EN SOCIÉTÉ

Alain-FournierBulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, n° 118, Autour du Grand Meaulnes(Association des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, 2007,
130 p., 19 €). Qui donc a jugé utile de demander à une sémioticienne, réticente de surcroît, de passer à la moulinette sémiotique le début et la fin du Grand Meaulnes ? Le résultat était prévisible : « Serions-nous à l’aube d’un récit où l’objet-valeur principal n’obtiendra qu’un statut de perte ? » C’est à craindre en effet (reconnaissons que cette étude est amenée avec d’infinies précautions et que, dans le genre, on a connu bien pire). Pour le reste, notons deux études sur Alain-Fournier et Proust, la correspondance entre André Barsacq et la terrible Isabelle Rivière à propos d’une éventuelle adaptation au cinéma du Grand Meaulnes (le projet traîne pendant près de trente ans, de 1932 à 1960) et un intéressant compte rendu (trop bref, hélas !) d’une nouvelle traduction du roman d’Alain-Fournier en Penguin Books par Robin Buss.

BenoitLes Cahiers des Amis de Pierre Benoit, 2007, n° XVIII (4 place de la République, 46500 Gramat ; 130 p., s.p.m.). Longue étude – soixante-dix pages – sur les mystifications littéraires de Pierre Benoit et de Charles Derennes : La Grande Anthologie, Le Journal des Goncours, les romans d’Henri Seguin, Un train entre en gare etLe Jocond.

BibliographieRevue d’histoire littéraire de la France, hors série, Bibliographie de la littérature française. Année 2006 (PUF, 2007, 780 p., 28 €). Une note de lecture ne saurait rendre justice à ce type de publication. Le lecteur le plus naïf ne croira jamais que le chroniqueur – même attentif – aura effectivement lu intégralement les presque 800 pages d’un outil qui répertorie les travaux critiques portant sur cinq siècles de littérature française : du xvie au xxe siècle. La section « Généralités » regroupe, selon un classement alphabétique, les outils, anthologies, bibliographies, dictionnaires, hommages, études générales sur les genres littéraires publiés pendant la période de référence. Dans l’ensemble, l’effet est accablant : que de travaux a priori fort intéressants sur la sociocritique, la réception des œuvres, le pastiche, le récit d’enfance, la valeur littéraire, qu’on ne lira jamais tous, faute de temps ! D’autant que chaque période traitée s’ouvre elle aussi sur le relevé de ses propres généralités avant de se consacrer aux auteurs classés par ordre alphabétique. Quelques indicateurs chiffrés, tout d’abord. Chaque section séculaire représente, par rapport à l’ensemble des notices, approximativement 8 % pour le xvie, 8,5 % pour le xviie, 10,5 % pour le xviiie, 25 % pour le xixe et 47 % pour le xxe siècle. On ne verra là aucune évaluation qualitative mais des quantificateurs intéressants qui pourront aider les jeunes chercheurs en quête de poste à choisir la bonne section ! Une bibliographie invite, tout comme un dictionnaire ou une encyclopédie, à une lecture buissonnière. On se limitera ici aux deux sections concernant les xixe et xxe siècles, périodes de prédilection d’Histoires littéraires. Toutes les Grandes-Têtes-Molles sont évidemment au rendez-vous, de Balzac à Zola, d’Apollinaire à Valéry. Bonne tenue de Baudelaire, Chateaubriand, Flaubert, Théophile Gautier, des frères Goncourt, de Hugo, Mallarmé, Maupassant, Nerval, Rimbaud, Sand, Stendhal, Verne, Zola ; Champfleury, Alphonse Daudet, Remy de Gourmont, Heredia, Schwob, à la hausse ; regain d’intérêt pour Judith Gautier, Laforgue, Jules Lermina, Jean Lorrain, Joseph de Maistre, Mirbeau, Nodier, Ozanam, Rachilde ; pourraient faire mieux : Bloy, Lamartine, Lautréamont, Musset, Renard, Verhaeren, Verlaine, Vigny, Villiers de l’Isle-Adam… Bien entendu, quelques événements conjoncturels brouillent parfois certains phénomènes comme, au siècle suivant, la publication, en 2006, d’un numéro des Cahiers des Amis de Pierre Benoît – ici débité en tranches – qui parviendrait presque à faire croire qu’avec vingt-neuf entrées recensées nous assistons à l’irrésistible retour de l’auteur de Kœnigsmark. Malgré ces réserves, observons quelques tendances caractéristiques du défunt siècle. Bonne tenue d’Apollinaire, Aragon, Artaud, Bataille, Beauvoir, Beckett, Blanchot, M. Butor (bien plus représenté qu’Alain Robbe-Grillet), Camus (Albert…), Céline, Cendrars, Cixous, Claudel, Duras, Echenoz, Gide, Giono, Giraudoux, Gracq, Green, Houellebecq, Malraux, Mauriac, Modiano, Péguy, Sartre, Claude Simon, Valéry, Yourcenar ; très bonne tenue de Perec et de Proust ; à la hausse : Bonnefoy, A. Cohen, A. Djebar, A. Ernaux, l’Oulipo ; regain d’intérêt pour Jean-Richard Bloch, Claude Cahun, Benjamin Fondane, Ivar Ch’Vavar, Larbaud, Vialatte ; tassement de Robbe-Grillet ; absence – dans des genres tout à fait différents – d’A. Boudard, J. Ricardou, B. Schreiber, A. Spire ; pourraient faire mieux : Alain, Bernanos, Christian Bobin, Breton, Char, Cravan, Crevel, Delteil, Duhamel, Gadenne, Gary, R. Guérin, E. Guillaumin, Hardellet, Hyvernaud, Léautaud, Malaquais, Montherlant, Ollier, Ponge, Prévert, Romain Rolland, Jules Romains, Nathalie Sarraute, Michel Tournier, Tzara, Vian. La littérature francophone reste globalement sous-représentée, même si deux entrées sont consacrées à Herménégilde Chiasson. Différents index – auteurs, titres, sujets – complètent cet ensemble à consommer sans modération et complémentairement avec d’autres sources bibliographiques, imprimées ou électroniques.

BlochBulletin des Études Jean-Richard Bloch, mars 2007, n° 13 (64 rue Stendhal, 75020 Paris ; 270 p., 12 €). Deux ensembles dans ce volumineux numéro : de « Nouveaux Regards sur la guerre d’Espagne » où il n’est qu’indirectement question de Jean-Richard Bloch (ceci n’est pas un reproche) et la correspondance entre celui-ci et Élie Faure présentée par Jean-Paul Morel. La plupart des lettres de l’auteur de l’Histoire de l’art proviennent du tome III de ses Œuvres complètes. Curieusement, aucune localisation n’est indiquée pour les autres, et les principes d’édition ne sont guère expliqués. L’annotation est parfois bien maigre (qui peut comprendre les deux premières lettres ?). Malgré ces réserves, on ne peut que se réjouir de cette publication.

Les cahiers Jean Cocteau n°5 CocteauCahiers Jean Cocteau n° 5, Cocteau et l’Italie. Démarche d’un poète(Michel de Maule, 2007, 160 p., 22 €). Est-ce vraiment un bon sujet ? Cet ensemble consacré à Cocteau et l’Italie déçoit. Pour l’essentiel, c’est un résumé de sa thèse par Elena Fermi, qui entend faire en cinquante pages une synthèse du sujet. Les chapitres importants (D’Annunzio, De Chirico) se trouvent ramenés sur le même plan que d’autres, superficiels, relevant de la simple mondanité. Le style laisse rêveur : l’Italie est « la Péninsule » et Venise « la Perle de l’Adriatique » : pas moins. Suit une étude confuse sur l’adaptation au cinéma deLa Voix humaine par Rossellini, interprétée par Anna Magnani (illustrée par des photogrammes qu’on dirait en anamorphose). Enfin, un groupe de documents fort intéressants, dont la correspondance Cocteau-D’Annunzio. Ces documents auraient presque suffi. La deuxième partie est consacrée à l’édition critique, par David Gullentops, deDémarche d’un poète, paru en édition bilingue franco-allemande à Munich en 1953 et depuis longtemps introuvable sous sa forme première (Cocteau l’a réutilisé sous diverses formes).

ContraintesFormules. Revue des créations formellesSurréalisme et contraintes formelles, sous la direction d’Henri Béhar et Alain Chevrier (Noésis, 2007, 334 p., 25 €). Actes d’un colloque qui s’est tenu en Sorbonne en octobre 2006 – fait exceptionnel, ces actes ont mis moins d’un an à paraître ! – et où il s’est agi, par delà les (pseudo-)batailles historiques, de faire dialoguer les éventuels toujours tenants du Surréalisme – affichant de travailler sans contraintes – aux explorateurs, à la suite de Queneau et de l’OULIPO, d’une littérature revendiquant explicitement les contraintes. l’OULIPO n’y est finalement pas très présent. On ne saurait en tout cas faire œuvre de juré dans cette affaire, un bilan n’ayant pas été fait par les organisateurs, et l’on se contera de pointer la communication de Sophie Lemaître pour les contradictions soulevées (« L’Usage de la forme du dictionnaire par les surréalistes ») ou celle de Vittorio Trionfi (« Antonin Artaud : cinéma et critique du modèle automatique »), qui a oublié d’aller consulter le scénario de Germaine Dulac à l’Arsenal. Petite critique : les Anglo-Saxons ont coutume, dans les Actes de colloque, de préciser l’origine des intervenants, ce que l’on a négligé ici de faire.

CruautéLe Visage vert, n° 14, juin 2007 (Zulma, 174 p., 19 €). Après quatre ans d’interruption, Le Visage vertest de retour, grâce à un nouvel éditeur. La maquette et la couverture, imitant les affiches typographiques du xixe siècle, sont très réussies. L’horreur, le sadisme et le fantastique sont à l’ordre du jour, avec une prédilection pour les pires écrivains de la complaisante soupe « décadente », comme Félicien Champsaur et Jean Lorrain et le sadisme de bazar. Quelques études critiques alternent avec cette anthologie, la plus intéressante portant sur Arsène Houssaye, dont on se dit qu’une biographie serait très bienvenue.

DumasCahiers Alexandre Dumas n° 34, 2007, Montevideo ou une Nouvelle Troie (Encrage, 142 p., 20 €). Réédition, présentée et fort savamment annotée par Jacques-André Duprey, du récit « mercenaire » de Dumas,Montevideo ou une Nouvelle Troie. À part quelques extraits repris dans les Mémoires de Garibaldi en 1860, l’œuvre n’avait pas été rééditée depuis sa première publication en 1850. Dumas l’avait « écrite » à partir de notes fournies par le général Pacheco, venu en France défendre la cause de sa patrie assiégée par le dictateur argentin Rosas. L’homme de lettres la dédia « aux héroïques défenseurs de Montevideo ». Grâce aux notes érudites de Jacques-André Duprey, Français de Montevideo, les amateurs de Dumas pourront découvrir cette œuvre de circonstance peu connue, en faisant la part de la propagande et de la réalité historique.

Bulletin des Amis d'André Gide n°155Gide (1)Bulletin des Amis d’André Gide, n° 155, juillet 2007 (92 rue du Grand-Douzillé, 49000 Angers ; 150 p., 13 €). Après une analyse graphologique de Gide réalisée en 1913-1914, l’essentiel du numéro est consacré au dossier préparatoire deCorydon. Chargé de la nouvelle édition de la Pléiade, Alain Goulet publie un ensemble de documents qui ne pourront trouver place dans celle-ci, vu « les conditions actuellement si rigoureuses de la collection » – ce qui est déplorable. Au moins disposons-nous maintenant de ces documents recopiés ou découpés : Vies de Plutarque relues plume à la main, compte rendu du procès Eulenburg, tout est bon à Gide, comme on le sait, pour défendre sa thèse – jusqu’au Chantecler de Rostand ! Les vues neuves sur l’histoire de l’art laissent rêveur : devant Le Concert champêtre de Giorgione, « il songeait que l’école vénitienne, ivre de couleurs, s’était, par cette glorification de la femme, perdue pour la sculpture ». Gide ajoute prudemment : « À vérifier ». On croirait lire le Huysmans pince-sans-rire d’À rebours – mais Gide ne plaisante pas ! Alain Goulet publie aussi quelques lettres d’adolescents déchirés par leurs désirs pédérastiques et suppliant Gide de les aider, lettres tragiques (l’une émanant d’un homme devenu célèbre). En complément, les deux grands feuilletons du BAAG, le journal de Robert Levesque et celui de Jean Lambert (dont la publication s’arrête ici).

Gide (2)Bulletin des Amis d’André Gide, n° 156, octobre 2007 (92 rue du Grand-Douzillé, 49000 Angers ; 150 p., 13 €). Que dire, que dire de ce bulletin entièrement consacré au 60e anniversaire du Prix Nobel de Gide, où l’on peut lire les remerciements de l’écrivain, les télégrammes et lettres de félicitation, furieusement inintéressants, et les réactions à travers la presse internationale, plus lisibles ? Il manque un article d’analyse de tous ces papiers, qui trouvent cependant ici, il faut bien l’admettre, la seule occasion de reparaître après des années d’oubli dans leurs quotidiens respectifs (et dans le dossier de coupures de presse de la secrétaire de Gide de l’époque). Les revues d’amis d’écrivains ont cela de bien : elles autorisent la publication de « hors d’œuvres » inimaginable ailleurs.

GiraudouxCahiers Jean Giraudoux n° 35 (Presses universitaires Blaise-Pascal, 2007, 378 p., 17 €). Les éditions Bernard Grasset ont abandonné la publication de ces Cahiers, qui ont trouvé refuge à l’Université de Clermont-Ferrand, sans abandonner pour autant leurs traditions. Ce numéro est consacré à L’Apollon de Bellac, pièce à problèmes : création par Jouvet en exil, au Brésil, deux versions et double titre Marsac/Bellac. L’édition critique d’un des manuscrits, par Mireille Brémond et Guy Teisssier (manuscrit utilisé, mais incomplètement, pour l’édition de la Pléiade), permet d’approfondir la genèse. Utile liste des représentations et publication fort bien venue de la revue de presse de la création parisienne – sauf sur un point : on sait que cette création par Jouvet en 1947 accouplait de façon inattendue L’Apollon avec… Les Bonnes de Jean Genet. Or, les articles critiques ont été systématiquement amputés des paragraphes consacrés à Genet, ce qui est hautement regrettable. Pour le reste, avouons un sentiment de trop-plein : trop d’articles brefs et sympathiques, sans doute, mais dont la nécessité n’est pas très évidente (en particulier toute la deuxième partie, « Impressions d’artistes », notes de metteurs en scène ou d’acteurs). À notre avis, les Cahiers Giraudoux devraient resserrer leur sommaire autour de l’essentiel. Les responsables devraient aussi se relire avec plus d’attention ; les pages 9 et 10 sont accablantes, où on lit textuellement ceci (le début en titre et en gras): « Les auteurs des Cahiers 35 / ont été réalisés par / BRÉMOND Mireille […] PRÉVOT Anne-Marie » et la liste des auteurs poursuivie avec cette inversion scolaire du nom et du prénom.

Œil bleuL’Œil bleu. Revue de littérature n° 4, octobre 2007 (59 rue de la Chine, 75020 Paris ; 64 p., 12 €). Dans cette quatrième livraison, Nicolas Leroux et Henri Bordillonsont une fois de plus à l’œuvre pour mettre en lumière les parages littéraires de Gustave Le Rouge. Consacré à Verlaine, au poète Jean Dayros (Jean-Donatien Colombié) et à l’anarchiste Auguste Linert, ce numéro invite aussi à prendre connaissance d’une bibliographie détaillée d’une revue de véritables francs-tirailleurs, Le Coup de feu (1885-1889) et à découvrir une nouvelle, Tragique histoire, publiée par Le Rouge en 1896 dans le premier numéro de Plaisance-Montparnasse. Au départ, Henri Bordillon se propose de bien situer « Pour la Kermesse du 20 juin 1895 (Caen) », un sonnet de circonstance de Verlaine. Par la suite, en s’interrogeant sur le récent numéro de la revue Europe voué à l’exploration de l’art poétique de Verlaine, Noël Herbin apporte des éclaircissements en jetant un doute sur l’attribution à Paul Verlaine de trois quatrains en hommage à Moréas et deux vers isolés dédiés à une femme, Ywonna, parus dans le recueil Autres Montparnos de Michel-Georges Michel. Cette mise au point est suivie d’une iconographie qui comporte notamment un dessin de Verlaine en singe et un dessin, de la main de Le Rouge, de Verlaine en juge. Le numéro s’achève avec un témoignage d’Auguste Linert, « Souvenirs des temps d’anarchisme (1885-1895) ». D’amples annotations de Nicolas Leroux ouvrant des perspectives sur l’époque enrichissent ce témoignage.

 

Les amis de Louis Pergaud n°43PergaudLes Amis de Louis Pergaud, n° 43, 2007 (Les rachats, 26120 Chabreuil ; 104 p., abonnement : 14 €). Souhaitons ne blesser personne en disant que ce bulletin est un sympathique fourre-tout, dans les textes comme dans leur présentation ou dans les abondantes illustrations. L’intérêt n’est pas toujours immense, mais les vrais amateurs de Pergaud se délecteront de ces trouvailles et de ces rapprochements. Dans une poignée d’inédits au déchiffrement souvent difficile, un sonnet intitulé Caserne s’ajoute au dossier des souffrances militaro-littéraires entre le Huysmans de Sac au dos et le Jarry des Jours et les Nuits. Tout est dit déjà dans le premier vers :

J’ai vécu, j’ai souffert parmi leurs pestilences.

PoundDominique de Roux et Ezra Pound. Exil (H), n° 5, mars 2007, Cahiers de la Société des lecteurs deDominique de Roux (36 avenue Carnot, 63000 Clermont-Ferrand, 71 p.,
20 €). Le vieil Ezra Pound n’était guère commode et ne parlait quasiment plus, mais Dominique de Roux avait su l’apprivoiser. Au même titre que Céline, auquel l’essayiste et romancier consacra un livre très évocateur, c’était à ses yeux le grand solitaire portant en lui la mort des temps modernes. Ce cahier (très bien imprimé) reproduit les textes consacrés à Pound par De Roux entre 1965 et 1973, assortis de lettres à divers correspondants. Ces textes, qui sont parfois un peu répétitifs (mais l’admiration est volontiers répétitive), constituent autant de plaidoyers en faveur de l’auteur des Cantos pisans, qui s’était réfugié dans le silence. Il est vrai que Pound était un cas bien particulier, à la fois par son engagement politique en Italie durant la guerre, par le terrible ostracisme qui le frappa ensuite, mais aussi par sa poésie et par ses théories, qui lui faisaient dénoncer l’usure et le capitalisme, pour prôner d’utopiques transformations économiques. Posant nettement « l’aventure politique chez les poètes comme une folie », De Roux s’attache à exalter la poésie de Pound, et aussi à préparer la venue du poète à Paris, ce qui lui donne l’occasion d’égratigner « la pensée parisienne mise en carte par la brigade mondaine des faiseurs de la NRF ». Il appelle aussi de ses vœux « l’ouverture révolutionnaire sur l’étranger », souhaitant une plus grande réception en France de la littérature étrangère. Il n’a sans doute pas tort. Car si, effectivement, on traduit beaucoup en France, il faudrait aussi se demander ce que l’on traduit. Quand on pense qu’il a fallu attendre quarante ans pour que soit enfin traduit The Romantic Agony de Mario Praz, et rien moins que cent deux ans, pour le chef-d’œuvre romanesque de Clarin, La Regenta ! De Roux sera plus efficace, comme le montrent ses deux Cahiers de l’Herne consacrés à Pound parus en 1965-66, dans le sillage desquels se situe la traduction des Cantos pisans. Les textes ici réunis fonctionnent comme une bonne invitation à découvrir la poésie de Pound, « seule fourmi sauvée d’une fourmilière détruite, du naufrage de l’Europe ». De Roux aurait pu reprendre le slogan tracé en lettres énormes, en 1952, par des membres de la beat generation sur les murs du Saint Elizabeth’s Hospital, où se trouvait reclus le poète : « Ez for pres ! »

Rimbaud (1). La Petite Revue de l’indiscipline n° 161 et 162, septembre 2007 (BP 124, 42190 Charlieu ; 80 p., 3,40 € chaque). Ces deux fascicules sont, pour la quasi totalité, consacrés à une étude de Maurice Hénaud, « Rimbaud : des secrets pour changer la vie ? », récrivant une version antérieure déjà parue dans la même « revuette ». Fragments de l’interminable questionnement qu’opère tout lecteur d’Une saison en enfer. Beaucoup, beaucoup de citations.

Rimbaud (2)Rimbaud vivant n° 46, juin 2007 (50 rue de Charonne, 75011 Paris ; 165 p., 30 €). Passons sur l’étonnement de voir un dessin attribué à « Paul Ransou » en ouverture de ce numéro : l’article de Louis Forestier sur la lecture du Bateau ivre au Théâtre d’Art du jeune Paul Fort en 1892, bien documenté, rétablit le nom du nabi Ranson, qui fournit le décor suggestif de cette représentation. Nicole Celeyrette-Pietri livre une étude sur l’influence de Rimbaud sur Gide et surtout Valéry, fasciné par l’utilisation des hasards de langage chez le poète voyant pour créer des sensations qui excèdent la doxa, annonçant l’usage de la combinatoire comme méthode de création poétique. On se promène ensuite à Chicago avec Brecht (Edward J. Ahearn), en Argentine avec Borges (Magdalena Cámpora), au Cabaret vert de Charleroi (Marc Danval). Du côté des études stylistiques, deux articles consacrés à Rimbaud et Verlaine, l’un (Steven Winspur) les rapprochant sur la thématique du mouvement, l’autre (Stamos Metzidakis) les éloignant, le « délyre » de Rimbaud étant considéré comme un dépassement de l’esthétique de Verlaine, voire de sa morale – et l’on nous présente Rimbaud en Humbert Humbert et Verlaine, conséquemment, en… Lolita ! David Ducoffre revient sur « L’Énigme des “Corbeaux délicieux” » du poème Les Corbeaux ; Jay Paul Minn propose une traduction anglaise de Barbare. Plus inattendu, l’article de Geneviève Hodin sur les « brillés », carafons de verre teinté vendus par Rimbaud au Harar.

Les amis de Georges Sand n°29SandLes Amis de George Sand, nouvelle série, n° 29, 2007 (12 rue George Sand, BP 83, 91123 Palaiseau ; 140 p., abonnement : 23 €). Ce numéro richement illustré s’intéresse d’une part à George Sand et la Pologne, d’autre part à l’engagement politique de l’écrivain. Arrière petite-fille d’un roi de Pologne, Sand fut l’une des figures les plus impliquées dans les déboires de ce pays et de ses émigrés à partir de la prise de Varsovie par les Russes en 1831. On connaît ses relations avec Chopin ou Mickiewicz (réétudiées ici par Iwona Dorota et Ewa Rutkowska) ; Marie-Paule Rambeau explore des fréquentations moins notoires et analyse la réception des œuvres de Sand dans le cercle des émigrés polonais, où son anticléricalisme choquait. Côté polémique, Bernard Hamon examine les engagements politiques de Sand dans la presse, par la pratique de la lettre ouverte, dont l’une, adressée à la Société des Gens de Lettres pour venir en aide aux réfugiés d’Alsace-Lorraine en 1872, est reproduite en intégralité. La revue se clôt sur de nombreux comptes rendus d’exposition, de parutions et de manifestations autour de Sand.

Science-fictionAlliage n° 60, juin 2007, Science-fiction (IUFM, 89 avenue George V, 06000 Nice ; 200 p., 18 €). Trimestriel stimulant, dédié à l’exploration interdisciplinaire des relations entre science, technique et culture, Alliageaccueille les actes, enrichis, d’un colloque intitulé Que prouve la science-fiction ? et voué à « interroger la portée philosophique » de ce genre. Douze contributions proposent des réflexions monographiques sur des « figures classiques », puis une enquête sur les liens entre SF et utopie, et enfin une section consacrée aux « marges de la science-fiction ». Malheureusement, l’ensemble est curieusement inégal. Si l’angle est certes philosophique, on s’étonne de voir si peu sollicitée la dimension littéraire des textes, qui les dotent d’enjeux propres. On regrette de même un manque de perspective historique qui, dès l’introduction, fait qualifier d’« improbable » la rencontre actuelle de « discours scientifiques, philosophiques, littéraires et, souvent, politiques », alors que la poésie scientifique, les textes d’un Diderot, les fictions machinistes de Butler ou les articles de Michel Serres sur Jules Verne sont autant de contre-exemples plus ou moins anciens qui invitaient à faire l’économie de ce lieu commun. De manière générale, les relations entre démarche expérimentale et création de « mondes possibles » sont sous-exploitées. Les articles sur Philip K. Dick et Isaac Asimov proposent des lectures thématiques qui n’échappent guère aux clichés (sur le cyborg, etc.), et quelques articles sont si truffés de coquilles que le lecteur doit rétablir des mots manquants. En revanche, outre la traduction d’un essai de Fredric Jameson sur la valeur politique de la fantasy, on gagnera à lire les contributions de la dernière partie. Elie During explore les liens entre le Grand Verre de Duchamp et les modèles mathématiques de la quatrième dimension, pour montrer combien cette œuvre met en question les limites de la représentation. Hugues Chabot et Jérome Goffette croisent épistémologie et philosophie de l’imaginaire pour examiner les enjeux et les modalités de l’écriture de Maurice Renard. Jean-Michel Salankis offre une réflexion stimulante sur la manière dont roman traditionnel et science-fiction élaborent des mondes : il montre que le premier « fictionne un monde, mais le laisse faire nature comme le monde réel », tandis que la science-fiction « doit rendre flagrante, rendre sensible, rendre importante la différence du monde dépeint avec le nôtre », de sorte que son véritable objet apparaît comme « la capacité de la littérature à camper le visage global d’un monde », dans une analogie étroite avec la démarche axiomatique.

LIVRES REÇUS

Comptes rendus

René CharCharRené Char. Exposition à la BnF, sous la direction d’Antoine Coron(Gallimard et Bibliothèque nationale de France, 2007, 262 p., 49 €). Encore un centenaire… L’année 2007 aura été, pour Char, une véritable apothéose, dont ce gros catalogue est peut-être le plus imposant monument. Comme maître d’œuvre, nul n’était mieux désigné qu’Antoine Coron, directeur de la Réserve des livres rares de la BnF et grand connaisseur de la biographie et de l’œuvre du poète. Toutefois, sa tâche ne sera pas allée sans difficultés, et ce catalogue aura connu de singuliers avatars, par suite de manœuvres, que nous n’oserions qualifier de familiales. Tel quel, il est néanmoins des plus complets, à la fois par la précision de ses notices que par la richesse de l’illustration. Photographies, manuscrits, lettres, livres, enluminures, reproductions d’œuvres d’artistes amis ou d’« intercesseurs » comme Corot et Georges de La Tour, tout cela évoque parfaitement à la fois le parcours biographique et le déploiement de l’œuvre dans sa diversité. Non sans raison, le catalogue s’est fait discret sur les innombrables galets et écorces « enluminés » par Char durant sa dernière période, production assez pathétique, qui fait naître chez le spectateur un mélange de perplexité et d’ahurissement ­– pour ne pas dire plus. Cette dernière période est d’ailleurs peut-être la moins riche et la moins durable de l’œuvre. On y sent un certain ressassement de l’écriture, qui se fait de plus en plus aphoristique et brisée, et a perdu l’impact et l’éclat d’Artine, du Marteau sansmaître, de Seuls demeurent, de Feuillets d’Hypnos, de Fureur et mystère ou des Matinaux. La multiplication des plaquettes « minuscules », parfois quasiment imperceptibles, publiées par PAB de 1955 à 1985, est assez significative à cet égard. Char lui-même se laissa gagner par une véritable mégalomanie, qui l’avait convaincu qu’il méritait amplement, et rapidement, le Prix Nobel. Sa déception fut rude, et il dut se rabattre sur son « Pléiade », qu’il imposa carrément à son éditeur. Il faudrait aussi évoquer la curieuse et brève aventure du Musée-Bibliothèque René Char à l’Isle-sur-Sorgue, rappelée ici par une photo de son inauguration, en 1982, par Jack Lang : photo assez cocasse pour qui connaît la suite. Aussi est-ce à rebours qu’il vaut peut-être mieux parcourir l’œuvre du poète, en partant des bribes oraculaires de la fin, pour remonter jusqu’aux Feuillets d’Hypnos, aux fulgurations d’Artine et duMarteau sans maître, et jusqu’à l’admirable et mystérieux Tombeau des secrets, dont il faut avoir feuilleté l’édition originale pour saisir toute la densité opaque et ardente des prémices d’un grand poète. Il est en effet arrivé à Char ce qui est arrivé à Saint-John Perse et à bien d’autres : il a fini par se pasticher lui-même, moulinant du Char à volonté et devenant ainsi une sorte de ventriloque qui se prendrait pour la Pythie. Mais revenons à ce catalogue, qui est si riche, et son illustration si foisonnante, qu’il mériterait une longue étude. On y trouve d’abord quantité de photos qui scandent ce qu’on pourrait appeler la géographie personnelle du poète : la famille, L’Isle-sur-Sorgue, Céreste, Les Busclats, Paris… L’œuvre elle-même est présentée en ses différentes étapes, avec une extrême précision dans les notices, des premiers livres imprimés à Nîmes jusqu’aux recueils de la fin. Tout cela est accompagné de documents fort divers : dédicaces, manuscrits, lettres, articles, photographies, et aussi quelques carnets et agendas du poète. Particulièrement intéressantes sont les lettres aux demoiselles Roze, avec qui Char fut en correspondance jusque vers 1940, ainsi que celles à Gilbert Lely. De très belles reproductions retracent les relations de Char avec les peintres : Brauner, Miro, Staël, Matisse (projet – un peu décevant – d’illustration pour Artine, qui avorta), Lam, Zao-Wou-ki, Vieira da Silva, Braque, Giacometti, Picasso, Sima… En fait, et mis à part pour Brauner, ce fut surtout Yvonne Zervos qui introduisit Char dans les milieux artistiques, qu’il avait peu fréquentés auparavant. Le catalogue se clôt précisément par une section consacrée aux « Manuscrits enluminés pour Yvonne Zervos et manuscrits suivants », qui souligne le rôle capital joué par celle-ci. La liste en est éblouissante : Miro, Léger, Brauner, Hélion, Lam, Arp, Ernst, Vieira da Silva, Villon, Laurens, Giacometti, Picasso, Braque, etc. Splendeur que l’on ne retrouve pas tellement dans les « manuscrits suivants », sauf dans les admirables aquarelles de Zao-Wou-ki pour Effilage du sac de jute. Dans un autre ordre d’idées, on lira un intéressant texte de François Vezin sur Char et Heidegger, illustré d’une étonnante photographie représentant les deux hommes aux Busclats, tel un colosse auprès d’un nain. La Résistance et la vie du « capitaine Alexandre » se trouvent évoquées dans une autre section, qui fait le point sur cette période, en rectifiant au passage quelques dates. Il y aurait beaucoup à dire, justement, sur cette période et ses suites, qui provoquèrent, entre autres, l’éloignement définitif vis-à-vis du Parti communiste. Et Char ne fut pas non plus le seul à vouloir construire un véritable mythe de la Résistance et à s’y employer. Quant au Surréalisme, dont Char s’était éloigné pareillement en 1934, il est rappelé sans insistance excessive dans cette exposition. On sait cependant que, durant cette période, les deux plus grands amis de Char furent Éluard et Crevel (ce dernier peu présent dans l’exposition, sans doute faute de documents), que suivront ensuite Gilbert Lely et Maurice Blanchard. C’est très discrètement que se trouve aussi évoquée la vie amoureuse du poète, laquelle, même si elle ne se reflète que partiellement dans l’œuvre, fut multiple et diverse : Simone Lordereau, Irène Hamoir, Greta Knutson, Yvonne Zervos, Maryse Lafont, etc. On aimerait en savoir plus, notamment, sur ses relations avec Tina Jolas, personnalité exceptionnelle, et il est regrettable que l’énorme correspondance que celle-ci échangea avec le poète (plus de 5 000 lettres, dit-on) ne puisse actuellement être publiée. Autre facette de l’homme, un certain goût pour la polémique et l’invective, peut-être souvenir de ses années surréalistes. Un tel goût, déjà patent dans la fameuse Lettre à Benjamin Péret (1935), se donne libre cours dans un carnet de 1960-1966 exposé ici, intitulé Gribouillages, éclairs, notations, poussières. La notice du catalogue est forcément laconique, car ce carnet inédit se trouve dans une collection privée. Il contient en particulier des aménités sur Sartre, Ponge (avec qui il fut pourtant, un temps, lié d’amitié), Paulhan et surtout Aragon, « la carpette d’URSS. Le bavolet de Triolet. Le raz d’Elsa, ce bassin de venin, cette cendre de serpent… » Il est vrai que ses confrères rendaient parfois la pareille à l’auteur de L’Action de la justice est éteinte. Pour le Breton d’après 1950, la poésie de Char n’existait plus, et il ne prononçait jamais le nom de celui-ci. Quant à Michaux, il répondit un jour à sa femme, qui lui vantait un recueil de Char : « Vous aimez donc la poésie régionaliste ? » Il est enfin un autre attrait de ce catalogue, c’est le charme qu’on trouve à le lire entre les lignes, ou à savourer certaines phrases glissées au milieu d’une notice. Ainsi, lorsqu’on y remarque que « les grands éloges reçus à la fin des années 1940 avaient rendu René Char particulièrement sensible à la critique », il faut entendre que toute réticence, sinon toute restriction, avaient pris à ses yeux l’allure d’un véritable sacrilège. Ou bien lorsqu’on voit, en 1948, le poète assurer hautement au collectionneur Roland Saucier que ses manuscrits sont des plus rares, les brouillons en étant par ailleurs brûlés, et que lui-même « n’entre pas dans la catégorie des auteurs dont les manuscrits sont recopiés à perpétuité ». La notice se borne à commenter que « cette position évolua sensiblement par la suite ». On ne saurait mieux dire, tant le dernier Char s’appliqua à recopier à l’infini et à multiplier, non seulement ses manuscrits, mais jusqu’à ses brouillons. La rude nécessité vitale peut certes expliquer une telle fabrication, qui fait aujourd’hui la fortune de certains et alimente l’engouement des universitaires pour Char et sa poésie. On peut cependant tenir pour assez probable que, dans un avenir pas très lointain, les savants travaux des « généticiens » actuels, dévotement appliqués à scruter à la loupe le moindre manuscrit, le plus petit brouillon, le moindre galet « enluminé » par le poète, provoqueront chez leurs hypothétiques lecteurs quelque chose qui ressemblera assez à un fou-rire.

DoucetLa Bibliothèque littéraire Jacques Doucet : archive de la modernité. Actes du colloque tenu en Sorbonne en février 2004, textes réunis et présentés par Michel Collot, Yves Peyré et Maryse Vassevière(Presses Sorbonne Nouvelle/Éditions des Cendres, 2007, 471 p., 45 €). Ce gros, très gros volume, rend hommage à la fois à Jacques Doucet et à tous les écrivains dont les archives ou papiers sont conservés dans cette extraordinaire Bibliothèque littéraire. Pour le passé, la liste est impressionnante : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, puis Apollinaire, Breton, Aragon, Char, Cendrars, Claudel, Crevel, Desnos, Éluard, Gide, Jouhandeau, Leiris, Malraux, Michaux, Picabia, Reverdy, Suarès, Tzara, Valéry et bien d’autres. L’établissement est, tout naturellement, tourné aussi vers le présent et vers l’avenir. Il n’empêche que, en consultant le répertoire final des fonds, on éprouve une certaine perplexité en y découvrant, parmi les entrées de ces dernières années, les noms de Frémon, Gaiano, Guez-Ricord, Guigues, Lartigue, Oster, Sacré, Stétié, Vargaftig… et presque tous avec le statut de « grand fonds », comprenant manuscrits, papiers, photos, livres, etc. Rien de plus louable certes, que d’honorer la poésie et les poètes vivants ; reste cependant à savoir si l’immortalité ainsi accordée à tous ces gens-là ne serait pas due surtout à leurs relations personnelles avec tel ex-directeur de Doucet. On se posera la même question en découvrant, gerbe finale du livre, les poèmes « inédits » de Bernard Noël, Bernard Vargaftig et Silvia Baron Supervielle, ainsi que le texte de Pierre Lartigue. Cela témoigne, nous assure-t-on, de la « vitalité » de la Bibliothèque. Vraiment ? Le seul intérêt, assez restreint, de ces textes ainsi proposés à notre admiration est probablement celui que doivent éprouver leurs auteurs mêmes à se voir ainsi imprimés et magnifiés dans cet imposant volume. Certaines contributions sentent par ailleurs un peu trop la famille : ainsi lorsque Dolorès Lyotard s’emploie à gloser les manuscrits de son mari Jean-François Lyotard (il est vrai qu’un tel exemple est superlativement donné de nos jours par quelqu’un d’autre, que nous n’avons pas besoin de nommer). Quoi qu’il en soit, l’action de Jacques Doucet est évoquée par Yves Peyré dans un liminaire qui laisse perplexe : pourquoi fait-il la leçon aux autres historiens en décrétant que la Bibliothèque a été conçue en 1913, alors que la première lettre de Suarès au couturier où il en soit question date du 2 juillet 1914 ? Le même Yves Peyré, bizarrement, définit au passage Jean de Tinan comme un « jeune poète », tenant ainsi à ne pas dissimuler qu’il n’en a probablement jamais lu une ligne. Les autres communications sont, en général, de deux types. Les unes analysent les rapports de certains écrivains avec Jacques Doucet : Aragon (Maryse Vassevière), Reverdy (Étienne-Alain Hubert, qui évoque aussi les entrées ultérieures en livres et manuscrits). Les autres inventorient certains fonds de la Bibliothèque : Mallarmé (Bertrand Marchal), Apollinaire (Claude Debon), Tzara (Henri Béhar), Breton (Emmanuel Rubio), Desnos (Marie-Claire Dumas), Gherasim Luca (Dominique Carlat), Leiris (Catherine Maubon), Cioran (Ingrid Astier). Pour ce dernier, n’insistons pas sur les récentes mésaventures de ses manuscrits « retrouvés », dont le sort est, à l’heure actuelle, toujours incertain. Un grand absent, cependant : Picabia, doublement important par son fonds et par l’amitié qui le lia à Doucet. Signalons aussi des interventions sur Nicolas de Staël (fort intéressante, celle de Murielle Gagnebin), René Clair, Du Bouchet, Gide, Malraux, Du Bos, Bergson. En revanche, celle de Van Kelly sur René Char, texte sans aucun rapport avec la Bibliothèque Doucet, n’aurait jamais dû trouver place dans ce colloque, outre que l’intérêt de ces pages universitaires si sagement appliquées est assez imperceptible, et que l’information en laisse parfois à désirer (ainsi sur les chiffres de tirage). Que dire aussi de l’interminable étude génétique d’Almuth Grésillon sur L’Ardoise de Ponge ? Absence d’idées et ignorance de ce que des critiques astucieux, comme Jean-Pierre Richard, ont pu écrire sur le sujet. Double ration de Ponge, avec le texte de Gérard Farasse sur les « envois » du « proète », qui s’ouvre par des considérations fort pédantes sur les ex-voto italiens, plutôt cheveu sur la soupe, et finit par nous annoncer qu’un envoi oscille toujours entre « la belle formule » et « la platitude » : intéressante découverte, assurément ! L’auteur aurait mieux fait de s’inspirer d’un subtil article de Jean Viardot sur l’envoi d’auteur et la dédicace d’exemplaire, paru autrefois dans le Bulletin du bibliophile. Sur Charles Du Bos, on a droit aussi à un double tir. L’un, fort sommaire, de Béatrice Didier, paraît considérer Du Bos comme un auteur éminent, ce qui est, après tout, une opinion. L’autre, de Denis Pernot, manie en virtuose la contradiction, appelant de ses vœux une édition des œuvres complètes du critique et diariste, tout en reconnaissant par ailleurs que « les documents du fonds Du Bos peuvent en effet aisément passer pour la part la moins digne d’être connue de ses écrits ». À la bonne heure ! De manière plus générale, on sent, tout au long du volume, un hommage assez appuyé à Yves Peyré. Parfois, comme dans la communication de Martin Mégevand sur Pinget et Beckett, cela va même jusqu’au double coup de chapeau : au début et à la fin. La conséquence de ces salutations redoublées est que le rôle de François Chapon dans la constitution d’une grande partie des fonds actuels – les plus importants et surtout les plus durables au regard de la valeur littéraire – est tantôt réduit tantôt passé sous silence. Peu s’en faut que l’ancien directeur ne prenne ainsi figure de statue du Commandeur, dominant la table où se trouve assis son successeur. Le seul intervenant qui ait contribué à rétablir les choses est Étienne-Alain Hubert : sa mise au point était nécessaire. Le volume est bien imprimé et enrichi d’une cinquantaine de reproductions de documents. Toutefois, les épreuves du « Répertoire des fonds » ne semblent pas avoir été corrigées avec une attention extrême, car on y lit : Nathalie Clifford Barney, Maurice Barres, Rémy de Gourmont, Pierre Loüys…

Gaspar. Jean-Yves Debreuille, Lorand Gaspar (Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 2007, 255 p., 21 €). Lorand Gaspar, tenu à l’écart du milieu littéraire français par le métier de chirurgien qu’il a exercé en Palestine et en Tunisie, a produit une œuvre poétique qui, bien qu’elle se classe parmi les plus significatives de son époque, ne reçoit peut-être pas toute l’attention méritée, tant de la part des critiques que de celle des lecteurs. Aussi se réjouit-on de son intronisation dans la célèbre collection Poètes d’aujourd’hui, laquelle a récemment troqué ses petits volumes carrés pour des livres d’un format plus conventionnel, donnant ainsi un espace plus ample à la fois à l’essai et à l’anthologie. Le volume consacré à Lorand Gaspar fut confié aux bons soins de Jean-Yves Debreuille, professeur et essayiste, connu en particulier pour son étude sur Jean Follain (1995). Le choix de textes, enrichi d’inédits, est bienvenu, lui qui, totalisant plus de cent pages, ne survalorise pas les ouvrages plus strictement poétiques : le seul livre qui n’a pu y trouver place est L’Histoire de la Palestine, texte impossible à fragmenter dans lequel Gaspar fait preuve d’un véritable talent d’historien. On appréciera, dans l’anthologie, la parité entre les recueils de vers auxquels se mêlent à l’occasion des proses (Sol absoluÉgée JudéePatmos), les textes critiques (Approche de la paroleApprentissage) et les œuvres hybrides, inclassables (carnets et autres Feuilles d’observation). La poésie, pour Gaspar, ne saurait en effet se limiter à ses formes convenues, car, chez lui, les diverses pratiques d’écriture participent toutes d’une même expérience poétique ; comme le note justement Debreuille, « il ne [s’agit] pas de choisir la poésie contre ou même à côté d’autres activités possibles, mais de l’intégrer à une investigation généralisée qui [requiert] toutes les capacités humaines disponibles ». Comme le souligne la quatrième de couverture, l’essai de Jean-Yves Debreuille « invite à suivre l’itinéraire personnel et littéraire de cet écrivain qui ne dissocie pas science et littérature, matérialisme et spiritualité, recherche fondamentale et capacité d’émerveillement ». Les premières pages présentent le parcours tout à fait singulier de Lorand Gaspar : sa naissance en Transylvanie orientale, son apprentissage du français en tant que troisième langue (après le hongrois, sa langue maternelle, et l’allemand), son attachement dès l’enfance aux cahiers d’écriture, son envoi sur le front russe en 1943 – d’où il revient étonnamment indemne –, ses études de médecine, le poste de chirurgien occupé à Bethléem et à Jérusalem, puis à Tunis, l’exploration des grands déserts du Proche-Orient et de l’île de Patmos, la rencontre décisive du poète grec Georges Seféris, etc. Jean-Yves Debreuille parvient à articuler les données biographiques avec leurs échos dans les textes du poète. S’en suit une série de chapitres qui abordent tour à tour les différentes œuvres. Le critique regroupe les textes du poète, respectant dans l’ensemble la chronologie ; on tirera profit du traitement autonome des Feuilles d’observation, ce livre qui s’efforce d’accorder la pratique de la médecine à celle de l’écriture, et dont le commentateur dit qu’« entre chirurgie et poésie, connaissance scientifique et expérience sensible, [il] est une leçon de vie en même temps que d’écriture ». Si la lecture croisée des Carnets de Patmos et du recueil Patmos et autres poèmes ouvre des perspectives par rapport aux vertus poétiques de l’île grecque – « lieu de ressourcement originel » –, il est dommage que les sigles « CP » et « P », qui renvoient respectivement aux carnets et aux poèmes, soient confondus à partir du milieu du chapitre, le sigle « CP » désignant alors indifféremment les deux œuvres. Jean-Yves Debreuille a fait le choix de réserver pour la fin le livre intitulé Apprentissage, dont l’étude permet de préciser les enjeux de l’écriture chez les poètes. En outre, les références aux textes publiés par Gaspar (« Science, Philosophie et Arts » et « Feuilles d’hôpital ») enrichissent le chapitre qui clôt l’essai. Jean-Yves Debreuille prend soin de diriger le lecteur vers la bibliographie exhaustive que contient ce collectif ; ajoutons qu’on y trouvera aussi des photographies plus nombreuses (et imprimées sur du papier de meilleure qualité) que celles qui accompagnent l’essai et l’anthologie. L’essayiste inscrit le poète dans une généalogie poétique, littéraire et philosophique (Montaigne, Pascal, Spinoza, Hölderlin, Rimbaud, Proust, Perse), et tisse des liens entre l’auteur d’Égée Judée et les poètes qui lui sont plus ou moins contemporains (Éluard, Ponge, Tardieu, Char, Bonnefoy, Jaccottet, Réda). On regrette l’absence de l’ami et poète Georges Perros, dont la correspondance avec Gaspar a été publiée en 2001. On reprochera aussi à l’essai ses relations peut-être un peu trop aisées, familières, avec les textes du poète. En effet, les nombreuses citations, qui ne sont pas toujours clairement identifiées, se fondent souvent à la prose de Jean-Yves Debreuille ; dès lors, il devient difficile de distinguer le commentaire critique de l’œuvre poétique. On a parfois l’impression que l’exégète s’attache à récrire le texte qu’il étudie, grappillant çà et là les expressions du poète qui conviennent à l’avancement d’une formulation synthétisée ; c’est ce qui se produit notamment lorsqu’il est question d’Approche de la parole, dont les extraits sont cités dans un ordre qui respecte rigoureusement celui du texte original. Non que l’essayiste paraphrase le poète ; il cherche plutôt à pousser plus loin le poème, à l’amplifier, pourrait-on dire, de manière à lui conférer une signification qui s’inscrive dans une perspective surplombante. Ne nous y méprenons pas : l’expérience poétique qu’il décrit sera instructive pour tout amateur de poésie, mais cela incite-t-il vraiment à lire spécialement la poésie de Gaspar ?

Gide. Adrien Le Bihan, Rue André Gide. Enquête littéraire à Paris XVe et en Union soviétique (Payot, 2007, 235 p., 8,50 €). « Sauf exception, l’écrivain voyage mal, surtout en groupe et sur invitations intéressées », écrit Bertrand Poirot-Delpech, auteur d’un J’écris Paludes, dans un des rares articles suscités par la parution, en 2003, de ce livre. Cette phrase est citée en quatrième de couverture de l’opportune réédition de Rue André Gide. Gide a beaucoup voyagé, non à la façon du Barnabooth qu’il aurait pu être, pas seulement en curieux, surtout pas en touriste, mais en moraliste. Ce voyage fut un malentendu que Gide tentera de dissiper dans Retour de l’U.R.S.S. et Retouches à mon « Retour de l’U.R.S.S ». Adrien Le Bihan prend pour points de départ de son exploration deux faits anecdotiques : l’inauguration, le 7 novembre 1987, par Édouard Balladur, d’une rue André-Gide à Paris et la fameuse gifle administrée à Ilya Ehrenbourg par André Breton « Le 14 juin 1935, deux heures avant minuit ». C’est en recherchant, Boulevard du Montparnasse, le bureau de tabac devant lequel eut lieu la correction que notre auteur est tombé sur la rue André-Gide : une rue un peu sinistre, proche de la Gare Montparnasse. « Des rancuniers, revenus d’URSS sans être sortis de chez eux, soutiendront que Gide ne l’avait pas volée, sa rue miteuse. » Il n’y avait, en effet, aucune raison pour baptiser ainsi cette artère mais la rue Vaneau aurait-elle mieux convenu, qui, pour les gidolâtres, est déjà sa rue avec son « Vaneau » ? À partir de là, « voyant se dérouler pareil écheveau, le lecteur a compris qu’on va l’entraîner très loin », lors de nombreux allers-retours Paris-Moscou. À Paris, ça grenouille autour du Congrès des Écrivains pour la défense de la culture, d’inspiration communiste, qui s’ouvre le 21 juin 1935. Huit jours plus tard, c’est l’inauguration du Boulevard Maxime-Gorki à Villejuif. Adrien Le Bihan revisite les faits, et certains personnages n’en sortent pas grandis : Aragon évidemment, « le rabatteur », souvent associé à Elsa dans la dénomination « les Aragon », dont il expose en détail les manipulations et coups fourrés, chantant « ma France aux yeux bleus, ma France de Jeanne d’Arc et de Maurice Chevalier », et s’efforçant de recruter Gide pour l’exhiber à Moscou. En fait, il est question pour la première fois d’un voyage de Gide en U.R.S.S. en 1932. Il a donc hésité quatre ans, n’adhérant jamais au Parti communiste ni à l’Association des Écrivains et Artistes révolutionnaires, troublé par les exécutions après l’assassinat de Kirov et la loi contre l’homosexualité. Il se sent manipulé, surtout par Ehrenbourg, et est agacé par la grandiloquence des discours de Villejuif. Pour justifier son intérêt pour le communisme, Adrien Le Bihan note que « son communisme est la corde la plus tendue de son christianisme finissant ». À Paris encore, l’auteur nous distrait par ses déambulations dans la géographie et l’odonymie de la ville, multipliant les enquêtes adjacentes : par exemple une rue Gide (Théophile ou Tancrède, un aïeul ou un oncle) à Levallois-Perret, rebaptisée rue Paul Vaillant-Couturier. On s’amuse avec l’auteur qui y voit encore la main d’Aragon. Pour Moscou, Gide s’envole donc, en compagnie d’Herbart, le 16 juin 1936, dans un avion allemand et, après une escale à Berlin, arrive le 17 juin. Les autres membres du voyage, Jef Last, Schiffrin, Guilloux et Dabit, ce dernier remplaçant Giono méfiant, suivent, huit jours plus tard. Adrien Le Bihan note avec humour qu’il y a plus d’homosexuels que de membres du Parti communiste. Gorki, grand écrivain officiel, meurt (assassiné ?) le 18 juin. Le 20, Gide répète au passé son discours de Villejuif, aux côtés de Staline et d’une flopée d’apparatchiks. Il rencontre Babel et Pasternak mais n’obtient pas d’entrevue avec Staline, qui n’avait plus besoin de lui. En U.R.S.S., les enquêtes adjacentes prennent le pas sur les déambulations, même si les voyageurs quittent Moscou pour Tiflis, où ils arrivent le jour où commence la guerre d’Espagne. Dabit meurt, esseulé, à Moscou, de la scarlatine. En marge du récit de la mort de Dabit, l’adaptation cinématographique de L’Hôtel du Nord est proprement éreintée. Les circonstances et les conséquences de la publication du Retour de l’U.R.S.S. sont, elles aussi, minutieusement relatées, analysées et commentées. Gide subit encore des pressions : ne pas accabler l’U.R.S.S au moment où elle commence à aider, moyennant finances importantes, l’Espagne républicaine. Victor Serge le pousse à dire la vérité, et la version définitive sera plus mordante que l’ébauche. Les deux publications valurent à Gide une volée de bois vert de la part des communistes et des injures ignominieuses qui trouvent leur écho dans des écrits récents. Adrien Le Bihan note qu’Annie Le Brun, qui exécute les Nouveaux Philosophes, enfonceurs de portes ouvertes bien après Victor Serge, Breton, Souvarine, Ante Ciliga et Orwell, n’inclut pas Gide parmi les premiers démystificateurs. Lui-même, cependant, oublie Panaït Istrati dont Vers l’autre flamme. Après seize mois dans l’U.R.S.S, La Russie nueparut en 1929. Plus près de nous, Dominique de Roux, Bernard-Henry Lévy et son Pour en finir avec Gide(chapitre d’un Siècle de Sartre), passent à la trappe. L’auteur fait participer à ses recherches, dit ses doutes et, sans faire de Gide le saint qu’il n’était pas, le défend contre les falsificateurs, brossant de lui un beau portrait psychologique. Son livre brille, non par des informations nouvelles, mais par l’exhaustivité et la mise en contact de faits et de déclarations qui, par leur rapprochement, deviennent éclairants. Des échos, qui jalonnent le livre, l’un réunit en une phrase la gifle de Breton à Ehrenbourg et celle que le Cripure de Guilloux administre à Nabucet dansLe Sang noir. Se trouvent ainsi réunis Breton, Ehrenbourg, Palante (modèle de Cripure, maître de Guilloux, que Gide place en épigraphe aux Caves du Vatican) et Guilloux (« Sur un pont, sous la pluie, au-dessus d’une gare, Cripure administre une gifle monumentale à un freluquet de l’enseignement secondaire aussi dévoué aux autorités municipales qu’Ilya Ehrenbourg à la politique littéraire du Kremlin »). Adrien Le Bihan conclut en évoquant l’inauguration, en octobre 2001, d’une rue André-Gide à Cuverville-en-Caux et en citant son Thésée. La vraie leçon de cette histoire est dans une citation de la biographie de Pierre Lepape : « On s’y rend compte qu’il aurait fait le parfait accusé d’un procès stalinien, tout prêt à reconnaître tous les crimes qu’on lui impute, fussent-ils imaginaires. »

Michon. Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, textes réunis et édités par Agnès Castiglione, avec la participation de Pierre-Marc de Biasi(Albin Michel, 2007, 392 p.,22 €). Ce volume d’entretiens rassurera ceux qui s’étonnent de la présence constante de Pierre Michon sur le devant de la scène littéraire, alors qu’il publie si peu et des textes brefs. Parallèlement à ses œuvres, il donne en effet, depuis 1989, des entretiens, écrits ou enregistrés, dont Agnès Castiglione a rassemblé un choix. Les échanges trop circonstanciels ou redondants ont été écartés, mais ceux publiés dans des revues confidentielles ou inaccessibles ont été retenus, et Pierre Michon a remanié ceux qui, enregistrés, avaient été réécrits par ses interlocuteurs. Il parle si bien qu’il valait la peine de retrouver l’original. Il manque, pour les entretiens enregistrés, les silences, parfois longs, qui les émaillent et révèlent le même souci de la langue dans la parole que dans l’écriture, ainsi que le dédain des codes médiatiques (bavardage précipité, complaisance et autopromotion). « Je sortais de deux heures d’interview, à la fois libéré et exaspéré, comme toujours en pareil cas. J’étais euphorique de m’être évadé, d’avoir échappé à la question ; et furieux d’avoir donné les mauvaises réponses, celles qu’on retiendrait contre moi. On m’avait questionné sur les grands sujets, la littérature, Dieu, le roman. J’avais répondu à côté », écrit-il dans la préface. Ajoutons, à ces grands sujets, la langue et la beauté, nous aurons la liste de ses obsessions et la raison pour laquelle, quand il est dans un état de « guet pétrifié », il a besoin de faire le point dans ces échanges. « J’aimerais bien qu’il y ait en plus le roi, c’est-à-dire la littérature, ou le sens, ou le vrai, ou peut-être tout simplement le lecteur. Mais le roi vient quand il veut. » Voila pour l’explication du titre, tiré d’un entretien paru en juin 1992 dans une revue nantaise,Interlope la curieuse. Ces entretiens sont présentés dans l’ordre chronologique et commencent dans La Quinzaine littéraire en 1989 (Maurice Nadeau a été un des premiers soutiens de Pierre Michon lors du Prix France Culture en 1984) et se terminent en 2007 dans Le Magazine littéraire. Ils suivent donc l’ordre de publication de ses livres. Trois thèmes en constituent la matière, souvent abordés conjointement dans un entretien : son passé et sa filiation, les auteurs qu’il aime (sa bibliothèque) et son travail d’écrivain (sa cuisine). « Si les Vies minuscules paraissent si fortement enracinées, c’est parce que je les ai écrites aussi pour glorifier et brûler dans le même mouvement mes racines. En faire le deuil. Je ne sais pas si je dois m’en plaindre ou non, mais je crois bien n’avoir plus d’autres racines que la lettre » (Cause toujours, Magazine littéraire, avril 1997). Ces Vies minuscules constituent, dans une première moitié du recueil, sinon toujours le sujet principal, au moins un point de départ, voire d’achoppement, car ses interlocuteurs l’enferment parfois dans cet état de miraculé du premier livre. Pierre Michon s’en évade toujours par sa maîtrise de la rhétorique de l’incertitude (formule de Jean-Pierre Richard), appliquée, non plus à l’écriture, mais à la parole. La liste des auteurs qu’il aime est longue : Flaubert, Faulkner, Melville, Rimbaud, Beckett, Villon, Borges, Hugo, Giono, Cingria, etc. Flaubert occupe l’une des premières places du livre et pas uniquement parce que, depuis six ans, Pierre Michon s’est entretenu six fois avec le flaubertien Pierre-Marc de Biasi. En 2001, il raconte « encore une fois » à celui-ci cette rencontre avec le texte de Salammbô. Ce qu’il dit de Madame Bovary (Le Magazine littéraire de novembre 2006) est beau comme du Lacan intelligible ! La liste des auteurs qu’il connaît parfaitement est longue. Il a lu pendant plus de vingt ans avant de publier, constituant sa « bibliothèque neuronale », dans laquelle il puise sans vergogne pour faire du Michon. Ses propos sur son travail d’écrivain, sur sa cuisine, sur ses tentatives de définition de la littérature et de la beauté le libèrent du boulet de l’autofiction et du minuscule. Ces échanges, ces questionnements, étalés sur presque trois décennies, situent son œuvre dans l’histoire immédiate de la littérature française. On constate que quelque chose a eu lieu en 1984 avec son livre, mais aussi avec ceux de Pierre Bergounioux, Richard Millet, Annie Ernaux. En compagnie de Gérard Macé et Pascal Quignard, jusqu’alors un peu solitaires, il y a eu une rupture et un renouveau, un putsch tranquille. « Ce n’est pas que Bataille n’ait pas pour moi une importance considérable, mais des gens comme Barthes ou Foucault, en prenant le pouvoir, ont bloqué le dispositif pour installer quelque chose qui sans doute n’était pas de l’ordre du lieu commun lorsqu’ils sont arrivés, mais l’est devenu. On ne pouvait déjà plus parler, en 1984, sous cette néo-bien-pensance. Il fallait, quitte à aller chercher Dieu, sortir autre chose » (Quinzaine littéraire du 16 mars 2006). Une école littéraire sans « isme », sans chef ni disciple ? Il ne s’agit pas ici d’un ouvrage théorique, de justification et d’explication à posteriori, mais, parallèlement à un work in progress, dont l’auteur, superstitieux, ne dévoile rien, d’une pensée qui s’élabore en dialoguant, (tous les moyens sont bons : « Posez-moi des questions bêtes »). C’est aussi une lecture parfois réjouissante. Les répétitions sont gommées par la vivacité d’esprit. Pierre Michon sait être charmeur et naturellement drôle jusque dans le choix des citations (Valéry : « La postérité, c’est des cons comme nous »). L’amateur d’anecdotes sera déçu. Tout au plus de petites piques : « Breton et son côté cartomancienne » ; le fait que, sans Jean Grosjean et Jacques Réda, Gallimard aurait pu rater Pierre Michon : « Chez Gallimard, on me prenait, on me prend toujours, pour un abruti du Caucase. » Des mises au point nécessaires, telle cette casserole des Vies imaginaires de Schwob, qu’il n’avait pas lues au moment de la rédaction des Vies minuscules, et le rôle déterminant de Gérard Bobiller, des Éditions Verdier. Le maniaque se confectionnera un index des noms propres pour parfaire ce portrait intellectuel d’un écrivain dont la devise est : « C’est la galère. Mais la mer est belle. »

Rimbaud. Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, tome 2, Œuvres diverses et lettres 1864/1865-1870, édition critique dirigée par Steve Murphy, avec la collaboration de Danielle Bandelier, Bruno Claisse, Denis Hüe et George Hugo Tucker (Champion, 2007, 592 p., 90 €). On se trouve ici en présence de la partie la moins prestigieuse de ce qui a survécu des écrits de Rimbaud, correspondant – exception faite pour quelques lettres un peu plus tardives – à la période de sa vie scolaire. Jusqu’à la fin des années 1980, même Charles d’Orléans à Louis XI et Un cœur sous une soutane étaient souvent jugés indignes de figurer dans les éditions destinées au grand public. Que dire alors des textes latins et surtout de ce qu’on appelait le « Cahier des dix ans » ? Le présent volume s’attache ainsi à un corpus que l’on pourrait juger ingrat et que certains n’hésiteraient pas à exclure de l’œuvre à proprement parler de Rimbaud. Ces pages contribuent cependant à renouveler le débat sur la définition de « l’œuvre » de Rimbaud, soulevé dans le n° 22 d’Histoires littéraires par les réactions aux listes de vocabulaire espagnol de Rimbaud, et cela de deux façons symétriquement opposées. Bruno Claisse, pour ce qu’il renomme le « Carnet des dix ans » – il ne s’agit pas d’un cahier –, démystifie ce que l’on a voulu promouvoir en origine mythique de l’œuvre, permettant aux rimbaldomanes de fantasmer sur l’éclosion du génie d’enfant-prodige, sans tenir compte le moins du monde du contexte scolaire et des impératifs pédagogiques qui étaient à la base de ces écrits. George Hugo Tucker, pour les textes latins, montre au contraire à quel point, en dépit de ce contexte scolaire, on se trouve en présence de textes littéraires importants, là où, souvent, on s’est contenté d’évoquer des écrits d’un fort en thème dépourvus des qualités qui allaient marquer l’œuvre « véritable ». L’approche du « Carnet des dix ans » repose ici sur un travail d’édition donnant une idée nouvelle de l’objet même : son analyse codicologique montre que les descriptions de ce « carnet » fournies par les éditeurs étaient lacunaires et fautives. La topographie du document ayant été bien étudiée, on voit les endroits où des textes sont interrompus et les enchaînements qui subsistent. L’éditeur n’a pas poussé l’effet d’authenticité jusqu’à reproduire les pâtés du scripteur, mais il améliore l’édition du texte et surtout sa compréhension en déchiffrant des passages que l’on croyait illisibles, l’identification des conjugaisons à la base des « faux pensums » rythmant ces pages, et surtout la détection des sources latines de ces textes et des ouvrages scolaires utilisés. Le « carnet » permet en outre de comprendre comment fonctionnait l’enseignement sous le Second Empire. Son analyse conduit à repenser l’approche du « Prologue » qui a joué un rôle si important dans la « fabulation » hagiographique. Pour les textes latins, datant des derniers mois de 1868 aux premiers de 1870, les éditeurs ne pouvaient recourir à des manuscrits, puisqu’on n’en possède que les versions imprimées dans le Bulletin officiel de l’Académie de Douai. De même qu’ils ne sont pas contentés, comme leurs prédécesseurs, de reprendre, en gros, le texte donné par Suzanne Briet pour le « carnet » précité, ils n’ont pas repris l’établissement de texte et les traductions de Jules Mouquet, dont on connaissait les imperfections. Ils se sont penchés sur ces textes en en prenant au sérieux le développement sémantique et en en relevant les jeux de langage. George Hugo Tucker montre que nombre d’« erreurs » que l’on avait imputées à Rimbaud étaient en fait des traits dont on avait perdu de vue soit le statut grammatical, soit la perfidie sémantique. Ces nouvelles traductions procèdent d’une nouvelle lecture, rétablissant l’humour, l’ironie parfois grinçante de textes dont on avait totalement méconnu le versant polémique et parodique. Que ce soient les équivoques grivoises (comme dans « Jésus à Nazareth », parodie scabreuse d’une scène biblique) ou les suggestions idéologiques (comme dans « Jugurtha », réflexion caustique sur le colonialisme et, implicitement, le régime de Napoléon III), ce sont les astuces d’un jeune poète jouant avec la censure scolaire et politique qui restituent, pour ces textes, leur troisième dimension, ludique ou combative, sulfureuse ou séditieuse. Pour Charles d’Orléans à Louis XI, Danielle Bandelier et Denis Hüe sont partis d’une analyse à la loupe du manuscrit et de ses variantes, pour examiner les intertextes de cette lettre et son sens global, en tenant compte de la réception de la poésie du Moyen Âge au xixe siècle, mais aussi du contexte de l’enseignement sous le Second Empire. On bénéficie ainsi d’une vision d’ensemble et de détail de ce qui se présente comme un centon ; les éditeurs montrent quels sont les textes cités et la manière dont ce travail se situe par rapport aux exigences pédagogiques de l’époque. On se fait ainsi une meilleure idée des aspects originaux dans ce travail, et aussi ce qui le situe dans des pratiques scolaires en elles-mêmes assez banales pour l’époque. Les éditeurs s’appliquent à commenter le détail de l’orthographe pseudo-médiévale de Rimbaud, mais aussi ses petites blagues et le recours à des textes peu compatibles avec la décence qui était de mise au collège de Charleville en 1870. La part éditoriale dévolue au directeur de cette édition des Œuvres complètes est comparativement modeste : pour Un cœur sous une soutane, Steve Murphy a largement amélioré l’édition du texte qu’il avait proposée en 1991, lors de la première reproduction du manuscrit de la nouvelle. Avec la page de garde révélée plus récemment, ce texte satirique est accompagné de l’historique de sa transmission et de sa publication, d’une analyse de sa probable datation, et de notes philologiques détaillées. Pour les lettres de 1870, on trouvera de menus perfectionnements dans l’édition des épîtres rimbaldiques, avec, par exemple, la démonstration suivant laquelle Ce qui retient Nina se trouve au cœur de la lettre d’août 1870 et non à la fin (Steve Murphy avait précédemment prouvé, par l’analyse comparative des pliures, que le manuscrit se trouvait bien dans cette lettre). Pour la « Lettre de Protestation », il ne connaissait pas encore les éléments décisifs découverts par Daniel Vandenhoecq, mais il suggère que la signature (qui n’est pas celle de Rimbaud), comportant un petit triangle de points, suppose une appartenance maçonnique du signataire. Ceci risque de relancer l’hypothèse d’une connaissance des milieux maçonniques du poète, à une époque où la maçonnerie jouait un rôle idéologique capital dans la pensée des républicains pré-communards.

SardouVictorien Sardou un siècle plus tard, sous la direction de Guy Ducrey (Presses universitaires de Strasbourg, 2007, 414 p., 31 €). Pourquoi un colloque sur Victorien Sardou, s’interroge Guy Ducrey en ouverture de ce volume, prévenant les a priori du lecteur. La communication de Timothée Picard répond à cette question en analysant l’image de Sardou chez ses détracteurs : repoussoir du bon goût littéraire, bourgeois par excellence, faiseur, artiste de la ficelle, maître du théâtre de boulevard chez qui l’on peut chiper une idée dramatique à condition de le bien dénigrer et de refuser de voir les caractéristiques qui le rapprochent de Verdi ou de Wagner, Sardou reste une référence, voire un modèle inavoué. Ce que Timothée Picard appelle notre « mauvaise conscience esthétique » fait du dramaturge un caillou grippant nos systèmes de valeurs artistiques et justifie qu’on s’y intéresse. D’autant que l’on n’a de chance de comprendre le théâtre naturaliste et symboliste qu’à la lumière de ce dont il se démarque, le théâtre de boulevard, incarné magistralement par Sardou. Il serait trop long de revenir en détail sur tous les articles de cet ouvrage imposant, le premier entièrement consacré à Sardou en France depuis sa mort. Jean-Claude Yon décrit un auteur opportuniste et ambitieux, sachant tirer partie des modes pour s’imposer rapidement sous le Second Empire et briller au sommet en 1870 sans passer par les scènes officielles. Odile Krakovitch revient sur l’acharnement de la censure envers Sardou le contestataire, condamnant un style jugé obscène et des satires trop violentes malgré le moralisme profond de ses pièces – même si l’on s’interroge sur le qualificatif d’« anarchiste » qu’elle lui accole. Marie-France David-de Palacio examine la comédie Les Ganaches, Noëlle Benhamou celle de La Piste, qui réconcilie en 1906 vaudeville et boulevard – comédies dont Isabelle Moindrot analyse le renouvellement par l’art protéiforme de Sardou : elles furent le laboratoire d’une dramaturgie innovante. C’est aussi la conclusion de Geneviève Jolly, qui voit dans l’utilisation du lieu scénique par Sardou un débordement hors du plateau qui suscite l’évocation d’un espace dramatique suggestif. Patrick Besnier s’intéresse aux scandales qui rythmèrent la carrière de Sardou à partir de l’image que le dramaturge se faisait de lui-même dans ses souvenirs. Sardou fut sensible aux figures d’artistes maudits, où il sembla voir des alter egos pour justifier ses premiers insuccès. Avec la gloire, il devint châtelain, se posa en créateur mathématicien détaché de ses créations alors que son caractère était plutôt emporté, comme le montrent ses tirades véhémentes pour défendre ses choix dramaturgiques et ses plagiats. Patrick Besnier fait l’hypothèse qu’il faut rapprocher toutes ces constructions auctoriales de la pratique spirite de Sardou, fondée sur la dépossession et le changement de personnalité. Ce spiritisme est étudié par Patrizia d’Andrea : Sardou pratiqua la chose avec Camille Flammarion et Allan Kardec, mais il faut nuancer le mythe de Sardou spirite ; à part la tardive pièce Spiritisme (qui fut, nous dévoile Pascal Dethurens, une source méconnue de Belle du Seigneurd’Albert Cohen), la carrière théâtrale et l’activité médiumnique de l’auteur ne se croisèrent guère. Sophie Lucet expose les ambiguïtés des pièces à sujet révolutionnaire de Sardou et s’interroge sur la cohérence de son idéologie : le conservatisme de l’homme est parfois mis à mal par les effets et les interprétations de ses propres pièces, qui participent de la commémoration de la Révolution par l’ampleur des tableaux vivants qu’elles proposent. Jeanne Benay, Ignacio Ramos Gay, Ana Clara Santos et Yves Chevrel étudient le rayonnement du théâtre de Sardou à l’étranger. La pièce Les Pattes de mouche fut même montée par Ibsen au Théâtre de Christiana en 1860, ces deux auteurs partageant un certain amour de la « pièce bien faite ». C’est à la « pièce mal faite » que s’intéresse au contraire Guy Ducrey, qui démontre que beaucoup de créations de Sardou relèvent d’une écriture kaléidoscopique bien éloignée du caractère mécanique que l’on prête à sa dramaturgie : un théâtre hétérogène, fondée sur l’accumulation, difficile à intégrer dans un genre établi. Hélène Laplace-Claverie conteste le déclin du genre de la féerie à la fin du xixe siècle, en rappelant le succès de celles de Sardou et leur caractère novateur. Anne-Simone Dufief examine les critiques dont le dramaturge fut l’objet, émanant des naturalistes en quête d’une autre légitimité. Monique Dubar analyse le renouvellement perpétuel de Sardou à la lumière des pièces historiques qu’il écrivit successivement pour Sarah Bernhardt et Réjane, la personnalité de chaque interprète influençant et relançant l’écriture. La même question des interprètes de Sardou est au cœur de l’intervention de Sylvie Humbert-Mougin : autant les comédies du dramaturge démythifient la figure des hommes et femmes de scène, autant ses drames historiques leur délivrent le statut de « stars ». Pour Olivier Goetz, la réhabilitation de Sardou doit passer moins par le texte de ses pièces que par son art de la mise en scène novateur, supérieur à celui d’Antoine pour Lugné-Poë. Céline Lormier montre d’ailleurs l’importance des costumes dans le théâtre historique de Sardou, éléments clefs du spectaculaire ; Tatiana Victoroff étudie le recours de l’auteur aux décors moyenâgeux. Le volume se clôt sur des éléments biographiques et bibliographiques. Superbe cahier d’illustrations en couleur, où l’on admirera Sarah Bernhardt, Réjane et d’autres dans des scènes hautement dramatiques, et quelques dessins spirites du maître, toujours fascinants.