En société
Ardenne. Les Amis de l’Ardenne n° 23, décembre 2008-janvier 2009 (10 rue André Dhôtel, 08130 Saint-Lambert-et-Mont-de-Jeux ; 112 p., 12 €). Les numéros de cette luxueuse revue trimestrielle se suivent et ne se ressemblent pas. Comparé à la carte blanche à Guy Goffette (n° 22, 284 p.), le présent numéro paraît étique. Il s’en venge heureusement en compensant sa perte de volume par une augmentation de prix. Il n’empêche que le lecteur se voit offrir, entre autres gâteries, un dessin original du pétillant Cabu et quinze pages d’entretien exclusif avec Amélie Nothomb. Sans donner dans le panneau du vedettariat, on arguera que cette générosité n’est pas à la portée des premiers venus ! Enfin, puisque on tient là un numéro de la revue dans son plus simple appareil, c’est l’occasion de découvrir son nouveau « chemin de fer » ainsi que ses principaux collaborateurs. Il est d’ailleurs plaisant, pour ne pas dire réconfortant, de voir comme la revue se réfléchit, en général sans complaisance, et que l’éditorial du président Claude Carton n’en a pas le privilège exclusif. C’est ce qui ressort, par exemple, des Méandres de Jean-Pierre Lambot, que nous lisons comme de sinueuses réflexions ou comme des lambeaux de vie. L’étonnement de Jean-Pierre Lambot que le vingt-deuxième numéro soit un si « gros bouquin », alors que l’association des Amis jure chaque fois ses grands dieux qu’on ne l’y prendra plus. Son indignation qu’un fonctionnaire de la culture ait taxé Les Amis de l’Ardenne de « revue de quartier » : « Ce fonctionnaire n’avait pas tort, écrit-il, nous sommes bien une revue de quartier, et qui ne fait pas de quartier avec les imbéciles, culturels ou autres. » On sait que la politique culturelle en matière de revues de création revient à ne financer que les plus prestigieuses et les mieux distribuées, ce qui contraint les autres tôt ou tard à prendre une forme numérique. Avec la belle énergie qui – moyennant ou nonobstant sa géométrie variable – les caractérise, revue et contributeurs, Les Amis de l’Ardenne est une publication résistante. Ne serait-ce qu’à ce titre, elle mérite largement notre attention.
Audiberti. Cahiers Jacques Audiberti, n° 25, novembre 2008 (1 bis rue des Capucins, 92190 Meudon ; 75 p., 8 €). Josiane Fournier a organisé ce numéro élégamment présenté sur le thème Paroles et musiques : la présence abondante de la chanson dans l’œuvre d’Audiberti, en particulier dans son théâtre, est analysée, avec de nombreux textes. On regrette un énorme lapsus à répétition sur le nom d’Adolf Wölfli, l’extraordinaire inventeur d’« art brut », dont Claide Lehmann fait remarquer qu’il glissait des partitions dans ses œuvres plastiques : fort bien, mais pour s’obstine-t-il à la nommer « Wölfflin » par assimilation sans doute avec l’historien d’art ?
Balzac. L’Année balzacienne, n°9, 2008 (PUF, 512 p., 44 €). « Balzac et son double : Balzac critique » : le thème de la journée d’études 2007 du Groupe d’études balzaciennes prend du recul par rapport à la production fictionnelle de l’écrivain, pour envisager son travail de journaliste et sa vision d’historien de la littérature. Pour autant, il s’avère impossible de séparer ces deux aspects, tant il est vrai que, chez Balzac, la critique, aussi sérieuse qu’elle soit, ne se départit pas d’une vision créatrice – un peu comme si Balzac, en critiquant ses confrères, légitimait son propre travail par comparaison. C’est ce qui ressort de l’article d’Alex Lascar sur la critique de Jean Cavalier d’Eugène Sue dans La Revue parisienne en 1840 : rival de Balzac sur le terrain du roman-feuilleton (domaine où ce dernier n’a peut-être pas la plus grande popularité, mais où il est au moins pionnier avec la publication de La Vieille fille en 1836 dans La Presse), Sue est attaqué par celui-ci à la fois sur le terrain idéologique – la vision trop négative du règne de Louis xiv – et sur celui de sa technique narrative. Cette critique rejoint finalement une « poétique du roman historique » dont le discours de Daniel d’Arthez à Lucien de Rubempré dans Illusions perdues serait l’écho. L’étude suivante, justement consacrée à « La critique littéraire dans Illusions perdues » (Patrick Berthier), comme celle de Patrick Labarthe, « Balzac et Sainte-Beuve, ou de l’inimitié créatrice », démontre comment le roman se fait le relais de ces conceptions : que ce soit par la description du parcours d’un jeune écrivain confronté au conservatisme provincial, puis au milieu littéraire parisien (Illusions perdues), ou par la mise en scène de personnages moquant Sainte-Beuve dans leurs dialogues (Un prince de la bohême), voire par la réécriture d’un roman de celui-ci (Le Lys dans la vallée, ou « Je referai Volupté »). Tous ces aspects, complétés par l’édition d’une correspondance de Balzac avec le marquis de Custine entre 1836 et 1846 (Roger Pierrot) sont prolongés dans « Balzac face aux révolutions de la littérature », par José-Luis Diaz. Balzac. Dernière contribution du dossier, « Balzac et la critique comme autocritique, ou la vérité de l’invraisemblable » de Scott Sprenger se rattache à une seconde thématique sous-jacente dans ce volume, moins tournée vers le « réalisme » ou du moins les faits positifs que vers l’irrationnel. Balzac, selon l’auteur, se contredirait sur le sujet de la vraisemblance, en reprochant aux autres écrivains un travers dans lequel il tombe lui-même, notamment dans La Peau de chagrin et Sarrasine : voilà qui manque un peu de pertinence et d’intérêt. De même que l’analyse alchimique de L’Auberge rouge par Anne-Marie Baron, laquelle souffre de redondances et paraît inaboutie. Enfin, « Structure du temps dans La Comédie humaine » de Max Andréoli s’interroge sur le caractère objectif ou subjectif du temps balzacien, entre histoire, mythologie et métaphysique : l’auteur décrit l’univers de Balzac comme « une organisation de sphères emboîtées […], subdivisées en une infinité de sphères closes sur elles-mêmes à la façon des monades, et qui par conséquent sont susceptibles de comporter chacune leur image du temps ». Retour à la sphère matérielle avec « César Birotteau : de la publicité à la littérature » de Danielle Dupuis, qui cherche à dépasser une analyse du thème de la publicité dans ce roman, peut-être jugée trop attendue, et montre comment elle se prolonge dans le parler, les références et l’univers petit-bourgeois de la famille Birotteau : lieux communs, phraséologie, verbe creux, pourtant transcendés par l’écriture : « Le seul vrai grand poème est celui de la vie d’un médiocre et ridicule petit bourgeois métamorphosée en destin tragique par le romancier car le véritable génie appartient à l’artiste et non au publiciste. » Dans la section Synthèses, « Les Réalités du mariage dans l’œuvre balzacienne. Le romancier et ses contemporains » d’Alex Lascar, long catalogue dont on attendait plus une mise en perspective, est heureusement complété par Maren Lackner, « Donner une voix aux femmes : Balzac et ses lectrices », qui analyse comment les lettres de ces lectrices ont pu être prises en compte par l’auteur de La Comédie humaine, ou du moins comment ces lectrices ont tenté d’influer sur l’écrivain, tantôt en approuvant ses romans, tantôt en lui suggérant telle ou telle direction ou inflexion, certaines même lui proposant de s’inspirer de leur histoire personnelle pour en écrire le roman. Histoire matérielle avec « La Duchesse de Langeaisen livraisons : Balzac et l’Écho de la Jeune France » (Michael Tilby) ; géographie avec la reconstitution du cadre leMassimilia Doni (« à Rivalta », par Jean-Luc Planchet), cette section Analyse. Documents se conclut avec deux contributions documentaires à l’étude de l’appréciation de Balzac par ses contemporains : « Le Grand Balzac. Sur un article de 1846 » de Marie-Bénédicte Diethelm et un supplément au Tombeau d’Honoré de Balzac de Stéphane Vachon, paru en 2007. Un compte rendu, par ce dernier, du tome I de la Correspondance en Pléiade ouvre l’ultime section, Documentation. On finit sur un hommage à Anthony R. Pugh, pionnier des études génétiques sur Balzac, mais aussi grand spécialiste de Proust et musicologue averti bien qu’amateur, décédé en 2004.
Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 191, septembre 2008 ; n° 192, décembre 2008 (13, rue du Pont-Louis-Philippe, 75004 Paris ; 82 et 74 p., 7 € chaque livraison). Livraison décevant que ce n° 191, car le titre du dossier, Aperçus sur Claudel et le Théâtre d’Art, ne tient pas ses promesses, se contentant d’unifier tant bien que mal le contenu. Présentant « La Naissance du Théâtre d’Art », Philippe Marcerou n’est guère précis et, pour définir cette expression, hésite entre un sens général et l’entreprise de Paul Fort (qui projeta de jouer Tête d’or sans le faire). Présentation paresseuse et souvent discutable. Victor Martin-Schmets propose une édition des lettres du « triangle Claudel-Maeterlinck-Mockel », lettres déjà connues, mais qu’il replace dans la chronologie. Un article sur le projet du marionnettiste Georges Lafaye pour L’Ours et la Lune et une étude des trois bustes de Claudel par sa sœur Camille complètent le sommaire, avant les comptes rendus habituels. Le n° 192 célèbre le cinquantenaire duBulletin, avec son lot d’hommages et de souvenirs un peu prévisibles. Le plus intéressant y est une note de Jacques Parsi sur « Paul Claudel comédien » : le poète paraît en effet dans un film de Ralph Barton, tourné en 1923 aux côtés – entre autres – de Max Reinhardt, Paul Morand, Sinclair Lewis en un curieux capharnaüm. Ce film est ajouté en bonus au DVD consacré à L’Opinion publique de Charlie Chaplin : il mérite bien d’être vu.
Gide. Bulletin des Amis d’André Gide n° 161, janvier 2009 (3, rue du Chemin blanc, BP 53741, 54098 Nancy ; 156 p., 13 €).Deux dossiers occupent l’essentiel de cette livraison : Jean Claude publie une « version pour l’opéra » duRoi Candaule, destinée par Gide au compositeur Henry Février : il y travailla entre 1913 et 1919, mais le projet n’aboutit pas (il reviendra plus tard à Alexandre Zemlinsky de réaliser l’opéra). Jusqu’ici, on considérait ces pages comme de simples variantes de la pièce. Stephen et Anne-Françoise Steele publient ensuite dix-sept lettres inédites échangées entre Gide et Victor Serge entre 1935 et 1944, ensemble du plus haut intérêt.
Blagues. Revue de la Bibliothèque nationale n° 31, Blagues et supercheries (2009, 96 p., 19 €). Numéro riche, dont l’essentiel tient dans un dossier intitulé Blagues et supercheries. Le lecteur y abreuvera sa soif de savoir avec les articles consacrés à la légendaire Encyclopédie des farces et attrapes que coordonnèrent, il y a plus de quarante ans, Noël Arnaud et François Caradec ; à Paul Masson alias Lemice-Terrieux (dont une biographie est en cours de rédaction) ; à de subtiles Lunettes pour les curieux… et même à Berlioz, qui eut son versant mystificateur. Le denier article, signé Daniel Sangsue, porte sur la parodie « dans ses rapports avec la blague et la supercherie ». Rien sur Hégésippe Simon, l’éducateur de la démocratie » : pourquoi cet injustifiable oubli ? Le reste de la livraison roule sur les acquisitions de la Bibliothèque de l’Arsenal, sur les livres de voyages du marquis de Courtanvaux, sur le Journal de Laurent de l’Ardèche, sur des gravures de Callot. Un ensemble qui fait bien regretter que cette revue ne soit pratiquement jamais adressée à Histoires littéraires pour compte rendu. On se perd en conjectures sur les raisons bénies qui ont entraîné l’envoi exceptionnel de ce numéro, qui ne l’est peut-être pas moins.
Giraudoux. Cahiers Jean Giraudoux n° 36, Giraudoux européen de l’entre-deux-guerres (Presses universitaires Blaise Pascal, 2008, 396 p., 17 €). Tous les sept ans ou à peu près, Sylviane Coyault consacre un colloque à Giraudoux. Elle a déjà coédité Des Provinciales au Pacifique. Les premières œuvres de Giraudoux (1994) etGiraudoux et les mythes (2000). C’est à son unique soin, en revanche, que nous devons la publication de ce volume d’actes. C’est le Giraudoux politique, « le diplomate engagé dans l’Histoire », qui se trouve ici questionné. L’ouvrage a pour ambition de « resituer Giraudoux dans une géographie et une Histoire doublement marquées au sceau de la guerre », et donc, en partant de ce questionnement politique, d’« apprécier l’inscription de Giraudoux dans le siècle, dans les courants esthétiques et les courants de pensée ». Une introduction, où voisinent en diptyque un état des lieux de Mathias Bernard sur « L’Idée d’Europe dans les années 1920 » et une étude de Sylviane Coyault sur « Le Mot Europe dans l’œuvre de Giraudoux », ouvre le débat, tout en le cernant dans une perspective d’histoire politique et culturelle : l’Europe est, dans l’entre-deux-guerres, moins une réalité qu’une idée, qu’un mot ou qu’un rêve, comme tels sujets à flux et à reflux, et largement une utopie. Pour répondre à la problématique d’ensemble, les contributions se trouvent ensuite classées en trois sections : Giraudoux et l’Europe littéraire ; Giraudoux et la tragédie européenne : Histoire et mythe ; Giraudoux politiquement incorrect. On salue la méthode d’organisation choisie par l’éditeur : dans une introduction à chacune des sections, Sylviane Coyault s’efforce de montrer la cohérence des articles, entre eux et par rapport à de récents travaux, notamment la biographie de Jean Body (Jean Giraudoux, 2004). Dans la première section, Marie-Claude Hubert situe le dramaturge entre tradition et modernité, montrant que sa conception de la dramaturgie et de la scène annonce les années Vilar et le TNP. Angélique Cofidou interroge le « nouveau romantisme » dont Giraudoux se réclame d’abord : au sein d’une littérature européenne affectée par les événements dans son esthétique comme dans sa morale, le style est sa réponse à la question de l’engagement. Anne-Marie Prévot étudie les relations de Giraudoux avec le Surréalisme durant les mêmes années 1920-1930. Sont en accord avec ces deux courants ses choix du merveilleux et de la poésie, ses concessions aux puissances de l’imagination et son désir d’un langage renouvelé. Les contributions à la seconde section établissent des parallèles entre Giraudoux et d’autres écrivains européens : Séféris à partir de la figure d’Hélène, Bernstein à propos de Judith. Partant de Suzanne et le Pacifique, Jean-Bernard Vray étudie le rapport de Giraudoux avec « le mythe européen de Robinson » : le mythe se définit-il par son caractère transhistorique, il convient à chacun, sauf à y réduire son propos, d’envisager la valeur que Giraudoux donne au mythe dans l’espace et sur la période considérés. Alain Duneau se livre à une remarquable analyse d’Électre : tout en refusant l’engagement, le dramaturge enregistre là, fidèlement, la crise de la conscience européenne. Dans la troisième section, Stéphane Chaudier voit de l’incorrection à ces difficultés qu’a Giraudoux de concilier rhétorique et diplomatie pour un usage libéral de la langue ; en remède à ce désenchantement, qui est déjà chez Proust, il n’est que la littérature. La même section procède aussi pour partie d’un droit de réponse, de la part de l’Association des Amis de Giraudoux, au grief d’antisémitisme qu’on fait à l’auteur de Pleins pouvoirs (1939). Pierre d’Almeida, éditeur, en 1992, du texte incriminé, démontre l’inconsistance du faux procès régulièrement instruit contre Giraudoux : par contraste avec le silence dont certains voilent les turpitudes d’un Jean Genet, la suspicion d’antisémitisme s’accompagne d’une remise en cause de l’humanisme qu’incarne Giraudoux et de la confiance que vouent des écrivains comme lui à la littérature, suprême recours. La conclusion générale est un modèle de synthèse : « Même dans ses rêves d’Europe les plus allègres, Giraudoux n’a jamais nourri d’optimisme démesuré quant à l’aptitude humaine au bonheur et à la raison. » On a affaire, avec ce Giraudoux européen, à un ouvrage qui donne accès à un éventail d’analyses et montre l’intérêt que suscite Giraudoux et l’importance de cet auteur dit désuet, pour qu’il ne soit pas indispensable de faire de lui, pour désabusé qu’il paraisse, un précurseur de la post-modernité.
Jarry. L’Étoile-Absinthe, tournées 119-120, 1907-2007 Centenaire Alfred Jarry (Société des Amis d’Alfred Jarry et Du Lérot, 2008, 116 p., 20 €). Ce numéro célèbre un événement marquant dans la vie posthume de l’inventeur de « merdre ». Un Catalogue centenairique perpétuel soigneusement dressé par Isabelle Krzywkowski, enregistre toutes les manifestations qui ont eu lieu au cours de cette année exceptionnelle : festivals, colloques, conférences et tables-rondes, expositions, médias, promenades et courses de côte, publications, spectacles et divers, pour ne rien négliger. Les adresses de beaucoup de sites et de blogs sont données permettant de télécharger l’œuvre, de visiter le Laval de la jeunesse de Jarry, et de se rendre compte des nombreuses traductions en plusieurs langues, dont une en persan qui attend son éditeur. Les fervents sont devenus mondiaux. Trois études prouvent que tout est loin d’être dit et que ces tournées peuvent facilement affronter un deuxième siècle. Alain Chevrier dévoile les « Vers cachés dans L’Amour en visites », Diana Beaume commente « Le Père Ubu comme exercice d’admiration », Julien Schuh fait ressortir la dette de Jarry envers Marco Polo et, pour faire bonne mesure, donne des articles non répertoriés d’Armand Silvestre et de Jean Lorrain sur les premières représentations d’Ubu Roi. Comme d’habitude, la rubriqueTexticules annonce les dernières publications et événements, y compris l’entrée d’Ubu Roi au répertoire de la Comédie-Française – nouvelle qui devrait faire vibrer certains ossements de la fosse commune du cimetière de Bagneux.
Nouveau. Cahiers Germain Nouveau, 2008 (63 Grande Rue Général de Gaulle, 92600 Asnières ; 73 p., s.p.m.). Ce premier cahier consacré à Germain Nouveau commence par une justification de l’intérêt que ses rédacteurs en chef trouvent au poète. Ensuite, sont édités deux poèmes, Les Riens et Valse. Robin des bois, avec d’excellents fac-similés des deux faces du feuillet autographe utilisé. Permettant de connaître bien mieux ces poèmes, « très partiellement et erronément cités en 1986 dans l’ouvrage de Maïté Pin-Dabadie », Guillaume Zeller rappelle prudemment qu’il pourrait s’agir de copies faites par Nouveau de textes qu’il n’a pas lui-même composés. Il aurait été possible de donner une édition plus diplomatique du texte, ou critique mais plus commentée, pour tenir compte des excentricités d’orthographe, ainsi que des majuscules et minuscules « normalisées » de ces copies. La transcription peu compréhensible « Valse jolie Qc » fournie pour les strophes 2 et 3 de Robin des bois pourrait donner des idées incongrues (les valseuses se combinant avec l’idée d’un joli Q). Diplomatiquement, « valse Jolie &c » serait peut-être une retouche prudente. Selon l’éditeur, ces pièces seraient « inspirées visiblement de la poésie française de la Renaissance ». On pourrait cependant les rattacher surtout à la tonalité des recyclages romantiques de cette inspiration-là, les huitains des Riensayant, par leur système de rentrements (les strophes comportant une répétition approximative en boucle – en ronde – reliant les débuts et fins de strophes : « Un rien / De rien », « Un rien / Pour rien », « Un rien / D’un rien »), une évidente parenté avec le rondeau, que Musset avait aidé à remettre en selle. Guillaume Zeller présente une lettre de Nouveau à Léon Vanier de la Bibliothèque Méjanes (Aix-en-Provence), le fac-similé très net autorisant que le texte ne soit pas transcrit. Comme il s’agit d’une reproduction assez petite, certains lecteurs regretteront peut-être cette absence de transcription. Jean-Philippe de Wind et Pascale Vandegeerde présentent, avec transcriptions et fac-similés, deux actes notariés, l’un concernant la vente d’une maison à Pourrières, l’autre la succession mobilière de Nouveau, ce qui, comme ils l’observent, pose « la question de la transmission de l’œuvre de Nouveau », s’opposant à l’idée suivant laquelle Nouveau « aurait tout brûlé avant de mourir (ou, plus romantique, au moment de mourir ». L’analyse des documents se rapportant à cette succession révèle des ambiguïtés troublantes et laissent espérer que l’on puisse retrouver « la trace de certains de ses écrits aujourd’hui disparus ou dispersés ». Des lettres entre Pierre-Olivier Walzer et Jacques Brenner éclairent l’évolution des éditions de Nouveau, notamment la préparation de la Pléiade. Guillaume Zeller présente un entrefilet de Jean Faubreton portant sur Ave Maris Stella, deux textes de Léonce de Larmandie, En purgatoire et Lyre délaissée, puis un texte de Laurence Nouveau, exposant l’intérêt biographique de sa nouvelle Cadeau au fiancé. Ensuite un article de Pascale Vandegeerde et Jean-Philippe de Wind résume ce que l’on peut savoir du pseudonyme Humilis, concluant à l’avance que « rien, à nos yeux, ne permet de penser qu’il se soit jamais fait appeler Humilis », tout en citant une lettre de Larmandie qui indique à Nouveau que ce dernier aurait eu l’intention de publier ses textes sous ce pseudonyme. On espère que d’autres cahiers consacrés à Nouveau suivront bientôt.
Proust. Bulletin Marcel Proust n° 58, 2008 (Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, 190 p., 45 €). Les familiers de ce bulletin y retrouveront les ingrédients habituels : un soupçon d’intertextualité (les vers raciniens dans La Recherche), deux doigts d’exploration scientifique (la mémoire involontaire, l’imagination créatrice), un volume d’histoire littéraire (l’influence de Freud sur les premiers critiques de l’œuvre, notamment Ramon Fernandez) et une bonne dose de présence artistique (un article de Jean Milly sur la Vue de Delft), sans oublier le solide nappage de comptes rendus et de nouvelles proustiennes. Les néophytes ne seront pas rebutés par le plat, car il semble bien que les textes répondent plus qu’avant à la recommandation exprimée dans l’appel aux contributions qui clôt traditionnellement cette publication, pour des « contributions originales à la critique proustienne qui soient accessibles à un large public », une consigne reconnue comme étant « trop rarement observée ». On remarque en effet une grande clarté dans les articles, une volonté de laisser de côté l’obscurantisme et le pédantisme au profit d’une meilleure lisibilité. On bascule même, dès la première page, dans la fantaisie, avec un « courriel inédit de Marcel Proust » envoyé au bulletin et un pastiche de Proust par Proust sur l’affaire Lemoine. Combray va-t-il devenir un centre de la gaudriole ?
Schwob. Spicilège. Cahiers Marcel Schwob n° 1, 2008 (Société Marcel Schwob, 19 rue de Nice, 75011 Paris ; 72 p., 15 €). Publié par la Société Marcel Schwob, créée en 2004, ce premier Cahier ne manque pas d’intérêt et est de bon augure. Il contient d’abord une étude, précise et documentée, de Bruno Fabre, sur la « Présence de François Villon dans Vies imaginaires de Marcel Schwob ». Pourquoi Schwob n’a-t-il pas fait de Villon le sujet d’une de sesVies imaginaires ? À cause de ses propres recherches érudites sur le poète, répond Bruno Fabre, qui montre que bien des élements villoniens sont en fait passés dans des « vies » comme Katherine la Dentellière, Alain le Gentil etNicolas Loyseleur. La démonstration permet de voir le traitement réservé par Schwob à la matière historique ainsi transformée en fiction. L’auteur aurait peut-être pu mentionner la biographie de Villon par Jean Favier, qui a tout de même le mérite de situer parfaitement le poète dans son temps et de décrypter nombre d’allusions, dans ses vers, à des contemporains. Par contre, on le félicitera d’avoir, à la fin, cité des vers « villoniens » de Mac Orlan, lequel était, tout comme Apollinaire, nourri de Schwob. Tout aussi passionnante, et vraiment nouvelle pour un lecteur français, est l’étude de Jean-Marie Lassus sur « Marcel Schwob et l’Amérique latine », qui nous fait voir que la fortune de l’auteur de Monelle y fut analogue à celle de Poe en France, ce qui n’est pas peu dire. Schwob marqua en effet de son empreinte des écrivains aussi considérables que Borges, Neruda et Alfonso Reyes, ainsi que le mexicain Arreola et le chilien Roberto Bolaño, pour ne citer qu’eux. Influence profonde et très particulière, qui s’est prolongée jusqu’à nous et mériterait d’inspirer à quelque nouveau Larbaud une étude encore plus poussée. Curieux destin, aussi, qui fait que, au moment où elle connaissait une certaine éclipse en France, l’œuvre de Schwob portait de nombreux fruits chez les écrivains hispano-américains… Ce premier Cahier se clôt par divers documents, dont une évocation, illustrée de photographies, des divers domiciles parisiens de l’écrivain. En revanche, l’étude d’Amany Ghander, « Diversité générique dans les récits de Cœur double », n’apporte pas grand chose à notre connaissance de l’écrivain : typiquement universitaire, c’est un non moins typique texte fait pour un colloque. Mieux vaudrait publier des photographies de Schwob, ou des lettres inédites de lui, qui ne manquent pas. Singulière est enfin la présence, dans les Glanures finales, du compte rendu d’un Cahier Benjamin Fondane sans le moindre rapport, proche ou lointain, avec Schwob. Même si ce Cahier Fondane est dirigé par l’une des vice-présidentes de la Société Marcel Schwob, un tel renvoi d’ascenseur semble assez inopportun.
Thauma. Thauma. Revue de philosophie et de poésie, n° 2 (La Compagnie des Argonautes, 2008, 184 p., 10 €). Cette livraison met en jeu un espace où se multiplient des poèmes et quelques essais sur le thème d’Érôs, « fils de Poros et de Pénia ». On retient un texte d’Isabelle Raviolo sur le désir chez Grégoire de Nysse ; un poème de Paul Celan, La Nuit ; une nouvelle, Marilyn dans le métro, de Chantal Deltenre ; des proverbes yiddish traduits par Bella Laurence. Des encres finement aériennes d’Isabelle Raviolo complètent le tout.
Vailland. Cahiers Roger Vailland, n° 28, juin 2008 (Le Temps des cerises, 2008, 304 p., 9,15 €). La meilleure livraison de ces Cahiers depuis longtemps. Elle est consacrée aux actes d’un colloque tenu à Lyon, en 2007, à l’occasion du centenaire de la naissance de Vailland sur le thème « Une expérience du xxe siècle ». Avec quelle intensité Vailland aura-t-il traversé le siècle, du Grand Jeu à la rupture avec le stalinisme ! On retrouve cette intensité au cœur du colloque, dans une série de communications étudiant les rapports toujours complexes de l’écrivain avec ses contemporains : Bataille (Guillaume Bridet), Aragon (Emmanuelle Cordenod) ou – c’est la plus enrichissante de ces contributions – « Nimier, les Hussards et Vailland » (Marc Dambre) : sujet à première vue paradoxal, mais bien instructif. Dagmar Steinova revient, de façon paresseuse, mais pourtant riche de son témoignage personnel, sur « Vailland et Prague », tandis qu’Alain Virmaux s’attache aux rapports avec Roger Gilbert-Lecomte. Ces confrontations éclairent l’activité et la pensée d’un écrivain dont l’engagement et la forte personnalité ne facilitent pas toujours l’approche : dans ces confrontations avec ses pairs, parfois très conflictuelles (avec Aragon !), s’affirme un personnage passionné, passionnant, inquiétant et touchant à la fois. Les autres communications sont parfois médiocres ou trop attendues, mais ce volume est essentiel à qui veut comprendre la vie intellectuelle de l’après-guerre. Soit dit en concluant : les Amis de Roger Vailland, si actifs et entreprenants, devraient bien se préoccuper d’une édition des Œuvres complètes, dont le besoin se fait fortement sentir.
Verne. Revue Jules Verne n° 27, Jules Verne et la poésie (Les Belles Lettres, 2008, 240 p., 8 €). Ce numéro affiche clairement son programme : « éprouver Jules Verne par le regard de trois poètes contemporains », ainsi que l’écrit Jean-Paul Dekiss, fondateur de la revue, dans son éditorial. Aucun de ces trois poètes n’est une pièce rapportée : non seulement chacun hante ces lieux verniens que sont Amiens ou Nantes, mais il partage avec le romancier une sensibilité et une culture. Pierre Garnier (né en 1928), poète spatialiste amiénois, a fait ses débuts en poésie dans les années 1950. On s’étonne qu’il ne retienne, pour ses origines dans la « tradition du Surréalisme finissant et de la poésie de résistance », que l’entourage d’Aragon, oubliant les poètes de La Tour de feu et ceux de l’École de Rochefort, aux côtés desquels, en 1954, il prenait pourtant position contre Aragon dans le débat sur la poésie nationale. Son entretien avec Jean-Paul Dekiss relate en outre ses premières expérimentations, dont certaines en picard, et l’origine des 126 poèmes spatiaux consacrés à Jules Verne, dont quelques-uns sont ici reproduits. Ivar Ch’Vavar (né en 1951, de son vrai nom Pierre Ivart) a appris à lire dans Verne et habite aussi Amiens. Il est l’auteur d’À la barbe de Jules Verne, grand poème chamanique de six chants de six strophes de six vers, écrit dans un français mâtiné de picard et répondant à des contraintes de composition que mettent en lumière une présentation de Philippe Blondeau et un entretien qu’il guide avec le poète, où il est aussi question de revues, de Rimbaud et de son projet d’une Grande Picardie Mentale : loin de la « Picardie idéale, touristique et commerciale », le poète entend rendre la région habitable, notamment grâce à la littérature. Seuls les deux premiers chants de son poème « chamanique » sont ici reproduits. De Paul Louis Rossi (né en 1933), qui incarne le pôle nantais, on peut lire « Jules Verne et le Docteur Faustroll », pot-pourri de souvenirs de lecture. Lorsque nous aurons dit que la revue est scandée par des pièces en vers de Jules Verne – parmi lesquels Tempête et calme récrit jusqu’au monosyllabe Les Djinns d’Hugo –, nous aurons fait le tour de ce Jules Verne et la poésie. Le reste témoigne de la vivacité des études et des amitiés verniennes entre Nantes et Amiens. S’il ne contribue pas à sa lisibilité, du moins rend-il cette revue également sympathique.
[Patrick Besnier, Bertrand Degott, Philippe Didion, Jean-Paul Goujon, Steve Murphy, Michaël Pakenham, Jean-Didier Wagneur.]
Livres reçus
Comptes rendus
Apollinaire. Claude Debon, Calligrammes dans tous ses états. Édition critique du recueil de Guillaume Apollinaire(Calliopées, 2008, 384 p., 58 €). Cette édition monumentale, sans doute définitive, se situe dans le droit fil des travaux du regretté Michel Décaudin, plus particulièrement de son fondateur Dossier d’« Alcools » (1960). Du maître des études apollinariennes, Claude Debon possède la science, la précision, la sensibilité poétique, ainsi qu’une profonde et longue complicité avec Apollinaire – l’homme comme le poète. Par ailleurs, cette somme de travail et de recherches constitue également une véritable restitution. Claude Debon a été frappée de constater que, dans la plupart des rééditions de Calligrammes, la disposition voulue par Apollinaire pour la mise en page, les vers, les blancs, les espaces mêmes entre les mots, n’avaient généralement pas été respectés par les éditeurs (une aventure un peu analogue était arrivée au texte des Chimères de Nerval, jusqu’à ce que le Père Guillaume ne s’avisât d’établir son édition critique). Claude Debon s’est donc appliquée à restituer scrupuleusement le texte original. Parallèlement à cette tâche, elle s’est livrée au recensement méthodique de tous les « avant-textes » : ébauches manuscrites, manuscrits de poèmes, épreuves corrigées, etc. Entreprise particulièrement ardue, car cette masse de documents a été, depuis près d’un siècle, dispersée aux quatre vents des libraires, collections privées et bibliothèques publiques. Par chance, on disposait d’un « texte presque définitif » : le jeu d’épreuves corrigées conservé à la Bibliothèque Doucet. La préface éclaire la destinée posthume de Calligrammes, dont on apprend qu’en 1919, le Mercure de France envisagea de publier une seconde édition, augmentée de poèmes à Lou. Mais celle-ci refusa de communiquer les poèmes inédits qu’elle détenait, attitude qui n’avait pas été celle de Madeleine Pagès, qui, auparavant, avait eu la noblesse de recopier pour Apollinaire une vingtaine de poèmes dont elle possédait les manuscrits. Mais il faudrait de longs développements pour rendre compte de la richesse de cette introduction, qui retrace, pas à pas, toute l’histoire, parfois complexe, du recueil, de 1914 à 1917, et examine ensuite en détail la réception du livre, son originalité, ses diverses éditions et les publications en périodiques. Quant à l’édition critique du texte même, elle possède les mêmes caractères d’exhaustivité, passant en revue, pour chaque poème, les ébauches manuscrites, les manuscrits, les pré-publications (avec, à chaque fois, le relevé des variantes), les épreuves corrigées, l’édition originale – sections suivies de notes, commentaire et bibliographie. L’ensemble a quelque chose d’impressionnant, rehaussé comme il l’est par les bibliographie, iconographie et index de la fin. C’est à la fois plus vaste et plus fouillé, et surtout bien plus suggestif, qu’une édition de la Pléiade, d’autant que Claude Debon n’a pas lésiné pour les illustrations : pour chaque poème se trouvent reproduits, en photographie, brouillon, manuscrit, pré-originale et originale. Loin d’avoir affaire à une simple édition critique, c’est une véritable édition diplomatique. Mieux : un monument de critique génétique. Travail énorme, mais qui, paradoxalement, ne laisse jamais une impression de pensum ou de catalogue. En le feuilletant, on assiste à la genèse progressive de chaque poème, on suit pas à pas le cheminement de la création poétique, avec ses hésitations et ses repentirs successifs, ses accomplissements aussi. Combien est-il émouvant, par exemple, de confronter le premier jet de La Jolie Rousse avec le manuscrit de travail et le texte de l’édition originale : c’est sur le second qu’Apollinaire a ajouté, en un second temps, la pathétique strophe finale, « que les lecteurs de Calligrammes n’ont pas toujours comprise », souligne Claude Debon. À propos des commentaires de celle-ci, attachés à chaque poème, on remarque qu’elle prend soin de ne jamais s’y étaler, pour, au contraire, synthétiser en quelques lignes l’essentiel du poème, avec une grande finesse critique. C’est là une des vraies séductions de cette édition : la précision, la richesse de la documentation, des notes et du commentaire, s’y allient à une sensibilité poétique, qui en rend la lecture stimulante. Sont ainsi proposés tous les éléments pour entrer de plain-pied dans l’univers poétique d’Apollinaire, et ce à propos d’un recueil de lui qui a souvent été jugé de façon diverse, mais qui contient quelques-uns de ses poèmes les plus accomplis. Au reste, Claude Debon prend soin de souligner le caractère à la fois novateur et complexe du recueil, « reécréation ou recréation perpétuelle », et pour lequel le poète s’était proposé de « reprendre à la peinture son bien ». Mais, répétons-le, on ne saurait épuiser l’intérêt que dégage ce gros in-4° carré, aux perspectives et prolongements si multiples. Quelques remarques : « un certain Polochon » n’est autre que Gaston de Pawlowski. À propos du vers « Heureusement que nous avons vu M. Panado », ce patronyme se retrouvera, comme une scie, dans le roman d’Alexandre Vialatte, Les Fruits du Congo (1951). Dans une lettre remerciant Vialatte de son roman, Cendrars relèvera cette curieuse coïncidence, en soulignant justement qu’Apollinaire avait surnommé Panado son confrère et présumé ennemi Canudo. L’expression « villes auriculaires » pourrait être un clin d’œil visant le recueil de Verhaeren, Les Villes tentaculaires (1895). Le vers « et cette flotte à Mytilène », outre qu’il renvoie probablement, en effet, à Sapho et au saphisme, pourrait contenir aussi une allusion à un événement historique plus récent : la démonstration navale faite autour de cette île, en novembre 1901, par la flotte française du contre-amiral Gaillard, lors du conflit franco-turc d’alors. Les vers « le sac de Rome qu’ont décrit / Un Bonaparte […] » auraient des chances de constituer un écho direct d’une anecdote relatée dans Le Flâneur des deux rives, où Apollinaire raconte que, à un client lui déclarant que Bonaparte était « le premier de son nom dont on ait parlé », l’éditeur Isidore Liseux aurait répliqué vivement : « Pardon, un Bonaparte assistait au siège de Rome, en 1527. » Nous n’avons fait ces remarques que pour montrer à quel point la lecture de cette édition est, à tous égards, stimulante. Et, le lyrisme d’Apollinaire s’y révélant contagieux, on ne peut que conclure en reprenant, à l’adresse de Claude Debon, la formule employée par Swinburne dans un célèbre poème d’hommage poétique : Be thou praised !
Balzac. Michael Lucey, Les Ratés de la famille. Balzac et les formes sociales de la sexualité (Fayard, 2008, 352 p., 23 €). La sociologie de la sexualité, découpée dans l’épaisseur des œuvres littéraires, et réarticulée en un système de comportements et d’attitudes situés au regard de l’ordre social, constitue visiblement le domaine de spécialité de Michael Lucey, qui, après avoir défriché le terrain à propos de Gide, de Colette et de Proust, s’attaque aujourd’hui à Balzac. Entreprise téméraire, mais notre champion du gender n’a peur de rien. Inspiré par Foucault et ses grilles d’analyse, explicitement éclairé par Bourdieu et sa théorie de l’habitus, lointainement guidé par Freud, il nous invite à le suivre dans ce livre qui souffre de n’être qu’un recueil d’études unies par un même thème et un même auteur – de là peut-être aussi ce sentiment, éprouvé très vite, de répétition, d’incessante reprise, et d’épuisement sans suite du sujet. Passons. La thèse de Michael Lucey n’a rien d’original : elle valide les présupposés classiques d’une sociologie de la littérature, pour laquelle l’univers de fiction se présente comme un ensemble dynamique de relations que commandent des pôles organisateurs régis par des codes et des normes. De cette organisation résulte une représentation contrastée (polémique ou polyphonique) de la vie sociale, reflet des forces et des tensions qui structurent un champ à un moment donné de son développement historique. Mais – et M Michael Lucey a raison d’y insister – la littérature romanesque ne se contente pas d’entériner un ordre donné pour établi (même si, comme c’est le cas pour Balzac, il est bien chancelant) : elle vaut aussi comme tentative de compréhension méthodique et d’évaluation critique des mécanismes qui assurent à l’appareil normatif sa validité toujours contestable. Partant de l’idée que, à l’époque de Balzac, un des pôles organisateurs de l’univers social – la famille – subit une crise sans précédent, Michael Lucey examine la façon dont le problème se fait topique et génère du même coup des processus de formation qui visent à créer des « familles alternatives » à partir des données juridiques et économiques caractérisant deux formes privilégiées de la transmission sociale : l’héritage et le mariage. Ursule Mirouët et Eugénie Grandet servent d’appui à une réflexion, souvent finement argumentée, qui tend à démontrer que « les intérêts historiques et économiques » pesant sur les familles (en dépossédant notamment les femmes), trouvent, à s’exposer dans ces romans dès lors apparentés à une entreprise d’exploration critique, des discriminations légales, au regard des principes qui fondent le droit français en conformité avec le nouveau Code napoléonien. L’essai pivote, après le chapitre II, lorsque Michael Lucey nous gratifie d’un « interlude » consacré à Balzac et aux relations de même sexe dans les années 1830. Occasion de ressaisir efficacement la problématique de la sexualité à l’aune des voies qui, contournant le code et la norme, expérimentent des possibles sociaux, c’est-à-dire des modes identitaires et relationnels dérobés aux grilles qui empiègent et érigent en nature ce qui n’est que convention et forme de gouvernement. S’enchaînent dès lors deux chapitres qui analysent avec acuité les figures de Pons, de Bette (ces « parents pauvres »), de Vautrin et de Rubempré en tant qu’acteurs « homosexuels » rejetés de la vie sociale ordinaire, mais ô combien inventifs dans leur effort pour instaurer, à côté, en-dessous ou au-dessus des normes imposées qui réglementent la sexualité, des formes qui en dénoncent l’inadéquation, la force répressive et le caractère fondamentalement carcéral. On serait tenté d’applaudir sans réserve à cet essai, si l’on n’était épisodiquement agacé par l’arrière-plan apologétique et parfois militant qui aimante le discours tout en l’idéologisant au maximum sous couleur d’hypothèse scientifique. Ainsi que penser du dialogue à propos du PACS engagé avec Françoise Héritier, sinon qu’il est totalement hors de propos ? L’historien confond ses paramètres et bredouille ici sa doxa. Il est indiscutable que le roman balzacien retravaille les formes de la socialité et notamment de la sexualité entendue comme pivot de l’univers social, mais il est contestable d’affirmer que, dans Le Père Goriot, Balzac nous rappelle que « les familles ne sont que très confusément formées par les liens du sang » et que – là les choses se gâtent – « le rapport du sentiment au sang relève de part en part de la rhétorique ». Cela n’est contestable que parce que le jugement échappe à toute pertinence historique, à toute spécificité. On pourrait en dire autant du roman bourgeois du xviiie (donc d’ancien régime), de la comédie de mœurs de Molière et même des relations familiales dans L’Odyssée. Le propos, encore une fois, déborde sur un présent qui se confond avec le parti pris de Michael Lucey, ni plus ni moins. Il faut rappeler que le roman balzacien, dont la visée sociologique et plus largement cognitive ne fait pas l’ombre d’un doute, est aussi déterminé par des médiations littéraires, des archi-figures esthétiques (Michael Lucey n’aime pas les « types »), des configurations imaginaires irréductibles à l’analyse sociologique, fût-elle améliorée, subtile et brillante.
Boulanger. Pascal Boulanger, Fusées et paperoles : journal de lectures, littératures, poésies (L’Act mem, 2008, 175 p., 17 €). Pascal Boulanger a rassemblé des chroniques de poésie, dont les unes ont été publiées dans diverses revues – Europe, Poésie 1, Action poétique, Artpress, Java, La Polygraphe – et les autres puisées dans ses carnets. Aux chroniques se mêlent des entretiens, avec Yves Di Manno (sur Ezra Pound), Philippe Beck, Clément Rosset, Henri Deluy, Marcelin Pleynet (sur Rimbaud) et Jacques Henric. Le livre est agencé en trois sections : Avant–gardes et modernités, où Philippe Sollers, Christian Prigent, Denis Roche et les poètes dits de la « modernité négative » sont commentés ; De tous côtés, vers les sources, où l’auteur traite de la poésie chrétienne, de l’engagement du poète et de l’appréhension du réel dans le poème ; Dévoilement, dégagement, où il est question du lyrisme, du groupe Action poétique (surtout des singularités de chacun des poètes qui y sont associés) et de Rimbaud. L’auteur précise que son travail n’est pas celui d’un universitaire. Citant Barthes, il écrit : « Je n’ai pas, et je le regrette, la rigueur universitaire mais je sais que « le plaisir d’une lecture garantit sa vérité ». » Il n’y a rien à regretter : non seulement le livre ne contient pas moins de « vérité » que toute prose universitaire, mais il incite réellement à lire de la poésie, ce dont ne peuvent s’enorgueillir maints « professeurs ». Ces chroniques de poésie sont des textes souvent brefs, laconiques, progressant au gré des humeurs de l’auteur plutôt que s’appuyant sur des raisonnements. La variété des auteurs cités et le nombre important de citations plus ou moins dissimulées font que le non-spécialiste risque parfois d’être étourdi. Si cela pose la question de l’identité des lecteurs potentiels, ce livre fournira l’occasion au spécialiste de retrouver l’amateur en lui. Sa lecture est résolument agréable : le fait qu’on y saisisse la pensée de l’auteur à la volée donne au lecteur une liberté, un sentiment d’être en promenade, qui ne se retrouve pas fréquemment dans les écrits consacrés à la poésie. On est d’accord (Baudelaire contre Sartre) ou non (Denis Roche contre Emmanuel Hocquard) avec Pascal Boulanger, on ne le suit pas toujours dans ses conceptions (« Qu’est-ce l’écriture sinon la confession d’un corps ? »), mais il a le mérite d’avoir des goûts, de les assumer et de nous faire grâce de cet usage trop moderne d’asséner une poétique. Ainsi, n’hésite-t-il pas à faire l’apologie de Claudel, à discréditer l’œuvre de Jean Genet et à écrire sur Éluard : « Il y a trop de glissements oniriques à mon goût, trop de portes en trompe l’œil, de litanies, de naïvetés, d’engagement, de religiosité et d’idolâtrie, pour que je me reconnaisse dans cette musique-là. » Le plus grand intérêt de Fusées et Paperoles réside dans sa capacité à faire découvrir des poètes souvent méconnus, qu’il s’agisse d’Élisabeth Joannès, Dominique Poncet, Véronique Vassiliou, Rémi Froger, Emmanuel Laugier, Véronique Pittolo, Jeanine Baude, Mathieu Bénézet, etc. L’auteur cerne, en peu de mots, ce qui fait la force et la singularité d’une œuvre encore peu répandue. Par exemple, après avoir cité un long passage du livre Sker de Liliane Giraudon – dont l’œuvre substantielle ne trouve que peu d’échos dans les travaux critiques –, Pascal Boulanger écrit, en faisant intervenir Nietzsche : « Aucune dérobade devant le théâtre de la vie, mais une succession d’images, de points de fuite, de chutes, d’espaces tantôt fermés tantôt libérés, de notations précises pour qu’enfin « tout contenu apparaisse formel, y compris notre vie ». » Seul le texte servant d’introduction à l’entretien avec Philippe Beck ne convainc pas, mais il est difficile de convaincre qui que ce soit sur ce « poète » et « philosophe ». Il faut dire aussi que Pascal Boulanger situe les poètes contemporains, qu’il commente dans une perspective historique (il met ainsi en relation le théâtre de Shakespeare et l’affaire Dreyfus, Villon et François Boddaert, il s’attache à un passage de Véronique Breyer où il est question des crimes de guerre commis au Rwanda, etc.), ce qui le conduit à une critique souvent goûteuse de l’époque de « l’homo technicus, programmé dans un tube de verre, éduqué dans les collèges de l’industrie et de la violence ». Il revient fréquemment à sa critique de « l’illusion communautaire », mais s’en prend aussi à « la cacophonie ambiante, qui passe par l’effacement journalistique et la prétention affichée de l’Université à tout classer », à la bêtise des réactions à la parution de La Vie sexuelle de Catherine M., au « démocrate Le Pen » et même à Ségolène Royal. Dans tous les cas, le principal reproche n’est pas à adresser à l’auteur, mais à l’éditeur : à quoi bon une liste des auteurs cités s’il n’y a pas de renvois aux pages concernées ? Pourquoi les six entretiens sont-ils présentés selon six modèles différents ? Pourquoi le lecteur doit-il se demander où un texte se termine et où l’autre commence ? Le propos de l’auteur aurait mérité mieux.
Couples voyageurs. Margot Irvine, Pour suivre un époux. Les récits de voyages des couples au xixe siècle (Nota Bene, 2008, 240 p., s.p.m.). Louis-Claude et Rose de Freycinet, Xavier et Adèle Hommaire de Hell, Charles et Lina Beck-Bernard, William et Caroline Barbey, Eugène de Ujfalvy et Marie de Ujfalvy-Bourdon, Marcel et Jane Dieulafoy, Ernest et Madame B. Chantre, Paul et Raymonde Bonnetain : Margot Irvine a rassemblé huit couples de voyageurs français ou francophones du xixe siècle, qui ont laissé des récits de voyage. Ces noms, pour la plupart oubliés, n’auraient d’intérêt qu’historique, si l’expérience viatique de ces époux ne présentait une particularité : celle de proposer une écriture masculine et féminine du voyage, permettant l’étude comparée des répercussions de la prescription du genre sexuel sur le texte. C’est sous cet angle original, résolument inscrit dans les études de genre, que l’auteur étudie le partage de l’espace discursif entre masculin et féminin, dans l’élaboration du récit de voyage. L’avantage de ce choix est qu’il permet de sortir des études monographiques, qui ont tendance à mettre en lumière des profils de voyageuses solitaires, excentriques et aventureuses. Ces dernières se prêtent sans doute idéalement à la rêverie romanesque, mais par leur caractère exceptionnel, elles sont peu représentatives des façons communes de voyager propres au xixe siècle. La femme voyageuse reste en effet un phénomène rare avant le xxe siècle, et c’est souvent sous le prétexte d’accompagner un époux, accomplissant une mission de type scientifique, qu’elle visite des pays lointains, autrement inaccessibles à son sexe, et se voit autorisée à participer au compte rendu de cette expérience. Dans un premier chapitre, Margot Irvine s’interroge sur la répartition de la parole entre les deux époux, qui reproduit, en général, la sexuation des discours propre au siècle : aux hommes, le discours sérieux, scientifique, technique ; aux femmes, les descriptions pittoresques, l’attention portée au détail et au quotidien, l’expression du sentiment et de l’intuition. D’un côté, la spécialisation et l’ambition de communiquer un savoir, de l’autre, la vulgarisation et le souci de divertir. Loin de toute revendication féministe, les voyageuses ont tendance à répéter le rôle qui leur est imparti dans la société occidentale, comme celui de bonne dame charitable : le regard bienveillant, mais condescendant, porté sur le pauvre se déplace vers l’indigène. Leur sexe donne toutefois aux femmes accès aux espaces domestiques d’où les hommes sont exclus, comme le harem, dans les voyages orientaux. Dans cette mesure, les voyageuses, profitant d’une intimité interdite à leurs maris, sont autorisées à compléter les observations ethnologiques de ces derniers. Cette contribution reste toutefois limitée : les femmes, ayant intégré l’infériorisation dont leur discours est l’objet, ne cessent d’excuser leurs « faiblesses intellectuelles » par des plaidoyers de modestie, tandis que leurs époux veillent à bien préserver la séparation des domaines de compétence. La contribution d’une femme à l’élaboration d’un discours scientifique est perçue, à l’époque, comme la menace d’un discrédit plutôt que comme la possibilité d’un apport original : il importe donc, pour le mari, de minorer, si ce n’est d’occulter, la participation de l’épouse aux éventuelles découvertes. Dans un deuxième chapitre, l’auteur envisage l’image de l’autre que donnent à lire les récits respectifs des maris et femmes. Il apparaît que l’image, en général valorisante, de l’époux est très présente dans le récit féminin, tandis que celle de l’épouse est pour le moins évanescente, voire absente, dans le texte masculin. Dans les récits de leurs moitiés, les voyageurs se contentent le plus souvent d’investir le paratexte pour « autoriser » et légitimer la parole féminine. Margot Irvine parle d’une « écriture sous tutelle » : on assiste en effet à une véritable instrumentalisation du discours des voyageuses, réduites au rôle de faire-valoir ou de pourvoyeuses de publicité pour les livres leurs époux. Certains textes, à deux voix, présentent toutefois d’intéressantes variétés de dialogisme qui permettent l’étude, au sein d’un même discours, des modalités selon lesquelles s’effectue le partage entre les sexes. Dans un troisième chapitre, Margot Irvine envisage la réception de ces textes par les contemporains, puis un siècle plus tard, à la faveur d’une série de rééditions. Cet aspect est intéressant et révélateur des deux sphères dans lesquelles hommes et femmes opèrent au xixe siècle : le récit féminin est perçu comme périphérique, accessoire, ornemental par rapport au récit masculin, et toute prétention scientifique ou littéraire lui est déniée. Autonomie et compétence intellectuelle sont refusées aux voyageuses, dont le rôle se résume, selon les prescriptions de l’époque, à encourager et à consoler leurs époux. La majorité de ces femmes a parfaitement intégré ce discours et produit des textes qui correspondent tout à fait à l’horizon d’attente de leur temps. Jane Dieulafoy présente toutefois une notable exception, disputant à son mari sa part de célébrité et de publicité : publiciste, romancière, conférencière, elle cherche à tirer de son voyage en Perse des bénéfices personnels sur le plan de la carrière, refusant d’être confinée dans un rôle de bourgeoise soumise et de laisser à son mari tout le prestige des découvertes archéologiques faites ensemble. Loin de l’effacement volontaire des autres voyageuses, Jane Dieulafoy adopte une posture ostentatoire de femme assurée, intellectuelle, dont l’audace va jusqu’au port de l’habit masculin, auquel elle ne renonce pas une fois rentrée en France. Ce type de figure, par ses pratiques subversives, a contribué à ébranler le système d’inégalité de pouvoir, de prestige et de valeur véhiculé alors par le récit de voyage. Si Margot Irvine reconnaît le rôle émancipateur qu’a pu jouer une figure aussi tapageuse que Mme Dieulafoy, pour elle, les autres voyageuses, peut-être à leur corps défendant, ont aussi fait « acte de féminisme » en offrant à leurs lectrices de nouveaux modèles d’identification et des possibilités inédites d’action et d’acquisition de savoir. Le fait même de voyager et d’écrire le voyage constituerait, dans cette perspective, même dans les limites qui sont imposées alors à ces pratiques, une transgression et un défi au discours hégémonique sur le genre. Les récits de voyages féminins auraient donc, selon Margot Irvine, contribué à rendre acceptable pour les femmes un type d’aventure qui leur était auparavant interdit, faisant rêver les jeunes filles de la génération suivante en leur proposant un modèle attractif de femme nouvelle, archéologue, anthropologue ou encore ethnologue. C’est là reconnaître au discours littéraire, loin de se contenter d’accompagner ou de refléter les transformations sociales, un rôle de catalyseur. La dernière partie de l’analyse concerne les rééditions, parfois conséquentes, dont certains récits féminins (Jane Dieulafoy, Adèle Hommaire de Hell, Rose de Freycinet) ont fait l’objet dans les années 1990 : selon Margot Irvine, cette exhumation ne saurait s’expliquer uniquement par l’essor des études féministes. On peut voir dans ce phénomène un retournement d’intérêt au profit du texte de l’épouse jadis marginalisée : si le discours scientifique tenu par les hommes s’est trouvé très vite périmé, le caractère pittoresque et divertissant des observations faites par les femmes peut encore intéresser le lectorat. La postérité a donc offert aux dames leur revanche… L’ouvrage de Margot Irvine est original, documenté et ouvre des pistes de réflexion, tant pour les spécialistes de littérature viatique que pour les amateurs degender studies. On peut reprocher à l’auteur des analyses parfois un peu descriptives, parfois un peu courtes, souffrant d’un manque de champ : le corpus, en dépit de son intérêt, reste trop limité pour prétendre à la représentativité. Par ailleurs, l’auteur cède parfois elle-même au défaut qu’elle dénonce, celui de se laisser captiver par la « femme exceptionnelle ». C’est sans conteste à Jane Dieulafoy que revient ce rôle : cette voyageuse tend à monopoliser une grande part des analyses, aux dépens de ses consœurs. Gageons que le livre de Margot Irvine donnera à d’autres chercheurs l’envie de s’aventurer à la recherche d’un continent encore inconnu de récits de voyage « à quatre mains ».
Édition. Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au xxe siècle (Fayard, 2008, 492 p., 24 €). Grâce àL’Argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition 1880-1920, publié en 1988, Jean-Yves Mollier avait marqué l’historiographie de l’édition française en démontrant comment s’est installée, dans le second xixe siècle, une logique industrielle dans l’édition, en particulier comment les grands éditeurs ont adopté la même stratégie de dispersion du capital (achat de propriétés, mariages, etc.), après son accumulation primitive (le marché du livre), que les autres capitalistes. Vingt ans et plusieurs livres plus tard, Jean-Yves Mollier poursuit son grand œuvre par rien moins que le xxe siècle dans son ensemble, pour mettre à jour les rapports de l’édition française avec les pouvoirs. Trois sections, non identifiées comme telles dans l’ouvrage, peuvent être distinguées. La première, qui s’étend de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale, fait le point sur divers événements : l’entrée en bourse de la S.A. Librairie Hachette, la naissance des éditions Gallimard et la disparition d’Ollendorff, l’apparition des prix littéraires et les manigances éditoriales pour leur obtention, les effets de l’inflation, la fondation du magazine Toute l’édition, ancêtre de Livre-Hebdo, les visées monopolistiques de la Librairie Hachette en ce qui concerne la diffusion des livres et des journaux, etc. Jusque-là, malgré l’abondance d’informations utiles, le lecteur se demande encore la raison d’être de ce livre après le quatrième volume de l’Histoire de l’édition française et les travaux d’Élisabeth Parinet. La section centrale, consacrée à la période de la Seconde Guerre mondiale et à ses retombées immédiates sur l’édition française, répond à cette inquiétude. Si le travail de Jean-Yves Mollier repose, explicitement et légitimement, sur ceux de ses prédécesseurs en plusieurs cas, il innove par le dépouillement qu’il propose des archives de deux maisons d’édition, Hachette et Tallandier, et des archives du Syndicat national de l’édition. Se trouvent désormais mieux documentées ces années troublées, en particulier les compromissions de l’immense majorité des éditeurs (Grasset, Denoël et Hachette, mais aussi Fayard, Gallimard, les PUF et Albin Michel) avec l’Occupant. Contrairement à ce qu’ont affirmé les éditeurs eux-mêmes, c’est bien avec leur coopération, partielle ou entière, qu’ont été montées les fameuses listes Otto censées épurer les catalogues des éditeurs. C’est bien la profession dans son ensemble, hors les Éditions de Minuit et quelques maisons résistantes, qui ont fait preuve d’une coupable complaisance vis-à-vis du pouvoir nazi, et ce notamment, comme le prouve Jean-Yves Mollier, par l’intermédiaire du Syndicat des éditeurs. Celui-ci ne redorera d’ailleurs pas son blason à la Libération, puisqu’il sera le théâtre d’une déplorable foire d’empoigne entre des acteurs du monde de l’édition d’autant plus prompts à s’accuser les uns les autres de collaboration qu’ils croient se dédouaner ainsi eux-mêmes. Sur toute cette période, au cours de laquelle apparaissent de nouvelles figures d’éditeur (Seghers, Julliard, Laffont, Lindon), le livre de Jean-Yves Mollier, faisant suite à ceux d’Anne Simonin et de Pascal Fouché, apporte énormément à la connaissance de l’histoire de ce secteur si secret. La troisième et dernière section s’étend des années 1950 à nos jours. Le livre s’appuie sur des mémoires de D.E.A. et des thèses de doctorat, et leur donne une visibilité méritée pour détailler, entre autres, la mise en place de la politique de promotion du livre et les débuts du Livre de poche. Judicieusement confrontés aux archives ou, à défaut, aux entretiens menés par l’auteur, les livres de souvenirs des éditeurs, toujours plus nombreux au cours des dernières décennies, nous éclairent aussi sur les manœuvres des uns et des autres pour la captation des prix littéraires ou sur la vie des comités de lecture des grandes maisons. Cette dernière section justifie enfin et surtout par les chiffres le constat d’un remplacement progressif, dans le champ éditorial, d’une logique industrielle par une logique financière soutenue par des campagnes de marketing bien orchestrées. Nul n’a oublié les rachats contestés du Seuil et de Hachette Livres, mais une mise à plat était nécessaire. À la lecture de cette somme, on constate l’érudition et la maîtrise du sujet dont fait preuve Jean-Yves Mollier, lequel ne se gêne pas pour remettre quelques confrères à leur place, quand il les prend en flagrant délit de méconnaissance historique. On regrette que les éditeurs populaires soient, à l’exception de Tallandier, les parents pauvres de cette Histoire de l’édition. On regrette surtout que, de cette masse de noms et de chiffres, de ce déluge d’informations utiles, n’émerge pas une thèse que l’auteur aurait voulu défendre. Hors les chapitres consacrés à l’Occupation et à la Libération, tout se passe comme si l’auteur avait tant voulu donner à l’Histoire de l’édition un nouvel ouvrage de référence – ou compléter les ouvrages de références existants – qu’il a renoncé à penser cette histoire dans son ensemble. En témoigne la troisième section, qui se présente comme une suite de capsules d’informations sur tel éditeur ou telle fusion ou acquisition ; en témoigne encore la conclusion qui fait advenir, pour la première fois en cinq cents pages, les rapports entre les écrivains et les éditeurs. Que l’on ne s’y trompe pas toutefois : l’ambition de faire de ce livre un ouvrage de référence est atteinte. En ce temps d’intense production de livres de critique qui reposent parfois sur des recherches ténues, c’est déjà beaucoup.
Jammes. Claire Démolin, Francis Jammes. Une initiation à la simplicité (Le Cygne, 2008, 150 p., 16 €). Le défaut principal de cet essai (de ce mémoire de maîtrise récrit pour publication ?) est, sinon l’absence de perspective historique, du moins son manque de rigueur en matière d’histoire littéraire et de biographie. Ainsi balance-t-il sans arrêt entre la tentation de considérer, comme principe organisateur et unifiant, la « conversion » de 1905 et l’évidence qu’après cette date, l’œuvre s’affadit ou s’appauvrit. Il y a certes une remarquable cohérence du jeune homme qui, dès 1889, s’installe à Orthez, jusqu’à l’auteur de La Simplicité en poésie, publié à titre posthume. Mais peut-être faudrait-il accorder un tantinet plus d’importance au « jammisme » tel qu’il le définit dans le Mercure de France de mars 1897. En effet, ce refus de faire partie d’une école littéraire est contemporain de l’élan naturiste et contribue à ce que Michel Décaudin nommait la crise des valeurs symbolistes. Claire Démolin, qui appelle volontiers son poète le « faune occitan » ou le « faune-poète » – l’opposant au « chrétien convaincu » –, ne prend guère de distance critique avec les formulations de Jammes, pour qui « la Vérité est la louange de Dieu », le poète « celui qui dit la vérité simplement ». Le poète ayant selon lui pour devoir de copier la réalité et la vie, il n’y a tout simplement plus de faune qui tienne. C’est à ce réalisme inspiré du roman que Jules Renard lui-même suspend le renouvellement de la poésie : « L’arbre vit : c’est cela qu’il faut croire. La plante a une âme. La feuille n’est pas ce qu’un vain peuple pense. On parle souvent des feuilles mortes, mais on ne croit guère qu’elles meurent. À quoi bon créer la vie à côté de la vie ? Faunes, vous avez eu votre temps : c’est maintenant avec l’arbre que le poète veut s’entretenir » (Journal, 23 novembre 1889). Si Jammes, en 1897, refuse toute poésie à la tortue-bijou de Des Esseintes, c’est qu’en la rêvant, Huysmans contrevient à l’exigence d’observation, si ce n’est à la règle d’observance. Certes, Claire Démolin tente bien, en s’appuyant sur les analyses stylistiques de Monique Parent, de montrer ce que pourrait être une poésie sans rhétorique, plate, quotidienne et prosaïque, façon de sermo pedestris, mais non sans s’étonner en même temps combien « la trivialité flirt[e] avec le vers ». On regrette alors l’imprécision des analyses lexicales et syntaxiques qu’elle conduit : ainsi, lorsqu’elle signale l’abondance, chez Jammes, des « deux verbes auxiliaires les plus courants », c’est dans des contextes où être et avoir ne sont justement pas des auxiliaires ; ou bien elle impute au verbe actif les effets de la personnification ; ou bien encore juge incorrecte une phrase simplement elliptique. Mesure-t-on le degré d’imprécision qu’il y a à conclure que le poète « met au service de la beauté un vocabulaire adapté et une syntaxe peu empruntée » ? L’étude de la versification n’est pas davantage convaincante : compterjouet dissyllabique conduit à trouver 15 syllabes à un vers où le mot est repris trois fois, alors que, par des temps de métrique aléatoire, le poète peut n’en avoir mesuré que 12. Quant aux analyses prosodiques, elles confinent à l’impertinence. L’irrégularité du vers de Jammes est contemporaine du vers-librisme et du vers libéré. Si l’on ne s’étonne pas que l’on blâme un Coppée resté fidèle au canon parnassien, il reste à montrer que le poète d’Orthez fut précurseur dans ce domaine ! C’est en revanche justement que l’auteur lie son retour au classicisme à une pratique religieuse plus rigoureuse, sans chercher pour autant à expliquer l’un par l’autre. Mais elle dit cela comme en passant, comme si ça n’avait pas plus d’importance que d’y trouver le remède à un « caractère fragile ». La vraie lucidité voisine ici avec la naïveté. Il est vrai que, en accord avec son objet, elle a choisi de cheminer avec simplicité :I. L’éthique ou la simplicité du bien et du bon, II. L’esthétique ou la simplicité du beau, III. La spiritualité ou la simplicité du vrai. En accord avec le poète, elle n’hésite pas user de la métaphore : « La poésie de Jammes fait vibrer les trois cordes de l’esprit : celle du Bien, celle du Beau et celle du Vrai. » On peut néanmoins discuter le bien-fondé d’un discours critique qui traite ces notions comme des postulats, qui se plaît à les renvoyer à de l’ineffable. Trouvant de la difficulté à les penser, Claire Démolin préfère les amalgamer, au prix d’une christianisation du kalos kagathos : « Dieu inspire le poète pour lui confier la transmission du bien et du beau qui sont vérité. » Ou bien, la simplicité étant avant tout « une expérience de vie », elle décline des tautologies : « Rappelons ici ce qu’est la simplicité pour l’auteur : c’est exprimer avec simplicité l’émotion et s’exprimer avec simplicité. » Et cependant Claire Démolin connaît son poète sur le bout du doigt : elle est attentive à son intérêt pour les artisans, sachant que, parmi eux, le poète a sa place. Elle sent enfin que, pour dire simplement ce qu’il estime être la nature des choses, il faut au poète déployer un surcroît d’artifices. Et c’est alors l’écriture même qui remplace la tortue d’À rebours, qui devient ce bijou mal forgé à coups d’écart et de gaucherie, de nonchalance, de laisser-aller sur sa propre pente. La maladresse voulue est le point extrême de la recherche, et il n’y a peut-être pas moins travaillée qu’une écriture dont la fin serait le naturel, peut-être pas d’initiation plus difficile pour un poète que celle qui le conduit à la simplicité. Claire Démolin sent bien ce paradoxe, sans doute mieux qu’elle ne le montre. On pressent qu’à force de « causeries au Sénat dans le cadre de la Société des Poètes français », son argumentation s’affermira.
Littré. Émile Littré, Histoire de la langue française, tomes 1 et 2 (Archives Karéline, 2008, 434 et 516 p., 54 et 62 €). Connu pour avoir été un bourreau de travail, Littré a produit, outre son célèbre dictionnaire, une somme d’études sur la langue française, ses origines et ses variantes, qu’il a publiées à la fois dans le Journal des Débats, la Revue des Deux Mondes et le Journal des savants. Ces publications se sont échelonnées entre 1842 et juin 1859, avec une forte concentration sur la fin de cette période. On peut supposer l’intérêt de la réimpression qui est ici proposée, dans la mesure où ces textes érudits étaient peu disponibles sur le marché de l’occasion, voire en bibliothèque. Mais on regrette que, pour un pareil prix, il n’ait pas été offert au lecteur un minimum d’appareil critique. À l’heure de l’édition électronique, ces textes étant libres de droit, et nonobstant la crise économique, une telle exigence est devenue une nécessité. Google met en ligne gratuitement une édition du premier des deux volumes dans lesquels Littré a lui-même réuni ses articles chez Didier, ce tome étant sous-titré Études sur les origines, l’étymologie, la grammaire, les dialectes, les versifications et les lettres au moyen-âge. Elle est datée de 1862, année de la sortie. La présente édition de Karéline donne celle de 1873, année où l’auteur fut reçu à l’Académie française et vit la publication de son Dictionnaire. Il s’agit de la sixième édition. Cette histoire de la langue française semble avoir participé d’une grande entreprise d’édition à caractère encyclopédique sortie en 1862, dont il eût été intéressant d’avoir la nature et la place exacte que notre auteur put y tenir. Il n’est d’ailleurs pas inutile, pour avoir quelque idée de la circulation des textes et des idées, de noter que l’édition googolisée a été acquise le 2 juillet 1936 par theLibrary of the Taylor Institution de l’Université d’Oxford, comme en témoigne le tampon figurant sur la page de garde. Quoi qu’il en soit de ces aspects éditoriaux, le linguiste qui maîtrise non seulement le latin, le grec, le sanscrit, l’allemand, l’italien et, plus encore, leurs états anciens, est éblouissant d’érudition et d’intelligence. Le philologue rationaliste qu’il est dialogue régulièrement avec ses confrères francophones ou germanophones, construisant une histoire de sa langue maternelle à travers l’évolution de l’occitan et de l’ancien français, scrutant les influences germaniques, celtes et d’autres langues latines. Quelques-uns de ses présupposés peuvent nous sembler cependant étranges, par exemple lorsque, dans la famille des langues latines, il évacue, sans s’en expliquer, le moldo-valaque ou considère le portugais comme une simple variante de l’espagnol. Le premier volume commence par une analyse de la langue d’oïl, non seulement à travers son étymologie et sa grammaire, mais également par l’étude serrée du corpus de chansons de geste. Littré s’attaque ensuite à l’ancien français, puis repère les liens que les renaissants croyaient être de filiation avec l’Italien, à travers l’œuvre de Dante. Le second volume regroupe des articles plus indépendants les uns des autres, bien que marqués par la même préoccupation philologique. À Patelin le fabuliste, puis Adam et ses mystères, succèdent une histoire et une géographie des patois, dont l’auteur explique qu’ils sont une dégradation des dialectes – alors que ces dialectes ont donné naissance aux langues centrales. Le plus passionnant de ces travaux, repris du Journal des savants où il fut publié en cinq livraisons de février à août 1858, traite de l’incroyable histoire de Grégoire le Grand, devenu pape en 590, pour la compréhension de laquelle Littré propose d’abord une lecture du poème en langue d’oïl qui construit la légende du personnage – « ce personnage éminent à tant de titres que la légende du moyen-âge est allé choisir pour en faire une sorte d’Œdipe chrétien, né dans le crime, souillé d’un inceste involontaire, et obtenant, par une pénitence rigoureuse et une sainteté infinie, le pardon, la papauté et le ciel ». Il se met ensuite à un exercice de correction des imperfections de ce texte, puis conclut sur une comparaison entre ses versions latines, anglaise et allemande. On imagine l’effet que ces pages si bien écrites et argumentées ont pu faire sur le lectorat choisi des revues pour lesquelles Littré écrivait de telles contributions à ce qui ne s’appelait pas encore la construction des traditions. La linguistique a certes fait des progrès depuis, mais cet esprit mieux qu’éclairé aura constitué à lui seul une étape dans l’histoire des langues latines et du français en particulier, ce qui, on le redira pour conclure, aurait mérité d’être mieux documenté par l’intermédiaire d’un appareil critique dont l’absence renvoie douloureusement le lecteur à ses insuffisances.
Maupassant. Sandrine de Montmort, Un autre Maupassant. Dictionnaire (Scali, 2008, 461 p., 26 €). Le Petit Larousse indique, ce que nous savions, qu’un dictionnaire est un recueil de mots rangés dans l’ordre alphabétique, suivis de leur définition et accompagnés d’exemples. C’est une entreprise moins simple à réaliser qu’il n’y paraît, car elle exige des choix et impose des contraintes. L’auteur de ce volume semble s’être dispensé de ces questions préalables, comme de toute interrogation sur la nature de son projet. Est-ce un dictionnaire biographique ? littéraire ? thématique ? Ou bien se veut-il, à partir de quelques mots-clefs, un recueil inédit de morceaux choisis de l’œuvre ? Un peu tout, au hasard, sauf l’ordre alphabétique (auquel les puristes trouveraient cependant à reprendre). En dépit d’un semblant d’organisation, le volume est anarchique, tant la grille d’entrée des termes pèche par tous ses aspects. Elle est aléatoire : aucun critère ne paraît justifier les choix opérés. Pourquoi retient-on certains personnages et pas d’autres (Mme Bonderoi, mais pas Isidore le Rosier : la luxure vaut-elle mieux que l’ivrognerie ?), certains titres de nouvelles tandis que d’autres sont éliminés (on trouve Un Normand, mais pas Le Champ d’oliviers sauf au hasard d’une rubrique sans rapport avec ce titre) ? Pourquoi « voile islamique », sinon par un effet de mode ? Pourquoi citer plusieurs lettres à Marie Bashkirtseff – sous « lettres » – et ne pas créer d’entrée sous le nom de la jeune artiste russe ? Et les lettres à la comtesse Potocka ? D’autre part, les informations sont dispersées, parfois redondantes : c’est le cas pour la mère de l’écrivain, sur laquelle il faut glaner des renseignements à travers les pages 196, 222, 254. Comme c’est commode ! C’est le cas aussi pour la notion de « miroir », atomisée et pour ainsi dire briséeentre diverses citations d’où sont absents les exemples si intéressants procurés par Bel-Ami et Notre cœur. L’auteur du dictionnaire n’apporte aucune réflexion personnelle sur cet accessoire capital dans l’œuvre : est-ce paresse ou incapacité ? On regrette encore l’inégalité de traitement entre les rubriques : un jeu de renvoi fait qu’on n’apprend strictement rien sur Legrand, tandis qu’on nous informe soigneusement que Taine est un « philosophe et historien français ». Passons sur l’impropriété des entrées : celle qui concerne « Huysmans » devrait s’appeler « À rebours », la moitié de celle intitulée « Plateau de Caux » devrait être transférée à « Mont-Saint-Michel » (ou bien il faut admettre que la géographie a changé). On constate des absences surprenantes : Hermine Lecomte du Nouÿ, Tourgueniev, Monet (qui méritait mieux qu’une simple mention sous « nymphéas »), Maufrigneuse (qui pouvait susciter l’entrée « pseudonymes »). Quant à Stendhal, sur lequel on croyait naïvement que Maupassant avait écrit des remarques non négligeables, on ne trouvera par hasard son nom que sous « vérole », etc. Les mots retenus ne s’accompagnent, en général, d’aucune définition ou commentaire ; quand ils existent, ils sont réducteurs (voir « Méditerranée »), partiels ou partiaux (voir « Ouvriers », « Travailleurs »). En communion d’esprit avec Flaubert, on ne résiste pas à citer ceux-ci : « riches – […] Ils sortent, ils fréquentent les salons mondains, dépensent leur argent, vont aux bals, courtisent les femmes, puis les entretiennent. » On croit rêver ! Ne disons rien, naturellement, des définitions bizarres, ou franchement indigentes (« métaphores », ou bien « couleurs de Normandie » où citer exactement Maupassant eût, pour le coup, mieux valu que de démarquer platement deux belles images de La Maison Tellier et d’Une Vie). Tout ce qui concerne les arts en général (rien sur la musique) et les arts plastiques en particulier est noyé dans la généralité (« aquarelle », « peinture », « architecture » – rien sur le Salon annuel dont Maupassant a pourtant parlé en 1886), alors que la récente vente des archives Monet permettait quelques apports nouveaux. Dans certaines définitions, au contraire, l’auteur abandonne inexplicablement sa plume habituelle pour une autre, mieux taillée, capable d’une expression plus aisée, de développements plus riches et plus circonstanciés, comme si quelque Horla se substituait soudain à l’auteur. Ainsi en va-t-il sous « Lettres à sa mère », « Le Poittevin (Alfred) », « Miroirs du Horla » (par parenthèse, ce nom ne saurait être, au sens strict, l’anagramme de choléra). Un dictionnaire comporte des exemples. Celui-ci n’en manque pas : il n’y a presque que cela, et leur surabondance comme leur étendue fait assez craindre que le volume n’ait été composé au ciseau et à la colle. Certains sont intéressants : sous le mot « Histoires », un extrait de Clochette, reproduit sans autre commentaire, pose de vrais problèmes d’écriture. Un lecteur cultivé, mais non spécialiste, les démêlera-t-il tout seul ? D’autres exemples, enfin, sont si ponctuels qu’ils peuvent induire, chez le même lecteur, des conclusions erronées. On le devine, on ne saurait penser sans ignorance, complaisance ou mauvaise foi, que ce dictionnaire convient à celui qui voudrait approfondir sa connaissance de l’œuvre de Maupassant. Il donne l’impression d’un travail hâtif, souvent réalisé de seconde main, fruit d’une lecture superficielle des textes (ainsi le véritable musicien, dans Notre cœur, n’est pas Mariolle, mais Massival). L’ouvrage est rempli de présupposés, d’approximations (voir « philosophie », « mort » ou « réalisme »), de flou dans la pensée (voir « aristocratie »), de confusions (par exemple entre La Chevelure et La Tombe), d’erreurs de fait (l’auteur n’est guère au courant des précisions apportées par Marlo Johnston sur la rencontre avec Swinburne, ou des publications des chercheurs de Dieppe et Fécamp à propos de Miromesnil), de négligences (pour ne prendre qu’un exemple, la citation de La Parure, page 85, comporte des omissions et des inexactitudes). Ce livre est une compilation mal digérée qui apporte cependant ses joies. L’auteur prétend nous faire découvrir un « autre Maupassant » et y réussit pleinement : on apprend en effet, avec jubilation, mais non sans surprise, que Maupassant a écrit La Parisienne, que Boule de suif se refuse à l’officier « allemand » par patriotisme envers Napoléon III, que Garandou illustre, mieux que Marseille, la beauté d’un petit port provençal (on ne trouve cependant aucune description de ce site imaginaire dans le texte du Champ d’oliviers) et que Maupassant se rend en Algérie à Mamman Bou Ghara. On vous l’avait promis : le Maupassant nouveau est arrivé, à la bonne vôtre ! Les coquilles enfin, innombrables, sont pleines de créativité : « La Farce normande », « Le Mont-Oriol », « Le Crime duPère Boniface », « Un bandit en Corse », etc. Quant au « Père Million », il vaut son pesant d’or. On nous dit que l’auteur a, par ailleurs, écrit un roman policier : ici, elle s’est manifestement trompée de cadavre. La partie la plus vivante du livre consiste dans l’appendice où sont repris les trouvailles de Jacques Bienvenu sur le canular du Corbeau (voir Histoires littéraires n° 4, et l’article de Marlo Johnston et Alexandra Dulaù dans le n° 34), ainsi que les faux et désormais inutiles souvenirs de Mme X sur Maupassant.
Mauriac. François Mauriac, Journal, mémoires politiques, édition établie et présentée par Jean-Luc Barré ; édition du Journal par Jean Touzot ; édition du Bâillon dénoué et des Mémoires politiques par Laurence Granger(Robert Laffont/Bouquins, 2008, 1138 p., 32 €). Fallait-il donner à relire des recueils d’articles de journaux écrits il y a plus d’un demi-siècle, nés d’une actualité depuis longtemps versée aux archives ? On a beau admirer un écrivain, certaines de ses pages appellent-elles un autre regard que celui des spécialistes de son œuvre ? Pourtant, ce Journalet ces Mémoires politiques passionnent. Mauriac, dont les romans semblent avoir si mal vieilli – mais il faudrait y retourner, ils ont peut-être rajeuni depuis si longtemps qu’on les a ouverts –, ne serait ni le premier ni le dernier écrivain à passer à la postérité par la part de son œuvre qui pouvait sembler la plus légère, datée, accessoire et périssable. Risquons un rapprochement qui aurait sans doute excité sa verve : on lira peut-être ce Journal, cesMémoires (et le Bloc-notes, qui en marque l’aboutissement) de préférence à Thérèse Desqueyroux et au Nœud de vipères, comme on lit les mélanges et la correspondance de Voltaire plutôt que La Henriade ou ses laborieuses tragédies. Mais Mauriac attachait du prix au journalisme, qu’il définissait « comme une transposition, à l’usage du grand public, des émotions et des pensées quotidiennes suscitées en nous par « l’actualité » », ajoutant que « c’est leur retentissement dans notre vie intérieure qui mesure l’importance des événements ». Aussi son Journal « à demi intime », écrit par livraisons hebdomadaires dans L’Écho de Paris, Le Figaro, Le Temps, si pudique ou réservé qu’il soit, révèle peut-être autant, en profondeur, que celui de Gide et certainement plus que les déballages actuels de l’autofiction. Sa matière, c’est le retentissement, dans une conscience et une sensibilité sans cesse en éveil, de l’actualité politique, des faits divers, des livres, du passage des saisons, de certains lieux aimés, des souvenirs – du tohu-bohu des accidents, grands et petits, dont se tisse jour après jour une existence. Les Mémoires politiquesappartiennent à un autre genre et ils ressortissent à une conception sans doute plus orthodoxe du journalisme. Il est sûr que le poids des événements s’est imposé à Mauriac et que la montée du nazisme, la guerre et l’Occupation, la Libération, puis la Guerre froide et la décolonisation l’ont amené à ne plus accorder à une maladie ou à une lecture « presque autant de valeur » qu’à une révolution. L’Histoire, l’événement politique passent ici au premier plan, et, même si Mauriac revendique toujours une certaine subjectivité, c’est désormais celle du témoin et du citoyen engagé dans un débat qui concerne tout le monde. La subjectivité pure trouvera désormais son expression dans lesMémoires intérieurs. Le parallélisme des titres signale une division des matières qui, aux yeux de ce lecteur du moins, marque un certain appauvrissement littéraire. Si intéressants que soient les Mémoires politiques – et quelle que soit leur valeur de témoignage, qui est considérable –, si révélateurs d’une subjectivité frémissante que soient lesMémoires intérieurs, il leur manque l’unité paradoxale du Journal, dans lequel Mauriac nouait en gerbe tout ce que lui apportait la suite des jours. En reversant dans les Mémoires politiques quarante-cinq chroniques qui avaient d’abord été recueillies dans le Journal, il a sans doute moins marqué la parenté des deux recueils qu’accentué leur différence. Dans l’un et l’autre, on retrouve néanmoins un style tel qu’il n’est vraiment pas donné à tout le monde d’en avoir. Mauriac est écrivain dans un article du Figaro tout autant que dans un roman, avec plus d’aisance et de liberté peut-être. Le journalisme, tel qu’il le pratique, implique une véritable théâtralisation : mise en scène de soi-même, apartés au lecteur, dialogue ou polémique avec des confrères – Camus à Combat, Pierre Hervé à L’Humanité–, vivacité du ton, sens de la formule mémorable qui porte comme une réplique. La colonne d’un grand quotidien vaut une scène. Sans facilités : la prose de ces articles écrits au jour le jour prend une valeur toute classique par la clarté, le relief, le rythme, le goût de l’image, l’appel à la sensation, l’affleurement de la vie intérieure à la surface du texte ; par la présence de la littérature française sous forme de citations ou de paraphrases jamais appuyées, parfaitement assimilées à sa propre langue et à son propre esprit, de Racine, Pascal, Retz, Bourdaloue, Baudelaire, Maurice de Guérin, Proust ; par le don du portrait, enfin, qu’il s’agisse de figures admirées (Anna de Noailles, Barrès) ou de têtes de Turc (Sartre), composé comme en se jouant par un La Bruyère détendu. Quelques mots sur l’annotation de cette édition. Il est clair qu’on ne peut donner à lire de tels textes sans appareil critique : même à un lecteur féru d’histoire, bien des allusions à une actualité irrémédiablement passée échapperaient. Mais on peut opposer schématiquement l’une à l’autre deux conceptions des notes : la première s’assigne pour tâche de lever, sans plus, les obstacles à la lecture ; la seconde se propose de guider le lecteur en lui expliquant ce qu’il devrait lire. La première laisse la parole à l’auteur et laisse le lecteur aller comme il l’entend, en se bornant à lever les obstacles à leurs échanges ; la seconde prétend traduire l’auteur plus clairement et s’assurer que le lecteur décode bien ce qu’il a présumément voulu dire. Entre éclaircissement et commentaire, la frontière n’est certes pas toujours tranchée : elle n’en est pas moins réelle. Le travail des deux éditeurs de ce livre, Jean Touzot pour le Journal et Laurence Granger pour Le Bâillon dénoué et les Mémoires politiques, en offre une illustration saisissante. Les notes du premier, concises et modestement utiles, soutiennent discrètement la lecture sans jamais la gêner, en éclairant ce que le passage du temps avait obscurci. Celles de la seconde ajoutent à ces éclaircissements un commentaire bavard et pointilleux, qui signale au lecteur ce qu’il devrait observer (« Ici, Mauriac paraît bien attendre l’homme providentiel qui accomplira la « révolution de droite » en dépassant les anciens clivages »), reformulent plus clairement ce que l’auteur a sûrement voulu dire (« Mauriac affiche son dédain pour les « as » des grandes écoles, qui dans l’ordre de l’esprit font jouer leurs muscles comme des hercules de foire », et pour les universitaires, « techniciens » enfermés dans leur étroite spécialité ») ou le corrigent lorsqu’il commet une erreur d’appréciation (« La position du MRP est plus fragile que ne le dit Mauriac »). Un lecteur peut souhaiter qu’on lui apporte une aide utile et discrète ; il s’irrite qu’on le sous-estime, et l’auteur du même coup.
NRf. Yaël Dagan, La NRf entre guerre et paix (Tallandier, 2008, 426 p., 22 €). Première publication dans l’avalanche provoquée par le centenaire de la revue, ce livre, issu d’une thèse soutenue par une spécialiste de l’histoire intellectuelle du xxe siècle comble une lacune, car malgré l’abondance de publications sur l’histoire de La NRf, la période 1914-1925 reste peu étudiée. Le directeur de thèse et préfacier, Christophe Prochasson, précise que « c’est avec un autre conflit en tête que la Première Guerre mondiale [le conflit israëlo-arabe] qu’elle a décidé d’écrire ce livre ». L’ouvrage est construit autour du concept de mobilisation-démobilisation intellectuelles. Pour la période 1914-1918, cela semble une gageure de se lancer dans l’étude d’une revue qui ne paraît pas. L’auteur passe donc au crible les correspondances et les mémoires pour analyser l’évolution intellectuelle des individus appartenant au groupe fondateur. Presque la moitié du volume y est consacrée. De courtes notices présentent d’abord « les protagonistes » au début du conflit. Les individus se mobilisent donc, plus ou moins durablement, plus ou moins profondément. Le cas de Jacques Rivière est analysé, voire psychanalysé, en détail. Prisonnier au troisième jour des combats, il vit douloureusement sa captivité. Schlumberger juge sévèrement le suicide de son jeune frère qui a refusé le noble sacrifice. Gide trouve un emploi en dirigeant le foyer franco-belge qui accueille les réfugiés. Ghéon est en route vers la conversion. Jacques Copeau perd très vite ses illusions patriotiques. Le « silence-refus » de Martin du Gard est jugé négativement, car « il n’est qu’un pas entre ce silence de résistance et un autre qui côtoie l’indifférence ». Gaston Gallimard refuse obstinément la guerre et, « entre sanatorium et conseil de révision », son travail d’éditeur lui permet de surmonter l’abattement et, par la même occasion, de maintenir en vie son comptoir d’édition, en publiant selon un goût du jour guerrier et non selon son pacifisme nihiliste (mais il publie aussi La Jeune Parque de Valéry, Le Testament du Père Leleu de Martin du Gard et Le Temps retrouvé de Proust). 1917 est une année de crise, militaire bien sûr, mais aussi dans le microcosme de La NRf. Yaël Dagan suit les itinéraires de Rivière, Gide et Schlumberger : Rivière devient sensible au pacifisme, Gide se détache tout à fait de la religion et, dans son affrontement avec Ghéon, « se montre ambivalent, équivoque, opaque, avec un penchant sadique ». Il ignore la révolution d’Octobre et adhère aux idées de l’Action française. Moins méchant que Yaël Dagan, Roger Martin du Gard, lucide, voit en Gide « un dilettante qui a vécu quarante ans sans lire un journal ». La guerre passée, l’étude se poursuit par la chronologie de la « démobilisation culturelle » et ne semble pas facilitée par la reparution de La NRf : « Certes, désormais, la revue existe et constitue de fait une source supplémentaire, primordiale même, mais au dépouillement souvent déroutant. » Le salut est dans la « problématique de la démobilisation qui m’a permis d’opérer le tri nécessaire pour y voir clair », et l’ouvrage se poursuit par une chronologie de ce phénomène. La revue est désormais celle de Rivière (directeur pendant six ans), même si, pour le public, la personnalité de Gide est écrasante. Les relations entre les deux hommes sont tendues jusqu’en 1922 (Gide : « Rivière a toujours peur qu’on ne s’amuse ! »). Paulhan apparaît, rapidement indispensable, devient le secrétaire de Rivière. Le nombre d’abonnements augmente. Les éditions, dirigées par Gaston Gallimard deviennent « un empire ». La NRf prend sa forme définitive : sommaire et notes, entre lesquels s’intercalent, jusqu’en 1936, lesRéflexions sur la littérature de Thibaudet ; « fictions ou critiques littéraires » sont majoritaires. La politique, « les affaires de la cité » tiennent peu de place, ce qui ne décourage pas l’auteur : « Cette contribution modeste est néanmoins significative, et nous ne saurons la négliger. » Quatre sur six des « pères fondateurs » disparaissent des sommaires et le paysage sociologique de la revue change. Selon l’expression de Thibaudet, les « boursiers » et les « héritiers » se partagent le territoire. Les premiers, « individus d’origine modeste, promus socialement par la méritocratie de la IIIe République » dominent dans les notes critiques, et les seconds, « l’ancienne élite, aux grandes fortunes qui leur permettent une totale liberté vis-à-vis des institutions », s’épanouissent majoritairement dans les sommaires. Devant le développement des éditions, on ne s’interdit plus de chroniquer les ouvrages de la maison. La rémunération des collaborateurs est peu élevée, mais compensée sur le plan symbolique par le prestige. Le succès provoque des attaques. Henri Béraud ne se distingue pas par sa finesse et le catholique Henri Massis voit en Gide un démon. Dans le dernier chapitre, De la guerre à la paix, on revient sur le concept de démobilisation. Le célèbre article de Valéry, La Crise de l’esprit, paru dans le numéro d’août 1919, est analysé comme une manœuvre de disculpation des intellectuels. « Repoussant à la fois nationalisme maurassien et internationalisme rollandien, La NRf reste à court d’idée » : on peut y voir au contraire une variété de points de vue, un éclectisme, un esprit ouvert avec le souci de faire passer la littérature avant la doctrine. Riche en informations et en analyses, ce livre suscite la perplexité. C’est avant tout celui d’une pure historienne plus soucieuse d’idéologie que de littérature, parfois moralisatrice et jugeant rétrospectivement. Elle consacre presque trente pages à l’étude serrée et à charge du plus faible ouvrage de Rivière, L’Allemand, paru à la fin de 1918. L’article-programme du même dans le numéro de juin 1919 est analysé selon la même grille. Gide, certes, n’a pas que des côtés sympathiques, mais le parti pris et l’usage systématique de termes négatifs à son propos sont gênants : d’emblée la « vie d’homosexuel, pédéraste à l’occasion » de Gide et celle de Ghéon « son complice de frasques homosexuelles et pédophiles », y sont mises en relief. Gide est habitué à la « position oblique et équivoque », il « pérore ». C’est toute l’équipe, d’ailleurs, qui est ainsi dépréciée, et on a peine à imaginer cette cohorte de « longues figures » animant une revue au mieux de sa forme. La curieuse question posée dans l’épilogue : « Comment expliquer cet engouement pour Proust et ses contemporains – Gide, Valéry, Claudel – si discrets sur la guerre, encore plus après l’armistice ? » montre bien que la problématique choisie nous éloigne de l’histoire littéraire. Notes précises et abondantes. Riche bibliographie. Index.
Proust. Marcel Proust, Le Salon de Mme de… (L’Herne, 2009, 104 p., 9,50 €). L’élégante collection des Carnets de L’Herne présente aujourd’hui un choix d’articles – les Salons – écrits par Proust pour Le Figaro, généralement sous le pseudonyme de Dominique ou d’Horatio, et publiés entre 1903 et 1907, sauf le premier, rédigé probablement avant 1900. Ces articles correspondent à la période très active de la vie mondaine de Proust, qui a débuté dès 1893, lorsqu’il fréquente les salons de la comtesse Aimery de La Rochefoucauld, de S.A.I. la princesse Mathilde, de Madame Lemaire, de la princesse Edmond de Polignac, de la comtesse d’Haussonville et de la comtesse Potocka, salons où il retrouve ses amis Mme de Chevigné, les La Rochefoucauld, Robert de Montesquiou, ou la comtesse Mathieu de Noailles, organisant lui-même pour eux quelques somptueux dîners. Il a été présenté en 1900, par Robert de Montesquiou à Gaston Calmette, directeur du Figaro, qui lui confiera ce rôle de « chroniqueur mondain » qu’il se plut à assumer quelques années, mais dont l’image le poursuivra alors qu’il ne se consacrait déjà plus qu’àLa Recherche. C’est donc un monde qu’il connaît bien et il se livre dans ces articles au plaisir de le décrire et à l’énumération jubilatoire des membres du gotha, pastichant parfois Balzac, comme dans les premières pages du Salon de Mme Lemaire, ou dessinant des portraits brillants et souvent acérés, comme ceux de Renan ou de Jaurès dans le Salon de la comtesse d’Haussonville. On ne peut donc que louer ce choix de « Salons » dans la mesure où il rappelle un certain nombre de clefs pour La Recherche et constitue ainsi une « mise en appétit » pour mieux appréhender l’œuvre de Proust. Que ce soit la manière de rire de Mme Verdurin, que l’on trouve chez la comtesse de Briey (Salon de la comtesse Aimery de la Rochefoucauld), le salut des dames de Guermantes, repris des d’Haussonville (Salon de la comtesse d’Haussonville), ou l’attitude de Saint-Loup empruntée à Boni de Castellane (Salon de Mme Lemaire), les portraits sont déjà ébauchés, le snobisme déjà épinglé, tous éléments qui nourriront La Recherche. Il n’existe évidemment pas une seule clef mais plusieurs (peut-être jusqu’à huit ou dix selon Proust, comme le rapporte George D. Painter). Peintres, musiciens et acteurs, qui font accourir une foule d’amateurs éclairés et choisis aux mardis de mai de Mme Lemaire, trouveront leur place dans La Recherche sous les noms d’Elstir ou de Vinteuil pour donner encore plus de prestige au « petit clan ». Ces salons, dans lesquels Proust a fait l’effort de s’introduire, lui offrent une collection de personnages dont les travers seront repris et disséqués dans son œuvre. Toutes les clefs ont déjà évidemment été exposées par Proust lui-même dans la Correspondance et dansContre Sainte-Beuve, ou analysées par Painter, Jean-Yves Tadié, Ghislain de Diesbach, Antoine Adam, Michel Erman et d’autres. Retrouver aujourd’hui dans Les Carnets les modèles des personnages les plus fameux et certains passages aussi connus que « les Demoiselles du téléphone » (Journées de lecture) est évidemment source de plaisir. Mais est-ce bien essentiel à la compréhension de La Recherche ? N’est-ce pas prendre le risque de conforter une idée fausse de superficialité de l’œuvre de Proust, alors qu’il ne cessera lui-même de dénoncer « la vanité de ces réunions et l’inanité de ces caractères », comme l’a établi Michel Erman. Mais ce monde des Salons que Proust a su pénétrer, qu’il a fréquenté et avec lequel, reclus, il a continué à entretenir une correspondance suivie, ne constitue évidemment qu’un aspect de son œuvre. Si les noms prestigieux de ses hôtes l’ont fasciné et ont imprimé une certaine tonalité à La Recherche, c’est en fait dans sa correspondance, plutôt que dans ses chroniques, qu’apparaît son souci constant de vérité. Nul n’ignore qu’il distingue clairement « mémoire volontaire » et « mémoire involontaire ». La « mémoire volontaire », « celle de l’intelligence et des yeux », est évidemment nourrie par la vie des Salons, mais elle ne peut, selon Proust, donner du passé que « des faces sans vérités ». On regrette l’absence totale de notes qui auraient sans doute permis une approche plus enrichissante de ces chroniques. On s’étonne, dans pareil ouvrage, d’un certain nombre de coquilles : « fils du compte » pour « fils du comte », « étreint les cours » pour « les cœurs », « feront-elles retenir » pour « retentir » le grand hall de musique – un peu trop pour un ouvrage aussi bref. Cette sélection de textes déjà parus et repris par la Pléiade, témoigne d’un nouveau ciblage commercial. Se voulant complémentaire de la collection des Cahiers, on pourrait penser qu’elle vise à en partager la prestigieuse image. Sans doute est-il également permis d’imaginer que ce petit ouvrage rend indirectement hommage à la pérennité du Figaro, à un moment où les successeurs de Dominique de Roux ne cachent pas leurs affinités avec les milieux de la critique et des prix littéraires, thème retenu en novembre dernier lors du Colloque des Invalides.
Rimbaud. Paul Claes, La Clef des Illuminations (Rodopi, 2009, 359 p., s.p.m.). Le titre suscitera la méfiance de beaucoup de rimbaldologues et rimbaldolâtres, tant on a connu de travaux qui s’attaquaient au problème de Rimbaud ou prétendaient exhumer le secret de son œuvre. Un titre commençant sur une formule comme Des clefs pour… aurait été accueilli avec moins de scepticisme. Or le livre est plus varié que ne laisse supposer ce seuil de lecture, sans échapper toutefois aux dangers d’un système qui part de l’idée d’un « codage » par Rimbaud et d’un « décodage » par la critique. Cette notion de code a régi, explicitement ou non, beaucoup d’exégèses « historiques » de l’œuvre de Rimbaud, en particulier celles partant de théories ésotériques ou alchimiques, mais aussi, dans des limites plus circonscrites, celle des « zolismes » de Rimbaud. L’une des difficultés tient à ce que Rimbaud ne se limite pas un système de codage, partant souvent de systèmes où le lecteur doit moins procéder à des décodages qu’à des inférences, lesquelles deviennent particulièrement difficiles s’agissant des Illuminations. Une autre, à ce que la critique opère souvent, comme le fait remarquer Barthes, moins des décodages que des transcodages. L’une des qualités de l’approche de Paul Claes tient à sa connaissance des textes de Rimbaud, mais aussi de ce que la critique a déjà écrit à leur sujet. Son étude ne part pas simplement d’une vision unilatérale comme la majorité des tentatives de résolution herméneutiques, mais tient compte de l’ensemble des approches proposées jusqu’ici, y compris sur le plan philologique. D’autre part, plus que toute autre étude des Illuminations, l’auteur prend en considération, comme donnée fondamentale, l’enseignement reçu par Rimbaud, en particulier sur la littérature de l’antiquité gréco-latine et la rhétorique. On reconnaîtra à Paul Claes le mérite d’avoir tenu à s’entourer de précautions méthodologiques et théoriques : il s’agit bien d’une recherche personnelle et qui s’intéresse de près aux liens entre les poèmes consécutifs, avec parfois des tableaux synoptiques pour montrer le caractère plus ou moins systématique des phénomènes lexicaux et thématiques envisagés. Contrant en cela l’idée d’un recueil qui serait constitué de textes qu’il faudrait lire de manière chaque fois séparée, Paul Claes avance des traits relevant de l’intertextualité interne des Illuminations qu’on pourra difficilement récuser. Beaucoup de remarques de détail, notamment en matière de mythologie, sont justes : l’auteur observe que la référence à un « fils de Pan » (dansAntique)n’est pas fondée sur quelque fantasme gratuit de Rimbaud, comme le laissent supposer quelques commentateurs, l’identification de Silène comme candidat pour cette position mythologique est utile. L’auteur a raison encore de poser que les clochettes mouvantes d’Après le Déluge sont une sorte d’église où prie le lièvre, que les sainfoins comportent également une suggestion religieuse. Est séduisant son commentaire des mots « oh les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes ! », proposant de voir, dans les pierres précieuses qui se cachent, une métaphorisation désignant des gouttes de pluie qui brillent, puis se sèchent, tandis que les fleurs poussent grâce à l’eau. En revanche, l’idée que la Sorcière-Reine est la lune paraît plus difficile à admettre, en partie parce que le poème semble proposer une allégorie sur la Commune. Si les éclairages de détails sont plausibles, la lecture d’ensemble est néanmoins déroutante. Partant de l’idée selon laquelle « la fleur-bijou est un poncif poétique », l’auteur se prévaut d’un témoignage pour le moins sujet à caution de Delahaye (Rimbaud ayant affirmé : « Quand toutes nos institutions sociales auraient disparu, la nature nous offrirait toujours, en variété infinie, des millions de bijoux ») pour ensuite décoder les « fleurs de rêve » d’Enfance en partant de l’idée que les « bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés » sont précisément des fleurs métaphorisées en femmes : les sultanes seraient « sans doute des tulipes », alors que les « petites étrangères seraient des fleurs d’origine exotique et les personnes doucement malheureuses, des ancolies (souvent associées à la mélancolie). » Convoquant l’exemple d’A une tulipe de Coppée, Paul Claes propose ainsi une hypothèse métaphorique intéressante. On a cependant souvent un peu de mal à le suivre, tant les tropes et figures, les poncifs et topoi, sont innombrables. Or le domaine principal des codages rimbaldiens serait celui des nuages, comme le proclame la couverture du livre : « Le décryptage des énigmes réservera bien des surprises aux lecteurs, en révélant, par exemple, que les « chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles » ne sont autres que des nuages bicolores mus par le vent. » Ce « ne sont autres que » a de quoi décevoir ceux qui pensent que, dans ce recueil, Rimbaud songeait à d’autres illuminations que celles qui venaient du soleil et de ses reflets. Si Paul Claes ne procède pas à des exclusions et censures dogmatiques, il n’empêche que cette théorie, avancée à grand renfort de citations d’écrivains, notamment de poètes, portant sur des nuages, avec de nombreuses métaphores et analogies, pose de sérieux problèmes épistémologique. Si les nuages peuvent ressembler à n’importe quoi, le danger est que n’importe quoipeut être ensuite « décodé » en nuages, et cela quelle que fût l’intention du poète. Que Rimbaud s’intéresse considérablement au ciel, dans Le Bateau ivre comme dans l’ensemble de son œuvre, ne fait pas de doute, et à ce titre, l’étude de Paul Claes insiste sur cette permanence d’un regard porté sur les phénomènes célestes. Le danger est cependant de faire de cette perception l’objectif de Rimbaud, le thème principal des Illuminations, alors que le ciel menaçant de Ville ou de Métropolitain renvoie à des considérations sociologiques et politiques. En définitive, le lecteur trouvera nombre de propositions de détail intéressantes, mais restera dubitatif sur beaucoup de macrolectures, en particulier sur la « Grille de décryptage des tropes célestes » présentée en fin de livre. On se trouve en présence d’un livre certes discutable, mais qui justement se discute.
Sangnier. Denis Lefèvre, Marc Sangnier : l’aventure du catholicisme social (Mame, 2008, 328 p., 22 €). Il en va de l’histoire des idées politiques et sociales comme de celle de la littérature. On y trouve parfois des personnages qui ont marqué leur époque par leur charisme comme par leur action, mais dont le souvenir relève davantage d’une trace dans la mémoire des contemporains et des disciples, d’un souvenir parfois réactivé, que d’une véritable inscription dans l’histoire au niveau où elle semblerait requise par l’importance des idées véhiculées et des initiatives mises en œuvre. Une caractéristique de ces personnages est leur relative oralité, marquée par le fait qu’ils aient peu écrit ou fait, comme le disait Barthes, davantage œuvre d’écrivants que d’écrivains. Malgré plus de vingt livres et dix tomes édités de discours, Marc Sangnier (1873-1950), figure centrale du catholicisme social, créateur duSillon, n’est pas considéré, à tort ou à raison comme un littérateur, peut-être parce qu’il fut un grand orateur. Une autre caractéristique de ces personnages réside dans leur station prolongée aux portes des postes et des honneurs de la République. À ce titre, Sangnier constitue l’un des plus beaux exemples qui soient de cette catégorie de médiateurs politiques et culturels qui ont marqué le xxe siècle. De formation philosophique, puis polytechnicienne et juridique, journaliste, créateur et directeur de publications (Le Sillon, L’Éveil des peuples, La Démocratie), député le temps d’une législature entre 1919 et 1924, il fut essentiellement un publiciste, comme on disait au siècle où il naquit, catégorie où se bousculent bien des personnes injustement oubliées. Denis Lefèvre tente de remettre en lumière un chef de file jamais contesté par ses partisans, un homme peu ordinaire qui eut moins d’ombre à son tableau que la plupart des ses contemporains, et dont la morale de l’action aura été l’une des plus incarnées qui puissent être, dans un christianisme sans cesse affirmé comme moteur de l’action sociale. Cette histoire d’un courant de pensée à forte teinte biographique est publié chez Mame, qui fut jadis – ce n’est pas un détail – imprimeur du Pape. L’auteur détaille toute une vie de travail contre les courants réactionnaires et cléricaux, au premier rang desquels l’Action Française, qui s’acharnèrent contre sa constante volonté de réconciliation de l’Église et de la République, et de création d’un centrisme progressiste, emplacement délicat à tenir entre des forces contradictoires, dont les actuels occupants se réclament encore volontiers du souvenir de Sangnier. L’existence de ce bourgeois qui laissa une bonne partie de son patrimoine à financer sa cause aura traversé, avec des hésitations mais sans compromission, les moments les plus critiques où tant de ses contemporains auront perdu leur âme. L’auteur trace la figure d’un juste, d’un passionné, capable d’inviter des Allemands à discuter de la paix au lendemain de la Grande Guerre, puis de participer à la création des Auberges de jeunesse. Sans jamais affronter l’Église, Sangnier aura su osciller entre l’univers religieux et le monde politique, culturel et social. L’ouvrage de Denis Lefèvre fourmille de notations sur un demi-siècle d’influence de cet homme aux aspects messianiques, parmi lesquelles un rappel des sources sillonistes des créateurs du Monde, dont l’une des conséquences tardives aura été le rachat de La Vie catholique. On croise nombre de militants qui furent influencés par l’instigateur du Sillon, dont certains s’éloignèrent de lui, mais à ce que l’on en saisit, sans drame. Mais il faut attendre la page 296 pour qu’apparaisse le nom d’Emmanuel Mounier, initiateur du personnalisme, et que l’on apprenne incidemment que les deux intellectuels, Mounier étant plus traditionnel que Sangnier dans ce statut symbolique, ne se sont jamais rencontrés, alors même que l’on a aujourd’hui tendance à les associer, si ce n’est à les confondre. Disparus la même année, les deux hommes avaient une génération d’écart, Mounier étant le plus jeune. Mais quelles qu’aient pu être leurs différences d’âge et d’idées, rien n’explique qu’ils se soient magnifiquement ignorés, alors que l’un et l’autre auront abondamment fréquenté, sans sectarisme, jusqu’à leurs adversaires. La nature de ce divorce non déclaré, mais radical, au sein du catholicisme progressiste français marque pourtant l’une des limites, sociologique, de l’efficacité de Marc Sangnier : la difficulté d’accès au monde éditorial, à ce qui perdurait de la République des lettres, davantage encore qu’au monde politique, le rendant en quelque sorte, par une manière d’ouvriérisme, laboureur incessant d’unSillon sans Esprit. Une référence commune aux deux hommes aurait également méritée d’être travaillée, celle de leur intérêt pour Pascal, non point tant pour le rapport à l’œuvre (qui fait l’objet d’un court passage à propos des lectures de Sangnier), mais de l’influence persistante du jansénisme dans le catholicisme français. La deuxième partie du livre, dont l’écriture est plus relâchée, est consacrée aux traces laissées par Sangnier dans l’univers politique, avec les différentes variantes de la Démocratie chrétienne à la française, mais aussi dans le domaine syndical, avec la création de la CFTC, puis l’existence parallèle de la branche maintenue et la branche laïcisée, la CFDT. L’auteur, sans aucun doute adepte de l’actualité de la pensée de Sangnier peine à tenir compte de la déchristianisation massive qui, certes par à-coups, a marqué la France et d’autres pays, et qui explique l’oubli de tout ce qui fut marqué par une dominante religieuse. Si Sangnier avait été littérairement à la hauteur de Péguy, Bernanos ou du niveau philosophique porté aujourd’hui par la revue Esprit, il serait admiré y compris par des incroyants. Mais on n’ira pas reprocher à l’auteur de s’être attaqué à un rappel du parcours d’un constructeur de pensée active comme il y en eut peu, et qui fut d’avantage un orateur et un homme présent dans son époque, qualités qui constituent, moins que jamais, des garanties d’inscription dans la mémoire.
Notes de lecture
Apache. Eugène Corsi, Chroniques du Paris apache (1902-1905). Mémoires de Casque d’or- La médaille de mort. Édition présentée et annotée par Quentin Deluermoz(Mercure de France, 2008, 244 p., 17,50 €). Ces Chroniques proposent deux récits. Le premier est connu : les Mémoires de Casque d’or, publiées en 1902 dans leFin de siècle, consacrant « la reine des Apaches » Amélie Élie. Parus en dix-huit livraisons, ces mémoires, qui ont connu le succès, présentaient des affinités avec le roman populaire qui, depuis Les Mystères de Paris, se plaît à décrire les bas-fonds des grandes villes. Le second a été découvert par Quentin Deluermoz dans les archives de la Préfecture de police : il s’agit du récit, par le gardien de la paix Eugène Corsy, du meurtre d’un de ses jeunes collègues par des apaches. Deux témoignages à tonalité autobiographique révélant les us et coutumes de la lie de la société au tournant du siècle, mais aussi deux points de vue opposés : celui de la prostituée, maîtresse d’apache, celui d’un gardien de la paix, ému de la mort d’un compagnon. Des notes éclairent sur les expressions argotiques et donnent des précisions sur les mœurs apaches et la criminalité de l’époque. Ces récits, d’un intérêt plus sociologique que littéraire, écrits d’ailleurs par des auteurs dépourvus de vocation littéraire, sont néanmoins d’une fraîcheur et d’une authenticité de bon aloi. On les lit avec plaisir, pour peu qu’on ait envie de se plonger dans le Paris canaille que laissent entrevoir, souvent sans beaucoup de réalisme, les romans-feuilletons du xixe siècle.
Balzac (1). Christiane Mounoud-Anglés, Balzac et ses lectrices. L’affaire du courrier des lectrices de Balzac, préface de Jean Foucambert et de Marc de Launay (Indigo et Côté-femmes, 1994, 202 p., 120 F.). Non, le lecteur n’a pas mal lu : il s’agit d’un livre publié en 1994, et dont le prix marqué est en francs. Vérification faite, nous n’avons pas affaire à une réédition : cet ouvrage est toujours disponible, avec le même ISBN, sur le catalogue de l’éditeur, mais cette fois-ci au prix de 18,30 €. L’aurait-on envoyé à Histoires littéraires parce que la revue n’existait pas encore en 1994 ? N’importe, nous l’avons lu. Selon toute apparence, il s’agit là d’une adaptation, ou réduction, d’une thèse de doctorat soutenue par l’auteur à Montpellier en 1990. Son propos est d’étudier, de situer et d‘analyser les lettres de lectrices reçues par Balzac de 1830 à 1840. Celles-ci furent extrêmement nombreuses (12 000, selon Lovenjoul, cité par l’auteur), le romancier atteignant à la notoriété et étant apparu, dès sa Physiologie du mariage, comme un défenseur de la cause des femmes. Plusieurs de ses romans, et non des moindres (par exempleEugénie Grandet ou La Femme de trente ans), se font en effet l’écho de la souffrance féminine, de la situation tragique de la jeune fille et de la dépendance économique imposée à la femme par le Code civil. Tout comme pour La Nouvelle Héloïse de Rousseau, bien des femmes se reconnurent dans les évocations féminines du romancier. Certaines y trouvèrent même un véritable stimulant, pour prendre la parole en se faisant à leur tour écrivains. Balzac reçut donc pendant longtemps un abondant courrier, provenant de lectrices de tout âge et de toute condition sociale. Par prudence, beaucoup adoptaient un pseudonyme, une identité travestie, voire l’anonymat. À côté des louanges, on y trouvait des suggestions pour de prochains romans (Balzac en adoptera parfois certaines), mais aussi des reproches. Ainsi, une certaine A.L. avait sursauté à la lecture de ces phrases dépréciatives du Père Goriot : « Toutes les blondes sont comme çà. La moindre frime les met aux genoux d’un homme. » Elle n’hésite pas à tancer le romancier : « Vous avez été trompé par une blonde, avouez-le, Monsieur, et revenu de votre colère, vous supprimerez ce passage dans votre prochaine édition, vous jugerez alors en homme impartial. » Le fait est que Balzac obtempéra et que le passage a disparu de toutes les éditions. L’auteur, cependant, ne dit pas si l’on connaît des réponses de Balzac à de telles lettres : il eût été intéressant de le savoir. Mais son ouvrage est, à notre avis, entaché d’un défaut de méthode : un certain nombre de lettres de lectrices avait été publié en 1924-1927 par Marcel Bouteron dans Les Cahiers balzaciens ; il en existe d’autres, restées inédites et conservées à la Bibliothèque Lovenjoul, à Chantilly. Ces dernières, l’auteur les a bien consultées, mais n’en donne que des extraits, au fil de son étude. Aucune lettre inédite n’est, sauf erreur, donnée intégralement. Or, en matière de document inédit, il n’y a qu’une seule règle : il faut publier intégralement. Même si, comme nous voulons bien le croire, l’auteur cite ou résume l’essentiel des ces lettres inédites, il s’ensuit une erreur de perspective. Une lettre, pour prendre tout son sens, doit être citée intégralement, car son préambule ou sa conclusion peut être tout aussi significative, sinon plus, que le reste. Par ailleurs, le sous-titre du livre pourrait prêter à confusion : y a-t-il vraiment eu une « affaire » du courrier des lectrices de Balzac ? Il semble que non. Néanmoins, l’ouvrage est très documenté, et ses analyses sont précises et détaillées. Comme tel, il constitue une bonne contribution à ce qu’on appelle de nos jours la « réception » de l’œuvre de Balzac. Parfois, un certain jargon universitaire assez coriace : « « l’interaction entre l’accueil effectif d’un texte et le dispositif textuel qui le suscite », ou : « le roman réaliste pour fonctionner comme association de référentiel ou de fictionnel, a besoin d’un lecteur qui possède une connaissance globale du référent mais surtout pas excessive ; sinon la régulation de l’auteur lui apparaît comme arbitraire et il la refuse énergiquement […]. » Est-il vraiment si difficile de dire cela avec le vocabulaire de Sainte-Beuve ou de Proust ?
Balzac (2). Juliette Grange, Balzac : l’argent, la prose, les anges (Circé, 2008, 250 p., 10,50 €). Le lecteur, en particulier balzacien, fasciné d’abord par le titre de cet ouvrage, aura peut-être quelque mal à en franchir le seuil. Les négligences de l’éditeur en sont la cause, d’un premier titre courant annonçant « Molière » (?) aux pages 32-34 dupliquant la même portion de texte. Surprend aussi la source retenue par l’auteur pour ses études et citations, l’édition du Seuil en collection L’Intégrale supplantant l’édition de La Comédie humaine en Pléiade. Plus gênant encore pour ceux qui conçoivent la recherche littéraire comme un échange : l’absence de références bibliographiques, conférant certes à l’ouvrage l’allure dégagée d’un libre essai, mais le privant des vertus du dialogue. On croit parfois déceler, dans le propos de Juliette Grange (stigmatisant les « a priori du commentaire littéraire »), une méconnaissance des voies actuelles de la recherche balzacienne et de son renouvellement. Si l’hypothèse fondatrice de cet ouvrage consiste à saisir en La Comédie humaine une « œuvre de philosophie », il est regrettable (pour ne citer qu’une seule référence) que ne soient pas mobilisées les analyses de Boris Lyon-Caen dans son Balzac et la comédie des signes (2006). La position liminaire de ces réserves vise à en atténuer l’importance : à dégager l’horizon critique pour mieux entamer l’effort de compréhension intellectuelle. Quelles sont les prémices de la démonstration offerte par l’auteur ? Si La Comédie humaine est un monument, la totalité atteinte n’est ni close ni achevée, et l’œuvre ne possède « ni centre, ni commencement, ni principe », sans pourtant faire le deuil d’une possible unité. L’œuvre romanesque est « historienne », non au sens commun d’un réalisme platement mimétique, mais dans la mesure où le roman constitue la seule réponse à la discontinuité de l’histoire, à la déchirure du passé, au vide de l’avenir et à l’éclatement du présent réduit à l’état de « restes ». Aussi l’œuvre-monument se laisse-t-elle saisir, sous la plume de Juliette Grange, par la métaphore du miroir aux « facettes éclatées », dont chacune est « un point de rétention temporaire de l’éclatement général », ou, mieux, par celle de l’archipel, « myriades d’îles » possédant chacune son propre espace-temps, où le lecteur puise « l’oubli de l’inachèvement ». Ce glissement des images mime la quête interprétative poursuivie par l’auteur : La Comédie humaine, revers de La Divine Comédie, naît-elle du regret de « l’organicité théologique » ? Ou, envers de l’œuvre dantesque impossible à poursuivre, fonde-t-elle une modernité confondue avec l’« éclatante agonie de l’unité » et préfigure-t-elle Céline, Musil et Joyce ? La structure de l’ouvrage mime l’étoilement de ces isolats de sens provisoire, selon neuf chapitres et cinquante-cinq sous-chapitres aux titres elliptiques comme autant d’accroches : Inventaire, Eau et feu, Voir, Dualisme, Paris-Encyclopédie. Se trouvent ainsi étudiés les constituants d’un vaste « système de détermination » où le lecteur puise un « réconfort ». La cohérence ponctuelle offerte par l’image romanesque, « hallucination sans révélation », suppose la création d’un espace « neutre », entre réel et irréel, matérialité obscure et idéalité blanche. Ce « lieu commun », fondement d’une possible représentation collective, est celui de la prose dont le mouvement est une transformation de la pensée, ce « fluide » capable d’unifier la diversité. Aussi Balzac n’élabore-t-il aucun système philosophique, ni théologique, ni esthétique : seul « le mouvement de la pensée et son expression par la prose » constituent chez lui un « absolu ». Juliette Grange relativise le mysticisme de Balzac (« magie blanche ») autant que ses prises de position idéologiques (une pensée réactionnaire « lucide, subtile et désespérée »). La dispersion et l’individuation constituent bien les deux phénomènes face auxquels Balzac réagit ; mais la religion ne saurait être chez lui que « la force qui opère, sans idéologie, le mouvement contraire », la cohésion du corps social. Or, cette cohésion n’est plus assurée dans la France du xixe siècle que par l’argent, seule force intermédiaire entre la religion sociale en déshérence et le « ciel des anges » contemplé par le mystique solitaire. L’argent est en définitive de même nature que la prose romanesque : « médiateur blanc », abstraction, « ange », permettant « l’institution d’un monde dont l’infini s’efface ». Tel est le sens philosophique de la prose balzacienne étudiée par l’auteur à la lumière de cette formule de Benjamin : « Ce qui attache le lecteur au roman est l’espérance de réchauffer sa vie transie à la flamme d’une mort dont il lit le récit. » N’est-ce pas sous-estimer l’énergétique balzacienne, sa force prométhéenne et romantique, difficilement conciliable avec cette neutralité blafarde de notre modernité ?
Barbey. François Taillandier, Un réfractaire. Barbey d’Aurevilly (Bartillat, 2008, 124 p., 14 €). Passées les premières pages, où l’auteur parle sans doute un peu trop de lui et de ses propres chefs-d’œuvre (mais presque tous les écrivains sont ainsi), on découvre une interrogation sur l’hétérodoxie de Barbey et de ses livres. Se trouvent ainsi évoquées, et interrogées, diverses œuvres (on aurait peut-être pu scruter davantage la singulière Une histoire sans nom), dont François Taillandier fait ressortir les aspects assez subversifs. Est-il cependant exact de dire que Le Chevalier des Touches est une « œuvre mineure », comparé à L’Ensorcelée et à Un prêtre marié, à cause de « la forme de récit choisie, celle d’une conversation » ? Il nous semble au contraire que ce roman est un chef-d’œuvre, digne du Balzac d’Une ténébreuse affaire, et que la forme de la conversation le rend justement plus aigu et plus vivant encore. À propos de l’œuvre critique, si considérable et si mal connue, de Barbey, François Taillandier regrette que l’écrivain y ait consacré tellement de temps, et ait méprisé des gens et des choses dont il ne valait guère la peine de s’occuper. On doit d’abord rappeler (ce que fait d’ailleurs l’auteur) que Barbey écrivit tous ces articles pour gagner sa vie, comme ce fut aussi le cas de Gautier. D’autre part, cette œuvre critique est tout à fait remarquable par son style, qui traduit justement une vision du monde qui est bien celle d’un réfractaire, avec une merveilleuse insolence, qu’on chercherait vainement dans la presse d’aujourd’hui. Et qu’importe que Barbey nous y parle « de notables parfaitement oubliés » : on peut en dire autant des gens de justice fustigés par Villon. À propos du « régionalisme » de Barbey, l’auteur cite une remarque de La Varende, s’étonnant que l’écrivain n’ait jamais mis les pieds dans cette lande de Lessay, qu’il a si magnifiquement décrite. Mais précisément… Sa sensibilité et son imagination n’en avaient nul besoin (faut-il rappeler que, lorsqu’il composa Le Bateau ivre, Rimbaud n’avait jamais vu la mer ?). À la fin, des considérations assez piquantes sur cette mode des « centenaires » et des « commémorations » qui nous assaillent sans cesse : Barbey, et ce n’est pas un mal, s’y dérobe, en tant que « réfractaire ». Pas de doute, c’est un écrivain de race, et surtout une personne. Chose assez rare pour que ce petit essai, qui nous le rappelle à sa manière, soit le bienvenu.
Blanchot. Maurice Blanchot, de proche en proche, sous la direction d’Éric Hoppenot (Éditions de la complicité, 2008, 284 p., 22 €). Biblique. Le grand absent s’étant éclipsé, et ce bien qu’il fût déjà un peu mort dans sa vie de vivant, sans que le contraire soit advenu, car de messie, il ne s’agissait pas, le travail d’exégèse de son œuvre se poursuit en un contexte à peine modifié. Quatrième tome d’une des entreprises de cette catégorie en cours, celui qui est ici proposé relève d’une densité et d’une exigence dignes de l’original. De proche en proche, les thématiques sont déployées, ontologiques, poétiques, hiératiques, en un parcours analogique rédigé par des plumes affinées, rompues dans l’art du maître, s’excusant de scripter l’inscriptable – et pourtant, il faut bien publier, n’est-ce pas ? Ce volume témoigne d’une belle égalité d’écriture et d’une attitude impeccablement respectueuse, exégétique davantage que critique. Cas d’école. Quatorze variations interrogent une kyrielle d’auteurs illustres, campant obstinément au monde des tensions, des paradoxes, aux portes de la folie, comme à celles de la mort : Hegel, Levinas, Antelme, Valéry, Heidegger, Foucault, Paulhan, Barthes, Michaux, Butor, Char, Celan, Bataille, Klossowski, Louis-Combet. Ces confrontations sont, pour la plupart, celles qu’entretenait « Blanchot lecteur-Blanchot lu », comme le souligne l’introduction. Avec ses contemporains majuscules ou glorieux ainés, l’écrivain réputé invisible construisit une amitié qui fut aussi, et demeure encore, un réseau social, un lieu de légitimations croisées au plus niveau de la pensée, un panthéon, un athanor, figures évidemment réfutées d’avance, on le supposera, par les blanchotiens aussi respectueux que respectables. L’heure viendra peut-être pour certains de travailler ce que fut, en marge de la french theory chère à nombre d’universitaires anglo-saxons, la construction d’une œuvre sombre et collective faite de références et légitimations croisées dont Blanchot aura sans doute constitué et déconstruit la figure ou non-figure, centrale, ou excentrée, œuvre impossible à écrire et qui se pensera peut-être hors la littérature.
Bousquet. Joë Bousquet, Lettres à une jeune fille (Grasset, 2008, 320 p., 17,90 €). Cette correspondance inédite entre le poète reclus et l’une de ses dernières amies retient par sa fraîcheur. Elle retient même – on risque ce mot, sachant le fond de douleur et d’expérience du mal qu’il peut encore inclure – par une innocence préservée. Car c’est cette face de Joë Bousquet qui s’exprime ici. Une telle qualité frappe aussi dans le ton du recueil contemporain deConnaissance du soir, empreint des préoccupations qui apparaissent dans cet ensemble de lettres. Le lecteur n’a à sa disposition que les lettres de Bousquet, de 1946 à 1949, date où il prit une distance délicate avec celle qu’il avait aimée, parce qu’elle se mariait. On dirait parfois qu’il n’a pas d’âge. Au départ, la jeune fille reçoit une initiation littéraire pleine de conseils toujours utiles et de remarques sur l’enjeu de la poésie dans une vie qui s’épanouit. La charge des mots est à la fois commentée (à propos du mot amour : « Ne laisser régner ce mot que sur les ombres que nous laissons ») et expérimentée dans des lettres qui deviennent de plus en plus exigeantes, pour l’esprit et pour le cœur des interlocuteurs. Connaître Bousquet exposait à une aventure périlleuse : celle de la connaissance de soi à travers l’autre, et de l’autre à travers soi, dans une réactivation du mythe de l’androgyne transmutant amour charnel et amour spirituel, pour un « enfantement » toujours recommencé. D’où « un sens nouveau » substitué à « tous les sens du mot voir », celui d’une divination poétique. De son corps immobile, Bousquet a tiré l’esprit de recréer le corps des absentes. Mais aussi une définition de la poésie qui fût un art de vivre : « Le moi n’est pas le sommet de notre personne, mais la faculté de surgir intact, aux antipodes de ce qu’elle vient de créer, le don d’apparaître à l’horizon alors que la nuit déjà nous recouvre avec nos œuvres ; le génie révolutionnaire de tourner, d’un seul coup, tout ce qui existe contre celui qu’il nous avait fait. C’est ce sentiment et cette expérience du moi qui est la poésie par excellence. C’est ce qui vous fera un jour comprendre mieux que personne Rimbaud et Lautréamont. » Définition complétée, quelques jours plus tard par celle de la liaison lyrique : « La distance, Linette, bat et vit comme un cœur quand elle confond deux personnes, au lieu de les séparer. » Parmi les manifestations de cette curieuse innocence, on pourrait trouver l’idéal du simple malicieusement formulé : « C’est aussi ce qui me comblerait : savoir, enfin, écrire aussi simplement que la comtesse de Ségur un livre tout entier porté sur un climat spirituel encore inconnu. » À travers ce fragment de vie de Bousquet se raconte l’un des désirs qui le rapprochait des surréalistes : ne pas être écrivain, mais trouver un « “lieu”, un point concret, un point visible et jamais vu dont l’existence, à elle seule, bouleversât la poésie, c’est-à-dire la vie à sa source ». D’une grande intensité existentielle et artistique, ces lettres complètent donc les autres correspondances de Bousquet. Elles offrent des évocations de la vie littéraire d’après-guerre, remises en perspective par Nicolas Brimo. Elles livrent l’une des dernières formulations de l’art poétique du reclus fumeur d’opium.
Chateaubriand. Chateaubriand, Œuvres complètes, VI-VII (Champion, 2008, 888 p., 145 €). Ces deux volumes nous livrent des récits de voyage qui préfigurent le récit complet de l’histoire de Chateaubriand et de celle de son époque dans des Mémoires alors en gestation. Ces voyages (Voyage en Amérique, Voyage en Italie, Cinq jours à Clermont et Le Mont-blanc) se situent entre 1791 et 1805. Ils constituent un ensemble hétéroclite, ce qui diffère du principe narratologique des futures Mémoires d’Outre-tombe. Chateaubriand, pointilliste, élabore des tableaux par petites touches, dont un passage exemplaire nous est donné à voir dans sa fameuse « Promenade dans Rome au clair de lune ». Nous sommes aussi en présence d’un impressionniste qui décrit, avec tout l’art du crescendo, un monde qui oscille entre la rêverie et la critique sociale. Les gradations et les antithèses abondent, les rythmes ternaires se succèdent, le lyrisme s’exprime pleinement. Ces tomes inaugurent donc aussi l’écriture même des Mémoires d’Outre-tombe, en ce sens qu’ils révèlent le Chateaubriand polémiste, encyclopédiste et actant d’une politique en mouvement. Les leitmotive de l’exotisme (surtout dans Voyage en Amérique), du cosmopolitisme et de la critique sociale, totalement imprégnés de l’esprit dix-huitiémiste, se nourrissent d’une rêverie dans laquelle le« moi »énonciateur sort tout droit, en avant-garde d’une tradition plus lointaine, celle du plus fort des Romantiques. Le fugit aetas vient ici en frontispice et annonce, pour déclamer ensuite, cette parole d’outre-tombe si caractéristique de l’univers esthétique de Chateaubriand. Sous cette syntaxe sûre, existe toujours ce flou temporel : l’exploitation des données de son observation se fait sous une grille de lecture aléatoire, dans laquelle le temps joue le rôle d’un repère historique, philosophique, méditatif, et brouille l’environnement des données jusqu’à parfois les rendre à l’état de rêverie. Les frontières narratologiques sont transgressées, et c’est ainsi que le narrataire saute d’un encyclopédisme étoffé à des langueurs métaphysiques, sans trop s’en apercevoir. En conséquence, la valorisation dramatique se trouve être au cœur de ces tomes, au sens où le traitement de l’organisation narrative révèle un narrataire toujours placé entre ciel et terre. En effet, la curiosité, maître-mot de ces récits de voyage, fleurte constamment avec le merveilleux-sacré, avec une suspension des focales. Ainsi, la Nature (la nature américaine) ou la ville (Rome, par exemple) participent tout autant du profane que du religieux. Espace clos ou espace ouvert, ils s’épanchent dans un panthéisme incarné : le voyage est essentiellement éprouvé. Ces chants de l’âme nous rappellent qu’il s’agit de « se connaître soi-même », d’aller du général au particulier, que « le tableau véritable n’est pas dans le musée ou dans la nature : il naît d’une confrontation, et presque d’une symphonie entre le moi, la culture et les lieux ». Le voyage dans ces volumes, toujours intercepté par des affectations personnelles relatives à l’Histoire ou à l’histoire du moi, devient le topos d’une méditation en devenir, d’un marqueur atemporel puisqu’il est transfiguré par le fait d’être éprouvé à l’extrême : « Un mauvais génie [lui] arracha le bâton et l’épée, et [lui] mit la plume à la main », l’intertextualité peut commencer et les Mémoires d’Outre-tombe se dérouler à l’infini.
Char. Vincent Viader, René Char, entre l’action et la contemplation poétique (Éditions du Maroly, 2009, 197 p., 18 €). Encore une étude hagiographique, mais qui consiste surtout en un pathétique bafouillage admiratif. De plus, l’auteur insiste presque exclusivement sur les derniers recueils du poète, sans se rendre compte que ce sont sans doute les plus faibles, ceux où Char mouline sans relâche du Char. On ne voit pas très bien, par exemple, ce que peut avoir de « tragiquement profond » telle phrase : « Une femme suit des yeux l’homme vivant qu’elle aime. » Cela suffit-il vraiment pour faire un poème ? Cette phrase, reconnaissons-le, pourrait aussi bien être signée du premier venu. Et doit-on admirer « la quintessence de la poésie de Char » dans cette autre phrase : « Cent existences dans la nôtre enflamment la chair de tatouages qui n’apparaîtront pas » ? On se dit même qu’il ne serait pas difficile de fabriquer du à la manière de…, du style : « L’éclair cherche le nid de la foudre », etc. (cf. Char : « Qui convertit l’aiguillon en fleur arrondit l’éclair »). Il y aurait aussi beaucoup à dire, sans doute, du fameux dialogue avec Heidegger, exalté par Vincent Viader comme « un sommet de lucidité oraculaire ». N’est pas la Pythie qui veut, malheureusement. Poète, Char l’était à coup sûr, mais la foule de ses actuels thuriféraires semble avoir quelque difficulté à reconnaître qu’après Fureur et mystère, sa poésie distille bien moins de fureur et bien moins de mystère.
Charton. Édouard Charton, Correspondance générale, éditée et annotée par Marie Laure Aurenche, volume I (1824-1859) ; volume II (1860-1890) (Champion, 2008, 2300 p., 145 € chaque vol.). Le premier volume comporte des fac-similés in-texte, un cahier d’illustrations hors-texte et 47 pages d’un index paginé en chiffres romains. On frémit en considérant la quantité de travail investi dans une pareille édition, suite logique du labeur déjà considérable qui nous avait offert un excellent Édouard Charton et l’invention du Magasin pittoresque (1833-1870) en 2002. Marie-Laure Aurenche donne, dans son introduction, une idée de l’ampleur de la matière première : 1573 lettres retrouvées, dont une bonne moitié dans des archives privées. On se dit que quelqu’un qui, comme Charton, a traversé le siècle en pilotant quelques-unes des entreprises d’édition les plus marquantes et les plus durables, a dû laisser une correspondance passionnante avec des contemporains capitaux. Cette attente n’est que partiellement comblée, il faut le dire avec regret. L’importante correspondance familiale ne manque sans doute pas d’intérêt, mais elle n’est pas cruciale. Toute celle qui se rapporte aux engagements municipaux de Charton à Sens, puis à Versailles, n’intéressera à peu près que les historiens locaux. Le parlementaire de la IIIe République, le membre de l’Institut : ces rôles peuvent retenir l’attention, encore qu’un peu protocolaires. C’est, bien entendu, les échanges avec le milieu saint-simonien, dont Charton n’a jamais renié les valeurs, qui sont les plus révélateurs et offrent une perspective vivante sur un engagement intellectuel et social jamais démenti. Les lettres à ses principaux correspondants sont cependant rarement très profondes : Charton est avant tout un homme d’action très occupé à faire fonctionner des entreprises qui, pour idéalistes qu’elles soient par certains côtés, ne laissent pas beaucoup de place à la réflexion écrite. C’est avec Jean Reynaud, George Sand ou Jules Simon que le dialogue va le plus loin, une fois Fortoul mis en quarantaine après sa trahison politique, sans pourtant vraiment approfondir. En dehors de ce petit groupe, qui compte aussi Émile Souvestre et Sainte-Beuve, on est déçu de constater que le riche index des correspondants ne renvoie souvent qu’à des banalités expéditives. Parfois, une lettre retient plus l’attention, par exemple celles de Grandville, qui y explique de manière précise sa démarche de dessinateur pour Le Magasin pittoresque. Pour le reste, les spécialistes de tel ou tel auteur, ou de telle ou telle question un peu étroite en matière d’édition ou d’histoire politique, trouveront sans doute de quoi nourrir de quelques détails supplémentaires des chronologies ou des inventaires. On trouve curieux que Charton, si progressiste par ailleurs, quand il fait des choix artistiques, les fasse aussi conventionnels. Ni la littérature, ni l’art, ni la musique un peu novateurs de son temps ne semblent avoir retenu son attention, ce que révèle par ailleurs le contenu même des magazines édités. Peut-être y aurait-il une étude à conduire sur la constitution d’une sorte de goût moyen du xixe siècle, largement formaté par ces publications, et dont Charton lui-même serait un bon modèle, assez décourageant malgré tout ce qu’il y a d’admirable dans une personnalité aussi énergique et déterminée. Décevante est la partie du deuxième volume consacrée aux notices sur les correspondants de Charton. Marie-Laure Aurenche avoue s’en être remise, pour l’essentiel, au Nouveau Larousse illustré des années 1890. Même Souvestre, même Reynaud, malgré un peu plus de détails justifiés par leur longue amitié avec Charton, ne donnent lieu à des esquisses biographiques très convaincantes.
Chazal. Malcom de Chazal, Autobiographie spirituelle (L’Harmattan, 2008, 105 p., 12 €). Ce bref texte de l’auteur de Sens-Plastique célébré par les surréalistes date de ses dernières années. Il n’est pas absolument inédit, ayant été une première fois publié en 1992 dans un hebdomadaire de l’île Maurice à diffusion très restreinte. Le voici dans une édition d’une exceptionnelle qualité : la reproduction du manuscrit est donnée face au texte imprimé et trois commentaires l’accompagnent : histoire du texte par Jeanne Gerval Arouff, biographie de Chazal par Robert Furlong et excellente présentation bibliographie de l’œuvre du poète mauricien par Christophe Cassiau-Haurie. Tout cela, concis et dénué de pédanterie, forme une bonne introduction à la lecture de Chazal, bien que le texte lui-même ait valeur documentaire plus que poétique : il est quelque peu écrasé par ce titre pompeux d’Autobiographie spirituelle, d’ailleurs rayé sur le manuscrit. On en sort au moins avec l’envie de lire l’Histoire universelle de la pensée du même auteur, qui occupe onze pages – que l’on suppose petites.
Cocteau. Jean Cocteau, Tour du monde en 80 jours. Mon premier voyage (Gallimard, 2009, 240 p., 7,50 €). Variations vives et amusantes où, en 1936, Cocteau « refait » le parcours de Phileas Fogg avec son propre Passepartout. Il est à son meilleur dans les épisodes où il montre, sans peut-être le vouloir, qu’en réalité tout se déroule dans la tête du spectateur qu’il fut, enfant, de la féerie tirée du Tour du monde en 80 jours, qui fit longtemps les beaux soirs du Châtelet. C’est plus généralement un hommage à l’enfance et à ses héros : « Dès le départ, nous devions prendre le rythme des familles Perrichon et Fenouillard, de MM. Vieuxbois et Cryptogame. » Verne avec Christophe et Labiche : n’est-ce pas tout l’aimable de notre xixe siècle ? Selon le principe de cette collection, nulle présentation, mais on aurait pu éviter, sur la quatrième de couverture, de reprendre une erreur de Cocteau : comment son voyage de 1936 serait-il fait « pour fêter le centenaire de Jules Verne », né en 1828 ?
Collaboration. François Dufay, Le Voyage d’automne. Octobre 1941, des écrivains français en Allemagne (Perrin, collection Tempus, 2008, 202 p., 8 €). Paru une première fois chez Plon en 2000, ce petit livre retrace le célèbre voyage d’un groupe d’écrivains français en Allemagne, en 1941. Les détails en sont souvent assez pittoresques, quoique sur fond de tragédie. L’expédition comprenait Jouhandeau, Fernandez et Chardonne, le premier très sensible aux charmes de leur chaperon allemand Gerhard Heller, motif l’ayant poussé à entreprendre une telle excursion. Comme dans tous les voyages officiels de ce genre, nos pèlerins furent pris en main par une nuée d’apparachtiks et promenés de merveille en merveille, avec discours de Goebbels à la clef. À Weimar, but de leur voyage, ils furent rejoints par Drieu, Brasillach, Bonnard et Fraigneau, qui communièrent avec eux dans la même admiration pour l’Allemagne nazie (en fait, l’intention de Goebbels et des nazis était de neutraliser la culture française, en l’intégrant dans le nouvel ordre européen). Moyennant quoi, les écrivains français furent très flattés de côtoyer des hommes comme Arno Breker, le viril Baldur von Schirach, et surtout le jeune poète des Jeunesses hitlériennes, Hans Baumann. Ils ne furent pas les seuls, car des peintres, des musiciens et des acteurs de cinéma français feront un peu plus tard le même voyage éducatif. Ce qu’on sait un peu moins – et sur quoi ce livre donne d’ailleurs peu de détails –, c’est qu’il y aura en 1942 un autre voyage d’automne à Weimar, où Chardonne retournera, au rebours de Jouhandeau, très déçu de la dérobade finale du beau lieutenant Heller. François Dufay ne manque pas, à la fin de son étude, de préciser et d’analyser les traces laissées dans l’œuvre et la biographie des participants au voyage de 1941, ce qui lui permet de constater que, délibérément, tous ces voyageurs enthousiastes se sont attachés à brouiller les pistes et à déformer a posteriori les faits. Jouhandeau en donnera une version à la fois gazée et cryptée dans son Voyage secret, que François Dufay qualifie de « bluette homosexuelle », en ajoutant : « Pour être un parfait hypocrite, Marcel Jouhandeau n’en était pas moins un grand styliste. » Heller, dans ses souvenirs, passera sous silence certains faits et en dénaturera d’autres. Quant à Chardonne, il était tellement ébloui par tout ce qu’il avait vu en Allemagne, qu’il écrivit en 1943 un livre des plus édifiants, Le Ciel de Nieflheim, dont il est dommage que François Dufay ne cite pas davantage d’extraits. On y trouve notamment cette phrase, datant, rappelons-le, de 1943 : « Somme toute, l’occupation allemande est assez douce » (nous citons de mémoire, ayant consulté autrefois un des rarissimes exemplaires d’épreuves de ce livre, que, sur les conseils de Heller, Chardonne renonça à publier). Après la Libération, Chardonne fera le silence à la fois sur Le Ciel de Nieflheim et sur les vraies raisons (toutes idéologiques, comme pour Jouhandeau : haine du Front populaire et antisémitisme) de son voyage à Weimar. Mieux encore, comme le révèlent les recherches de François Dufay qui a exploré les archives allemandes et françaises, il s’est rendu à Vichy, en décembre 1941, pour transmettre à Pétain lui-même les « impressions extraordinairement bonnes et fortes » de son voyage et lui vanter les bienfaits d’une collaboration plus accrue avec l’Allemagne. Trois ans plus tard, il persistait et signait, car François Dufay nous donne aussi une lettre inédite de lui à Henri Fauconnier, de juillet 1944, contenant ce portrait inattendu : « Hitler a un fond d’humanité comme vierge, une sensibilité extrême, une bonté, une fidélité, une générosité que l’on ne trouve pas chez les autres hommes d’Etat et qui les gênerait. […] Une extrême douceur, et un charme qui fascinait les femmes. Il subjuguait même ses ennemis. Mais réfléchi, patient, prudent. Une possession de soi qui a quelque chose de félin […]. » À la Libération, Chardonne sera blanchi, Paulhan, Mauriac et Duhamel lui servant opportunément de témoins de moralité. Ultime avatar, sa réputation posthume sera plus tard relancée par Mitterrand, aux goûts littéraires si éminemment bourgeois et académiques. Reste que Chardonne, Jouhandeau et Heller auront maquillé sans vergogne la réalité de leur comportement d’alors, que François Dufay restitue parfaitement, documents à l’appui. Maintenant, pour situer de tels voyages dans leur vraie perspective, il ne serait pas mauvais que quelque chercheur nous donnât une étude analogue sur les pèlerinages que, dans les années 1950-60, tant de hadjis de bonne volonté, comme Sartre et Simone de Beauvoir, voire le célèbre hédoniste Roland Barthes, accomplirent en Chine et à Cuba, autres paradis des lendemains qui chantent.
Dada. Proverbe. Revue dadaïste 1920-1921, édition de Dominique Rabourdin (Dilecta, 2008, livret de 16 pages + 6 numéros, 25 €). Une belle réalisation, vraiment, que cette réimpression en fac-similé de la feuille d’Éluard, Proverbe, qui eut six numéros (février 1920-juillet 1921). La présentation matérielle, sous petit coffret, est excellente, ainsi que le livret de Dominique Rabourdin, qui l’accompagne. Très documenté, et illustré d’intéressantes reproductions, ce livret retrace l’histoire et les enjeux de cette « feuille mensuelle » célèbre dans les annales de Dada parisien. Comptant comme collaborateurs Tzara, Picabia, Breton, Soupault, Fraenkel, Arp, Ribemont-Dessaignes, Raynal, Péret, Céline Arnaud et Paul Dermée, elle vit aussi se glisser, dans un numéro, « l’inévitable Jean Cocteau », toujours habile à prendre le train en marche. N’oublions pas non plus Paulhan, qui, tout en collaborant, œuvra beaucoup en sous-main, comme le montrent, dans le livret de présentation, de nombreux extraits de sa correspondance avec Éluard. Toutefois, Paulhan, comme le souligne Rabourdin, n’aimait guère Tzara, lequel donna àProverbe un de ses meilleurs poèmes, et de loin, « Capitaine ! prends garde aux yeux bleus ». Au reste, les deux textes que Paulhan publia dans la revue y détonent quelque peu, avec leur ratiocination linguistique sur laquelle il est aujourd’hui de bon ton de s’extasier. Surtout, on ne voit pas bien en quoi ils sont Dada ? L’insolence d’un Picabia, les mots en liberté d’un Tzara, les brèves formulations d’un Éluard ou d’un Soupault, ont assurément plus d’impact. L’axe essentiel autour duquel gravita la petite feuille est bien plutôt celui qui unissait Éluard et Tzara. Précieuse réédition, donc, qui permet au lecteur de découvrir, dans leur jaillissement même, toutes les étincelles dont crépite Proverbe, moment essentiel de ce qu’on a appelé « Dada à Paris ». La parole est à Picabia : « Je n’ai jamais pu que mettre de l’eau dans mon eau. »
Debord. Guy Debord, Correspondance, volume 6, janvier 1979-décembre 1987(Fayard, 2008, 494 p., 32,00 €). Au seuil des années quatre-vingt, fallait-il voir dans le film In girum imus nocte et consumimur igni (« Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu ») le seul mépris pour l’industrie culturelle et le commerce le plus cynique ? Ou bien y déceler un acte de modestie fondamentale, l’aveu, précieux en de telles circonstances, de la nécessité d’une défiance radicale ? L’art y disparaît à un détour près. Cet évanouissement n’était-il que le signe d’un accident, ou le résultat insurmontable d’un art de dire ? À examiner la correspondance de Guy Debord entre 1979 et 1987, on comprend mieux la précision des exigences qui le guident à considérer inacceptable que l’on laisse à l’abandon cet outil prestigieux. Tandis que d’autres, en compagnie de Régis Debray, Raoul Vaneigem ou Gérard Guéguan, s’amusent à croire qu’ils peuvent profiter du pouvoir en faisant valoir leurs passés contestataires pour mieux s’acoquiner avec Jack Lang, Debord poursuit, une année après l’autre, ses engagements auprès des détenus de Ségovie et son appui du mouvement ouvrier polonais, ses analyses nuancées des travaux de Jaime Semprun, de Jean-Pierre Voyer et de Jean-Jacques Raspaud, ses commentaires sur la traduction italienne de La Société du spectacle, ses recherches en collaboration avec Jean-François Martos, soutenues par Gérard Lebovici. On le sent, on le voit, on le lit : ses scrupules pèsent, organisent, classent et repoussent avec conviction. Qu’il s’agisse du devis d’un entrepreneur de maçonnerie pour sa maison d’Arles, d’un article de l’Encyclopédie des nuisances ou de l’assassinat de Lebovici, ses propos, qui ne cessent d’exposer et d’élucider les contradictions, ont pour effet de souligner la convergence historique et provisoire entre une pensée critique et l’exploration du quotidien. C’est un appareil de masques et de fantasmes qu’il dénonce. Et si, dans la variété du ton, les comparaisons avec Bossuet et le cardinal de Retz peuvent s’imposer, la difficulté à le caractériser avec une précision égale à la sienne permet de penser que sa prospection réitérée de l’avenir ne le détourne jamais du passé.
Derrida. Max Genève, Qui a peur de Derrida ? (Anabet, 2008, 275 p., 14 €). Titre idiot, quatrième de couverture dénonciatrice (« une conspiration des médiocres »), accent mis sur « pamphlet », avant-propos véhément et emphatique (Derrida a inventé la déconstruction ; son œuvre compte des dizaines de milliers de pages imprimées, Derrida cible de toutes les haines), couverture hideuse… Ce livre a tout pour susciter, dès l’abord, une violente irritation. Calmons-nous cependant, car, derrière cette gesticulation un peu ridicule s’offre l’une des meilleures introductions qui soient à Derrida, l’homme et l’œuvre, indissociablement. Max Genève a produit des essais polémiques et des romans. Ici, c’est l’ami attentif et intelligent qui s’exprime, le lecteur à la fois modeste et parfaitement au fait des complexités de la pensée philosophique et de l’écriture de « Jacques », qu’il évoque sur le ton d’une amitié fraternelle, sans familiarité déplacée. Il sait montrer, de la même façon respectueuse et simple, Derrida lecteur de Heidegger ou de Hegel, et Jacques amateur de jolies femmes, le conférencier mondialisé et le petit Juif algérois, la vedette américaine et le banlieusard qui n’aime pas voyager. Le portrait proposé combine avec talent les fils philosophiques et biographiques, avec franchise aussi, mais sans indiscrétion ni, heureusement, sans les invectives que pouvait faire craindre l’emballage de l’essai. L’auteur est constamment présent mais jamais envahissant, et l’on finit par envier celui qui a pu entretenir un pareil compagnonnage, jusqu’à une fin qu’il rend émouvante sans pathos. L’amitié fidèle ne le fait jamais verser dans l’hagiographie ni l’autopromotion et le romancier sait raconter sans en rajouter dans l’anecdote, tout comme il sait décrire par touches simples et fermes, plein d’empathie pour son sujet mais jamais dupe de ce qu’il pouvait avoir de rouerie ou de faiblesses. Une fois débarrassé de son habillage inutilement provocateur, ainsi que de quelques coquilles gênantes (Robert Abirached est constamment appelé « Abichared » et Ginette Michaud « Michaux »), cet essai, qui vaut mieux que beaucoup d’autres, mimétiques, arrogants ou opaques, pourra même convertir bien des incroyants.
Descaves. Lucien Descaves. Colloque de Brest 2005, textes rassemblés par Pierre-Jean Dufief (Du Lérot, 2007, 314 p., 35 €). S’il a été quelque peu oublié par l’histoire littéraire du xxe siècle, Lucien Descaves n’en a pas moins des amis fidèles, réunis en association. Il a aussi un petit-fils qui entretient son souvenir et a activement accompagné le travail des chercheurs dont le présent volume offre le bilan des travaux. Descaves, ce fut quelqu’un. Pierre-Jean Dufief évoque son caractère dans sa présentation et rappelle les grandes étapes d’une carrière considérable où le jury du prix Goncourt et la direction du Journal ne peuvent faire oublier l’auteur de Sous-Offs, ni sa présence parmi les signataires du Manifeste des cinq contre Zola, ni le passionné de la Commune. Les autres œuvres littéraires de Descaves n’ont pas eu le même écho, mais pourraient mériter une relecture ; sa fidélité à Huysmans et aux Goncourt y est en évidence, peut-être à son détriment. Certaines communications du colloque permettront de se faire une idée des romans moins connus. Ce n’est pas comme poète, en tout cas, que Descaves sera sauvé : les échantillons donnés ici ne sont pas très emballants. L’article sur Descaves au Théâtre Libre intéressera en revanche les historiens, tout comme celui sur Descaves préfacier, un rôle dans lequel ce dernier pouvait laisser libre cours à ses enthousiasmes comme à ses indignations. Une liste complète de ces préfaces figure en annexe dans la bibliographie. Intéressant article de Stéphanie Cedrone sur le journaliste que Descaves fut peut-être avant tout : on y apprend qu’il collabora, de 1924 à 1940, à La Prensa de Buenos Aires, à laquelle il envoyait une Lettre de Paris à peu près chaque semaine. Ces textes, qui restent à retrouver et à rassembler, fourniraient un utile complément aux Souvenirs d’un ours, si l’on en juge par ceux présentés ici. De substantielles annexes traitent de Descaves et Huysmans, Rosny aîné, Vallès, Céline. Un cahier de reproductions photographiques illustre efficacement l’ensemble.
Dieu et la littérature. Alain et Arlette Michel, La Littérature française et la connaissance de Dieu (1800-2000)(Cerf, 2008, trois volumes, 1411 p., 35, 25 et 35 €). Au-delà des circonstances de tous ordres qui menacent le partage d’une culture humaniste audacieuse et accessible, Alain et Arlette Michel offrent une sereine vision de ce que fut l’alliance entre parole, vérité et beauté, de 1800 à 2000. Ils envisagent aussi ce qu’elle peut devenir. Trois généreux volumes dressent cette histoire, dont le déploiement est fait de joie et d’un « ardent sanglot qui roule d’âge en âge », venant expirer au bord de l’Éternité. Leur somme est l’accomplissement d’un immense travail sur la tension du verbe humain vers le divin, ou bien vers l’infini imaginé sous la forme du néant – objet de désir, d’angoisse ou de regrets. Reprenant les principes de La Parole et la beauté, envisageant le rapport du langage à la vérité dans le témoignage de la beauté, Alain et Arlette Michel ancrent leur propos dans la fidélité à l’Antiquité. La méthode est d’une grande et simple ambition : par une série de monographies, suivre le « mouvement de la pensée », entre tentations matérialiste et idéaliste. Les étapes consacrées aux auteurs (certains sont longuement analysés, comme Hugo) s’enrichissent de rapprochements avec le questionnement de leurs prédécesseurs ou de penseurs venus plus tard. Outre le développement d’une vision essentielle de la littérature, ce livre présente aussi l’articulation entre des notions de rhétorique et poétique, comme celles de sublime – au cœur de la réflexion d’Alain Michel – de grâce, de naturel, mais aussi de mémoire. L’ouvrage est donc aussi un ensemble de dialogues, où l’on entend la résonance des conflits et la note toujours tenue du désir d’infini. Foi et angoisse pourraient être l’endroit et l’envers d’une même quête sacrée de réconciliation entre soi et l’être. Très érudite est l’ouverture sur un Chateaubriand, auteur de l’Essai sur les révolutions, à la fois « incrédule qui affirme […] sa curiosité pour le fait religieux, sa conviction que l’instinct du sacré est inscrit dans la nature mais qui constate […] que le temps du christianisme est révolu ». Il résume par là les inquiétudes des deux siècles à venir, au moment où ses contemporains songent pourtant à inventer de nouvelles religions par la plume. Les composantes du religieux chez Chateaubriand sont développées avec clarté : « Une forme de religion naturelle sensible à une approche authentique encore que païenne du sacré, un christianisme fénelonien de tendresse et de compassion, un héritage augustinien selon lequel l’exigence d’absolu place l’homme en face de son néant. » D’où une lecture précise d’Atala. On ne peut citer tous les développements consacrés à chaque auteur, de Bloy à Anatole France, de Malraux à Edmond Jabès, à Lautréamont et Rimbaud, « enfants humiliés ». Ces monographies peuvent aussi prendre les allures de courts essais, par exemple sur Sartre. C’est sur les risques d’affadissement du langage que se clôt le parcours : les liens de la parole et de l’être apparaissent dramatiquement en creux dans la menace d’une publicité permanente. Cette perte de substance des mots est liée à la montée en puissance du matérialisme. Le destin récent et l’avenir de la rhétorique apparaissent ainsi dans une conclusion où les auteurs montrent la droiture d’une pensée vécue et accueillante. Pas d’index des noms cités, dommage.
Duras. Sylvie Bourgeois, Marguerite Duras, une écriture de la réparation (L’Harmattan, 2007, 284 p., 24 €). Les travaux critiques sur l’œuvre de Duras s’enferment plus souvent qu’à leur tour dans l’obstination de la récurrence. Sans doute est-il difficile d’éviter de se répéter dès lors qu’il s’agit de discuter un auteur qui mise tant sur la répétition. Elle colore le souvenir, mais aussi le regret d’un décalage. C’est là le domaine d’une incessante question dans les parages de l’impasse. Sylvie Bourgeois cherche à explorer les modes de son dépassement pour en dialectiser l’alternative. Son cheminement s’organise en trois étapes. Les deux premières se concentrent sur le leitmotiv du bal, la dernière sur l’espèce d’aisance avec laquelle l’écriture de Duras se révise, se retourne, se répète, s’inverse en un mouvement qui vise la conjuration. Tout l’intérêt de son œuvre, assure l’auteur, vient de son oscillation entre l’éviction et le remplacement. Faut-il pour autant parler de subversion ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un jeu, du résidu d’un montage ? Comment alors noter que la « réécriture du roman familial » est une marchandise internationale qui fait souvent fuir, devant son propre roman, ce qui s’y raconte et ce qui s’y échange ?
Effets. Jean-François Jeandillou, Effets de textes (Lambert-Lucas, 2009, 340 p., 36 €). Jean-François Jeandillou rassemble ici une partie des études de linguistique textuelle qu’il a semées tous azimuths, sous un titre perecquien par son monovocalisme et quasi lacanien pour son recours à « l’effet de ». Le premier article, sur Lévi-Strauss et la sémiotique textuelle, a certes pris un sacré coup de vieux, mais celui sur la ’pataphysique, par ce spécialiste des mystifications littéraires, n’a pas pris une ride, même après la désoccultation. L’étude du calendrier de ladite société est un régal. Sa « poétique du paralloïdre » demeure un modèle pour toute étude des jargons. Il est difficile de dépasser, dans le genre « étude microscopique », l’article sur les définitions dans les mots croisés de Perec. Quand il se saisit d’une mystification de Poe, exposée lors d’un des mémorables Colloques des Invalides, du projet de l’Encyclopédie de la Pléiade ou des Exercices de style de Queneau, Jean-François Jeandillou est au plus haut de sa forme. Les métriciens les plus rigides et pointilleux ne trouveront rien à redire sur ses études de poétique ou de métrique, comme « Aspects de la métaposition dans l’alexandrin classique », une étude définitive sur le vers rousselien, « Roue cèle à seize heures », ou « le chant des rimes », sur la chanson de Brassens. Des poètes aussi « singuliers » que Segalen ou Léon-Faul Pargue (pour l’imiter) retiennent son attention à l’égal de Racine. La dernière partie s’intitule Parogiat, plastiche et plastodie, ce qui définit parfaitement les incertitudes du langage entre le pastiche, le plagiat et la parodie (Paul Aron, autre spécialiste de la parodie, avait proposé : parostiche, mais sans trop de conviction). « La tératologie sous contrainte verbale », paru dans Formules, sur une monographie d’un nouvel ordre de mammifères, fait enfin l’objet de l’étude qui lui manquait. L’auteur s’attaque aussi à des textes ou images de presse, dans un domaine plus culturel ou médiatique, avec quelques schémas et courbes à l’appui. Toujours érudit, alignant de longues phrases bourrées de digressions et d’allusions comme un cuirassé de lance-missiles, souvent sarcastique et pince-sans-rire au plus fort d’un discours apparemment académique, assumant avec délices le rôle du « décepteur », l’esprit fureteur et systématique de Jean-François Jeandillou transparaît dans ces essais, qu’on trouve, au bout de ce parcours, extrêmement toniques. On lui en sait gré en cette période de formatage et de paupérisation des études littéraires.
Féminisme. Benoîte Groult, Mon évasion. Autobiographie (Grasset, 2008, 336 p., 19,50 €). Féministes de tous les pays… Née en 1920, l’auteur – pardon ! l’auteure – a traversé tout le xxe siècle, et, octogénaire avancée, jette un regard en arrière pour retracer ce qu’elle appelle son évasion. S’évader, pour elle, c’est échapper à un univers familial trop fermé, trop protégé et trop dominé par les hommes, pour découvrir la sexualité et l’amour, entre autres. Bien des chapitres du livre retracent ainsi son apprentissage de femme, puis de mère, ses trois mariages (avec Pierre Heuyer, Georges de Caunes et Paul Guimard), sans nous cacher ses avortements et autres épreuves. Parallèlement, elle fait l’expérience de l’injustice et de l’oppression qui pèsent sur les femmes, ce qui la conduit à épouser activement leur cause. Cela va parfois assez loin, ainsi lorsqu’elle nous assure : « Ce sont les femmes qui achètent les livres de nos jours, romans ou essais. » De même, elle se livre à un vibrant éloge du lifting et de la liposuccion pour les femmes (pour les hommes, Jack Lang y aura pensé). Le récit est assez vivant et précis, et vaut surtout par l’atmosphère surannée de toutes ces années 1925-1950, et par des notations comme : « Autrefois on se passait très bien d’enfance. » Il y a aussi de jolies pages sur la pêche en Irlande. Bizarrement, aucun portrait des gens que Benoîte Groult a pu croiser (on sait qu’elle appartenait à une famille assez célèbre). Passe encore pour les hommes, mais pour les femmes ? On s’étonne donc de ne pas trouver des silhouettes ou des évocations précises de femmes hors série comme Marie Laurencin ou Josette Day, qu’elle connut et fréquenta. Autre bizarrerie, plus irritante, celle-là : pourquoi diable Benoîte Groult a-t-elle saucissonné son récit avec deux interviews d’elle par Josyane Savigneau, qui tombent comme deux cheveux sur la soupe, chacun entre deux chapitres ? Une étourderie, enfin : Les Bas-bleus de Barbey d’Aurevilly, qualifié de « roman » – ce qui est confesser ingénument qu’on ne l’a jamais lu, ni même feuilleté.
Futurisme. Jean-Pierre de Villiers, Debout sur la cime du monde. Manifestes futuristes 1909-1924 (Dilecta, 2008, 160 p., 22 €). Cette anthologie réunit vingt-sept manifestes, reproduits tels qu’ils ont été publiés en France et complétés par une présentation efficace. L’ordre chronologique montre le lent passage des premiers élans du Figaroà l’alliance avec Mussolini, mais auparavant, ce petit livre bilingue (français/anglais), aussi utile que beau, aura permis de lire ou relire « La Peinture des sons, bruits et odeurs », « La Danse futuriste », « Contre le luxe féminin » ou « Le Tactilisme ». Épatant !
Ghil. René Ghil, De la poésie scientifique et autres écrits, textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Bobillot (Ellug, 2008, 300 p., 27 €). Les éditions récentes de Ghil n’étant pas courantes, saluons ce volume qui réunit plusieurs essais du disciple (vite émancipé) de Mallarmé sur la poésie scientifique, utiles compléments à ceTraité du Verbe toujours cité, qui a conduit à minimiser l’œuvre de Ghil, comme le rappelle en exergue une citation de Jean Royère. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit de bien plus qu’un recueil hâtivement annoté, comme on nous en sert souvent. Les textes de Ghil, livrés avec leur pagination originale, sont accompagnés d’une étude de sa « mystique matérialiste du langage » – réhabilitant le poète et le théoricien qui influença Apollinaire, Breton ou Queneau –, d’éléments biographiques, d’extraits de correspondance, d’essais moins connus, d’articles critiques à lui consacrés (dont cinq tirés de l’Hommage à René Ghil de la revue Rythme et synthèse en 1926), d’une bibliographie commentée (souvent de manière amusante) et d’un index. Jean-Pierre Bobillot explique la nécessité de cette entreprise de réhabilitation par le dédain des critiques envers un écrivain radicalement matérialiste : on admire les synesthésies proposées par un Kandinsky sur des bases idéalistes et transcendantes, mais pas celles d’aspect trop restrictivement scientifiques de Ghil. Notons une belle analyse métrique de sa diction, préservée, comme celle d’Apollinaire, grâce aux « Archives de la parole » – il aurait fallu en inclure un enregistrement dans le volume ! Les lecteurs intéressés pourront écouter ce « Chant dans l’espace » sur Gallica.
Gracq. Jean de Malestroit, Julien Gracq. Quarante ans d’amitié 1967-2007 (Pascal Galodé, 2008, 2008, 276 p., 20 €). Plutôt étonnant. Dans le genre, c’est même un exploit. Jean de Malestroit s’est proposé de nous livrer le récit circonstancié de ses rencontres avec un Gracq singulièrement laconique. Cela donne des petites phrases, lâchées çà et là par l’écrivain, et dont on retire surtout l’impression que celui-ci, dans ses rencontres avec l’auteur, se prêtait, mais ne se donnait pas. L’idée ne semble d’ailleurs jamais avoir effleuré Jean de Malestroit, que son interlocuteur, comme tout vrai écrivain, n’aimait que médiocrement parler littérature. Que Gracq, par ailleurs très détaché de son œuvre, ne fût pas non plus un moulin à paroles, on veut bien le croire ; mais faire un livre de près de 300 pages avec de telles bribes ? On ne peut se défendre aussi du sentiment qu’il s’agit là d’une mouture grossoyée dans l’urgence, peu après la mort de Gracq – sans doute un bon argument commercial. Son aspect matériel ferait abonder dans ce sens : une page recto avec une demi-douzaine ou une dizaine de lignes, suivie d’une page verso blanche, et cela recommence souvent. Suprême astuce, l’auteur a jugé indispensable de placer à la fin de son livre une chronologie-résumé de ses visites à Gracq, pompeusement baptisée « Table des matières » : elle n’occupe que 19 pages, excusez du peu. Lorsqu’il se livre à des réflexions, Jean de Malestroit parvient à être involontairement comique, et le rire fuse devant de telles déclarations : « Mon Dieu, cet homme sait tout ! La tête me tourne. Je me sauve », ou bien : « Je quitte la rue du Grenier-à-Sel avec le sentiment du devoir accompli. J’ai, encore une fois, respecté une tradition dont la source m’a été vivifiante. » Doit-on trouver bouleversantes, ou bien d’un intérêt singulièrement minuscule, des lignes comme celles-ci : « Quelque peu ému par les souvenirs, Gracq m’offre un chocolat. J’accepte. Lui, tout bien pesé, n’en prendra pas. Cela nuirait à son dîner. » L’auteur se relit d’ailleurs mal, car il a tenu à nous gratifier par deux fois, textuellement (dans son avant-propos, puis dans le chapitre 1), de la même phrase (mieux encore, de tout un paragraphe) décrivant son émoi lors de sa première rencontre : « J’ai senti l’émotion se rouler en moi comme une vague contre le sable chaud… » (maintenant, peut-être la trouvait-il tellement admirable, cette phrase, qu’il aura pensé qu’il fallait la servir deux fois au lecteur ébloui ?). Soyons justes, cependant : malgré son laconisme, Gracq sait distiller à son interlocuteur des propos dont on peut faire son profit, par exemple, sur la disparition des « grands auteurs » au profit des « hommes d’influence, écrivains qui ont su se caser un peu partout, de l’Université à la presse et aux médias, en passant par certaines maisons d’édition, dont l’intrigue est le plus grand talent, et le pouvoir, redoutable. Exemple : les Lévy, Sollers… » Gracq se moque des romans « illisibles » de Malraux, des « livres-cocoricos » de Villepin, d’Hervé-Bazin (« anarchiste rangé des voitures »), de Sartre (« vulgaire, esbroufeur, et ridicule à la fin de ses jours »), et des Bienveillantes (« mille pages, sans écriture personnelle »). En revanche, il apprécie Morand, Mandiargues, Poe, Joyce, Jules Verne, Thomas Mann. Ses curiosités ne se limitaient nullement à la littérature, et l’on constate ici qu’il s’intéressait beaucoup à l’Histoire, ancienne ou moderne. Nette opposition, en passant, à l’entrée de la Turquie dans la Communauté européenne. On le voit par ailleurs envahi par les visites de turlupins médiatiques comme Erik Orsenna, Gonzague Saint-Bris et autres (néanmoins, il évinça plusieurs fois Villepin et sut échapper à des dîners avec Mitterrand). Tout cela n’empêche que ces propos de Gracq, mis bout à bout, n’occuperaient guère qu’une cinquantaine ou une soixantaine de pages. Il aura donc fallu allonger désespérément la sauce.
Haines. Anne Boquel, Étienne Kern, Une histoire des haines d’écrivains. De Chateaubriand à Proust(Flammarion, 2009, 324 p., 19 €). Les auteurs sont présentés comme jeunes, agrégés et issus de l’École normale supérieure. Il s’agit moins ici d’une histoire que d’une anthologie glanée chez un quarteron d’écrivains, sans exclusive quant à leur talent ou leur génie, passant de Chateaubriand à Baour Lormian, et de Balzac à Challamel. Une histoire véritable supposerait exhaustivité et un peu de rigueur scientifique. Le prologue pose bien le problème : « La haine, quelque forme qu’elle revête, est au fondement de la création littéraire. » Elle est à l’origine de bien des œuvres, et les auteurs détachent les exemples de Stendhal et Chateaubriand, Hugo et Sainte-Beuve (la réécriture deVolupté donnant naissance au Lys dans la vallée). La haine est positive, elle « est sainte. Elle est l’indignation des cœurs forts et puissants, le dédain militant de ceux que fâchent la médiocrité et la bêtise », (Zola, Mes haines). La période étudiée est fertile, la haine s’y épanouit grâce au développement et au rôle grandissant de la presse. Le corps de l’ouvrage reprend le même ensemble de littérateurs et, en une dizaine de chapitres, les fait défiler en fonction des causes de leurs animosités : la passion amoureuse, l’ambition, l’argent, l’Académie, l’engagement, la religion, la vanité, l’excentricité, les querelles entre chapelles littéraires et à l’intérieur de celles-ci. Le futile (les vanités, les ridicules), se mêle à la gravité (l’affaire Dreyfus et l’apparition de l’intellectuel). Les sources sont variées, journaux (Goncourt, Léautaud), correspondances, articles (Jules Huret), mémoires (Maxime Du Camp), ou souvenirs (Houssaye). Outre ceux concernant la religion et l’engagement, les chapitres un peu consistants sont les deux derniers, traitant de conflits proprement littéraires. Le point de départ est la « bataille d’Hernani », révélant, derrière le folklore bien connu, de véritables enjeux littéraires. Ces conflits plus ou moins violents dureront tout au long du siècle. Après le succès d’À rebours,Huysmans s’oppose à Zola – « le romancier doit triompher d’ennemis, au besoin imaginaires, qui se dressent sur le chemin difficile menant à la gloire ». Maupassant et Flaubert vont beaucoup plus loin dans l’éreintement du Naturalisme et de son chef. Parnassiens et symbolistes se déchirent. Verlaine et Rimbaud, après boire, cognent ou jouent de la canne-épée. La mort d’Anatole France et le « déferlement de haine » qu’elle suscite « nous fait entrer de plain-pied dans le xxe siècle et ses luttes idéologiques ». Les auteurs ont précisé : « Ce n’est pas sous l’angle doctrinal en tant que tel que nous aborderons l’histoire de ces querelles de chapelles, mais bel et bien sous l’angle biographique. » Ils privilégient donc l’anecdote, avec un faible, dans leurs sources, pour « la hargne et l’inélégance caractéristiques des seconds couteaux ». Ils ne dédaignent cependant pas tout à fait des sources d’une eau plus claire, puisant par exemple cinq fois dans le caustique et clairvoyant Journalde Jules Renard. En conclusion, un apologue de Monselet illustre la nécessité, pour l’homme de lettres, d’avoir des ennemis. Il est toujours vain et injuste de regretter des absences dans ce genre d’ouvrage. Plutôt que de retrouver les mêmes au détour des chapitres, il n’aurait pas été sans intérêt de rencontrer, dans cet aimable fourre-tout d’anecdotes, Remy de Gourmont pour une autre raison que l’excentricité de sa robe de moine : par exemple, pour sa querelle avec Jarry, source de l’épisode de La Vieille Dame dans L’Amour en visite et surtout la haine, intellectuelle et profonde, qui l’opposait à Gide, fondatrice et emblématique pour un grand pan de notre histoire littéraire. Dans ce livre qui n’est pas une véritable histoire, la haine est rarement celle, « sainte » et créatrice, évoquée dans le Prologue. Chaque chapitre nous ramène inexorablement dans l’ornière de rancœurs, rancunes, mesquineries, jalousies et méchancetés bien anecdotiques. Des notes indiquent les sources des citations. Un index, pas de bibliographie.
Hardellet. Présence d’André Hardellet, sous la direction de Pascal Sigoda et Olivier Houbert (Le Signe de la Licorne, 2008, 264 p., 27 €). André Hardellet (1911-1974) fait partie de ces écrivains considérés comme mineurs, qui n’auront pas abusé des grandes orgues mais dont l’œuvre attachante a sans conteste su créer une petite musique spécifique. C’est le type même de l’auteur que l’on se recommande avec un air gourmand (comment, vous ne connaissez pas Hardellet !), avec le délicieux sentiment d’appartenir au petit clan des lecteurs éclairés. Cet ouvrage collectif rassemble une vingtaine de contributions sous une couverture illustrée qui, à elle seule, offre une quintessence de l’auteur. Il est dommage de buter sur tant de coquilles, que certains des contributeurs auraient tout de même pu corriger sur épreuves. Glissons. Un cercle d’amateurs liés par une connivence commune célèbre le charme et l’émotion qui caractérisent Hardellet et sa quête éperdue du temps passé de l’enfance. John Taylor évoque à son propos « un Proust mineur ». Il s’agit parfois de témoignages plus émus et sympathiques que véritablement producteurs de connaissances nouvelles. Certaines propositions restent un peu courtes. Fermons les yeux sur l’évocation d’André Breton en « pape du Surréalisme », et lisons ou relisons Hardellet dont on découvre, grâce à la bibliographie établie par Françoise Demougin, qu’une bonne partie de l’œuvre est actuellement disponible dans des collections au format de poche.
Houellebecq. Bruno Viard, Houellebecq au laser : la faute à Mai 68 (Ovadia, 2008, 128 p., 12 €). Pas question, pour l’auteur de ce petit essai, de se voiler la face : certains aspects des écrits de Michel Houellebecq ne sont guère ragoûtants. Sa vision des femmes, des rapports humains, de la religion ne plaident pas en sa faveur : tout est réuni dans l’œuvre « pour faire de Michel Houellebecq un vrai dégueulasse ». Mais là où les opposants à Michel Houellebecq ne voient que bêtise, posture ou provocation, Bruno Viard cherche, dans la biographie, les sources de cette attitude et n’a pas à creuser longtemps pour trouver un coupable – une coupable, la mère. Une mère typique de la génération 68, présentée comme celle qui abandonne ses enfants aussi vite que ses partenaires sexuels. Michel Houellebecq serait donc une victime de la déstructuration de la cellule familiale, à laquelle il répond dans ses romans par une critique du libéralisme sexuel comme du libéralisme économique. Houellebecq ne serait donc ni de gauche, ni de droite, ni misogyne, ni cynique, mais un moraliste d’aujourd’hui. La défense du personnage va parfois un peu loin, quand Houellebecq est qualifié de grand romantique du xxie siècle ou quand il est vu comme un Balzac de notre temps, mais, dans l’ensemble, le propos de l’essayiste tient debout en se plaçant au-delà de la polémique et en présentant le romancier comme quelqu’un qui « donne beaucoup à penser », plutôt que comme un maître à penser.
Hugo. Danielle Molinari, Les Misérables, un roman inconnu ? (Paris Musées, 2008, 237 p., 39 €). L’univers, à travers une exposition dont le présent volume constitue bien plus qu’un banal catalogue, d’un des plus célèbres romans français vu à travers des éléments iconographiques de tous genres et de tous horizons. Exposition et catalogue ont été conçus sous la houlette de la plus hugolienne des conservatrices de musée, Danielle Molinari. Le contenu est fort bigarré, des plumes utilisées par Hugo pour composer son livre à des œuvres de Constantin Guys et de Jean Fautrier, des photographies du film de Raymond Bernard (1933), où Harry Baur composa le Jean Valjean resté le plus crédible du Septième Art, à l’affiche de l’édition Jules Rouff, assez belle
Imposteurs. Jean Bothorel, Chers imposteurs (Fayard, 2008, 174 p., 15 €). Entre le pamphlet et le recueil de souvenirs, ce livre s’en prend à Michel Onfray, Bernard-Henri Lévy, Philippe Sollers, sur un air bien connu : celui du déclin de notre littérature envahie par des « intellectuels » starisés. La fin de l’ouvrage dénonce l’indigence contemporaine de la littérature et de la critique, puis s’en prend à la personnalité de Nicolas Sarkozy. Il ne faut donc pas lire cet ouvrage pour la nouveauté de son propos, ni pour son aigreur un peu indigeste, mais parce qu’on y trouvera quelques anecdotes inédites sur la vie littéraire des dernières décennies, de La Revue des Deux Mondes àTel Quel. Si les rancœurs de l’auteur rendent la lecture parfois pénible, le lecteur se réjouira de quelques formules assassines, notamment le peu amène « Michel Onfray est à la philosophie ce que Monoprix est au luxe ».
Le Clézio. J.M.G. Le Clézio. Ailleurs et origines: parcours poétiques (Éditions universitaires du Sud, 2006, 286 p., 25 €). Présentés dans des journées d’études à la Faculté libre des Lettres à Toulouse en 2004, ces travaux s’organisent autour de la problématique des origines et de l’altérité dans l’œuvre romanesque de Jean-Marie Le Clézio. Comme le note Bernadette Rey Mimoso-Ruiz dans son avant-propos, le but de cet ouvrage collectif n’est pas d’établir un bilan, mais de suivre l’auteur de Désert dans ses cheminements « en soi et hors de soi ». Le programme est ambitieux – et vaste. Certains intervenants insistent sur les effets de mémoire, qui peuvent être déterminantes des tendances nomadiques de l’œuvre. D’autres s’intéressent à la géographie du mythe personnel. Ce volume voué au dépistage du jeu des ressemblances et des différences est marqué par le désir d’ouvrir un espace de lecture non dogmatique, privilégiant le texte. On apprécie la discrétion théorique d’une démarche qui donne un ensemble de lectures de l’imaginaire de cet auteur récemment nobélisé.
Lorrain. Jean Lorrain, Histoires de batraciens, édition établie par Pascal Noir (L’Harmattan, 2008, 144 p., 13,5 €). Ce livre réunit La Mandragore, La Princesse au sabbat, Hoguemore et Le Crapaud, quatre récits brefs publiés à diverses dates (1899, 1908 et 1895 pour les deux derniers) et sous différentes formes – livre d’artiste, recueil de contes. Or, comme ils n’ont jamais été colligés ensemble par Lorrain, le titre Histoire de batraciens n’est pas davantage de son fait. Rien ne les rassemble donc, en dehors de leur thématique commune, « l’horreur du batracien », à moins qu’ils n’illustrent la postface qui figure en seconde partie de l’ouvrage, « Rencontre avec la hideur ou la découverte du monstre qui est en soi », où Pascal Noir problématise le thème. Ne faudrait-il pas alors que les limites du corpus soient plus fermement établies ? Pourquoi n’avoir pas joint aux quatre textes La Princesse Neigefleur, par exemple, où « la reine Imogine jette dans les flammes un crapaud enchanté pour accomplir ses maléfices » et dont l’essayiste ajoute qu’elle est « d’une veine similaire à La Princesse au sabbat » ? L’ouvrage n’est pas non plus à proprement parler une édition critique de ces quatre nouvelles. Pascal Noir ne dit rien des principes qui l’ont guidé dans l’établissement du texte et ne mentionne aucune variante : c’est incidemment qu’il signale que la dédicace à Marcel Schwob ne figure pas en tête de toutes les versions de La Princesse au sabbat. Le plaisir de découvrir ces contes souffre donc un peu du regret de n’en saisir qu’incomplètement les motifs et les enjeux scientifiques. Venons-en à la postface. Après avoir analysé le contexte fin-de-siècle et l’intertexte propre à Lorrain (Poe, Barbey d’Aurevilly, entre autres), Pascal Noir s’emploie à étudier ce monstre qu’est le récit lorrainien, hybridation de conte et de nouvelle, « qui oscille entre naturalisme, merveilleux perverti et fantastique ». On pourrait regretter, outre une expression parfois compliquée – « la force de la répétition d’un texte l’autre tend à vouloir accréditer une inscription dans les générations » –, le manque d’attention à la textualité : prose poétique et prose cadencée sont ici affirmées sans être montrées, et l’on aimerait voir montrer là par quels procédés Lorrain crée l’osmose entre songe et réalité – laquelle ne saurait être considérée, quoi qu’en dise Pascal Noir, comme un procédé en lui-même. Invités enfin à découvrir, grâce à la Décadence, le monstre qui est en nous, nous explorons « le lexique décadent de l’abject, de la pourriture et de la charogne », et tout ce qui en découle : « goût pour le grouillement […], obsession du mou, du gélatineux, du visqueux et de l’englué qui convergent et s’agrègent pour constituer une poétique de l’informe, du maladif et du fiévreux ». Comme chaque personnage est un cas clinique, c’est aussi l’occasion de parcourir le champ des perversions sexuelles recensées par la Psychopathia sexualis (1886) de Krafft-Ebing. Quoique par endroits redondante, l’analyse est fournie et construite. Il est vrai que, dans l’univers onirique de Lorrain, même la limpidité de l’eau est suspecte. Le personnage-narrateur du Crapaud se rend tous les jours à la fontaine et décrit longuement sa joie d’y boire, de sentir descendre en lui « un froid aigu et pénétrant et pourtant doux comme une saveur ». Pourtant, il éprouve cette joie comme coupable, ce que Pascal Noir explique par l’« esprit de perversité et de transgression que cultive la Décadence » : le personnage s’en trouve aussitôt châtié par la découverte, aux abords de la fontaine, d’un monstrueux batracien, « tel un abcès prêt à crever ». En somme, conclut l’exégète, onanisme narcissique et castration. Mais l’épisode est assez développé pour s’alimenter plus profondément aux archétypes et à l’imagination de la matière. Il y aurait peut-être davantage à prendre dans L’Eau et les rêves – auquel Pascal Noir renvoie le lecteur –, au chapitre intitulé Pureté et purification. « L’eau pure et claire est, note Bachelard, un appel aux pollutions. » Y compris nocturnes, dirait-on. Avant même la hideur au fond de soi, c’est la façon qu’a Lorrain d’envisager la pureté qui pose un problème, non seulement sur le plan esthétique mais encore d’un point de vue éthique. « La balance morale, écrit toujours Bachelard, penche sans conteste du côté de la pureté, du côté du bien. L’eau est portée au bien. » L’eau, certes… Mais Le Crapaud est contemporain desContes d’un buveur d’éther, publié en 1895 dans le même Sensations et souvenirs. On se prend à imaginer que les rêveries extatiques de Lorrain sur cette eau bleuâtre et glacée ne sont pas tout à fait étrangères à ce paradis-là.
Mallarmé. Gordon Millan, Les « Mardis » de Stéphane Mallarmé. Mythes et réalités(Nizet, 2008, 134 p., 13,50 €). Dans la mythologie qui s’est tôt constituée autour des Mardis de Mallarmé, le rituel de ces soirées enfumées a trop souvent éclipsé leur contenu réel, au prétexte que les témoins ne nous auraient à peu près rien conservé de ce qui s’y disait. Ce petit livre a d’abord le mérite de prouver le contraire et de tenter, grâce aux propos notés à chaud par quelques diaristes, une reconstitution (évidemment lacunaire) des Mardis. Avant ces « Mardis reconstitués », qui constituent la seconde partie, et la plus importante, du livre, Gordon Millan s’applique à ressaisir la réalité des Mardis derrière les mythes, notamment celui, qui doit beaucoup à Gide, d’un invariable monologue du maître de cérémonie dans une atmosphère quasi religieuse. Ce que montre Gordon Millan, témoignages à l’appui d’Henri de Régnier ou d’Édouard Dujardin, mardistes plus anciens et plus constants que Gide, c’est que ces réunions n’ont pas toujours obéi à un rituel immuable, que le sérieux y était souvent contrebalancé par l’ironie, et le monologue par le dialogue, et que les sujets pouvaient être d’une extrême variété. Retraçant ensuite sommairement l’histoire des Mardis, Gordon Millan retarde leur genèse de quelque cinq années : alors que la doxa reconnaît la première allusion aux Mardis dans une lettre à Marius Roux du 11 décembre 1877, leur genèse est ici datée de la fin de 1882 ou du début de 1883, voire du milieu de 1884, quand Les Poètes maudits de Verlaine et À rebours de Huysmans consacrent la véritable apparition de Mallarmé sur la scène littéraire. À partir de cette date, Gordon Millan distingue trois grandes périodes : de 1884 à la fin de la décennie, c’est le première période marquée par une « ambiance de bonhomie et de camaraderie » ; le début de la dernière décennie du siècle, marqué par l’arrivée d’une nouvelle génération de mardistes (Louÿs, Gide, Mauclair, Valéry, Claudel) et un nombre accru d’assistants, accentue sans doute la solennité qui a tant marqué les nouveaux venus plus jeunes et plus intimidés ; enfin, à partir de la retraite de Mallarmé, et surtout des séjours de plus en plus longs à Valvins, les mardis n’occupent plus qu’une partie réduite de l’année et se déplacent de 9 heures du soir à l’après-midi de 4 à 7, ce qui fait que les invitées des dames Mallarmé se mêlent désormais aux mardistes mâles dans une atmosphère moins enfumée. Tout au long de ces trois périodes, les Mardis sont en tout cas révélateurs de la sociabilité de Mallarmé, de son besoin de dialogue et, si Gordon Millan ne va pas jusqu’à dire qu’ils sont le modèle réduit des séances du Livre, de son goût de la performance : « Un peu de prêtre, un peu de danseuse », disait Rodenbach. Reste l’essentiel, c’est-à-dire « Les Mardis reconstitués » : 112 mardis, du 11 janvier 1887 au 12 avril 1898, ont ainsi droit à une entrée, de quelques lignes ou de plusieurs pages, grâce à trois sources principales, le Journal d’Henri de Régnier récemment publié, les souvenirs d’André Fontainas et ceux d’Edmond Bonniot, mais aussi grâce aux correspondances, journaux ou notes de Valéry, de Gide, de Louÿs, de Mauclair, de Jean de Tinan, de Julie Manet… et de Mallarmé lui-même. Le tout se termine par une autre reconstitution, fictive ou plutôt fictionnelle, des Mardis dans le roman à clés de Camille Mauclair, Le Soleil des morts, et par un appendice d’allusions non datées aux Mardis. On aura compris qu’il s’agit là d’un travail documentaire très précieux, qui nous restitue quelque chose de la parole de Mallarmé.
Mata Hari. Serge Pacaud, Mata Hari. Le tragique destin d’une courtisane à la Belle Époque (A. Sutton, 2009, 128 p., 19,90 €). Une biographie en images de la danseuse prétendument espionne. Le grand Antoine tenta de la mettre sur sa scène et fut très déçu de sa prestation. Pourtant, elle avait sûrement une présence extraordinaire, une grande animalité, que les photographies figées de l’époque font mal ressortir. Après la mort de l’artiste, qui se déroula dans les conditions que l’on sait, un membre de la tribu Richepin tira un pièce médiocrissime de l’aventure terrestre de cette dame qui associa si harmonieusement l’art de montrer beaucoup et de monnayer cher ses charmes. Seuls les soldats du peloton de Vincennes l’avaient eu pour douze balles.
Matzneff. Gabriel Matzneff, Vous avez dit métèque ? (Table Ronde, 2008, 415 p., 21,50 €). Cent sept chroniques parues entre 1958 et 2007 dans des périodiques très divers, de Combat à L’Idiot international et à La Revue des Deux Mondes, mais également sur le blog de l’auteur depuis 2005. Liés le plus souvent à l’actualité, les sujets sont éminemment variés : nécrologies, événements politiques ou littéraires, traits de mœurs… Si l’on retrouve les péchés mignons de Gabriel Matzneff – en particulier une estime de soi un peu encombrante, genre Philippe Sollers –, le livre se lit agréablement : chaque page rappelle la culture authentique de l’auteur et son intelligence à peu près constante.
Mauriac. François Mauriac, Onze lettres à un jeune prêtre homosexuel (Éditions Partout et nulle part, 34 p., zéro euro zéro centime [sic]). Contrairement à ce que pourrait penser le lecteur d’une récente biographie dont il sera rendu compte dans un prochain numéro d’Histoires littéraires, les pulsions homosexuelles plus ou moins refoulées de Mauriac n’étaient plus, depuis longtemps, un secret pour les petits curieux de l’histoire littéraire. En 1923, l’abbé Mugnier rappelait cette définition de l’auteur du Baiser au lépreux énoncée par le perspicace Paul Bourget : « Un homosexuel qui s’ignore. » Il existerait aussi toute une correspondance de jeunesse avec Cocteau, assez révélatrice, et l’on en connaît une autre avec un giton de Jouhandeau, Alfred Rosset. Surtout, en 1990, avait été publiée sous le manteau la correspondance, également très révélatrice, adressée par Mauriac à un jeune prêtre homosexuel : un tirage à cinquante exemplaires « sur demi-chiffon gris janséniste, plus un exemplaire sur papier bulle filialement offert à Son Eminence l’Archevêque de Bordeaux » (sic !). Le tout était publié par « l’Imprimerie Coopérative de Malagar, à Saint-Maixant (Gironde) ». Or, par un singulier raffinement, voici que nous est donné unreprint, visiblement clandestin lui aussi, de cette première édition pirate : du clandestin à la puissance 2, en somme. Imprimée sur un joli papier gris, avec quelques fac-similés d’autographes, et présentée sous coffret noir, cette édition, nous assure un feuillet volant placé à l’intérieur, est « l’exacte reproduction fac-similé de l’édition originale clandestine, à tel point qu’elle pourrait à bon droit passer pour un faux particulièrement soigné ». Sans doute, n’était la mention, sur la couverture, des « éditions SaleKine Reprints », dont le nom à consonance pharmaceutique parodie celui d’un célèbre éditeur suisse de « reprints ». Nous ignorons qui se cache sous ce patronyme drolatique, mais il est réconfortant de savoir qu’il se trouve parfois des gens qui remettent à l’honneur ces anciennes et nobles pratiques qu’on croyait définitivement disparues à notre époque de médiatisation et de vulgarisation à outrance, où les seuls clandestins semblent être les infortunés « sans-papiers » errant d’un pays à un autre. Revenons aux lettres, qui sont présentées par un piquant avant-propos signé « André Dalbigny, s.j. ». Ces lettres sont bien curieuses, avec leurs aveux feutrés, leurs précautions, mais aussi la troublante complicité qui s’y révèle. On y voit par exemple Mauriac s’alarmer et mettre en garde son correspondant contre le diabolique Jouhandeau. Autre alarme, lorsqu’il lit le Journal intime du jeune prêtre, que celui-ci a eu la bizarre idée de lui communiquer, et y découvre un passage plutôt délicat le concernant. Il enjoint alors à son correspondant de le supprimer, comme il vient lui-même de le faire, avant de communiquer copie du manuscrit à son fils Claude (autre démarche assez curieuse, soit dit en passant). Mais cette correspondance s’étale sur pas mal d’années – en gros, de 1936 à 1945 –, ce qui montre que Mauriac y tenait, et que le jeune prêtre était devenu pour lui une sorte de confident, en même temps qu’un miroir de ses pulsions secrètes. Ne lui écrivait-il pas dans un post-scriptum : « Je me rendrai toujours libre si vous venez… Et je viendrai au besoin, si vous ne pouvez venir. » Au fond, ces lettres rendent un son essentiellement ambigu : « Je pense à vous ; j’éprouve la fécondité de votre prière. Je m’accroche à vous pour ne pas être tendre. » Mais elles ne le sont, ambiguës, que pour le lecteur inattentif, car certaines allusions sont assez précises, et aussi certaines déclarations : « Vous êtes le seul qui m’entendrez sans étonnement et sans trop de scandale… », ou bien : « Le monde est si sombre, si noir qu’on s’abandonne, qu’on se laisse aller aux ténèbres, aux caresses offertes sans savoir que c’est un abîme où l’on sombre. » Certains diront que, par sa triple éducation – bourgeoise, catholique et provinciale –, Mauriac était fatalement destiné à céder à la tentation homosexuelle. Peu importe qu’il soit ou non passé à l’acte. Dans la dernière lettre, à propos d’un ami commun, on lit ceci : « Sa pauvre mère lui fait des piqûres contre la déficience sexuelle (entre autres) !!! le résultat est de le transformer en singe (m’écrit-il). Je pense qu’il ne faut pas mettre l’infini dans des histoires de glandes et ne pas croire que nos secrétions intéressent l’Éternité. » Nous ignorons si les réponses du jeune prêtre ont été conservées et où elles se trouvent, mais la présente réédition incite à se poser la question, et à souhaiter, si elles subsistent, qu’elles soient publiées un jour, clandestinement ou non.
Max Jacob. Max Jacob, Lettres à un jeune homme. Correspondance avec Jean-Jacques Mazure 1941-1944. Préface de Jean-Jacques Mezure. Édition établie et présentée par Patricia Sustrac (Bartillat, 2009, 138 p., 14 €). Lettres à un jeune poète chrétien, aurait tout aussi bien pu s’intituler ce livre, tant cet aspect s’y avère essentiel. Même si elles y sont présentes, la littérature et la poésie n’y occupent finalement qu’une place secondaire ou, pour mieux dire, annexe. À ce sujet, il est un peu dommage que les éditeurs aient jugé bon de ne pas donner les Méditations qui accompagnaient souvent ces lettres : elles les eussent ainsi complétées, en leur donnant leur vraie perspective. Il est vrai que Max Jacob, durant ses dernières années, composa quantité deMéditations, et que les deux livres successivement publiés sous ce titre, en 1947 puis en 1972, sont loin de recueillir l’intégralité de ces textes, dont on voit de temps en temps, dans les ventes publiques, passer des manuscrits inédits plus ou moins importants. Revenons aux lettres, dont ce recueil rassemble une cinquantaine (51, exactement), seul ensemble ayant survécu à un bombardement, d’une correspondance qui fut plus nourrie. Max Jacob adorait, on le sait, écrire des lettres, et c’est tout naturellement qu’en 1941, il répondit à une lettre d’un jeune homme de 19 ans. Les circonstances de ce premier contact sont très précisément racontées par le destinataire lui-même dans sa préface. Si les échanges épistolaires se maintinrent jusqu’au mois précédant l’arrestation du poète, un destin tragique voulut que, suite aux difficultés de communication du temps de l’Occupation, Jean-Jacques Mezure ne put jamais venir à Saint-Benoît-sur-Loire, en dépit des pressantes invitations réitérées de son aîné. Mais celui-ci l’avait rapidement pris en sympathie, en raison de sa double qualité de jeune poète et de fervent croyant. De là que ses lettres mêlent sans cesse les considérations littéraires et les méditations religieuses, celles-ci finissant par l’emporter. En filigrane, mais de manière intermittente, on en dégage une sorte d’Art poétique : « Chaque mot doit avoir sa souffrance. » « Personne n’imagine ni n’invente ! La littérature se meurt d’inanition ! » « La poésie est une harmonieuse conflagration des pensées et des sentiments dans la cage thoracique. » Peu de jugements sur les autres écrivains (Max Jacob avoue qu’il préfère en parler de vive voix), mais au passage, on relève : « André Gide… hum ?… Grand homme de mauvaise époque », ou bien : « Il y a dans Apollinaire quelques vers sacrés, très peu. » Par contre, il aime Stendhal et le théâtre de Musset. Quant à lui-même, précise-t-il, il a résolu de ne plus publier, pour le moment. Sur la religion, il est bien plus prolixe, sachant que son interlocuteur est à même de l’écouter et de le comprendre. Il multiplie les conseils et les considérations diverses. Toutefois, il garde sa lucidité. Lorsque Mezure lui confie son désir de se faire prêtre, il l’avertit nettement : « Es-tu déjà dégoûté du monde que tu ne connais pas encore ? » Il faut aussi se méfier des vies des saints : « Car tout de suite enivré de miracles on s’imagine qu’on est pareil à eux alors que l’on n’est nullement corrigé de son plus gros défaut. » Le poète, on le voit, reste tel qu’en lui-même, et c’est un charme de ces lettres, qu’on l’y découvre souple, vivant, amusant, malicieux, et au fond très conscient de la grande complexité de la vie : « On ne connaît jamais un homme et on ne connaît pas facilement les hommes. » Mais, plus le temps passe, et plus les lettres trahissent une grande solitude, et aussi l’angoisse de se savoir menacé. La dernière lettre est infiniment tragique et annonce le pire. Ayant appris que sa sœur vient d’être arrêtée (elle sera rapidement déportée, puis gazée à Auschwitz), il déclare qu’il se démène pour obtenir sa libération, et ce sont les derniers mots de cette dernière lettre : « Je ne travaille pas ! J’écris des lettres aux puissants pour ma sœur. » Pour finir, nous reviendrons sur un minuscule point d’histoire littéraire pour le préciser, car il ne fait l’objet d’aucune note dans l’édition. Dans une lettre du 27 avril 1943, Max Jacob répond à son correspondant : « Je n’avais jamais entendu le nom du poète Eminescu. Ça m’a l’air très bien. Vous avez bien fait d’écrire à l’auteur de l’article : il sera flatté et enchanté. » Or, cet « auteur » n’était autre que Cioran, qui, dans Comœdia du 16 janvier 1943, avait publié un article intitulé Mihail Eminesco. Ce texte remarquable y est resté enfoui, inconnu pendant longtemps, jusqu’à ce qu’un amateur facétieux l’y déterre et le révèle, en en faisant une petite plaquette aux éditions Locus Solus, tirée à « Nonante neuf exemplaires imprimés le 16 mai 1993 à Genève ».
Microrécits. Microrécits médiatiques. Les formes brèves du journal, entre médiations et fictions (Presses de l’Université de Montréal, 2008, 182 p., s.p.m.). « Réfléchir au minuscule, c’est donc éprouver la fragmentation et le morcellement, l’incomplétude et le cumulatif, comme des traits révélateurs de la modernité […]. » Ce passage préfigure la problématique de cet ouvrage à l’exhaustivité rare sur une période historique, des années 1830 au lendemain de la Première Guerre mondiale. La question de l’essence du journalisme en vient à poser celle de la littérature. L’information médiatique, valeur relative, s’emploie à dérouler des « microformes journalistiques », des « digressions bibliographiques », ou encore des « micro-histoires », dans un contexte plus ou moins littéraire. Sont mises en valeur la permanence de la donnée détail, et celle de l’immédiateté, avec des procédés révélés comme plus ou moins littéraires. L’anagramme côtoie la devinette la moins sophistiquée, et le feuilleton, le poème en prose. Il s’agit tout de même toujours de divertir, au risque d’aller vers le commérage. C’est dire que le clivage entre « salons bourgeois » et « salons aristocratiques » a la vie dure : « En somme, ce qui se passe importe moins que ce qu’on en dit. » Les formes brèves du journal tendent à atteindre une « œuvre-monde » et « à attester de la pression du réel sur l’ordre rhétorique du discours ». La plurivocité est abolie, voire bannie dans ce monde où médiations et fictions se télescopent, évoluant dans un immédiat autoritaire. Ce que souligne cet ouvrage est que le facteur medium ne saurait se prévaloir d’accomplir un trait informatif que si ce dernier tend à l’universel. Après s’être affranchi de la chose littéraire, il s’y raccroche indubitablement. L’énoncé, aussi simpliste soit-il, se révèle être un tour stylistique remarquable, une prose discursive digne de grands discours politiques, une fracture dans le sublime, de sorte que, la question de l’hétérogénéité et de ses sens, de l’intertextualité, pris comme référents métonymiques d’une société, reste la plus fondamentale dès lors que l’on considère le médium journalistique comme un medium d’historicité. Donner à voir, dire la chose vue, c’est prendre le pari d’osciller en permanence entre la monstration de la véracité et de la vérité, c’est prendre aussi le risque de la manipulation de la société et surtout celui de la question de son non-sens. Le genre journalistique trouvera de quoi alimenter cette réflexion dans toute la littérature de l’absurde, « éclairage inversé d’une atroce vérité ».
Nodier. Jacques-Remi Dahan, Visages de Nodier (Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2008 ; 306 p., 24 €). Ce recueil d’études ravira le lecteur de Nodier désireux de parfaire la connaissance d’un écrivain aussi décisif qu’inattendu. Figure centrale du Romantisme, dont il est un des inspirateurs, jouissant par conséquent d’une exposition suffisante au regard de l’histoire littéraire, Nodier n’en demeure pas moins, par bien de ses côtés, un auteur énigmatique, fuyant ou insaisissable sur le compte duquel continuent d’aller bon train rumeurs et conjectures. Il est, semble-t-il, le symptôme de l’état singulier d’une littérature qui, à l’aube du xixe siècle, cherche moins à se stabiliser, à se fixer autour de formes identifiées, qu’à se diversifier dans un mouvement incessant de métamorphose. Le livre de Jacques-Remi Dahan couvre une vingtaine d’années de réflexion et de recherche consacrées à Nodier, à ses œuvres, à ses discours et à ses actes. Véritable territoire, par conséquent, avec ses extensions, ses souterrains, ses lieux retirés, ses zones éclairées, ses secteurs protégés. Jacques-Remi Dahan tâche, avec une rigueur scientifique et philologique indiscutable, d’apporter sur maints sujets des points d’éclaircissement, notamment sur le sujet majeur, capital, d’où résultent tous les autres, enchaînés, ramifiés ou embrouillés : celui des rapports de Nodier au livre et à la librairie. Tel est le contenu de la première partie. Vient ensuite un ensemble de trois études ordonné autour de L’Aventure illyrienne – dont un long article qui permet de faire la lumière sur les relations établies par Nodier dès son établissement à Laybach en 1813. Le troisième volet porte sur les Cercles et cénacles ; on lira avec intérêt « Nodier et les Médiateurs », étude qui, partant, comme souvent dans l’approche critique de Jacques-Remi Dahan, d’un réseau de relations, mesure l’incidence réelle de la doctrine des médiateurs sur l’œuvre et la pensée de Nodier. Enfin, la dernière partie s’emploie à ressaisir – à la faveur de trois études – les « prises de position philosophiques et littéraires » de Nodier (notamment sur la question éducative et sur la peine de mort). C’est là un livre de spécialiste, mais qui, par la clarté de la démonstration, l’élégance de plume qui allie efficacité et simplicité, saura intéresser tous ceux qui auront le désir de s’initier à Nodier ou de pénétrer plus avant dans la pensée et l’œuvre d’un écrivain ayant su formuler les grandes questions de son temps – et anticiper les nôtres.
Oulipo. La Bibliothèque oulipienne n°7 (Castor astral, 2009, 320 p., 20 €). Recueil de quatorze fascicules précédemment publiés entre 1997 et 1999 dans la collection à tirage limité de l’Oulipo. Jacques Roubaud, François Caradec, Jacques Jouet et leurs amis proposent de nouvelles expériences sur le langage et les formes littéraires. Avouons que l’enjeu n’est pas toujours compréhensible pour le non-oulipien ordinaire (à quoi diable tend Hervé Le Tellier dans le n° 94, Le Vent de la langue ? Où veut en venir Marcel Bénabou dans le n° 87, L’Hannibal perdu ?). Pourtant, c’est le plus souvent drôle et stimulant, en particulier dans les variations à partir de Shakespeare, Duchamp ou Brisset., en somme lorsque la littérature fait retour dans cet univers où elle paraît n’être a priori qu’un moyen. À la longue, il faut bien avouer que cela tourne parfois – délibérément ? – en rond, avec quelque complaisance ou de la connivence entre amis. Les amateurs de Queneau ont certainement déjà lu et appréciéRaymond Queneau et la combinatoire, importante synthèse de Claude Berge (n° 89).
Pingaud. Bernard Pingaud, Une tâche sans fin. Mémoires (Seuil, 2009, 513 p., 25 €). S’il était un acteur de cinéma, Bernard Pingaud mériterait brillamment l’Oscar du second rôle. Il se décrit lui-même comme un second couteau, présent sur toutes les photos, mais un peu à l’écart ou un peu flou, pendant que les vedettes paradent au premier plan. Ce n’est pas faute d’avoir écrit et publié depuis soixante ans, et même beaucoup, et si l’on se rappelle en effet l’avoir souvent lu, l’avoir trouvé intéressant, intelligent, curieux, c’est sans avoir eu, pourtant, le souci d’aller plus loin. La publication de ses mémoires sera peut-être la seconde chance que mérite assurément Bernard Pingaud : ce livre se lit avec un plaisir constant, une curiosité toujours tenue en éveil. Sans aucune amertume, son auteur se présente avec simplicité et franchise, mais sans pousser les choses au point de se donner en spectacle ou de vouloir faire croire à une importance plus grande que ne fut la sienne dans la vie littéraire et politique du second xxe siècle. Il aura malgré tout été de tous les épisodes qui intéresseront l’histoire littéraire future : il a fait plus que côtoyer ses acteurs majeurs, il a été l’interlocuteur de tous, mais toujours légèrement en retrait, du moins en apparence. Les grandes divisions du livre disent bien ce qu’il en a été : De droite à gauche ; L’Algérie ; Les Années Sartre ; Les Moyens du bord ; Mai 68 ; Les Années Mitterrand (en deux parties) ; Impressions d’Égypte ; Paris-Collias. Chacun de ces chapitres divisé en brefs segments de quelques pages, rédigées sans fioritures mais toujours élégamment, avec précision, tout en équilibrant avec doigté les portraits, les récits, les ruminations plus personnelles. Bernard Pingaud ne prétend pas se rappeler chaque détail mais, à chaque fois que cela peut être utile, il ajoute une référence ou une note. Il fait ainsi de ces évocations un matériau précieux, dont il lui sera tenu compte. Il est en effet vite présent partout : dans L’Express, dans Les Lettres nouvelles, dans Les Temps modernes, proche de Maurice Nadeau, de Sartre (mais surtout de Jean Pouillon, l’une des figures principales de ces mémoires), actif parmi les 121 au moment de la guerre d’Algérie, acteur de la prise de l’Hôtel de Massa en 68, rédacteur plus ou moins anonyme d’une multitude de textes et de rapports pour Mendès-France puis pour les grandes figures de la gauche, tantôt perdantes (Rocard), tantôt gagnantes (Mitterrand), ami de Robbe-Grillet, de Faye, de Catherine Clément, encore plus d’André Frénaud (dont il donne un beau et fraternel portrait), etc. La liste serait longue de tous ceux qu’il a fait plus qu’approcher, parfois avec réserve ou de manière plus critique. Son témoignage permettra d’enrichir bien des dossiers et d’en savoir plus long sur Alain Resnais, Brice Parain, Cordier et la revue L’Arc (où Pingaud a joué un rôle majeur), Gattégno, Barthes, Sollers, etc. Ce rôle de témoin privilégié ne doit pas faire oublier que Bernard Pingaud a aussi été l’un de ceux ayant réfléchi avec le plus de profondeur sur les problèmes de théorie littéraire qui ont agité la période du Nouveau Roman, puis les années structuralistes : il en donne de discrets aperçus dans ses mémoires. Le livre se conclut sur le constat d’un échec littéraire, constat livré lucidement mais sans aigreur. Bernard Pingaud note qu’il écrit pourtant bien, mais que c’est aussi peut-être cela qui l’a empêché d’aller plus loin : « Quand je me relis, il m’arrive de m’admirer. Ma prose unie, régulière, a parfois des bonheurs inattendus, des éclats d’émotions qui me touchent. Mais elle garde, quoi qu’il arrive, une tenue, un « bon aloi » qui m’agacent et que j’aimerais bousculer… Le bon élève est celui qui ne se fait pas remarquer. »
Plagiat. Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation (Éditions de Minuit, 2009, 154 p., 15 €). La collection Paradoxechez Minuit semble avoir été taillée pour les livres de Pierre Bayard, qui s’y entend comme personne pour appâter le chaland avec des thèmes et des titres intrigants. On se rappelle le succès de son ouvrage précédent, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus. Cette nouvelle enquête est le pendant d’un autre de ses livres, Demain est écrit, consacré à la littérature prédictive. Le plagiat par anticipation est une notion connue, et Pierre Bayard ne manque pas, d’entrée, de payer son tribut à son inventeur François Le Lionnais et à l’Oulipo pour mieux s’en démarquer, en ajoutant la notion d’intentionnalité à la simple coïncidence. Les critères de reconnaissance sont clairs, ressemblance, dissimulation, renversement de l’ordre temporel par rapport au plagiat classique et dissonance – c’est ainsi que Pierre Bayard appelle l’originalité du texte plagiaire par rapport à l’œuvre dans laquelle il figure et par rapport à son époque. Au-delà de la simple habileté, il sait appuyer son propos sur une véritable théorie et une solide argumentation accompagnée d’exemples parlants (Voltaire plagiaire de Conan Doyle, Maupassant plagiaire de Proust, Tristan et Yseut plagiaire des romantiques) et les travaux de ses prédécesseurs, car l’idée de plagiat par anticipation avait déjà affleuré chez Valéry et Borges. Pierre Bayard plaide au final pour une nouvelle histoire littéraire, clairement séparée de l’histoire chronologique et événementielle. Un regret, une pudeur peut-être : il tait les noms des auteurs de demain plagiés aujourd’hui par nos contemporains.
Poètes. Poésie, peinture, photographie. Autour des poètes de 1927, sous la direction de Paul-Henri Giraud et Nuria Rodríguez Lázaro (Indigo et Côté-femmes, 2008, 222 p., 21,00 €). La génération des poètes réunis autour du tricentenaire de Gongora en 1927 a fait l’objet d’un colloque de spécialistes de la poésie. Il y est révélé que Juan Ramon Jimenez et Federico Garcia Lorca étaient des peintres et dessinateurs (« Les dessins de Lorca à New York ») et que Dali était un poète (« Vers une esthétique du comestible dans l’œuvre poétique et plastique de Dali »). On retiendra les poèmes-objets de Jean Brossa et le « lyrisme plastique » de Luis Cernuda, étudiés avec finesse, de même que la photographie surréaliste de Prados et Hinojosa, et la revue des Canaries Gaceta de Arte(1932-1936). La genèse de Du baroque d’Eugénio d’Ors clôt l’ouvrage. Entre temps, on n’aura pas échappé à l’Ekphrasis, cette Vénus internationale. Plutôt brèves, mais nombreuses, ces communications sont variées dans leurs thèmes. Leur intérêt ne tient pas seulement aux liens tissés entre ces artistes avec les avant-gardes de France, mais à l’originalité des œuvres présentées. De l’iconographie centrale, on retiendra un crâne peint par Luis Fernandez qui confère à l’ensemble de l’ouvrage le statut d’une nouvelle « vanité ».
Ponson du Terrail. Alain Fuzelier, Ponson du Terrail. Dictionnaire des œuvres (Encrage, 2008, 814 p., 49 €). Une contribution à la reconnaissance de la littérature populaire, par le responsable de Rocambole, centre de ressources international du roman populaire et éditeur d’une revue éponyme. Alain Fuzellier classe la production du prolixe Ponson du Terrail en quatre catégories : les romans ou nouvelles contemporains, dont l’action se déroule du vivant de l’auteur et dont le cycle bâti autour du personnage de Rocambole est le pivot ; les romans ou nouvelles d’aventure historique, où la période des guerres de religion a été la plus traitée ; les romans de village, par opposition au modèle du « drame de Paris » ; les romans fantastiques ou pseudo-fantastiques, catégorie qui ne comprend que cinq romans et une nouvelle. Au total, pas moins de 80 romans, 46 contes et 10 textes documentaires, dont certains sont parus sous des titres différents, ont été publiés entre 1846 et 1870, soit plus de cinq opus par an. Cette littérature, Sainte-Beuve la déclara « industrielle » dès 1839 dans la Revue des Deux Mondes. L’œuvre de Ponson du Terrail est pourtant moins vaste que celle de Hugo ou de Dumas. Alain Fuzellier préfère l’expression « l’autre littérature », rappelant que l’engouement public à la sortie de certains de ses romans au milieu du xixe siècle était tout à fait comparable à ce qui se passe aujourd’hui pour celle des épisodes d’Harry Potter. Après des années de recherche qui ont mobilisé un réseau à la fois militant et spécialisé, Alain Fuzellier propose le classement et le résumé de l’ensemble de l’œuvre, une cartographie des thèmes et des personnages, le tout précédé d’une synthèse bibliographique, la vie de l’auteur étant fort peu connue, elle-même suivie d’une liste des éditeurs et des périodiques où cette prose parut, pour leur plus grand profit. Afin de conjurer l’absence de travaux sur cet écrivain négligé par la recherche, l’auteur propose, in fine et non sans humour, une liste de thèmes à traiter par des étudiants ou des chercheurs qui seraient en mal de sujets. Si la vie privée de Ponson du Terrail fut proche de la catastrophe, ce dont il rendra compte indirectement dans certaines de ces œuvres, le succès lui est venu dès 1857, à 28 ans, lors du lancement, d’abord dans la presse, du personnage de Rocambole. Les écrivains ne sont pas nombreux, dont le dictionnaire comprend un adjectif issu d’un personnage. Celui-ci, pour être populaire, n’était pas vraiment progressiste, bien que, nous dit son redécouvreur, davantage républicain qu’on ne l’a cru et non loin d’être féministe. La fibre patriotique de Ponson le poussa à écrire en 1870 Les Français à Berlin. Il s’engagea ensuite dans l’armée française, mais fut entraîné dans la rapide défaite que le pays connut et dut se réfugier à Bordeaux où il mourut de maladie en 1871, à 42 ans, déclenchant une homérique bataille de succession entre sa veuve et sa sœur. Il aura donc fallu attendre 138 ans pour qu’il soit sérieusement rendu compte de son œuvre proliférante. Ce gros livre sera utile aux amateurs de l’« autre littérature », mais aussi aux collectionneurs de raretés, car ces dernières ne manquent pas dans l’infinité d’éditions dont a bénéficié l’inventeur de Rocambole. Avis à qui, par exemple, dénicherait le Journal La France en l’année 1866. « Alfu » lui serait très reconnaissant.
Proust (1). Proust et les moyens de la connaissance, sous la direction d’Annick Bouillaguet (Presses universitaires de Strasbourg, 2009, 256 p., 21 €). « Intitulé problématique », comme le dit Annick Bouillaguet dans l’introduction de ces actes de colloque. Problématique indeed, quand on voit l’extrême diversité des communications, pour ne pas dire leur hétérogénéité. L’expression est élastique, extrêmement élastique, prétexte pour les uns à psychanalyser Proust, pour d’autres à repasser le microscope génétique sur certains manuscrits. Ce qui ne veut pas dire que ces essais sont inintéressants, au contraire, seulement qu’il faut les prendre pour ce qu’ils sont : l’exposé de recherches très différentes les unes des autres, dans leurs présupposés comme dans leurs méthodes – ce qui ne fait que témoigner, une fois de plus, de la richesse inépuisable de l’œuvre proustienne. Parmi les travaux apportant les points de vue les plus neufs, on retient quelques-uns de ceux qui composent la seconde partie, Connaissance, sciences et philosophie. François Vannucci s’interroge sur un point crucial : « Proust possédait-il une culture scientifique ? » – sujet traité de manière très rapide, mais concluante : Proust possédait bien une telle culture, ou du moins assez de curiosité pour faire un usage littéraire globalement positif de ce qu’il en avait retenu. Mireille Naturel insiste sur les erreurs de Proust (du point de vue scientifique) et sur ce qu’elles désignent plus profondément : le rôle de l’erreur dans la recherche de la vérité. Edward Bizub fait apparaître les connotations médicales des « intermittences du cœur », expression dont on sait qu’elle devait initialement servir de titre à l’œuvre. Il revient sur l’importance, à ses yeux, du traitement suivi par Proust chez Sollier : « Pourquoi les chercheurs proustiens se sont-ils si peu intéressés à cette cure ? » demande-t-il une nouvelle fois. Anne Simon se penche sur la méconnaissance de Proust chez Foucault – démarche surprenante à priori mais révélatrice : « Les nuances et différences ne peuvent masquer le fait, indéniable et typiquement foucaldien, que les deux écrivains appartiennent à une épistémè commune, et lui appliquent un mode d’analyse commun, celui de l’herméneutique archéologique. » L’apport le plus nouveau du volume est à chercher du côté de l’intérêt de Proust pour la discipline du droit. Le futur auteur de La Recherche était passé par la Faculté de droit de 1890 à 1893. Pour Laurence Depambour-Tarride, aucun doute : on relève dans l’œuvre les traces de certaines disciplines juridiques. Elle ne s’est pas contentée d’examiner les textes : elle est allée chercher, dans les archives, des éléments concrets sur les cours suivis par Proust et a retrouvé, dans les papiers personnels de celui-ci, les notes de cours d’un professeur, historien du droit et constitutionnaliste, Adhémar Esmein. Anne Henry a fait appel au sociologue Gabriel tarde pour éclairer les conceptions sociales de Proust, indissociables de ses conceptions linguistiques. Françoise Leriche traite du rôle des salons et de la « médiation mondaine » dans la diffusion des savoirs et confronte Proust aux historiens sur ce point. On y retrouve un Proust amateur d’ouvrages de vulgarisation, lecteur d’une quantité considérable de revues variées. Mais c’est surtout pour ce qui concerne la connaissance de la musique que le rôle des salons paraît avoir été pour lui fondamental. « En l’absence d’une politique culturelle de l’État en matière de musique sous la IIIe République », la vie musicale dépend des initiatives privées. En s’appuyant sur les travaux de Myriam Chimènes sur la question, Françoise Leriche montre que les lieux où Proust a pu acquérir une bonne partie de sa culture n’étaient pas les salons aristocratiques, mais les salons bourgeois, ce qui pourrait expliquer Mme Verdurin. Même chose, bien que moins attendue, dans le domaine de la diffusion scientifique : on découvre toute l’action de la comtesse Greffulhe en faveur de Branly. Il est significatif, également, que Proust s’en remette à Guiche pour le renseigner sur la théorie de la relativité, alors même qu’on commençait à le comparer à Einstein ! Très loin de la physique moderne, c’est du côté de l’expérience du théâtre que pouvait posséder Proust que se tourne Marie Miguet-Ollagnier : là encore, le rôle des salons est déterminant. Par ailleurs, l’observation selon laquelle de nombreuses allusions à des spectacles oubliés traversent probablement l’œuvre de Proust, ouvre une voie aux thésards que découragerait l’inflation proustologique.
Proust (2). Jean Roudaut, Les Trois anges. Essai sur quelques citations de À la recherche du temps perdu(Champion, 2008, 132 p., s.p.m.). L’effet de cette lecture est curieux : après tout, les essais de Jean Roudaut, nous les lisions jadis chez Gallimard, dans la collection Le Chemin : Trois villes orientées ou Ce qui nous revientpossédaient un ton, une voix personnelle. Or, ce nouveau volume, consacré à Proust, nous parvient dans la série desRecherches proustiennes des éditions Champion, lieu de production universitaire où Jean Roudaut ne peut que se sentir déplacé. De la collection, il ne respecte aucune règle, comme en témoignent la minceur du volume ou le refus de tout appareil savant : il donne seulement les références du texte de Proust ; des remerciements presque humoristiques in fine sont adressés à tous les exégètes – dont Roudaut a préféré ne pas s’encombrer. Il s’en excuse avec une emphase comique à la dernière page : « Pitié pour l’ingénuité, pardon pour les erreurs. » Il conserve ainsi toute liberté, effleure son sujet, pose des questions toujours intéressantes : l’attaque de Proust « contre l’obscurité » de Mallarmé, qu’il analyse finement. Finalement, ce que ce petit volume affiche ainsi de déplacé dans cette collection lui confère un curieux charme supplémentaire.
Proust (3). Marion Schmid, Proust dans la décadence (Champion, 2008, 258 p., 45 €). À vouloir faire à tout prix de Proust un auteur de la modernité, et de La Recherche l’œuvre d’art emblématique du xxe siècle, on a tendance à oublier que Proust, né en 1871, est le contemporain de Gide, Louÿs, Valéry, Jarry, qui s’illustrèrent tous dans le mouvement symboliste avant de s’émanciper – ou de mourir. Marion Schmid renoue avec les critiques du début du siècle dernier, qui voyaient en Proust un autre des Esseintes, plus présentable certes, mais figure malgré tout de la Décadence. Jusqu’à quel point peut-on qualifier Les Plaisirs et les jours ou La Recherche d’œuvres décadentes ? La déliquescence fin-de-siècle sert à la fois de modèle et de repoussoir à Proust, chez lequel on retrouve les thématiques éminemment décadentes de la maladie nerveuse, de l’ambiguïté des genres sexuels, l’éloge du rare et du compliqué, et une réflexion sur la fin de certaines grandes structures sociales de l’Occident. Analysant en premier lieu la place de Proust dans le champ littéraire de son époque, Marion Schmid montre qu’il s’intéresse à ces sujets morbides dès ses quinze ans, comme en témoignent ses devoirs d’écolier – mais qui ne l’a fait à son âge ? Il s’en repent cependant rapidement : son culte de la « sincérité » lui fait critiquer âprement ce qu’il considère comme une pose littéraire, dont est victime son ami Halévy. Il utilise pourtant la figure de Robert de Montesquiou, esthète décadent s’il en est, pour dresser le portrait de Charlus, même s’il s’efforce, dans des articles démontrant la « simplicité » de l’auteur des Chauves-souris, de le débarrasser de son aura décadente pour en faire un classique. Vient ensuite une étude desPlaisirs et les jours : ce recueil hétéroclite, illustré et farci de compositions pour piano, livre d’art au statut mondain qui le fit longtemps mettre à l’écart par la critique proustienne, est lié au décadentisme par divers éléments paratextuels et thématiques : faisant allusion aux Travaux et les jours d’Hésiode, récit du déclin des races humaines, il est dédié à la mémoire de Willie Heath, dandy mort en 1893 à l’âge de vingt-deux ans, et présente, dans sa préface, des traits résolument baudelairiens. Son contenu tourne sur les thèmes récurrents de la littérature fin-de-siècle : la mort dans les plaisirs, la correspondance des arts, la tromperie de la femme… Autre forme de décadentisme, l’esthétisme de Proust, auquel il est initié par Ruskin et Pater. Des chapitres sur les thèmes de la déviation sexuelle et du mythe de la décrépitude de l’Occident, forme de « crépuscule des dieux », montrent encore ses dettes envers la pensée décadente. Le caractère purement thématique de ces approches est le point faible de cet ouvrage : la définition de la décadence proposée par Marion Schmid est assez vaste pour faire entrer toute la littérature fin-de-siècle dans ses filets, d’Élémir Bourges à Zola, en passant par Mallarmé. Pour montrer la spécificité de l’insertion de Proust dans cette mouvance, il aurait fallu la délimiter plus précisément et présenter les enjeux de son esthétique. C’est ce à quoi s’attelle l’ouvrage dans un dernier chapitre consacré au style de Proust, qui montre que la définition du style décadent par Bourget, consistant à mettre le mot avant le livre et entraînant une fragmentation de l’œuvre, ne fonctionne pas chez Proust, qui met le modèle architectural de la cathédrale au fondement de la structure de LaRecherche, et cherche, dans le futurisme et le cubisme, des formes d’unités artistiques alternatives. Mais il manque à cette analyse un point essentiel, par lequel Proust relève toujours de la pensée symboliste : celui du style conçu comme déformation, qui apparaît encore nettement dans son article sur Flaubert et qui rentre en parfaite adéquation avec les réflexions d’un Gourmont – conception qui découle de la quête d’un absolu relatif, défini comme l’éternisation du Moi sinon fragmenté de l’écrivain, quête qui est celle du mouvement symboliste et que Proust met au centre de son œuvre.
Renard. Jules Renard, L’Écornifleur, préface de Richard Millet (Sillage, 2008, 200 p., 13,50 €). Pique-assiette avéré, un poète à la petite semaine s’incruste dans un ménage bourgeois et multiplie les turpitudes – parfois drôles – à leur égard. Cette édition du premier roman de Renard reprend la préface de Richard Millet, parue chez un autre éditeur en 1992 et relatant l’épisode de jeunesse à l’origine du roman (l’auteur s’était lui-même immiscé dans un couple bourgeois lui ayant commandé un ouvrage sur l’ameublement). Le préfacier examine la genèse de l’œuvre et se penche sur les particularités de son style. Le titre de cet amuse-gueule, Satire intime, reflète la tonalité du livre : d’une écriture concise, L’Écornifleur manie les stéréotypes et provoque à souhait.
Rimbaud. Pierre Le Pillouër, Trouver Hortense. Journal de lecture à la lettre des « Illuminations » (Virgile, 2009, 156 p., 14 €). Ce petit livre fera sans doute partie, pour certains, des preuves les plus accablantes du caractère pathogène de la lecture de l’œuvre rimbaldienne. L’auteur retrace ici sa saison en enfer – l’histoire d’une de ses folies – comme un parcours initiatique où la quête a débouché, non sur la découverte scientifique des ossements d’Hortense, mais sur une évocation capricieuse et rabelaisienne d’une fascination textuelle, l’herméneutique faisant boule de neige, puis avalanche submergeant l’exégète. Texte non sans relation avec les écrits de Christian Prigent (Ceux qui merdRent) et Jean-Pierre Verheggen (Artaud Rimbur), avec ceux aussi de Jean-Marie Gleize ou Jean-Pierre Bobillot, il s’intéresse aux métamorphoses de la lettre chez Rimbaud, avec une jubilation accompagnée d’une distance humoristique qui signifie les dangers de cette recherche, dont la réussite sera moins quelque nouvelle illumination critique des Illuminations que ce carnet de damné d’un homme « transformé en allumé de la Lettre, en danger public intime ». Tout n’est pas n’importe quoi dans les hypothèses que l’auteur échafaudait fébrilement à partir de 1994, comme le rapport entre Hortense et hydrangea, mais dans ces « spasmes du cruciverbiste, du gagnant de concours ou du jackpot, extase plus noble du découvreur » – formulation suivie d’un point d’interrogation et de l’expression d’un doute –, ce sont les exubérances de la langue et de la lettre de l’auteur qui sont l’acquis le moins contestable.
Roy. Jules Roy 100 ans (L’Harmattan, 2008, 130 p., 13 €). Malgré les nombreux mécènes dont les sigles ornent la dernière page, l’Association du Centenaire Jules-Roy ne semble pas rouler sur l’or : cette plaquette est bien tristement présentée ; elle rassemble une partie des actes d’un colloque organisé en 2007 à la Bibliothèque nationale de France et d’une cérémonie à Vézelay. Plus d’émotion que de profondeur, comme il sied à ce type de communications. Le plus intéressant vient du compositeur américain Aubert Lemeland, qui raconte la genèse de son opéra Lieutenant Karl, d’après Jules Roy. Les Fragments biographiques présentés par Guy Dugas en fin de volume fourniront une utile synthèse à qui voudrait s’initier à la vie de l’écrivain.
Sainte-Beuve. Sainte-Beuve, le sens du moderne, sous la direction de Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer (Centre d’Études du xixe siècle Joseph Sablé, Toronto, 2008, 103 p., s.p.m.). Sainte-Beuve : voilà la véritable victime émissaire de la modernité critique des trente glorieuses du syntagme et de l’intertextualité ! Pourtant, comment entrer dans le siècle sans en passer par lui ? Comment oublier Sainte-Beuve et quelques autres, plus largement pourquoi l’histoire générale de la critique littéraire et esthétique du xixe siècle est-elle encore en jachère malgré des travaux ponctuels ? Il y a probablement beaucoup à en tirer pour une appréciation de l’époque, le programme est austère, mais ce critère n’a rien de non-scientifique et à supposer qu’une vérité du siècle soit Sainte-Beuve… En moins de cent pages, ce volume, qui publie les actes d’un colloque, fait le tour de la question. José-Luis Diaz s’interroge sur cet « office de la vigie » que remplit le critique. Vincent Laisney sur la place de Goethe dans la maturation critique de Sainte-Beuve. André Guyaux et Nathalie Vincent-Munnia reviennent sur les rapports de Sainte-Beuve et de Baudelaire. L’ensemble offre un état des recherches et fait jouer tous les aspects de l’œuvre beuvienne, telle la contribution de Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, « Le flair de Sainte-Beuve. Chose littéraire et modernité poétique ». Une remarque : le moderne, la modernité sont devenus des fétiches qui, passés de mains en mains, se sont chargés, tels un bâton chamanique, de tant de coquillages, de sonnailles et de queues de belettes, qu’ils semblent parfois inefficaces. Que veut dire « moderne » non pas aujourd’hui, mais de l’intérieur même du xixe siècle, et sans réduire ce concept à sa formulation baudelairienne qui, certes fondatrice, peut aussi fonctionner comme écran ? Une histoire des « modernes » et des « modernités », voilà peut-être une mise au point nécessaire aujourd’hui.
Sand. George Sand, Elle et Lui, édition de Thierry Bodin (Folio classique, 2009, 379 p., s.p.m.).
Les célébrations officielles d’écrivains, quelle que soit leur motivation, centenaire ou bicentenaire d’une naissance ou d’une mort, prennent sens dès lors qu’elles déclenchent un mouvement profond et durable de redécouverte de leurs œuvres. Dans le sillage des festivités sandiennes de 2004, quelques rééditions témoignent, lentement mais sûrement, de l’immensité et de la variété du continent littéraire de George Sand. Ce dernier est encore réduit, aux yeux du public, à La Mare au diable, à François le Champi, à La Petite Fadette et aux Maîtres Sonneurs, ou, pour les plus érudits, à Mauprat, Indiana,Lélia, Consuelo et à la Correspondance. Tels sont les titres au catalogue de la collection Folio classique de Gallimard, auxquels s’ajoute aujourd’hui Elle et Lui. Contrairement à quelques chefs-d’œuvre encore inaccessibles en éditions de poche (Jacques, Leone Leoni, Horace, Lucrezia Floriani, Le Château des Désertes, Le Piccinino), Elle et Luipouvait être lu depuis 1999 dans la collection Points (Seuil), sans apparat critique toutefois. Assurément, la transparente énigme de ce titre au double pronom, derrière lequel se voilent et de dévoilent les noms de George Sand et d’Alfred de Musset, a contribué à la survie éditoriale de ce roman de 1859 où, deux ans après la mort du poète, Sand analyse, dans le creuset de la fiction, les amours douloureuses des « enfants du siècle ». Il serait pourtant regrettable d’aborder Elle et Lui en étant mu par la seule curiosité biographique, fût-ce à l’approche de l’année Musset. C’est précisément en allant à l’encontre de sa réduction « biographisante » que les spécialistes de l’œuvre de Sand ont quelque chance d’en refonder la puissance et d’en élargir le lectorat. Mais n’est-ce pas contrarier l’ambition d’une romancière qui travailla à la publicité de ses amours avec Musset, dans ses Lettres d’un voyageur comme dans Elle et Lui, ou avec Chopin dans Un hiver à Majorque et dans Lucrezia Floriani ? Le premier mérite de cette édition consiste dans cette logique à livrer au lecteur moderne toutes les pièces du puzzle intime, mondain et littéraire, que constitue la trop fameuse « liaison Musset Sand » – pour reprendre le titre d’Henri Guillemin (1972). Ces pièces avaient déjà été réunies par José-Luis Diaz pour former son Roman de Venise, publié en 1999. De sa préface, où figure une chronologie comparée de l’aventure amoureuse privée et du déroulement temporel du récit, à ses notes finales, confrontant les détails de la fiction à leur source biographique, Thierry Bodin a le souci de rappeler combien les données romanesques furent prélevées sur le vif de la passion. Mais le rejet des notes en fin d’édition permet aussi de mener une lecture naïve du roman. On saisira alors les pouvoirs fabuleux de la fiction, capable de transcender le matériau intime pour mener, fidèle à une certaine tradition du roman français, l’autopsie au scalpel d’une double passion destructrice. Telle fut l’hésitation des premiers lecteurs d’Elle et Lui.Thierry Bodin donne un aperçu de leurs réactions dans son étude de la réception critique et polémique de l’ouvrage. Les uns se scandalisent de l’impudeur d’une biographie romanesque trop encline à conférer le beau rôle à Sand au détriment de Musset, dont le frère Paul répliqua à la romancière en publiant Lui et Elle. D’autres saluent l’œuvre universelle de fiction et d’art, et saisissent la composante rousseauiste de ce roman dont l’héroïne, nommée Thérèse Jacques, s’élabore en fille littéraire et symbolique de Jean-Jacques Rousseau et de sa femme. Au-delà de l’érudition qui sous-tend cette nouvelle édition d’Elle et Lui, cette dernière lecture, libérée des attaches biographiques, désancrée, l’emporte finalement. Comme l’écrit Thierry Bodin : « […] c’est dans une certaine abstraction que se développera l’incandescence des passions et des douleurs ; dans un dépouillement qui rejoint le classicisme d’unePrincesse de Clèves et des tragédies raciniennes, le roman n’est autre qu’une étude psychologique en action, où les paroles, les lettres, les sentiments et le comportement contribuent autant à la marche de l’intrigue qu’à l’analyse. »
Schneider. Marcel Schneider, Il faut laisser maisons et jardins (Grasset, 2009, 204 p., 14,90 €). Marcel Schneider est mort le 22 janvier dernier. Il avait 95 ans. À ce petit livre paru si peu de jours après cette disparition, la sympathie du lecteur serait assurément acquise, d’autant plus qu’il est bref, varié et plein de charme. Les titres de ses seize courts chapitres montre le côté miscellanées de l’ensemble : Lise Deharme, Destin de la langue française, Jean Vilar, Proust à la conquête du Faubourg Saint-Germain, Louis Poirier et Julien Gracq, Ce n’est qu’un au revoir, Lord Byron, Dans la caverne du silence et du regret, etc. Le meilleur tient dans les évocations de personnages que l’auteur a fréquentés à une époque de sa longue vie. Ces derniers n’en sortent pas pour autant grandis, car Marcel Schneider n’avait rien d’un flagorneur : du mutisme sec de Gracq à l’intelligence bornée d’un Vilar (rien à en tirer en dehors de son théâtre), du cabotinage de Lise Deharme à l’excentricité de Jean-Pierre Audouit. On tourne plus vite les pages sur Byron, Jaurès ou Proust, sur lesquels l’auteur ne nous apprend en fin de compte pas grand-chose. Pour les spécialistes de Rimbaud : Marcel Schneider indique que Lise Deharme conservait dans sa collection « le revolver avec lequel Verlaine avait tiré sur Rimbaud ». Un autre authentique revolver de Verlaine ayant été retrouvé chez un collectionneur belge il y a deux ou trois ans, on peut en conclure qu’avec une seule blessure, localisée dans le poignet gauche, Rimbaud s’en est plutôt bien sorti, en ce début d’après-midi surchauffé de l’été 1873, face à un Verlaine ainsi surarmé.
Segalen. François Cheng, L’un vers l’autre : en voyage avec Victor Segalen (Albin Michel, 2008, 196 p., 14,50 €). Jean Mouttapa, dans sa préface, éclaire ce qu’on pourrait attendre de la rencontre entre François Cheng, ce fils de lettré chinois devenu membre de l’Académie française, et Victor Segalen, marin breton qui vécut dans l’Empire du Milieu finissant une seconde patrie : davantage que des destins croisés ou des parallélismes biographiques faciles, une commune volonté de se recentrer au contact de l’altérité. De ce point de vue, le troisième des quatre textes rassemblés ici est le plus intéressant ; intitulé Homo viator, il suggère avec une émotion contenue le miracle d’une coïncidence entre deux expériences de voyage vécues à des lieues et des années de distance par François Cheng et Victor Segalen. Cette sensation que l’on capte au sortir d’un col et qui fait passer d’un paysage à l’autre, d’une qualité de lumière à une autre, non seulement François Cheng l’a éprouvée en France, mais il a reconnu dans Lettres de Chine que Segalen l’avait aussi vécue bien avant lui. À ce point, les deux écrivains se reconnaissent l’un l’autre dans l’universalité d’une même expérience, et c’est bien l’apaisement consécutif à cette identification que recherche l’exote, qu’il soit Chinois de France ou Français de Chine. Les deux textes qui précèdent cet Homo viator n’ont malheureusement pas cette altière beauté : le premier, consacré à la notion d’espace dans l’œuvre de Segalen, hésite entre l’honnête dissertation et le collage de citations qui dispense de fournir les explications attendues. Le second texte n’hésite d’ailleurs plus : en prenant un vieil exemplaire d’Équipée et une bonne paire de ciseaux, on doit pouvoir obtenir un résultat à peu près similaire, florilège agréable mais sans consistance, qui figurait déjà dans leCahier de l’Herne consacré à Segalen il y a quelques années. Le volume s’achève sur un choix de pièces extraites deStèles – cela ne mange pas de pain et l’on a la gentillesse de vous préciser qu’on n’a retenu que les poèmes dont la portée était universelle, ce qui effectivement peut permettre de gagner du temps – et sur un curieux poème de François Cheng dont le « nous » semble parachever son compagnonnage avec Segalen. « Au bout du chemin de la vie, nous entrons / Dans la forêt obscure. Nous longeons / La rivière aux miroitants méandres » : plus fort que Dante, qui, lui, n’avait parcouru que la moitié du chemin de la vie au début de sa Comédie, François Cheng nous entraîne au cœur de la forêt du Huelgoat, où Segalen finit ses jours et retranscrit les derniers accès de lyrisme que celui-ci n’a pu coucher sur le papier pour cause de suicide probable. Entre exotes distingués, on peut se rendre des services de temps en temps.
Sollers. Philippe Sollers, L’Évangile de Nietzsche (Folio, 2008, 102 p., s.p.m.). Lorsqu’il ne fait pas trop son intéressant en prétendant être le seul à lire aujourd’hui Lautréamont, Dante, Rimbaud et maintenant Nietzsche, Philippe Sollers peut retenir l’intérêt, comme un bon causeur de salon. Ici, ce sont plutôt des conversations de bureau (les entretiens sont tous datés du « bureau de Philippe Sollers chez Gallimard ») : cinq conversations comme les cinq actes d’une tragédie classique en un lieu unique – mais sans mise à mort, car les interlocuteurs ne sont pas très agressifs : ils sont même un peu aux ordres et vont tout à fait dans le sens du maître (ils sont dans son bureau, après tout), sans lui mettre de bâtons dans les roues. Même Eckermann face au conseiller Goethe avait plus de mordant. Mais dans ces formes brèves, oui, on écoute Sollers sans déplaisir. Quand il oublie de se réjouir d’être lui-même, il fait de bien intéressantes remarques, s’étonnant, par exemple, que dans son (pourtant volumineux) Proust, Jean-Yves Tadié ne parle pas de la cérémonie religieuse catholique lors de l’enterrement de l’écrivain – « tout de suite, direction le Père-Lachaise ».
Surréalisme. Anna Lo Giudice, L’Amour surréaliste (Klincksieck, collection 50 questions, 2009, 202 p., 16 €). Son titre ne rend guère justice à cette collection, tant il semble annoncer des « fiches » pour candidats à des épreuves de culture générale, alors que la réalité est plus complexe. On peut même constater que les questions sont parfois déroutantes : « 13. L’amour surréaliste est-il comédie, drame ou tragédie ? » ou « 38. Quels sont les rapports de Breton avec les objets et les choses ? », qui nous emmène assez loin de l’amour. Heureusement, les réponses valent souvent mieux que ces questions formulées après coup, comme pour placer des pages déjà rédigées.
Symbolisme. Valérie Michelet-Jacquod, Le Roman symboliste : un art de l’« extrême conscience » (Droz, 2008, 508 p., s.p.m.). En exergue de cet ouvrage, un texte de Gustave Kahn rappelle que le Symbolisme ne peut se résumer à la poésie, ayant « contribué, pour une large part, au roman contemporain, en nombre, en qualité et en direction d’idée ». On a pourtant longtemps nié l’existence du roman symboliste, voire du symbolisme tout court : l’accolement de deux termes aussi problématiques a fait prendre des pincettes à beaucoup de spécialistes. Valérie Michelet-Jacquod montre que cette notion est opératoire. Pour prouver l’existence de son objet d’étude, elle part d’une donnée d’histoire culturelle fondamentale pour l’étude de la littérature fin-de-siècle : la conception atomistique du Moi chez les auteurs décadents-symbolistes, héritée des analyses psychologiques de Taine, Renan ou Théodule Ribot. L’unité de la conscience est, à cette époque, problématique, et le Moi devient un « absolu moderne, relatif et toujours en mouvement », coupé du monde et des autres esprits (Schopenhauer est passé par là). D’où la volonté de réunifier ce Moi atomisé et de réduire la tension entre la multiplicité des expériences et l’unité de la conscience, entre l’intériorité et l’extériorité, le macrocosme et le microcosme – programme clairement mis en place par Marcel Schwob dans la préface de Cœur double en 1891. Cette quête de l’unité informe les expérimentations des romanciers symbolistes, mais sur le mode de la négation. Gourmont, Gide, Schwob, conscients de l’impossibilité de l’œuvre d’art totale, écrivent malgré cette impossibilité et, d’une certaine manière, grâce à elle. La poésie reste l’art suprême de la synthèse pour ces disciples de Mallarmé ; il leur faut donc écrire des romans autocritiques, justifiant leur existence tout en montrant, par des jeux de mise en abyme, leur échec programmé. Ceci permet de décrire leurs œuvres comme des « romans de l’extrême conscience », des essais ironiques mettant en scène la quête déceptive de l’unité. Le roman symboliste est anti-symboliste : il ne peut exister qu’en exhibant sa propre écriture, en discutant les critères du roman idéal posés par Huysmans dans À Rebours(ceux d’une prose synthétique et suggestive, creuset concentrant l’univers) pour en montrer le caractère utopique. Valérie Michelet-Jacquod présente quatre manières de discuter le Symbolisme dans le roman symboliste lui-même : remettre en question l’idéalisme, avec la dissociation des idées de Gourmont ; déconstruire le mythe du langage poétique, avec la philologie de Schwob ; critiquer la forme close d’une œuvre parfaite, avec les premiers romans-gigognes de Gide ; montrer l’impossibilité de la synthèse, avec Les Lauriers sont coupés de Dujardin – autant de façons de répondre à la crise des modèles que traverse cette époque. Les recherches narratives dont font montre ces romans ouvrent la voie à de nouvelles formes romanesques, après les soliloques dans une bibliothèque de Des Esseintes et de ses épigones : les mises en abyme de Gourmont dans Sixtine, le monologue intérieur impressionniste de Dujardin, la fragmentation elliptique du Livre de Monelle de Schwob, l’ironie de Gide, proposent des outils neufs pour les romanciers qui leur succèdent. Signalons quelques oublis ou éléments qui font matière à discussion : le terme de « monodrame », utilisé par Dorrit Cohn pour décrire le modèle ultime du monologue intérieur, a bien donné lieu à des œuvres réelles ; citons les Monodrames de Saint-Pol-Roux. Le traitement du Livre de Monelle n’est pas le chapitre le plus convaincant du livre : en voulant à tout prix rattacher ce recueil au genre du roman, on perd son caractère fragmentaire, de bric et de broc, et l’effet très peu romanesque qu’il a sur le lecteur. D’ailleurs, si Les Nourritures terrestres ne font pas partie, pour Valérie Michelet-Jacquod, des romans symbolistes, il n’y a pas de raison d’inclure Monelle, qui a servi de modèle à Gide, dans cette catégorie. Il faudrait aussi discuter l’idée d’un « lâcher prise de l’intelligence » et d’une écriture impressionniste chez Schwob, l’un des littérateurs les plus conscients de ses effets. Le roman symboliste, dont les dénominations fluctuent au cours de cet essai (« roman de l’être », « de l’extrême conscience », « autocritique », « condensé ») – signe des difficultés de sa définition – ne trouve donc pas son unité dans la cohérence stylistique des différentes œuvres qui composent son corpus, mais dans la question à laquelle ces œuvres tentent de répondre : celle de la quête d’une unité nouvelle face à l’échec de la synthèse poétique.
Têtes de pipe. Pierre Jourde, Éric Naulleau, Le Jourde et Naulleau. Précis de littérature du xxie siècle (Mots et Cie, 2008, 280 p., 13,50 €). Il s’agit de la deuxième édition de ce qui se présente comme le Lagarde et Michard du xxie siècle. Réédition augmentée, avec l’apparition de nouveaux noms, Patrick Besson, Marc Lévy, Yannick Haenel et autres phares du roman contemporain, qui viennent se joindre aux cibles habituelles, Jardin, Angot, Labro, etc. Suivant le modèle de leurs glorieux aînés, Pierre Jourde et Éric Naulleau présentent pour chacun une notice biographique, suivie d’extraits annotés et d’exercices de dissertation, le tout dans un esprit potache assez réjouissant. L’arme choisie est redoutable : plutôt que le pamphlet satirique, les auteurs choisissent de partir des textes originaux pour en montrer, avec les armes du commentaire de texte académique, la vacuité essentielle. C’est efficace. La découverte, pour les non-initiés, des pages signées Marc Lévy et Anna Gavalda est proprement sidérante : on croirait de l’auto-parodie. À la longue, on ressent toutefois une certaine lassitude devant les enfilades de notes et la répétition des mêmes procédés qui tourne à la facilité. On pourrait tout aussi aisément entrelarder de notes moqueuses n’importe quel extrait de n’importe quel auteur, et que les Échenoz, Bergounioux, Modiano qui attirent en général moins les sarcasmes que les plumitifs retenus par Pierre Jourde et Éric Naulleau, voleraient aussi en éclats. On remarque ici que Philippe Sollers, sous l’attaque, plie mais ne rompt pas et que ses textes résistent plutôt bien.
Vailland. Alain-Georges Leduc, Roger Vailland (1907-1965). Un homme encombrant (L’Harmattan, 2009, 225 p., 21 €). Livre bien déplaisant, où l’auteur se met en scène de façon plutôt inutile, comme s’il pouvait nous intéresser (« Pierre Soulages […] me reçoit alors que je viens de croiser Ségolène Royal »), tout en s’employant à dénigrer ceux avec qui Vailland eut maille à partir : Breton (traité de « cocu commis voyageur », voilà qui est élégant), Aragon (à propos duquel sont rassemblés ragots et perfidies qui ont déjà traîné partout). Parfois, ces sorties sont incohérentes, comme dans le cas de Dominique Desanti, dont Alain-Georges Leduc cite plusieurs fois le témoignage, tout en la couvrant d’insultes. L’auteur est plus intéressant lorsqu’il s’interroge sur la place de l’homosexualité jusqu’au cœur de la personnalité de Vailland et dans ses relations avec Roger Gilbert-Lecomte. Le problème de ce volume tient à ce qu’Alain-Georges Leduc paraît absolument incapable de s’en tenir à une ligne de pensée, à une démonstration, mais se laisse aller à l’impulsion du moment, multipliant les digressions, souvent à l’intérieur d’une phrase (serait-ce le gonflement du traitement de texte mal maîtrisé ? Tout porte à le croire). C’est souvent bouffon, comme lorsqu’il tient à noter à qui appartient « l’impressionnant pénis » filmé par Jean Genet dans Un chant d’amour – ce qui n’a strictement rien à voir avec Vailland La quatrième de couverture nous apprend que l’auteur est romancier, critique d’art et professeur : il y excelle peut-être, mais il ne sait pas écrire, et le constat qui clôt son avant-propos n’est malheureusement que partiellement juste : « Un nouveau « Vailland » était nécessaire, que voici. » Les deux derniers mots sont très exagérés. Attendons un nouveau Vailland, bien nécessaire pour faire oublier ce méchant brouillon dont nous ne relevons pas les abondantes bourdes et inexactitudes.
Verlaine. Jean-Baptiste Baronian, Verlaine (Folio Biographies, 2008, 217 p., s.p.m.). Un livre qui n’est en rien mémorable, n’étant même pas un chef-d’œuvre d’ineptie comme certains consacrés au Pauvre Lelian. Il atteint cependant un niveau assez considérable d’anodinitude (l’anodinitude, ça n’existe pas, ça n’existe pas, eh ! pourquoi pas ?). Rarement totalement faux, ce résumé, court, aéré, est assez vague et son apport, soluble dans l’air. Quelques relents d’impressionnisme, mais pas dans le sens de Monet. L’auteur croit savoir que « Mis en vente, les Poèmes saturniens passent totalement inaperçus, et du public, et de la critique… », « excepté » d’Anatole France : on connaît cependant plus d’une quinzaine de réactions imprimées au recueil, comme l’auteur l’aurait constaté sans difficulté en utilisant le premier volume de la Correspondance générale de Verlaine par Michael Pakenham, qui a été visiblement l’un de ses livres de chevet. Avec son évocation sténographiquement clichéique du Parnasse contemporain, ses approximations fréquentes (« Satirettes » n’est pas le « sous-titre » de Monsieur Prudhomme mais une indication – en fait « SATIRETTES / I » – figurant au-dessus du titre dans La Revue du Progrès, sans que l’on puisse savoir si elle est de l’auteur ou de la rédaction de la revue), ses inévitables coïncidences (la mort du père le jour de publication de Nevermore dans L’Art), l’ouvrage n’a rien à voir avec la recherche, et une recension serait mieux à sa place dans une revue, qu’on tarde à créer, intitulée Anecdotes littéraires. Sont cependant, somme toute, d’une certaine inventivité ses télépathiques reconstructions de la psychologie de la mère : « Confusément elle pressent que la grossesse, cette fois, ira jusqu’à son terme » ; « Stéphanie est tellement heureuse, tellement comblée, tellement émue, qu’elle ne voit pas que le nouveau-né est « d’une laideur singulière » » – cette dernière citation venant des intuitions fulgurantes de François Porché dans son Verlaine tel qu’il fut (1933), l’une des références principales de l’auteur, à côté de Delahaye et de Mathilde Verlaine. Si l’auteur a certes pratiqué, par quelques tangentes des plus rapides, une biographie de Rimbaud ou le livre consacré à « l’incident de Bruxelles » par Bernard Bousmanne (dont le nom est estropié dans la bibliographie), il serait difficile d’inférer que le travail de documentation ait trop épuisé l’auteur. Quant à l’idéologie de Verlaine, c’est du pur Porché : « D’abord très indécis puis très opportuniste, Verlaine se découvre tout à coup une âme communarde et se demande s’il ne reprendrait pas son travail à l’Hôtel de Ville dans le camp des opposants à Thiers. » L’auteur n’a pas assez lu, encore une fois, la correspondance du poète, ni tenu compte des indications de nombreux amis et connaissances qui faisaient du Verlaine de l’époque un rouge convaincu, ce que confirme clairement le poète à de nombreuses reprises. L’auteur ayant déjà produit un Baudelaire dans la même série, les paris se feront sur le prochain bénéficiaire : à Arthur le tour ?
Vian. Chloé Delaume, Les Juins ont tous la même peau : rapport sur Boris Vian (Points, 2009, 80 p., 5 €). Récit d’une passion, description d’un culte, élégie pour un reniement, chant funèbre, rap de toutes les douleurs : ce texte bref fait entendre la voix d’une « fiction » puisqu’il n’y a de Chloé qu’à cause de Vian, de Delaume qu’à cause d’Artaud. Dans tout ce qu’a publié Chloé Delaume, la mort règne, tout comme dans ses performances ou dans le graphisme de son site (l’un des plus riches des sites d’écrivains contemporains) – la mort qui a rendu impossible la rencontre fantasmée entre l’adolescente désespérée, confinée dans sa banlieue, et le héros disparu entre Saint-Germain-des-Prés et Ville-d’Avray. Au bout de la recherche, il n’y a qu’une tombe. À sa façon, ce texte est aussi un essai théorique : « Les biographies ne sont là que pour ça, pour nourrir les vivants de la substance des morts, pour que leurs poumons s’enflent aux éventés secrets, un viol pour la bonne cause, une tournante nécrophile rythmée d’avidité à jamais insatiable. » Ou bien : « Prendre l’histoire littéraire juste comme un papier bulles. Y enfoncer mes ongles chaque cloque se fait bubon regorgeant de charades. » Pour entrer dans ce texte dont la syntaxe déroute (« fébrile âme fausse-couchée emmitouflée de glaires foetus tuberculose »), il faut accepter de l’entendre plutôt que de le lire, prendre le tempo de sa prosodie haletante, profiter des pauses plus fluides, replonger dans le kaléidoscope des mots pris comme une matière pour une gestuelle plastique dont la force ne peut laisser indifférent, pas plus que le long cri dont elle résonne. Une première édition de ce livre avait paru en 2005. Sa publication en format de poche ramènera l’attention vers des œuvres antérieures remarquables, comme Les Mouflettes d’Atropos ou Le Cri du sablier.
Viardot. Michèle Friang, Pauline Viardot : au miroir de sa correspondance. Biographie (Hermann, 2008, 288 p., 25 €). Le titre tient ses promesses : c’est bien une biographie scandée par les lettres de la célèbre cantatrice, à qui l’auteur laisse souvent la parole, et aussi par de nombreux extraits de critiques musicales sur ses récitals, et qui restitue ainsi sa vie, qui fut extrêmement remplie. Vivantes et pleines de détails sur la vie musicale, ces lettres sont fort intéressantes, et l’on se prend à songer qu’un choix de lettres de Pauline Viardot formerait un volume plein d’intérêt. On connaît certes celles à George Sand, mais il y a aussi la longue correspondance avec Julius Rietz, confident privilégié, et celle avec Mathieu Wielhorski. Les deux grandes amitiés de Pauline Viardot furent celles qui la lièrent à George Sand (qui s’inspira d’elle pour sa Consuelo) et à Ivan Tourgueniev. On y ajoutera Ary Scheffer. Avec le second, l’amitié semble être allée jusqu’à l’amour, ou tout au moins une forme de profonde affection réciproque, sous l’œil en apparence bienveillant de son mari Louis Viardot, bien plus âgé qu’elle, et qu’elle avait épousé sans amour. Malheureusement, si nous avons 250 lettres de Tourgueniev à Pauline (et encore le texte publié n’en est-il sans doute pas intégral), seules 25 réponses de celle-ci nous sont parvenues. On a souvent écrit que Pauline, Louis Viardot et Tourgueniev finirent par former un ménage à trois. Ce qui est certain, c’est que la cantatrice et l’écrivain russe étaient deux êtres d’exception, qui s’étaient reconnus l’un l’autre et ne se souciaient pas d’avoir des relations dictées par les normes de la société. Amitié amoureuse, qui alla peut-être plus loin encore. Pauline eut aussi des soupirants, certains empressés, comme Musset, Berlioz et Gounod. D’un physique non pas ingrat, mais particulier et, au fond, anti-classique, elle possédait un charme indéniable, et sa passion musicale et sa grande intelligence faisaient le reste. Sa réputation de diva, considérable, déborda même l’Europe, pour gagner les États-Unis et la Russie. Elle avait de qui tenir, étant la sœur de la Malibran et la fille du célèbre compositeur espagnol Manuel Garcia. De fait, c’est toute la musique européenne qui défile dans ce livre : Rossini, Meyerbeer, Liszt, Halévy, Berlioz, Spontini, Chopin, Robert et Clara Schumann, Gounod, Saint-Saëns, Wagner, Massenet, Bizet… Comme le note sa biographe, les goûts de Pauline la portaient plus vers la musique romantique et classique que vers « la musique de l’avenir ». Elle sut donc remettre à l’honneur de grands compositeurs comme Haendel et Gluck. La « fin du rêve » se situa pour elle après la guerre de 1870, lorsqu’elle dut quitter Baden-Baden et vendre la villa qu’elle y habitait. Désormais fixée à Paris, avec Tourgueniev demeurant près d’elle, elle ne chante plus, mais joue de la musique, compose des lieder et une opérette, donne des leçons et reçoit beaucoup. Elle s’éteint en 1910. Michèle Friang, qui a fait des recherches dans les bibliothèques – et a le mérite de faire appel aussi aux catalogues de ventes aux enchères –, est parvenue à donner un portrait vivant et documenté de Pauline Viardot. Peut-être regrettera-t-on qu’elle n’ait pas reproduit le portrait qu’en avait peint Ary Scheffer, et aussi le dessin de Delacroix ; mais des contraintes éditoriales ont pu jouer. Passionnée par son art, qui fut toute sa vie, Pauline Viardot eut la générosité d’acheter, en faisant le sacrifice de ses bijoux, le manuscrit du Don Giovanni de Mozart, qu’elle léguera à la France. C’est assez pour qu’on se souvienne d’elle.
Villiers. Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, Tableau de Paris sous la Commune, suivi du Désir d’être un homme(Sao Maï, 2008, 103 p., 6 €). L’attribution à Villiers d’une série de textes signés Marius parue dans Le Tribun du peuple du 17 au 24 mai 1871 a toujours posé un problème. Les éditeurs de la Pléiade les avaient néanmoins inclus en petit caractères, en s’entourant de précautions. Villiers communard, pourquoi ? Tel est l’objet de la longue préface signée par l’éditeur. Très documentées, faisant feu de tout bois, mais d’une syntaxe un peu pénible, ces pages sont intelligentes, pleines de conviction, et emporteront peut-être celle du lecteur, lequel peut conclure que, si ce n’est pas Villiers, c’est quelqu’un qui lui ressemble étrangement.
Wagnérisme. Timothée Picard, L’Art total. Grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner) (Presses universitaires de Rennes, 2008, 464 p., 22 €). Qu’est-ce que Wagner ? Un défi lancé à l’Europe de la fin du xixe siècle : celui de la totalité. Dans cet essai qui court de 1860 à la fin du xxe siècle, l’auteur montre comment se sont articulés, d’une manière nécessaire, les propositions esthético-politiques de Wagner et les questionnements qui traversaient l’Europe des Nations. Le désir d’une œuvre-monde, né avec le modèle grec, repensé à travers le prisme du christianisme médiéval, hante la culture occidentale : au xixe, les bouleversements esthétiques (remise en cause de la mimésis), historiques (naissance du nationalisme, parlementarisme, démocratisme) et métaphysiques (déconstruction du sujet et de son rapport au monde) conduisent à penser l’art total comme le moyen de réunifier le Moi, la communauté humaine et l’univers. Wagner, dans cette perspective, offre à la fois un modèle de synthèse esthétique, l’opéra, par la fusion des arts, et un modèle de synthèse politique, le festival, destiné à cimenter une communauté humaine. Il y a donc un « défi wagnérien », dont Mallarmé a été bien conscient. Le Gesamtkunstwerkimpose aux artistes une prise de position par rapport aux choix esthétiques de Wagner, et la définition de leurs propres moyens d’accès à la synthèse. Timothée Picard montre, dans un parcours qui va des premières justifications théoriques de la synthèse des arts à la critique post-moderne de l’utopie de la totalité artistique, la place centrale que la figure de Wagner a tenu dans la pensée artistique occidentale. Si « la question par excellence de l’Occident moderne » est celle « de la forme : cette nécessité pour tout peuple d’accéder à sa propre image dans un présent collectif élevé au niveau de l’éternité », Wagner permit en effet, en réponse à la désacralisation du monde, d’imaginer des méthodes pour refonder l’homme et la cité par un « théâtre poético-musical » aux fonctions politiques et religieuses. L’essai présente comment, dans un premier temps, l’œuvre wagnérienne a servi de modèle déformé à des auteurs comme Péladan, Wyzewa, Romain Rolland ou Dujardin, avant de révéler ses contradictions et de conduire D’Annunzio, Claudel ou les avant-gardes russes et italiennes à proposer d’autres formes de totalité, fondées sur la Nation, la religion ou politique. Dès lors, l’art occidental se détacha toujours davantage du modèle wagnérien, critiquant les soubassements théoriques de l’utopie de l’œuvre-monde par la parodie ou l’ironie d’un Thomas Mann, d’un Laforgue, d’un Broch. D’où la tentation, au cours du xxe siècle et particulièrement ces vingt dernières années, d’un opéra anti-opéra, se faisant toujours plus distancié par des mises en abyme et des détournements, manière, non de répondre au défi de l’art total, mais « d’escamoter les questions soulevées par le caractère problématique de l’opéra à l’époque contemporaine ». Enfin, chez Hesse et Robbe-Grillet, la critique du wagnérisme issue de Nietzsche se mue en haine d’un système conçu comme le germe du totalitarisme et du kitsch, deux formes de la totalité négative, qu’elle soit politique ou économique. Ce livre relie les fils esthétiques, politiques et métaphysiques d’un questionnement qui structura en profondeur la pensée occidentale : à travers le défi wagnérien, c’est la triple quête de la synthèse des arts, de l’unité politique de l’Europe et de la relation de l’homme au monde qui se met en scène.
Zola. Daniel Compère, Catherine Dousteyssier-Khoze, Zola. Réceptions comiques. Le Naturalisme parodié par ses contemporains (Eurédit, 2008, 278 p., 70 €). Comme l’indiquent avec une clarté presque aveuglante le titre et le sous-titre de ce recueil, sont rassemblés dans ces pages, souvent désopilantes malgré elles ou agressivement drôles, les textes parodiques que les romans de Zola ont pu inspirer de 1879 à 1889. Une dizaine d’années, donc, de déformations rageuses, de déviations ironiques et sarcastiques, de défoulements comiques, qui, le plus souvent, reprennent en chœur le leitmotiv de la critique la plus conservatrice, toujours fondamentalement négative quand il s’agit de mettre en lumière ce qui est le propre de Zola : la malpropreté, l’ordure, la vidange. Il y a là un motif consacré, une topique, dont se saisit, avec une jubilation impure, la presse parodique. La « littérature putride » devient, à partir de 1879, c’est-à-dire au moment où s’organise l’offensive anti-naturaliste, un sujet à la mode que l’on peut orchestrer diversement et chanter sur tous les tons. De là, des raffinements, des subtilités, des accents précieux et contournés dans le registre de la charogne et de ses dérivé – toute une sous-littérature. De fait, l’anthologie proposée par Daniel Compère et Catherine Dousteyssier-Khoze obéit à une division qui reflète l’abondance et la diversité des prestations et performances hypertextuelles du moment : récit, poèmes, parodies théâtrales. Les pratiques du détournement essaiment et s’emparent des formes et des genres disponibles, pour mieux exhiber les traits distinctifs d’une esthétique qui accorde à la laideur et à la pourriture rang de valeurs. À côté des plumitifs que le vent de l’histoire a balayés et qui ont eu l’heur éphémère de se frotter à Zola, se distinguent des noms qui méritent qu’on s’y attarde : Alphonse Allais, l’un des maîtres des Hydropathes, ou Rodolphe Salis, fondateur du Chat Noir, y vont de leurs belles pages. On lira avec une pincée de gros sel le texte que Paul Signac publie dans Le Chat Noir du 11 février 1882, plaisamment présenté comme une « trouvaille », un papier jeté de la fenêtre du maître de Médan et recueilli pieusement par « l’humble citron ». La chose s’intitule Mounard dit La Trique. Simple document. Ainsi, Nana, Pot-Bouille, Le Ventre de Paris alimentent cette veine parodique qui enfle souvent gratuitement, moins dans le dessein de récuser les formes, les moyens et les visées du Naturalisme que dans le but, ambigu, de se hisser au niveau d’une écriture qui a l’avantage de scandaliser – et de révulser la bonne conscience esthétique de quelques-uns.
[Jean-Pierre Bacot, Olivier Bara, Pauline Bernon, Pierre Berthon, Patrick Besnier, Laurence Brogniez, Françoise Cestor, Alain Chevrier, Caroline De Mulder, Bertrand Degott, Philippe Didion, Amélie Dorais, Clara Édouard, Louis Forestier, Anthony Glinoer, Jean-Pierre Goldenstein, Jean-Paul Goujon, Suzanne Macé, Agnès Machet, Bertrand Marchal, Hugues Marchal, Robert Melançon, Steve Murphy, Michel Pierssens, Henri Scepi, Julien Schuh, Yves Thomas, Jean-Didier Wagneur.]