux… » La crise durera quelque temps. Puis viendra la réconciliation, et l’esprit de la famille, cette lumière qui tourne et qui plane sur ce monde fantasque, l’emporte, confère aux événements d’une vie sa coloration, sa saveur et son sens. De cela, ces entretiens rendent compte, avec pudeur, humour et minutie. On appréciera par ailleurs les portraits fugitifs qui émaillent ces témoignages : Jean Schlumberger, Bernard Grœthuysen, André Frénaud, et bien d’autres profils qui peuplent cette histoire de la vie de Catherine Gide. Du côté Van Ryssel­berghe, on retiendra l’évocation toujours émouvante de Théo : le récit dialogué de la rencontre avec Jérôme Chenus, un des derniers témoins vivants à avoir connu Théo, en donne la mesure, mais aussi, ici et là, telle remarque, ou telle confidence suffit à réveiller l’image du peintre. Ainsi, à propos des séjours dans l’île de Ré, Catherine rappelle un commentaire de sa mère (« Je crois que Théo était l’un des plus anciens à avoir connu le bout de l’île ») qu’elle prolonge de ces propos : « Théo a fait des carnets de dessins à Ré, mais ma mère les a dispersés, les a perdus, alors je n’en ai pas. » Il y a une émotion dans ce simple constat de perte, qui, soudain, au détour d’une phrase, livre Catherine Gide à ce vide, à cette absence. On lira ces entretiens avec le sentiment constant d’une joie à peine teintée de mélancolie : la vie s’efface, certes, emportant les uns, préservant momentanément les autres, mais elle continue. Comme le rappelle Jean-Claude Perrier : « Le miracle, c’est que cette relation avec votre mère a donné, outre vous, vos quatre enfants et une kyrielle de petits-enfants qui vivent un peu partout dans le monde. Il y a donc une nombreuse descendance d’André Gide ! »

Gide (2). André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, tome I (Gallimard, Pléiade, 2009, 1584 p., 70 €). La préface de Pierre Masson s’ouvre – captatio benevolentiae – sur un aveu d’impuissance : personne ne peut éditer correctement Gide. Il a usé de trop de noms de genres, s’amusant à faire passer ses œuvres des « romans » aux « soties » au long des années, et finis­sant par effacer toute distinction générique en construisant ses Œuvres complètes sur un modèle purement chronologique, qui mettait sur le même plan fiction et journal. Que faire alors, lorsque l’on vient après lui, qui n’a même pas pu achever son entreprise éditoriale ? Pierre Masson a décidé de ne pas se détacher autant que Gide des frontières génériques généralement admises, distinguant Essais, Journal et Fictions, mais de renouer avec le principe de la linéarité temporelle (tout en choisissant, malheureusement, d’éditer le texte des Œuvres complètes, ce qui dénature singulièrement le principe d’une pure chronologie : nous lisons à la date de sa première publica­tion la version remaniée de chaque texte – mais les règles de la Pléiade étant ce qu’elles sont, n’en blâmons pas l’éditeur scientifique). Pierre Masson montre que l’on peut réduire les fictions de Gide à un schéma fondamental : celui de la méprise autodestructrice. S’inventer un double, un masque, et finir par se confondre avec lui, c’est le scénario typique de ses romans, et le destin de Walter ou de Lafcadio ; mais c’est aussi, il faut le rappeler, celui de la maladie fin-de-siècle telle qu’elle apparaît chez Lorrain, Rachilde ou Jarry. On peut ainsi regretter que Pierre Masson ne fasse pas le lien entre les préoccupations de Gide, présentées comme idiosyncrasiques, et les interrogations mises en scène dans la littérature symboliste : si « Gide fut marqué toute sa vie par la hantise d’assurer l’unité de sa personnalité, menacée par une secrète propension à la dissolu­tion », il suffit de lire Gourmont, Valéry ou Dujardin pour constater que c’est là esprit d’époque, et que Ribot, Schopenhauer, Taine sont passés par là. Quête de l’absolu, ambition d’écrire le Livre, mais mise à distance ironique de ces utopies par la mise en abyme : Gide n’est jamais aussi symboliste que lorsqu’il se détache de l’idéalisme par un écart qui inaugure de nouvelles formes narratives. Quant aux relations entre la vie et l’œuvre, longuement développées ici, elles sont plus à leur place en note ou dans les notices, dans la mesure où elles ne font pas l’objet d’une réflexion critique très poussée sur l’intégration de l’anecdote vécue dans la littérature. On a du mal à lire certains passages sur l’importance démesurée de « la mort prématurée de son père », et l’étude des figures parentales dans ses romans. Les pages sur la reconstruction de ses écrits à travers la composition a posteriori des œuvres complètes sont mieux venues et mériteraient d’être étendues – mais peut-être est-ce le cas dans le deuxième volume de cette édition, qui n’a pas été envoyé à la rédaction d’Histoires littéraires ; si les attachées de presse de Gallimard nous lisent, qu’elles nous l’envoient vite, nous saurons en dire tout le bien que nous en pensons.

Guéhenno. Jean Guéhenno, La Jeunesse morte, édition établie par Philippe Niogret (Claire Paulhan, 2008, 286 p., 32 €). Ce récit est remarquable à bien des égards. Seul roman que Guéhenno ait écrit de sa vie, il était demeuré inédit jusqu’à aujourd’hui ; présenté sans succès à plusieurs éditeurs entre 1921 et 1924, il arriva simplement trop tard dans un marché saturé de témoignages et de récits de guerre. Car c’est bien de la Grande Guerre qu’il s’agit dans ce livre, celle d’un certain Toudic et de ses amis Lévy et Hardouin, derrière lesquels on reconnaît sans peine Guéhenno et ses camarades de l’École normale supérieure Durkheim, le fils du sociologue, et Étévé. L’auteur écrit ici pour témoigner, en survivant révolté d’une jeunesse qui, élevée dans l’amour de la littérature et de la philosophie, fut envoyée au massacre par des vieillards patriotards qui s’étaient arrogé le droit de parler à sa place et, suprême scandale, au nom des morts qu’ils avaient provoquées. Œuvre matricielle, La Jeunesse morte l’est à plus d’un titre, comme le montre l’annotation patiente et pointilleuse procurée par cette première édition, car ce roman mort-né innerve de ses sentences et de ses réflexions les œuvres à venir, en particulier Journal dun homme de 40 ans, qui en reprend des passages entiers. Il permet également de comprendre, comme de l’intérieur, quelques raisons profondes du pacifisme véhément de Guéhenno dans l’entre-deux-guerres, pacifisme parfois mal compris qui ne l’empêcha pas, du reste, de devenir très tôt une figure de la résistance intellectuelle. La Seconde Guerre mondiale a rendu raison de ce pacifisme d’ancien combattant, comme l’explique Jean-Kely Paulhan dans sa préface. Il n’en demeure pas moins qu’il fut l’apanage des plus belles âmes d’une Troisième République qui s’était nourrie d’humanités et qui s’apprêtait à sombrer. C’est sans doute à cet idéal perdu que rend hommage à sa manière cette édition : manuscrits fac-similés et annexes pleines d’inédits donnent une épaisseur humaine à la lecture de cette redécouverte.

Guitry. Bernard Leconte, La France de Sacha Guitry (Xenia, 2009, 126 p., 14 €). C’est la louable entreprise, par un admirateur passionné, de glorifier Guitry comme homme et comme auteur. Cela en dix chapitres, respectivement intitulés Un Français né à Saint-PétersbourgUne conception française de la femmeUne conception française de la littératureUn moraliste dans la lignée de VauvenarguesLesprit est françaisUn théâtre bien françaisDu cinéma, du vrai cinémaLangue et style, La géographie de GuitryLe Patriote. Guitry, Français cent pour cent, et tous azimuts, on l’aura compris. Le style est à l’avenant, glanons quelques fleurs parmi ces riches parterres multi­colores : « Et puis zut, y en a marre, qu’est-ce que c’est que ces gens si nombreux en ces temps-ci » – « En revanche, Guitry ne peut pas piffer l’entourage de Pétain » – « Quant à être mauvais Français, l’en accuser, lui ! Ça alors ! » – « Troisième calomnie (tiens ! je m’aperçois que j’ai oublié la 1 bis ou la 2 bis » – « Maintenant, avouons qu’il existe en France et ailleurs, actuellement, une pseudo-littérature où des écrivains tourmentés nous cassent les roupettes par l’exposé labo­rieux de leurs névroses » – «Ah! j’avais oublié la fantaisie ! » – « Ah, joli, le “tragique brusque” ! » – « Ah ! ça fait très IIIe République, IVe et peut-être Ve » – « Ah, la théorie ! Eh bien, Guitry a de la théorie » ; « Louis XIV me paraît tout de même un chouchou » – « [Guitry] croyait comme Péguy, qu’il ne fréquentait apparemment pas et avec lequel il ne se serait peut-être pas parfaitement entendu, mais tous deux avaient pour point commun, outre d’être contemporains, d’être très français, il croyait à l’incarnation » – Soutiens-moi, Fabien… ! La quatrième de couver­ture nous informe que l’auteur est un « défenseur intransigeant de la langue française », et qu’il « a publié notamment La Récrée [sic] va finir (prix du Premier Roman 1979) » et À la recherche du bon français (2007). Nous voilà renseignés.

Hervé-Bazin. Philippe Nédélec, Catherine Nédélec, Dans les pas de Hervé Bazin. Une vie, une œuvre, un terroir(Éditions du Petit Pavé, 2008, 196 p., 20 €). Se souvient-on du mouvement de réprobation bien pensante du monde litté­raire lorsque, dans les années 80, fut annoncé le projet d’un volume consacré à Hervé Bazin dans la Bibliothèque de la Pléiade ? Les bonnes âmes n’en revenaient pas et le firent savoir. Le projet s’est évanoui, mais l’épisode est révélateur du mépris que suscite le nom de l’auteur de Vipère au poing, avec ses millions de lecteurs et son absolu manque de glamour aux yeux des amateurs de belles-lettres. Ce petit livre est une sorte de manuel qui présente, de manière simple et claire, la vie et l’œuvre de cet auteur à qui on reprochait surtout ses gros tirages. Principalement fondé sur des entretiens avec de nombreux témoins – de Bernard Pivot à Robert Sabatier –, il utilise aussi quelques archives du fonds Hervé Bazin déposé à l’Université d’Angers. L’illustration est abondante, souvent utile, ainsi que des extraits de livres que vous n’avez sûrement pas lus. Si jamais vous vous demandez qui était le prix Lénine 1980…

Hugo. Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo. Tome II. Pendant lexil. 1851-1864 (Fayard, 2008, 1285 p., 45 €). Enfin ! Le tome I de cette monumentale biographie était sorti en 2001, en voici le tome II, paru fin 2008. Sept ans d’intervalle, délai dont l’auteur s’excuse dès les premières lignes. Excuses à vrai dire superflues : lorsqu’on lit ces 1200 pages, on conçoit que sept ans n’étaient pas de trop, pour bâtir un tel monument et nous reconstituer ces quatorze premières années de l’exil. Les documents, dira-t-on, abondent sur cette période. Soit, mais le livre ne donne jamais cette impres­sion de fourre-tout, qui s’attache à certaines autres biographies. Tout est ici exposé, pesé, mis en valeur, gradué, avec des temps forts et des moments moins pleins. Surtout, il y a autre chose, et plus remarquable. Cette biographie est de celles, plutôt rares, qui ne se bornent pas à offrir un récit circonstancié de la vie de l’auteur. Elle va plus loin et nous introduit au cœur de la création même de Hugo. C’est peu dire que l’auteur sait tout sur Hugo : il en commente les œuvres, sans parti pris, mais aussi sans pédantisme. À cet égard, ses considérations critiques sont éclairantes et pertinentes. Elles viennent équilibrer, compléter et enrichir le propos biographique, chez lui si précis et détaillé. Mieux encore, le critique y donne constamment la main au biographe, et c’est une des grandes séductions de ce livre. On y voit se côtoyer le pamphlétaire éperdu des Châti­ments, le romancier des Misérables et le lyrique des Contemplations et de La Légende des siècles, et l’homme le plus quotidien. Pour aussi paradoxal que cela puisse paraître, il n’y a aucune disso­nance entre les analyses des œuvres et telle évocation, aussi anecdotique qu’elle soit, de « ce soir de mai où Victor Hugo s’emporta contre un plat où les asperges étaient rangées tête-bêche sans considération de leur taille, et scandalisa ses enfants en déclarant que cette disposition anarchique le préoccupait davantage que l’éternelle bataille autour de Malakoff ». Un tel va-et-vient entre le fil des jours et la haute littérature rend parfaitement compte de la réalité multiple de l’existence de l’exilé, et surtout de sa psychologie même. Le lecteur peut ainsi mesurer aussi bien l’énorme travail, qui nous valut tant d’œuvres maîtresses, que les relations souvent difficiles avec les autres proscrits (« sur trois proscrits, il y a deux espions »), les histoires de famille, la fugue d’Adèle Hugo, etc. On remarque à ce propos certains épisodes saillants : l’affaire Hubert, l’exécution de Tapner, les tables tournantes, les pourparlers pour la vente des Misérables, Hugo et Lamartine, le banquet des Misérables, etc. Tout en traversant des périodes de découragement parfois presque funèbre, Hugo restait indomptable et trouvait une énergie étonnante, aussi bien pour écrire que pour faire face au quotidien. Il lui fallut assurément du courage, dans sa situation incertaine, pour oser écrire au ministre anglais Palmerston cette incroyable adresse : « Nous habitons, vous et moi, l’infiniment petit. Je ne suis qu’un proscrit, et vous n’êtes qu’un ministre. Je suis de la cendre, vous êtes de la poussière. D’atome à atome on peut se parler. » Il faudrait des pages et des pages pour rendre compte en détail de cette biographie hors série et de la manière dont elle est conduite, d’un bout à l’autre. Il faut aussi signaler la richesse des 300 pages de notes, qui sont loin de n’être que des références bibliographiques et prolongent et précisent certains points. On n’oubliera pas non plus les annexes – cartes, plans, index des noms, index des œuvres – et les très belles illustra­tions. La quatrième de couverture précise que le troisième tome, qui couvrira la période 1864­1885, « devrait sortir avant le bicentenaire de Waterloo ». Il faudrait être bien détaché de la littéra­ture et de l’Histoire, pour ne pas attendre avec une impatience le couronnement de cette biogra­phie exemplaire.

HuysmansJ.K. Huysmans chez lui, études réunies par Marc Smeets (Rodopi, 2009, 180 p., s.p.m.). Les Cahiers de recherche des Instituts néerlandais de langue et littérature françaises publient un numéro consacré aux rapports de Huysmans et la Hollande, son pays d’origine. Dès l’introduction, Marc Smeets note que les voyages de l’écrivain dans ce nord qu’il juge confortable se raréfient à la fin des années 1870, alors même que la famille le déshé­rite partiellement pour cause de vie parisienne jugée disso­lue et de thèmes d’écriture considérés comme douteux. Huysmans, Huÿsmans, Huijsmans ? Philippe Barascud nous promène dans l’histoire d’une orthographe incertaine et de la semi-francisation d’un patronyme batave. Si l’on excepte la correspondance entretenue avec l’écrivain Marc Smeets jusqu’en 1907, l’écrivain limitera de plus en plus ses rapports avec la Hollande. Après sa conversion, seule la ville de Schiedam trouvera grâce à ses yeux, pour l’apologie de la sainte locale. L’une des études de ce recueil traite, sous la plume d’Anthony Zielonka, des recherches de Huysmans sur cette personnalité médiévale, Lydwine, recherche dans laquelle l’auteur s’est impliqué personnellement autant que littérairement, pour le livre qu’il publie en 1901, quatre années après son dernier voyage. Jérôme Solal envisage, sur ce même thème, la dimension érotique du Divin Lait de Lydwine qui, par un saut dans l’histoire, aurait permis au quasi-reclus d’entrouvrir son chez-soi à une forme de plaisir hagiographique, alors que la maladie qui l’emportera commençait à le ronger. Dans un registre proche, Jean-Marie Seillan étudie un aspect peu fréquenté des rapports de Huysmans avec la religion, celui de la contradiction entre l’idéologie racialiste dont il est porteur, avec nombre de ses contemporains, qui l’amène à privilégier les nordiques aux méridionaux, avec son catholicisme forcément latin et, qui plus est, fasciné par un médiéval qu’il sent œcuménique. Sur le plan des relations littéraires, Estrella de La Torre Giménez traite des interférences mutuelles entres les univers de Huysmans et de ses confrères belges, à travers les amitiés entretenues avec les romanciers et poètes Hannon, Lemonnier et Rodenbach. C’est avec Hannon que Huysmans aura approfondi son rapport à l’intimisme, explique Sylvie Thotel-Cailleteau, notion qu’il aura déclinée depuis son emploi de bureau jusqu’à l’organisation de son logis parisien. Maarten Van Buuren s’intéresse au célèbre glissement de l’auteur de Certains de l’option naturaliste au choix « artiste », en insistant sur la prise en compte de la névrose et même de l’hystérie comme conditions positives de la création. Autre état d’âme que celui de la mélancolie. Patrick Bergeron l’envisage pour Huysmans en lien avec Barrès, sous le sceau com­mun de la « décadence» et de la prise en compte du malaise domestique, ce que Per Buvik étudie à travers la question de la nature « qui aurait fait son temps », le temps où la Bièvre, par exemple, pouvait couler tranquillement. On aura compris que cet ensemble de contributions entretient utilement la flamme huysmansienne en la faisant repasser par un déplacement du « chez soi » de l’auteur du côté de ses ancêtres et d’une francophonie néerlandaise qu’il contribue à entretenir, plus d’un siècle après sa mort.

Insoumis (1). Éric Neuhoff, Les Insoumis (Fayard, 2009, 200 p., 16 €). Cinq portraits de vies brisées : Maurice Ronet, Pascal Jardin, Jean-Pierre Rassam, Paul Gégauff et Dominique de Roux. Ils ont écrit des romans (sauf Rassam, producteur de films). Ils ont beaucoup en commun, les années soixante et d’avoir connu le bonheur avant 68, d’avoir beaucoup bu et beaucoup méprisé ceux qui ne pensaient pas comme eux. Mais ils ne sont jamais vraiment réductibles à un profil unique. Dominique de Roux ne paraît ni grand buveur, ni flambeur comme les quatre autres ; Rassam n’écrit pas comme eux ; le cinéma en touche quatre (mais pas De Roux). En commun, ils auraient un esprit de droite, un goût de la formule, quelque chose de suicidaire : ce sont des vies brillantes et brisées. L’auteur y voit une grandeur, un âge d’or perdu, mais il ne parvient pas vraiment à communiquer ce sentiment : Rassam est presque une parodie de la figure du produc­teur et fort peu sympathique. Pascal Jardin n’est qu’une silhouette un peu fade ; Ronet touchant (mais Neuhoff parle essentiellement du personnage qu’il joue chez Malle ou Chabrol) ; Gégauff aussi haïssable qu’il veut l’être. De Roux sûrement le plus attachant et le plus mystérieux. Sans doute le style choisi par l’auteur, phrases brèves accumulées, juxtaposées, formules « à l’emporte-pièce » d’une bêtise fatigante – ce style de magazine explique l’échec d’un propos qui méritait mieux.

 et irréductibles (2). Raphaël Sorin, 21 irréductibles (Finitude, 2009, 168 p., 16 €). Là où Jérôme Garcin, dansLes Livres ont un visage, se plaît à étaler son intimité avec les grandes fi­gures (selon lui) du monde littéraire (Gracq, Nourissier, Le Clézio, Jauffret), Raphaël Sorin préfère regarder au-delà du premier rang et réunir ses entretiens avec des auteurs moins exposés. Un premier volume avait paru en 2005 (Produits dentretiens), voici le second, qui réunit des articles provenant du Monde, du Matin, des Nouvelles littéraires, de LExpress ou de LEvénement du jeudi, publications dans lesquelles l’homme officia dans les années quatre-vingt. Il y a tout de même de grosses légumes, Simenon, Green, Mandiargues, mais l’essentiel de l’effectif est constitué de figures moins connues, sinon obscures : des Marc Bernard, des Henri Pollès, des Marcel Mariën, qui n’ont pas tous les jours l’occasion d’être mis en lumière. On reconnaît là le Sorin qui aimait se tenir, comme journaliste et comme éditeur, à l’écart des sentiers battus. On a aussi plaisir à retrouver un Sorin éloigné de celui qui alimente paresseusement un blog sur le site Internet de Libération, dans lequel il se complaît quelque peu sur le mode « J’ai bien connu Untel, j’ai ouvert la porte du taxi de Machin et j’ai vidé une bouteille de whisky avec Trucmuche. » Ici, Raphaël Sorin s’efface, laisse parler ses interlocuteurs, qui ont souvent des choses intéressantes à lui confier : Henri Thomas sur Artaud et la naissance du Collège de ’Pataphysique, Béatrice Appia sur son mari Eugène Dabit, André Fraigneau sur les Hussards, Christian Guillet sur son œuvre autobiographique méconnue : « Vous devez vous demander pourquoi je m’obstine depuis bientôt trente ans à écrire des choses qui intéressent si peu de gens. L’obscurité doit être l’une des conditions nécessaires à leur achèvement. J’ai aussi, depuis mes débuts, une secte de fidèles lecteurs qui attendent le prochain livre. Ils sont environ une douzaine. » À noter, page 87, une jolie coquille qui date l’article sur Michel Ohl du 18 juin 1882. Raphaël Sorin ne fait pas son âge.

Jouy. Michel Faul, Les Aventures militaires, littéraires et autres dÉtienne de Jouy (Séguier, 2009, 200 p., 19 €). Etienne de Jouy (1764-1846) reste méconnu et sa qualité d’antiromantique l’y a un peu prédisposé. Il fait partie de ces académiciens français oubliés et ne s’est guère illustré non plus dans les grands genres de la littérature. Sa singu­larité est ailleurs, dans l’intérêt du lecteur d’hier comme de celui d’aujourd’hui pour le nombre considérable d’articles, de chroniques et de textes appartenant à ce que l’on nomme, via Walter Benjamin, la « littérature panoramique » : une littérature d’essence physiologique s’attachant à la description du réel et qui est chez lui le meilleur de son œuvre, où il peut être tour à tour visionnaire et poète. À ce titre, Étienne de Jouy alias L’Hermite est un des grands précurseurs de l’écriture du journalisme tel qu’il va se développer à partir de 1840. Ses sériesLHermite…, qui couvrent plusieurs dizaines de volumes, restent capitales pour qui veut comprendre, sinon le XIXe siècle, du moins l’Empire et la Restauration. Jusqu’à présent, une des références principales était un article de Claude Pichois intitulé Pour une biographie dEtienne Jouy, publié dans la Revue des sciences humaines en 1965 et plusieurs publications anglo-saxonnes. C’est dire si le livre de Michel Faul a sa place. On ne reprochera pas à l’auteur, plus historien que littéraire, d’être ce qu’il n’est pas. Bien au contraire, sont ici proposés nombre de découvertes, de précisions et de docu­ments qui restituent une vie aventureuse et somme toute très romanesque, qui s’est partagée entre le métier des armes et celui des lettres.

Jullian. Philippe Jullian, Journal 1940-1950 (Grasset, 2009, 424 p., 20 €). L’œuvre de dessinateur, d’écrivain et d’historien de Philippe Jullian (né en 1919, suicidé en 1977) traverse, de par la futilité apparente de ses thèmes – le snobisme, le grand monde, les esthètes –, un purgatoire dont ce volume témoigne qu’il est en passe de sortir. Ce journal commence, de façon assez faible et décousue, par les lectures vastes et éclectiques, les émois culpabilisés et les interrogations d’un dandy des Chartrons. Cet adolescent d’autrefois, en conflit avec son milieu bourgeois, change son nom de Simounet pour prendre celui de son grand-père, l’historien de la Gaule. Il se poursuit de façon plus aiguë à Paris pendant l’Occupation, où le jeune homme mène une vie solitaire et narcissique, mais sans compromission avec l’esprit de la collaboration, comme on aurait pu s’y attendre, et se termine à Londres, où la curiosité de cet anglophile est comblée. Le jeune provincial va de salons en salons, des plus anciens (le monde décrit par Proust continuait étonnamment, et il y brille par ses imitations et son rôle de « Chrystianne de Chatou »), à ceux, modernes et teintés d’une certaine extravagance, de Laure de Noailles ou de Lise Deharme. Il noue des relations dans le milieu très restreint des écrivains homosexuels, qu’il appelle les « délicats », de Maurice Sachs à Cocteau. Cet ouvrage, plutôt authentique dans le genre, vaut surtout comme éclairage de futurs livres de Jullian. Les notes de son biographe, Ghislain de Diesbach, pour utiles qu’elles puissent être parfois, indisposent le plus souvent le pékin de lecteur par leur caractère trop personnel et affecté. L’index des personnalités rencontrées ou évoquées s’avèrera très précieux aux spécia­listes et aux curieux.

KrémerLouis Krémer. Lettres à Henry Charpentier (1914-1918). Dencre, de fer et de feu (La Table ronde, 2008, 270 p., 43 €). En 1914, Louis Krémer est versé dans un régiment d’infanterie ; il a 31 ans. La perspective d’une guerre qu’il devine longue et funeste ne le réjouit pas, mais c’est une situation qu’il affronte en prenant chaque jour comme il vient. C’est ce quotidien que restitue au premier chef cet ensemble de près de deux cents lettres échangées avec Henry Charpentier, poète et ami d’enfance rencontré des années plus tôt sur les bancs du collège. Avant la guerre, Krémer avait lui-même publié à compte d’auteur un recueil de vers héroïques qui se démarquaient à grand peine de leurs modèles parnassiens et symbolistes (Le Tribut dairain, 1909) ; mais du hiératisme des guerriers campés par Heredia aux tranchées de 1914-1918, il y a comme une antinomie qui laisse Krémer ahuri. Bientôt, la conflagration de la culture classique qu’il porte en lui avec les charniers de la guerre appelle une autre écriture, un autre rapport à l’écriture. Aux con­fluences de la conversation amicale, du témoignage, du récit d’anecdotes mêlant le détail sordide à l’humour potache, de la satire aux maximes dictées par l’inexpiable, Krémer élabore une œuvre originale, dont on ne sait s’il l’envisageait comme le matériau d’un livre à rédiger une fois que tout serait fini ou simplement comme les pièces de son propre tombeau. Les dernières lettres, en particulier, sont impressionnantes : on y lit l’extrême lassitude morale d’un homme que la pers­pective de la mort n’effraie plus, vidé par la guerre et les épreuves, résigné à recevoir la balle qui l’achèvera en effet à quelques mois de l’armistice. Le tableau d’ensemble produit par ces lettres est d’autant plus saisissant que le volume propose la reproduction de nombreux documents, parmi lesquels des dessins dont la valeur ne se limite pas à leur aspect documentaire. L’introduction et les notes de cette méticuleuse édition qu’on doit à Laurence Campa, spécialiste d’Apollinaire, permettent par ailleurs de mieux connaître le parcours et les paysages mentaux de ce poète égaré, dont la correspondance désormais fera sans doute plus pour la postérité que les poèmes.

Lyrisme. Tancrède de Visan, LAttitude du lyrisme contemporain : Francis Vielé-Griffin, Henri de Régnier, Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck Essai sur le Symbolisme (Eurédit, 2008, 472 p., 65 €). C’est un montage que ce volume mais un montage intéressant au plus haut point : LAttitude du lyrisme contemporain de 1910, précédé de l’Essai sur le Symbolisme qui ouvrait en 1904 les Pages introspectives de Visan – mais pourquoi avoir reproduit le premier en fac-similé photomécanique et avoir réédité le second en y ajoutant coquilles et bévues typographiques ? L’éditeur se défend de son choix de ne pas avoir redonné les poésies de Visan, et nous l’en félici­tons : le théoricien a posteriori du Symbolisme n’est pas le poète, et l’on aurait du mal à relier véritablement ces deux êtres. Paul Gorceix, dans sa préface, traite Visan d’égal à égal, d’historien de la littérature à historien de la littérature. Il loue sa perspicacité : Visan a vu dans les théories de Bergson, contemporaines de l’essor du Symbolisme, la matrice qui permet d’expliquer leur littéra­ture. Bergson oppose deux Moi, un Moi superficiel et un Moi profond. Pour Visan, la littérature parnassienne incarne le Moi superficiel : incapables de voir sous la surface des choses, les Par­nassiens sont restés au seuil du monde véritable, et leurs images ne sont que d’apparat. Les Symbolistes, au contraire, tentèrent de dire, via le symbole synthétique, la réalité plurielle de l’inconscient et les mouvements de l’esprit, refusant la clarté trompeuse au profit d’une obscurité plus riche de sens. Ce sont les vrais héritiers des romantiques allemands et de leur concept fon­damental d’intériorisation, qui fait de l’intuition le principe d’une relation directe entre l’esprit et le monde. On aurait aimé que Paul Gorceix nuance ses louanges et montre que l’utilisation de Berg­son est problématique : Visan est d’une génération postérieure aux grands noms du Symbolisme, et l’on ne saurait faire de son expérience des cours de Bergson une source universelle pour l’époque. De plus, sa définition du Symbolisme comme relation directe avec le monde des idées ou la vérité derrière les apparences, schopenhauerienne et hartmannienne à souhait, ne peut rendre compte de tous les écrivains qui se réclamèrent ou non du Symbolisme. Il y a même là comme des relents de Naturisme… Mais gageons que ses analyses des œuvres de Régnier, Verhaeren, Maeterlinck, Gide, Barrès et d’autres sauront intéresser au plus haut point les amateurs de littérature fin-de-siècle.

Mandiargues (1). André Pyere de Mandiargues, Récits érotiques et fantastiques (Quarto Gallimard, 2009, 952 p., 27 €). On se réjouit de ce regroupement d’onze volumes d’un narrateur le plus souvent subtil et inspiré. Après une brève préface de Gérard Macé, une chronologie détaillée de l’existence de Mandiargues est proposée par sa fille, avec de belles et rares illustrations : on y découvre avec ravissement Bona en religieuse portugaise. Un autopor­trait habilement composé de citations complète cette première section. Les « récits » suivent, bien connus, hormis peut-être le dernier, Monsieur Mouton, publié posthume en 1993. Le lecteur dispose ainsi de l’œuvre narrative brève de Mandiargues. On peut regretter le titre général, si peu personnel, quand l’écrivain avait l’art et le goût des titres rares et prometteurs : Le Musée noirSoleil des loups ou Porte dévergondée. Souhaitons que soient maintenant regroupés les essais du poète, les cinq Belvédères ou Cadran lunaire, qu’on ne doit pas oublier, car, chez Mandiargues, essais et récits se nourrissent d’échanges réciproques.

Mandiargues (2). Jacqueline Demornex, Le Pire, cest la neige. Récit (Sabine Wespieser, 2009, 252 p., 20 €). La vie amoureuse de Mandiargues semble avoir été aussi intense que multiple. Après sa correspondance avec Nelly Kaplan récemment publiée par celle-ci, voici les souvenirs de Jacqueline Demornex, ancienne journaliste à Elle, et qui eut, en 1964, une liaison avec lui. Liaison qui commença de manière on ne peut plus classique : préparant, sous la direction d’Étiemble, un DES sur Mandiargues et Borges, la journaliste-étudiante vint interroger le Maître – et ce qui devait arriver, arriva. Précisons que ce livre a été nourri par le journal intime que l’auteur tint durant toute cette période, ce qui ne veut pas dire pour autant que la confession y est totale : « Je suis loin d’avoir tout dit », avoue-t-elle. Mais pourquoi, par exemple, ne jamais nommer le libraire-poète Marcel Béalu, avec qui elle eut, avant Mandiargues, une liaison, et qui l’introduisit auprès de celui-ci ? On le reconnaît suffisamment, au surplus, par l’enseigne de sa librairie de la rue Saint-Séverin, Au Pont traversé (laquelle émigra ensuite rue de Vaugirard, dans une ancienne boucherie). Tout ce que dit Jacqueline Demornex montre par ailleurs que, avant Mandiargues tout comme après celui-ci, elle fut rien moins que farouche avec ses nombreux admirateurs et soupirants. Proie facile, la jeune femme succomba donc rapidement au charme de son aîné, à son raffinement et à sa culture, à ses attentions aussi. Toutefois, elle avoue rester davantage séduite par les premiers livres de son amant que par ceux qui suivirent leur liaison. Elle fut également dépitée par le faible intérêt (c’est un euphémisme) que Mandiargues manifesta vis-à-vis de son DES. De là, sans doute, qu’elle rompit avec lui, pour se fiancer avec un ingénieur, dont elle ne tarda pas à divorcer ; plus tard, elle se remariera avec un Anglais et vit à présent loin de Paris. L’évocation qu’elle fait de Mandiargues est assez prenante, et les indiscrétions qui s’y trouvent sont souvent dosées. Ainsi, elle précise que la plupart des lettres qu’elle reçut de lui sont des « lettres érotiques », qu’elle se refuse, à une exception près, à reproduire ou même citer. Maintenant, peut-être cette littérature, supposée flatteuse pour la destinatrice, constituait-elle, aux yeux de l’écrivain baroque et précieux qu’était Mandiargues, un genre, voire un exercice de style ? Parallèlement, Jacqueline Demornex recevait de lui des poèmes plus ou moins macaroniques, et même des recettes de cuisine : aspect ludique de leur liaison. Plus tragique, l’évocation d’un avortement, suite à une grossesse dont l’écrivain semble bien être le responsable. Çà et là, de rapides évocations de Bona, la femme de Man­diargues, laquelle sombra finalement dans une sorte de folie : « Le mot volubile semble inventé pour elle, et la volubilité tue le mystère. » On mentionnera aussi l’étonnant récit d’une visite au vieux Saint-John Perse, « qui me récitait des passages de sa Pléiade », et lui fit de non moins étonnantes confidences sur sa vie sexuelle de vieux garçon enfin marié. Féroce, mais probable­ment fidèle, ce portrait de l’éléphantesque Françoise Verny : « outre à pattes […] ivre-morte ». Mis à part quelques mentions fugitives de tierces personnes, il n’est guère question, cependant, d’amis de Mandiargues. Puis ce fut la rupture, les voyages, avec notamment des retrouvailles au goût amer à Venise. Vieilli, Mandiargues – qui continuait à lui écrire – lui adresse des lettres de plus en plus mélancoliques. Enfin, l’annonce de sa mort, en 1991. Au sujet de la renommée ac­tuelle de l’écrivain, l’auteur écrit, bien inexactement : « Tu as disparu des librairies et plus per­sonne ou presque ne te lit aujourd’hui » – contre-vérité qu’elle prend cependant soin, précisons-le, d’atténuer à la fin de son ouvrage. Bizarrement, le livre est dépareillé par quelques singulières coquilles : « risotto à l’encre de sèche », « presqu’île de Gien », « Aristide Briant », « les jatta­tore ». Aucune importance, d’ailleurs : ces souvenirs, d’une belle présentation matérielle, ont un ton attachant, et constituent un document intelligent, sensible et nuancé, sur les avatars de ce que l’on appelait, au XVIIIe siècle, « le cœur humain ».

Maupassant. Laure Helms, Pierre et Jean de Maupassant, commenté par Laure Helms (Gallimard, 2008, 245 p., 7,90 €). Il faut saluer l’effort pédagogique et qualitatif que la collection Foliothèque propose, depuis plusieurs années, autour de classiques français. Plus de deux-cent œuvres sont commentées par des spécialistes, non point dans une édition critique, mais en accompagnement du texte intégral publié chez Folio. Ce roman de transition de Maupassant, Laure Helms rappelle qu’il est d’autant plus nécessaire de s’y arrêter qu’il a été souvent considéré comme étant sura­bondant de sens. Publié en 1888, en pleine crise du Naturalisme, étude de mœurs, roman familial construit à partir d’un injuste testament, étude d’une crise intérieure autour de la question de la légitimité de la filiation, il mérite en effet qu’on le représente à chaque génération sous l’éclairage d’une critique renouvelée.

Mauriac (1)François Mauriac : Lœuvre au noir (L’Harmattan, 2007, 352 p., 29,50 €). Ce volume rassemble les actes d’un colloque de l’Association internationale des Amis de Mauriac, tenu en 2006. Depuis quelque temps, l’actualité éditoriale a mis très en valeur le Mauriac chroni­queur et journaliste, qui apparaît brillant et vivant comme jamais – au point que le romancier peut en paraître un peu délaissé. Ce colloque (qui date déjà de trois ans) est presque exclusivement consacré aux romans. Leur univers qui, faut-il le rappeler, n’est pas spécialement riant, est abordé sous l’angle de l’angoisse et de la noirceur – le titre alchimique de Marguerite Yourcenar étant, reconnaît la quatrième de couverture, utilisé dans « un sens tout à fait différent ». En ce sens, la communication la plus intéressante est celle de Pierre Bréant, « Au plus épais des ténèbres », qui part de Yourcenar, mais aussi du Cahier noir, publié par Mau­riac en 1943 aux Éditions de Minuit, sous le pseudonyme de Forez: en l’occurrence, la noirceur n’est pas seulement celle des familles bourgeoises, c’est aussi celle de l’histoire.

Mauriac (2). François Mauriac, Bordeaux. Textes essentiels (L’Esprit du temps, 2009, 92 p., 9,50 €). Il semble bien que François Mauriac sorte pour de bon du purgatoire, entendons celui des écrivains, si l’on en juge par le nombre des rééditions dont son œuvre a fait récemment l’objet. Voici, à l’intention des amateurs, la première version de ce qui allait devenir Commencements dune vie, c’est-à-dire un texte paru dans La Revue hebdomadaire, en 1925, sous le titre Une enfance provinciale : Bordeaux, repris, l’année suivante, par l’éditeur Émile-Paul dans la collection Portraits de la France, après quelques coupures ici restituées. C’est une ville intérieure qu’évoque Mauriac, dans une prose qui s’abandonne librement à toutes les pentes de la mémoire. Ces pages superbement écrites, données à lire dans un format agréable, forment la plus séduisante introduc­tion à l’œuvre d’un écrivain superlativement bordelais.

Max Jacob. Max Jacob, Correspondances, tomes I et III [sic], édition préparée et annotée par Didier Gompel-Netter (L’Arganier, 2005 et 2007, 332 et 197 p., 22 et 20 €). Singulière bizarrerie des « services de presse » : notre revue n’a reçu que les tomes I et III de cette édition, et l’on ne saurait dire que le tome II se soit perdu en route. Légèreté qui n’est pas seulement celle du paquet postal, expédié de surcroît avec plusieurs années de retard ! (au surplus, cette édition avait déjà été publiée en 2003, par les éditions du Petit Véhicule.) N’importe, nous allons en rendre compte, pour incomplète qu’elle nous soit parvenue – en rendre compte, mais à notre manière. Précisons que ces deux tomes dépareillés couvrent, respectivement, la période 1901-1933 et celle de 1941­1944. Toutefois, nous ne parlerons pas des lettres elle-mêmes, toujours intéressantes et souvent remarquables de verve, de fantaisie et de malice. Max Jacob possédait, à n’en pas douter, de véritables dons d’épistolier. Citons cependant au passage ce portrait de l’insupportable Anna de Noailles : « Elle a l’air d’une écuyère de cirque sur un cheval. Elle a des tas de chiffons qu’elle soulève pour montrer ses jambes et plus haut et dit : «Je suis la beauté, la grâce et le génie !» C’est un torrent apocalyptique. Cocteau n’a jamais imité qu’elle : ils sont Sosies. » Mieux vaut, croyons-nous, s’intéresser aux notes, car, comme disait l’autre, « on y voit mieux ce que l’auteur [ici, l’éditeur des lettres] a voulu dire… » Certaines laissent un peu rêveur, telle celle-ci, sur Restif de la Bretonne : « Romancier populaire français à la vie scandaleuse, dont les bonnes fortunes meublèrent la vie et la débauche occupa son esprit observateur. » Si Restif fut certes loin d’être un paragon de vertu, on ne saurait toutefois ne voir en lui qu’un libertin. C’est aussi un écrivain, souvent original et plein de vie, qui nous repose agréablement des philosophes patentés et des faiseurs de systèmes. Et que penser de cette définition de Zborowski, en style de pataquès : « cé­lèbre marchand légendaire parisien de tableaux », qui évoque surtout Monsieur Jourdain et son «D’amour me font, belle marquise, mourir vos beaux yeux » ? Lucien Daudet, lui, se voit laconi­quement qualifié de « portraitiste ». Même catégorie pour la marquise de Charrette : « Elle était peintre de l’école française. » Nous voilà renseignés. On monte d’un degré avec Pascal Pia, quali­fié de « romancier, poète symboliste [sic] ». On approche des cieux avec cette définition lapidaire d’André Masson : « Grand blessé de guerre, s’intéressa au Cubisme ». Belle salade, par contre, pour définir René Ghil comme un zélateur d’Isidore Isou : « Poète symboliste allié au lettrisme (onomatopées), au musicisme (domaine des sons, instrumentation verbale) et à la science ». Mais Didier Gompel, lui, fait à l’occasion du lettrisme : ainsi lorsqu’il parle de la « secte des oua­habites ». Stefan Zweig se voit soudain métamorphosé en Saintefan Zweig. En revanche, Charles-Albert Cingria, Édouard Gazanion, Jean Follain, Théo Briant et Robert Guiette ont échappé aux notes, ce qui vaut peut-être mieux. Cela leur a sans doute épargné des précisions incongrues, comme celle-ci sur Pierre David : « Il décéda, au cours des années 1980, dans son fauteuil en fumant un cigare et en regardant la télévision » (dommage qu’on ne nous précise pas le style du fauteuil et la marque du cigare). En revanche, certaines notes sont répétées dans le même tome (Gabory, Hugnet, Limbour, Miomandre, Salacrou, Pierre David). Mieux encore, Limbour est suc­cessivement qualifié de « romancier et critique d’art » et de « poète surréaliste » : au petit bonheur la chance…! Une extraordinaire révélation bibliographique est celle contenue dans la note où l’on apprend que la première édition du célèbre Bénézit « est parue en 1511 ». Passons pour finir sur les erreurs orthographiques : Valéry Larbaud et Barbey d’Aurévilly ont droit à un accent superféta­toire, tout comme Stanislas de Guaîta et T.S. Éliot. Réflexion faite, l’éditeur devrait se féliciter de ne pas nous avoir adressé le tome II : nous y aurions sans doute glané un semblable lot de perles de la plus belle eau.

Mérimée. Pierre Pélissier, Prosper Mérimée (Tallandier, 2009, 580 p., 30 €). Passons sur le Lever de rideau, un peu curieux, où il est uniquement question de l’opéra de Bizet, Carmen. Cet opéra est, il est vrai, bien plus connu que l’œuvre même, assez diverse, de Mérimée. Pour le reste, nous avons affaire à une honnête biographie, qui explore attentivement toutes les facettes de l’homme et de l’écrivain. Le cahier d’illustrations est toutefois un peu maigrichon, mais la faute en incombe peut-être à l’éditeur plus qu’à l’auteur. On regrette également que celui-ci n’ait donné aucune référence de ses nombreuses citations. Cela dit, nous ne restons pas sur notre faim. La carrière littéraire de Mérimée se trouve correctement retracée, et il est rendu pleine justice, dans plusieurs chapitres très documentés, aux longues années (1834-1860) où il remplit les fonctions d’Inspecteur général des monuments historiques : que de chefs-d’œuvre de l’art et de l’architecture française lui doivent leur survie ! La vie amoureuse de Mérimée se trouve elle aussi longuement évoquée : Mélanie Double, Céline Cayot, Jenny Daquin (qui fut bel et bien sa maîtresse, et caviardera leur correspondance), George Sand (un fameux fiasco), et surtout Valentine Delessert. Parallèlement, on voit que Mérimée ne fut pas un romantique orthodoxe : ami et complice de Stendhal, il était fort agacé par Mme Récamier et se détacha de Hugo. Surtout, son écriture et son art même étaient aux antipodes du Romantisme. Ses jugements sur un certain art moderne sont même passablement déconcertants. Il faisait le dégoûté devant Les Fleurs du Mal et trouvait détestables les Caprices de Goya, peintre qui, ajoutait-il, « mettait des couleurs au hasard sur une palette ». On sent par ailleurs, dans la seconde moitié de sa vie, un certain tarissement de l’inspiration, tarissement qui, quoi qu’on en ait dit, n’a rien à voir avec sa rupture avec Valentine Delessert. Mentionnons également son amitié avec l’impératrice Eugénie, qui prit naissance dans son affection pour la mère de celle-ci, Manuela de Montijo, avec laquelle il fut toujours étroitement lié. Fut-il, comme certains l’ont soupçonné, l’amant de Manuela ? Il ne semble pas. Toujours est-il que, grâce à Eugénie, il eut ses entrées à la cour de Napoléon III, qu’il dut observer d’un œil ironique. Confident de l’impératrice, apprécié par l’empereur (dont il fut le collaborateur pour la Vie de César), il participe aux fêtes des Tuileries, de Compiègne et de Biarritz. Rien de moins avéré, cependant, que la fameuse « dictée de Mérimée », qui n’est peut-être pas de lui, souligne l’auteur, et au sujet de laquelle les témoignages sont aussi tardifs que contradictoires. L’un des plus cu­rieux chapitres de la vie de Mérimée est sans doute sa défense obstinée, contre vents et marées, de son ami l’érudit italien Guillaume Libri, accusé de nombreux vols de livres et de manuscrits dans les dépôts publics français. Tout indique, aujourd’hui, que Libri n’était pas innocent, mais qu’il sut très habilement conduire sa défense, comme on peut le voir en lisant les nombreux factums qu’il rédigea et fit imprimer, et dans lesquels, réfugié en Angleterre, il esquive habilement toutes les accusations portées contre lui. Ajoutons que, malgré sa bonne foi, Mérimée n’était peut-être pas très objectif : n’avait-il pas été l’amant de Mme Libri, née Mélanie Double ? De toute manière, l’affaire Libri est à reprendre entièrement, mais il faudrait, pour cela, un historien doublé d’un bibliographe, ou plutôt l’inverse. À signaler aussi des développements bienvenus sur Méri­mée et la cuisine, et sur le traducteur de russe. La fin de la vie de Mérimée fut assez triste : de plus en plus souffrant, accablé par les désastres extérieurs et intérieurs de l’Empire, il s’en alla mourir à Cannes, le 23 septembre 1870, veillé par ses deux vieilles amies, les sœurs Lagden. Finis Galliæ : Mérimée est mort avec le Second Empire. Au milieu du chaos, sa disparition passa inaperçue. Deux remarques, pour terminer. L’auteur aurait pu mentionner dans sa bibliographie l’excellent ouvrage d’Auriant, Les Lionnes du Second Empire. Par ailleurs, il commet au passage une singu­lière erreur : attribuer à Pierre Louÿs la paternité des XV Joyes de mariage ! À ce compte-là, celui-ci aurait aussi écrit Francion et les Cent Nouvelles nouvelles… Il est vrai qu’on ne prête qu’aux riches, mais la brochure publiée en 1903 par Louÿs ne contient nullement, contrairement à ce qu’écrit Pierre Pélissier, le texte en question, mais des gloses sur son auteur présumé (cette bourde doit être une mauvaise interprétation de seconde main). Le livre se termine par une chro­nologie, une bibliographie, des notices biographiques sur « l’entourage de Mérimée », une chro­nologie de ses voyages, et ses adresses successives.

MontmartreMontmartre. Des écrivains, des poètes et des chansonniers, textes réunis par Patrick Maunand (Pimientos, 2009, 148 p., 16 €). Petite anthologie de textes inégaux, propre à s’ajouter à la somme des contributions qui s’ajoutent régulièrement pour alimenter une nostalgie poussié­reuse de cette colline où le génie est censé avoir poussé sur un terreau de misère. On considèrera qu’il s’agit là du littéraire dessus d’un panier du touriste contenant quelques grappes séchées des vignes caritatives de la célèbre butte, des poulbots défraîchis, des 45 tours un peu rayés, de vieux airs d’accordéon, et des cerises toujours rouges d’une Commune que l’on évoque entre probables Versaillais. Il faut dire qu’aux grandes heures pauvres de Montmartre, les belles plumes n’ont pas dédaigné d’apporter leur pierre – à Montmartre, des plumes peuvent bien soulever des pierres – à l’un des mythes dont l’imaginaire de la capitale se nourrit volontiers, esthétisant avec talent une assez constante vulgarité, passant le drame, prouvant, une fois de plus, que le populaire d’avant­hier est d’un charme, d’une poésie…

Nerval. Keiko Tsujikawa, Nerval et les limbes de lHistoire. Lecture des « Illuminés » (Droz, 2008, 320 p., s.p.m.).Les Illuminés est sans doute, de Nerval, le texte le moins bien connu et le moins bien étudié. L’ambition de Keiko Tsujikawa, dans cet ouvrage, est de soumettre cette œuvre à tort marginalisée à un vrai travail de requalification critique. Partant d’une mise en contexte efficace du recueil des Illuminés, l’auteur en vient d’entrée de jeu à poser les jalons de ce qu’on pourrait appeler une poétique de l’Histoire. Le premier axe d’étude permet de traverser ce vaste champ de la pensée de l’Histoire de cette première moitié du siècle, que balisent par ailleurs, au plan littéraire, des doctrines comme celles de Chateaubriand et de Michelet. Inscrit dans une vision romantique du passé, partagée entre fantasme d’extinction et espoir de résurrection, Nerval propose, avec la série de portraits des Illuminés, une lignée, une généalogie de types attestant la continuité d’une famille de pensée, d’une communauté d’esprits susceptible de triompher des discontinuités de l’Histoire. Le texte fait valoir par là une autre vision de l’historique, qui est passage, remise à disposition dans le présent, sous une forme spectrale ou limbique, du passé et de ses acteurs. Cet effet de retour, on le comprend, n’est qu’un mode de questionnement et, par bien des aspects, de mise en accusation du présent et de ses carences. Car le propos nervalien, dans ce texte si peu lu, est bien de nature politique, comme le montre Keiko Tsujikawa. Si les « limbes de l’Histoire » renvoient à cette force en réserve du passé, nul doute que l’expression, qui démarque ici la phra­séologie de l’utopie sociale du moment, ne manifeste aussi un acte de résistance, par lequel une autre histoire s’affirme contre la pensée historique dominante, reflet des puissants et des vain­queurs. Se renoue par là le fil de l’opposition politique au régime impérial de Napoléon III – fil qui apparaît dans cette hypothèse comme l’élément unificateur du recueil, à juste titre jugé disparate, des Illuminés. C’est sans doute dans la logique d’une telle opposition – qui ne manque d’aller avec l’exercice de la mélancolie, comme l’a montré en son temps Ross Chambers – que se pose, avec une nouvelle acuité, la question des religions et du besoin de divinité. Il s’agit de retrouver, à travers cette série de portraits, « la possibilité de croire » – et de substituer ainsi, aux formes positives de l’historiographie, des modalités qui n’excluent ni l’empathie ni la transcendance. Cet essai, très documenté, se signale par l’élégance de son expression. L’érudition n’encombre jamais une pensée que l’on sent agile et totalement libre de ses initiatives. C’est un plaisir constant de lecture et de réflexion. On aurait toutefois apprécié, pour des raisons d’efficacité démonstrative, que le plan de l’ouvrage soit plus synthétique, ordonné plus systématiquement aux grands axes qui gouvernent la pensée critique de l’auteur – et non plus dépendant, comme c’est le cas, des sept chapitres, portraits ou monographies, qui composent le recueil des Illuminés. Mais c’est là péché véniel. Souhaitons à ce livre de prendre rang parmi les ouvrages clés des études nerva­liennes. C’est là sa place naturelle.

NodierDérision et supercherie dans l’œuvre de Charles Nodier, Actes du colloque de Dole de 2008 (Éditions de la Passerelle, 2009, 115 p., 18 €). C’est trop court ! Une centaine de pages à peine pour l’un des auteurs les plus attachants, les plus variés, les plus érudits de la littérature. Que font les chercheurs ? Trop occupés à lire la masse d’essais sur Proust et Flaubert, ils en oublient le dériseur sensé… Cinq d’entr’eux n’ont pas fait cette erreur. Hermann Hofer, qui se réclame « fils d’un fromager, maquisard et passeur à ses heures », propose un titre à tiroirs : « Le scribe (de) Nodier : un antiscribe ? Néant de l’écriture – écriture du néant ». Ouf. Conclusion provisoire dès la première page, retournements, paradoxes temporels et autres, mettons tout cela sous l’effet d’un trouble passager de la personnalité : sans doute s’est-il pris un instant pour Nodier. Vincent Laisney se demande si l’on peut qualifier Nodier de libertin, à partir de la publica­tion simultanée, en 1803, de deux ouvrages opposés en tous points,Le Peintre de Salzbourg, « roman grave et sinistre », et Le Dernier chapitre de mon roman, « récit léger, optimiste ». Peut-on donner l’image d’un auteur cohérent à ces deux livres antinomiques ? Le caractère fuyant de Nodier explique la fascination qu’il provoque chez certains, mais aussi, sans doute, l’incapacité du discours universitaire à le faire rentrer dans une catégorie stable qui permettrait de l’étudier tran­quillement à l’agrégation, et par conséquent son oubli relatif dans les études françaises. Sainte-Beuve avait déjà vu le problème, qui n’avait pas échappé, nous apprend Vincent Laisney, à Nodier lui-même : sa correspondance le montre voulant hâter la parution de son ouvrage libertin pour éviter de sembler trop disparate aux lecteurs de son roman grave ; de toute manière, il prend soin de ne pas faire apparaître son nom sur la couverture du Dernier Chapitre, et recommande le secret à son éditeur. Ne surtout pas écorner son image d’auteur en éclosion dans le public… Mais Vincent Laisney montre que la veine libertine existe, de manière souterraine, dans toute l’œuvre de Nodier, et que de contradiction, il n’y a peut-être pas. Jean-Luc Steinmetz, après avoir cité en exergue Nietzsche et Houellebecq (encore un exemple de dérision sensée ?), analyse les Souvenirs de jeunesse : ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une œuvre à tendance autobiographique qu’il y aurait là moins de fantaisie et de supercherie que dans le reste de sa production, au contraire. Stefano Lazzarin se propose d’analyser les Mélanges tirés d’une petite bibliothèque comme autant de récits policiers, avec mystères, indices, révélation euphorique ; avec ses truands (plagiaires, contrefacteurs) et ses flics (le « bibliographe-investigateur »). Enfin, Jacques-Remi Dahan étudie les cas où Nodier, qui se cachait facilement derrière ses initiales, se retrouva dans le rôle de l’arroseur-arrosé : puisqu’il aimait ça, l’anonymat, certains ne se sont pas privés pour lui attribuer la paternité de textes plus ou moins douteux, voire de critiques de Charles Nisard. Nodier ne méritait pas cela. Les débats d’après-communication sont reproduits en annexe.

NRfLŒil de la NRf. Cent livres pour un siècle. Choix des textes et présentation par Louis Chevaillier (Folio-Gallimard, 2009, 351 p., 7 €). Nul n’échappant, en France, aux commémorations et aux centenaires, ce volume rassemble cent comptes rendus critiques parus dans la NRf de 1909 à 2008. Certains font rêver : Larbaud par Gide, Lautréamont par Breton, London par Mac Orlan, Gide par Larbaud, Proust par Mauriac, Cendrars par Crevel, Vitrac par Artaud, D.H. Lawrence par Malraux, Céline par Dabit, Miller par Queneau, Roussel par Cocteau, Faulkner par Sartre, Dumézil par Eliade, Emmanuelle par Man­diargues… À partir de 1970, cela s’effiloche terriblement : critiques et écrivains sont à l’unisson, dans le creux de la vague – dont ils ne semblent pas encore sortis aujourd’hui, soit dit en passant. Ce livre est une sélection, et il était, reconnaissons-le, extrêmement difficile, sur cent années de la revue, de choisir cent articles. On pourrait donc discuter certains choix. Ainsi, pourquoi avoir tenu à nous donner cinq articles de Dominique Aury ? Nous voulons bien croire que celle-ci joua un rôle important dans la revue, mais enfin… En revanche, silence absolu sur Julien Gracq, qui n’est même pas cité : serait-ce parce que celui-ci demeura jusqu’à sa mort fidèle à son éditeur José Corti, en dépit des appels du pied de la maison Gallimard ? Au lieu de cela, nous avons des articles saluant les chefs-d’œuvre de Marie Nimier, Pascal Quignard, Patrick Modiano et autres prodiges. Plutôt que le terne et gris Schlumberger, certains auraient peut-être préféré la critique d’un Gabriel Bounoure. Absolument nul est, il faut le reconnaître, l’articulet de Jean Paulhan (si c’est bien lui qui est ici grimé en Jean Guérin) sur Fin de partie de Beckett : simple résumé hâtif de la pièce, expédié en quelques lignes. Que penser par ailleurs de Jean Roudaut faisant, en 1998, l’éloge bien senti du dernier livre de Char ? Rien, sinon que le Char des vingt ou trente dernières années est terriblement pathétique, se pastichant lui-même et moulinant sans trêve une parole qui se veut inspirée et oraculaire, et qui n’est que balbu­tiement logomachique. Et justement, voici le défaut de perspective du recueil actuel : il ne contient que des articles élogieux. Pas un seul éreintement, pas de réserves ; rien que des alléluias (il est assez piquant, tout de même, de voir la NRf insérer un éloge du Voyage au bout de la nuit, dont les éditions Gallimard avaient, on le sait, refusé le manuscrit). On dira, il est vrai, que Char étant un auteur Gallimard, il n’était pas question de l’éreinter dans la revue : sans doute, mais la question ne se posa probablement même pas. L’admiration pour Char, en France, ressemble au fisc, en ce que nul ne saurait y échapper, des ministres aux plus humbles instituteurs de village. Mais, dans ce recueil du centenaire, l’admiration se cache aussi ailleurs, sous la forme d’un silence. Pourquoi, en effet, ne nous est-il pas donné, pour chaque recension, l’éditeur du livre dont il est question ? Comme nous aimons les recherches inutiles, nous avons pris les pages 136 à la fin (p. 321), soit les années 1953 à 2008, et avons bravement recherché les éditeurs de tous ces livres proposés à notre admiration. Eh bien, sur 61 livres, 37 sont publiés par Gallimard, et 2 par sa filiale du Mer­cure de France. Total, 39 sur 61, soit les deux tiers. Pur hasard, bien entendu. Seuls, des esprits malveillants pourraient penser que « l’œil de la NRf » est le plus souvent braqué sur la maison d’édition de la rue Sébastien-Bottin. N’empêche que, depuis des lustres, il est bien révolu, le temps où Gide et ses amis s’interdisaient de rendre compte dans la NRf de livres publiés par cette maison d’édition. Toutefois, la lecture des anciens numéros de cette revue qui se survit au­jourd’hui vaille que vaille, réserve parfois des surprises, que nous avait cachées cette anthologie du centenaire. C’est ainsi que, dans le numéro du 1er avril 1926, on peut lire un curieux article de Mauriac sur Jammes, opposant celui-ci à Valéry. Plus curieux encore, dans celui du 1er mai 1935, Michaux, à propos d’un ouvrage sur les Mœurs et coutumes des basses classes de lInde, trans­crit un bien singulier document… Nous n’en dirons pas plus : que le lecteur aille y voir par lui-même, ce qui sera une bonne manière de prolonger et de compléter la lecture de ce florilège aux allures d’apothéose.

Ormesson. Arnaud Ramsay, Jean dOrmesson ou lélégance du bonheur (Éditions du Toucan, 2009, 220 p., 18 €). Un écrivain se doit à son œuvre et pas à son public, telle est la morale que l’on pourrait tirer de ce panégyrique, aussi chargé de louanges que de fautes d’orthographe. Sur le plan littéraire, un tel livre prouve que Dieu a définitivement abandonné les hommes à eux-mêmes.

Pataphysique. Rutilie Foch et Christian Lefèvre, Les Fresques du Polidor (Collège de ’Pataphy­sique, CXXXV [2008 vulg.], n.p., s.p.m.). Voici donc les Très Riches Heures du Polidor, ou plus exactement la glorification, magnifiquement et copieusement illustrée, des fresques qui décorent une partie de cette célèbre « crèmerie », laquelle demeure un des hauts lieux du Quartier latin et, bien entendu, de la ’Pataphysique. Une telle publication s’imposait, car nous imaginons volontiers que nous n’avons pas été le seul à être à la fois intrigué et fasciné par ces étonnantes fresques, où revient à plusieurs reprises un curieux couple, formé par une femme mondaine des années 20 et un homme à monocle et haut de forme, semblant sortir d’une couverture illustrée des Aventures dArsène Lupin. En fait, ces fresques sont assez complexes, parcourues comme elles le sont de réminiscences de Munch, de l’Art nouveau et de Guimard, du style Art Déco, voire d’un certain surréalisme populaire («Les dîneurs sans jambes »). On y trouve aussi, dans un singulier collage, le général japonais Tojo regardant à la longue-vue l’attaque de Pearl Harbor… Nul doute qu’elles auraient fasciné un Raymond Roussel, si celui-ci avait eu la fantaisie de quitter son Neuilly habituel pour venir déjeuner rue Monsieur-le-Prince. Désormais, toute la lumière est faite sur ces fresques : elles sont l’œuvre d’un peintre-décorateur français, Christian Lefèvre (à présent fixé en Suède, mais retrouvé et interrogé par le Collège), qui les exécuta durant l’été 1977, un peu par hasard. On les croirait a priori plus anciennes, d’ailleurs, et leur pouvoir de fascination n’est pas près de s’épuiser. Sans connaître le reste de la production de Christian Lefèvre, on peut assurer qu’il a réussi là son chef-d’œuvre. C’est donc très justement que le Collège de ’Pataphysique lui a décer­né, en 2007, la dignité enviable de Commandeur Exquis de l’Ordre de la Grande Gidouille.

Poètes du siècleRegards sur la poésie du XXe siècle, tome I, textes réunis et présentés par Lau­rent Fels (Éditions namuroises, 2009, 578 p., 30 €). Ce gros ouvrage, qui réunit trente-deux études, « constitue le premier tome d’une série consacrée exclusivement à la poésie du XXe siècle », écrit en avant-propos son maître d’œuvre, Laurent Fels. À en juger par le contenu de ce volume, cette série ne peut qu’être infinie. Si vingt-six des poètes qui font l’objet d’un chapitre – Français, Belges, Suisses, Haïtiens, Québécois, Libanais – ont écrit en langue française, les six autres l’ont fait en roumain, anglais, allemand et turc, ce qui établit les ambitions universelles de l’entreprise. Si la visée est encyclopédique, cela tient de l’utopie. Mais on ne sait pas : l’avant propos, qui fait moins de deux pages, ne donne aucune indication sur le choix des poètes ni sur les objectifs d’un tel ouvrage. En lieu et place des explications qu’on attendrait au seuil d’une publication aussi manifestement ambitieuse (l’éditeur annonce un tome 2 pour la fin 2009, un tome 3 en 2010), on lit cet amphigouri : « La poésie du XXe siècle est traversée par un sentiment d’affranchissement qui se cristallise dans cette partie du Moi profond où l’on cherche à comprendre pourquoi “les joies ne sont que mascarades”. C’est un dialogue avec l’Autre dans un pays où les méditations foisonnent et où la rêverie amorce le processus créateur de la transsubstantiation poétique. » Etc. Les études se succèdent suivant l’ordre alphabétique des auteurs – d’Ion Barbu à Marcel Thyri – simplement juxtaposées, extraordinairement diverses par le ton et la méthode (ou l’absence de méthode), extraordinairement inégales surtout. On en est réduit à des conjectures sur les raisons qui ont présidé à la constitution d’un ensemble aussi disparate.

ProustUne correspondance secrète de Marcel Proust (Editions de la Raspelière, 2009, 87 p., H.C.). Un singulier aérolithe, ce hors-commerce, paru peut-être à compte d’auteur. « Autour de sept lettres inédites à Georges Thouret », précise le sous-titre de cette publication. Qui était Georges Thouret ? Son nom semble inconnu des biographes de Proust. Les seuls renseignements que donne le volume sont qu’il s’agit de Georges-Amédée-Bertrand Thouret, littérateur normand, né au Havre le 15 décembre 1866, animateur de la revue La Gerbe normande, et auteur deBinettes et rêveries (1899) et Mon âme, poèmes précédés dune correspondance littéraire émanant de Léon Dierx, Auguste Dorchain, Jean Rameau, Albert Samain (Le Havre, impr. Quoist, 1903). Thouret serait justement entré en relations épistolaires avec Proust à propos de Les Plaisirs et les jours, mais il ne nous est pas dit quand, ni dans quelles circonstances. Il lui envoya d’abord une lettre, puis ses livres, accompagnés d’une seconde lettre. Réponse de Proust : « Quelle charmante générosité de m’envoyer vos deux livres… Le charme des paysages de Normandie est une chose sublime, j’aimerais tant vivre où vous écrivez (même si le climat de la Normandie m’est peu sain). L’imprévu de votre geste a rendu plus vive ma reconnaissance pour votre première lettre… » Malheureusement, les lettres de Proust ne sont pas datées, et les enveloppes n’en ont pas été conservées. Aucune n’est reproduite intégralement, et aucun fac-similé n’en est donné. L’éditeur déclare les avoir acquises, « voici quelques années », lors d’un vide-grenier en Normandie, dans un lot comprenant des cartes postales de divers inconnus (« non adressées à Thouret, et sans intérêt »), des albums de photos idem, et, chose curieuse, une volumineuse correspondance de Georges Hérelle, le traducteur de D’Annunzio, cette fois-ci à Thouret, et accompagnée d’un exem­plaire (« en lambeaux »), dédicacé – en grec – au même, de son livre publié sous le pseudonyme d’Agricola, « où il traite en grec de l’éducation sexuelle des jeunes Athéniens ». Tout cela ne nous éloigne pas autant de Proust qu’on pourrait le penser, car les extraits de lettres de celui-ci donnés dans la plaquette qui nous occupe, parlent de jeunes gens, font état de possibles rencontres à Paris, ainsi que d’un mystérieux Mathieu, qui semble beaucoup occuper les deux correspondants : «J’ai vraiment peur que Mathieu ne me prenne en grippe (hélas c’est bien probable), mais que pouvez-vous lui dire. Tenez-moi cependant au courant, je vous en prie… » – « Je suis actuelle­ment dans un moment d’indécision, qui ne me permet pas de vous répondre affirmativement, mais vous avez la gentillesse de me prévenir au sujet du pauvre Mathieu. Je vous répondrai, mais plus tard… » – « Pour Mathieu, je me dis que vous pourriez faire comme si je ne vous avais rien dit. Mais si vous causez avec lui, et si cela ne vous ennuie pas de le lui demander, je voudrais aussi tâcher d’obtenir un renseignement, et vous » (la lettre, incomplète, s’achève ici, précise l’éditeur) – « Provisoirement, je crois qu’il serait bon de conseiller à Mathieu d’attendre, car il est impossible de rien décider pour le moment, à propos du projet dont je vous ai parlé et qui se trouve reporté, ce qui me contrarie infiniment. Voulez-vous donc lui dire que je suis malade et que j’ai aussi beaucoup de chagrin de voir cette affaire se charger de complications qui s’opposent à sa réalisa­tion prochaine. J’ai eu tort de vous dire, quand nous nous sommes revus, qu’il ne fallait accorder aucun crédit à des gens affolés. Mais je ne voulais pas vous décourager… » – « Je vous plains, mais suis persuadé que, lorsque Mathieu sera revenu, il vous pardonnera quand il saura la vérité. Si j’avais pu empêcher cela, il aurait cru que c’était uniquement par intérêt personnel… » Une lettre mentionne par ailleurs Anatole France, qui paraît s’être dérobé aux sollicitations littéraires de l’obscur mais opiniâtre auteur deBinettes et rêveries. Pour le reste, et pour autant qu’on en puisse juger par les extraits transcrits, cette correspondance, constituée de lettres « assez brèves », n’a rien de spécialement littéraire. Nous avons cité longuement des extraits des lettres de Proust, et ce malgré l’injonction de l’éditeur anonyme, qui, en bas de la page de titre, prévient le lec­teur : » Toute reproduction, même partielle, interdite ». Mais comment, autrement, rendre compte de ce livre, que d’autres, moins scrupuleux, auraient probablement scanné en entier, pour le faire circuler tel quel sur Internet ?

Quinet. Edgar Quinet, Lettres à sa mère. Tome IV. 1831-1847 (Champion, 2008, 320 p., 60 €). Une édition s’achève, qui a déjà vu paraître trois volumes en 1995, 1998 et 2003. Aujourd’hui, nous arrive le dernier tome des lettres que Quinet (1803-1875), futur proscrit de 1851, adressa réguliè­rement à sa mère, juste avant qu’elle ne meure, en 1847. À cette mère, il aura confié, jusqu’en ses derniers instants, tout un état d’esprit, mâtiné d’états d’âme, mais en demi teinte permanente, sans s’étendre outre mesure sur d’autres sujets que sa carrière. Le corpus de cette édition est heureusement plus complet et également plus honnête que celui que la deuxième femme de Quinet avait fait cru bon de publier après sa mort dans une logique hagiographique, sans hésiter à en couper et modifier le texte. Féru de culture allemande, traducteur du très oublié Johan Gottfried Von Erder et de sa Philosophie de lHistoire, Quinet fut élevé dans le catholicisme de son père, localement hégémonique, mais familialement fortement mâtiné, pour ce qui le concerna, du calvi­nisme de sa mère. C’est une lente demi-sortie du romantisme et de la religion qu’il effectue dans les années qui nous sont ici proposées, une période où sa position sociale se solidifie, mais sans que l’homme se départisse d’un certain spiritualisme qui témoigne de ce que sera, au-delà de sa personne, l’une des caractéristiques centrales du protestantisme libéral dans sa participation à la constitution du courant républicain français. Il faut attendre une précieuse annexe de ce volume pour comprendre comment, à la mort de sa mère et lui rendant grâce, il lui associe une religion ferme et tolérante, qu’il reprend visiblement à son compte. Comme souvent en pareil équipage, on apprend quelques nouvelles locales du passé, propres à éveiller la curiosité du lecteur en le re­plongeant dans l’ambiance intellectuelle de la Monarchie de Juillet. Ainsi, pour ce natif de Bourg-en-Bresse, la ville de Lyon, où il avait passé son baccalauréat et où il fut brièvement en poste en 1839, est intellectuellement moins attirante que celle de Strasbourg où, ayant obtenu en deux ans licence de lettres, doctorat de philosophie et thèse latine, il ne reçut cependant pas l’emploi désiré. Il sera finalement nommé à Paris, au Collège de France, dont il sera révoqué en 1845, n’ayant rien abdiqué de ses convictions et expressions républicaines. À cette mère figure de rigueur, l’homme de lettres aura détaillé, pendant de longues années, le réseau qu’il tissait pour échapper à l’emprise du pouvoir qui le considérait comme un adversaire, réseau de modérés sur le double plan politique et religieux.

Régnier. Henri de Régnier, LAltana ou la vie vénitienne (Bartillat, 2009, 286 p., 20 €). Venise retrouvée – c’est le titre du dernier chapitre de LAltana, ouvrage hésitant entre l’essai, les mé­moires, le récit de voyage, et que Régnier rédigea par amour de cette ville à partir des douze séjours qu’il y fit de 1899 à 1924. Livre singulier, mêlant souvenirs, histoire, descriptions pitto­resques, anecdotes, récits de rêve ; guide de voyage d’une élégance néo-classique par instant, méditation sur le temps et la mémoire à d’autres – autant d’aspects qui conduisent à lireLAltana comme une autre Recherche du temps perdu. Par un phénomène de déformation interprétative, certains éléments du livre de Régnier s’imposent d’emblée au lecteur familier de Proust : une évocation des pavés de Venise (« Pourquoi le son des cloches dans le ciel, le bruit d’un pas sur les dalles me font-ils battre le cœur d’une certaine façon ? ») ; une rêverie ferroviaire sur les sonorités des noms de gare (« Les yeux fermés, j’écoute, au roulement du train, résonner à mes oreilles les deux syllabes entendues tout à l’heure ») ; la description des dédales de rues qui mènent à des découvertes inopinées, des points de vue inédits. Mais il faut résister en partie à cette tentation pour saisir l’intérêt propre de LAltana et sa place dans l’œuvre de Régnier. C’est à quoi s’attelle, dans une courte et dense préface, Patrick Besnier, qui a choisi dans son titre de « traduire » Ré­gnier : « Un belvédère en bois », c’est en effet la définition de l’altana. Il montre en quoi l’attitude de Régnier envers Venise se distingue de la pose d’esthète solitaire (fût-il accompagné de sa mère) de Proust. Sa ville n’est pas non plus une cité mortifère, comme la peignirent D’Annunzio, Barrès et d’autres. Venise, Régnier cherche à y vivre, se faisant « bon Vénitien », y tissant des liens d’amitié, y retrouvant ses jeunes amis, Jaloux, Vaudoyer, Henriot. La cité lui fournit également le modèle même de ces « mémoires de ma vie vénitienne » : Régnier laisse ses souvenirs « se joindre, s’entrelacer, se séparer, se retrouver à l’exemple des canaux de la Ville inextricable ». Venise le rend heureux, et il ne sait pourquoi – avancerons-nous l’hypothèse qu’il y retrouve, de manière condensée, ses thèmes les plus chers : le miroir liquide, la gémellité, les labyrinthes ? Et puis, comme le souligne Patrick Besnier, Venise représente, par la magie des correspondances, le jardin du Palais-Royal de son enfance, « identique à la place Saint-Marc ». Nous voilà à nouveau sur la piste proustienne : comme le Narrateur, Régnier cherche une explication au bonheur qui l’assaille de manière incompréhensible face à certains éléments de cette ville, dévoilant des cor­respondances secrètes entre des objets séparés dans le temps. Mais là où Proust s’arrête à son expérience personnelle, Régnier, par métempsycose, s’évade encore plus loin, dans un certain XVIIIe siècle, celui de Goldoni et de Gozzi.

Roussel. Raymond Roussel, Œuvres IX. LAllée aux lucioles, Flio et Pages choisies. Présenté par Annie Le Brun et Patrick Besnier (Pauvert, 2009, 596 p., 36 €). Roussel ou le Démiurge… Annoncé en 1935, mais considéré depuis comme définitivement perdu, voici enfin, 74 ans après, le fameux LAllée aux lucioles, que tant de lecteurs attendaient désespérément. Il est ici complété par Flio, publié par Michel Leiris en 1964, et Pages choisies, sans doute le moins connu des livres de Roussel. Les deux premiers textes sont, hélas !, non pas inachevés, mais incomplets, et connus seulement par des dactylographies. Les textes intégraux en ressurgiront-ils quelque jour ? Il faudrait pour cela un second miracle, que l’on n’ose espérer. Telles quelles, ces deux œuvres dégagent une durable fascination. On songe souvent à un autre Jules Verne, tellement plus ludique, et qui se soucierait, non pas d’anticiper, mais tout simplement d’émerveiller. Roussel a ainsi mis en œuvre une combinatoire d’un genre très particulier, qui se substitue à la réalité pour créer du merveilleux, encore du merveilleux, toujours du merveilleux. Comme le souligne Annie Le Brun dans sa préface, LAllée aux lucioles, évoquant comme elle le fait « un étrange XVIIIe siècle », possède un caractère presque unique : celui de nous proposer une évocation tonique et eupho­rique de l’amour. C’est là une chose très rare chez Roussel, plutôt enclin au pessimisme en la matière. Maintenant, Flio, texte à la vérité moins tonique, est-il bien plus noir à cet égard ? Peut-être pas tellement, tout compte fait. Reste que tout se passe comme si, à l’été 1914, quelque chose semble s’être brisé définitivement chez Roussel. Autre point à remarquer, l’importance du livre, et d’une certaine bibliographie imaginaire, qui joue un rôle essentiel dans nombre d’œuvres de l’écrivain. Ils y fonctionnent à plein comme objets fictifs, exactement comme certains bibelots ou curiosités faisant partie intégrante de LÉtoile au front. Dès que ces objets sont introduits dans le texte, ils mettent en branle une extraordinaire machine narrative, absolument autonome, et qui fabrique tout naturellement des merveilles, avec une liberté et une richesse souveraines. À cet égard, LAllée aux lucioles est un texte exemplaire, conduit de main de maître, et qui respire une sorte d’enivrement dans son écriture même. Dans cette évocation des soirées du Sans-Souci de Frédéric II, Roussel est pleinement chez lui, tout comme il l’était sur les bords du Tez, dans l’empire du Ponukélé. On mesure ainsi combien peut être terriblement réductrice la sempiternelle explication des livres de Roussel par le « procédé » : comme s’il suffisait d’introduire la clef dans la serrure et de tourner ! C’est là perdre de vue la vertu première du texte, sa dimension essentielle, qui est celle d’un imaginaire effréné. Lire Roussel, c’est comme pénétrer à l’intérieur d’un diamant, et en parcourir peu à peu les mille facettes, en découvrant une sorte de panorama muet. Mieux encore, l’infini « plaisir du texte » s’y double constamment d’un sentiment étrange, que Michel Leiris, dans une lettre à l’auteur, a défini en ces termes : « On n’a peut-être jamais touché d’aussi près les influences mystérieuses qui régissent la vie des hommes. » Assez énigmatique demeure cependant le volume de Pages choisies, publié en 1918, et qui rassemble des extraits d’Impressions dAfrique et de Locus Solus, d’ailleurs découpés sous forme de contes ou de récits. Patrick Besnier a opportunément transcrit un certain nombre d’envois inscrits par Roussel sur des exemplaires de ce livre : à Reynaldo Hahn, à Madeleine Lemaire, à Édouard Estaunié, etc., et, plutôt singulier, au dessinateur Albert Guillaume : « Hommage à Albert Guillaume, qui sait mettre l’infini dans le regard de ses personnages ». Envoi déconcertant, mais sans doute ironique, se demande Patrick Besnier. Mais peut-être Roussel voyait-il dans le regard des personnages falots et bour­geois croqués par le dessinateur, des choses que celui-ci n’y avait pas mises et que nous ne voyons donc pas ? Preuve qu’il y a toujours des surprises et des choses à découvrir chez Roussel, qui a vraiment créé un monde devant lequel chaque lecteur peut dire, comme Gide : « Je n’avais plus que quinze ans ». Incomparable rayonnement magnétique de toutes ces pages ressuscitées : « Alors, pareil à un somnambule, Fogar se leva et pénétra dans la mer »…

Scandales. Hélios Azoulay, Scandales ! Scandales ! Scandales ! Histoires de chefs-d’œuvre que l’on siffle (Lattès, 2008, 250 p., 17 €). Une sorte de recueils d’anas, comme on disait jadis, sur les spectacles sifflés ou chahutés, tout à fait au ras de l’anecdote, ce qui a le mérite d’une lecture prompte et aisée. Quelques chapitres incongrus – l’assassinat de Lincoln (certes, il eut lieu dans un théâtre), la rencontre Vaché-Breton (on cherchera longtemps le lien avec le sujet du livre), les orchestres dans les camps de concentration –, un déséquilibre des sujets en faveur de l’art musi­cal (l’auteur est compositeur, clarinettiste et directeur musical de l’Ensemble de musique inciden­tale, ceci expliquant sans doute la part belle faite à son art préféré), un excès de pages consacrées à John Cage (lequel revient en leitmotiv) et divers incontournables : la première d’Ubu Roi avec son merdre-mangre usé jusqu’à la corde, le tapage lors des projections de L’Âge d’or, etc. La syntaxe est parfois défaillante (« Mesurant plus de deux mètres, la quantité de musique qu’il [Cravan] met au service de la cause futuriste […] » : on comprend que ce n’est pas la quantité de musique qui mesure deux mètres, certes, mais enfin…). Disons que c’est un hommage parfois maladroit à la splendeur de l’imbécillité et n’en parlons plus.

SchwobRetours à Marcel Schwob, sous la direction de Christian Berg, Alexandre Gefen, Monique Jutrin et Agnès Lhermitte (Presses universitaires de Rennes, 2007, 292 p., 20 €). Il a fallu quatre directeurs pour conduire ce colloque de Cerisy, tenu en 2005 pour le centenaire de la mort de Schwob : ce doit être un record ! Mais le résultat ne traduit aucune tension, et c’est un nouveau témoignage du renouveau des études consacrées à un auteur particulièrement complexe, venant accompagner une biographie, la constitution d’une Société des Amis et de nombreuses rééditions. Les dix-neuf contributions sont souvent construites sur des parallèles : Schwob face à Jarry (Julien Schuh), à Byvanck (Christian Berg), à Valéry (Michel Jarrety), à Léautaud (Frédéric Cano-vas) ou à Gourmont (Alexia Kazantzis), ce qui a le mérite de mettre en valeur la place capitale de l’écrivain dans son époque. L’œuvre n’est pas négligée : pas moins de trois contributions étudient les Vies imaginaires, sans doute le titre qui survit le mieux, invitant le lecteur à une glose infinie – en forme de piège ; mais aussi Cœur double (Rita Stajano) ou la traduction d’Hamlet (Hélène Védrine). Sans épuiser la matière, on mentionnera encore les communications d’Alexandre Gefen et Claude-Pierre Pérez, qui étudient respectivement le rapport de Schwob à la philosophie et à l’imaginaire. L’étude la plus synthétique est probablement celle d’Evanghelia Stead sur « l’homme aux livres », titre à l’écho freudien qui se place au cœur de la personnalité de l’écrivain, lequel est aussi « l’homme malade des livres ». Cette pathologie (familière à plus d’un lecteur d’Histoires littéraires) est certainement une clé à la compréhension de Marcel Schwob.

Sollers. Philippe Sollers, Un vrai roman. Mémoires (Folio, 2009, 447 p., s.p.m.). Philippe Joyaux raconte la vie de Philippe Sollers, et Philippe Sollers dévoile quelques pans de vie du Philippe Joyaux qu’il a été. N’en déplaise aux détracteurs de l’auteur de LÉloge de linfini, c’est un très bon livre de souvenirs, chargé d’une amertume singulière et heureusement à peu près dépourvu de ces citations de classiques qui plombent les publications de cet auteur depuis quelques années. C’est aussi – et certaines pages en sont presque pathétiques – le récit d’une solitude méconnue, masquée par le succès, presque effrayante. Que diable l’avenir retiendra-t-il de l’œuvre inégale et inclassable de ce littérateur dont la notoriété est probablement la malédiction ?

Stendhal. Sandrine Fillipetti, Stendhal (Gallimard, 2009, 336 p., 7,60 €). Dans cette biographie de vulgarisation, l’auteur ne résiste pas à la tentation de faire d’Henri Beyle un héros stendhalien, plein d’ambition et d’énergie. Elle dresse cependant un portrait convain­cant de Stendhal, littéralement fidèle à la lettre, c’est-à-dire suivant page à page le Journal de Stendhal et sa Vie de Henri Brulard mais aussi abondamment nourri de sa correspondance, moins connue. Le résultat correspond aux ambitions de la collection où ce texte paraît : il constitue un éclairage de l’œuvre, aux stricts points de vue biogra­phique et chronologique, et, partant, un bon outil scolaire. On lui reprochera de manquer d’ampleur de vue sur l’œuvre en suivant de trop près les sources autobiographiques, en multipliant les citations et en risquant parfois de fastidieuses paraphrases.

SurréalismeIntellectuel surréaliste (après 1945), études réunies par Maryse Vassevière (Associa­tion pour l’étude du Surréalisme, 2008, 238 p., s.p.m.). Actes d’un séminaire tenu à Paris III de 2004 à 2006, ce volume présente une série de cas fort différents, tous affrontés aux tensions de l’après-guerre. Les plus intéressants sont les portraits de figures finalement peu étudiées dans cette optique, comme Yves Bonnefoy et Christian Dotremont, ou négligées, comme Michel Car-rouges, dont les travaux intéressaient beaucoup Breton, mais dont la jeune garde surréaliste ne supportait pas le catholicisme affiché. Les synthèses plus générales sont, elles aussi, d’une grande richesse. On regrette que l’étude sur Georges Henein le présente uniquement comme un insulteur professionnel et que l’auteur de l’article, en véritable faussaire, en rajoute, traitant André Breton d’» épicier » – terme que Georges Henein n’appliquait en rien à l’auteur de LAmour fou.

Vian. Marc Lapprand, François Roulmann, Boris Vian. « Si jétais pohéteû » (Découvertes Gallimard, 2009, 128 p., 13,90 €). Les principes éditoriaux de cette collection sont connus : 128 pages – le format standard d’un honnêteQue sais-je ? – rédigées par un ou plusieurs spécialistes, un riche dossier iconographique servi par une maquette at­trayante. Tout cela se retrouve dans ce petit Vian qui ravira les (anciens) adolescents. Les deux auteurs connaissent leur sujet sur le bout des doigts : ils sont chargés de la panthéonisation du Bison ravi dans la Pléiade. Mais oui, Madame, la Pléiade ; c’est textuel, nom d’une trompinette ! On trouvera dans ces pages l’essentiel de la geste vianesque : le jazz, les caves du Paris de l’après-guerre, l’activité romanesque, les vrais faux polars américains, la mort prématurée, la gloire posthume. Cela se lit agréablement et permettra aux socio­logues de l’institution littéraire de gloser doctement sur les particularités d’une trajectoire plutôt étonnante.

Willy. Colette Piat, Colette et Willy (Alphée-Jean-Paul Bertrand, 2009, 270 p., 21,90 €). Cela se laisse lire – mais à quel prix ? Cette biographie croisée de Colette et Willy, « couple mythique » selon le titre de la collection qui l’abrite, s’appuie sur quelques références obligées (François Caradec, par exemple, mais pas la biographie critique de Claude Pichois et Alain Brunet) pour aller… on ne sait trop où. La naïveté a son charme, comme le ton parfois ouvertement féministe ou sensualiste de l’ouvrage, mais tant d’approximations fait chavirer l’entreprise. Colette Piat semble en effet souffrir d’une forme de collettowillyoptrie – traduisez : une déformation de la vision qui fait de ce couple le centre de l’histoire littéraire de son temps, voire de l’Humanité. Ainsi l’» Atelier » de Willy, qui fit travailler des nègres à l’élaboration d’une œuvre trop pléthorique pour un seul, semble à la fois scandaliser et fasciner l’auteur, qui a l’air de croire dur comme fer à une cave remplie d’écrivains sous l’immeuble de Willy et Colette. On y trouve des noms, des noms… C’est bien simple, tout ce qui compte un peu dans la littéra­ture de la Belle Époque a écrit pour Willy ! Des gens « à la situation financière précaire », comme Pierre Louys (sic), Rémy de Gourmont (passons sur l’accent), Henri de Ré­gnier (toujours aux abois financièrement). Des oubliés, des artistes de peu de stature dont le nom ne nous intéresse plus aujourd’hui que parce qu’ils ont croisé le chemin de Colette et ont eu l’heur de travailler pour Willy, comme Catulle Mendès : « Auteur prolifique et brillant, il participait – c’est évident – à ce travail collectif organisé par et au profit de Willy […]. Si Colette ne l’avait évoqué dans sesApprentissages, qui se souviendrait de lui ? » Une note répond tout de même à cette interrogation angoissée : il y en a au moins trois pour rappeler la mémoire de Mendès : Patrick Besnier, Sophie Lucet et Nathalie Prince, qui, sans doute poussés par la lecture de Colette, ont consacré un ouvrage collectif à cet inconnu. Mais les personnages un peu plus célèbres ne sont pas beaucoup mieux servis : nous sommes encore épatés de l’évocation de « la représentation d’Ubu Roi et son «merdir» retentissant ». « Merdir » ? Zutir, alors ! L’auteur aurait dû vérifier, mais la recherche documentaire n’a pas l’air d’être son fort ; elle décrit ainsi l’un des dîners que Willy aurait offert à ses nègres enfermés chez lui : « Bon enfant, il va acheter, entre deux, du saucisson chez le charcutier du coin. Jules Renard parle en 1892 d’un «gigot laineux mangé dans des soucoupes» ». Vérification faite, la citation de Renard est tirée de son Journal du 9 mars 1892, et ce qu’il décrit ainsi, c’est le menu de l’un des Dîners de La Plume. Willy va effec­tivement ce soir-là chercher des victuailles pour pallier le défaut de nourritures saines, mais « il ne les mange pas, et les saucissons brandis ne sont que prétextes à clameurs… » Citons encore le récit en pagaille de la vie de Marcel Schwob – encore un de « la fameuse équipe de Willy », dont le « dernier ouvrage » paru avant sa disparition est Le Livre de Monelle, sorti pourtant en 1894, soit plus de dix ans avant sa mort ! Colette Piat compte-t-elle pour rien La Croisade des enfantsVies imaginaires ou les Mœurs des diurnales ? Cette pagaille gagne d’ailleurs tout l’ouvrage : des extraits d’une lettre de Colette à Mallarmé réapparaissent dans une lettre à Jarry ; les citations ne sont pas toujours attribuées et la bibliographie, après un semblant d’ordre alphabétique, sombre dans le chaos. Passons.

Zola (1). Véronique Cnockaert, Émile Zola. Mémoire et sensations (XYZ Éditeur, 2008, 280 p.). Réunissant les actes d’un colloque qui s’est tenu en 2005, ce volume se donne pour objectif de redessiner en territoire zolien les frontières du scientifique et du littéraire. Ou comment la fiction romanesque absorbe des doctrines savantes, des systèmes, des discours et des lois empruntés à l’hérédité, à la psychologie, à la physiologie, pour les réarticuler au sein d’une représentation du monde vivant. L’enjeu dépasse de loin les contraintes de la cohérence ou de la vraisemblance romanesque. Il embrasse et brasse un ensemble de données relatives aussi bien à l’individu, à la société qu’à l’histoire, et versées au crédit d’un roman moderne – nouvelle machine cognitive – voué à décrypter le réel, à en pénétrer les modes d’organisation et à les redéployer en une vision qui soit aussi une explication. De là la pertinence des concepts retenus : mémoire et sensations, qui coordonnent le plan psychologique et le plan physiologique, sans omettre la dimension pro­prement culturelle impliquée par la mémoire (car celle-ci est à la fois individuelle et collective). Il est rappelé, ce faisant, que Zola s’inscrit dans une filiation scientifique, qu’il entend honorer et illustrer avec les moyens de son art. Comme le dit Véronique Cnockaert, « depuis le Traité des sensations de Condillac, les travaux de François-Joseph-Victor Broussais, ceux de Théodule Ribot, de Charles Letourneau, de Maurice de Fleury […] composent une tradition qui disserte sur l’exacte nature des sensations. » Les études rassemblées se répartissent en trois sections. Tout d’abord, Les Voies de la mémoire, qui tracent des chemins d’accès aux échos et résonances traversant l’écriture de Zola en la gouvernant pour ainsi de loin et de l’intérieur : Balzac, Hugo étendent leurs ombres jusque dans les replis des textes zoliens, comme le montrent Henri Mitterand et Marie Scarpa, et la mémoire biblique se répand en se ramifiant dans Le Docteur Pascal. La deuxième section, Réminiscences du corps sensible, aborde la problème de la chair et s’applique à cerner à la fois les enjeux et les motifs de toute « une mythologie du corps charnel » : à ce stade, le niveau d’intelligibilité scientifique cautionne ou s’efface purement et simplement devant l’activité imagi­naire et fantasmatique. On lira à ce sujet les contributions de Jacques Noiray, Colette Becker, Jean-Louis Cabanès. La troisième et dernière section se consacre à l’atelier où se forge cette écriture de la mémoire et de la sensation. L’accent est mis dans Fabriquer la mémoire et les sensationssur les valeurs rhétoriques et les principes esthétiques qui président à cette poétique de la sensation et du corps. On vérifiera ainsi, à la lecture de ce volume d’études, que le discours scientifique consti­tue un seuil de lisibilité dans la fiction zolienne, sans jamais s’ériger en modèle ou en norme de figuration. Il trace une voie moyenne, que l’écriture et ses sortilèges conspirent à élargir ou à dépasser, en faisant prévaloir sur les termes de la raison analytique, ce qu’Alain Pagès appelle « les mots du désir ».

Zola (2)Émile Zola, La Fabrique des Rougon-Macquart. Édition des dossiers préparatoires, publiés par Colette Becker (Champion, 2009, 1248 p., 295 €). Quatrième volume de cette entre­prise démesurée, à l’image de l’œuvre de Zola, et que dire qui n’a pas déjà été dit à propos des tomes précédents ? L’intérêt d’un travail qui met sous les yeux des chercheurs un fac-similé des manuscrits de Zola, avec, en regard, leur édition diplomatique ? Déjà dit. L’archaïsme de cette entreprise, à une époque où tout ceci aurait pu être numérisé et offert aux regards sur cd-rom ou sur Internet, avec un moteur de recherche conséquent ? Déjà dit – mais cela n’empêche pas d’être content d’avoir des volumes tangibles sous la main. Le prix rédhibitoire de chacun de ces objets, pavés à l’italienne qui doivent avoisiner au poids celui de l’or ? Déjà dit – mais les bibliothèques sont là pour ça, insistez auprès de leurs conservateurs pour qu’ils en fassent l’acquisition. Il faut en tout cas saluer les questionnements de Colette Becker dans son introduction sur la manière dont Zola écrivait réellement ses brouillons, et sur les réponses précises qu’elle apporte, classant chronologiquement les étapes d’un travail de titan pressé par la prépublication dans les journaux, toujours trop rapide et mangeuse de copie : le brouillon (dont il ne nous reste que des fragments dispersés), le manuscrit, le feuilleton publié, les placards corrigés de ce feuilleton, les jeux d’épreuves pour l’édition courante et la publication en volume. En analysant de près ces différents états du texte, Colette Becker montre que « le moment de l’écriture, que l’on néglige trop au détriment [sic] du travail de composition, de mise en place de l’intrigue et des personnages, est, chez Zola, déterminant et riche » : la plupart des aspects les plus séduisants de son œuvre n’apparaissent que dans ce travail au corps du texte. Quand pourrons-nous, alors, comparer ces étapes aux dossiers préparatoires ici publiés ?